Note: This story was dynamically reformatted for online reading convenience. Le livre des mille garçons et un garçon Léandre Abdul-Fat all rights reserved Ce qui suit est une oeuvre de fiction, toute ressemblance avec des personnes ou événements réels serait purement fortuite. Cette oeuvre n'incite à aucun passage à l'acte pédophile ni à une quelconque transgression des lois en vigueur dans les pays civilisés. Dédicace : il y a quelques années, dans mon triste pays, un fait divers a défrayé la chronique pendant quelques jours, et puis tout le monde a oublié... sauf moi. Dans une cour d'école comme tant d'autres cours d'écoles, aussi sinistre et brutale, deux garçons de neuf et onze ans ont << violé >> un garçon de huit ans. Celui d'onze ans l'a sodomisé pendant que celui de neuf ans exigeait une fellation. Je ne sais même pas si c'était vraiment un viol ; c'est ce qu'ont dit les journaux, naturellement... les deux << coupables >> de ce délicieux forfait ont été dénoncés par les jeunes témoins, médiocres et envieux sans doute, qui feront plus tard, j'en suis sûr, de bons citoyens-indicateurs-délateurs et d'excellents parents castrateurs. Ce qui est certain c'est que cet incident a profondément traumatisé... tous les adultes qui ont eu vent de ce crime de lèse-Enfance commis par des enfants. Tous, sauf un, le seul qui ne mouille pas comme une salope pour leur enfance << propre >> et asexuée. Je dédie par conséquent ce conte poétique, héroïque, érotique et métaphysique à ces deux magnifiques garçons inconnus que j'aurais aimé conna"tre, qui mettent un peu de fra"cheur et d'espérance dans ce monde de mort. Ainsi, bien sûr, qu'à tous mes jeunes amants passés, présents et futurs. 1. Préliminaires La voix qui n'appartient à personne dit : je veux, mes chers enfants, vous raconter une histoire ; une belle histoire du temps passé, du temps où les hommes ne craignaient ni d'aimer, ni de haïr ; je veux vous la conter car je vais expirer bientôt, et qu'après moi, il n'y aura plus personne pour vous dire ce que vous devez savoir. Les histoires sont un rêve que l'on fait éveillé, et quelquefois les rêves valent mieux que le réel, si tant est qu'on les puisse réellement distinguer. Sachez que par le rêve, l'homme s'égale à Dieu. Dans imagination, il y a magie ; cependant, l'imagination, comme toute magie, est une arme à double tranchant. Et je n'aime pas beaucoup les histoires, car à tout prendre, seule la réalité est vraiment belle - vivez vos rêves tant que vous pourrez, mais ayez garde que vos rêves ne soient toute votre vie ; car le réveil n'en sera que plus pénible ! - Aussi, je demande à Dieu la force d'aller jusqu'au bout de mon histoire ; et souvenez-vous bien, enfants qui m'écoutez, car en tout homme se cache un enfant, que si tout ce que je dis n'est pas vrai, il n'en est pas moins réel - à moins que ce ne soit le contraire ! Jadis, en Orient, au temps où il y avait des hommes, au temps où la Tradition était respectée, et où toutes les passions, toutes les adorations, toutes les exécrations que Dieu a suscitées pour perdre, ou, qui sait, pour sauver les hommes, ne s'en donnaient pas moins libre cours, vous le savez ; il y avait une ville. Dans cette ville, il y avait un palais, comme un génie en aurait b ti d'après les rêves d'un enfant malicieux ; ville dans la ville, forêt de tours, d'arcades et de coupoles, murs disparaissant sous les tentures de soie et d'or, cascades de perles et de pierreries. Dans ce palais, vivait un calife, très grand, très noble et très sage. Aimé de ses sujets, craint de ses ennemis, il jugeait avec équité, et ne dédaignait ni la science, ni les plaisirs de la vie. Ce calife était un bel homme, de quarante-cinq à cinquante ans, et possédait, en plus de ses quatre épouses légitimes, soixante-trois ma"tresses qu'il chérissait équitablement. À chacune de ces soixante-sept femmes, il avait fait construire, dans l'enceinte immense du palais, une maison en or, pourvue de jardins et de fontaines, et de nombreux serviteurs. Le calife avait un vizir, qui était un grand et bel homme de quarante ans bien sonnés, aux cheveux et à la barbe noirs, au teint p le, au regard sagace ; il s'appelait Abdussamad, ce qui veut dire : Serviteur de Dieu, ou plus exactement, serviteur de l'Impénétrable, car, vous le savez, l'Impénétrable est un des noms de Dieu, et ce vizir, qui exécutait avec discernement la politique de son ma"tre, pensait beaucoup mais parlait peu, et ses yeux n'en disaient pas plus que sa bouche. C'était, lui aussi, un homme très savant ; il avait étudié l'alchimie, l'astrologie, la médecine et la philosophie, et connaissait tous les secrets de l'État. Mais lui-même, il était plus secret encore. Il avait toute la confiance de son ma"tre, et c'était un bon serviteur. Il avait une épouse chrétienne qu'il aimait plus que tout, et un fils, gé de dix à onze ans, beau, loyal, intelligent, pour lequel il eût sacrifié son me. Mais ce fils même, il l'eût sacrifié à son auguste ma"tre, si l'intérêt de l'État ou de la religion l'eût exigé. Mais Abdussamad, le vizir, était inquiet ; il était inquiet, car son ma"tre vénéré, le calife, semblait aller fort mal depuis quelque temps. Dans son magnifique palais, où le temps même semblait s'être arrêté, il se morfondait, comme un tigre dans une cage dorée. Ce noble homme de calife avait fait la guerre, et il avait triomphé ; il avait fait la paix, avait traité en amis et en frères ses ennemis les plus acharnés, et s'en était trouvé encore grandi ; la nuit et le jour étaient en sa puissance ; et le monde reconnaissait sa sagesse. Mais les plaisirs de la guerre comme de la paix l'avaient lassé, et les plaisirs de la chasse comme ceux de l'amour - c'est un peu la même chose - ne l'avaient satisfait davantage. Ce souverain, tout grand politique qu'il fût, avait été un amant formidable. Il était allé, aux confins de la terre, délivrer sa concubine préférée, qui était presque une enfant alors, des griffes d'une puissance cruelle et tyrannique ; dix mille hommes étaient morts, les uns par l'épée, les autres par les fièvres, et un peuple avait été libéré de ses fers, et quand tout ce peuple priait et pleurait, la belle et chaste infante avait été menée, sur un lit d'or fin, jusqu'au coeur de la grande ville, dans la plus belle et la plus somptueuse demeure, où elle faisait de l'ombre, elle, esclave et fille d'esclaves, même aux épouses légitimes, qui cependant n'osaient murmurer. Mais aujourd'hui, la belle et noble captive, ne cachait plus au vizir, qui était devenu son ami, son désappointement ; lorsqu'il la venait voir, son amant, le calife, n'était plus aussi passionné qu'avant. Une étrange froideur, un troublant embarras gelait ses transports. Un jour, elle s'était jetée à ses pieds, le suppliant de lui dire ce qu'elle avait eu le malheur de faire qui ne lui agré t point ; il s'était contenté de la relever et de la regarder d'un air étrange, sans la voir. Puis il était parti en saluant. Et puis, il était devenu chaque jour plus farouche, plus mélancolique. Au milieu des fêtes données en son honneur, quand tout le monde riait, il ne parlait pas. Il songeait. Le plus troublant, pour le monarque, est que lui-même ne s'expliquait pas la cause de son chagrin. Lui qui avait tout, la science, la puissance et l'amour, quelque chose assurément lui manquait, mais il ne savait pas quoi. Quelque chose d'obscur et d'insolite, qui n'avait pas encore de nom. Le calife était malheureux. Et comme il était malheureux, les princes et les nobles de sa cour l'étaient aussi ; tout le palais baigna bientôt dans une funèbre atmosphère. Et ce mal étrange, qui endeuillait le palais, rejaillissait sur la ville tout entière, et sur le pays tout entier. Tous n'en étaient pas conscients, mais chacun, au plus profond de lui-même, sentait l'étreindre la trouble flétrissure. Le vizir seul demeurait impassible ; mais il était inquiet. Et puis, les jours passaient. Et depuis quelque temps, le calife avait pris l'habitude de recevoir à la cour un groupe de derviches, hommes austères, amis des mortifications, qui avaient fui le monde pour s'ab"mer en Dieu ; il passait de longues heures, des nuits entières avec eux, prenant un paradoxal plaisir à leur lugubre compagnie, à leurs sourdes invocations. Les derviches, vêtus de haillons et dormant sur des lits de pierre, avaient peu à peu pris la place des savants à la barbe fleurie, à la riante sagesse, et des poètes parfumés qui peuplaient autrefois la cour. Las de la terre et des amours terrestres, ce souverain cherchait un refuge dans l'amour de Dieu, qui consumait ces hommes sombres. Il trouvait rafra"chissante la société de ces preux, qui partageaient son dégoût des choses de ce monde ; mais il s'avouait, au fond de lui-même, qu'il ne partageait p as leur délectation morbide, leur ivresse de l'Autre. Oh ! Comme certains de ces hommes sublimes, qui peuplaient les profonds déserts, avaient de lumière, dans leurs yeux brûlés par les larmes qu'ils avaient versées pour Dieu ! Mais les yeux du calife, qui n'avaient pas tant pleuré, avaient conservé leur regard ; ce beau regard perçant, qui se posait, hagard, sur ce monde qui leur appartenait, cherchant quelque chose à contempler, et n'y trouvant plus rien. Et il gémissait au dedans, trouvant le temps absurdement long. Il pensait parfois à la mort, comme à une très belle ma"tresse ; la désirait-il ? Peut-être. Parfois, il appelait un disciple d'Omar Khayyam, le sombre mathématicien poète, ami du vin et des éphèbes, et l'écoutait réciter, en persan, de mélancoliques quatrains où il était question de la brièveté de la vie, des plaisirs qui passent, et de la mort qui rôde. Mais il se lassait vite, alors il congédiait le brave poète avec une obole, et rappelait ses derviches, ou bien s'en allait chasser par ses montagnes, la mort dans l' me. Cependant, un jour d'entre les jours, il lui vint la fantaisie d'aller, de par la ville, se promener, habillé en derviche, accompagné pour toute escorte de son fidèle vizir et de cinq à dix de ses plus anciens compagnons, tous déguisés en pauvres derviches. Il désirait voir son peuple de près. Il alla donc, le b ton à la main, vêtu de la robe de laine qui a donné son nom aux soufis, élite du peuple de Dieu. Et il marcha longtemps dans les rues, rêvant et méditant. C'est alors qu'arriva ce qui devait arriver, ce qui allait bouleverser la vie du calife et de nombreuses autres personnes. Une rue noire de monde. Un marché couvert. On se bouscule, on se harangue. Le monarque, toujours suivi de son féal vizir et de ses courtisans en haillons, parvient à se faufiler hors de cette cohue. Il regarde autour de lui la vie populaire qui se déroule bruyamment, dans une atmosphère molle et insouciante ; quand tout à coup, quelque chose qu'il aperçoit dans un rayon de soleil oblique retient son attention. À quelques pas d'eux, dans cette rue marchande, une vaste et somptueuse demeure, qui respire l'opulence nobiliaire. À cette maison, une fenêtre, garnie de lourds rideaux de velours de soie, rouge comme le sang ; à cette fenêtre, un balcon, pas très élevé, de sorte qu'Abdussamad et son ma"tre, cachés dans une encoignure à quelques pas seulement, disposent d'une vue idéale. Sur ce balcon, dans un rais de soleil tombant qui fait étinceler l'or de sa chevelure, se tient un jeune garçon d'onze ans, svelte, bien fait, à la mise élégante, aux yeux d'un bleu turquoise délavé, qui semblent perdus dans la contemplation d'on ne sait quel infini. Les traits de l'éphèbe étaient d'une finesse exquise, et son maintien, d'une prestance inégalée. Dès l'instant qu'il le vit, le pauvre calife eut le souffle coupé, et l' me ravie. Il se crut transporté au paradis, n'ayant plus conscience de lui-même, ni de rien, hormis de cette vision radieuse qui se tenait devant lui. Du reste, l'apparition fut de courte durée, car le calife n'était pas revenu de son éblouissement, que le jeune garçon était rappelé à l'intérieur de la maison par une voix douce mais impérieuse. Cependant, c'en était trop pour le souverain déguisé en ascète, qui, craignant que son trouble fût remarqué, fit un violent effort sur lui-même et se remit en marche. Mais sa pensée demeurait indéfectiblement attachée à cette fenêtre, à ce balcon où il avait entrevu Adonis en personne, l'image vivante de la beauté. Depuis ce fatal instant, l'image du jeune éphèbe ne le quitta plus une seconde, ne le laissa plus en repos. Il revoyait, comme dans un songe, ces yeux si vifs quoique p les, ces mains blanches et fines, souples et nerveuses, ces cheveux fins, ces épaules altières, cette taille qui oscillait harmonieusement... Chose curieuse, jusqu'à ce jour, il n'avait prêté aucune attention particulière à la beauté des jeunes garçons ; oh ! Il lui était bien arrivé comme à tout le monde, dans son jeune temps, d'être troublé par la joliesse de quelque camarade plus jeune ; mais rien qui ressembl t au bouleversement intégral qu'il avait ressenti ce jour-là ; comme s'il avait eu, d'un seul coup, la révélation foudroyante d'une beauté absolue et inconnue sur terre, venue de l'autre monde pour lui ravir son me. Cela bousculait peut-être ce qu'il prenait pour des convictions arrêtées ; mais il devait bien s'avouer à lui-même qu'il était, d'une certaine façon, amoureux de la vision splendide apparue à ce balcon, et même, qu'il n'avait jamais éprouvé de sentiment si fort auparavant. Il revivait, ou plutôt, il n'avait jamais été réellement vivant jusqu'à ce jour ; toute sa vie passée lui apparaissait comme un songe, un songe absurde et sans rapport avec la vie. Aussi, dans les premiers jours qui suivirent cette étrange aventure, il fit montre d'une énergie et d'une ardeur de vivre dont il n'avait plus témoigné depuis longtemps, et qui réjouirent son entourage. Mais par la suite, il retomba dans une mélancolie encore plus noire et plus farouche qu'auparavant. Le comportement du calife, de bizarre qu'il était, était devenu franchement inintelligible. À des moments d'euphorie, succédaient des colères soudaines et imprévisibles, ou des phases d'abattement complet, dans lesquelles il semblait, à ceux qui l'approchaient, qu'ils avaient en face d'eux quelque fanal de ténèbres, absorbant toute lumière autour de lui. Et le monarque, toujours, pensait à ce jeune garçon à peine entrevu, et qui était devenu son aurore à lui, son rayon de miel, le divin calice qui se dérobait, hélas, à ses lèvres asséchées. Il ne vivait plus que pour lui ; et pour lui, il eût aimé verser son sang. Cependant, le vizir Abdussamad, qui était, nous l'avons dit, un homme fin et intelligent, et qui de plus accompagnait le calife lors de son périple fatal, avait, seul parmi tous les courtisans, deviné la cause du trouble qui affectait l'esprit de son ma"tre, et il pensait avoir trouvé un moyen de le guérir et de lui redonner le goût de vivre et de s'intéresser aux affaires de l'État, qu'il avait fort délaissées. Alors, un soir, après la prière de la nuit, il résolut de s'adresser à son ma"tre. Il l'alla trouver dans une sorte de petit boudoir tapissé de soie pourpre où il aimait passer une partie de ses soirées, et, l'air frais et vif de la nuit pénétrant par une fenêtre grillagée tandis que de l'encens brûlait dans une cassolette, il l'apostropha en ces termes : << - Eh ! Que la paix soit sur vous, ainsi que la Miséricorde de Dieu, ô mon noble et doux ma"tre. - Que la paix soit sur toi aussi, ainsi que la Miséricorde de Dieu et sa Bénédiction, ô Abdussamad, mon bon et fidèle serviteur et mon ami très cher. De quoi souhaites-tu m'entretenir ? - Votre grandeur a soin de ne pas démentir sa perspicacité légendaire, qui sait que j'ai quelque chose à lui dire avant que je n'aie ouvert la bouche. - Abdussamad, dit en riant le calife, je te connais comme si je t'avais fait, ne l'oublie pas ; et quand tu viens me voir à cette heure du soir, avec cette expression particulière de malice et de contentement sur le visage, je sais que tu as quelque nouvelle à m'annoncer. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus maussade, je dois te prévenir que, ce soir, je n'ai pas le coeur à rire, et que si tu m'annonçais une guerre contre l'empereur des djnûn, dans laquelle je fusse certain de perdre une vie qui ne m'est plus rien, je t'offrirais sur le champ la moitié de ma fortune. - Votre grandeur est donc bien lasse de vivre ? - Plus que cela, mon brave Abdussamad ; et rien... - Ah ! Mon ma"tre ! Écoutez donc plutôt d'abord la nouvelle que je suis venue vous annoncer. Car je sais, moi, de quel mal vous souffrez, et je connais la médecine la plus efficace pour y remédier. - Tu sais de quel mal je souffre, dis-tu ? Voyons... - Mais, mon seigneur, reprit le vizir en souriant d'un étrange sourire ; n'avez-vous pas, un jour que nous nous promenions en ville, déguisés en derviches, posé vos augustes yeux sur quelque jeune homme au cheveu d'or, à l'oeil turquoise, à la taille fine et svelte ; et depuis ce jour, votre me... - Il suffit, Abdussamad ; je t'arrête avant que tu ne te fasse du tort à toi-même, car tu deviendrais insolent. Cependant, je dois convenir, à ma propre gloire - car c'est la gloire d'un prince que d'avoir un ministre aussi avisé - que tes avis, dans cette affaire, ne démentent pas la justesse qui ont fait ta faveur et notre renommée. - Aussi, ce jeune garçon... reprit Abdussamad avec un air de compréhension ineffable. - Eh bien ! Dit le calife en soupirant. Puisqu'on ne peut rien te celer, mon cher, à quoi nous servirait de mentir ? Oui, par Dieu, mon corps est devenu semblable à un athanor sombre dans lequel mon me brûle comme une fournaise, et dans cette fournaise infernale, toutes mes pensées, toutes mes idées, tous mes sentiments s'y consument, ne laissant plus de place qu'au désir de revoir ce damné enfant, de l'étreindre, de le cajoler, de le servir comme un serviteur, de mettre à ses pieds exquis toute la puissance que Dieu à mise en moi et à mon service ; et enfin, de mourir en prononçant une dernière fois son nom adoré, que je ne connais même pas. C'est de l'amour, cela, mon cher et noble ami ; je suppose que, étant homme comme moi, tu peux comprendre ce que ce mot signifie, et partant, la peine que j'éprouve. - Votre peine, ô grand calife, je la comprends très bien. Mais, pour aimer comme vous aimez, il n'est point fatal que vous souffriez comme je vous vois souffrir... - Et que puis-je donc faire ? Cet enfant, tu le sais, a pris mon me ; et je ne sais même pas qui il est, ni qui est son père... De nouveau, à ces mots, une lueur étrange brilla dans l'oeil du vizir. - Seigneur, dit-il, reprenez-vous. Et écoutez bien ce que je vais vous dire, il en va de notre salut à tous. Cet adolescent, ou cet enfant, dites-vous, vous a ravi votre me. Mais vous ne savez pas où il est. Je ne le sais pas non plus. Mais songez bien que, des garçons, il en existe bien de par votre État, et certains qui doivent valoir celui-là, et très largement encore ! Seigneur, votre mal vient de ce que, jusqu'à ce jour, vous ignor tes qui vous étiez vraiment ; vous étiez de la tribu d'Abu Nuw s - l'un de nos plus grands poètes, comme vous le savez - et vous n'en saviez rien. Comment, par quel mystère avez-vous pu vivre en ignorant jusqu'à hier pour quelle forme d'amour votre noble coeur était taillé ? Je n'en sais rien ; mais vous en eûtes, l'autre jour, la brusque révélation, et vous êtes maintenant comme un homme qui a vu la sainte Vérité, c'est-à-dire à demi-fou, hagard, tremblant de fièvre et l'oeil plein de panique. Ah ! Croyez-moi, et ne vous donnez pas tant de mal, seigneur ! D'autres que vous sont passés par où vous êtes passé. D'autres que vous, et des plus nobles hommes, ont appris qu'ils avaient l'honneur d'appartenir à cette grande confrérie des nuw siyya, et s'en sont fort bien trouvés. L'amour, sachez-le, est toujours beau lorsqu'il est bien mené ; peu importe le sexe, et l' ge, et la race, et le reste. Un grand amour est le plus beau poème qu'un homme puisse écrire ; un poème de chair et de sang, plein de bruits de batailles et de soupirs de béatitude. - Tu dis vrai, mon cher vizir ; aussi, tu dois comprendre, n'est-ce pas, qu'il n'y pour moi qu'un seul être au monde, que c'est à lui que vont chacun de mes soupirs ; et qu'à part lui, nul ne saurait contenter mon désir. - Mon ma"tre ! Vous parlez comme un enfant ; et cela n'a rien d'étonnant : qui aime pour la première fois est toujours enfant... mais, des garçons, dans votre État, il y en a des centaines, des milliers, et qui valent bien celui qui vous obsède, allez ! D'ailleurs, vous en jugerez par vous-même ; voici mille garçons que nous avons fait venir, moi et ceux de vos serviteurs que vous avez mis sous ma garde ; mille garçons venus de tous les coins de l'espace, de toutes les provinces de l'État ; ils ont de dix à quinze ans d' ge, et il y en a de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de tous les gabarits ; bref, il y en a pour tous les goûts. Chacun d'eux va venir, à tour de rôle, passer une nuit avec vous, et tenter de vous égayer ; ce sont de beaux et bons garçons, bien éduqués, rompus aux exercices et aux jeux de l'amour ; ils sauront vous donner tout le plaisir auquel votre me aspire, et davantage encore ; d'ailleurs, faisons venir le premier ! >> Ce disant, il se tournait vers une porte, au fond de la pièce, que fermaient deux rideaux aux plis volumineux de soie rouge, d'or et de perles. Aussitôt, l'un des rideaux s'écarta, laissant passer une petite tête, à la vue de laquelle le calife poussa un cri : car il avait cru reconna"tre le garçon qui hantait toutes ses pensées ; mais ce n'était qu'un autre garçon blond aux yeux turquoise, très ressemblant du reste. Toutefois, l'autre garçon était plus rêveur ; celui-ci paraissait plus espiègle et plus déluré. Dès qu'on lui eût fait le signe de s'approcher, il accourut vers le calife, et l'enlaça avec l'air de dire : << me voilà, ô mon ma"tre. Que désirez-vous ? Vos désirs sont des ordres, que je me ferai un plaisir d'exécuter ! >>. Il était torse nu, ne portant qu'un turban de soie blanche et un pantalon bouffant, blanc également. La gentillesse de ce garçon, sa docilité apparente, désarmèrent le calife, qui n'eût d'autre soin que d'embrasser ces deux lèvres fines, rosées, qui cherchaient les siennes. Puis, ils roulèrent en riant sur les tapis de soie et les coussins de brocart, et le garçon, couché sur le calife, lui faisait mille caresses, et ses deux mains, agiles, se faufilaient sous ses vêtements califaux. Alors le monaqrque, au comble de l'exultation, laissa doucement glisser ses précieux habits, tandis que le garçon se défaisait des siens ; et bientôt, il sentit la chaleur de ce jeune corps en tout point du sien, et, l'un comme l'autre nu, l'un contre l'autre, ils glissaient, roulaient, se laissant entra"ner par la sainte fantaisie de mille jeux coquins. Et ces ébats durèrent toute la nuit. Et lorsque, à la pointe de l'aube, le vizir, qui s'était discrètement retiré quelques heures plus tôt, revint sur la pointe des pieds dans la chambre de son ma"tre - la grande chambre tendue de soie verte aux reflets moirés - il le trouva, son jeune tourtereau sous le bras, tous deux dormants, tous deux souriant aux anges, sous la grande couverture vert émeraude, dans une attitude évoquant l'abandon le plus total et la félicité la plus absolue. Alors, sans un bruit, il alla s'asseoir au bord du lit, près des pieds de son ma"tre. Mais celui-ci, tout repu qu'il soit, avait le sommeil léger, et il s'éveilla aussitôt ; et du coup, le jeune garçon qu'il tenait dans ses bras s'éveilla également ; et tout deux regardèrent le vizir : le calife avec reconnaissance et satisfaction, le garçon avec stupeur et étonnement. << - Eh bien ! Mon ma"tre, êtes-vous satisfait ? Fit Abdussamad. - Eh ! Mon bon ami, repartit le calife, je le pense bien ! >> Et, regardant d'un air complice le jeune garçon qui lui rendit son regard : << - Ce jeune homme et moi, nous avons rêvé... oh ! Que nous faisions mille choses plus étonnantes les unes que les autres ; non, je ne me rappelle pas avoir jamais vécu une nuit d'aussi sainte folie. - D'ici le lever du soleil, reprit le vizir, il reste bien encore du temps, cependant ; et que diriez-vous, mon ma"tre, si, dans cet intervalle, vous entendiez conter quelque chose qui passe en folie tout ce que vous avez pu faire cette nuit ? Le calife, éclatant de rire, répondit : - Çà ! Qu'une telle chose soit possible, j'en doute autant qu'il est permis de douter ! Si cela arrivait, toutefois, je m'engage à donner au conteur la plus magnifique prébende de mon État, s'il la souhaite. >> Alors, le vizir cligna de l'oeil en direction du garçon, qui prit un air entendu, et reprit : << - Ma"tre ! Cette nuit, vous avez aimé ce jeune garçon ; vous vous êtes enivré de lui et il s'est enivré de vous ; vous avez goûté, ensemble, toutes les joies, tous les plaisirs de la chair ; cela est bel et beau. Mais ce n'est pas tout. Autant que du corps, deux vrais amants doivent partager les jouissances de l'esprit. Laissez-moi donc vous dire, seigneur, que ce jeune garçon, qui vous vient de l'une des meilleures écoles de votre État, n'est pas seulement beau de corps et athlète consommé ; c'est également un des plus beaux et des plus brillants esprits de sa génération. Pour vous le prouver, il va maintenant vous raconter une histoire, une de ces histoires merveilleuses, pleines d'enseignements cachés, comme ses ma"tres ont su lui en inculquer. - C'est vrai, dit le jeune garçon ; si cela agrée à votre seigneurie, qui m'a fait l'honneur, cette nuit, de m'emmener au Ciel, je veux vous raconter une histoire que nos ma"tres, au collège d'où je viens, nous ont apprise ; ou du moins, une histoire approchant, car nous ne contons jamais deux fois exactement la même. Cela g terait tout. De plus, j'ai la joie de vous annoncer, ma"tre, que tout ce que je vous conterai sera réel, advenant à l'instant même quelque part dans notre monde ; ceci gr ce à l'habileté de Djinno, qui possède ce pouvoir de faire que toute histoire racontée par une me pure se réalise au même moment. >> Et, en s'inclinant, il tira un tissu vert de dessus un meuble que le calife n'avait pas remarqué, et qui s'avéra être une cage ; une cage aux barreaux d'or, dans laquelle, sur un lit très confortable, reposait un petit être aux allures d'homme-singe, qui tourna vers le calife de grands yeux doux et un peu honteux ; des yeux fendus comme ceux d'un chat, qui attestaient que leur propriétaire appartenait à l'espèce des djinns. Outre ses yeux de chats, Djinno avait aussi des oreilles pointues, une grande bouche pleine de dents étonnamment sales, et un corps malingre couvert de haillons. Il ne sentait d'ailleurs pas le soufre ni la fumée ; on aurait dit un homme tout à fait normal, si ce n'étaient ses yeux, et les pouvoirs étranges que son ma"tre lui prêtait. Sans cesse, il souriait de son sourire un peu niais, un peu désagréable, qui semblait perpétuellement s'excuser de quelque mauvais coup qu'on allait découvrir incessamment. << - Djinno, reprit le jeune garçon, est un djinn, c'est vrai, mais il n'est pas méchant ; mes ma"tres l'ont capturé alors qu'il était tout jeune encore, et il a grandi parmi nous, mettant ses pouvoirs à la disposition des humains. Lui-même, d'ailleurs, il n'a aucune imagination ; mais, vous allez voir, seigneur : gr ce à lui, l'histoire que je vais vous raconter se réalisera au fur et à mesure. Ce sera une histoire bien étonnante, bien digne de votre grandeur ! >> Et le jeune garçon, qui s'appelait Djam"l - ce qui veut dire << beau >> en arabe, et lui allait par conséquent très bien, car il était en effet très beau - commença à raconter. C'était une histoire étrange, très étrange ; une histoire pleine de batailles, de prodiges, de garçons beaux comme des perles et d'amours, et de pays conquis et de murailles abattues pour l'amour ; une histoire pleine de sang et d'or, d'horreur et de beauté, de musique et de sphères... Quand il s'arrêta, le soleil était levé, bien que son histoire ne fût pas terminée. Alors le calife le congédia, et alla vaquer à ses occupations de la journée, dont il s'acquitta avec calme et efficacité, pour la première fois depuis bien longtemps. Puis, quand vint le soir, il repensa au garçon et à son histoire. Il eut aimé en conna"tre la suite ; il avait h te aussi de refaire les bagatelles de la veille... Alors, il appela son vizir, à qui il demanda de faire revenir le garçon en question. Mais, à son grand désarroi, il apprit que c'était impossible, car chacun des mille garçons ne devait passer qu'une seule nuit avec lui. Mais aussitôt, il appela le deuxième garçon, qui était un magnifique éphèbe de treize ans, aux cheveux ch tains, à la peau mate et aux grands yeux verts-bruns. Le calife, en le voyant, sentit son coeur fondre, et ordonna au vizir de se taire. Avec douceur, il attira le garçon vers lui, et, tandis que son ministre se frottait les mains de satisfaction, il l'entra"na sous une tapisserie, dans une pièce toute tendue de vert, où il se mit à l'embrasser frénétiquement et à l'enlacer comme il avait fait la veille de son camarade. Puis, lorsque, à la pointe de l'aube, ils eurent fini leurs ébats, le garçon à nouveau enleva le linge qui couvrait la cage de Djinno, et reprit l'histoire de la veille exactement où son prédécesseur l'avait laissée, pour la plus grande satisfaction du calife. Ainsi, pendant mille nuits, le manège se répéta : chaque nuit, un nouveau garçon entrait chez le calife, faisait l'amour avec lui et, à l'aube, racontait son fragment de l'histoire, qui complétait celle du garçon de la veille ; et toujours, Djinno-le-djinn faisait en sorte que ces histoires se réalisassent à l'instant même où elles étaient énoncées. Ainsi, jour après jour, le calife s'enivrait de garçons, de leurs corps diversement parfumés, de leurs liqueurs aux goûts variés, de leurs étreintes aux saveurs multiples. Il appréciait, dans tout cela, l'infinie variété que Dieu a mise dans la nature des garçons, chacun ayant non seulement sa forme et sa force propres, mais encore, son imagination caractéristique. Car chaque morceau de l'histoire était à l'image même du garçon qui la racontait, et avec cela, il s'embo"tait parfaitement dans le tout ; de sorte que cette histoire, qui exista réellement pour le plus grand plaisir de son auditeur, devint l'image vivante de cette suite des garçons dans les bras du calife, et comme l'esprit de cette sarabande, le coeur de cette fresque de chair et de sang. Et c'est cette même histoire que nous allons conter maintenant, à notre tour. 2. L'homme sombre Dans la grande plaine désertique qui entoure la ville sainte de Naruq, un cavalier trottait. Son cheval, orgueilleux et racé, était entièrement noir, avec une seule patte blanche. Et lui-même, ce cavalier, était un grand homme fort et digne, tout de pourpre vêtu ; ses cheveux, ras et droits comme des piques, étaient d'un blond argenté, sa barbe d'un blond fauve. Ses yeux verts, très enfoncés sous des sourcils altiers, étincelaient de courage et de vaillance, et aussi d'autre chose de plus sombre, qu'il n'est pas permis de développer encore. Mais il n'est pas seul sur son cheval. Derrière lui, en croupe, se tient un jeune garçon d'une douzaine d'années, beau, svelte, crépu et basané, vêtu d'une tunique blanche ; et le jeune garçon a mis ses bras autour de la taille de l'homme, et il a posé sa joue sur son dos, et sa belle figure brille d'une expression de bonheur ineffable. C'est le crépuscule, et le cheval est fatigué, car il a beaucoup couru. Le jeune garçon aussi est fatigué, bien qu'il ne le sente pas, étant tout à sa joie d'être libre avec l'homme qu'il aime, l'homme sombre qui l'a ôté à sa famille désemparée. Au loin, on entend le chant des muezzins, et de longues tra"nées de sang flamboient dans un ciel d'or. À l'entrée d'une caverne, les deux cavaliers mettent pied à terre. C'est dans ce refuge, bien connu de l'homme car c'est un de ses nombreux repaires, qu'ils vont passer la nuit ; une nuit enfiévrée, la première nuit d'un nouvel amour. Car c'est par amour que l'homme - qui s'appelle Mounir - a arraché Marw ne - c'est le nom du garçon - à sa famille, comme il en a arraché des centaines avant lui ; car Mounir, le seigneur Mounir comme l'appellent ceux qui le servent, est la terreur des familles honnêtes, l' me damnée, l'homme sombre du désert. Les mères disent à leur fils : << mon enfant, sois sage ; sinon cet homme viendra, t'emportera, et là-bas, au loin, dans le désert, il te fera subir mille affreux tourments, après lesquels la mort même te semblera douce >>. Et l'on pense qu'elles ont raison, car des garçons qu'il a enlevés de la sorte - avec une ruse et une adresse qui n'ont d'égal que son mépris des lois - personne n'a plus jamais entendu parler, de sorte qu'on les croit morts ; en tout cas, on veut les croire tels. Car certains voyageurs égarés, le soir, dans le désert, racontent qu'ils ont vu rôder un homme sombre, entouré d'une meute de petits êtres diaboliques, aux yeux brillants de fièvre ; et les détails de leurs exactions sont connus avec précision ; et les mères frémiraient d'imaginer que ce sont là leurs fils perdus, qui escortent leur ravisseur comme une troupe de chats-huants. Elles préfèrent les croire morts, et tout le monde est d'accord avec elles. Mais nous saurons, dans le fil de cette histoire, ce qu'il en est vraiment. Pour le moment, Mounir, portant un flambeau qui illumine d'une lueur rougeoyante l'intérieur de l'antre, entra"ne par le bras le garçon qui se laisse conduire docilement. Puis, ayant accroché le flambeau en hauteur, il indique au jeune Marw ne deux tapis, disposés sur le sol, et orientés suivant une direction déterminée. Alors, se plaçant l'un à côté de l'autre, le garçon à la droite de l'homme et légèrement en retrait, ils lèvent leurs mains au ciel pour commencer la prière du soir ; car si le seigneur Mounir est un voleur, un débauché, un criminel, le pire criminel qui ait jamais vécu dans ces contrées, il n'en est pas moins assidu à la prière, disant, à ceux de ses compagnons que ce scrupule étonne, qu'il vaut mieux, quand on fait le mal, recommander de temps en temps son me à Dieu, qui a créé le mal et le bien. De plus, il ne boit pas, laissant le vin à ses compagnons de débauche ; mais il boit la liqueur du jeune m le, la plus enivrante selon ses dires, et parfois même son sang, lorsque le jeune m le résiste. Du moins, certaines légendes le gratifient-elles de ces moeurs sanglantes. Mais lorsque Mounir et le jeune Marw ne eurent accompli la prière du crépuscule, qui est de trois cycles - chaque cycle comprenant sept positions - , et la prière de la nuit, qui est de quatre, mais ramenée à deux puisqu'ils sont en voyage, et toutes les invocations d'usage, ils restèrent silencieux un moment. Puis, Mounir amena contre lui l'enfant qui lui sourit, et sans dire un seul mot, posa un baiser très long sur ses lèvres roses. Et dans ce baiser, le beau Marw ne sentit son jeune être brûler comme l'étoupe du flambeau, dont la lueur déclinante paraissait de plus en plus rouge. Et il lui semblait que son me, et l' me de son cavalier, le beau et l'impétueux Mounir, n'étaient plus qu'une seule boule de feu, flottant dans la nuit du désert. Et perdu dans cette grande vision, il s'abandonna aux caresses langoureuses qui s'abattaient sur son jeune corps comme une pluie d'amour ; et, se roulant avec Mounir sur un amas de peaux de bêtes et de tapis de brocart, riant de tout coeur de la liberté retrouvée, il lui rendit ses caresses. Lorsqu'ils furent tous deux nus, il se mit à le rouer de coups de poings et à le mordre à pleines dents, mais Mounir rit de plus belle de cette sauvagerie charmante. Et il se mit à caresser les longues cuisses de l'éphèbe, qui s'ouvrirent sous lui comme un livre ; et tandis que Marw ne, haletant d'excitation, pressait de toute la force de ses mains la croupe musclée de son seigneur et ma"tre pour l'attirer plus fort contre lui, en lui, l'odieux, l'inf me, le superbe Mounir se laissa pénétrer au plus profond de cette chair languissante ; alors Marw ne se renversa en arrière dans un grand gémissement de plaisir et, les jambes totalement repliées, enserra la taille de son vainqueur, pour l'attirer plus fort encore. Et leur passion dévorante ne fut plus, pendant la demi-heure qui suivit, qu'un ondoiement commun, un spasme unique, une convulsion cadencée de deux êtres anastomosés. Et le flambeau s'était éteint depuis longtemps quand, ivres de bonheur et rompus, Marw ne et Mounir, encore tout mélangés, s'endormirent languissamment l'un contre l'autre. L'aube poignait à peine quand le souffle chaud du cheval vint balayer la joue du garçon, qui secoua son compagnon, lequel s'éveilla aussitôt et, en un éclair, fut sur le qui-vive. Il fallait manger, prier à nouveau, et reprendre la route jusqu'au campement principal - la citadelle mouvante où la meute, toujours ivre de crimes et assoiffée de nouveaux forfaits, attendait son ma"tre. Mounir et Marw ne marchèrent la moitié du jour ; puis, quand le soleil fut à son zénith, ils s'arrêtèrent pour déjeuner à l'ombre de quelques rochers bordés d'arbres. Après avoir mangé, et fait l'amour à l'ombre des platanes, ils s'allongèrent pour faire la sieste, quand un bruit de pas leur parvint de derrière les rochers. Ils se glissèrent prudemment pour voir de quoi il retournait ; c'était une caravane, si l'on peut appeler ainsi un groupe de dix hommes voyageant avec quatre chevaux de b t chargés de lourds paquets, et un très petit garçon de dix ans environ, très mince, avec de grands yeux tristes. Aussitôt, Mounir sortit de sa cachette et, tel un diable en furie, il massacra cinq hommes et mit les cinq autres en fuite en les menaçant, s'ils n'abandonnaient pas tous leurs biens sur le champ, d'appeler à la rescousse tous les démons du désert, qui étaient les amis de l'homme du désert. Or, les hommes de la caravane savaient qui était Mounir, ils connaissaient sa sombre renommée, et ne voulurent pas risquer d'être mis en pièces comme leur cinq camarades ; dès lors ils abandonnèrent armes et bagages, cependant que Marw ne, qui avait assisté à la scène avec ravissement, battait des mains et s'approchait. Et Mounir, le doigt sur la bouche, lui montrait le petit garçon, qui était resté impassible au milieu du carnage, avec ses grands yeux tristes. Ceux-ci les regardaient maintenant avec une expression de joie indéfinissable ; et des paroles sortirent en même temps de cette bouche enfantine : << - Merci, mes bons seigneurs, merci ! Disait avec effusion le petit garçon. Vous m'avez délivré de ces horribles hommes qui me voulaient du mal ; par Dieu, soyez bénis ! - Voyons ! Dit Mounir. Mais qui es-tu donc, toi, et que te voulaient ces hommes du vizir maudit ; car ce sont bien des hommes de ce Mourad qui a juré ma perte, n'est-ce pas ? Et toi, voyons, ne m'es-tu pas envoyé par lui également ? >> Or, c'était le cas, mais le petit garçon n'en laissa rien para"tre et se contenta de répondre : << - Non, Dieu m'est témoin, je ne suis pas des leurs ! Mais je vais vous raconter mon histoire, et vous saurez que penser. - Oui, dit Mounir, raconte-nous ton histoire, nous en sommes fort intéressés ; mais raconte-la en marchant, il faut nous mettre en route si nous voulons arriver là où nous allons avant la tombée de la nuit. - Eh bien, voilà, mes beaux seigneurs. J'étais un jeune serviteur en la maison du cadi Abdul-Mani, qui est, comme vous le savez sûrement, un homme très noble, un prince de sang, tout dévoué au service du sultan de Naruq, son oncle ; il vit dans une espèce de palais qui a peu de chose à envier à celui du sultan lui-même, et y tient une cour composée de nobles, de savants et de poètes. Et moi, j'étais le fils du muezzin de son éminence le vizir Mourad, et j'avais été offert au cadi en qualité d'écuyer ; en outre, comme on trouvait que j'avais une belle voix et un esprit éveillé, on me faisait apprendre la récitation coranique et les sciences religieuses dans l'école du cadi, où l'on mettait les fils des très bonnes familles, de sorte que moi, fils d'un simple muezzin, j'avais beaucoup de chance, et j'étais très reconnaissant envers le cadi mon ma"tre. Mais voici ce qui arriva. Il y avait dans l'école un jeune homme de seize ans, qui était le fils d'un très grand prince ami du sultan, et qui n'avait pas encore de poil au menton (le garçon rosit légèrement en disant cela). D'abord, une grande amitié naquit entre ce garçon et votre serviteur ; mais ensuite, le pauvre jeune homme devint éperdument amoureux de moi (Mounir et Marw ne sourirent). Au début, je repoussai ses avances, car j'avais peur de ce qu'il me proposait, peur d'être l'objet d'un attachement aussi profond. Mais comme il devenait de plus en plus insistant, je finis par céder, à contrecoeur, je l'avoue. Pourtant, bientôt, je pris goût à cette amitié particulière. Tous les soirs, je me levais discrètement, lorsque tout le monde dormait, j'allais rejoindre le jeune homme dans sa chambre et je me couchais près de lui ; et nous restions ainsi, tous deux, jusqu'à la pointe du jour, où je regagnais prestement ma propre chambre. Ce manège dura quelque temps sans être remarqué de personne. Mais bientôt, l'un des surveillants de l'école, qui s'appelait Farouk, et qui était un jeune homme d'une vingtaine d'années, à la barbe et à l'oeil noirs, au caractère ombrageux, vint à percer notre secret. Il me fit alors le marché suivant : je devais lui accorder les mêmes faveurs qu'à mon ami, sinon il révélerait la vérité de notre relation, et ce serait, pour tous deux, la honte et le déshonneur. Lorsqu'il apprit cet ignoble marché, mon ami entra dans une colère noire, et menaça d'aller tuer cet odieux Farouk ; mais je l'en dissuadai, tremblant à l'idée du ch timent qu'il encourrait, lui, fils de nobles, si le scandale venait à éclater. Nous pleur mes tous les deux beaucoup, mais encore une fois, je cédai, par contrainte cette fois, comme je l'avais autrefois fait par amitié. Je dois dire cependant que Farouk, dès lors que je lui cédai, se montra avec moi d'une gentillesse et d'une générosité extrêmes. Il ne me traitait jamais durement, me caressant avec beaucoup de douceur, et me faisant toujours des cadeaux, de sorte que j'en vins à le respecter, si je ne pus jamais l'aimer. Mais enfin, la tension ne cessait de monter entre mon ami et Farouk ; jour après jour, je les voyais se toiser avec haine lorsque leurs regards venaient à se croiser, et je craignais que quelque drame éclat t. Or, sur ces entrefaites, voilà que le directeur de l'école du cadi, un digne homme de quarante ans, très savant, tomba à son tour amoureux de mon jeune ma"tre de seize ans. Il entreprit de le séduire par tous les moyens, lui faisant miroiter toutes les faveurs possibles, mais mon ami tint bon dans son amour pour moi ; il se garda de céder par intérêt. Cependant, le directeur de l'école devenait de jour en jour plus amoureux : il finit par promettre à mon ami de lui accorder n'importe quelle faveur s'il cédait. Alors, mon ami lui fit le marché suivant : qu'il éloigne de moi Farouk, et alors il céderait aux avances de son ma"tre. Dès le lendemain, Farouk fut chassé, déshonoré, et mon ami fut au directeur de l'école. Mais moi, j'étais furieux contre lui d'avoir consenti à ce marché sacrilège. Toutefois, dans le fond de mon coeur, j'étais prêt à lui pardonner, car je savais qu'il avait fait cela pour moi. Mais le sinistre Farouk n'accepta pas sa défaite de bon coeur. Il médita un plan sournois pour se venger et me reprendre. Le lendemain, comme la nuit était tombée, et que tout le monde dormait, le feu se déclara soudain dans l'école. Un terrible incendie, qui dévorait tout, même les pierres. Aussitôt, je courus vers mon ami, mais je le trouvai presque inconscient, suffoquant sous l'effet de la fumée. Je mis alors mes lèvres sur les siennes - comme, d'ailleurs, nous l'avions fait tant de fois sous l'effet d'un bien autre incendie (Mounir et Marw ne se retinrent de rire) - et soufflai, de sorte que bientôt il revint un peu à lui ; mais alors, un rire féroce résonna derrière moi ; je me retournai et, dans l'embrasure de la porte, se découpant sur un fond de brasier ardent, je vis l'affreuse silhouette du sombre Farouk, qui contemplait d'un oeil brillant cet horrible spectacle dont il était certainement l'auteur. Je n'eus pas le temps de réfléchir, car il se jeta sur moi ; j'eus beau lutter, me débattre, il allait m'emporter, lorsqu'une poutre enflammée se détacha et lui tomba sur le cr ne. Au même moment, mon ami reprenait tout à fait ses esprits, et il allait m'emmener loin de la fournaise, lorsque je m'écriai : << - Non, attends ! On ne peut pas le laisser ici. - C'est vrai, dit mon ami ; Farouk ! Quoi qu'il ait fait, ce serait trop cruel de l'abandonner à un pareil sort ; et puis, ce coquin échapperait ainsi au jugement des hommes, qu'il a trop mérité ! Nous devons l'emmener hors d'ici ; mais comment faire ? Ah ! Mon Dieu ! Sauve-toi, toi, moi je trouverai bien un moyen de nous en tirer tous les deux. - Jamais ! Dis-je ; jamais je ne partirai sans toi ! >> Mais mon ami insista, et me fit voir qu'il n'y avait pas moyen de procéder autrement ; de sorte que je me sauvai de justesse, avant que les flammes n'aient complètement envahi la chambre, et je partis, le coeur gros et plein d'inquiétude pour ces deux hommes que j'avais perdus. Je trouvai tous les jeunes dans la cour, pleurant et priant pour les deux infortunés qui étaient restés prisonniers du feu, quand il se passa quelque chose de terrible. Le directeur de l'école, qui était toujours amoureux de mon ami, se jeta dans la fournaise en poussant un véritable rugissement de damné. Quelques minutes plus tard, il en sortit, portant à bout de bras Farouk et mon ami, qui n'avaient que quelques brûlures superficielles ; mais lui-même était tout noir, littéralement calciné - il s'écroula, mort, sur le pavé, pendant qu'on essayait en vain de lui porter secours. Il était, véritablement, mort d'amour pour mon ami - et il avait l'air bienheureux dans la mort, c'était terrible à voir ! À partir de ce moment, Farouk et mon ami ne furent plus ennemis. Mais une terrible malédiction s'abattit sur moi. En effet, toute l'histoire parvint aux oreilles du vizir Mourad, qui, comme vous le savez, a ses espions partout ; d'ailleurs, je crois que plusieurs de mes jeunes condisciples, secrètement jaloux de mon amour pour mon ami, n'avaient été que trop heureux de pouvoir nous jouer ce vilain tour. Bref, je fus convaincu, au désespoir de mon pauvre père, d'avoir séduit deux jeunes hommes et entra"né la mort du directeur de l'école ; on me traita comme un jeune criminel. Et, sans même pouvoir saluer une dernière fois Farouk et mon ami, je dus suivre ces hommes, qui m'emmenaient loin de chez moi, lorsque vous êtes arrivés. - Hum... fit Mounir. Et sais-tu où ils t'emmenaient ? - Oh oui ! Sûrement ; il y a, vous le savez, dans le désert, un homme terrible, une me damnée, que l'on appelle Mounir, qui répand la terreur parmi les voyageurs et les caravaniers, et capture les jeunes garçons pour leur corrompre l' me et le corps. Je devais être vendu comme esclave aux sbires de ce Mounir, et, afin de racheter mes crimes, servir d'espion près de lui au vizir Mourad. Le regard de Mounir s'éclaira. - Oh ! Vraiment... espion auprès de ce pauvre Mounir, eh ? Sais-tu que c'est un homme redoutable, qui ne hait rien tant que les espions chez lui ? - Je le sais bien, fit le garçon avec un sourire en coin ; mais je n'ai peur de rien, vous savez. On m'a déjà séparé de celui que j'aimais plus que tout au monde, plus que ma propre personne ; que voulez-vous qu'il m'arrive de plus ? Je suis bien prêt à mourir... mais si ce Mounir voulait avoir pitié d'un pauvre criminel que la justice de son éminence le prince Mourad a condamné à faire l'horrible métier d'espion, je lui ferais valoir qu'un espion peut espionner d'un côté comme de l'autre, et qu'il peut toujours bien servir ceux qu'il doit espionner, en espionnant ceux qu'il prétend servir... - C'est bien ! Dit Mounir en riant. Tu es malin, rusé et téméraire. De plus, tu es bien mignon ! Je comprends que deux jeunes hommes en aient pincé pour toi (ceci fit un peu froncer les sourcils au jeune Marw ne, qui se dit qu'il faudrait bien tenir le jeune espion à l'oeil). Allons, sois donc des nôtres ! Et crois-moi, ton ami, tu le reverras ! - Est-ce bien vrai ? Reprit le jeune garçon dont la figure s'éclaira. - Mais oui ! Aussi vrai que je m'appelle Mounir ! Par Dieu, ou plutôt s'il pla"t à Dieu, tu le reverras ; ton histoire est belle, et je n'aime pas voir deux amants séparés. Au fait, quel est ton nom ? - On m'appelle Mokhtar, << l'élu >>. - Eh bien, cher Mokhtar, chère petite canaille, bienvenue parmi nous... mais voyons un peu, qu'y a-t-il dans ces lourds sacs que portent les chevaux que ces hommes menaient... oh ! Oh ! >> Et, défaisant le b t, il mit au jour des armes, des épées bien tranchantes à la poignée dorée, et de la vaisselle en or, ornée de pierreries, et des étoffes de soie et de brocart aux motifs raffinés, comme on en trouve en Perse. Alors, il referma soigneusement le paquetage, prit la bride des chevaux et se remit en route, avec les deux garçons plaisantant et riant sur deux montures différentes. Comme on était presque à la nuit tombée, ils arrivèrent à l'endroit qui était le but de leur périple ; c'était une sorte de vallée, comme une grande cuvette en plein milieu du désert, entre deux demi-cercles de rochers en gradins, où de rares arbres profilaient leurs silhouettes bizarres. Tout était silencieux ; pas un oiseau de nuit ne faisait entendre son chant plaintif. Alors, Mounir tira de ses fontes une petite flûte de type << nay >> qu'il porta à la bouche, et se mit à souffler ; aussitôt, une étrange et envoûtante mélodie, à la fois tragique et ironique, s'éleva dans l'air du soir. Et, comme s'il répondait aux vibrations de l'air, tout un frôlement d'ombres, un ballet d'apparitions étranges que l'oeil distinguait à peine dans la nuit, sembla se dégager des rochers alentours et du fond même de la plaine. Quelque chose de vague et d'informe se mettait en place, comme par magie, à mesure que Mounir jouait ; et bientôt, çà et là, des feux apparurent ; des feux qui dévoilaient, dans la pénombre, une véritable forêt de tentes bariolées, un labyrinthe de toile, sorte de palais mouvant, avec ses salles en enfilade, ses corridors, ses antichambres, ses salons magnifiques tapissés de soie, de fourrure et d'or. Et partout, un peuple silencieux, mais guilleret, s'affairait, allant, venant, courant dans toutes les directions, portant qui une amphore de vin, qui un gigot rôti à point, qui encore une lampe ou un autre ustensile. Il y avait là des seigneurs, qui avaient des airs de guerriers farouches, des serviteurs que l'honnête homme n'eût pas aimé rencontrer le soir au tournant d'une rue sombre, et surtout, un nombre incalculable de jeunes pages aux frimousses gaillardes et effrontées, qui riaient fort et se frottaient les uns aux autres avec des airs de défi. Et les rares femmes que l'on apercevait étaient presque toutes jeunes et voilées, ce qui ajoutait encore à leur mystère. Tout ce monde, nous l'avons dit, allait et venait dans l'immense palais de toile ; mais, lorsque Mounir arrivait, accompagné de ses deux jeunes acolytes, ils s'arrêtaient aussitôt, et saluaient avec respect ; et l'on sentait que même les plus arrogants reconnaissaient en lui le ma"tre des lieux. Comme un véritable sultan de l'ombre, Mounir avait ses ministres et ses généraux. Tous lui témoignaient un dévouement infini. Car il était l'épée agile qui avait fondé cet empire secret, mais aussi le cerveau puissant qui le maintenait et le faisait fonctionner. Gr ce à sa tête bien faite, il savait organiser les campagnes, planifier les opérations guerrières, veiller au jour le jour à ce que personne, parmi ceux qui le soutenaient et le secondaient, ne manqu t de rien, et surtout, ce qui est le fondement de l'art de commander, il savait utiliser au mieux les compétences de chacun, attribuer à tout homme la place qui lui revenait en fonction de son mérite, celle où ses moindres qualités seraient le mieux utilisées. Il avait un véritable génie pour exploiter au mieux les capacités de tous, du plus fier belluaire, dont il faisait un général ou un maréchal comblé d'honneurs, jusqu'au plus délicat poète, qu'il employait à chanter les louanges de son Ordre et à semer la terreur dans les coeurs des ennemis - car il n'ignorait pas que les paroles sont une arme de guerre, et l'une des plus redoutables. De ce fait, par cet emploi judicieux qu'il faisait des qualités de chacun, ainsi d'ailleurs que par une juste rétribution du moindre service, il s'était attaché une cour fidèle et reconnaissante, que le sultan de Naruq lui-même lui eût envié ; mais le sultan de Naruq, qui était un homme sage et peu vindicatif au fond, voyait surtout en Mounir et en son ordre de l'ombre, un ennui, un désagrément fort grand dont il eût été bien aise de ne jamais entendre parler. En revanche, son fidèle vizir, le prince Mourad, voyait en l'Ordre le mal absolu, et en Mounir le diable en personne, et il s'était juré d'obtenir leur perte par tous les moyens, même les plus scélérats. Tout est souvent une question de point de vue. 3. L'Ordre Nous avons déjà un peu parlé de l'Ordre ; nous avons vu comment il était dévoué à celui qui, apparemment, doit en être considéré comme le chef, nous avons donné une ébauche de son organisation. Cette ébauche, il nous faut maintenant la compléter, en décrivant le fonctionnement précis de l'ordre, ses buts, et les moyens qu'il se donnait pour les atteindre ; ce n'est pas de la coquetterie : étant donné qu'une bonne partie de notre récit tourne autour de l'Ordre et de son rapport au reste du monde, il importe à la compréhension de l'histoire que nous donnions une image aussi fidèle que possible de cette espèce de société clandestine, ennemie de l'officielle. Disons d'emblée qu'en vertu même de son caractère secret, il n'est pas facile de déterminer qui constituait précisément l'Ordre. On y trouvait certainement des représentants de toutes les espèces de révoltés qu'engendre naturellement une société sur le déclin : nobles privés des ressources qui leur eût permis d'occuper dans le monde un rang égal à leur valeur, savants, artistes, philosophes, poètes, gens d'esprit tenus à l'écart de tout par une société qui fait un crime d'en avoir (de l'esprit !), mercenaires, fous, ivrognes, toutes sortes de marginaux, de déclassés, tous ceux que rejette d'entre ses rangs un ordre social corrompu faisant de la médiocrité sa principale vertu, tous se retrouvaient dans l'Ordre, chacun mettant au service de tous ses propres qualités, et recevant en échange les conditions nécessaires pour mener une vie conforme à ses aspirations légitimes. Mais surtout, il y avait les enfants, les jeunes. La principale ressource de l'Ordre, en effet, consistait dans ces jeunes gens volés ou arrachés à leur famille et adoptés par lui ; ils étaient la jeune garde, les fantassins de l'Ordre ; éduqués dans la plus grande liberté, mais aussi imprégnés des valeurs essentielles de l'Ordre : l'amour, la fraternité, la haine de la médiocrité, ils avaient, chevillé au corps, le respect du ma"tre, du guide, du porteur de lumière - Mounir, l'homme sombre, le fondateur de l'Ordre ; car ils reconnaissaient et aimaient tout naturellement celui qui les conduisait vers une vie meilleure, qui les guidait dans la grande aventure de la vie. Ils ne regardaient pas leur obéissance envers lui comme un avilissement, mais au contraire comme un moyen de se grandir eux-mêmes, d'augmenter leur valeur, car tout l'Ordre était comme un seul corps qui obéissait à la tête, au cerveau, et cette unité, cette solidarité de toutes les parties du corps, était comme un reflet de la grande harmonie divine qui règle l'univers. Du reste, rarement les ordres du commandeur différaient de ce que leur destinataire eût accompli s'il eût été livré à lui-même ; au contraire, Mounir avait le don de prescrire à chacun la conduite qui, tout en bénéficiant à l'Ordre, servait le mieux ses propres intérêts. Et c'est pour cela aussi qu'il était aimé ; car un chef sage gouverne par la sagesse, et n'a pas besoin de la contrainte pour se faire obéir ; il sait mieux que quiconque où est l'intérêt de chacun, et gouverne en fonction, ce qui est encore le moyen le plus sûr d'atteindre à la satisfaction de tous. Il va sans dire que l'amour charnel, soit entre eux, soit avec leurs a"nés, faisait partie de l'éducation de ces jeunes paladins ; car c'est en aimant un être viril qu'on apprend le mieux à aimer la virilité, et l'amour de la virilité est le fondement même du soldat et du guerrier. Or, ces jeunes étaient des soldats, et Mounir était leur général en chef. Car l'Ordre avait un double but, créateur et destructeur ; il s'agissait, d'une part, de créer les conditions d'une vie meilleure et plus libre pour tous les membres de l'Ordre ; de l'autre, de détruire, en sapant et minant, la société ennemie de l'Ordre et de son chef. On ne prétendait donc pas détruire d'abord pour reconstruire ensuite ; tout au contraire, on créait et construisait pour mieux ébranler, on créait un monde nouveau qui, par son existence même, devait précipiter et compenser la chute de l'ancien ; en attendant, ce monde drapait son éclatante vitalité dans les plis d'un manteau de nuit, d'ombre et de secret. C'était, en ce temps-là, la condition même pour exister. L'Ordre, d'ailleurs, avait une philosophie. Cette philosophie reposait sur une certaine lecture du Coran, qui était regardé comme le livre saint par excellence ; cependant, on lisait également les Évangiles, le Mahabharata, et d'autres textes sacrés venus des quatre coins du monde. Et il y avait, au sein de l'Ordre, des personnes éminemment qualifiées dans l'interprétation de tous ces livres. Mais le Coran avait une place spéciale, parce qu'il contenait la clef de tous les autres livres ; b ti sur la doctrine de l'Unité absolue, que seul peut comprendre celui qui s'est dépouillé intégralement de lui-même, il est aussi, peu de gens le savent, un nom de Dieu, et il est la manifestation éternelle et vivante de Dieu comme parole humaine ; comme tel, il lui revenait de toute éternité d'être, plus qu'un livre parmi les livres révélés, comme le Zohar ou le Tao, le fil d'Arianne qui permet à l'homme d'avancer sans crainte dans le labyrinthe obscur et lumineux des révélations successives ; et aussi, peut-être, parce que seul le Prophète, en voyant Dieu sous les traits d'un jeune garçon, a révélé le mystère de la Forme divine réelle, à savoir que chaque jeune garçon est l'incarnation même de Dieu ; de sorte que celui qui adore la forme du Jeune Garçon n'est jamais idol tre : c'est lui qui réalise le mystère le plus profond de l'amour humain, l'énigme ultime de la chair, et à ce titre il est la clef de tout le drame cosmique dont l'univers ne fut créé que pour être le thé tre. Et l'homme sombre adorait cette forme. Et les jeunes garçons lui rendaient son adoration ; car Mounir était, cela va sans dire, un être éminemment adorable, et il considérait à juste titre que tous les garçons étaient sa propriété ; ils lui appartenaient corps et me avant de s'appartenir à eux-mêmes, car Dieu les avait créés pour satisfaire les désirs de l'Homme, et c'est dans cette possession que résidait pour eux le bien suprême, l'accomplissement. De ce fait, tous les garçons qui avaient l'honneur d'être possédés par l'Homme - c'est-à-dire par Mounir - lui en étaient infiniment reconnaissants, et ils saluaient en lui le Ma"tre, l'Imperator et le Libérateur. Seul lui, gr ce au sexe sublime dont Dieu et la Nature l'avaient pourvu, était capable de leur faire conna"tre la suprême Volupté, dans laquelle résidait le secret de la Connaissance absolue, qui était le but ultime de l'Ordre, cette grande communauté fraternelle et spirituelle, tout entière dévolue à son Chef et transfigurée par le culte qu'elle rendait à cet Homme infiniment supérieur, que Dieu avait créé comme un miroir de sa Gloire et placé au dessus de toutes les lois, étant lui-même le Droit, le Bien et la Justice. Du reste Mounir, quand il prenait en charge un jeune garçon, se souciait de son esprit autant que de son corps ; ou plutôt, il se servait de son corps comme un moyen d'accéder à son esprit. Et il leur enseignaient les notions les plus hautes, les choses les plus élevées : l'héroïsme, l'absolu, l'amour de la beauté, de la virilité ; gr ce à son enseignement éclairé, les garçons comprenaient tout cela, et souvent finissaient par le précéder sur les chemins de l'Infini ; alors, par un juste renversement des choses, il se faisait leur humble serviteur et se mettait à leur écoute. Un jour, un jeune garçon qui partageait la couche lui demanda d'écrire un poème en son honneur ; et Mounir, qui n'avait rien d'un rimailleur appointé, se fit poète pour la circonstance ; il composa une ode sublime à la beauté de ce garçon, qui finissait par la promesse héroïque d'une vie éternelle côte à côte, dans les jardins du Paradis. Mounir était heureux lorsqu'il parvenait à communier avec un jeune garçon sous le triple rapport de la chair, de l' me et de l'intellect. Il appelait cela : l'échange total. Et il concevait évidemment cet échange comme un acte authentiquement religieux, l'acte religieux par excellence. Car tout ce qu'il faisait, lui était inspiré par la religion, mais la religion telle que son noble esprit la concevait. Il ne souffrait aucune séparation entre son expérience mystico-religieuse et son amour des garçons ; celui-ci faisait partie intégrante de son rapport au sacré, et il eût été fort étonné qu'on lui demand t de dissocier les deux. D'ailleurs, toute la philosophie de l'Ordre reposait sur le postulat que le sexe est le véritable moteur de la religion, la source secrète des grandes actions de l'homme. Et Mounir suivait imperturbablement sa voie, celle qu'il s'était lui-même tracée, sans se soucier de ce que pouvaient en penser certains esprits étroits. Ainsi, l'Ordre prenait soin de la spiritualité de ses membres autant que de leur matérialité ; car il savait que l'esprit de l'homme a, comme sa chair, des besoins, et qu'il est criminel de les négliger. Et tandis que, le jour, on adorait Dieu tout en se livrant à de subtils débats théologiques entre partisans de l'une ou l'autre doctrine, entre lesquels régnait d'ailleurs la meilleure harmonie, car l'exclusivisme sectaire n'était pas toléré par l'Ordre ; le soir, on faisait ripaille, on chantait et on s'unissait avec de jeunes garçons, sans que personne n'y v"t la moindre contradiction, car, comme le disait ce grand et vénérable esprit qu'était l'im m Ghaz l", la réalité de l'homme ne réside pas dans l'esprit uniquement, mais dans l'union du corps et de l'esprit ; et, nous l'avons dit, le corps a ses besoins comme l'esprit, et à chaque besoin, il y a un moment pour le satisfaire. Et l'on serait bien stupide de manquer ce moment. Ainsi pensaient les sages de l'Ordre, et ils avaient raison. Mais il est temps maintenant de reprendre notre récit où nous l'avions laissé. Nous étions arrivés au moment où Mounir, accompagné des jeunes Marw ne et Mokhtar, était arrivé au palais de toile au milieu des rochers, siège central de l'Ordre. Il nous faut dire maintenant comment, avec quelle allégresse, cette arrivée fut saluée, car elle était fort attendue. Voici plusieurs jours, en effet, que Mounir s'en était allé à la rencontre de Marw ne, nous dirons plus tard dans quelles conditions, et de quel péril le jeune garçon fut à cette occasion délivré. Mais pendant ces jours, on s'était fort inquiété de la réussite des opérations, aussi, lorsque le ma"tre parut sain et sauf, accompagné qui plus est non pas d'une, mais de deux recrues nouvelles - deux garçons superbes au demeurant - on ne se tint plus de joie. D'abord, il y eut les jeunes - un tas de garçons tout juste adolescents, piaillant et riant, nu pieds, débraillés et charmants - qui déboulèrent en masse des moindres replis de toile, comme un flot impossible à contenir ; ils assaillirent l'homme sombre, qui riait aussi, et ses deux nouveaux compagnons ; ils les portèrent en triomphe, puis les déposèrent sur une immense litière de satin mauve, et se ruèrent tous sur eux, comme pour les dévorer ; et l'on entendit un bruit de vêtements déchirés, arrachés ; depuis de longs jours qu'ils n'avaient plus eu de nouvelles de leur seigneur et ma"tre, beaucoup de ces jeunes étaient en manque de tendresse et de caresses viriles ; aussi, cent petites bouches affamées se posèrent en même temps sur le corps de Mounir, comme autant de ventouses qui embrassaient, suçaient, léchaient tout ce qu'elles pouvaient ; et presque autant de jeunes corps vigoureux, à la peau satinée, lui offraient en même temps leur contact velouté, comme des vagues lèchent la coque d'un navire. Ceux qui étaient un peu moins affamés prenaient pour cible les deux novices, Marw ne et Mokhtar - qui, d'ailleurs, étaient novices pour l'Ordre, mais ne l'étaient pas en amour, comme nous l'avons vu. Et c'était un grand bain de force et de vitalité, dans lequel tout le monde s'embrassait, s'embrasait, se fouaillait, s'aspergeait, se buvait. Puis, un grand calme suivit le tumulte, dans lequel on entendait comme un bruit de poitrines haletantes et de coeurs battant la chamade. Mais le calme ne dura pas, car à ce moment, les musiciens, qui avaient fourbi leurs luths, leurs nays, leurs tambourins, leurs cithares pour l'occasion, entonnèrent un grand concert langoureux en honneur de nos trois héros ; et comme, en même temps, arrivaient les grands, les a"nés, qui s'étaient d'abord tenus en retrait face à la foule des garçons qui venaient acclamer le ma"tre de l'Ordre, la bacchanale reprit de plus belle. Hommes et garçons, cadets et a"nés, copulaient joyeusement au son des flûtes et des mandores ; et Mounir, qui, entre-temps, s'était reposé, contemplait ce spectacle avec attendrissement, fumant l'opium dans un grand calumet, pendant que ses plus proches compagnons buvaient du vin doux, dont lui-même ne prenait jamais. Puis, on vint servir différents mets : des pièces de viandes et de grands plats de fèves, et des fruits délicieux à foison ; et chacun se servit jusqu'à ce qu'il fût entièrement repu. Alors, un murmure parcourut toute l'assemblée, qui convergeait en direction de Mounir ; il était manifeste qu'on attendait de lui un discours. Alors il se leva, s'éclaircit la voix, et commença : << - Mes frères, mes chers frères, que vous êtes beaux, en ce moment ; oui, je vous le dis, vous êtes beaux ! (Murmure d'approbation). Et c'est ainsi que vous faites votre devoir, car nous avons le devoir d'être beaux, étant arrogants et hautains envers ce monde qui nous a si mal traités ! Oui, je vous le dis, nous devons être beaux, car nous sommes à Dieu, plus que quiconque ; nous sommes le fléau de Dieu ! Sa vengeance sur les familles, sur les docteurs, sur tous ceux qui ont avili son nom, qui l'ont tra"né dans la boue. Nous sommes Dieu, oui, nous ! Nous sommes grands ! Et nous le leur montrerons ! Oh oui, mes frères ! Vous connaissez tous ce brave ministre de sa majesté le sultan de Naruq (en disant cela, il s'inclina d'une façon ironique qui fit pouffer l'assemblée), j'ai nommé le prince Mourad ; vous savez quelle haine féroce ce fier jeune homme nous voue, et qu'il a juré de nous écraser comme de la vermine que nous sommes ! Eh bien ! Nous lui montrerons - vous lui montrerez - qu'il y a un Dieu même pour la vermine, et que son courroux peut être terrible pour celui qui ose se mettre en travers de son chemin ; car nous, nous sommes demain ; nous sommes l'aurore à na"tre ; nous sommes la naissance, la jeunesse et la vie ; nous n'avons d'autre limite que celles que nous imposent les forces de notre esprit et de notre corps, et nous écraserons impitoyablement celui qui nous veut mettre la bride, nous empêcher d'aimer et de haïr à notre gré ! Telle est notre Doctrine, la plus belle et la plus sainte des doctrines ; le jour est proche où tu le reconna"tras à genoux, comme les autres. Oui ! Tremble, ô Mourad ! Tout prince et tout ministre que tu sois, mon sabre en a embroché de plus bravaches que toi ! Mais ne te fais pas trop de souci, mon beau prince ! Le sabre dont je parle a lame si peu mortelle, que quand tu y auras goûté, tu en redemanderas ou je ne m'appelle plus Mounir, le porteur de lumière ! >> À ces mots, un grand éclat de rire parcourut l'assistance ; puis chacun se remit à boire, à manger, à plaisanter. Mais la pipe à opium gisait maintenant sur un carré de toile, abandonnée. À la faveur du joyeux tumulte provoqué par ses dernières paroles, Mounir s'était doucement éclipsé. Où était-il allé ? Nous le retrouverons à quelques pas de là, dans une vaste tente où abonde la pourpre et l'or, où flotte une pesante odeur d'encens. À chaque coin de la tente, un garde, entièrement voilé et armé jusqu'aux dents, défend l'entrée. Dans la tente, il y a Mounir. Il n'est pas seul. En face de lui, sur une couchette de velours parme, est allongée une grande et belle femme, au teint bistré, à la lourde chevelure noire qui tombe en cascade sur ses épaules altières ; à ses pieds est assise une petite fille, dont elle caresse les beaux cheveux ch tain. Cette dame, c'est la belle et noble Fatima, la seule femme que Mounir eût jamais aimée ; mais quelle passion dévorante ! Quelle flamme terrible entre eux ! Car ce sont deux volontés pures, deux forces de la nature, deux grands fauves que ces deux êtres humains, qui devaient, par une pre fatalité, se rencontrer pour se chérir ou s'entre-dévorer. Pour le moment, Mounir regarde Fatima, une drôle d'expression rêveuse dans ses yeux verts émeraude. Il est venu lui faire son compliment ; écoutons ce que l'homme sombre, de sa m le voix suave, va dire à la belle amazone : << - Que la paix soit sur vous, madame ; je suis venu, vous le voyez, au retour d'un périple dont j'ai failli vingt fois ne pas revenir, et où votre pensée m'a si souvent secouru ; enfin, j'en suis revenu, et je viens vous faire ce présent, humble hommage à votre éternelle splendeur. >> Et disant cela, il fit un signe du regard au jeune Mokhtar, qui s'avança vers la belle, tenant sur ses bras, soigneusement plié, un long morceau d'étoffe de soie violette piquée de perles, de diamants, de rubis et de saphirs, qui était dans les fontes d'un des chevaux de la caravane attaquée. Fatima daigna à peine regarder ce cadeau que le jeune garçon - en rougissant légèrement - tendit à la jeune fille qui était assise aux pieds de sa ma"tresse ; puis elle dit, en souriant légèrement : << - Produit de l'une de vos rapines, sans aucun doute ; n'est-ce pas, monsieur ? - Madame, répondit Mounir qui, souriant également, dut cependant réprimer un mouvement de colère, madame, vous avez tort de parler ainsi. En revenant de cette expédition dont je vous ai parlé, j'ai eu affaire à une bande de drôles qui tenaient captif ce pauvre garçon que voici, lui voulant faire un mauvais sort, indigne d'hommes de qualité et d'honneur. Aussi, n'écoutant que mon courage et ma générosité, j'ai mis en fuite les malandrins, délivré ce charmant enfant qui vous est, depuis, aussi dévoué qu'à moi (Mokhtar s'inclina à ces propos), et alors j'ai vu que les vauriens avaient abandonné, dans leur l che dérobade, des biens qui pouvaient être utiles ; aussi les ai-je pris afin qu'ils ne tombassent pas entre les mains de quelque vil maraudeur. Mais, de ces trésors dignement acquis, je vous ai réservé la plus belle part, à vous dont le nom, l'image, la pensée, m'ont été le plus doux secours et le plus beau talisman, pendant ces pénibles jours où j'ai dû affronter la garde du prince Mourad. - Pour les beaux yeux de quelque éphèbe, sans doute ! Et ce jeune garçon, dont vous dites si galamment qu'il m'est tout dévoué, sans doute partage-t-il déjà votre couche, lui aussi, monsieur ! Allons, soyez honnête, mon doux ma"tre. Ne dites pas que mon nom, mon image, ma pensée vous ont secouru pendant ces jours que vous décrivez comme fatals, dites plutôt que ce secours vous aura été donné par le nom et la pensée de quelqu'un de vos favoris ; tenez, de ce jeune Haydar, par exemple, qui a la peau brune et le regard lascif, et qui vous regardait ces derniers temps de façon si expressive. Je crois d'ailleurs que le pauvre enfant n'a rien mangé pendant les trois derniers jours où vous fûtes parti ; veillez bien à ce qu'il se nourrisse convenablement à présent qu'il n'a plus à craindre pour vous ! Mounir se mordit le poing. - Madame, que vous parlez durement à votre humble serviteur ! Et puisque vous évoquez ces preux jeunes gens que vous nommez mes favoris, ne suis-je pas en droit, moi, de dire quelques mots de ces jeunes personnes que vous employez à votre service, et qui vous servent, je veux le croire, avec autant de dévouement que mes jeunes gens me servent, moi ! - Gardez-vous en bien, répondit froidement Fatima. Oui, gardez-vous en bien, mon ami. Tel ma"tre, telle servante. Moi, je vous ai servi de tout mon coeur, de toute ma flamme, quand, encore adolescente, vous m'arrach tes à ma famille, à mon doux et paisible foyer, pour m'entra"ner sur les chemins, à dormir dans des antres ; je n'ai rien dit alors, et, comme je viens de vous le dire - mais vous le savez mieux que moi - je vous ai servi de toute la force de mon me, que vous avez damnée ! Oh ! J'aurais tout subi de vous, tant du moins que j'eusse été sûre que vous m'aimiez. Mais depuis que vous me délaissez pour... pour tous ces jeunes garnements que vous ramassez sur le rebord des chemins, que voulez-vous que je fasse ? Je suis trop fière pour aimer un autre homme que vous, vous le savez ; alors, je prends exemple sur vous, et pour tuer le temps, j'ai mes suivantes... - Garnements ! Éclata Mounir. C'est ainsi que tu nommes l'élite de la jeunesse de ce pays, que je recueille avec amour, que j'éduque selon les principes de la chevalerie spirituelle qui fit la gloire de ses ancêtres, à qui je rends sa fierté en même temps que sa liberté, insultée par cet imbécile de sultan avec son ignoble laquais de vizir Mourad !... - Ah ! Ne parle pas comme ça de mon frère ! Toi... toi...  - Ton frère ! Rugit Mounir en s'avançant vivement vers la belle qui congédia la petite servante épouvantée ; ton frère ! Ah ! Oui, parlons-en de ce frère maudit, qui depuis des années, me rend la vie impossible, me traite comme le diable sous prétexte que j'ai épousé sa soeur, fait de moi un proscrit, un paria... un paria, moi !... Un éclair de compréhension passa dans les beaux yeux bruns de Fatima qui reprit plus doucement : - Oui, toi... oh ! Tu n'as pas mérité cela, je le sais ; mais mets-toi à leur place à tous. Tu étais... - Déjà maudit, oui, je sais ! Maudit par le sultan, mon père ! Rejeté, banni, parce qu'un imbécile d'astrologue avait prédit que je tournerais mal, que je serais la honte de ma famille, la honte de mon sang, que je portais le péché en moi ! Ah ! Si tu avais vu la grimace que faisait ce charlatan quand sa tête était au bout de mon sabre ! Hélas, ma mie, le mal était fait, depuis longtemps. - Oui, je sais, je sais ; et je t'ai aimé quand même, folle que j'étais. Ah ! Si seulement tu m'aimais, toi ! >> Mounir avait déjà posé ses mains sur la chevelure de Fatima ; à ces derniers mots, il tomba à genoux et l'enlaçant, il dit : << - Moi ! Mais si je ne t'aime pas, qui donc aimerais-je ? Tu le sais bien, chère folle, tu es mon oiseau de nuit, mon vautour adoré, mon aigle royal ; que ton bec adoré me lacère la peau pour me dévorer les entrailles, je n'attends que cela pour quitter heureux ce monde perfide ! Oui, je t'aime, chère Fatima ! Hélas, est-ce ma faute si j'ai le coeur encore assez grand pour aimer mes garçons aussi ? Oui, j'aime Haydar ; il est si beau, mais également si noble de coeur, si généreux... est-ce donc un crime que d'aimer ce qui est bon et beau ? Mais, par Dieu ! Que je sois damné une seconde fois si je ne t'aime pas plus que tout au monde, plus que ma vie même... d'ailleurs, le mal que j'ai pu te faire, tu me l'as rendu, n'oublie pas : oeil pour oeil... alors nous sommes quittes, nous devons l'être ! Mon amour, nous devons l'être. - Ah ! Il m'appelle son amour ! Et moi, folle je l'écoute ! Je le crois ! Oh, Dieu, faut-il que je sois maudite, moi aussi... mais oui, mon ma"tre, nous sommes quittes, et je t'aime également, comme je t'ai toujours aimé... que deviendrais-je sans toi ? Sans toi, Mounir, je... - Chut ! Ne dis plus rien, insensée ; il n'y a pas de << sans moi >>, il n'y en aura jamais. Ton maudit frère peut ourdir contre moi toutes les cabales qu'il veut, il n'est pas en son pouvoir de nous séparer l'un de l'autre ; quoi qu'il arrive, nous serons toujours unis comme nous le sommes en cet instant. >> Et, ce disant, il appliqua sur ses lèvres exquises le plus doux, le plus ardent baiser qu'un amant peut donner à sa ma"tresse ; et, en un moment, ils ne furent plus qu'une seule chair, une seule flamme de vie dansant frénétiquement sous le vent de l'amour. Puis, ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre. Au même moment, le petit Mokhtar était retourné près de la tente de son ma"tre pour l'attendre, et ne le voyant pas revenir au bout de près de trois heures, il était entré et avait trouvé un long jeune homme brun qui dormait sur son lit - le lit de Mounir. C'était le jeune Haydar, qui avait quatorze ans, et qui, de tous les garçons, était le plus intime avec l'homme sombre. Mokhtar, en le voyant, s'était souvenu de son ami ; alors, comme il était bien fatigué, il s'était glissé dans sa couche - dans la couche de Mounir, toute tiède de la chaleur du jeune homme qui s'y trouvait. Lui aussi avait attendu Mounir en vain, puis s'était endormi. Cependant, il se réveilla à moitié lorsqu'il sentit que quelque chose de frêle et de délicat se calait contre lui ; ce quelque chose, c'était Mokhtar qui essayait de se blottir entre les bras de ce garçon inconnu et qui, du bas du dos, lui effleurait le bas-ventre. Alors, le bas-ventre de Haydar se réveilla à son tour, et il en résulta que les deux garçons furent tous les deux parfaitement réveillés, et même un peu plus que réveillés. Alors, Haydar fit l'amour à Mokhtar ; et tous les deux, également, s'endormirent dans les bras l'un de l'autre. Lorsqu'il rentra dans sa tente, au petit matin, Mounir trouva ce spectacle fort charmant. Et comme lui aussi était las de sa nuit d'amour avec Fatima, il s'alla glisser dans le lit, entre les deux garçons, dont il sentait la chaleur par devant et par derrière. Et il glissa dans un songe étrange ; un songe dans lequel il était pris entre les deux garçons, offrant sa croupe au jeune Haydar, tandis que le petit Mokhtar lui offrait la sienne ; de sorte qu'il copul t des deux côtés, ce qu'il appelait, par imitation de la liturgie catholique, << communier sous les deux espèces >>. Il devait cette expression à l'un de ses bons amis, le père Anastase, prêtre romain, ce qui ne l'empêchait point d'être ivrogne, et grand pédéraste devant l'Éternel. En réalité, ce rêve n'en était peut-être pas un ; il était même sûrement fort réel, mais comme il était fatigué et que les premiers rayons du soleil commençaient à poindre à travers les interstices de la toile, il trouvait plaisant d'imaginer qu'il faisait un doux rêve. 4. Le principe de la vie Il y a un verset du Coran qui dit, en parlant des élus du Paradis : << parmi eux, déambuleront des garçons éternellement jeunes >>. Ce verset est à rapprocher de deux paroles prophétiques fameuses, l'une, déjà évoquée, qui affirme que Dieu S'est présenté au Prophète sous la forme d'un jeune éphèbe ; l'autre qui affirme que le Coran, dans l'au-delà, se manifestera sous cette même forme. Or, il faut savoir que selon les sages à qui Dieu a ouvert les portes de l'interprétation ésotérique du Livre, le mot Coran ne désigne pas seulement la Révélation, mais aussi ce qui se révèle, c'est-à-dire l'Essence, cette réalité ultime qui embrasse toute réalité ; Coran est le nom de l'Essence en tant qu'Elle Se révèle - et à qui, sinon à Elle-même ? Et c'est ainsi que, d'après la tradition, le Prophète lui-même est appelé un Coran ; car c'est par le Prophète que la réalité de l'Essence se révèle : c'est donc lui qui est la Révélation ultime, l'Essence en tant que révélation de l'Essence ; ce sont là des choses que seuls les esprits forts peuvent comprendre ; mais nous, les mille et un garçons, nous qui sommes l'esprit de Dieu et Son image sur terre, si nous chantons, ce n'est pas pour les esprits faibles. Ainsi, tout ce qui est bon et noble revêt ultimement la forme d'un jeune garçon : Dieu, le Coran, le Prophète, et même les jouissances du Paradis ; et voilà pourquoi le verset ci-dessus est beau : parce qu'il nous montre les jouissances du Paradis selon la forme la plus parfaite, la forme même que Dieu a prise pour Se montrer au Prophète - c'est-à-dire à Lui-même - et que le Coran prendra pour se révéler aux élus. Car le jeune garçon, et plus encore, le garçon toujours jeune, toujours beau, est la vie même, et l'essence de la vie ; et toute la beauté de la vie éternelle est concentrée dans ce verset, qui montre les garçons éternellement beaux et jeunes déambulant parmi les élus, comme les croyants déambulent autour de la Kaaba à la Mecque. Or, il y a, là encore, une référence cachée au jeune garçon : c'est que la Mecque, la Maison sacrée, demeure par excellence de l'Esprit divin sur la terre, renvoie à la présence d'Ismaël, ce prophète adolescent, dont le sacrifice est le symbole de l' me qui s'offre à Dieu paisiblement mais totalement ; Ismaël qui, à quatorze ans, dit-on, a conçu la langue arabe par une inspiration divine. C'est pourquoi la langue arabe est toute de fluidité et d'harmonie : elle ondoie, comme la taille de cette espèce de garçon que l'on appelle muhafhaf, en raison de la finesse et de la gr ce de cette partie de son corps ; reine des langues, langue du Coran, langue du mystère et de l'amour, il faut être d'une rustrerie pratiquement inconcevable pour ne pas en percevoir la beauté. Or, cette beauté tient, miraculeusement, au fait qu'elle est née dans la bouche d'un adolescent au coeur pur. Or, ce matin-là, précisément, on voyait Mounir déambuler en compagnie des trois garçons que nous avons vus la veille : Mokhtar, Marw ne et Haydar ; trois garçons que l'on aurait bien pu qualifier de muhafhaf, tant ils avaient la taille élégante et bien prise ; aussi, ils étaient de trois ges différents, qui représentaient trois stades particulièrement harmonieux du développement de tout garçon : Mokhtar avait dix ans ; Marw ne douze, et Haydar en avait quatorze. Le premier était donc juste au seuil de la puberté ; le second était en plein dedans, et le troisième l'avait à peine dépassée. Entouré de toute cette beauté, Mounir se sentait des ailes aux pieds ; il était le véritable Hermès, le messager des dieux. Et il avait autour de lui trois jeunes dieux, auxquels il allait transmettre le message de la Vie absolue ; car la Vie est cette force qui nous réunit et qui tient tout ensemble : par elle, les parties du corps se maintiennent en liaison ; par elle, l' me reste liée au corps, et par elle encore, les corps et les mes mêmes tendent à se rapprocher, à tisser des liens qui contribuent à amener de l'unité dans ce qui était initialement épars. Ainsi, la Vie est force de rapprochement, de lien et d'union. La magie de la langue arabe fait que tout cela se retrouve précisément dans le mot qui désigne dans cette langue la vie : al-hay t ; car ce mot exprime, étymologiquement, l'idée d'unité, et même, plus encore, de rassemblement, de retour du multiple vers l'un ; ainsi, hayya est une sorte de cri qui invite au rassemblement ; on le trouve en particulier dans les paroles de l'appel à la Prière, qui sont sacrées. << Et maintenant, chers enfants, dit Mounir, maintenant, faites effort, descendez en vous-mêmes, jusqu'à ce point en vous d'où vous sentez que toutes les puissances, toutes les facultés de votre être sont réunies comme par un noeud qu'on ne peut trancher ; vous sentirez alors que ce principe d'unité qui est en vous, ne diffère pas essentiellement du principe qui maintient, dans l'univers, l'union harmonieuse de toutes les parties ; car il ne saurait exister réellement deux principes d'unité distincts. Cette force qui, tout au fond de vous, fait que votre être, en permanence, se maintient tel qu'il est, en dépit d'une tendance générale à la dissolution et à la dispersion ; cette force est, en principe du moins, la même que celle qui fait que, dans l'univers, les sphères gravitent sur des orbites fixes, les rivières suivent des cours bien établis, et que tout, en dépit du mouvement général qui tend à le dissoudre, témoigne d'un ordre immuable, d'une tendance à l'unité plus forte et plus ancienne que la tendance contraire au multiple et à la dissension. De même que l'évangile commence par ces mots : au nom du Père, de la Mère et du Fils (c'est du moins ce qu'affirment certains sages de la communauté du Prophète, et je ne suis pas assez sage moi-même pour mettre leur parole en doute), de même, le Coran - vous le savez - commence par ces autres mots : Bismill hi al-Rahm n al-Rah"m, au nom d'All h, le Tout-miséricordieux, le Très-miséricordieux. Trois dans chaque cas, car vous devez savoir qu'il y a une divinité, mais qu'il y a deux miséricordes, une générale, à laquelle les choses doivent d'exister, et une élective, à laquelle elles doivent de se distinguer les unes des autres ; or, tout commence toujours par le nom d'All h, qui est nommé pour cela le Père - oui, vous avez bien entendu, et c'est du nom que nous parlons ; le Père est le nom du nom, qui commence toute chose ; et quant à l'Essence même - car All h n'est qu'Essence et nom - Elle ne commence rien, car Elle est tout, et qu'il n'y a rien avec Elle qu'Elle pourrait commencer ou finir - mais ceci nous entra"nerait trop loin. Or, sachez bien que le nom, c'est la vie ; car c'est en nommant les choses de Son propre nom, qui est comme la lumière pour l'oeil et comme le sang pour le corps, que Dieu leur donne la vie, c'est-à-dire l'existence ; car la vie est la substance même de l'existence, et la vie de toute chose est le nom divin qu'All h - exalté soit-Il - a mis sur elle. Et la vie est la substance de tous les noms. Mais oubliez un peu les noms, et concentrez-vous sur la vie ; vous verrez encore ceci, que cette grande force d'unité, par laquelle tout ce qui est, est un sous certain rapport, cette force qui est la substance de tout ce qui est et la réalité de votre propre substance, et qui est en vous comme elle est en toute chose ; cette force qui est vous enfin, et qui coule en vous comme un torrent toujours frais, toujours neuf, toujours jeune, vous pouvez choisir de la seconder par votre esprit, en cherchant à être tout ce que vous pouvez être, à vivre tout ce que vous pourrez vivre ; ou bien, de vous rebeller contre elle en tournant le dos à la vie ; car tourner le dos à la vie, cela relève encore du pouvoir auguste de la vie, qui peut souhaiter son contraire, à savoir la mort, tandis que la mort ne peut rien souhaiter. Aussi, ne souhaitez jamais la mort, et souhaitez toujours la vie ; soyez toujours du côté de la vie, et la vie sera de votre côté ! Mais maintenant que vous en savez assez long sur la vie, il faut que nous parlions de la source et du principe de la vie. Le principe de la vie, en nous, qui sommes des hommes, porte deux noms ; le premier est : l'esprit, et l'autre est : le sexe. Très peu de gens savent à quel point le sexe et l'esprit, ramenés à leurs attributs essentiels, sont une seule et même chose. Pourtant, nous savons bien, nous, musulmans, que le Prophète a comparé la prière à la femme, comparaison vraiment spirituelle ; or, ce que la prière est à l'esprit, la femme l'est au sexe, et vice-versa - pour ceux, du moins, qui aiment les femmes, ce qui vous arrivera peut-être un jour, mes très chers, ce ne serait pas vous vouloir du mal que de l'espérer. Le sexe et l'esprit, s'ils ne sont pas une seule chose, sont, au moins, comme la base et le sommet d'une montagne, et cette montagne, c'est le pouvoir créateur de l'homme ; mais il faudrait pouvoir imaginer une montagne où le sommet porterait la base, et non l'inverse. Car si le sexe est plus étroit que l'esprit, c'est tout de même lui qui le porte et le maintient dans sa dignité d'esprit ; car c'est dans l'acte sexuel que l'homme accomplit la perfection de sa dignité d'homme, qui est de se créer lui-même. Dans l'acte sexuel, ai-je dit, mais non pas dans tout acte sexuel. Je n'entends pas ici l'acte sexuel utilitaire, celui qui vise à la reproduction, ou à l'accomplissement d'un besoin physiologique ; j'entends celui qui est mené pour lui-même, et pour le seul bonheur de posséder un être que l'on vénère, que ce merveilleux pouvoir d'illusion qui se nomme amour nous donne paré de toutes les gr ces et de toutes les vertus. C'est cela, sachez-le bien, qui est le plus haut accomplissement de la destinée humaine, le ressort intérieur de la vie, la source de toutes les grandes actions que l'homme accomplit : guerres, conquêtes, oeuvres de l'esprit, combien n'ont-elles pas eu pour but réel, derrière le but visible ou apparent, de conquérir le coeur d'une femme ou d'un garçon ? Mais même lorsque l'esprit agit réellement pour lui-même, c'est encore souvent le sexe qui parle en réalité ; songez bien que tout ce qui se fait de grand, se fait par amour, et que derrière l'amour, se trouve en réalité le sexe. L'amour de Dieu ? Mais, chez les plus grands mystiques, cet amour ne confine-t-il pas au désir d'union ; or, faire l'amour avec quelqu'un, qu'est-ce d'autre que s'unir à ce que l'on aime ? Le mystique, le vrai mystique, aspire en somme à faire l'amour avec Dieu ; ce qui n'a rien que de fort légitime, si l'on daigne encore une fois songer à la forme sous laquelle le Prophète a vu Dieu... Oui, cette forme, c'est vous, mes chers amis ; et tenez, d'avoir tant évoqué la vie, je la sens qui me chauffe les entrailles ; venez, rapprochons-nous les uns des autres, pour accomplir la plus haute oeuvre sous le soleil de Dieu. >> Et ce disant, il se dévêtit, et les trois garçons en firent autant ; et ils firent l'amour à quatre, à l'ombre d'un vieux platane. Lorsqu'ils eurent fini, Mounir, assis au pied de l'arbre et caressant la tête du petit Mokhtar qu'il tenait sur ses genoux, continua son discours, mais plus pour lui-même, comme s'il songeait tout haut : << Ah ! Que l'amour est beau, mes chers amis... Oui, en vérité, il n'est de grande action qui ne soit inspirée par l'amour ; l'amour, le désir de s'unir à l'être qu'on adore... oui, mais en vérité, d'où nous vient ce désir ? J'ai parlé de cette Forme divine que chaque garçon portait en lui, du fait qu'il est un garçon - ainsi qu'il ressort de l'enseignement du plus sage, du plus saint des hommes. Ainsi, lorsque je désire Mokhtar, ou Marw ne, ou Haydar (chacun des garçons sourit en entendant son nom), c'est cette forme divine en vous que je désire ; autant dire que c'est Dieu ; oui. Mais pour tout amoureux, l'être aimé n'est-il pas Dieu ? N'est-ce pas là l'essence même de l'amour : voir Dieu en quelque être donné ? Voilà tout le secret : c'est toujours Dieu qu'on aime, c'est toujours Lui que l'on désire ; et le sexe n'a pas d'autre racine que cette connaissance, ou plutôt cette reconnaissance instinctive de la présence de Dieu en l'autre. Or, qu'est-ce que Dieu ? << Dieu >>, << All h >>, après tout, ne sont que des noms ; mais derrière ces noms, se cache la source de la vie, l'origine mystérieuse de cette force qui tend toujours à rassembler, à rapprocher et à unir, que ce soit les corps, les coeurs ou les mes. Cette force par laquelle le tout se maintient comme tout, et la partie comme partie, c'est-à-dire comme tout dans un tout, et par laquelle, de ce fait, il y a de l'ordre, chaque chose demeurant à la place qui lui est dévolue, et dans cet ordre, il y a de la variété, et dans cette variété, de l'unité ; cette force-là, qui fait que tout concourt harmonieusement, je la nomme Dieu, ou plutôt, je la nomme la vie de Dieu, et la vie absolue, car il n'y a réellement qu'une seule vie, par laquelle tout ce qui est vivant vit, cro"t et respire. Et c'est cette source de la vie, que tout vivant recherche avec fièvre pour s'y retremper et s'y recréer sans cesse ; si cela te semble par trop abstrait, rappelle-toi tes propres amours, tu y verras, clair comme le jour, que ce que tu aimais était pour toi la source de la vie, et qu'en être privé équivalait à la mort. Or, cette source de la vie est, nécessairement, présente en toute chose et surtout en tout être ; de sorte que c'est elle que nous désirons dans ce que nous désirons ; mais elle n'y est pas présente également pour tout le monde. La force et la magie de l'amour, est de nous révéler la présence de cette source de vie - que nous appelons Dieu - en tel être, et de nous permettre, en nous unissant à lui, de nous unir réellement à Dieu. Et cela est d'autant plus vrai que nous en prenons conscience ; de sorte qu'il n'est pas de plus grand ni de plus bel amour, que celui qui est vécu en sachant que c'est Dieu que j'aime dans celui ou dans celle que j'aime ; ainsi atteint-on le sommet de l'amour, et le sommet de la vie même. Ce n'est pas encore tout cependant ; car cette source de la vie, qui est présente en toute chose, par cela même qu'elle est présente en toute chose, est présente en nous-même. Or, qu'est-ce qui cause en nous le désir de cette source, sinon elle-même, et le désir qu'elle éprouve pour elle-même, se sachant le summum de toute perfection et de toute vertu ? de sorte que, dans toute union de deux ou de plusieurs êtres, ce n'est jamais qu'un seul qui, se reconnaissant en plusieurs, cherche de se réunir à lui-même, pour savourer la merveille infinie de son unité vivante. Donc, si tu veux bien aimer, et bien faire l'amour, recherche en toi-même cette source de la vie ; tu sauras alors qui est l'amant, et qui est l'aimé, et tu conna"tras le fin mot de l'amour, et tu détiendras la clefs de tous les secrets de la création et de l'incréé même ! >> Les trois garçons écoutaient en rêvant ; comme chacun d'eux comprenait à peu près un mot sur trois à ce discours, on peut dire qu'à eux trois, ils comprenaient tout. Cependant, le beau discours ne fut pas plus tôt achevé qu'un grand éclat de rire vaguement éthylique retentit derrière un rocher. Mounir reconnut ce rire et sourit à son tour. << - Oh là ! Père Anastase, cria-t-il, que venez-vous faire par ici ? Et ne vous jugez-vous pas impertinent de rire lorsque je discours sur les mérites de l'amour ? Dites ! - Eh bien, répondit l'interpellé, mais je venais simplement vous voir, mon très cher ; visite de courtoisie, voilà ce que je faisais ici. Mais je crains, avec mon rire trop prompt, d'avoir interrompu un beau mouvement de l'esprit, car vous êtes, ma foi, un fort bon discoureur. - Mais, ma parole, c'est qu'il se moque de moi ! Eh ! Si vous buviez moins de vin, mon père, vous auriez les idées plus claires, et vous pourriez bien discourir à votre tour. - Tut ! Arrière, hérétique ! Le vin est le sang du Christ. Mais je vous entends discourir fièrement de l'amour, entouré de magnifiques éphèbes, trop magnifiques pour vous, ma foi ! Et dans vos discours, il n'est question que du Coran par-ci, et du Prophète par-là ; mais que dit-il, votre Coran, des amours du peuple de Loth ; et que dirait-il, votre gentil Prophète, s'il voyait la façon dont vous traitez vos éphèbes ; hein ? - Tut ! Arrière, mécréant ! Le Prophète n'est pas ici pour me dire ce que je dois faire ou ne pas faire de mes garçons, et j'en rends gr ces à Dieu, car c'est par Sa volonté que je suis ici tandis que le Prophète n'y est pas. Et puis, n'as-tu pas entendu que le Prophète, lorsque les braves Bédouins lui venaient faire voeu d'obéissance, avait coutume d'ajouter : << dans la mesure de vos possibilités >> ? Eh ! Chacun de nous est borné par sa nature, et il n'est jamais bon d'aller contre elle ; cela engendre la mélancolie, et toutes les actions bizarres qui s'ensuivent. Non, mieux vaut obéir de bon coeur à presque tout, que d'obéir à tout, contraint et résigné. Dieu le sait bien, allez ! Et le Prophète aussi, croyez-moi. - Bah ! Bah ! Au diable toute cette casuistique, mon cher ! Chez nous, les choses sont quand même plus simples. Le Christ n'a jamais eu le mauvais goût d'assimiler les sodomites à des démons ; et puis, regardez nos couvents, nos monastères, dans le bon vieux temps ! Quels merveilleux collèges d'amour ! Comme on y troussait bien le moinillon ! Ah ! Les ma"tres, en ce temps-là, savaient donner le goût de la férule ; et l'on n'y buvait pas que de l'eau bénite, croyez-moi. Copuler avec les novices était, pour les moines, une seconde nature, presque un sacerdoce même ; songez donc qu'en enseignant à ces jeunes les plaisirs défendus, c'était un avant-goût du Paradis qu'ils leur donnaient ; puis, quand ils devenaient grands et que c'était leur tour d'être moines, et d'enseigner aux novices, ils goûtaient enfin le Paradis, et on les appelait des saints. Et avec ça, la chrétienté était forte, et elle regorgeait de grands esprits : des saint Jean Chrysostome, des Scot, des Thomas ; non pas, comme aujourd'hui, des nains qui vous dissèquent les saintes Écritures comme des écol tres profanes, et n'ont même pas le courage de défendre leurs frères pédérastes ! - Allons bon ! Mon père, vous ne vous embarrassez pas de casuistique, vous, je vois cela ; mais l'exactitude historique et l'équité ne vous étouffent pas non plus. Voyons ! Vous aviez vos collèges de moines, nous avions nos clo"tres soufis ; et croyez-moi, les éphèbes n'étaient pas plus détestés dans les seconds que dans les premiers. Certains de nos soufis les prisaient même tant qu'ils en avaient fait la base d'une sorte de liturgie particulière ; rien qu'en contemplant le visage d'un éphèbe à la lumière d'une lampe, ils entraient en transe, étant ravis en Dieu. Et n'allez pas vous figurer qu'ils ne faisaient que regarder. Dame ! Il n'était pas jusque dans les cours des califes où l'amour des éphèbes n'était tenu en haute estime ; ne vous souvient-il pas d'Abu Nuw s ? Ignorez-vous quelle renommée ce poète avait acquise par le récit héroïque de ses amours garçonnières ? Et cependant, Abu Nuw s n'est que l'arbre qui cache la forêt ; une multitude d'autres l'ont suivi, qui, ne le valant pas comme poètes, valaient peut-être mieux comme trousseurs de garçons ! Allons, mon père, vous savez tout cela ; mais vous défendez l'honneur de votre religion, c'est bien. - Mon ami, je suis heureux que vous le preniez ainsi. J'avais peur que vous prissiez ombrage de ma jactance, sans comprendre que ma critique était toute verbale ; car, vous le savez, au fond, je l'aime bien, votre diable de Prophète ; je le trouve un petit peu froid avec les garçons (à ces mots, Mounir fronça les sourcils), mais il savait y faire avec les femmes. J'aime qu'un homme de Dieu soit bon vivant, allez ! Cependant, une chose me chiffonnera toujours chez vous, les Mahométans ; c'est que vous ne puissiez pas comprendre que trois ne fassent qu'un, et qu'un fasse trois. Cela prouve, à mon sens du moins, une grande limitation de l'intellect. Certes, vous n'adorez qu'un Dieu, comme nous, et je crois qu'il faut bien que ce soit le même. Mais nous l'adorons trois fois plus que vous, puisque nous l'honorons en trois Personnes, tandis que vous n'en connaissez qu'une. Il vous manque cette sublime doctrine de la sainte Trinité, ce triple regard de l'Un sur Lui-même, consubstantiel à l'Un. - Pardon, mon cher ami, mais c'est vous qui vous abusez vous-même, en disant que nous ne le comprenons pas ; nous le comprenons fort bien, au contraire, du moins ceux d'entre nous qui méditent sur le sens des textes révélés ; mais combien sont-ils, même parmi vous ? Simplement, nous sommes plus généreux que vous ; ce que vous n'affirmez que du trois, nous l'affirmons, nous, de toute multiplicité ; et nous disons que Dieu est présent en toute chose, et que toute chose est présente en Dieu, de sorte que tout est Lui, et Lui seul ; n'est-ce pas merveilleux, cela ? - Bah, ce sont vos soufis qui disent cela, mais est-ce dans le Coran ? J'en doute. - Et moi, je doute que votre sainte Trinité soit dans les Évangiles, en tout cas qu'elle y soit mentionnée en toutes lettres. Mais quant à nos soufis, si vous pensez qu'ils n'ont pas bien lu le Coran, ôtez-vous vite cela de l'esprit. Car sachez que le Coran dit textuellement << Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu >>, et bien d'autres choses semblables. Mais il y a quelque chose de plus étonnant encore, seulement j'hésite à vous le dire, car je vous vois aujourd'hui d'une humeur bien polémique. - Fi donc, mon cher ! Je bois toutes vos paroles comme du nectar divin. Si vous arrivez à me convaincre tout à fait - je le suis déjà plus qu'à moitié - je me fais musulman sur le champ, mais je vous préviens, mon tout bon, il y a intérêt pour vous, si je me convertis par votre faute, que le cul des petits musulmans soit aussi délicieux que celui des petits chrétiens, sans quoi, il n'y aura point de pardon pour vous, ni sur terre, ni dans l'au-delà. - Vous riez, quand je vous parle de choses graves. - Aussi, je vous demande bien pardon, mais c'est que j'ai un peu bu ; cependant, si je ris, c'est que je me sens à l'aise, et que vos paroles me plaisent ; car si vous me voyiez chagriné, ce serait alors le signe qu'elles ne me plaisent pas. Mais si vous préférez que je ne rie pas, je me repens, et vous redis que je vous écoute avec toute l'attention dont un mécréant bien intentionné est capable. - Voilà qui est mieux, et vous avez sagement parlé. Donc, vous êtes digne d'entendre ce que j'avais à vous dire. Je voulais attirer votre attention sur les versets suivants, qui sont dans la sourate que nous appelons << la Fumée >> : << Qu'on le saisisse et qu'on l'emporte en plein dans la fournaise ; Qu'on verse ensuite sur sa tête de l'eau bouillante comme ch timent. Goûte! Tu es certes le Puissant, le Noble. Voilà bien ce dont vous doutiez. >> Sachant que c'est du pécheur qu'il est question ici, et que les mots << le Puissant, le Noble >> sont pour nous des noms de Dieu, ces versets veulent donc très explicitement dire : << toi, le pécheur, le rebelle, le mécréant, qui subis aujourd'hui le ch timent le plus infamant ; sache que tu es toi-même ce Dieu tout-puissant que tu raillais, et voilà bien ce dont vous doutiez ! >> Ce dont vous doutiez, comprenez-vous ? C'est de l'omniprésence, ou plutôt de l'immanence divine, qu'il s'agit ! Avouez, cher ami, que cela vaut bien votre mystère de la sainte Trinité, non ? - Eh bien, j'avoue que cela me trouble, voilà tout. Oui, pour tout dire, cela donne à penser ; pour un Bédouin inculte, votre Prophète était un drôle de philosophe. Mais, bah ! Que voulez-vous ; je suis trop bien dans ma religion, je n'aurai jamais envie d'en changer, sauf pour les beaux yeux d'un garçon, et encore ! Je regretterais ma messe, mes cloches, le bon vin... et, à tout prendre, je regretterais aussi mes chers moinillons. Non, décidément, nos deux religions ont bien du mérite, mais je préfère vous laisser la vôtre... et garder la mienne. - Et vous faites bien, allez ! Dit Mounir en riant. Moi non plus, je ne vendrais pas ma religion pour toutes les saintes trinités, ni même pour tous les jolis moinillons du monde. Mais ne vous avisez plus, mon cher, de dire que nous ne comprenons pas ; car je pourrais bien vous couper un peu la tête : je ne suis pas moine, moi, j'ai un sabre et je sais m'en servir. Mais, diable, vous p lissez ! Allons, mon cher Anastase, remettez-vous. Vous savez bien que je ne laisserais personne toucher à un poil de votre barbe ; vous, mon moine paillard préféré ! >> 5. Le prince Mourad Pendant que Mounir parlait ainsi avec le moine, et qu'ils devisaient d'amour et de théologie, et riaient ensemble, il y avait quelqu'un qui ne riait pas. Ce quelqu'un était un long jeune homme de vingt ans à peu près, au front altier, au teint p le, aux cheveux noirs. Debout sur une des terrasses du palais du sultan, il méditait ; et ses yeux étincelaient. Près de lui, se tenait un jeune garçon de treize ans, aux cheveux ch tains, aux yeux noisette, très beau. Et le jeune garçon paraissait vaguement ennuyé. << - Prince Mourad, dit-il au jeune homme, qu'avez-vous donc ce matin ? Vous ne m'avez pas dit trois paroles depuis le petit déjeuner ; ne suis-je plus votre ami ? Je n'aime pas quand vous paraissez aussi préoccupé ; vous me faites peur. >> En entendant ces mots, le prince Mourad, qui en dépit de son jeune ge, occupait auprès du sultan de Naruq la fonction de grand vizir, sortit un peu de sa sombre rêverie, et vint s'asseoir près du jeune garçon ; d'un doigt tremblant, il lui caressa les cheveux ; puis, il s'arrêta brusquement et, réfléchissant, il alla s'asseoir plus loin ; mais aussitôt, se ravisant, il revint près du garçon, lui prit la main en tremblant encore plus, et se mit à parler ainsi : << - Mon cher Nawfel, tu sais que je serai toujours ton ami ; tu sais aussi, n'est-ce pas, que mes sentiments pour toi sont purs... - Seigneur, dit le jeune garçon, je sais que vous êtes la pureté même ; tout ce que vous faites, ce que vous êtes même est un exemple pour moi, et... - Ah ! Le coupa le jeune homme, non sans une certaine brusquerie ; ne parle pas ainsi ; pauvre enfant, si tu savais... Enfin, tu sais que je t'aime plus que tout au monde. Je te l'ai prouvé en te faisant venir ici, à mes côtés, et en te comblant de mes faveurs. Cependant, je ne t'ai jamais rien demandé en échange ; jamais je n'ai touché ton corps si pur (il lui serra un peu plus la main), ni rien fait pour souiller ton me si noble. Dieu m'est témoin, Nawfel, que je t'ai toujours traité avec respect. Eh bien ! Si tu me respectes, toi aussi, écoute-moi bien, et prends garde à toi, Nawfel ; tu sais ce qui est arrivé à cet autre adolescent que j'aimai avant toi, et que j'avais conservé aussi pur que toi ; Marw ne était son nom... - Je sais qu'il a été enlevé, et probablement tué par... celui qu'on appelle l'homme sombre, dit le garçon en baissant la voix. - Précisément ; et de cet homme, si tu tiens à ton honneur et à ta vie, tu dois te garder comme de la peste, et plus encore ; car la peste ne détruira que ton corps, tandis que lui te détruira aussi ton me ! - Mais, fit le garçon épouvanté, tu ne seras donc pas là pour me protéger ? - Si, bien sûr, répondit le prince Mourad en adoucissant sa voix ; je te protégerai jusqu'à ma mort ; jamais, tu m'entends, jamais je ne le laisserai te prendre comme il a pris Marw ne et les autres. - Les... les autres ? - Oui, mon enfant ; oh ! Cet homme est mauvais, il est le démon même, mais il est très rusé, comme le démon, et très fort, car il a une armée à ses ordres - une véritable armée de chiens de l'Enfer, de gueux, de lépreux, d'hommes perdus, mais féroces encore, qui lui obéissent comme les doigts de la main. Son plus grand plaisir - vois comme il est méchant - est de corrompre et de perdre de jeunes mes innocentes, qu'il assassine ensuite l chement, car il aime le sang, comme tous les fauves. De sorte qu'il a pris bien des jeunes garçons, certains en les arrachant de force à leur famille aimante, d'autres - et c'est là, crois-moi, le plus tragique - en les séduisant, profitant de leur innocence et de leur candeur pour leur faire miroiter un bonheur et une liberté illusoires. Alors, ces infortunés le suivaient jusque dans son sinistre repaire ; et l'on n'entendit plus jamais parler d'eux. On suppose qu'après leur avoir volé leur innocence, le monstre leur a pris la vie sans pitié. - Mais c'est horrible ! - Oui. Mais ne t'inquiète pas, noble Nawfel, ne te tourmente pas ; il ne t'arrivera rien, à toi ; je veillerai sur toi. Cet homme terrible ne t'approchera pas. Oh ! Il essaiera, tu peux en être sûr. Il essaiera, car il me hait, comme les ténèbres peuvent haïr la lumière. Mais ce sera, pour lui, un échec cuisant. Je t'en donne ma parole. Non, il ne touchera pas un seul cheveu de ta jolie tête, Nawfel. - Mais, ne va-t-on rien faire pour arrêter ce barbare ? - On l'arrêtera, je t'en donne ma parole également. Tu me connais, Nawfel ; tu sais que je n'ai qu'une parole, comme tu sais aussi que mon sabre est bien acéré, et mon poignet aussi solide que ma tête. Eh bien ! Tel que tu me vois, j'ai un plan infaillible pour empêcher ce Mounir de nuire ; et même plusieurs. Mais cela doit rester un secret entre nous. Ses jours sont comptés, à ce misérable tyranneau et à sa secte ; oui, je l'écraserai comme un insecte malfaisant ; je le briserai, je le couperai en deux comme on fait d'un scorpion venimeux, et je jetterai ses morceaux dans le feu de la géhenne ! - On t'appellera un grand bienfaiteur ! - Cela importe peu ; mon cher Nawfel, ce qui importe, en toute circonstance, c'est de faire son devoir, et rien que son devoir ; en écrasant cette brute immonde, je ferai le mien, et c'est tout. Ce que diront les hommes, je ne m'en soucie guère, d'ailleurs j'ai déjà tout ce qu'un homme peut souhaiter. Tout ce que j'espère, c'est que Dieu, voyant que j'ai agi pour le bien de tous et pour la gloire de Son nom, me fera miséricorde. - Prince Mourad, vous êtes grand, dit l'enfant avec une sincère admiration. >> Le prince Mourad sourit avec satisfaction. Mais à ce moment, une voix étrange, m le, profonde, mais un peu railleuse, retentit derrière les deux jeunes gens : << - Oui, le prince Mourad est grand ; mais il devrait faire attention à ne pas vendre la peau du tigre avant de l'avoir tué. Car comment fera-t-il pour écraser l'homme sombre, notre fléau à tous, si lui-même n'est plus ? Or, j'ai bien peur qu'en s'exaltant de la sorte, prince Mourad ne dérègle ses humeurs, et finisse par dépérir ; ce qui serait assurément bien malheureux... >> Mourad avait tressailli en entendant cette voix. << - Ah ! Vous, seigneur Ben Zouhal, ne me cherchez pas ; vous me trouveriez ! Et sachez que si je me retiens de vous faire subir le sort que je réserve à l'inf me Mounir, c'est uniquement en raison de la faveur dont vous jouissez auprès du sultan, mon ma"tre. Quand on est de service, il faut savoir se faire violence ; mais sachez bien, monsieur, que je ne vous estime pas, ou plutôt, je vous estime pour ce que vous êtes : un charlatan, comme presque tous ceux de votre profession, et un corrupteur de la jeunesse et de l'innocence. - L'innocence, fit en rêvant celui que Mourad avait appelé Ben Zouhal ; ah ! Oui, l'innocence... Puis, plus haut, et avec un p le sourire, il ajouta : Oui, vous avez raison, prince Mourad, et je m'incline respectueusement devant vous, en dépit des jugements inconsidérés que vous portez sur mon humble personne. La faveur dont je jouis auprès du ma"tre que nous servons vous et moi, est bien grande assurément, et je veux croire qu'elle n'est pas totalement imméritée ; mais elle est loin d'égaler la vôtre ; vous dont la sagesse, la rectitude morale ainsi que l'agilité au combat ont promu si jeune à un poste si important ! Aussi, je ne faisais bien sincèrement que m'inquiéter pour vous en vous voyant vous échauffer de la sorte contre un homme qui ne vous arrive pas à la cheville. Ce serait vraiment un grand malheur pour l'État que de perdre un jeune homme de votre valeur ; même s'il y a des sujets sur lesquels nos vues divergent légèrement, du fait probablement que nous n'envisageons pas les choses sous le même angle. Vous, vous avez le regard du moraliste et du censeur, moi, j'ai le point de vue du médecin... mais, ma parole, vous avez là un bien aimable protégé ; permettez que je vous en fasse mon compliment ! >> Et en disant cela, il fit un pas en direction de l'enfant, qui se blottit contre Mourad ; lequel rougit et parut un instant embarrassé, ce qui n'échappa point à Ben Zouhal, qui se fendit de son sourire le plus sardonique. Mais Mourad s'était déjà ressaisi, et le rouge de la gêne avait cédé le pas, sur ses joues p les, à celui de la colère, lorsqu'il dit : << - Seigneur 'Abdullah Ben Zouhal ! Ce n'est pas, je le suppose, pour me complimenter sur mon protégé, qui ne vous en demande pas tant, veuillez m'en croire, que vous êtes venu ici ; alors, expliquez-vous et finissons-en, car votre société m'est tout à fait importune, j'aime autant être honnête avec vous ! - Eh ! Mon Dieu, vous le prenez de fort haut, mon cher Mourad. C'est mal ; cela vous fera tort. Mais enfin, puisque vous le demandez, je venais vous annoncer, de la part du sultan, qui m'a fait l'honneur de me consulter ce matin, que son excellence vous veut voir auprès d'elle le plus diligemment possible. - C'est bien, dit Mourad un peu radouci ; nous venons. Mais quant à vous, monsieur Ben Zouhal, nous n'en avons pas fini avec vous ; tout médecin de la cour, et tout astrologue que vous soyez, nous saurons bien vous payer de vos malversations. Mais en attendant, ne vous approchez pas trop de ceux qui sont sous ma protection, il pourrait vous en cuire. Et toi, dit-il en se tournant vers Nawfel, mon noble ami, va donc m'attendre dans mes appartements ; tu étudieras le commentaire du verset des Lumières de l'im m Ghaz l", et je t'interrogerai à mon retour. >> Et, toisant Ben Zouhal avec défi, il s'en fut dans la direction du cabinet du sultan. En le regardant s'éloigner, le médecin-astrologue pensait : << Allons, on est toujours aussi fier, seigneur Mourad ! N'importe, j'ai mon plan, moi aussi, et vous allez savoir ce qu'il en coûte de mépriser un homme plus gé et plus savant. Par Dieu ! Il sait choisir ses favoris, ce serpent ! Celui que je viens d'entrevoir à l'instant était un véritable Adonis. Mais il le surveille de fort près, je le crains, j'en suis sûr. Et qu'en fait-il ? Rien, bon sang ! Il leur fait apprendre l'escrime et la théologie, voilà tout ! C'est à s'arracher les cheveux. Enfin, heureusement, il y a assez de beaux garçons sur la terre... il n'empêche, c'est bien triste pour ce petit. Enfin. Il s'agira d'ouvrir l'oeil, de redoubler de prudence. Ce Mourad est un serpent, mais c'est loin d'être un abruti. Et il m'a déclaré la guerre ; d'ailleurs, n'a-t-il pas raison de son point de vue ? Allons, soyons beau joueur, sans lui laisser le loisir de prendre l'avantage. La partie sera serrée ; tant mieux ! Je n'aime pas que mes adversaires soient trop faciles à vaincre, je m'ennuierais ! >> 'Abdullah Ben Zouhal était un homme de corpulence moyenne, de l' ge du sultan environ, mais paraissant beaucoup plus gé ; il avait les cheveux et la barbe encore noirs, des yeux noirs très expressifs qui pouvaient lancer des éclairs ou attendrir les coeurs les plus durs, selon son humeur ou le dessein qu'il avait arrêté. Il était effectivement le médecin attitré de la cour ; mais, plus encore que cela, c'était un savant hors pair et toutes catégories, que le sultan consultait à tout propos, et dont il suivait souvent les conseils désintéressés - du moins en apparence - ce qui avait le don d'agacer son vizir, le prude Mourad. Avant tout, Ben Zouhal était philosophe. Il avait écrit une vaste somme logico-théologico-métaphysique, qui entendait rivaliser avec le Chif ' d'ibn Sina (Avicenne). De fait, c'était un ouvrage plein de finesse et de profondeur. La partie métaphysique, en particulier, présentait des thèses audacieuses, défendues avec autant d'ardeur que d'érudition. C'était, en outre, un homme apprécié du peuple ; il avait fondé un système de soins de santé gratuits, financé par un impôt spécial prélevé sur les grandes fortunes de l'État et établi au nom de Dieu, qui avait fait sa renommée. En plus de la charge de médecin et d'astrologue du sultan, il cumulait celle de ma"tre des cérémonies et des divertissements de la cour. Comme tel, il supervisait les deux sanctuaires (traduction exacte du mot harem) : celui des femmes et celui des garçons. Car c'était une spécificité de la cour du sultan de Naruq ; certains princes du sang, et le sultan lui-même dans une certaine mesure, sans dédaigner les femmes, prisaient les jeunes garçons - c'est un divertissement fort salutaire. Aussi, à leur intention, on avait fondé le sanctuaire des éphèbes ; une aile du palais était entièrement consacrée à leur éducation, à leurs jeux, à leurs loisirs et à leurs amours. Ces jeunes gens recevaient une éducation spéciale, d'où n'étaient exclus ni la théologie, ni la poésie, mais qui était essentiellement orientée vers l'amour, et l'amour des hommes. Ainsi, le sultan et les princes du rang le plus élevé disposaient en permanence d'une vaste réserve de jeunes garçons tous plus beaux les uns que les autres, merveilleusement cultivés et éduqués, et, de plus, prêts à se faire aimer par un être viril. Et tout cela était, en partie du moins, l'oeuvre de Ben Zouhal, qui avait conçu le programme d'éducation que suivaient les jeunes garçons. C'est pourquoi Mourad lui vouait une haine cordiale. Car Mourad était un jeune homme prude et hautement moral, qui éprouvait une horreur instinctive pour tous les dérèglements de l'esprit et de la chair ; de sorte que la pédérastie lui était particulièrement odieuse, et il souffrait sincèrement de voir son ma"tre bien-aimé tolérer, voire s'adonner lui-même à ce vice. Du reste, il était bien seul en cette époque de relative liberté ; de toute la cour, il n'y avait à peu près que lui qui n'eût jamais embrassé un éphèbe, et il en était fier ; mais tout de même, il se sentait étrangement seul ; et certains soirs, il en arrivait presque à regretter sa pureté... mais il chassait bien vite cette affreuse pensée de sa belle et noble tête. En ce moment, Mourad était dans le cabinet du sultan, vaste pièce aux moulures de pl tre, richement tapissée et décorée, où le monarque se retirait la journée pour travailler - c'est-à-dire essentiellement pour réfléchir. Et le sultan parlait ainsi : << - Mon ami, disait-il, je suis bien aise de vous voir. En vérité, je viens de recevoir de bien tristes nouvelles de mon pays ; il para"t que ce coquin, ce fils maudit, ce Mounir enfin, avec son Ordre mal nommé, sème la terreur et la panique dans nos campagnes et jusqu'aux abords de nos villes ; nous sommes contrits et humiliés. A-t-on vu destin plus cruel s'abattre sur un monarque juste comme je m'efforce de l'être ? Ah ! Mon bon Mourad ! Heureusement que je vous ai à mon service ; que ferais-je sans vous ? Vous, si brave, si généreux, si féal... Non, non, ne protestez pas. L'État serait perdu sans vous, perdu par cet abominable personnage que vous connaissez bien ; heureusement, vous ne tolérerez pas qu'un tel manant se moque de nous plus longtemps ; vous avez, j'en suis sûr, un plan pour l'arrêter. Voyons, vous avez bien un plan, n'est-ce pas ? - Seigneur, dit Mourad, je suis flatté de la confiance que votre excellence m'accorde. Comme vous le savez, je borne toutes mes aspirations à être son plus loyal serviteur. Vous me demandez si j'ai un plan ? Eh bien ! Oui, j'en ai un. Mais je voudrais savoir si j'aurai la liberté de le mettre à exécution. Votre excellence para"t aujourd'hui bien remontée contre l'inf me que je poursuis depuis toujours de ma juste colère, depuis qu'il m'a volé ma soeur bien-aimée ; mais il me semble que ces dispositions sont bien neuves. Vous étiez naguère nettement moins tranchant ; et, sans aller jusqu'à prétendre que vous tolér tes cet Ordre de malheur, car j'ai garde d'être aussi insolent envers mon seigneur et ma"tre, vous ne mettiez pas hier tant de h te à vous en voir débarrassé ; ah ! Que n'avez-vous pris mes avertissements au sérieux ; il eût fallu marcher sur lui à l'époque où une troupe de deux cents hommes pouvait suffire à l'exterminer ; aujourd'hui, une armée de deux mille hommes n'y suffirait pas. Tout cela, vous le savez, certainement ; mais enfin, vous voilà raisonnable, vous vous en remettez à moi pour dompter la bête ; puis-je espérer que cette heureuse disposition ne soit pas le fruit d'un caprice de votre éminente majesté, et qu'elle me laissera bien réellement prendre toutes les mesures que j'estimerai nécessaires à mon oeuvre purificatrice ? - Jeune Mourad, je pardonne à votre impatience à nous servir ce qui, chez tout autre, passerait pour une impertinence impardonnable ; vous êtes jeune et impétueux, c'est bien ; ce sont des qualités, lorsqu'il s'agit de commander le bien et de pourchasser le mal. Ce que vous faites. Mais pourriez-vous, je vous en prie, être plus précis dans votre requête ? Quelles sont donc ces mesures que vous devez prendre et pour lesquelles vous me demandez une liberté totale, dont vous semblez penser que je serais fondé à vous la refuser ? Voyons, expliquez-vous. - Eh bien ! Seigneur, c'est que nous avons, mes généraux et moi, un plan bien arrêté pour piéger l'homme sombre - ainsi qu'il se fait nommer, encore que je ne voie pas là d'homme, mais seulement une bête sauvage. Mais ce plan... est assez délicat à mettre en oeuvre. Vous le comprendrez aisément quand vous saurez qu'il s'agit ni plus ni moins que de le piéger ici même, dans ce palais. - Ici même, dans ce palais, dites-vous ! Ah ! Mon Dieu ! Et par quel moyen pensez-vous obtenir de cet homme qu'il vienne se jeter résolument dans la gueule du loup ? Je voudrais bien le savoir. - C'est fort naturel. Eh bien ! Ce moyen se nomme tout simplement : la vanité. Vous savez, seigneur, que le drôle est aussi vaniteux qu'il est dissolu, ce qui n'est pas peu dire. Par ce moyen, nous l'attirerons dans un piège, et nous l'arrêterons, ici même. Ce sera un plaisant spectacle pour la cour, et l'humiliation n'en sera que plus grande pour lui. Le calife poussa un soupir, comme s'il paraissait embarrassé par le tour que prenait la conversation. Mais il se ressaisit et dit : - Bien. Ce sont là les grandes lignes. Mais le détail ? Dites-moi, comment comptez-vous précisément l'obliger à venir se perdre ici même, sous nos yeux ? - Le détail, je ne peux pas vous le donner pour le moment. Ce plan exige une organisation complexe et une préparation minutieuse, car cet homme est, malheureusement, intelligent, si tant est que l'on puisse nommer intelligence cette astuce diabolique à faire le mal. Toujours est-il qu'en ce moment même, nous fourbissons nos armes et tendons nos filets, où l'animal ne manquera pas de tomber. Mais tout cela demande de la préparation, et surtout de la discrétion. Non pas que je doute de la vôtre ! Mais il serait prématuré, à ce stade, d'entrer dans les détails. Que votre excellence soit seulement rassurée sur ce point, que notre plan est à peu près infaillible, et que d'ici quelques semaines tout au plus, le pays sera définitivement débarrassé du plus grand fléau que Dieu y ait jamais suscité. - Prince Mourad, vous me comblez de bonheur. Ah ! Que ne puis-je vous nommer grand vizir une seconde fois. Quant à la liberté que vous me demandez, elle vous est accordée de bon coeur. Oui, voilà trop longtemps que je laisse cet importun souiller mon étendard et déshonorer mon règne. Mais je viens d'apprendre qu'il y a quelques jours à peine, non content de venir jusque chez vous ravir un jeune garçon qui était sous votre protection, c'est-à-dire sous la mienne, puisque toute votre puissance vient de moi (Mourad p lit légèrement au souvenir de Marw ne), cet innommable, ce tra"tre a massacré une caravane affrétée par le cadi Abdul-Mani, mon neveu, et qui, outre des biens de grande valeur, transportait un jeune criminel proscrit par votre justice. Vous conviendrez que c'en est trop ; on se moque de nous ! Mais rira bien qui rira le dernier ; et gr ce à vous, Mourad, je suis assuré de rire le dernier, et j'en suis fort aise, croyez-moi. >> Mourad était sombre. Il prit néanmoins congé du sultan avec une gracieuse révérence, et alla méditer sur une terrasse du palais. Il regardait le désert, au loin, et songeait. Des tourbillons de poussière se soulevaient dans le vent ; et, dans ces tourbillons, il lui semblait quelquefois entendre le hennissement et le sabot d'un cheval, et apercevoir une tête d'homme, une belle tête blonde au regard dur et fier, qui le narguait ; alors, il maudissait l'immensité, qui abritait en ses replis tant de créatures immondes ; scorpions, serpents, hyènes, vautours... et hommes ! Les hommes surtout, ayant en eux toutes les espèces d'animaux malfaisants, et ayant en plus du mauvais génie ou du démon, le dégoûtaient et l'horrifiaient. Oui, il piégerait ce Mounir, et il lui ferait payer ses crimes abjects ; il l'écraserait comme on fait d'une araignée ou d'un scorpion, il lui arracherait les yeux et la langue. Son coeur généreux débordait de vitalité à cette pensée de tenir le coupable encha"né, et ses mains lavaient d'avance ce sang qui n'était rien que de la boue à ses yeux. Il méprisait et haïssait Mounir comme jamais il ne l'avait méprisé et haï auparavant. Il avait eu Marw ne, le beau et tendre Marw ne, qu'il avait réussi - non sans peine il est vrai - à maintenir si pur, aussi pur que lui... Mais il n'aurait pas Nawfel, ni aucun autre garçon désormais. La partie était finie pour lui. Il allait le piéger, le faire tomber par où il avait péché. En attendant, Mourad regardait l'immensité avec un dégoût mêlé d'ennui. Pourtant, le désert était si beau, avec ses dunes hiératiques qui paraissent si vivantes quand on les regarde longtemps, chacune ayant pour ainsi dire sa personnalité, comme les nuages ; son ciel aux mille nuances, ses rochers, ses arbres rares mais aux vertus exceptionnelles... il y avait dans tout cela une telle magnificence ; mais hélas, tout était souillé, ab"mé par la présence de l'homme sombre. Il lui semblait voir ce démon sous chaque rocher, derrière chaque touffe d'herbe ; cette obsession était son cauchemar. Il fallait qu'elle cess t. L'homme sombre devait tomber. Puis, s'arrachant à ces tristes pensées, il se rappela Nawfel, et alla le retrouver dans ses appartements. Il le trouva endormi, ou plutôt assoupi, par la chaleur de l'après-midi, sur un divan de soie. Il était beau, plus beau que jamais, avec sont large front mat où perlaient quelques gouttes de sueur, ses longs cils frémissant au bout de ses paupières closes, son nez droit et fin, son menton volontaire, ses épaules étroites mais qui commençaient déjà à s'élargir, ses mains souples et nerveuses, tout son corps enfin, son corps si jeunes, si plein de vie, si rayonnant de gr ce... il s'approcha de ce corps alangui, les pensées désordonnées s'entrechoquaient dans sa tête ; il aurait voulu, oh oui ! Il aurait tellement voulu embrasser avec fougue ce garçon innocent ; mais il se contint bravement, et se contenta de déposer sur son front moite, un baiser léger, quoique brûlant. Puis il recula vivement, sans cesser de regarder le garçon. Il était fier de lui, fier de sa ma"trise sur lui-même ; il ne se laissait pas aller, comme tous ces malheureux qui laissaient libre cours à leurs penchants, sans savoir ce qu'ils faisaient. Les pauvres ; comme il les plaignait ! Lui était plus fort, plus grand. Pourtant, Nawfel était si beau... ah ! Pouvoir arrêter le cours de ces pensées qui se bousculaient dans son cerveau enfiévré ; hélas, les pensées sont des oiseaux, on ne peut les empêcher de voltiger. Alors, il prit la fuite ; mais on ne peut pas plus échapper à ses pensées en fuyant, qu'on n'échappe à ses désirs en évoquant le feu de l'Enfer... enfin, être débarrassé de la vue de ce trop beau garçon lui était déjà un soulagement. Vraiment, la beauté est un piège du diable ! Finalement, il arriva dans sa chambre et se laissa tomber sur son lit, enfouissant la tête dans ses bras. Il se sentait horriblement impur. Il réfléchit cependant que les autres étaient sans doute plus impur que lui, et se sentit un peu soulagé ; il embrassa un exemplaire calligraphié du Coran qui se trouvait au-dessus de son lit ; ce talisman eut pour effet de procurer un certain repos à son me lasse de tant de combats. Mais il pensait toujours à Mounir. Ah ! Quelle torture de le savoir vivant, insolemment, terriblement vivant, et libre, et heureux, à cette minute ; quelle triomphe quand il le tiendrait en sa puissance ! À cette douce pensée, il s'endormit. Cependant, le jeune Nawfel, qui avait été heureux du baiser posé sur son front, se demandait avec perplexité pourquoi son ami avait fui devant lui comme face à un danger. Quel péril avait-il vu ? Quel mal avait-il fait, lui, Nawfel ? Cette fuite le chagrinait. Décidément, il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond à Naruq. 6. Le commencement de Mourad Le royaume d'Adebgir, à l'Est de Naruq avait été, jusque-là, une province heureuse. Les campagnes étaient fertiles. Les villes étaient heureuses. On y rencontrait toute sorte de gens instruits, cultivés, des artisans, des poètes, des philosophes, des savants. Le sultan d'Adebgir était parent du sultan de Naruq. C'étaient les deux branches principales d'une illustre famille. Ils avaient des ambassadeurs, ils se faisaient des présents, luttaient ensemble contre les désordres. Les deux royaumes étaient comme frères, pourtant ils étaient séparées par de vastes étendues désertiques, semées de périls en tous genres. Seuls des caravaniers expérimentés pouvaient en emprunter les pistes. Adebgir était une contrée harmonieuse, et aussi une contrée amoureuse. L'amour des jolies femmes, et aussi l'amour des garçons, y avaient atteint un raffinement exquis, ils avaient pris les dimensions d'un art de vivre, que chacun, suivant ses goûts, son tempérament et ses moyens, pratiquait avec plus ou moins d'ardeur et de succès. Il y avait un Conservatoire royal où l'on enseignait les cinq arts majeurs : la peinture, la musique, les mathématiques, la philosophie et l'art de l'amour, l'érotisme savant et courtois de l'époque. Il y avait deux cycles, un pour les hommes de plus de vingt-cinq ans, l'autre pour les garçons à partir de neuf ans. On enseignait aux premiers l'art de séduire les jeunes, aux seconds l'art d'aimer les a"nés et de leur donner du plaisir. À l'entrée de la faculté, trônaient les bustes de Straton et d'Abu Nuw s, gardiens silencieux de ce temple de la passion et de la volupté. Dans ses jardins, on organisait des veillées au cours desquelles des jeunes garçons, choisis parmi les plus beaux du pays, dansaient pour les hommes de bonne condition, au son du nay, du luth et du q nun ; s'il lui en prenait la fantaisie ou l'envie, un convive jetait son dévolu sur l'un de ces éphèbes, et il lui était permis de se livrer avec lui à de tendres agapes. C'était un divertissement prisé par les hommes de la haute société. Le sultan, quant à lui, était un homme gé, un très digne vieillard, qui avait passé sa vie dans la science. Il avait la réputation de tout conna"tre. Il n'était pas seulement souverain, il était philosophe, il était astrologue, il était alchimiste, médecin, théurge. Les savants venaient le consulter quand ils avaient un problème dans leur discipline. Il avait plusieurs femmes et de nombreux enfants, mais il n'avait jusque-là accordé que peu d'attention à l'amour. Il n'y pensait pas, étant tout entier dans le gouvernement du pays et la contemplation des sphères. Et puis, il y eut ce jeune ménestrel. Ils étaient tous venus, toute une troupe, emmenée par un luthiste aveugle qui était connu comme étant le disciple d'un des plus grands ma"tres de musique que cette partie du monde ait connus. Le sultan désirait entendre ces artisans versés dans l'art des sons. Au milieu de la soirée, le jeune garçon s'est avancé, avec sa robe de velours, et ses boucles noires, brillantes, qui tombaient sur son front p le. De sa voix de cristal, il a commencé à chanter, une sorte d'hymne, un chant d'amour mystique ; il regardait sans cesse le sultan, de ses yeux de biche. Et le souverain en eut le coeur bouleversé. Il eut la révélation de la vie, il comprit qu'enivré de savoir, il avait jusque là négligé l'essentiel. Du moins, c'est ce qu'il lui sembla. Dès le lendemain, il abandonna sa charge, ses livres, ses ministres et ses études, pour suivre le garçon. Il partit avec les ménestrels. Il alla sur les chemins, mettant ses pieds augustes dans les pas d'un éphèbe étranger, qu'il n'avait jamais vu avant. Il le suivit jusqu'aux confins de la terre, oubliant complètement qu'il avait été sultan. Peut-être ce garçon était-il un jeune djinn, ou un démon, envoyé par Satan le Maudit pour perdre le saint homme ; peut-être était-ce un ange venu l'arracher à ce monde et aux choses de ce monde. On ne saura jamais. Mais dès ce moment-là, le royaume sombra dans l'anarchie. Des factions rivales, qui depuis longtemps rivalisaient d'influence parmi la population, commencèrent à se faire ouvertement la guerre. Les tribus rurales du Sud, plus fières et indépendantes, ne s'entendaient pas avec les citoyens du Nord, plus urbains et policés. Les Arabes de l'Ouest, qui étaient essentiellement des commerçants ou des fonctionnaires, ne s'entendaient pas avec les grands propriétaires terriens et les aristocrates de l'Est, d'origine persane. Les théologiens dogmatiques se disputaient avec les mystiques, les moralistes et les ascètes avec les hédonistes ; les savants des deux grandes villes entrèrent en compétition, les différents partis s'affrontaient sur les questions de la monnaie, de la propriété foncière, du commerce extérieur, et d'autres encore. C'était la personnalité du sultan, forte et respectée, son savoir, sa sagesse hors du commun, sa parfaite intelligence avec son peuple qui avaient permis, jusque là, de maintenir l'équilibre entre tous ces groupements d'intérêts. Mais le sultan parti, ils se déchirèrent ; l'ordre et la raison quittèrent le pays ; le petit peuple commença à souffrir de ces querelles de puissants, et il entra en rébellion à son tour ; cette révolte entra"na une répression violente, qui engendra la guerre civile ; certains grands féodaux y virent une occasion de manifester des velléités d'indépendance par rapport au pouvoir central ; du coup les militaires, appelés à la rescousse par celui-ci, se mirent à leur tour à rêver du pouvoir. Là-dessus, dans les montagnes du Sud-Ouest, une sorte de prédicateur illuminé, se prenant plus ou moins pour le Mahdi, forma un mouvement de dissidence politique et religieuse, qui compta rapidement des milliers d'adeptes, fanatiques, prêts à entrer dans la bataille, à massacrer tous les autres ou à se faire massacrer. De tous les côtés, d'autres, encore plus sectaires et moins inspirés, voulurent l'imiter, il y eut une prolifération de ces petits mouvements messianiques belliqueux ; certains affairistes, des Juifs entre autres, qui tiraient profit de la situation, attisaient discrètement les querelles, ce qui n'arrangeait rien ; ce fut le chaos généralisé. Et tout cela à cause d'un garçon ! Alors le nouveau sultan, fils de l'ancien, gé de quarante ans, moins savant que son père mais bon politique, décida de reprendre les choses en main. Il unit à nouveau autour de lui la noblesse, les savants et le peuple, utilisa une de ces faction pour affaiblir l'autre et vice-versa, calma les ardeurs des fanatiques, s'assura enfin l'appui des commerçants, expropria quelques Juifs pour redistribuer leurs richesses tout en détournant l'attention de ses ennemis. Peu à peu, le calme revint. Mais une nouvelle ère, moins insouciante, plus rigoureuse, commença pour Adebgir. Il y eut plus de piété et moins de philosophie, il y eut moins d'agapes et de festivités, moins de musique, de poésie, et plus de sermons. Et surtout, ce nouveau sultan prit une décision qui bouleversa la vie des gens d'Adebgir : il interdit l'amour des garçons et tout ce qui s'y rapportait ; il l'avait pris en horreur depuis le départ de son père. Il le considérait comme l'origine de tous les maux du royaume. Il fut désormais défendu, sous peine d'un ch timent sévère, de s'afficher avec un garçon, de lui faire des avances, de les représenter en peintures, que ce soit sur soie ou sur papier, ou de leur consacrer des vers. On ne chanta plus la beauté des garçons dans les rues d'Adebgir, et les garçons eux-mêmes devinrent plus tristes. La vie perdit de ses couleurs, mais c'est à ce prix que l'ordre revint. Personne n'osait se plaindre, d'autant plus que le sultan, qui en voulait toujours à son père et au garçon, était de nature chagrine et autoritaire. C'est dans cette atmosphère lugubre que grandit le jeune Mourad, fils du nouveau sultan, petit-fils de l'ancien. C'était, au moment du départ de celui-ci, un garçon de douze ans, fin et cultivé, au teint p le et au cheveu noir, déjà conscient de son pouvoir de séduction sur les hommes. L'un d'entre eux, qui était à la fois prince, haut fonctionnaire et poète distingué, répondant au nom d'Amir Saddam, lui faisait une cour ardente et élaborée. Il lui écrivait des poèmes dans tous les mètres de la poésie arabe. Il lui vantait sa beauté, son intelligence et sa vertu ; mais en fait de vertu, il rêvait de coucher avec lui, ce qui était compréhensible, en raison des moeurs de l'époque, qui étaient très libres, et de la beauté du garçon, qui était très grande. Ce dernier, d'ailleurs, n'était pas insensible à ces avances. Cependant, il était pur ; et timide, et craintif à l'égard des choses de l'amour. Il hésitait. Le soir, dans son lit, il arrivait qu'il se touch t - sans toutefois émettre une substance quelconque - , qu'il pr"t des postures lascives, qu'il fût envahi par le désir en songeant au corps viril d'Amir Saddam couché contre le sien. À d'autres moments, il rêvait de grandes chevauchées avec cet homme si noble et si beau, dans le désert, pendant des journées entières, rien qu'eux deux, parcourant l'univers, enivrés de leur passion. À d'autres moments au contraire, il éprouvait de la crainte et de la répulsion pour lui. Son coeur était partagé. Peut-être aurait-il cédé finalement, si les événements que nous avons décrits n'étaient pas survenus, qui changèrent toute la donnée du problème, car maintenant, bien sûr, il n'était plus question de céder. Amir Saddam cessa de faire des présents à Mourad, il cessa de le flatter en vers tendres ou passionnés, et même, il cessa tout à fait de lui écrire ou d'aller le voir. C'était comme s'il n'existait plus pour lui. Le garçon en conçut un vif dépit, et se mit à haïr l'amour des hommes plus fort encore que son père. Il se consacra aux armes, à la science du combat, à la science en général, à la piété. Il fréquenta des soufis, des ermites, des ascètes. Il fortifia son corps et son esprit, acquit une force hors du commun et une haute conscience morale. Il acquit toutes les vertus d'un jeune noble et d'un futur sultan. Mais ce n'était pas assez pour lui. Un matin, avec l'accord de son père, il partit dans le désert. Il voulait l'arpenter à la recherche de la science cachée, la science du monde spirituel. Le premier jour, il marcha seul, longtemps, ab"mé dans le dhikr et la méditation. Le deuxième jour, il rencontra un ma"tre soufi, un très vieux sage à barbe grise, plein de lumière et de sagesse, qui transforma sa vie, en lui révélant, presque sans paroles, uniquement avec le coeur, tout ce qu'il ne savait pas, de sorte qu'en un seul jour, il passa en science tous les savants du royaume - excepté son vieux ma"tre. Il avait alors quinze ans, et il était splendide comme jamais, beau, élégant, robuste, altier, et humble à la fois. Mais le niveau qu'il avait atteint ne le satisfaisait pas encore ; il lui fallait davantage. Son ma"tre le sut. Mourad s'agenouilla devant lui, posa le front sur ses genoux, et le supplia de lui donner une indication. Le ma"tre fit alors une chose fort stupéfiante : il prit un verre d'eau, souffla dessus, et l'eau fut instantanément changée en glace, cristalline et dure comme le roc. Et il dit à Mourad : << - Emmène cela avec toi ; cette glace représente ton coeur. Elle va fondre au soleil de la vérité. Quand tu ne seras plus, que ton coeur sera anéanti dans la lumière infinie, là commencera ton vrai cheminement. C'est là que tu trouveras celui qui te conduira vers la vérité des vérités ; tu étais de la glace, tu seras du diamant. Mais prends garde, car contrairement à la glace, le diamant peut brûler ! >> Mourad embrassa la main du vieux ma"tre et partit. Il marcha dans le désert, le bloc de glace dans sa poche, mais il ne voulait pas fondre. Quand tout à coup, il vit en face de lui un lion, animal du désert ; mais un lion énorme, redoutable. Ses pattes auraient sans problème écrasé la tête d'un homme ; ses griffes étaient des crochets d'argent ; ses dents étaient en ivoire, mais coupantes comme des poignards ; sa crinière était un soleil ; ses yeux étincelaient comme deux améthystes. Cependant, il était étendu sur le flanc, gisant dans la poussière, très vieux, malade et fatigué. Le jeune garçon eut peur. Mais le grand fauve se mit à parler le langage des humains ; il lui dit : << n'ait pas peur mon jeune ami, car tu es un homme de Dieu ; et nous, les animaux nobles, nous ne dévorons pas les hommes de Dieu. Approche. Tu n'as rien à craindre de moi >>. Mourad, à moitié rassuré seulement, approcha tout de même. Et le lion dit : << - Des animaux de ce désert, je suis le roi ; mais je suis bien vieux, hélas. J'ai vécu cinq cents ans. J'ai parcouru le monde, j'ai vu se succéder les empires ; le mien seul est resté debout. J'ai su tout ce qu'un animal comme moi pouvait savoir, je sais ce que vous, humains, peinez à savoir, car vous avez l'intelligence, mais nous, les bêtes, sommes soumises à Dieu. Et je sais que mon règne touche à sa fin ; tu me vois là agonisant, je m'apprête à rendre mon me au Tout-miséricordieux. J'accepte ma destinée ; un Roi bien plus puissant m'appelle auprès de Lui. Mais le soleil me brûle, et j'ai la gorge effroyablement sèche. Je voudrais boire une dernière fois avant de mourir. Aurais-tu un peu d'eau avec toi ? Si tu m'en donnes, peut-être que Dieu te fera miséricorde >>. Mourad réfléchit. Il n'avait avec lui que le glaçon, mais il savait qu'il devait attendre qu'il fonde au soleil ; s'il le donnait à l'agonisant, il risquait de ne jamais trouver ce qu'il cherchait. Cependant, l'état du noble animal lui inspira une grande pitié. Il pensa que son devoir était d'accéder à sa demande. << Après tout, se dit-il, si Dieu veut que je trouve ce que je cherche, je le trouverai par le moyen qu'Il aura voulu >>. Et il donna la glace au lion, qui la mit dans sa gueule et la laissa fondre en ronronnant de volupté. Et le lion dit encore : << - Jeune homme, sache que tu as fait le bon choix ; car ce que tu cherches, en réalité, est ici >>. À ce moment, il y eut un éclair formidable, et Mourad fut obligé de fermer les yeux un bref instant. Lorsqu'il les rouvrit, le lion avait disparu, et il y avait à sa place un homme. Un bel homme, noble et distingué, gé sans doute, mais d'un ge indéfinissable ; il avait une barbe noire, bien peignée, des yeux verts vifs, un turban, un sourire énigmatique mais un air de sagesse et d'énergie. Il était assis, curieusement, au milieu d'un tapis de verdure et de fleurs. Il fit signe à Mourad d'approcher et de venir s'asseoir auprès de lui. Mourad vint donc s'asseoir auprès de lui, et il lui parla ainsi : << - Que la Paix soit sur toi, mon jeune, mon très jeune ami. Sais-tu qui je suis ? Je suis al-Khidr, ce Khidr dont on parle dans le Coran, et que Moïse connut. J'avais pris cette apparence animale, avec la permission de Dieu, pour t'éprouver. En me donnant cette glace, tu as su vaincre ta peur, tes appréhensions, ton égoïsme et tes préjugés. C'est bien. C'est ce que ton ma"tre attendait de toi. Parfois, il arrive qu'un grand ma"tre donne à ses disciples des ordres faux ou absurdes pour voir s'il aura le courage de ne les point exécuter. C'est ce que tu as fait. Pour cela, je t'ai jugé digne de recevoir mon enseignement, et All h également. Tu peux rester près de moi. Tu apprendras ce que tu ne sais pas, tout ce que tu désires apprendre. Je te transmettrai des choses que je n'ai transmises à personne d'autre avant toi, fût-il saint ou prophète. Tu deviendras lumière ; tu vivras de la vie divine ; tu seras un homme auguste parmi les hommes >>. Et Mourad resta près d'al-Khidr. Il resta avec lui cinq ans. Cinq années pendant lesquelles il le servit, l'écouta, le contempla, avec beaucoup de déférence. Au bout de ces cinq ans, il était devenu un autre homme. Il avait à présent vingt ans. Il savait quantité de choses. Il débordait de beauté, de force et de sagesse. Une seule chose n'avait pas changé : il détestait toujours autant les hommes qui aiment les jeunes garçons. Al-Khidr n'avait rien fait pour l'en guérir. Parvenu à ce degré de réalisation, Mourad décida, d'accord avec son ma"tre, qu'il était temps de rentrer chez lui, à Adebgir. Il s'embrassèrent donc, s'étreignirent longuement et fortement, puis se séparèrent ; avant qu'il parte, al-Khidr voulut donner à Mourad une dernière leçon ; il lui dit : << - Tu as vingt ans aujourd'hui, tu es un homme accompli. Ton coeur est devenu un coeur de diamant, il étincelle. Mais prends garde à la passion, car le diamant brûle ! Le monde des hommes n'est pas comme le désert, où tu as vécu près de moi pendant cinq ans. Il est plein de tentations qui rampent comme des serpents. Les femmes, les garçons, l'argent, le pouvoir, sont des serpents ; garde-toi de te faire piquer. - Ma"tre, j'emporte avec moi votre précieux enseignement ; avec l'aide de Dieu, il me préservera du Mal et de la tentation. - En es-tu bien sûr ? - Aussi sûr que je m'appelle Mourad et que j'ai vingt ans. >> Al-Khidr sourit de façon équivoque et dit : << - Tu es aussi naïf que tu es pur. Tu voulais la science, je t'ai appris la science ; mais tu n'as pas appris la vie. Le monde se chargera de t'enseigner ce que moi je ne peux t'apprendre. Si je ne t'aimais pas, je ne te laisserais pas retourner vers lui ; je te garderais ici, près de moi. Mais un plus haut destin t'appelle. Néanmoins, je dois t'avertir : si jamais tu oubliais ce que je t'ai enseigné, tu redeviendrais tel que tu étais lorsque je t'ai connu, un jeune garçon imberbe. Tu ne retrouverais ta virilité que lorsque tu serais à nouveau digne de moi. - Ma"tre, comment oublierais-je ce que vous m'avez enseigné, vous qui êtes le ma"tre des prophètes ! Une telle chose est, par Dieu, impossible ! - Dieu est plus savant ! >> Ils se saluèrent une dernière fois, et Mourad prit le chemin du retour. Il se demandait ce que ses proches avaient fait pendant ces cinq années sans nouvelles de lui. Il pensait qu'ils avaient dû s'inquiéter, le chercher, le croire mort finalement. Il se demandait ce qu'ils allaient penser en le voyant arriver vivant. Mais quand il arriva dans la ville, il la trouva en grand désordre ; on aurait dit qu'un ouragan était passé. Les boutiques étaient fermées, il y avait des barricades dans les rues, des amoncellements de gravats et d'objets divers ; Mourad se dit qu'en cinq ans, les choses avaient bien changé. Enfin il arriva au palais. Les couloirs étaient déserts, il passa facilement. Il arriva dans ses appartements ; là, il constata avec satisfaction qu'on n'avait touché à rien. Mais soudain, il entendit une exclamation indignée derrière lui ; il se retourna et vit sa soeur a"née, Fatima, dont il avait toujours été très proche. Elle le dévisagea sans le reconna"tre et lui dit : << - Qui êtes vous, jeune homme ? - N'aie pas peur, Fatima, c'est moi Mourad, ton frère ; je suis revenu, je ne suis pas mort, je vais t'expliquer. - Mon frère ? Mourad ? Mais vous êtes fou, ou alors vous vous moquez. C'est impossible. Mon frère Mourad a quinze ans. Où est-il passé, d'ailleurs ? Ça fait cinq jours qu'on ne l'a pas vu. - Cinq jours ? Tu as bien dit cinq jours ? Oh, mon Dieu ! >> Mourad p lit. Les idées se bousculaient dans sa tête, désordonnées. Il comprit que les cinq années qu'il avait passé avec al-Khidr étaient en réalité cinq jours pour le reste du monde. Cinq années pour lui, cinq jours pour eux. Il avait donc vieilli de cinq ans en moins d'une semaine. C'était un prodige dû à la volonté du Tout-puissant ; il Le loua dans son for intérieur. Mais si cinq jours à peine s'étaient écoulés depuis son départ, que signifiaient ces changements, tout ce désordre dans les rues ? << - Qu'avez-vous donc, jeune homme ? Vous ne vous sentez pas bien ? Il est vrai que vous paraissez fort perturbé. - Fatima, écoute ; c'est bien moi, Mourad. Je ne suis pas fou. Je vais t'expliquer. Ensuite, tu me diras ce qui se passe ici. >> Et Mourad raconta son histoire à sa soeur. Elle écouta, réfléchit, l'examina longuement et dit : << - Gloire à Dieu ! En effet, c'est bien toi Mourad ; maintenant je te reconnais. Comme tu as changé ! Tu es vraiment cinq ans plus vieux ; tu es magnifique ! Pardonne-moi de t'avoir pris pour un intrus, pardonne-moi de t'avoir cru fou. Mais il se passe ici des choses graves. C'est aussi bien que tu n'aies pas été là ces derniers jours, je ne sais pas ce qu'ils t'auraient fait. - Mais qui ça ? - Les gens de l'Ordre. - Qu'est-ce que l'Ordre ? - C'est une longue histoire. >> Et Fatima raconta cette histoire. Depuis des mois, les garçons et les amoureux des garçons venaient se plaindre à Mounir du sort qui leur était réservé désormais en Adebgir, naguère haut lieu de cet amour. Le ma"tre de l'Ordre ne pouvait souffrir une telle situation. De plus, il connaissait la situation politique du royaume, les divisions dont il était victime, l'affaiblissement du pouvoir central, qui peinait à rétablir l'unité ; tout cela en faisait une proie facile pour les généraux de l'Ordre, les lieutenants de Mounir, qui aspirait à faire d'Adebgir une de ses bases arrières, en attendant le jour de régner sur Naruq. Aussi un matin, tandis que Mourad partait dans le désert à la rencontre d'al-Khidr, les sentinelles qui guettaient sur les hauteurs d'Adebgir-médina, la capitale, virent arriver une cohorte d'hommes en noir, montés à cheval, et de jeunes garçons armés jusqu'aux dents ; ils brandissaient des étendards et tra"naient des machines ; ils s'étaient préparés pour la guerre. L'alerte fut donnée aussitôt, mais l'impréparation de l'armée d'Adebgir, et de ses habitants, déjà fatigués par la guerre civile, les empêcha de résister efficacement. Ils furent vaincus à plates coutures, et Adebgir tout entière passa dans les mains de l'Ordre. Ceux qui étaient trop fiers pour se rendre, furent décimés. La famille royale, le sultan et ses épouses, dont la mère de Mourad, réussirent à fuir in extremis, et gagnèrent incognito une puissance voisine qui les accueillit. Seule Fatima était restée, car elle était tombée amoureuse de Mounir, dont elle avait fait la connaissance lorsqu'il était entré en ma"tre dans le palais. Elle avait été fascinée par ce beau jeune homme, ombrageux, sûr de lui et fort, qui luttait jusqu'au bout pour son idéal. Et lui aussi avait été séduit par cette jeune femme virile, qui pratiquait les armes comme un homme, rêvait d'indépendance et n'avait peur de rien. Ils avaient reconnu qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, et elle était décidée à l'épouser et à le suivre. L'armée d'Adebgir comptait à sa tête quelques généraux amis des garçons ; Mounir avait entamé des pourparlers avec eux, et, après les avoir aidés à mettre en place un gouvernement favorable à l'Ordre, il se retirerait dans le désert de Naruq, où était sa capitale, avec Fatima. Mourad, qui haïssait les amoureux des garçons pour les raisons que nous savons, et haïssait le désordre en général, et qui de plus adorait sa soeur comme une seconde mère, fut consterné d'apprendre la nouvelle. Dès cette minute, il se mit à haïr Mounir, qu'il ne connaissait pas, de la haine ardente d'un jeune homme de vingt dépossédé du trône dont il devait un jour hériter. Il jura de le combattre jusqu'à la mort, et de le pourchasser jusqu'en Enfer s'il le fallait. En attendant Fatima, qui avait gardé de l'affection pour son jeune frère, l'aida à fuir pour Naruq, dont le sultan, nous le savons, était parent avec celui d'Adebgir. Il accueillit Mourad comme une bénédiction, car il lui fallait justement un jeune général pour l'aider à faire régner la paix dans son royaume, et à combattre l'Ordre. La noblesse de Mourad, et ses hautes qualités, le désignaient naturellement pour ce poste. Et c'est depuis ce jour qu'il combattait Mounir, son beau-frère, avec acharnement. 7. Fatima Zahra Najma << Pourquoi est-ce que je t'aime, Fatima ? Quelle force mystérieuse fait que je tienne à toi à ce point, en dépit de ta féminité ? La femme est un poison, une impureté de la création, rien de plus ; si l'univers dans lequel nous vivons était tel qu'il devrait être, elle ne serait pas. Mais le véritable univers, qui est ailleurs, dans un élément dont la pureté nous anéantirait immédiatement si nous avions la prétention insensée de nous élever jusqu'à lui, laisse derrière lui, en traversant les épaisseurs de l'être, une tra"née, une poussière d'univers avortés, ébauches imparfaites du macrocosme véritable, qui ne sont là que pour faire ressortir en négatif sa divine perfection. De celui-là, nous ne pouvons rien savoir, rien deviner, pas le plus petit frémissement, sinon qu'il est sûrement à l'image d'un Jeune Garçon d'une beauté transcendante et foudroyante. Il n'y a pas de place pour le féminin dans cet univers parfait, en tout cas pas pour sa manifestation, il n'y a pas de place pour l'être femelle, pour la femme, il n'en est pas besoin. Cela n'est qu'une nécessité contingente liée à l'imperfection caractéristique de cette ébauche d'univers où nous nous mouvons, et que nous prenons à tort pour le vrai. Dans celui-ci, dans le vrai, cette dualité féminin-masculin dont les métaphysiciens pédants à l'imagination courte font si grand cas, est remplacée par une dualité cosmique autrement plus subtile, dont nous ne pouvons même pas concevoir la forme sublime. Dans cet univers-ci, d'ailleurs, n'est-il pas d'autres dualités métaphysiques, plus excellentes, plus essentielles, qui ne mettent en jeu que des figures, des aspects complémentaires du Masculin éternel, que ce poème tout entier a pour seul but d'exalter comme jamais on ne l'avait fait ? Je parle par exemple de la dualité Seigneur-Serviteur, un des plus grands mystères de l'islam ésotérique, puisque l'on sait que le Serviteur et le Seigneur sont essentiellement identiques : le propre de la condition servitoriale est le devoir de découvrir cette identité profondément cachée par la nature même du serviteur, qui doit s'annihiler pour se réaliser ; car le Serviteur est le nom et le visage du Seigneur, et c'est en tant que Nom et que Visage qu'il subsiste à jamais en Lui une fois qu'il s'est éteint à lui-même. Tel est le noeud même du drame cosmique dont l'épopée de Mounir et de l'Ordre n'est qu'une répétition à une échelle moindre - ou, disons, à une autre échelle. Cependant, il arrive déjà que cette dualité suressentielle et purement m le du Serviteur et du Seigneur, se dégrade pour ainsi dire en une dualité proche quoique un peu différente, celle du Père et du Fils. Rien ne ressemble plus à la dualité Seigneur-Serviteur que la dualité Père-Fils, qui est purement masculine elle aussi, donc d'essence plus noble que celle que l'on prend souvent à tort pour la dualité fondamentale. Mais déjà, dans la dyade Père-Fils, se profile l'ombre de la Mère, qui réintroduit subrepticement du féminin au coeur même d'une dialectique purement virile. Ceci donne une idée de la façon dont les choses se dégradent progressivement, dans l'échelle des univers, jusqu'à aboutir à des mondes inférieurs encore au nôtre, où l'ombre sinistre du féminin s'étend sur toute chose, au point que la virilité est exclue même de leur dualité fondamentale ; ceux-là non plus nous ne pouvons les concevoir, non en raison de leur trop grande perfection, mais en raison de leur imperfection même ; il vaut mieux ne même pas essayer de contempler un cauchemar pareil. Alors, Fatima, que fais-tu donc dans mon histoire ? D'où vient que je t'adore malgré moi ? Que, bien que je ne puisse comprendre ces sages qui prétendent que le pôle féminin de la manifestation est une des plus belles incarnations du Divin, je sens obscurément qu'ils ont raison ? Non ! Cela ne saurait être. Ce poème, le mien, n'existe que pour réparer une injustice perpétrée en permanence depuis le commencement du cycle actuel : jamais on n'avait célébré comme il se doit l'amour et le mystère du Garçon. Comme il se doit, c'est-à-dire, dans ce qu'il a de pathétique, d'ardent et de sacré à la fois. Alors, d'où vient que je sente confusément que cet hymne à la gloire de la Sainte Pédérastie, de l'amour érotique et mystique du Jeune Garçon, demande une présence féminine, non pas une présence quelconque, non, une présence féminine forte, intense, troublante et inquiétante, pour être complet ? Même dans l'univers idéal, où triomphe et domine enfin dans toute sa splendeur la gloire du Masculin éternel, et l'amour du Masculin par et pour lui-même, même là, cette transcendante lumière du M le demande-t-elle, pour briller comme elle aspire à briller, la présence en fond de cette ombre trouble, le Féminin ? Est-ce cela, Fatima ? Est-ce pour cela que tu es là, et que mon me malgré moi ne peut être entièrement et totalement au Garçon ? Quelle chose étrange, quel paradoxe ! Quoi ? Si je ne t'aimais pas, je ne saurais pas combien j'aime le Garçon, et combien je suis béni de l'aimer ? Est-ce que les vains efforts que je fais pour échapper à ton ombre, à l'emprise de ton amour, auquel je succombe malgré moi, sont la mesure de mon amour pour le Garçon, que je poursuis sans cesse jusqu'au coeur du désert ? Est-ce qu'il faut que je tombe de temps en temps dans les bras d'une femme, d'une ensorceleuse, d'une sorcière comme toi, pour comprendre à quel point j'aime et j'adore le divin Garçon ? L'histoire de l'Ordre est celle de mon combat contre un autre homme, aussi noble que moi mais animé par des principes radicalement opposés, et de la façon dont notre opposition finalement se dénouera - ou ne se dénouera pas. Mais entre moi et cet adversaire fatal, il y a ce lien obscur qui nous relie et nous sépare à la fois, nous gardant juste à la bonne distance pour que notre affrontement révèle notre courage et notre détermination à tous deux : toi ! Soeur de l'un, femme de l'autre, tu es ce lien, Fatima Zahra Najma, princesse d'Adebgir ! N'y avait-il que toi, n'y avait-il que la Femme éternelle qui pût relier, rapprocher, et diviser à la fois deux principes m les complémentaires destinés à se livrer un combat aux dimensions de l'univers ? Est-ce cela, Fatima ? D'où vient que tu sois nécessaire à mon équilibre, d'où vient que tu me hantes de la sorte ? >> << Comment, Mounir ? Je rêve, ou tu dis que tu ne comprends pas ce qui te fascine chez moi ? Tu me demandes, à moi, ce que je viens faire dans ton histoire ? Mais la réponse, tu l'as donnée toi-même ! Ne vois-tu pas ? Cet univers parfait, idéal, qui brille en haut dans les éthers auxquels nos esprits toujours trop grossiers n'ont pas accès, ne resplendit que sur le fond obscur de cette poussière d'univers larvaires, plus ou moins ébauchés, dont fait partie le nôtre ; or, cet éclatement, cette multiplication indéfinie des mondes, cette dégradation progressive de l'unité en profusion, à qui la doit-on, sinon au Féminin, à la Femme éternelle, c'est-à-dire à moi ? Tu veux porter aux nues l'amour des garçons, mon très-cher ? Fais à ta guise ! Oui, mon beau prince du désert, aime-les, adore-les, célèbre-les, tes jolis mignons, au charmant petit derrière si délicieusement... féminin, n'est-ce pas ? Oh ! Tu fronces les sourcils, mon noble ami ? Quoi, j'ai pincé une corde sensible, on dirait ? Eh oui, si la Virilité doit régner seule et sans partage, sur ton coeur comme sur l'univers, d'où vient que tu ne l'aimes que sous cette forme somme toute inachevée, immature, celle du Jeune Garçon ? Va jusqu'au bout, aime donc un homme comme toi, mon ami ; un vrai m le, à la m choire carrée, au torse velu ! Non ? Tu te f ches maintenant, tu me traites d'insolente femelle ? Ah ! Oui, c'est vrai, j'ai commis l'insulte suprême ! Car jamais tu ne sauteras l'ab"me qui sépare l'amour du Jeune Garçon de l'amour de l'homme adulte. Soit. Mais alors, ce qui te touche, ce qui te trouble, ce que tu encenses chez le Garçon éternel, qu'est-ce d'autre que ce nimbe d'androgynie, ce halo de féminité mal résorbée, qui le pare à tes nobles yeux d'une si envoûtante ambivalence ? Oui, c'est cela, n'est-ce pas ? Ce que tu aimes dans le Garçon, jeune, imberbe, tendre, c'est... moi ! Moi, la Femme, ou plutôt, mon ombre, ténue, tout juste perceptible, indiciblement mêlée à sa virilité naissante ! C'est cela et rien d'autre, mon très cher. Cette gr ce équivoque, cette beauté ambiguë, c'est moi ; c'est moi qui en suis la cause et rien d'autre. C'est moi que tu cherches en lui ! Hélas pour moi, c'est vrai, tu ne peux ou ne veux me chercher ailleurs ; tu ne me trouverais pas en moi, car je suis un voile pour moi-même. À tes yeux, mon trop-plein de féminité tue ce que la féminité pourrait avoir de troublant et d'exquis. Je serais pour toi comme celui qui demande un verre d'eau pour se désaltérer et reçoit un torrent dans la figure, ou pire, comme celui qui s'étouffe en tombant d'une très haute falaise, car la vitesse relative de l'air l'empêche de respirer ; il y a de l'air partout, il est en plein milieu de l'air, et pourtant il manque d'air ; ou comme celui qui s'aveugle en voulant regarder le soleil, etc. Ce n'est que dans l'aube que la lumière du jour te para"t tolérable, encore que l'image soit mal choisie, puisque le féminin est la Nuit par excellence ; mais les symboles présentent souvent une image inversée des choses. Tu exècres cette façon de présenter la réalité, pourtant tu sais qu'elle est vraie ; c'est sa véracité qui la rend intolérable. Oui, mais c'est ainsi : celui qui a vraiment le culte de la virilité, est voué à ne pouvoir aimer le féminin, véritablement, que dans le masculin, c'est-à-dire dans le garçon. Il n'est que là, atténuée par un océan de masculinité juvénile, qu'une goutte de féminité lui soit agréable ; et pourtant, c'est cette goutte, imperceptible en elle-même tant elle a été diluée, assimilée, qui lui rend l'océan suave. Réduit à sa pure masculinité, à l'homme qu'il sera un jour, le garçon n'est plus pour lui qu'une eau saum tre, qui n'étancherait pas la soif d'un damné d'Enfer. C'est ainsi. Oh ! Certes, je ne suis pas une femme comme les autres ; moi, je te comprends, envers et contre tout, et contrairement à toutes ces femelles idiotes qui croient au pouvoir ravageur de leurs charmes emphatiques, et les étalent avec l'insolence du mauvais goût le plus criard ; je te comprends, moi la femme masculine, et c'est ce qui te trouble. Cela est un autre mystère. C'est vrai que si je n'étais pas, fatale exception, tu n'aurais jamais pu aimer le féminin dans la femme, car tu ne peux véritablement l'aimer que dans sa pureté originelle, indissociablement mêlé au masculin de l'Androgyne éternel que personnifie pour toi le Jeune Garçon. Je ne te conteste pas cela, mon très cher. Aime-moi comme exception, aime-moi comme une aberration dans ton parcours, dans ton histoire, j'aime être l'aberration qui bouscule le bel ordonnancement de vos parterres fleuris. Mais souviens-toi que je suis aussi, malgré tout, la Femme éternelle. Virile sans doute, mais pas hommasse ; mon caractère est trempé dans l'acier dont on fait les guerriers, mais ma beauté est exclusivement féminine. Et si je n'existais pas quelque part, moi, la Femme, si je ne me manifestais pas, à un moment ou l'autre, comme le principe féminin, ce qui fait la beauté du Garçon que tu aimes, cet infime reflet atténué, cette éclaboussure insaisissable de moi en lui, n'existerait pas non plus ; tu dois te faire à cette idée, ou quitter cet univers pour un autre plus parfait, si tu peux ; mais celui-là même n'appara"t plus parfait que parce que le nôtre l'est moins, c'est-à-dire parce que j'existe. Où que tu ailles, tu trouveras toujours quelque chose de moi, fût-ce sous la forme la plus évanescente ; et c'est encore là que, par mon absence même, je brille le plus, car je suis en moi-même l'Absence, sans laquelle la Présence ne pourrait se manifester. Si tu veux conna"tre ma signification ultime, mon ami, interroge la langue elle-même ; notre belle langue, l'arabe, te révélera tout en deux mots mieux qu'en un long discours : le m le, dhakar, est essentiellement Rappel, dhikr. Mémoire. La femme, la femelle, nis , unth , est essentiellement oubli, acte d'oublier, nasiya. Cependant, c'est l'Oubli qui a donné son nom au genre humain, al-ins. Car il n'y a pas de mémoire possible s'il n'y a pas d'abord l'oubli, et même, finalement, le suprême Rappel de Dieu consiste pour l'homme à s'oublier en Lui, de sorte que la possibilité ultime du rappel est dans l'oubli lui-même, ainsi que l'on dit les sages que tu vénères, et c'est là le plus grand des mystères. Mais c'est là aussi l'essence du mystère du garçon ; le point où l'oubli et le rappel s'interpénètrent, où l'oubli même devient rappel, c'est cela l'Androgyne, le féminin transmuté en masculin, anastomosé avec lui. En bref, en tant que femelle, tu me hais, et cela m'est égal, je peux m'accommoder de cette haine. Mais je porte en moi la cause secrète en vertu de laquelle tu aimes ce que tu aimes ; de plus, comme j'ai oublié d'être aussi sotte que la plupart des femelles, j'en suis consciente, je te respecte, et du coup tu es obligé de m'aimer. Oui, par moi, tu es contraint d'aimer ce que tu hais, ce que tu combats - et ce que tu combats est aussi mon frère chéri, Mourad - et c'est cela la réunion suprême des extrêmes, le but de toute ton existence ; aimer ce que l'on hait : ça, c'est vraiment réaliser cette Unité transcendante qui t'est chère, ô guerrier philosophe. Et c'est là le défi que je te lance ; voilà pourquoi tu m'aimeras, envers et contre tout, malgré toi s'il le faut. Je te causerai cette subtile blessure qui achèvera ta perfection, qui rendra ta beauté plus équivoque et donc plus belle. >> << Ô Fatima, princesse Fatima Zahra Najma, la Femme, la Fleur, l'Étoile ou l'Énigme, non, décidément, je renonce à te comprendre, et à comprendre pourquoi je t'aime ; tu es impénétrable. Oui, tu es une blessure à mon flanc, tandis que le garçon est mon baume, mon électuaire, mon dictame. Hélas ! Oui, sans toi, comment ressentirai-je la douceur de ce dictame ? J'aimerai mille et un garçons, mais je n'aimerai jamais qu'une femme. Eux qui représentent pour moi l'Unique, l'Un, je veux me perdre dans le chatoiement infini de leur diversité ; toi qui représentes le Multiple, l'indéfini, le fuyant, ton expression est une et irremplaçable ; encore est-ce presque trop pour moi. Et c'est ce trop que j'apprécie. C'est parce que tu es de trop que je t'aime ; tandis que j'aime le garçon parce qu'il est << assez >>, il est juste ce qu'il doit être, où il doit être et comme il doit être. Telle est l'abyssale différence qui vous sépare, qui me sépare. J'aurai connu, gr ce à toi, toutes les formes nobles de l'amour (l'amour des hommes mûrs m'est odieux, voilà pourquoi je précise : formes nobles. Mais ce n'est bien sûr qu'une question de point de vue ; une limite absolue, mais pour moi seulement). Oui, mais j'ai aimé les garçons par vocation, et toi par nécessité. Ou bien le contraire ? Peut-être que je cherche encore ma voie. Peut-être que dans ce labyrinthe de l'amour entre m les, c'est toi, ma soeur de charité, toi l'unique femelle qui me comprend, qui me donnera le fil que je tirerai derrière moi pour trouver mon chemin. Mais garde-toi d'être aussi le monstre que je devrai tuer, car, toute femme et épouse que tu sois, sache que je n'hésiterai pas ! >> << Non, Mounir, je ne serai pas ton minotaure femelle, je ne serai pas l'ogresse ni la sorcière, seulement la Femme, ta femme. Je suis le double féminin du ma"tre de l'Ordre ; tu m'as entra"née dans ton aventure, malgré toi, tu en assumeras les conséquences. Te rends-tu compte des sacrifices auxquels j'ai consenti pour toi ? Pour pouvoir te suivre, pour mieux te comprendre, je me suis faite pareille à toi ; je suis descendue dans les limbes de l'amour saphique, j'en suis devenue la ma"tresse, comme tu es le ma"tre de l'amour des garçons, alors que je ne voulais aimer que toi, être qu'à toi. Tu ne sais pas ce que cela m'a coûté, ni de trahir mon frère, ni de trahir mon sexe. Mais j'étais faite pour cela, et comme cela. Maintenant, je suis prête à te suivre jusque dans ton enfer. Notre existence est un conte, elle suit les lois du conte, non celles de la dure réalité ; mais imagine que je sois réelle ; fais ce rêve d'une vraie soeur de charité, d'une parèdre féminine qui te comprendrait vraiment ; conçois-tu comme la vie en serait transformée ? Fais ce rêve ! Et ton histoire sera plus belle, plus complexe et plus troublante. C'est pour ça que je suis là. Tu ne pourras pas éliminer la féminité de ce monde, même si tu aimerais bien ; mais en moi, tu pourras peut-être la dompter. Ensemble, nous révélerons des possibilités inconnues, tant dans l'homme que dans la femme ; c'est le défi que je te lance, Mounir ! >> << Hélas ! Tu es trop énigmatique pour moi. Comment pourrais-je te transcrire avec ta complexité réelle ? >> La relation entre Mounir et Fatima était compliquée, violente parfois. Ils n'éclataient jamais en public, car ils étaient trop bien élevés l'un et l'autre, et savaient dissimuler leurs sentiments ; en revanche il arrivait souvent, en privé, qu'ils se disputassent, se jouassent des mauvais tours, employassent leur haute intelligence à se nuire, mais c'était au plus fort de la bataille, quand ils n'étaient plus que deux fauves, deux cyclones décha"nés l'un contre l'autre, qu'ils se trouvaient soudain magnifiques, et oubliaient leur discorde en de fulgurants transports. Ils ne se comprenaient pas toujours aussi bien qu'ils l'auraient voulu, mais au fond ils s'aimaient réellement comme au premier jour. Les aventures de Fatima, en tant que ma"tresse de la branche féminine de l'Ordre, rempliraient presque autant de volumes que celles de son époux et ma"tre. Mais leur auteur a oublié de ressentir la puissance magnétique de la beauté féminine comme il ressent celle du garçon, et pour cette raison, ce poème ne contera que les aventures de la branche masculine, qui sont les plus importantes de toute façon. Néanmoins, il peut être intéressant de transcrire quelques-uns des moments les plus saillants de l'étrange passion qui liait Mounir et Fatima. De son vrai nom, elle se nommait en réalité Fatima Zahra Najma ; on sait que les noms Fatima et Zahra sont souvent accolé : Fatima, la fille du Prophète est, pour les Arabes, une des figures de la Femme éternelle, et Zahra est la fleur, et la planète Vénus, qui est l'astre de l'islam, celle qui brille au coeur du croissant. Car on le sait peu, mais chaque livre révélé est lié à une étoile particulière, et celle de l'islam est Vénus, pour des raisons aussi profondes qu'occulte qu'il ne nous incombe pas d'étaler ici. Quant à Najma, c'est l'étoile, précisément ; on notera l'analogie phonétique de ce mot avec le terme d'origine grecque : énigme, qui désigne ce qui est voilé, mystérieux. Apparemment, c'est le contraire de l'étoile, puisqu'elle est ce qui resplendit ; mais en fait, à y regarder de plus près, elle est surtout l'oeil mystérieux qui s'ouvre dans le fond noir du ciel nocturne, et révèle la lumière cachée ; chaque étoile est une énigme, chaque astre un mystère, et justement astre, aster et latin, set ré en hindoustani, vient d'une très vieille racine indo-européano-sémitique d'où proviennent également les mots arabes satara, sutra, voiler, un voile. Il y a toujours une solidarité profonde entre les actes de révéler, resplendir, et de voiler, d'occulter. Le signe, le symbole, est ce qui cache tout en révélant. La nuit et le jour, l'homme et la femme, sont des principes opposés et complémentaires qui ne cessent de se révéler tout en s'occultant mutuellement. Même l'étonnante racine KN, qui, en arabe, désigne principalement l'être - k na, être, kawn, ce qui se manifeste, ce qui est - et que l'on peut rapprocher du gréco-latin GN, genèse, gnose, a donné naissance au verbe kanna, qui signifie à la fois voiler et révéler, suivant le contexte ; toujours cette solidarité organique entre ce qui cache ou se cache et ce qui révèle, entre l'essence et la connaissance. Tout cela pour dire que Fatima, dans l'Ordre, était réellement, à la fois, l'étoile et l'énigme. Beaucoup plus tard, elle sera la mère de certains des fils de Mounir, qui seront initiés à l'amour par leur père sans qu'il soit nécessaire de la cacher à cette étonnante mère, et qui reprendront l'étendard des combats de l'Ordre ; mais cela est au delà de notre horizon. Pour donner une idée de l'ardeur de leur relation, racontons l'anecdote suivante : un jour, il y avait, dans l'Ordre, un jeune garçon du nom de Wadih, Limpide, qui était très beau et plaisait énormément à Mounir. En réalité, le plus troublant, mais aussi le plus cocasse dans cette histoire, est que c'était Fatima elle-même qui l'avait fait découvrir à Mounir. Elle souhaitait faire un cadeau à Mounir, pour commémorer leur rencontre et lui témoigner son amour une nouvelle fois ; elle chercha longtemps ce qui pourrait lui faire plaisir. Un sabre ? Non, il en a déjà toute une collection. Voyons ; un garçon ! Il en a toute une collection aussi, certes, mais comme ils ont une f cheuse tendance à grandir, il faut la renouveler régulièrement. Oui, ça ça lui ferait plaisir. Justement, elle connaissait un garçon qui ferait l'affaire. Il y avait à Naruq une mondaine, une grande dame tenant salon, selon la mode du temps, et dont la prétention et les manières énervaient Fatima. Elle ne ratait pas une occasion de lui faire sentir l'honneur qu'elle lui faisait en la recevant chez elle, malgré la profession douteuse de son mari, etc. Elle avait une jeune fille adolescente, d'une beauté vaporeuse, à qui elle défendait farouchement de s'adonner à son penchant pour l'amour saphique, et cela exaspérait Fatima, qui aurait volontiers inculqué à cette jeune caille les principes de l'Ordre. Or, cette mondaine, qui était décidément une excellente pondeuse, avait aussi un jeune garçon, ce Wadih, d'une beauté égale à celle de sa soeur, qui s'ennuyait fermement ; il avait entendu parler de l'Ordre et y rêvait en secret. Fatima le devina, à sa mine car elle était très intuitive, et décida de s'en servir pour donner une leçon à cette odieuse mondaine, tout en faisant plaisir à son bien-aimé. Elle alla donc un jour voir la mère du garçon, en prenant prétexte d'aplanir leurs différends, et lui apporta des g teaux qu'elle avait faits, car elle savait que son hôtesse était gourmande. En ce temps-là, les femmes avaient à coeur de soigner leurs rondeurs pour plaire aux hommes - sauf Fatima, qui savait que Mounir préférait une femme fine, nerveuse, comme un jeune garçon. << - Vos g teaux sont excellents, ma chère, dit la mondaine. Il faut au moins vous reconna"tre ce mérite que vous savez manier l'art du fourneau ! - N'est-ce pas, ma chère ! Si vous voulez, je vous donnerai la recette ; j'y ai mis un petit ingrédient spécial dont vous me direz des nouvelles. >> Elle avait mis dans ses g teaux une drogue soporifique à effet rapide, obtenue chez un apothicaire dont elle avait séduit la plus jeune fille pour s'approprier ses secrets. La duègne ne tarda pas à dormir et même à ronfler, alors Fatima s'empara sans vergogne de sa progéniture, garçon et fille, et fit don du garçon à Mounir, qui fut enchanté. Quand la mondaine se réveilla, elle constata avec effarement qu'elle n'avait plus d'enfants. Fatima riait : << alors, tu la veux toujours, ma recette ? Ha ha !>>. Mais elle n'avait pas prévu que Wadih plairait à ce point à Mounir ; et puis, comme toute femme, son humeur variait fréquemment, elle était sujette à des revirements imprévisibles. Maintenant, Wadih avait quasi élu domicile dans le giron de Mounir ; il était son favori du moment, cela durait depuis des mois, et cela commençait à énerver Fatima, qui ne voyait plus son mari qu'à table, et encore. Un soir, elle tenta une ultime manoeuvre pour le reconquérir momentanément ; on a beau être une femme cultivée et une aventurière, on n'en reste pas moins une femme, une femelle. On a les réflexes typiques de son sexe. Par conséquent, elle lui avait préparé avec amour ce plat traditionnel que les Arabes nomment thar"d, qui était le plat préféré du Prophète et aussi celui de Mounir ; elle ne l'avait plus fait depuis longtemps, et elle y avait apporté beaucoup de soin, en espérant que, quand il rentrerait du combat, le soir, il lui en serait reconnaissant et ferait de nouveau plus attention à elle. Mais le soir, Mounir arriva accompagné de Wadih ; ils étaient tous les deux excités comme des fous, riaient, faisaient un foin infernal ; ils mangèrent en quatrième vitesse, sans prêter aucune attention à la ma"tresse de maison, puis partirent faire la fête, en mettant tout sens dessus dessous. Cette fois, la coupe était pleine ; Fatima pensa que son ma"tre bien aimé avait besoin d'une leçon. Le lendemain, elle s'arrangea pour éloigner Mounir pour la journée ; pour cela, elle utilisa son frère. En faisant semblant de vouloir se rapprocher de lui - c'était d'ailleurs vrai qu'elle avait conservé de la tendresse pour Mourad, malgré tout, mais elle ne le lui montrait pas souvent - elle lui soutira quelques informations sur les manoeuvres de ses soldats, dans le désert, pour tenter d'endiguer et de contenir la puissance de l'Ordre. Justement, il y avait plusieurs opérations très secrètes prévues ces derniers jours. Fatima embrassa son petit frère bien-aimé sur le front, avec un sourire charmeur, lui promit la plus grande discrétion, et s'empressa d'aller tout répéter à Mounir, non sans en rajouter un peu pour accro"tre l'effet dramatique. Pendant qu'il était parti régler leur compte aux hommes de son cher frère, Fatima alla voir le jeune Wadih, et lui raconta que Mounir lui avait donné rendez-vous, quelque part dans le désert, pour lui révéler quelque chose qu'il n'avait jamais révélé à aucun des garçons de l'Ordre, et qui ferait de lui quelqu'un d'important et de puissant. << - Ton ma"tre veut te confier le secret de sa force ; ne perd pas de temps, Wadih, c'est ton jour de gloire. Suis-moi, je vais te conduire. - Bien, madame Fatima. >> Wadih était un garçon de douze ans à la peau brune et aux grands yeux suaves, il était vif, athlétique, mais doux et patient, et surtout très naïf. L'ironie est que, de plus, il avait toutes les raisons de faire confiance à Fatima puisque c'était elle qui l'avait libéré de sa famille et présenté à Mounir ; elle n'hésita pas à exploiter cet avantage. Elle pouvait être extrêmement cynique quand elle le voulait, et cela faisait partie de son charme. Elle emmena donc Wadih et le conduisit très loin, en un lieu escarpé, plein de rochers et de sables mouvants, peu fréquenté par les hommes mais beaucoup par les animaux féroces du désert. Son projet était de l'abandonner là, pour être débarrassé de lui et embêter Mounir. Une fois arrivés, ayant eu soin de prendre un chemin compliqué pour désorienter le garçon, Fatima le fit asseoir sur un rocher, et lui dit : << - Il te faudra un peu de patience, gentil garçon. Compte jusqu'à dix millions dans ta tête, et ton ma"tre viendra te donner ce qu'il t'a promis. - Vous en êtes sûre, madame ? - Mais oui, mon ange. >> Et, avec un sourire rassurant, elle l'abandonna là, en espérant que les animaux ne flaireraient pas trop vite son odeur, car elle ne voulait pas être le témoin même auditif d'un déplaisant carnage. Pensez que ces animaux mal éduqués ne se lavent même pas les pattes avant de passer à table, et puis Fatima avait horreur des cris. Donc, elle s'éloigna tandis que l'infortuné Wadih commençait à compter. Dix millions, c'est long, mais Fatima parlait très bien, elle l'avait ensorcelé. Le soir, elle espérait se délecter de l'angoisse de Mounir constatant la disparition de son protégé ; elle se régalait à l'avance. Hélas, rien ne se passa comme elle l'avait prévu. Mounir constata bien l'absence de Wadih, et il en fut étonné, mais en chemin, comme il luttait contre les gens de Mourad, il avait rencontré un autre garçon, appelé Arjem, qui l'avait ému. Arjem était beau, certes ; il avait appartenu au sanctuaire des éphèbes, le harem garçonnier du sultan de Naruq, mais le sultan n'était pas satisfait de ses services. Il n'était pas assez docile, pas au lit mais dans la vie en général, il avait trop d'esprit, et cela agaçait le sultan et surtout les gens de son entourage, les courtisans, contre lesquels Arjem faisait des vers à clefs qui faisaient rire tout le monde, sauf ceux qui étaient visés par ces vers ; lesquels avaient de l'influence à la cour. Donc, le sultan avait décidé d'éloigner Arjem ; il devait être reconduit dans sa famille, qui habitait un village dans le désert, et c'était une rude épreuve pour lui, car cela signifiait la honte, le déshonneur, et son père allait sûrement lui en vouloir et le ch tier. Il n'avait pas envie de revoir son village, après cet échec dans le monde feutré de la cour - échec dû somme toute à ses qualités. Il aurait préféré rejoindre l'Ordre, pour se venger de son ancien ma"tre qui l'écartait comme ça, sans ménagement. Mounir avait été séduit par Arjem, et réciproquement ; le garçon s'était mis à improviser très habilement des vers à la gloire de l'Ordre et de son ma"tre, et cela avait achevé de le réjouir et de le conquérir. Il en avait déjà commencé à oublier Wadih, et quand il revint le soir avec Arjem, Fatima fut prodigieusement outrée et agacée. Elle tenta bien de rattraper le coup : << - Y S"d", dit-elle à Mounir, au fait, où est donc passé ce garçon charmant que vous fréquentiez ces derniers jours ; vous savez, celui que je vous avais offert : comment s'appelait-il encore ? - Wadih ? Je ne sais pas, je me posais la question justement. Ne l'auriez-vous pas aperçu ? - Moi Seigneur ? Et pourquoi l'aurais-je aperçu ? Quel dommage qu'il ne soit pas avec vous ce soir ; vous alliez si bien ensemble. - Sans doute, mais je ne m'en fais pas pour lui ; je suppose qu'il doit être en train de s'amuser de son côté avec des amis à lui. - Oui, vous avez sûrement raison. >> L'air innocent de Fatima inquiéta un peu Mounir, qui la savait loin d'être un ange, d'autant plus qu'elle n'avait pas l'habitude de faire l'éloge des garçons qu'il fréquentait assidûment. Il décida d'être vigilent, mais il n'avait pas de soupçons précis ; et de toute façon, Arjem l'absorbait entièrement - au propre comme au figuré. Fatima en était pour ses frais, et elle enrageait intérieurement, sans rien en laisser para"tre. Dans le désert, le pauvre Wadih continuait à compter. Il en était à quatre-vingt-dix mille six cent soixante-quinze environ. Le lendemain et les jours suivants, c'était encore pire ; Arjem enchantait Mounir, qui ne pensait plus du tout à Wadih, et ne s'inquiétait absolument pas pour lui. Fatima comprit qu'il n'y avait rien à faire. Mais elle n'avait pas l'intention de s'acclimater à Arjem - qui de plus, faisait des vers - alors qu'elle venait de se débarrasser de Wadih. Elle décida donc de recommencer l'opération ; elle éloigna de nouveau Mounir, et emmena Arjem comme elle avait emmené Wadih, au même endroit. Arjem était beaucoup moins naïf, ce n'était pas évident. Mais elle sut faire preuve d'adresse. Quand ils arrivèrent au lieu fatal, Fatima constata avec soulagement que les bêtes sauvages n'avaient pas encore dévoré Wadih, qui était fatigué mais qui comptait toujours ; il en était à deux millions cent treize mille huit cent quarante-neuf. Elle dit aux deux garçons : << - Mounir a de très grandes difficultés ; il est aux prises avec les hommes du sultan, qui en veulent à sa vie. Comme vous êtes ses préférés, il m'a ordonné de vous conduire en lieu sûr ici, au cas où le siège de l'Ordre tomberait. Dès qu'il aura terrassé ceux qui le retiennent actuellement, il viendra vous chercher ici, et vous donnera ce qu'il vous a promis, en récompense pour votre zèle. Soyez patients ; l'heure est grave, mais vous êtes des braves. Mounir sera satisfait de vous. >> Arjem tenta bien d'élever quelques objections, pendant que Wadih comptait toujours et ne doutait de rien. Mais Fatima sut endormir sa méfiance. Ils étaient donc deux garçons à attendre dans le désert ; quelque part, au loin, il y avait quelqu'un qui avait flairé leur présence ; c'était un des plus redoutables animaux du désert, l'émir des loups, le vieux Abou Dib. Avant d'être un loup, Abou Dib avait été un humain, et pas n'importe lequel. Il avait été un saint, un grand initié, un des abd l ; il faisait partie des saints qui gouvernent le monde en secret, mais il avait dévié. Son amour des jeunes garçons l'avait entra"né trop loin dans la frénésie charnelle. Au début, c'était pour lui un acte rituel, spirituel, une opération alchimique pour dépasser son ego et atteindre la transcendance ; mais le moyen était devenu la fin, il avait sacrifié son amour du savoir à l'amour des garçons, sa fièvre était devenue folie, sa folie menaçait la hiérarchie des saints, et à travers elle, l'équilibre du cosmos lui-même. Alors, les autres membres de la hiérarchie, les grands initiés qui voyaient son état empirer, s'unirent contre lui ; ils le confinèrent dans cette forme animale, et le condamnèrent à errer dans le désert, transformé en loup - par respect pour lui, ils avaient quand même choisi un animal noble, un animal que l'on craint, non un que l'on méprise. Mais cela avait rendu Abou Dib amer. Au lieu de se repentir de son erreur, il s'y enfonça encore plus ; à présent, il se délectait de la chair des jeunes garçons, chaque fois qu'il le pouvait, ce qui heureusement n'arrivait pas souvent dans ce désert. Il n'aimait rien tant que de planter ses crocs dans les flancs ou les cuisses tendres d'un petit d'homme, sentir sa gorge frêle palpiter au moment d'expirer. C'était son vice et sa vengeance. Aussitôt qu'il flaira les deux garçons égarés, dont le vent lui avait apporté le parfum délicat au fond de sa tanière, il rassembla sa meute et se mit lentement, sournoisement en chemin. Cette fois, Fatima était certaine que son plan diabolique allait marcher ; la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit. Malheureusement, il arrive que si. En effet, Mounir avait de nouveau rencontré un autre garçon ; il s'appelait Bayan cette fois, et c'était un jeune garçon de douze ans que ses parents avaient surpris dans une attitude équivoque avec un autre garçon de son ge. Ils avaient décidé de le ch tier sévèrement, pour lui faire comprendre l'abomination suprême que représentait l'amour entre garçons. Étant témoin de cela, Mounir n'avait pas hésité une seconde ; il s'était approché du père et lui avait dit de son air le plus affable : << - Cher monsieur, vous dites que l'amour entre garçons est une abomination suprême aux yeux de la morale et de la religion, ai-je bien compris ? - Assurément, monsieur ; je ne vois pas qui serait assez fou pour contester cela. - Eh bien, sans aller jusqu'à le contester, je me permettrais de soulever une légère objection, qui pourrait vous obliger à modifier sensiblement votre façon de voir. - Ah oui ! Et laquelle ? - Celle-ci ! >> Et il lui fendit le cr ne d'un coup de sabre. Effectivement, sa façon de voir en fut sensiblement modifiée. L'argument était imparable. << - Qu'as-tu à répondre à cela, fils de chien ? Ah ! Tu ne dis plus rien ! Tu es convaincu maintenant ? Très bien, j'aime les discussions carrées >>, dit Mounir. Ensuite, il étripa la mère, et délivra le garçon. Les deux garçons même, car Bayan insistait pour que l'ami avec lequel il avait été surpris, un adolescent nommé Yaq"ne, un peu plus gé que lui, rejoign"t l'Ordre avec lui. Mounir, touché par cette fidélité, avait accepté, et le soir, il revint donc avec non pas un, mais deux nouveaux garçons cette fois, et il ne s'inquiéta pas plus pour Arjem qu'il ne s'était inquiété pour Wadih. Fatima était furibonde, mais elle ne se découragea pas. Le lendemain, elle fit avec Bayan et Yaq"ne ce qu'elle avait fait avec les deux autres ; cette fois, Mounir ramena un garçon noir nommé Ihab. Pendant des semaines, ce manège se poursuivit ; à chaque fois que Mounir découvrait un nouveau garçon, Fatima allait le perdre dans le désert, et lui ne se doutait de rien, et en amenait un autre. Elle avait de plus en plus de mal à faire patienter tous ces garçons dans le désert, heureusement les loups se rapprochaient. En attendant, elle inventait les histoires les plus folles pour les persuader de rester là ; il faut dire à son honneur qu'elle déploya une imagination vraiment infernale, inventant de véritables contes dignes des Mille nuits et une nuit. Elle s'y complaisait presque, mettant une énergie féroce à composer son récit, à lui donner le plus de vraisemblance possible, en utilisant des fragments de ses lectures variées, pour leurrer les garçons qui commençaient à trouver le temps long et l'endroit inquiétant. En même temps, elle priait pour que son époux ne se dout t de rien. Cependant, à la fin, Mounir commença tout de même à avoir des soupçons. << - C'est bizarre, dit-il un jour, j'ai l'impression que depuis quelque temps, je perds mes garçons ; à chaque fois que j'en apporte un nouveau, il dispara"t au bout de trois jours au plus. Où sont donc passés Wadih, Arjem, Bayan et les autres ? - Voyons, mon ami, vous vous faites des idées, psalmodia Fatima. Je suis prête à parier ma vie qu'ils sont quelque part, ensemble, en train de s'amuser tranquillement. >> Le pari de Fatima était audacieux, car en fait de s'amuser ensemble, les garçons étaient rassemblés dans le désert, serrés les uns contre les autres, perdus, angoissés, frissonnant de faim et de peur ; à part Wadih qui comptait paisiblement : << Huit millions sept cent douze mille six cent cinquante trois, huit millions sept cent douze mille six cent cinquante-quatre... >>. << - Oui, vous avez sûrement raison, dit Mounir. >> En fait, il n'était pas du tout convaincu, mais il n'en montra rien. Cette fois, il s'abstint simplement de ramener un nouveau garçon, et Fatima en fut satisfaite ; elle pensait qu'elle avait gagné. En effet, Mounir se montra plus tendre avec elle ; du coup elle baissa sa garde. Finalement, il l'entra"na dans sa couche, et l'embrasa par les paroles les plus ardentes et les caresses les plus savantes. Il alluma dans son corps de femme le brasier de la volupté, et elle se laissa consumer langoureusement par ce délicieux incendie. Mais quand sa fièvre fut à son paroxysme, Mounir, qui avait gardé la tête parfaitement froide, susurra en l'étreignant avec fougue : << - Oh ! Chère amie, comme je suis bien dans vos bras ; votre corps est un des jardins du Paradis ! - Vraiment ? Oh ! Mounir, mon doux ma"tre, si tu savais comme je me languissais de ta virilité ; je voudrais que tu me prennes comme cela jusqu'à la fin des temps ! Je t'aime ! - Moi aussi, je t'aime ! Oui, nous sommes si bien ensemble ; comme tu as bien fait d'égarer dans le désert tous ces garçons qui me détournaient de toi ! Ça n'a pas été trop dur, j'espère, mon trésor ? - Non, hab"b", un jeu d'enfant ; je ne les ai même pas entendus souffrir. >> Elle avait prononcé cet aveu dans un soupir d'extase, étourdie par le plaisir. C'était ce qu'avait escompté Mounir. Tout à coup, il se raidit et la prit à la gorge : << - Eh bien ! J'espère pour toi qu'ils n'ont pas souffert du tout ! J'espère qu'ils sont toujours vivants et qu'ils n'ont rien, mais vraiment rien, car si même le plus insignifiant caillou dans un de leurs souliers a écorché la peau de leurs petits pieds charmants, je m'engage à te faire pleurer des larmes de sang ! Compte sur moi, ma chérie ! >> Elle comprit immédiatement qu'elle avait été jouée, mais elle n'était pas du genre à s'avouer vaincue si vite. Elle envoya son genoux dans le ventre de Mounir, le renversa et le prit à la gorge à son tour en disant : << - Perfide époux qui m'abandonne pour ses icoglans méprisables, alors que je t'ai tout sacrifié ! Tu vas voir si tes menaces m'impressionnent ! >> Une véritable lutte s'engagea entre eux. Fatima était forte, assez pour donner à Mounir du fil à retordre, mais non pour le terrasser ; cependant, Mounir malgré tout l'aimait, et même les bassesses qu'elle avait commises pour tenter de le récupérer, le touchaient ; aussi, il n'osait lui faire trop de mal. Finalement, il la plaqua contre un mur, en la maintenant fermement, mais sans douleur, et dit : << - Maintenant, dis-moi où tu as emmené ces garçons ! Parle, ravissante tra"tresse, et vite ! - Alors ça, jamais ! Plutôt mourir de ta main adorée ! - Mais je rêve ! Elle a emmené mes garçons, mes garçons ! Dans le désert, et maintenant elle refuse de dire où ils sont ! Ils vont tous mourir et ce sera la faute de cette mégère impie ! Mes garçons à moi ! On ne t'a donc jamais appris le respect de la propriété, pauvre fille ? - Mais tu en as tant d'autres, Mounir, oh ! Mon héros ; et puis tu m'as, moi ! Qu'as-tu besoin de ces garçons, de ceux-là spécialement ? Je ne te suffis pas ? Je veux dire, nous ne te suffisons pas, moi et les garçons que je n'ai pas... euh... enfin, ceux qui restent ? - Mais ma chérie, ne vous serait-il pas venu quelque peu à l'idée, dans votre charmante petite cervelle, que ces garçons, eux, pourraient avoir besoin de moi, surtout sans le contexte actuel, qui s'avère peu propice à leur survie ? Il eût été pertinent que vous fissiez cette hypothèse avant de formuler votre question. Allons, mais parle, par tous les diables ! Où les as-tu mis, démone ?! - Jamais ! Qu'ils se débrouillent ! Comme vous m'avez abandonnée, je vous contraint de les abandonner ; renoncez à eux, au nom du Seigneur tout-puissant ! - Eh bien ! Si c'est comme ça, je sais ce qu'il me reste à faire. - Où vas-tu ? - Je vais à Naruq, tuer ton misérable frère ! Depuis des années, je l'épargne à cause de toi, car je sais que tu l'aimes toujours malgré le mal qu'il nous a fait ; mais c'est fini : je vais lui régler son compte une fois pour toutes ! À nous deux, prince Mourad ! - Non ! Pas lui, attends ! Ne lui fais pas de mal, je t'en prie ! - Alors parle, je t'écoute ! - C'est bon, je vais te le dire. >> Et Fatima, qui savait que Mounir, s'il était résolu, était capable de faire ce qu'il disait, lui révéla l'endroit où elle avait emmené les garçons. Mounir s'y rendit aussitôt. Il était temps, car les loups venaient d'arriver eux aussi, Abou Dib en tête, et ils étaient en train d'assiéger les garçons, qui s'étaient retranchés derrière des rochers et tentaient vaillamment de se défendre en lançant des pierres. << - Neuf millions neuf cent quatre-vingt dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt dix-neuf, dix millions ! Je savais que tu arriverais ! S'écria fièrement Wadih en voyant Mounir appara"tre. - Tais-toi, idiot, et lance ! Lui dit Arjem. Tu ne vois toujours pas qu'elle s'est moquée de toi ? - Bah, n'empêche, il est quand même venu ! >> C'était incontestable. En voyant le carnage que les loups s'apprêtaient à faire, Mounir en mit quelques-uns en pièce avec son sabre ; les autres firent front contre lui, se détournant des garçons. Abou Dib, leur chef, décida de parlementer avec cet homme presque aussi redoutable que lui. << - Nous sommes deux chefs du désert, lui dit-il ; nous aimons les mêmes choses et faisons un peu le même métier. Ne nous entre-tuons pas, trouvons plutôt un compromis. Si nous partagions ces gigots, euh... ces garçons ? La moitié pour toi et... - Abou Dib ! La moitié de ton discours est censée, mais moi je ne suis pas cannibale ; et on ne m'a jamais vu manger du louveteau. Tu sais très bien que depuis des années, l'Ordre te laisse hanter le désert, avec ta sombre meute. Nous ne nous occupons pas de toi, et tu ne t'occupes pas de nous. Mais si tu veux la guerre, tu vas l'avoir ; et tu sais que c'est toujours l'homme qui gagne. Souviens-toi qu'un jour, un jour de famine, le Prophète - Paix et Salut sur lui - a négocié avec tes ancêtres comme je le fais aujourd'hui ; trouvons plutôt un accord qui préserve la vie de ces jeunes et des autres. - Mes ancêtres étaient des hommes comme toi, Mounir ; tu le sais bien, ne te moque pas de moi. - Oui, mais les hommes comme toi sont déjà des loups en réalité ; tes pairs n'ont fait que te donner ta vraie forme, celle qui révèle ta nature bestiale. - Et toi, tu te prends pour un lion, sans doute ? Allons, dis-moi ce que tu proposes, on verra bien. - Tu laisses à ces garçons la vie sauve, ainsi qu'à tous les autres. Toi et tes frères, vous ne vous attaquez plus qu'aux adultes. En échange, j'intercéderai auprès des abd l pour que tu retrouves ta forme humaine, et je t'intègre dans l'Ordre, à condition que tu respectes notre règle. - J'ignorais que vous eussiez une règle. - Nous en avons deux : faire jouir les garçons et remercier Dieu ! - C'est beaucoup, dis-donc. - Oui, mais ce n'est pas trop ; de toute façon, c'est à prendre ou à laisser. Qu'en dis-tu ? - J'en dis que je dois réfléchir ; tu sais, ce n'est pas si mal d'être un loup. Évidemment, être un homme c'est mieux... mais avec tous les crimes que j'ai commis depuis que je suis dans le désert, tu crois que j'ai une chance ? - Ce sont les crimes du loup, pas de l'homme. Si tu te repens, ils seront effacés ; entre nous, je m'en moque, moi, de ce que tu as pu faire, c'est pas mon problème ; l'Ordre a besoin d'hommes de ta trempe, si tu voulais de nouveau être un homme. La chance, je te la donne ; pour le reste, fais-moi confiance. Pour la dernière fois, qu'en dis-tu ? - Par Dieu, Mounir, pour redevenir un homme, et pouvoir caresser de nouveau un garçon, je ferais n'importe quoi ; mais tu connais des abd l, toi ? - Je connais des awt d, des afr d et la plupart des abd l. - Et tu crois qu'ils t'écouteront ? - Ils marchent avec l'Ordre. - Alors je marche avec toi ! >> Le marché fut conclu, les garçons libérés, et les loups depuis ne s'en prirent plus aux jeunes. Les garçons cantonnés dans le désert, aux prises avec la meute féroce, étaient si heureux de revoir Mounir, qu'ils lui firent une fête pour l'accueillir, et un ardent désir s'empara d'eux tous. Ils copulèrent joyeusement dans le sable chaud, et même les loups furent autorisés à s'y mêler, à condition qu'ils n'utilisassent pas leurs crocs ; de sorte que certains garçons eurent des rapports charnels avec ces animaux : on en vit un, particulièrement extravagant, se faire lécher son dard par un jeune loup à la langue r peuse, pendant qu'il lui suçait le sien. Cette expérience de sexe animal enthousiasma les plus fous d'entre eux, et resta gravée dans leur coeur comme une des plus délicieusement insolites de leur existence ; finalement, Fatima n'avait pas tout à fait menti. D'ailleurs, pendant le retour, Wadih dit à Mounir : << - Tu sais, je n'ai pas arrêté de compter comme m'avait dit ta femme ; tu as de la chance d'avoir une femme aussi gentille ! Je n'ai jamais douté une seconde, et elle avait raison : tu es venu ! Et tu nous a révélé quelque chose de vraiment unique ! - Ce qui est unique, dit Mounir, c'est ta confiance, ô Wadih ! C'est une belle chose, cela, surtout quand on est jeune ; c'est ta confiance à toi qui vous a tous sauvés, ne l'oublie jamais, ô toi le Limpide ! - Non, seigneur Mounir, je n'oublierai pas, c'est promis ! >> Et c'est vrai que Wadih n'oublia jamais ; il avait vraiment appris quelque chose ce jour-là. Six mois plus tard environ, Abou Dib retrouva sa forme humaine et entra dans l'Ordre ; il fit ses adieux à ses frères loups, et nomma un nouveau chef pour le remplacer à la tête de la meute. Ce fut un gain pour l'Ordre, car son expérience en tant qu'homme, puis en tant que loup, lui avait donné une altière sagesse, dont il put faire profiter ceux qui lui avaient permis de recouvrer son humanité. Entre-temps, Fatima s'était quelque peu repentie de sa conduite ; elle se rendait compte qu'elle avait été un peu dure avec ces garçons, qui n'étaient pas vraiment mauvais. Cependant, son inconduite avait enseigné quelque chose aux jeunes, elle avait permis de pacifier les relations des hommes du désert avec les loups, et de délivrer Abou Dib, qui était un homme de valeur, du sort qu'on lui avait jeté. Somme toute, elle n'avait pas si mal agi. Peut-être n'avait-elle jamais eu réellement l'intention de perdre ces garçons, peut-être avait-elle seulement voulu éprouver Mounir, dans son propre intérêt, et cela avait fonctionné. Toujours est-il que quand il rentra, le soir, elle se jeta à ses pieds en lui demandant pardon. Mounir fut ému de la voir s'humilier ainsi, alors que c'était lui le fautif au départ, car lui aussi cette histoire l'avait fait réfléchir ; il estimait qu'elle avait été courageuse bien qu'à mauvais escient. Il la trouva vraiment belle et touchante dans cette attitude soumise ; il se demanda pourquoi les femmes, la plupart du temps, ne comprennent pas que c'est ainsi, lorsqu'elles reconnaissent la supériorité du M le et la servent avec ferveur, que s'exprime ce qu'il y a de plus divin en elles et qu'elles sont le plus digne d'être désirées. Alors il la releva, lui pardonna et l'embrassa. Et il s'unit à elle de nouveau, mais sans arrières-pensées cette fois. Cette histoire eut un ultime rebondissement imprévu quand, longtemps après, Arjem et Fatima composèrent ensemble une ballade tragicomique en souvenir de l'événement ; ils en firent un numéro à deux, pour distraire Mounir, Arjem jouant du luth et Fatima du tambourin. Ils s'étaient découvert en commun un certain esprit caustique et un même penchant pour la poésie lyrique et satyrique, et étaient devenus bons amis. Ce qui montre qu'au sein de l'Ordre, les rapports n'étaient pas figés, les alliances bougeaient au fil du temps, et souvent, des histoires qui auraient pu tourner au drame se terminaient par des chansons. 8. Le charmeur de fenêtres Le siège de l'Ordre. Quatre amis qui désormais ne se quittent plus : Mounir, Mokhtar, Marw ne et Haydar. Le crépuscule du troisième jour, du troisième jour de cette histoire. Quatre ami vont et viennent, insouciants, gais, paisibles, parmi les murailles de tissu que le vent du désert fait onduler. Ils ne semblent pas conscients du danger qui, là-bas, du côté de Naruq, menace leur existence joyeuse ; pourtant, Mounir, s'il n'en laisse rien para"tre, est toujours intérieurement sur le qui-vive, prêt à répondre à une alerte, conscient que des ennemis puissants veulent sa perte. Mais en ce moment, peu lui importe. Il savoure, en homme parfaitement tranquille avec le Ciel et avec lui-même, le plaisir d'être avec ses trois beaux et jeunes amis. Comme ils sont encore nouveaux, il leur présente les grandes personnalités de l'Ordre, car l'Ordre, s'il repose sur les épaules de son chef, ne se réduit pas à lui, ce qui serait fort triste. Il y a là, nous l'avons dit, de grands hommes ; de fiers guerriers, des penseurs, des poètes, des ivrognes, de tout. Et puis, voilà que, à force d'errer, de déambuler parmi les murs de toile, nos amis arrivent au seuil de la grande plaine désertique. Ils s'y avancent, désireux de savourer un moment de solitude à quatre. Ils sont donc quatre dans ce désert, parmi les rochers et les rares buissons, à causer, à rire, à songer. Quand tout à coup, arriva la première. Elle passa en coup de vent près de Mounir, faillit renverser Mokhtar, puis repartit comme une abeille bourdonnante. Mais ce n'était pas une abeille. C'était une fenêtre. Oui, une banale fenêtre, avec un appui blanchi à la chaux et des rideaux de mousseline, à ceci près qu'elle s'ouvrait dans le vide et flottait dans l'air ; a-t-on jamais vu une fenêtre seule, une fenêtre sans mur et sans b timent ? Bientôt arriva une deuxième. Puis une troisième. Et bientôt, elles furent tout un essaim, un escadron de fenêtres vrombissantes, toutes flottant dans l'air du désert, et s'ouvrant absurdement dans l'espace vide. Il y en avait de toutes les tailles, de tous les styles, de toutes les couleurs. Fenêtres en ogive ou en plein cintre, arcades de pierre ou simple cadre de bois ; lucarne ou large baie vitrée ; fenêtre à vitraux, ou à moucharabieh ; lourds rideaux de velours rouge, voiles de dentelle ou stores vénitiens, volets en ferronnerie. Et derrière ces fenêtres, de l'autre côté, on apercevait parfois l'intérieur d'une maison, d'une chaumière, d'un palais, d'une église ou d'une mosquée, d'un atelier d'artiste ou d'une cellule de derviche ; parfois un couloir, un escalier, qui menait vers d'autres fenêtres, fenêtres dans la fenêtre ; certaines étaient éclairées comme en pleine nuit, d'autres au contraire débordantes de soleil et d'azur ; certaines donnaient sur un extérieur, un pré fleuri ou un sous-bois, une clairière ou un désert ; certaines même donnaient sur une rue d'une ville inconnue, peut-être Naruq, peut-être une autre. Cependant, les fenêtres étaient de plus en plus nombreuses, et elles tourbillonnaient autour de nos quatre amis, presque menaçantes, comme si elles voulaient les avaler ; alors, serrés les uns contre les autres, ils commencèrent à ressentir une légère inquiétude, quand un son étrange leur parvint. C'était une musique ; un air de flûte, mais quel air étrange ! On aurait dit des espèces de vocalises, des montées et des descentes répétées, avec obstination, et comme un effet téléscopique ; une ritournelle gigogne ; une mise en ab"me sonore ; c'était comme si la mélodie, à chaque instant, se déployait, se déroulait de plus en plus complexe, avec de nombreuses coda, jaillissant d'elle-même, s'auto-reproduisant, formant des variations toujours plus élaborées autour d'un thème central dont elle ne s'écartait cependant jamais ; c'était enfin une sorte de chaconne ou de passacaille, mais sans mesure, ayant quelque chose de la psalmodie coranique, et même quelque chose du Coran, dont les versets se citent eux-mêmes en permanence. Et cette musique envoûtante semblait avoir un effet sur les fenêtres ; il était manifeste qu'elles la suivaient, comme si, en plus d'être des fenêtres volantes et de s'ouvrir dans le vide, elles eussent eu le sens de l'ouïe. Et bientôt parut un homme, l'homme qui faisait cette musique, et qui charmait les fenêtres. Il était grand et mince, plus tout jeune, avec des cheveux crépus, noirs, une moustache noire, une m choire carrée et des yeux perçants, très enfoncés dans leurs orbites. Il avait l'air vaguement inquiétant, mais affable ; aussi, quand il vit nos quatre amis, s'arrêta-t-il pour marquer une pause, son bout de roseau entre les mains. << - Appartenez-vous à l'Ordre ? demanda-t-il d'un ton froidement poli. - En ce qui me concerne, répondit Mounir, ce serait plutôt le contraire ; c'est l'Ordre qui m'appartient. - Seigneur Mounir ! Reprit l'autre avec déférence, cette fois. Dites, ce n'est pas une plaisanterie au moins ? C'est bien vous n'est-ce pas ? Oh ! Suis-je bête ; personne n'oserait... Eh bien, permettez-moi de vous jouer un petit air que j'ai composé, à la gloire de l'Ordre. - Merci, tu nous a déjà assez brisé les tympans avec tes airs bizarres. Mais dis-nous plutôt, mon brave, qu'est-ce que tu fabriques avec ces fenêtres ? - Oh ! Euh... eh bien, je les emmène, je les promène, je les montre à qui veut les voir ; c'est aussi très utile parfois quand on veut s'éclipser de quelque part, une fenêtre ; je suis charmeur de fenêtres, voyez-vous... oui, je me suis aperçu, étant enfant, que les fenêtres avaient une vie propre, une me comme qui dirait ; et je me suis juré d'apprendre à les charmer... et à force de travail et de patience, j'y suis arrivé, comme vous le voyez. - C'est tout simplement prodigieux, dit Mounir. Mon ami, l'Ordre est fier de compter quelqu'un comme vous dans ses rangs. Venez me voir quand vous voudrez ; je vous ferai goûter mon opium et mes garçons. L'homme rougit d'aise et dit : - C'est bien gentil à vous, mon seigneur, mais je ne prends pas l'opium, et quant aux garçons... je préfère la compagnie des fenêtres, voyez-vous... cependant, j'accepte votre invitation avec joie. - Vous préférez les fenêtres, hein ? Hum... tous les goûts sont dans la nature. Mais voyons, vos fenêtres, est-ce qu'on peut les visiter ? - À vos risques et périls... ce n'est pas toujours sans danger, d'entrer dans une fenêtre que l'on ne conna"t pas. Mais vous m'avez l'air brave et courageux, alors, vous pouvez toujours vous y risquer ; tenez, je vous conseille celle-là ; elle vous plaira je crois. >> Et les quatre amis enjambèrent une jolie fenêtre avec arc en plein cintre, des rideaux de damas et des volets rose saumon. Dès qu'ils furent entré, Mounir regarda autour de lui, et se crut au Paradis. Il y avait des garçons à perte de vue, des dizaines de garçons, nus la plupart, ou vêtus très légèrement. Il y en avait de toutes les couleurs, de tous les ges - aucun n'ayant plus de seize ans - et de tous les types de beauté ; des grands, des petits, des minces, des replets, des p les, des basanés, des blonds, des bruns ; des actifs, des rêveurs ; ils se tenaient dans des attitudes diverses, autour d'un grand bassin rectangulaire à l'extrémité duquel se trouvait une fontaine, et que bordaient des orangers, des citronniers et des jasmins. Aussitôt, Mounir comprit où il était, et dit en souriant à ses amis : << - Je crois, mes très chers, que nous voici dans le sanctuaire des éphèbes du sultan de Naruq ; ces garçons que vous voyez là appartiennent au sultan, qui en dispose pour lui et pour les membres les plus nobles de sa famille. Ne trouvez-vous pas que le sultan a beaucoup de chance ? >> Haydar surtout acquiesça, l'oeil brillant. Les garçons n'étaient pas farouches, mais ils étaient curieux ; dès qu'ils avisèrent ces étranges visiteurs, un petit groupe d'entre eux s'approcha de Mounir et des trois garçons. Ils confirmèrent les soupçons de Mounir sur la nature du lieu. On était bien à l'intérieur du palais, dans une vaste cour aménagée en jardin où les éphèbes, tant qu'ils étaient entre eux, pouvaient prendre du bon temps. Mounir leur posa une série de questions ; il voulait savoir si les garçons étaient heureux, comment se déroulaient leurs journées à la cour du sultan, il les interrogea sur leur famille. Il apparut que les jeunes gens étaient globalement bien traités, qu'ils n'étaient pas malheureux, bien qu'ils s'ennuyassent un peu, quelquefois, surtout les jours où le sultan et les princes ne les venaient pas voir ; or ces jours étaient les plus nombreux. Les garçons ne manquaient de rien, et n'étaient pas coupés de leur famille, pour ceux qui en avaient une. On veillait à leur éducation, et ils étaient fiers de le montrer ; certains étaient des lutteurs ou des nageurs accomplis, d'autres de vrais petits intellectuels, d'autres encore des artistes ou des poètes. Tous avaient beaucoup de goût pour les choses de l'amour, et leur nombre même faisaient qu'ils n'en étaient, heureusement, pas blasés ; c'est là le côté moral du nombre, si l'on peut dire. Et puisque, en raison du nombre de rivaux que chacun d'eux devait supporter, les occasions de satisfaire leur appétit sexuel pour les m les accomplis étaient rares, Mounir ne se priva pas du bonheur de copuler avec eux, et les trois garçons se mêlèrent joyeusement aux autres. On copula donc avec entrain, et Mounir, devenu fou au milieu de tous ces corps sublimes qui se donnaient avec passion, put apprécier l'efficacité des méthodes éducatives d'Abdullah Ben Zouhal ; et il en fut reconnaissant envers le bon docteur. Puis, quand on eut bien copulé, on s'assit dans l'herbe et, tout en mangeant des fruits mûris au soleil, on causa abondamment de tous les sujets, de préférence de poésie et de métaphysique, sciences dans lesquelles certains des garçons excellaient - qui n'étaient d'ailleurs pas les plus laids. On plaisanta aussi beaucoup, sur le sultan, sur le prince Mourad - surtout sur le prince Mourad - sur le docteur Ben Zouhal, et même sur l'Ordre. Mounir vit avec satisfaction que les garçons du sultan étaient épanouis - et il en conclut que ce dernier, après tout, n'était pas un mauvais bougre. Mais, alors qu'ils étaient assis ainsi à bavarder paisiblement, une clameur se fit entendre au fond de la cour. Mounir aussitôt se leva, mettant instinctivement la main à son poignard, qu'il portait toujours au côté ; Mokhtar, Marw ne et Haydar se levèrent à leur tour. On interrogea les garçons du regard. Ceux-ci leur firent signe qu'il était temps de fuir ; les gardes du sultan arrivaient. En effet, trois gardes aussi vigoureux qu'armés jusqu'aux dents firent bientôt irruption au milieu des garçons effarouchés, précédés de Ben Zouhal, l'air furibard. Cependant, les garçons, en qui l'habitude de vivre à la cour et d'y être traités en objets d'adoration n'avait pas tué l'esprit de rébellion, ne se laissèrent pas longtemps impressionner par les gardes, et firent une barrière compacte autour d'eux, qui ralentit un peu leur marche. Les gardes ne tardèrent pas, toutefois, à forcer cette barrière. Entre-temps, Mounir et ses trois amis avaient cherché le moyen d'échapper au lynchage. Ils foncèrent droit à l'autre bout de la cour et sautèrent par la première fenêtre qu'ils aperçurent. Ils se retrouvèrent ainsi sur une place de marché, au milieu de la ville ; mais les gardes, qui étaient passés par la porte, arrivaient à leur rencontre, des deux côtés de la place. Alors, les quatre amis avisèrent un homme qui, assis en tailleur sur la place, jouait de la flûte ; c'était un homme grand, mince, aux cheveux et à la moustache noire, qui leur sourit d'un air complice ; ils reconnurent le charmeur de fenêtres. Celui-ci joua quelques mesures rapides d'un air connu, et aussitôt les fenêtres arrivèrent en trombe. Mounir et les trois garçons sautèrent dans la première venue. Mais la fenêtre continuait à se déplacer en flottant dans l'espace, de sorte que les gardes ne purent suivre. Ils étaient donc sauvés, mais ils ne savaient de nouveau plus où ils étaient. Ils virent alors qu'ils étaient dans une sorte de clairière, au milieu d'un bois. Là, le spectacle qu'ils aperçurent leur glaça le sang. Il y avait des hommes dans la clairière. L'un d'eux était encha"né, et il avait l'air d'un homme résigné à faire le grand saut dans l'inconnu. Ceux qui étaient autour de lui étaient ses juges ou ses bourreaux ; ils avaient davantage l'air de bêtes féroces que d'humains. C'était, manifestement, une exécution. Ah ! Si Mounir avait eu son sabre, il aurait taillé en pièce ces sauvages, quoi qu'ait pu faire cet homme ; il aurait toujours été temps de le ch tier ensuite lui-même, s'il le méritait. Mais il n'avait ni sabre, ni cheval. Il fallait donc agir avec tact et prudence. Mounir s'avança près des hommes qui gardaient l'homme, et avisa celui qui semblait leur chef, et qui venait de prononcer la sentence fatale. Il se présenta comme le fils et l'émissaire du sultan, et demanda à savoir ce qu'avait fait le condamné. On lui répondit de le lui demander à lui-même, s'il consentait à répondre. L'homme, qui s'appelait Kabir, consentait. Il commença donc le récit de sa mésaventure. << Il y a quelques mois, dit-il, un soir d'hiver, j'arrivai dans ce village qui est là-bas, derrière le coteau. J'étais seul, affamé, sans rien dans les poches, désespéré. Je me présentai à l'auberge du village, et demandai à pouvoir rester au moins pour la nuit, qui s'annonçait froide. On me répondit qu'il fallait pour cela - pour rester dans le village - une autorisation du cheikh des environs, qui vit dans le ch teau, là-bas sur cette colline. Je prétendis alors être le géomètre mandé par Son Éminence le cheikh en question, pour arpenter ses terres ; contre toute attente, et même contre toute espérance, on me crut, et l'on m'autorisa à rester. Je pris mes quartiers dans l'auberge, où, en ma qualité de géomètre-arpenteur, j'étais nourri et logé. J'attendais mon autorisation définitive, qui tardait à venir, et en attendant, j'observais les us et les coutumes des gens de cette communauté, je me mêlais discrètement à eux, dans l'espoir d'y trouver ma place, car jusque là, j'avais erré sur la terre sans conna"tre le bonheur d'un chez-moi ; mon père, qui était un homme dur, m'avait chassé de la maison à dix-huit ans parce que je manifestais plus d'intérêt pour la poésie que pour reprendre la boutique familiale ; mais je n'étais pas vraiment doué pour les vers ; aussi, pendant des années, je vécus de petits métiers, de travaux manuels et souvent saisonniers, allant à droite et à gauche, jusqu'au jour où j'arrivai, à bout de forces, à la dérive, dans ce village reculé dont on m'avait parlé. En vérité, je ne sais pas quelle force mystérieuse m'a poussé dans cette contrée presque sauvage ; je ne sais pourquoi je pensais trouver là la Paix. Un obscur sentiment qui sera confirmé par la suite, pour peu de temps, hélas. Je tiens à préciser que, si je n'exerçai jamais un vrai métier, au cours de mes pérégrinations, je lisais beaucoup, sur tous les sujets, notamment les mathématiques, qui me fascinaient ; car j'avais l'impression d'y découvrir en filigrane la structure cachée de notre monde. Elle me parlaient d'un monde d'idéalités transcendantes qui procuraient à mon me un sentiment de sécurité inconnu ici-bas. Aussi, à l'époque où j'arrivai au village, j'étais devenu presque savant ; non pas presque, mais vraiment, une sorte de savant, bien que ma science jusque là n'ait profité à personne, pas même à moi. Mais comme j'observais avec intérêt et sollicitude la vie des gens humbles de ce village, que je voyais défiler à l'auberge, je caressai soudain l'espoir fou - comme l'expérience l'a démontré par la suite - d'être enfin utile à quelqu'un. Or il y avait, dans cette auberge, un jeune garçon d'une douzaine d'années nommé Soufiane, au visage étonnamment beau mais triste, profondément triste, qui me faisait pitié. Il travaillait dur, dans l'auberge et au village, pour nourrir ses sept frères et soeurs. Très vite, une grande amitié naquit entre lui et moi. J'avais envie de le voir rire, de le rendre heureux, chasser la tristesse de son doux visage. Je ne saurais dire si ce que j'éprouvais pour lui était déjà de l'amour ; je crois pouvoir dire que je n'avais jamais éprouvé ce sentiment auparavant ; des femmes ont passé dans ma vie, un point c'est tout. Mais ce garçon, c'était différent. Un sentiment nouveau, inconnu, plus pur, plus spontané. Nous faisions de grandes balades dans la forêt, je lui parlais de ce que je connaissais, de façon assez désordonnée mais lui m'écoutait religieusement et semblait s'intéresser à tout, sans que je susse s'il comprenait réellement ce que je disais, mais cela n'avait pas vraiment d'importance à mes yeux : pour la première fois, je parlais à quelqu'un et quelqu'un m'écoutait, tout était là, le sens des paroles était presque accessoire. Je crois qu'à mon contact, Soufiane découvrait un monde nouveau, et moi aussi, j'avais l'impression de redécouvrir un monde perdu, merveilleux, que j'avais connu autrefois mais dont j'avais été chassé par la vie, le monde de l'enfance, de la jeunesse, de l'émerveillement naïf et spontané, le monde lumineux des rêves éveillés ; et j'avais l'impression, tout à coup, que ma venue dans ce village avait un sens, que ma venue au monde avait un sens, que tout avait un sens, et ce sens, c'était Soufiane ; du moins il en était la clef. Je lui promettais de le servir toujours, et de tout faire pour le rendre heureux ; il me répondait que j'étais son compagnon fidèle, son bras droit, son alter ego, il s'appuyait sur mon bras et me souriait ; et j'étais heureux alors, je peux bien vous le dire. Et puis, je ne sais plus au juste ce qui s'est passé ; il me semble que tout s'est subitement emballé, que nous sommes devenus fous - fous l'un de l'autre, vous l'aurez compris. J'avais pris l'habitude, le soir, de faire venir un peu le garçon dans ma chambre, soi-disant pour attiser le feu ou pour m'apporter de l'eau ; et chaque fois, il restait un peu près de moi et nous causions quelques minutes, puis de plus en plus longtemps. Puis un soir, comme nous avions beaucoup causé, sans rien dire, il se coucha près de moi, me faisant face et souriant ; il ne disait rien, mais ses yeux me demandaient clairement si je n'avais pas envie d'autre chose. Or, j'en avais envie ! Très envie même. Nous f"mes donc la chose en question ; ce fut délicieux, exquis, rafra"chissant, comme vous pouvez l'imaginer si vous aimez les garçons. Sinon, ne cherchez pas à imaginer, vous ne pourrez jamais. Jamais. Bref, nous pass mes dans ce lit une heure d'amour absolument merveilleuse. À partir de ce moment, nous fûmes heureux tous les deux, je vous en réponds. Et puis, les nuits suivantes, le garçon revint encore. Et ce furent des jeux de plus en plus fous, des caresses toujours plus débridées, de l'amour tel que s'il était divisé entre les hommes, il n'y aurait plus jamais de guerres ni de crimes ni rien. Soufiane avait découvert avec moi l'amitié, l'amour, le plaisir ; en fait, quelque chose de plus profond s'était passé dans son esprit, à mon insu, quelque chose dont il n'osa me parler qu'après la cinquième nuit. Lorsque nos corps se mélangeaient, que nos chairs languissantes s'interpénétraient, et que l'énergie du sexe montait en lui, son esprit s'évasait, devenait plus vaste et plus lucide ; il entrait en contact avec le monde invisible, avait des visions de l'avenir et des choses cachées. Un autre, quelqu'un de moins délicat s'en serait moqué, et aurait blessé sans le savoir cette me d'enfant ; mais moi j'étais différent, et je pris cela très au sérieux. Peut-être était-ce pour cela que Dieu m'avait mis sur la route de ce garçon, moi et non un autre ; seul un homme comme moi, un savant inconnu, ayant perdu sur les routes de son errance toute illusion sur les hommes et sur ce qu'ils prennent pour la réalité, pouvait prendre au sérieux les vaticinations d'un éphèbe énamouré. Non, il n'eut pas à me convaincre, je savais d'instinct qu'il disait vrai ; j'aurais pu ressentir la même chose, adolescent, si quelqu'un m'avait aimé de la même façon. Le plaisir, pour Soufiane, était plus que du plaisir ; la jouissance donnait à sa chair tendre une faculté de perception supplémentaire, elle polissait son esprit comme un miroir de feu capable de refléter les mondes supérieurs, et les dimensions cachées du nôtre. Je n'avais pas de doute là-dessus, d'ailleurs, au cours de quelques orgasmes bien calibrés, il m'avait révélé des choses sur moi-même, sur mon propre passé et celui de ma famille ; des choses que je savais en partie, que je n'avais jamais confiées à personne et que je croyais enterrées. Et parce qu'il savais que je le comprenais, que je le croyais et que je l'écoutais comme il m'avait écouté, notre relation devint plus fusionnelle encore ; je voulais voir jusqu'où je pouvais pousser l'expérience : je tentais de le faire jouir de plus en plus fort, par des pratiques érotiques raffinées apprises au cours de mes voyages, afin de le mettre dans des états de transe de plus en plus extrêmes, et de voir ce qu'il dirait alors, jusqu'où le mènerait sa perception de l'invisible. Il n'y avait quasi pas de limites ; l'univers devenait transparent, l'avenir et le passé lointains se rejoignaient et devenaient aussi clairs que le présent, nous voyage mes ensemble, par la puissance occulte de la volupté partagée, jusqu'aux confins du réel ; un voyage halluciné, une hallucination à deux qui dura trois semaines. Trois semaines d'extase partagée, de vision prophétique sur fond d'érotisme torride ; comment vous décrire ces trois semaines de folie ? Nous étions loin du village ; mais le village nous a rattrapés. La troisième semaine, il arriva ceci, qu'après avoir longuement fait l'amour, nous nous endorm"mes dans les bras l'un de l'autre. Le lendemain, les gens de l'auberge vinrent frapper à ma porte pour, ironie du sort, m'apporter de bonnes nouvelles à propos de ma demande d'autorisation de séjour qui allait bientôt être acceptée ; comme je ne répondais pas, ils entrèrent, et nous trouvèrent tous les deux enlacés et nus, sans la moindre équivoque. Ce fut un scandale incroyable. En moins de deux, tout le village fut au courant de mon << infamie >>. Quant à l'infortuné garçon, on le renvoya dans sa famille, et le père, ivrogne et grabataire, l'accueillit à coups de trique en déversant sur lui force malédictions. Par ma faute, il devint malheureux comme jamais il ne l'avait été ; je m'en voulais énormément, bien que je n'eusse pas fauté - sinon par amour, mais est-ce fauter, dites-moi ? (Mounir n'avait pas l'air de penser qu'il y eût faute). Mais ces gens ignorants ne savaient pas que tout cela, Soufiane et moi l'avions déjà vu arriver ; plus exactement, Soufiane l'avait prédit dans ses visions. Il ne pouvait pas savoir quand ni comment cela arriverait - tout pouvoir divinatoire a ses limites, sans quoi tout serait joué d'avance et il n'y aurait plus de place pour l'aventure et pour la vie - mais nous savions tous les deux que telle serait l'issue de notre aventure. Je résolus alors de faire ce que nous avions convenu de faire le moment venu : enlever l'enfant, et partir loin, très loin de ce village maudit. Un soir, donc, j'allai doucement frapper à la fenêtre de sa chambre, et nous fûmes d'accord pour prendre immédiatement la fuite ensemble. Nous arriv mes au port, où un bateau devait nous emmener au delà des mers. Pour plus de sûreté, le garçon était caché dans un baril, muni d'un double fond recouvert de grain ; auparavant, j'avais vendu le seul bien précieux que je portasse sur moi en permanence : un saphir couleur de feu, d'origine très ancienne, offert par un poétesse célèbre dont j'avais été l'amant dans ma jeunesse. Je n'avais pas vraiment aimé cette femme, mais je gardais cette pierre précieuse comme un talisman qui me rappelait un temps lointain d'insouciance et d'euphorie, un temps que je ne retrouverais plus jamais. Mais j'avais trouvé mieux désormais ; je me défis donc sans regret de ce talisman pour préparer notre évasion de ce maudit village. Je me présentai au capitaine du navire comme marchand, et je venais de faire embarquer le baril qui contenait Soufiane avec d'autres du même type, quand les gens du village arrivèrent ; ils avaient retrouvé ma trace, et m'emmenèrent avant que j'eusse pu faire un mouvement. L'enfant partit seul, dans son baril, pour les continents lointains ; quant à moi, je fus jugé, calomnié - on alla jusqu'à prétendre que j'avais assassiné l'enfant, qui n'avait pas été retrouvé ! - et emmené ici. Comme vous le voyez, je pense que ma dernière heure a sonné. Les visions de Soufiane n'allaient pas plus loin, ou plutôt si, mais le reste concernait uniquement le monde invisible, que je m'apprête à rejoindre la tête haute. Je ne regrette rien à cette histoire ; les hommes ont le coeur dur, et ils sont bien ignorants quand il s'agit des affaires d'amour. Surtout de cet amour-là. Enfin, j'ai vécu des moments heureux, et j'accepte ma destinée ; je ne mourrai pas sans avoir vécu, et je peux me consoler en pensant que, même mort, je serai plus vivant que ceux qui m'auront tué, car moi, j'ai vécu, et eux pas ; ils ne sont que des morts, qui n'acceptent pas que l'on puisse être plus vivant qu'eux. >> Ayant entendu cela, Mounir réfléchit. Il estimait, en son me et conscience, que ce Kabir n'était pas coupable, et que ces hommes qui voulaient le ch tier n'étaient que des barbares. Il fallait faire quelque chose, mais il ne voyait pas quoi. Soudain, il eut une idée. << - Messieurs, dit-il aux juges, cet homme est trop coupable pour un simple tribunal de village. C'est à la justice du sultan qu'il revient de le ch tier. Je représente cette justice, étant fils du sultan, prince de sang. Confiez-moi cet homme ; je l'emmènerai à l'instant même loin d'ici, en un endroit où il sera puni de façon exemplaire ; et, quoi qu'il en soit, je vous donne ma parole d'honneur que vous n'entendrez plus jamais parler de ce maudit. >> Les juges furent étonnés de ces paroles ; ils se retirèrent pour délibérer. Pendant ce temps, Mounir se mit à siffloter un petit air qu'il avait entendu quelques heures auparavant. À l'instant même, une toute petite fenêtre vint timidement voltiger à ses côtés ; les juges pensèrent qu'ils avaient affaire à un saint, ou à un grand magicien. Ils n'étaient pas très sûr de la qualité d'émissaire du sultan dont il se prévalait, mais de toute façon, ils décidèrent que le mieux était de se débarrasser une fois pour toutes de ces deux hommes dangereux. Aussi Mounir, les trois garçons et le prisonnier - toujours encha"né - furent-ils autorisés à passer par la fenêtre, qui disparut comme elle était venue, sous les yeux médusés des juges et des bourreaux. Cette fois, les quatre amis et leur hôte imprévu étaient de nouveau dans la plaine désertique où avait commencé cette aventure. La nuit était complètement tombée. Ils ôtèrent les cha"nes de l'homme, qui fut admis immédiatement dans l'Ordre, et qui, tout heureux de ce dénouement, s'en alla batifoler avec les garçons. Et Mounir songeait dans ses appartements, quand un homme que nous connaissons le vint trouver. C'était notre ami le charmeur de fenêtres, mais sans sa flûte et sans fenêtres. L'homme, qui avait tout vu à travers une fenêtre, dit à Mounir combien il avait été enchanté de la façon dont il avait réussi à charmer une des fenêtres pour délivrer un homme innocent. Peu de gens peuvent se vanter de parvenir, du premier coup, à un résultat aussi concluant. Mounir reçut le compliment de bonne gr ce ; il savait que la faculté d'apprendre vite, et de n'importe qui ayant une chose à enseigner, était une de ses principales qualités. Il était un éternel étudiant en tout ce qu'il est possible ici bas d'étudier, et il en était fier. Mais il n'avait jamais pensé devenir un jour apprenti-charmeur de fenêtres. #ajouter d'autres histoires à partir de fenêtres visitées par Mounir# 9. Le plan de Mourad #suggestion : augmenter par différents épisodes de la rivalité entre Mounir et Mourad, et terminer par le chap. Actuel, l'exposé du plan. Par exemple, Mourad se promenant sur une place publique et apercevant tout à coup un camelot qui baratine devant son échoppe ; il s'approche pour voir, ce camelot est Mounir, qui explique aux gens comment apprendre à un garçon à se servir de son sexe ; Mourad veut faire un scandale mais les gens sont hypnotisés par Mounir ; ils franchissent alors une brèche de l'espace-temps, un truc du genre, et se retrouvent... ailleurs, là Mounir entra"ne Mourad dans diverses aventures de séduction de garçons ; Mourad, contraint et forcé, accompagne sans participer, ou bien essaie d'arrêter Mounir mais n'y arrive pas... problème, ce chapitre deviendra très long... on s'en fout, d'accord ; putain va falloir encore travailler... j'en ai marre de ces idées et de ce bouquin à la con...# Or, le sultan de Naruq devait recevoir, bientôt, une ambassade d'un roi franc, qui voulait établir avec lui des relations diplomatiques. Et cette ambassade devait remettre au sultan divers présents, en gage de bonnes intentions, parmi lesquels, trois jeunes garçons de belle mine. C'était trois jeunes gens choisis pour leur rare beauté ; ils avaient le cheveu blond, les joues roses, l'oeil bleu azur et la taille bien prise ; ils étaient destinés au sanctuaire des éphèbes. Le roi franc connaissait le goût du sultan et de son entourage pour les jeunes garçons. Il y avait eu, entre les diplomates des deux nations chargés de préparer le rapprochement, un échange de courrier à ce sujet, et il avait été convenu que le roi ferait ce présent au sultan, qui aimait les yeux bleus, et n'en avait pas beaucoup. Mais voici ce qu'avait pensé Mourad ; il s'était dit que Mounir apprendrait l'histoire de ce présent, et qu'il voudrait certainement prendre pour lui les trois beaux garçons aux yeux bleus. Il suffirait donc de l'attendre quand il viendrait pour se les approprier, et de mettre sur pied un comité d'accueil qui le recevrait avec tous les égards dus à son rang de hors-la-loi et de prévaricateur. C'était ce qu'avait prévu le prince Mourad. Le plan était simple, mais il demandait du doigté, car mettre la main sur un homme comme Mounir n'était pas chose facile. Il était capable, à lui seul, de tailler en pièces dix hommes vigoureux, et s'il venait accompagné de seulement quatre de ses compagnons les plus aguerris, il faudrait pas moins de cinquante hommes pour avoir une chance de l'attraper. Ce n'était donc pas chose facile. Mourad méditait sur son plan, quand on annonça la venue d'un émissaire du gouverneur de Bassorah, qui était une autre grande cité de l'époque. Cet émissaire était un membre éminent de la noblesse de Bassorah, et il fallait le recevoir avec tous les honneurs dus à son rang. Aussi, le jeune vizir vint-il en personne à la rencontre de l'ambassadeur. Mais lorsqu'il l'aperçut, il reconnut que c'était Mounir, l'homme sombre, qui avait pris ce déguisement pour venir espionner le sultan et le narguer dans son propre palais. Seulement, il n'en laissa rien para"tre. Il aurait, certes, pu tenter de le tuer directement, mais il savait que l'entreprise était trop risquée. Mounir était trop malin pour ne pas s'attendre à être découvert, et dans ce cas, il avait sûrement prévu la parade. Il valait mieux s'en tenir à son plan. Il ne laissa donc pas voir qu'il avait reconnu son ennemi mortel. Il demanda des nouvelles du gouverneur de Bassorah, que Mounir lui donna comme s'il eût été un véritable émissaire. Il parla avec lui de la situation politique des deux cités, de Bassorah et de Naruq, et des Francs, et des Mongols, et trouva en Mounir un interlocuteur vraiment charmant, et fort au courant de toutes les subtilités de la politique. Il eût fait un bon diplomate, s'il n'eût été un vulgaire bandit ! Cependant, l'émissaire en vint finalement à faire porter la conversation sur cet affreux brigand, cet homme sombre qui saccageait les campagnes et qui volait les garçons, et demanda s'il courait toujours. Mourad sourit intérieurement, et répondit qu'en effet, ce triste personnage donnait bien du souci au sultan et continuait de semer la désolation dans les familles, malgré les efforts que l'on faisait pour l'arrêter. Il raconta comment, le mois passé, une troupe de cinquante hommes fut envoyée dans le désert pour infiltrer l'Ordre et le détruire. Mais à la dernière minute, un homme s'était joint à l'expédition, qui disait vouloir aider à anéantir l'Ordre maudit. Or, cet homme n'était autre que Mounir, qui avait réussi à infiltrer le bataillon destiné à infiltrer son Ordre. En chemin, voici donc ce qui se passa ; après deux journées de marche épuisantes, la troupe s'arrêta dans un village. Ce village était entièrement sous le gouvernement de l'Ordre, mais les hommes ne le savaient pas. Ils pensaient que les habitants voulaient les aider à arrêter l'homme sombre. Les gens du village accueillirent donc les soldats du sultan avec bienveillance. Ils leur offrirent le g"te et le couvert. Mais le soir, on apporta du vin et des musiciens ; et des jeunes garçons vinrent danser pour les hommes de la troupe, et ils furent lascifs, et les tentèrent autant qu'ils purent. Et Mounir, déguisé en homme de la troupe, fit semblant de se laisser prendre à ce piège, et incita ses compagnons à en faire autant, et à passer du côté de l'Ordre. Alors, seize hommes tombèrent réellement dans le piège, et devinrent des hommes perdus, des suppôts de l'homme sombre. De sorte que sur les cinquante et un guerriers partis combattre l'Ordre, dix-sept, c'est-à-dire le tiers, basculèrent de son côté. Il y eut alors une grande dispute entre les compagnons, et l'on en vint aux mains, c'est-à-dire aux épées ; et dix-sept hommes furent massacrés par ceux qui étaient du côté de l'Ordre. Finalement, les dix-sept hommes qui restèrent, et qui étaient les moins courageux, virent qu'ils se heurtaient à une puissance trop grande pour eux ; une partie d'entre eux déserta ; les autres décidèrent qu'ils étaient trop peu nombreux pour continuer le combat, et rentrèrent à Naruq conter la mésaventure. On ne sait pas combien au juste désertèrent et combien renoncèrent sans pour autant abandonner le service, mais cela importe peu. Toujours est-il que l'expédition échoua, car Mounir, cette fois encore, avait été plus malin et plus fort que les hommes du sultan. Le mal a des ressources que le bien ignore. L'émissaire du gouverneur hocha gravement la tête, en signe d'assentiment. Mais il fit valoir à Mourad qu'un homme de sa valeur devait sûrement avoir un plan pour arrêter un criminel comme ce Mounir. Or, Mourad voulait que Mounir appr"t l'affaire de l'ambassade et des trois garçons aux yeux bleus, mais sans se douter qu'il y avait derrière un plan pour l'arrêter. Alors il répondit : << - Mon cher ami, nous avons sûrement un plan pour arrêter ce monstre, mais il faudra attendre encore un peu pour cela, car en ce moment, les affaires que nous sommes en train de traiter avec le roi franc exigent le calme et la concentration. Nous ne pouvons pas envisager de traquer ce criminel avant que ces affaires ne soient entièrement réglées. Et justement, dans trois semaines, une ambassade du roi franc doit venir remettre au sultan de somptueux présents, parmi lesquels trois magnifiques garçons aux yeux bleus pour son sanctuaire des éphèbes. Après cela seulement, bien après cela, nous pourrons à nouveau nous mettre en chasse de cet abominable assassin. >> << Bon, pensa Mounir ; me voilà fixé. Il m'a reconnu, et il attend certainement que je vienne pour essayer de capturer pour moi ces trois garçons aux yeux bleus. Et il a raison, car j'essaierai sans doute. Mais il m'aura préparé un accueil retentissant pour la circonstance ; oui, il va sûrement se servir de ce présent des ambassadeurs du roi des Francs, pour essayer de m'attraper. Eh bien ! Moi aussi, je lui préparerai une surprise dont il se souviendra. Et nous verrons bien qui de nous deux sera le plus surpris. >> Cependant, Mourad continuait de sourire intérieurement, car il pensait que sa ruse avait fonctionné et que Mounir, pour une fois, ne se doutait de rien. Néanmoins, l'audace de Mounir, qui avait osé venir en personne défier le sultan et son vizir, rendait Mourad furieux ; il avait bien envie de lui rendre la monnaie de sa pièce. Et il pensa, à juste titre, qu'il était plus fort, plus courageux, et plus audacieux que la plupart de ses hommes. Là où cinquante avaient échoué, il réussirait bien, lui, seul, ne serait-ce que pour une nuit. Alors, il se déguisa en vieux mendiant, et partit loin dans le désert. Et un soir, enfin, il arriva sur une hauteur, dans le désert, d'où il apercevait la fumée et les mats des tentes qui annonçaient le siège de l'Ordre. Il alla donc, se faisant passer pour ce vieux mendiant, se présenter auprès des gens de l'Ordre, en disant qu'il venait saluer le seigneur Mounir. En fait, il voulait l'espionner, savoir ce qu'il préparait. Mais, dès qu'il aperçut le vieux mendiant, Mounir reconnut son ennemi mortel ; seulement, il n'en laissa rien para"tre. Ils causèrent donc plaisamment, rirent beaucoup du sultan, du vizir et de ses hommes, parlèrent de poésie, de théologie et de jeunes garçons. Alors, Mounir confia au mendiant que, d'ici deux semaines, le sultan recevrait comme présent du roi franc, trois beaux jeunes éphèbes aux yeux bleus pour son sanctuaire. Et que lui, Mounir, irait sans aucun doute s'emparer de ces trois éphèbes, et les ramènerait ici même pour en faire des membres de l'Ordre, des criminels débauchés à sa botte. Du coup, Mourad se dit en lui-même que, décidément, sa ruse avait marché ; et il laissa même para"tre une fort lisible satisfaction, dont Mounir comprit très bien la signification. Mais celui qui avait vraiment des raisons d'être satisfait, c'était Mounir, qui s'amusait fort en ce moment. Mais à cet instant, un messager vint prévenir Mounir qu'un guetteur désirait lui parler ; les guetteurs étaient des espions du désert ; ils repéraient tout ce qui se passait sur les routes, et dans les villages, et dans les campagnes, et venaient le rapporter aux gens de l'Ordre. Et ce guetteur venait dire à Mounir qu'on avait vu trois jeunes garçons partir de la ville de Naruq et prendre le chemin du désert, et que ces trois jeunes garçons fuyaient leur famille, et venaient demander à rejoindre l'Ordre. En effet, au même moment, sur une route désolée, dans un coin du désert, trois beaux jeunes gens étaient en train de faire connaissance. Le premier s'appelait Chakir, et il avait seize ans. Le deuxième s'appelait Nadir, et il en avait treize. Le troisième avait dix ans, presque onze, et s'appelait Bachir. Ils s'étaient rencontrés en chemin, et avaient compris qu'ils venaient du même endroit, et qu'ils avaient la même destination. Ils avaient aussitôt sympathisé. Ils avaient monté leur camp ensemble, et avaient fait un feu pour lutter contre la nuit. À la clarté de ce feu, ils se contemplaient réciproquement, et sympathisaient encore plus. Et ils décidèrent chacun de raconter son histoire aux deux autres. Chakir commença, car il était l'a"né. 10. L'histoire des trois garçons Chakir était un grand et bel adolescent de seize ans. Il n'avait pas encore de poil au menton, et il avait conservé un visage juvénile, avec deux petits yeux noirs, vifs et intelligents. Ses cheveux d'un noir de jais tombaient en boucle sur son front p le. Il avait la poitrine large, des bras admirablement modelés. Sa démarche était souple et gracieuse, un peu féline. << Mon histoire, dit-il, a commencé il y a deux ans, quand j'avais quatorze ans. J'avais un jeune cousin, de cinq ans mon cadet, qui était d'une beauté impossible à décrire. Il avait de fins cheveux dorés, un petit nez mutin, des pommettes saillantes, un corps svelte et admirablement sculpté. De plus, il était gentil, attachant, et n'avait pas froid aux yeux ; ce n'est pas comme moi, qui ai le malheur d'être timide (ses deux compagnons compatirent à son malheur). Bref, j'étais tombé amoureux fou de ce petit garçon. Je rêvais de le posséder, et lui, de son côté, ne cachait pas une certaine inclination pour moi. Mais voilà, comme je l'ai dit, j'étais timide. J'osais à peine manifester mon amitié à Younès - c'était le nom de mon cousin. Cependant, pour voir cet enfant que j'adorais comme une petite idole, je m'arrangeais souvent pour que ma famille m'envoy t faire des courses chez ma tante, qui était la mère de Younès. J'y allais à la tombée de la nuit, comme cela, je pouvais passer la nuit chez ma tante et mon oncle, et dormir dans la chambre de mon cousin. À la vérité, je dormais peu, car je restais de longues heures à le contempler pendant son sommeil, et je m'endormais à l'aube, recru de fatigue. Je souffrais terriblement de cet amour qui ne parvenait pas à s'exprimer. Aussi, naïvement, je m'en ouvris à ma mère, qui était aussi ma confidente en ce temps-là. Mais celle-ci fut horrifiée de ce que je lui confiais. Elle m'adjura de ne rien dire à personne, et de souffrir en silence cet amour impossible. Oui, impossible était son mot ! Comme les mères peuvent parfois être cruelles sans le savoir ! Toutefois, je promis. Mais aussitôt, comme si cette promesse inique que j'avais dû faire avait réveillé en moi un instinct d'insubordination, je devins un peu moins timide avec mon cousin. J'osai lui faire de prudentes avances, et à ma grande surprise, il les accueillit bien. #modifier le cours de l'histoire ! À partir de là, ça devient d'abord une histoire de viol ; Younès ne veut pas se donner, ou pas complètement, l'autre doit le forcer un peu, parler de la domination... ce n'est que plus tard que Younès accepte ; parler des résistances du garçon, de la beauté qu'il y a à les vaincre# Désormais, lorsque je venais chez lui, il me laissait dormir dans son lit ; j'attendais qu'il dorm"t, ou plutôt, qu'il f"t semblant de dormir, et je me mettais à le caresser doucement. Cela dura quelque temps ainsi, puis un jour, alors que je le caressais, il ôta les vêtements qu'il portait en dessous, et m'invita à en faire autant. Mais je n'osai pas le faire. Cela se reproduisit une fois, deux fois ; à la troisième fois, je cédai, et nous nous déshabill mes tous deux entièrement ; et nous f"mes complètement l'amour. Ce soir-là, Younès, comblé, se blottit contre moi et s'endormit paisiblement. J'étais parfaitement heureux. Deux fois, dans la même semaine, nous ref"mes le même manège. Et nous le ref"mes encore les semaines suivantes, toujours avec plus d'ardeur et de liberté. Nos gestes commençaient à s'accorder les uns aux autres, le corps de l'autre, territoire inconnu, devenait le terrain d'explorations toujours plus poussées, d'expériences toujours plus enivrantes. Cependant, je trouvais si souvent un prétexte pour me faire envoyer chez Younès que ma mère finit par avoir des soupçons. Elle m'en parla ; je niai tout, mais ne pus m'empêcher de rougir, car je suis, comme je l'ai dit, timide. Elle compris que je mentais, mais elle ne dit rien. Elle parla à ma tante, qui se mit à nous espionner, et eut bientôt confirmation des soupçons maternels. Il y eut un grand esclandre dans la famille. On nous interdit, Younès et moi, de nous revoir. Nous eûmes beau, chacun de notre côté, pleurer toutes les larmes de notre corps, menacer, même, de nous tuer, la famille resta inexorable. Ah ! Mes amis, comme je hais cette famille ! Je crois que, dès ce jour, je conçus l'idée de rejoindre l'Ordre, dont j'avais entendu parler gr ce aux mises en gardes qu'on m'avait faites contre lui. Cependant, je pris fort mal la chose ; je restais prostré sur mon lit, je refusais de m'alimenter ; je ne cessais de réclamer mon Younès, promettant même que, si on me laissait seulement le voir, je renoncerais à le toucher. En lieu et place, j'eus droit à de pompeux discours sur la nécessité, pour notre éducation à tous les deux, de ne plus du tout nous revoir, de ne plus même nous écrire ! Il n'y avait rien à faire. Pourtant, je n'abandonnai pas. Alors, ma mère fit une chose aussi stupide qu'ignoble ; elle m'envoya chez un im m ! Un ridicule, gros, gras et hypocrite im m, qui était chargé de me faire la morale, de me démontrer la nécessité, pour le salut de mon me, de renoncer à l'amour que je vouais à ce garçon. Mais voilà, figurez-vous que ce sot im m, sous prétexte de me faire la morale, me faisait en réalité la cour ! Lui, vieux, sale, puant, hypocrite, il prétendait se substituer à mon beau et tendre Younès ! Il prétendait que l'amour d'un homme fait serait mieux pour moi que celui d'un gamin à peine sorti de ses langes ! Imaginez-vous une plus parfaite ignominie ? Naturellement, je rapportai à ma famille les avances inf mes de ce religieux perfide et manipulateur ; mais on ne me crut pas ! On m'accusa de calomnier un saint qui essayait de me sauver ! Heureusement, cette histoire eut tout de même pour effet que je ne dus plus revoir cet affreux im m. Mais à cette époque-là, j'eus la joie de recevoir des nouvelles de Younès ; en effet, il parvint à me faire porter un message par notre cousine, la fille d'un autre de mes oncles, qui était de notre côté. Ce message me disait d'aller l'attendre le lendemain, après l'école, en un certain endroit abrité des regards. En effet, le lendemain, après l'école, je le retrouvai à l'endroit convenu ; quelle émotion, mes amis ! Ce ne furent que des cris de joie difficilement étouffés, des embrassades à n'en plus finir. Nous nous rev"mes à nouveau le lendemain et le surlendemain. Enfin, nous décid mes de quitter plus tôt l'école, pour nous retrouver ensemble dans un petit bois pas trop loin de chez nous, à un endroit où il passait peu de monde, et où nous pourrions échanger discrètement quelques caresses, car cela nous manquait fort à tous les deux. Donc, le jour dit, nous nous retrouvons dans le bois, et, à l'ombre de quelque buisson, nous commençons à nous caresser comme autrefois. Mais d'autres garçons, ayant assisté à la scène, voulurent s'en mêler, et nous nous retrouv mes à trois ou quatre à échanger baisers, caresses et attouchements. Nous rev"nmes encore à ce bois les jours suivants, mais nous y retrouvions les mêmes garçons, qui ne nous laissaient pas nous occuper tranquillement l'un de l'autre ; ce n'était pas désagréable, au début tout au moins ; Younès surtout semblait goûter la chose : il aimait se faire pénétrer par plusieurs garçons plus gés à tour de rôle. Mais moi, je l'aurais bien voulu pour moi tout seul. Et, si je ne dédaignais pas de rendre à d'autres garçons plus jeunes le service de les prendre par l'arrière, comme ils me le demandaient souvent, j'aurais préféré me contenter du seul Younès, qui était toute ma vie, toute mon me ! Enfin, à cause de ces jeux collectifs qui n'en finissaient pas, le bois acquit bientôt la réputation d'être un mauvais lieu. Nous craign"mes que toute l'affaire parv"nt aux oreilles de notre famille ; aussi, nous abst"nmes-nous d'y retourner. Mais ces galipettes au fond du bois m'avaient redonné envie ; je recommençai à prier ma famille de pouvoir au moins voir mon cousin. J'essuyai un refus plus ferme que jamais. Alors, je commençai à les prendre tous en haine. Je devins mauvais ; je faisais de vilains tours. Un jour, je mis de l'huile de ricin dans le potage du soir, et tout le monde fut malade, sauf moi qui n'en avais pas pris. Une autre fois, j'introduisis un renard dans le poulailler ; pendant la nuit, le renard tua toutes les poules, et nous ne pûmes plus manger d'oeufs. J'inventais sans cesse de nouveaux tours pendables, dont je rougissais moi-même en mon for intérieur. Je finis par devenir tellement odieux que l'on me crut enragé ; alors, on me fit coucher dehors et manger avec les animaux ! Oui, tout cela à cause de l'amour fou que je vouais à mon tendre cousin, moi qui étais un garçon si doux, si affectueux. Mais je ne pouvais plus supporter la société des gens de ma famille, qui ne comprenaient rien, qui ne voulaient rien comprendre à un amour si pur, qui faisaient tout pour m'en détourner. C'était comme si on avait voulu me couper mon sexe ; je souffrais dans mon pauvre corps symboliquement mutilé. Dans mon esprit, j'étais un tout ; je ne comprenais absolument pas qu'il y eût une partie de moi-même que l'on juge t à ce point honteuse. Et je n'ai toujours pas compris. À tout prendre, la compagnie des animaux m'était plus agréable que celle des miens. Aussi, je résolus de partir. Je décidai d'aller rejoindre l'Ordre. Là au moins, je serai libre d'aimer si je veux et qui je veux ; on respectera mon corps, on respectera mon me ; on n'essaiera pas de me sauver de l'Enfer en me faisant mourir de chagrin. On ne me fera pas faire la morale par de gros im ms pleins de vice et d'hypocrisie. J'ignore s'il y a des im ms dans l'Ordre ; je préférerais qu'il n'y en eût point. Mais s'il y en a, au moins, je sais que ce seront d'honnêtes religieux qui ne pensent qu'à adorer Dieu, et non à violer l' me des autres par une morale éroticide (c'est un mot à moi, qui veut dire qui tue l'amour). Car on a violé mon me, en m'empêchant d'exhaler mon amour ! Oh ! Seigneur, quel crime ! Oui, ils ont violé mon me. Mais maintenant, c'est fini ; j'appartiens à l'Ordre, et je leur rendrai, coup pour coup, ce qu'il m'ont fait subir. Ce n'est plus de l'huile de ricin qu'il y aura dans le potage, cette fois c'est de l'arsenic ! Si du moins je consens à leur accorder une mort si douce. Mais il serait sans doute bon qu'ils ne mourussent pas avant que je n'aie complètement démoli, piétiné, sali le cher honneur de cette famille rigoriste. >> Un silence respectueux accueillit ce récit, que les deux garçons avaient écouté avec recueillement. Tous deux compatissaient à ce que Chakir avait souffert ; ils jugeaient que sa famille avait été fort injuste avec lui, et qu'elle avait mérité le ch timent qu'elle recevrait peut-être un jour. Les hommes ont le coeur dur et sont bien ignorants des choses de l'amour ! Mais ensuite, ce fut le tour de Nadir de raconter son histoire. Nadir était un jeune garçon de treize ans, d'une m le beauté, avec des cheveux ch tains qui encadraient un visage ovale, d'une douceur méditative et d'une gr ce à rendre jaloux les anges du Seigneur. Ses yeux en amande brillaient tandis qu'il parlait ainsi : << - Mon histoire à moi est fort différente de la tienne, Chakir. Je suis né dans une famille noble, composée de gens pieux et érudits. Lorsque j'atteignis l' ge de douze ans, il y a un peu plus d'un an, j'entrai au service d'un prince du nom d'Abdullatif, en qualité d'écuyer ; ma famille m'avait mis chez lui pour apprendre le métier des armes et les vertus viriles. Abdullatif était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, au cheveu et à la barbe noirs, à l'oeil fier et altier. Oh ! Les yeux d'Abdullatif ! Tout de suite, j'en tombai amoureux ; j'étais fasciné par tout ce que son regard dégageait de force contenue et de sagesse malgré son jeune ge. Moi, j'étais encore plus jeune, et je le servis avec toute l'ardeur de ma jeunesse ; mais il ne se passa rien de spécial entre nous jusqu'au jour où je rencontrai l'ermite. Vous ne pourriez comprendre mon histoire si je ne vous parlais pas de l'ermite, mon meilleur ami - après Abdullatif, bien sûr - et mon ma"tre. Je rencontrai l'ermite un matin que je me rendais chez le prince Abdullatif ; je le trouvai en train de méditer sur le seuil de sa caverne, qui était à mi-chemin entre ma demeure et celle de mon prince. Je fus intrigué par cet homme si calme, qui était habillé de deux simples morceaux de toile non cousus, et qui semblait absorbé tout entier dans la contemplation de Dieu. Je restai un long moment à le regarder, essayant de déchiffrer l'attitude de cet homme étrange, lorsqu'enfin, il remarqua ma présence. Il se mit à me parler d'une voix douce et pénétrante. Il me demanda qui j'étais, où j'allais. Quand je le lui eus expliqué, il me dit : - Et pourquoi t'arrêtes-tu en chemin pour regarder un pauvre ermite comme moi, un homme que personne ne regarde à part Dieu ? Serais-tu curieux ? Je rougis et dis : - J'ai eu tort de vous observer et je vous en demande bien pardon, monsieur l'ermite ; mais c'est que j'ignorais qu'il exist t des hommes comme vous, et que je n'en avais jamais rencontré auparavant. L'homme sourit de mon explication et reprit : - Tu es un bon jeune homme ; tu as raison d'être curieux, c'est une grande qualité dans ce monde étrange. Reste un peu avec moi, il y a longtemps que je n'ai plus vu personne avec qui je pusse avoir une conversation. Si tu restes, je te dirai qui je suis et pourquoi je vis dans cette grotte, avec ces habits qui ne sont point des habits. Je restai ; et l'ermite me raconta son histoire. Il s'appelait Omar ben Thabet. Il avait été l'un des plus grands savants de son temps, commentant la parole de Dieu et rendant des avis juridiques, apprécié des grands comme des humbles pour sa finesse et la pénétration de son jugement. C'était alors un homme du monde accompli, parlant bien, portant beau, reçu à la cour des princes comme un poète mondain ; et il connaissait l'alchimie et l'astrologie, la médecine et la philosophie. Puis un jour, il tomba amoureux du fils d'un prince qui le recevait à sa cour ; voyant qu'il ne pourrait pas lutter contre une passion aussi forte, il entrepris de séduire ce jeune homme de quinze ans. Gr ce à son beau parler et à ses manières aristocratiques, il y arriva si bien, que toutes les nuits il avait rendez-vous avec le garçon dans la chambre de celui-ci, dont la fenêtre donnait sur une petite ruelle peu fréquentée. Cependant, ce jeune garçon avait un cousin, de sept ans son a"né, qui était également amoureux de lui ; il menaça Omar de tout révéler s'il ne lui cédait pas sa place auprès de son jeune cousin. Omar était courageux ; il ne prit pas peur, mais il fut écoeuré par ce chantage ; il comprit la violence de la passion qui s'empare du coeur des hommes quand ils voient un beau visage. Un voile se déchira devant ses yeux ; il vit que ce monde était mauvais, égaré, corrompu. Il prit en haine les princes, les princesses, les poètes, les prétendus savants, les gens du monde ; il résolut de fuir et de se faire ermite. Il trouva cette caverne à l'entrée de laquelle je l'avais rencontré et en fit sa résidence, passant ses journées à méditer et à invoquer Dieu. Depuis le jour où il avait fui le monde, il était parfaitement heureux, car il avait enfin trouvé sa voie. Il n'avait aucun regret, sinon celui de n'avoir pas de disciple à qui confier ce que Dieu, à force de pénitence et de mortification, lui avait enseigné dans sa caverne. Je devins ce disciple. Chaque jour, en me rendant chez Abdullatif, je passais un peu de temps avec Omar l'ermite, qui me parlait de la beauté de Dieu, du Paradis, et de la vanité des choses de ce monde dont il est dit dans le Coran << toute chose est évanescente sauf Sa Face >>. C'était un homme d'une grande sagesse, et je prenais un vif plaisir à ses discours. Cependant, mon admiration et mon amour pour le prince Abdullatif croissaient de jour en jour. Un jour, j'allai même jusqu'à composer un poème à la gloire de ses yeux, ses beaux yeux noirs si doux et si profonds. Je le lui récitai, et il fut très ému. Pour la première fois, il me prit sur ses genoux, et me baisa le front en me disant des mots gentils. Je ne me sentais plus de joie. Cependant, je désirais davantage que ce qu'Abdullatif voulait bien me donner, mais je n'osais évidemment pas m'en ouvrir franchement à lui. J'avais un besoin fou de parler à quelqu'un de cet amour qui illuminait ma vie, mais qui aussi me faisait bien souffrir. Je pensai à mon ami l'ermite. Avec prudence, je lui parlai de ce que je ressentais, m'attendant à un bl me. À mon grand étonnement, Omar réfléchit quelques minutes, puis il me dit : - Ce que tu ressens, Nadir, est un sentiment très noble, mais que peu d'hommes sont capables de comprendre. Hélas, mon cher enfant, quoi qu'il arrive entre toi et cet Abdullatif, qui a bien de la chance entre nous, n'en parle à personne, sauf à moi, qui comprends, et à Dieu, qui absout. Car les hommes te tailleraient en pièce, de haine, de mépris et de jalousie, s'ils savaient ce qu'il y a dans ton coeur. Les hommes, crois-moi, sont des animaux durs et bornés, plus quelque chose est noble, moins ils l'admettent ; c'est pourquoi, je les ai fuis pour Dieu, et me suis fait ermite. Sache-le. N'attends rien de bon des hommes, sauf de ton ami qui est, je le pense, un noble coeur. Vous souffrirez tous les deux d'être différents de cette masse ignoble, j'en ai peur. On ne tolère pas la différence, dans ce monde d'indifférence. Néanmoins, si tu vas jusqu'au bout de tes rêves, il se peut que tu sois heureux. C'est toujours un risque à courir, car la vie est courte. Mais si un jour, les persécutions des hommes deviennent trop violentes, si tu ne peux plus les souffrir, rejoint l'Ordre, qui t'accueillera à bras ouverts. C'était la première fois que j'entendais parler de l'Ordre. L'ermite me parla alors du seigneur Mounir et de l'organisation qu'il avait fondée. Il me dit que, bien que les moyens utilisés ne fussent pas des plus orthodoxes, le but de l'Ordre était louable, puisqu'il s'agissait de combattre un monde inique et corrompu, au nom de l'amour et de la fraternité. Il m'enjoignit donc de rejoindre l'Ordre, le jour où ce monde me serait devenu totalement insupportable. Hélas, ce jour arriva plus vite qu'il ne le pensait, et voici comment. J'ai dit que je devenais chaque jour un peu plus épris d'Abdullatif et de son regard si particulier. Mais lui, de son côté, n'était pas indifférent à la cour discrète que je lui faisais. Un jour, nous nous promenions à cheval dans la campagne, quand nous arriv mes en un lieu totalement désert, qui ressemblait à un pré fleuri, où nous m"mes pied à terre. Nous avions pique-niqué, et nous nous apprêtions à remonter à cheval, quand Abdullatif, sans rien dire, m'attira à lui par derrière, passa ses bras autour de ma taille, et m'embrassa longuement dans le cou. J'étais ravi. Puis il me dit : - Il y avait longtemps que tu en rêvais, n'est-ce pas ? - Si, répondis-je. - Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? - Je ne savais pas comment vous le prendriez. - Nadir ! Je le prends comme le plus beau cadeau que la vie m'ait fait ; tu es un garçon merveilleux. Et il m'embrassa de nouveau. Puis, nous roul mes ensemble dans l'herbe ; il m'ôta mes habits, et je l'aidai à ôter les siens ; et nous f"mes l'amour sous le soleil, sans aucune honte, comme deux êtres ab"més dans l'amour. C'était absolument merveilleux ; j'avais l'impression d'être éteint à moi-même, de ne plus faire qu'un avec Abdullatif, de me résorber en lui, si beau, si viril. Je ne crains pas de dire que ce furent les heures les plus belles de ma vie. Les semaines et les mois qui suivirent furent idylliques également. Nous rev"nmes souvent dans ce pré fleuri où nous nous étions donnés l'un à l'autre pour la première fois et pour toujours ; et nous f"mes encore l'amour, en ce lieu et en quantité d'autres. Une seule personne, à part l'ermite, était au courant de la tournure particulière qu'avaient prises mes relations avec Abdullatif ; c'était mon père. Mon père était un homme sage, merveilleux de compréhension. Il me comprenait d'autant mieux que lui-même, étant jeune, avait aimé un garçon plus jeune que lui. Il ne me jugeait donc pas. Voilà, je pense, comment devrait être un père ; moi aussi, quand j'aurai des enfants, je t cherai toujours de les écouter et de les comprendre, et je les épaulerai de mon mieux pour qu'ils soient heureux de la manière qu'ils auront choisie. (Les deux amis approuvèrent). Malheureusement, l'année de mes douze ans fut assombrie par une catastrophe : la mort de mon cher père, emporté par la fièvre quarte. Désormais, je n'avais plus personne pour me soutenir et me comprendre, à part l'ermite et bien sûr Abdullatif. Cependant, mon amitié pour ce dernier était si forte, si manifeste, que les langues autour de nous commençaient à parler. Ce n'était pas une accusation précise lancée par des personnes bien identifiées ; non, c'était une rumeur sourde, confuse, un coassement, un borborygme dans notre dos, suscité par la haine, l'envie et la jalousie mêlées ; comment vous expliquer cela ? Du moment qu'il y a du bonheur quelque part, soyez sûr qu'il y a quelqu'un qui essaiera de le détruire ; voilà tout. Je crois aussi qu'Abdullatif, qui était un prince aux aspirations politiques, et qui ne craignait pas de dire sa pensée tout haut, s'était fait des ennemis dans un parti puissant auquel il avait tenu tête avec vaillance ; ces ennemis trouvèrent, dans notre amitié, une bonne occasion de verser sur lui la poix bouillante de la médisance. Voilà ce qui nous perdit. Au bout d'un temps, la rumeur était devenu tellement grosse qu'Abdullatif fut forcé de s'expliquer. Ne pouvant dissimuler un sentiment dont nous n'avions aucunement honte ni l'un ni l'autre, il avoua fièrement qu'il m'aimait ; alors, ce fut terrible. Tous les démons de la terre et du ciel se décha"nèrent contre nous deux, mais surtout contre lui. Ma mère lui reprochait d'avoir profité de mon innocence - alors que, si vous vous en souvenez, j'étais bien plus coupable que lui ! - et trahi sa confiance. Mon père n'était plus là pour me défendre. Abdullatif fut voué aux gémonies. Il eût beau se rétracter, nier, le mal était fait. Mais le plus atroce est qu'on voulut m'obliger, moi, à l'accuser de m'avoir violenté et abusé. Je refusai ; du coup, on me mit au pain sec et à l'eau, on m'enferma, on fut sévère avec moi. Je refusais toujours. Alors, on usa d'une ruse diabolique : on me fit croire que, si je reconnaissais qu'Abdullatif n'avait pas usé de violence envers moi, on serait indulgent envers lui ; j'hésitai beaucoup, mais finalement, j'acceptai de reconna"tre une partie des faits qu'on imputait à mon ami, en précisant bien qu'il n'avait jamais usé envers moi de contrainte. Il faut dire que j'étais épuisé par le jeûne auquel on m'avait forcé. Alors, ce fut terrible : Abdullatif fut littéralement accablé ; on lui reprocha cruellement de m'avoir séduit, détourné du droit chemin, d'avoir abusé d'une me jeune et innocente, etc. Loin de le disculper, mon témoignage ne fit que l'enfoncer. Finalement, acculé au désespoir, déshonoré, le pauvre Abdullatif, que j'avais d'abord séduit, puis fait condamner, se passa le sabre à travers le corps. Il ne mourut cependant pas tout de suite ; son agonie, horrible, fut encore assez longue pour qu'on l'amen t devant moi, mourant. On n'avait pas eu la cruauté - peut-être en raison de sa dignité princière - de lui refuser cette ultime faveur. Il me supplia de le pardonner ; de le pardonner, moi, alors que c'est moi seul qui avait causé sa perte ! J'en avais les larmes aux yeux. Nous nous étreign"mes une dernière fois, et je revois encore son magnifique regard, qui m'avait frappé dès la première fois où je le croisai, expirant au fond de son oeil humide. Je pense qu'il partit en paix, se sachant aimé comme peu d'hommes ont été aimés ; mais moi, je savais que je ne trouverais la paix que le jour où Abdullatif serait vengé ! Je me souvins alors de l'Ordre, dont l'ermite m'avait parlé, et résolus de l'aller rejoindre ; d'où, vous me voyez ici. Je vous jure que je ne souhaite rien tant que de voir s'écrouler les murs de Naruq, et périr tous ces gens, ou plutôt ces chiens, qui ont tué mon amour ! >> Ainsi parla Nadir. Ses compagnons l'écoutèrent avec attention, et ressentirent une vive émotion. Ils furent d'avis que son histoire était belle, en dépit de sa fin tragique. Ils l'assurèrent de tout leur soutien, que Nadir agréa. Puis, comme c'était au tour de Bachir de parler, les deux autres garçons se tournèrent vers lui, et le prièrent de raconter son histoire. Bachir était un joli garçon de dix ans, presque onze, aux cheveux blonds cendrés, à la peau brune et aux yeux bruns, au corps sec et nerveux ; il se dégageait de toute sa personne une impression de force et de maturité qui n'excluait pas la gr ce. << Moi, dit-il, mon histoire est fort différente des vôtres, et je crains que vous ne la trouviez moins intéressante ; mais enfin, c'est mon histoire, et je vais vous la raconter. Mon père était poète, et ma mère musicienne ; mes parents rêvaient de faire de moi un chanteur. D'ailleurs, j'avais la voix ; mais contrairement à leur avis, moi, je rêvais de devenir théologien. Je n'avais de goût que pour les choses religieuses et pour l'au-delà. Avec résignation, mes parents me permirent donc de suivre des cours de sciences religieuses chez un savant réputé. Mais ce savant était un dépravé ; il n'avait qu'une idée en tête, c'était de me séduire pour faire... le genre de choses dont vous avez parlé dans vos histoires respectives, et que je ne voulais pas du tout faire, moi ! Je n'aime que les filles ; est-ce ma faute, à moi ? Mais ce vieux fou insistait tellement que j'ai préféré prendre la fuite, aussi loin de lui que possible. J'ai donc décidé de rejoindre l'Ordre, car on m'a dit que les garçons y sont libres de faire ce qu'ils veulent, et donc aussi, je suppose, de ne pas faire ce qu'ils ne veulent pas. Vous m'approuvez, j'espère ? >> Les deux amis approuvèrent ; même s'ils trouvaient un peu dommage qu'un aussi joli garçon n'ait de goût que pour les choses de l'esprit. Lorsque le jour fut levé, ils se remirent en route, tout joyeux de l'excellente nuit qu'ils avaient passée ensemble. Ils étaient plus que jamais décidés à rejoindre l'Ordre. 11. Sadjid et Asdjad Couchés sur le foin, dans la caresse des premiers rayons du soleil levant, les deux garçons tendrement enlacés revenaient lentement à la vie. Sadjid fut le premier à s'éveiller tout à fait. Il regarda Asdjad et le trouva beau ; il posa un long baiser sur ses lèvres encore endormies, en même temps qu'il posait une main sur son dard déjà réveillé. Un frisson de plaisir parcourut le corps de Asdjad, qui ne dormait plus non plus. Alors, comme mû par un ressort, il attrapa Sadjid, l'attira contre lui, baisa sa poitrine, suça ses tétons, baisa son ventre, baisa son nombril, baisa son pubis, referma ses lèvres sur son dard frétillant et but la vie à la source, baisa ses boules, baisa ses jambes, baisa ses pieds, puis, comme Sadjid, recru de plaisir, se laissait mollement aller aux manoeuvres de son camarade, il le retourna et commença à le prendre violemment, presque sauvagement, tandis qu'il suait, haletait, gémissait de volupté. Sentir en lui la substance de son compagnon s'immiscer dans la sienne, sentir son dard, pareil à un sabre flamboyant, lui déchirer, lui lacérer les entrailles, sentir sa liqueur brûlante se déverser à flots en lui comme du feu, était pour lui la sensation la plus délicieuse qui se pût imaginer. Mais Asdjad, de nature plus ardente encore que le doux Sadjid, n'était pas encore satisfait. Après sa glorieuse épopée dans les entrailles de Sadjid, son dard était encore tout tendu, et il avait soif de nouvelles jouissances. Alors, il prit à deux mains la tête de son ami, et posa son énorme bouton de rose sur sa langue, et l'introduisit jusque dans la gorge de Sadjid, qui étouffait presque, mais qui étouffait d'amour. Et, tandis qu'il suçait frénétiquement, ses mains palpaient le ventre de Asdjad qui, la tête rejetée en arrière, arborait le plus triomphant sourire. Et les mains de Sadjid dessinaient sur le corps de Asdjad des caresses inédites. L'une de ses mains t taient ses boules délicates, qu'enveloppait à peine un duvet, une toison naissante d'un blond fauve. Et l'autre main étrillait ses fesses merveilleusement lisses et fermes, et un doigt de cette main se glissait dans l'orifice étroit, au fond duquel il trouva comme une tumeur, qu'il massa délicatement pendant que la bouche continuait son travail de succion, ce qui redoubla et la tension et le plaisir du bel Asdjad, qui ne tarda pas à éclater de nouveau, son lait délicieux inondant la bouche de Sadjid qui buvait avec délectation ; sur quoi, ils se laissèrent retomber dans la paille, souriants, encore tout échauffés, échangeant les premières paroles de la matinée. Mais maintenant, c'était Sadjid qui n'était pas encore satisfait. Il fallut qu'il suppli t Asdjad, un peu rompu par ces exercices, de le prendre une deuxième fois. Asdjad, qui au fond, ne demandait pas mieux, étant de nature très ardente comme nous l'avons dit, résolut de se faire prier un peu, pour le seul plaisir de se sentir désiré. Alors, il fallut que Sadjid exécut t une espèce de curieuse danse lascive, appuyé sur les coudes, les genoux dans le foin, ondulant de la taille, reins cambrés, et les fesses béantes levées vers le ciel, réclamant leur part de paradis. Il n'en fallut pas plus pour que le vigoureux Asdjad saut t sur les genoux et, brandissant dans la main son dard plus éveillé que jamais, l'introduis"t doucement, très doucement dans Sadjid, qui soupira longuement de satisfaction ; son camarade le prenait jusqu'à la garde, appuyant de toutes ses forces, mais n'effectuant que de très petits mouvements, comme s'il voulait explorer les tréfonds de ses tripes, mais aussi comme s'il voulait demeurer le plus longtemps et le plus étroitement uni à lui - uni pour l'éternité. Puis, les mouvements s'accélérèrent, accompagnés et soutenus par les contractions rythmiques venues des profondeurs de Sadjid qui avait la bouche largement ouverte et les yeux plissés de tension amoureuse, et qui jouit le premier, répandant sur la paille un jus très p le, presque transparent. Asdjad était encore loin, mais ses coups maintenant frénétiques, prolongeaient le plaisir de Sadjid qui, dans la foulée, jouit encore une fois, profondément, sans émettre une goutte de liquide. Alors, Asdjad jouit à son tour, éprouvant la profonde satisfaction du devoir plus qu'accompli. Ils étaient beaux, dans la lumière pure du matin, tout haletants de plaisir, le front en sueur. Ils étaient beaux, Asdjad le blond, Sadjid le brun, douze ans tous les deux. En outre, ils portaient bien leurs noms ; car 'asdjad est, en arabe, l'un des noms de l'or, et la nature de Asdjad, comme celle de l'or, était solaire. Et sadjid signifie << celui qui se prosterne >> ; or, Sadjid avait, envers son compagnon, l'attitude toute féminine - nous verrons pourquoi par la suite - d'un adorateur qui s'incline devant sa divinité. Après cette petite partie de plaisir, qui n'était vraiment qu'un échauffement par rapport à l'ordinaire voluptueux d'une journée des deux amis, ceux-ci décidèrent de quitter la grange où on leur avait donné l'hospitalité pour la nuit, d'aller prendre congé de leur hôte, et de se remettre en chemin. La journée était belle ; le ciel était bleu de joie. Sadjid et Asdjad, avançant sur terre comme deux créatures célestes, comme deux anges, semblaient, plutôt que des garçons réels, l'incarnation des deux principes opposés, masculin et féminin, diurne et nocturne, qui sont à la base de tout l'univers manifesté. Aussi, quand ils passaient, le monde avait-il l'air de se colorer un peu de leur propre beauté ; tout paraissait beau autour d'eux, tant ils l'étaient eux-mêmes. Aussi, on ne s'étonnera pas de savoir qu'ils causèrent un certain émoi dans le coeur de trois garçons qu'ils croisèrent en chemin, et qui n'étaient autres que Chakir, Nadir et Bachir, que nous connaissons déjà. Le petit Bachir, surtout, semblait fasciné, en particulier par la beauté ambiguë du féminin Sadjid, qui, apparemment, ne le laissait pas insensible - ce qui, entre nous, amusait ses camarades, on comprendra pourquoi si on a lu ce qui précède. Mais le chemin de Chakir, Nadir et Bachir, et celui de Sadjid et Asdjad, ne faisaient que se croiser, et ils n'eurent pas la possibilité de faire amplement connaissance. Toutefois, quelle ne fut pas la surprise de nos trois compagnons, qui cheminaient toujours dans la direction de l'Ordre, lorsqu'ils revirent les deux garçons, plus tard dans la journée, en fin d'après-midi ; en effet, Sadjid et Asdjad avaient d'abord pris une autre route, parce qu'ils devaient se rendre dans un village des environs, où ils avaient de la famille, afin de demander de l'argent pour le grand voyage qu'ils devaient entreprendre. Mais ensuite, par un raccourci, ils avaient rejoint la grande voie du désert, qui menait au repaire de Mounir, vers lequel, manifestement, ils allaient eux aussi. C'est là qu'ils avaient retrouvé les trois jeunes gens avec lesquels ils avaient fait connaissance plus tôt dans la journée. Ce qui paraissait faire très plaisir à l'un des trois, bien qu'il f"t des efforts pour ne pas le montrer. Comme ils avaient beaucoup marché dans la journée, et qu'ils arrivaient à proximité d'un hameau, ils décidèrent d'aller demander l'hospitalité dans une sorte de ch teau, qui devait être la demeure d'une notabilité. Asdjad et Sadjid, qui avaient assez d'argent, proposaient de payer pour les cinq garçons. Mais l'hôte, un homme seul, de trente-cinq ans environ, ayant des allures de noble, refusa tout paiement, et laissa les garçons s'installer dans une chambre du ch teau, qui était assez grande pour eux cinq et qu'il fit apprêter spécialement par un serviteur. Ils ne tardèrent pas à apprendre que celui qui leur offrait si généreusement l'hospitalité, était effectivement un noble, connu pour son amour des jeunes garçons et les poèmes qu'il avait publiés sur ce sujet, et qui passait même pour avoir des accointances avec l'Ordre ; il était un de ces nombreux et utiles relais entre l'Ordre et le monde, dont le premier se servait pour subvertir le second, ou plutôt pour le redresser. Après le d"ner, l'hôte proposa aux garçons une promenade dans son domaine, qui était assez grand et pittoresque ; mais Sadjid et Asdjad, qui avaient marché davantage, se disaient fatigué ; ils restèrent donc au ch teau. Quant à Bachir, il avait justement la migraine, disait-il ; il resta donc avec eux. Chakir et Nadir allèrent seuls avec l'hôte. Ce fut une belle promenade, les environs du ch teau comprenant effectivement quelques merveilles de la nature. Mais, lorsque nos deux amis revinrent dans leur chambre, ils tombèrent sur un curieux spectacle ; Bachir était en train de prendre Sadjid par derrière, et semblait se passionner pour cette t che, tandis que le même Sadjid suçait Asdjad qui souriait aux anges de plaisir. De plus, par dessus le dos de Sadjid, Bachir et Asdjad, se penchant l'un vers l'autre, échangeaient des baisers en riant, se léchaient la langue. Chakir et Nadir restèrent un moment stupéfaits, puis ils éclatèrent de rire, ce qui fit se retourner vers eux Bachir, qui eut honte et alla se cacher sous une couverture. Jugeant qu'ils tombaient comme un chien dans un étrange jeu de quilles, les deux adolescents estimèrent judicieux de sortir de la chambre, et d'attendre pour y rentrer que leurs trois camarades eussent fini leurs activités. Ils rentrèrent vingt minutes plus tard. Ils trouvèrent Bachir qui, couché torse nu sur le lit, les mains sous la tête, n'avait plus du tout honte ; il convenait maintenant de bonne gr ce qu' << il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau >>. Jusqu'à ce jour, il est vrai, il n'avait jamais ressenti quelque attirance pour les garçons ; mais la beauté exceptionnelle de Sadjid et Asdjad, et surtout le charme un peu féminin du premier, avait changé la donne ; il s'était senti émoustillé en les voyant ; quant à eux, de leur côté, s'ils ressentaient toujours la même passion exclusive l'un pour l'autre, ils avaient été ému par la gr ce et la pureté de ce petit garçon qui rêvait de devenir un grand théologien, et qui n'avait jamais goûté les plaisirs du sexe. Alors, ils avaient tous décidé de franchir le pas, et s'étaient lancés dans la quête du plaisir à trois. Et Bachir trouvait maintenant que, même si sa préférence allait toujours aux filles, les garçons entre eux pouvaient, en s'exaltant mutuellement, atteindre à la plus haute félicité. Et il s'en félicitait. Il était tellement heureux qu'il avait pardonné spontanément à ses amis d'avoir ri de sa conduite. Après cet épisode, les cinq amis restèrent un long moment à causer, à échanger leurs vues sur la terre, le ciel, les garçons, l'amour, les filles, et le reste. Chakir et Nadir répétèrent leur histoire à l'intention de Asdjad et Sadjid (Bachir leur avait déjà conté la sienne). Ils eurent à leur tour envie de conna"tre celle de ces derniers. Alors, Asdjad prit la parole et commença à raconter l'étrange histoire que voici : << - Notre histoire, dit-il, commence il y a bien longtemps, dans un village près de Naruq, où nous avons grandi, Sadjid et moi ; depuis l' ge de cinq ans, nous avions l'habitude de nous fréquenter, étant un peu cousins, ou plutôt, cousin et cousine ; car il faut que vous sachiez qu'à cette époque, Sadjid était une fille, et s'appelait Sadjida. C'était la plus jolie fille du village, avec ses merveilleux cheveux ch tain, et, dès notre plus jeune ge, nous étions éperdument amoureux l'un de l'autre. Fascinés l'un par l'autre, nous jouions toujours ensemble. Vers l' ge de sept ans, nous nous prom"mes de nous marier lorsque nous serions devenus grands. Nous étions merveilleusement complémentaires, comme la lune et le soleil. Nos parents s'attendrissaient de voir grandir, en même temps que nous, la passion qui nous unissait, passion que rien, même la mort, même les jeteurs de sorts, n'auraient pu détruire, pensions-nous ; nous ne pouvions savoir à quel point nous avions raison. Des jeteurs de sorts, il y en avait, dans ce village maudit ; c'était même un village réputé pour cela dans tout le pays, je crois. Tous ceux qui avaient un mauvais tour à jouer à leur voisin, un démon à amadouer, un philtre à concocter en vue de quelque obscur bénéfice, venaient s'approvisionner au marché de ce village, en tout ce qu'il était possible de se procurer comme herbes maléfiques, poudres d'aile de dragon, cendre de morts et autres ingrédients morbides. Or, lorsque nous atteign"mes l' ge de dix ans, le plus puissant des jeteurs de sorts et des magiciens, qui était un homme sombre, dont le regard seul pouvait paralyser ou tuer, tomba fou amoureux de moi. Il me fit des avances, que je repoussai, car j'étais tout entier à ma belle Sadjida. Il n'en continua pas moins à me faire la cour pendant plus d'un an. Il usa de tous les sortilèges possibles ; mais sa magie resta impuissante, à cause de la force de la passion que j'avais pour ma mie. À la fin, lassé, il vit que je ne céderais jamais, et il pensa à juste titre que c'était à cause de mon amour pour ma petite fiancée. Alors, il résolut de se venger d'une manière très spéciale, comme seul un esprit particulièrement vicieux et malade peut concevoir de se venger, et comme seul un très puissant et très méchant sorcier peut le faire. Il jeta un sort à Sadjida ; mais pas n'importe quel sort ; il la changea en garçon ! Il dut penser que, de cette manière, je ne pourrais plus l'aimer, et que, peut-être, je consentirais à être à lui. Mais il se trompait. Car même sous cette forme, je continue à l'aimer, et si je ne peux plus l'aimer comme fille, eh bien ! Je l'aimerai comme garçon ! >> À ce moment, Sadjid prit la parole : << - En effet, je fus changé en garçon, moi qui étais fille ; et je vous jure qu'il n'est pas facile de s'habituer à penser selon un sexe qui n'est pas le vôtre, à vivre dans un corps qui ne correspond pas à votre sexe. Le coup fut terrible pour nous deux, mais surtout pour moi, qui craignais que mon bien-aimé ne voulût plus de moi, transféré dans un corps privé de la plus grande part de la gr ce féminine qui était la mienne. Mais Asdjad sut se montrer généreux ; non seulement il continua de m'aimer sous cette forme, mais il semble qu'il me trouva des charmes que je n'avais pas auparavant ; moi, de mon côté, je me résignai à être garçon, ne pouvant plus être fille, et je trouvai même du charme à mon nouveau sexe ; j'étais un joli garçon, et j'appris à aimer mon nouveau corps comme j'aurais aimé le corps de l'autre. Enfin, il ne se passa pas un mois avant que nous ne fissions la découverte de notre corps et des plaisirs du sexe. Depuis ce jour, nous allons sur les chemins, et nous nous aimons toujours passionnément, comme vous avez pu le constater. Comme vous, nous avons entendu parler de l'Ordre, et c'est là que nous nous rendons, espérant être accueillis par le seigneur Mounir, dit l'homme sombre, et peut-être un jour délivrés de ce sort et vengés de celui qui l'a jeté. >> Ainsi parlèrent les deux garçons ; et les trois autres jugèrent qu'ils n'avaient jamais entendu une histoire aussi étrange ; mais comme on était dans un temps où la magie et le merveilleux n'avaient pas encore disparu, et où l'on voyait encore parfois des choses extraordinaires se produire, ils crurent cette histoire, qui d'ailleurs étaient on ne peut plus vraie. Le lendemain, les cinq garçons prirent congé de l'hôte, en l'embrassant. Celui-ci se prit à sourire lorsqu'il les vit s'éloigner ; et il appela un de ses serviteurs, qui arriva en courant. << - Votre seigneurie m'a appelé ? dit le serviteur. - Oui, Abdulhaq. Tu vas aller porter ce message de ma part à la personne indiquée sur l'enveloppe. >> Et le serviteur partit, à cheval, porter le message. Quelques heures plus tard, Mounir lisait avec satisfaction l'ép"tre ainsi conçue : << Au nom de Dieu, le Tout-miséricordieux, le Très-miséricordieux. Cher ami, que la paix soit sur vous, ainsi que la miséricorde d'Allah. Nos cinq nouvelles recrues sont passées par chez moi, ainsi que vous l'aviez prévu. Vous serez satisfait d'eux ; ce sont cinq garçons fort beaux et intelligents. Demandez-leur de vous raconter leur histoire, cela vous passionnera. Avec l'aide de Dieu, nous en ferons de fiers guerriers, aussi doués pour la guerre que pour l'amour, qui est une sorte de guerre ; ils nous aideront à renverser les bases sur lesquelles repose l'édifice de ce monde que nous haïssons et méprisons, et qui n'est pas le nôtre ; ce sera une grande chose. Je viendrai vous voir bientôt, s'il pla"t à Dieu, et j'aurai peut-être le plaisir de revoir nos cinq jeunes gens et de suivre les progrès de leur instruction. En attendant, portez-vous bien. Votre très-humble et dévoué serviteur, L. A. >> 12. Le garçon aux araignées et le garçon aux serpents En fin d'après-midi, les cinq garçons arrivèrent en vue d'un autre village. Comme ils ne voulaient pas que l'on sût qu'ils allaient rejoindre l'Ordre, ils se firent passer pour cinq lecteurs du Coran, qui allaient rejoindre leur ma"tre. D'ailleurs, Bachir lisait assez bien, ce qui fit qu'on le crut ; et, gr ce à l'argent de Asdjad et Sadjid, ils trouvèrent à loger chez un habitant. C'était d'ailleurs une sorte de pension, où couchaient et mangeaient plusieurs personnes venues d'horizons différents. Il y avait deux jeunes garçons de douze ou treize ans qui s'occupaient du service, et qui avaient attiré l'attention de nos cinq amis, car ils étaient jeunes et très beaux. Ils s'appelaient Karim et Wadid. Les cinq amis remarquaient que, pendant qu'ils faisaient leur service, ces deux garçons les observaient à la dérobée. Et le soir, lorsqu'ils furent retirés dans leur chambre, ils décidèrent d'aller les observer pour voir ce que ces garçons avaient derrière la tête. Le petit Bachir, qui était le plus discret, alla sur la pointe des pieds dans la soupente où logeaient Karim et Wadid, et se cacha derrière un rideau qui masquait l'entrée de la salle où ils se trouvaient. De là, il pouvait les observer à son aise, et ce qu'il vit l'étonna beaucoup. Karim et Wadid faisaient l'amour. Karim et Wadid, tous deux à genoux sur un même lit, l'un en face de l'autre, s'embrassaient goulûment, tandis qu'ils frottaient leurs sexes l'un contre l'autre. Et Bachir se demanda si, décidément, dans ce monde, tous les garçons passaient leur temps à faire l'amour avec d'autres garçons. Mais, pendant qu'il faisait ces réflexions, il sentit que quelque chose rampait sur son épaule. À ce moment, les quatre autres garçons entendirent la voix de Bachir qui poussaient un grand cri de terreur. Ils se précipitèrent tous les quatre au haut de l'escalier qui menait à la soupente, et virent Bachir, blanc comme un linge et figé comme une statue, qui claquait des dents, une énorme araignée noire, avec des taches jaunes aux articulations, posée sur son épaule. Ils reculèrent d'effroi, mais le pied de Asdjad marcha alors sur quelque chose de mou et de glacé, qui émit un sifflement de colère. Les quatre amis se retournèrent ; ils virent quatre longs serpents, de couleurs différentes - un rouge, un jaune, un vert et un noir - qui les regardaient fixement, comme pour les fasciner. Et les cinq amis se demandaient que faire, entre l'araignée d'un côté et les serpents de l'autre. Mais à ce moment-là, le rideau se souleva, et Karim apparut, vêtu d'un pantalon blanc, d'une chemise blanche et d'une sorte de 'abaya noire ; il avait l'air sévère et contrarié ; il regardait dans la direction des quatre garçons. Et, sans dire un mot, il fit grimper sur sa main l'araignée qui était sur l'épaule de Bachir et, à la stupeur des cinq amis, la mit sur son épaule à lui. Au même moment, Wadid apparut derrière les autres garçons, habillé comme Karim mais avec du pourpre au lieu du noir ; et à l'instant même où il apparut, il frappa du pied, et les quatre serpents allèrent s'enrouler autour de son corps, sans que le garçon n'en parût incommodé. Et les cinq amis restaient pétrifiés et muets de surprise devant ce qu'ils venaient de voir. Alors Karim, avec son araignée, et Wadid, avec ses serpents, éclatèrent de rire, et en riant, leurs pommettes saillaient, leur donnant l'air plus jeunes qu'ils n'étaient, et vraiment charmants ; si bien que les cinq amis rirent à leur tour. Quelques instants plus tard, les sept garçons étaient installés dans la soupente, debout ou assis sur des sièges divers. Et ils discutaient comme s'ils étaient les meilleurs amis du monde. Les serpents étaient toujours là, mais ils se tenaient tranquilles autour de Wadid. L'araignée était toujours là aussi, mais il y en avait maintenant deux, une sur chaque épaule de Karim. Et Wadid disait à Chakir, Nadir, Bachir, Sadjid et Asdjad : << - Emmenez-nous avec vous. Nous ne voulons plus rester ici, à effectuer ces t ches quotidiennes assommantes, afin de gagner notre vie et d'amasser assez d'argent pour partir. Nous voulons partir tout de suite, avec vous, si vous le permettez. Nous savons où vous allez. Vous allez rejoindre l'Ordre. Nous vous avons entendu en parler. Nous aussi nous voulons le rejoindre. Prenez-nous avec vous. - Nous vous emmènerons, répondit Chakir, mais à une condition. - Laquelle ? - Que vous nous racontiez votre histoire. - Oh ! Pour cela, dit Karim, il n'y a pas de problème. Notre histoire, la voilà : je suis né dans une petite ville pas loin de Naruq ; mes parents étaient nobles, mais de fortune modeste. J'avais un frère jumeau, qui mourut à l' ge de cinq ans. Cette mort fut un drame affreux pour moi. Dès ce jour, je fus fasciné par la mort. J'y pensais constamment ; je passais mes journées à peindre, sur de la soie, des scènes macabres, des têtes de morts, des spectres, des squelettes. Cela horrifiait tout mon entourage, qui ne pouvait pas comprendre cette passion morbide. Aussi, je pris mon entourage en grippe, et chaque fois que je le pouvais, je prenais un malin plaisir à les contrarier, en allant contre le goût de tout le monde. Or, lorsque j'eus atteint l' ge de neuf ans, chacun de mes frères et soeurs reçut de nos parents la permission d'adopter un animal de son choix. Ils choisirent tous qui un chat, qui un perroquet, qui un lapin ; mais moi, je choisis une superbe mygale exotique, que j'avais vue chez un marchand du souk. D'abord, mon père refusa, horrifié. Mais j'insistai énormément, et de plus, cette mygale avait été opérée, afin de lui retirer ses crochets à venin. Dans ces conditions, mon père accepta, à contrecoeur. J'étais aux anges. Je m'amusais à terroriser mes frères et soeurs avec cette mygale que j'avais apprivoisée. Dès cette époque, je conçus une passion pour les araignées. Je collectionnais tout ce qui se rapportait à cet animal ; sur le mur de ma chambre, il y avait une enluminure calligraphique de la sourate << L'araignée >>. Et dans ma chambre même, des dizaines de bocaux, de cages, de vivariums, dans lesquels je collectionnais et élevais des araignées de toutes les tailles, de toutes les couleurs. J'aimais tellement ces animaux, que parfois je les faisais tous sortir de leurs bocaux, et les laissais venir sur moi. J'aimais les caresses de leurs longues pattes fines. J'en jouissais littéralement. Je leur parlais, et je voyais dans leurs dizaines d'yeux globuleux la lumière de la compréhension ; car moi seul parmi les humains, les araignées m'écoutaient. Elles m'écoutaient car je les comprenais. Comme elles, j'étais rejeté de tous, depuis toujours, sans savoir pourquoi, par ce seul fait que j'étais moi. Comme elles, je faisais horreur. Comme elles, j'avais un caractère morbide, venimeux. Toutefois, je souffrais beaucoup de n'avoir aucun ami à part mes araignées ; car aucun autre garçon ne voulait jamais jouer avec moi. Alors un matin, sans dire un mot, je partis, de par le vaste monde, à la recherche d'un seul ami qui voudrait bien de moi. Je n'emportai avec moi que quelques vêtements, et mes araignées préférées. Mais partout où j'allais, c'était la même chose ; on ne voulait pas de moi, à cause de mes animaux de compagnie, mes chères petites mygales et mes tarentules chéries. Je finis par m'embarquer en mer, où l'on a les nerfs solides. Je montai sur un immense bateau, grand comme une ville, avec une forêt de mats et de cheminées, des étages de cabines, de salons, de machines étranges, des dizaines voire des centaines de matelots. Et ce bateau emportait, entre autres, une noble personnalité de l'entourage du sultan, et avec lui, une armée de jeunes garçons, beaux comme des anges, qui étaient son sanctuaire personnel. Mais ces garçons étaient stupides ; mes araignées les effrayaient et les dégoûtaient, et ils ne voulaient pas jouer avec moi. Alors, je restais avec les matelots et les marins. C'est ainsi que je fis la connaissance d'un officier de marine, jeune homme de vingt ans, un peu poète, au caractère doux et mélancolique. Je crois que je le fascinai, car il me trouvait différent des autres garçons. Il me disait que lui aussi avait été fasciné par les araignées quand il était jeune, à cause de leur solitude ; puis il s'était intéressé aux requins, qui sont des animaux férocement intelligents. Il me disait encore qu'il comprenait, lui, ce que j'avais souffert. Et il se passionna tant pour moi, qu'il fit de moi son amant. Vous savez qu'en mer, les distractions sont rares, et on a besoin de tendresse, à cause de la mort qui rôde, toujours présente. Alors, les marins prennent souvent un amant parmi des marins plus jeunes. Moi, je devins celui de ce jeune officier. Il me cajolait, le soir, me faisait mille caresses agréables, et je prenais plaisir à ces relations. Un jour, par une nuit de tempête, alors que nous reposions, l'un contre l'autre, sur sa couchette, mon ami le jeune officier me raconta son histoire. Il s'appelait Nasredd"ne. Lorsqu'il était enfant, il avait eu un ami, un très bon ami, près duquel il aimait dormir ; et lorsqu'ils se retrouvaient, après quelques jours de séparation, ils s'embrassaient tellement fort que les autres enfants se moquaient d'eux, mais cela leur était bien égal. Mais un jour, cet ami disparut ; on dit qu'il avait été enlevé par les hommes de l'Ordre. Sa disparition ne fut jamais expliquée, mais laissa un vide immense dans le coeur de Nasredd"ne. #faire repara"tre l'ami disparu de Nasr plus tard ?@# Tant et si bien qu'en grandissant, l'image de l'ami disparu ne cessa de le hanter. Il devint farouche et solitaire ; de plus, il s'aperçut qu'il était fasciné par les garçons plus jeunes que lui, ayant à peu près l' ge de son ami au moment où il disparut. Mais il n'osait pas exprimer cette fascination, ayant peur que l'on se moque à nouveau de lui. À dix-sept ans, il tomba fou amoureux d'un très beau garçon du nom de Wassim, qui en avait environ treize. Mais il n'osa toujours pas exprimer cet amour, et en souffrit beaucoup. Alors, il décida de s'exiler, et demanda à son père, qui était un riche commerçant, et qui ouvrait des comptoirs dans des pays lointains, de lui en confier un. Il partit donc dans la ville de Kemra, sur les côtes de l'Afrique. Là, il fit la connaissance de nombreux garçons qui le fascinèrent, mais il n'osait pas avoir avec eux d'autres relations que purement amicales. Puis, un jour, il fit la connaissance de trois jeunes garçons de onze ans, qui s'appelaient Abderrah"m, Youssef et Imran. Ils étaient tellement beaux qu'il n'osait pas leur parler, et il faillit en tomber malade. Mais, alors qu'il rendait visite au tombeau d'un saint, il eut la surprise de voir les trois garçons s'avancer vers lui ; ce qu'il attribua à l'intercession du saint. Ces garçons avaient, tout simplement, été fascinés par cet étranger qui les regardait à la dérobée, avec ses doux yeux verts. Ils voulaient savoir qui il était, d'où il venait et ce qu'il faisait. Ils causèrent donc et, en moins d'une heure, ils furent les meilleurs amis du monde. Quelques jours plus tard, il fut convié par les parents d'Abderrah"m, qui leur avait parlé de lui, à une fête donnée en son honneur, où figuraient les deux autres garçons ; il fut très ému de recevoir, de la main candide de ces jeunes gens, des cadeaux magnifiques, lui qui n'avait rien apporté ! Aussi, le lendemain, fit-il porter une caisse de marchandises de la maison paternelle (il y avait de tout : étoffes, ustensiles, bibelots) aux parents de chacun de ces trois anges. Inutile de préciser qu'il était devenu amoureux de ces trois garçons qu'il appelait ses << anges >>, et qui lui apparaissaient comme un seul être, une seule me en trois corps charmants, ce qui était vrai dans une certaine mesure car l'amitié soude les mes. Dès ce jour-là, il fut reçu comme un invité de marque dans la maison de ses trois petits amis. Et, un jour, il fut invité à passer la nuit chez Abderrah"m, qui était le plus mignon des trois, et qui récitait magnifiquement la poésie et le Coran. Or, au moment d'aller se coucher, il désira secrètement qu'Abderrah"m pass t une partie de la nuit près de lui ; celui-ci le devina, aussi, il alla se coucher sans dire au revoir à son ami, ce dont Nasredd"ne se plaignit à son père. Le père le pria d'excuser le garçon, qui était bien fatigué car ils étaient restés assez longtemps à causer ; et il prit congé à son tour, laissant Nasredd"ne s'installer pour la nuit. Mais, à peine fut-il installé, que l'on frappa à la porte ; c'était Abderrah"m qui, pensant, dit-il, que son ami avait soif, était venu lui porter une carafe d'eau fra"che. En réalité, il venait parce que son père, désolé de la déception de Nasredd"ne, avait envoyé son fils avec le prétexte de la carafe d'eau pour qu'il pût lui dire au revoir. Alors, n'écoutant que son courage, Nasredd"ne demanda à Abderrah"m de rester un peu près de lui, ce que l'enfant accepta avec joie. Et, dans la nuit chaude et silencieuse, il le coucha près de lui, et se mit à le caresser et à l'embrasser tout partout. Or, le jeune garçon lui rendait si bien ses caresses, que bientôt, ils firent pour de bon l'amour ; ce fut la nuit la plus délicieuse que Nasredd"ne ait connue. Mais le lendemain, il fut invité à passer la nuit chez Youssef, qui était le plus intelligent des trois anges ; les parents de Youssef habitaient une maison moins grande que celle d'Abderrah"m. Du coup, il dut passer la nuit dans la chambre même du garçon. Or, celui-ci avait appris de la bouche d'Abderrah"m ce qui s'était passé la nuit précédente, et il en avait été jaloux, car lui aussi aimait très fort Nasredd"ne. Alors, quand Nasredd"ne fut presque endormi, il se glissa près de lui, et sut tellement bien réveiller son désir, qu'ils firent également l'amour. Aussi, le surlendemain, quand il fut invité à passer la nuit chez Imran, qui était le plus doux et le plus affectueux des trois, s'attendit-il à faire l'amour avec lui ; mais il n'en trouva pas l'occasion, car entre sa chambre et celle du garçon, il y avait la chambre des parents, qu'il fallait traverser, ce qu'il n'osait faire. Cependant, le lendemain, dans l'escalier, il parvint à prendre Imran contre lui et à l'embrasser. Les jours suivants, ils passèrent presque tout leur temps ensemble, car Imran était très affectueux ; et ils se promenaient dans la rue, bras dessus, bras dessous, tant et si bien que les passants les regardaient avec étonnement, mais ils n'en avaient cure ; seulement, il n'arrivait toujours pas à faire l'amour avec lui. Mais il finit par obtenir des parents l'autorisation que le garçon vienne dormir chez lui. Alors, ce fut une fête, une véritable orgie. Ils firent l'amour comme des démons ou comme des anges, pendant des heures et des heures. Finalement, il vécut avec les trois garçons une histoire d'amour qui dura près de deux ans ; tantôt il allait chez l'un, tantôt chez l'autre ; parfois même ils venaient tous les trois chez lui, et il faisait l'amour avec les trois en même temps, et alors il était le plus heureux des hommes. Mais les garçons grandirent, et commencèrent à s'intéresser davantage aux filles de leur ge qu'à Nasredd"ne. Celui-ci fut très triste à l'intérieur, mais il ne leur en voulut pas, car il les comprenait ; il décida que le moment était venu pour lui de quitter Kemra, cette ville qu'il avait tant aimée. Mais il ne voulait pas rentrer au pays ; il souhaitait continuer à voyager. Alors, il s'engagea dans la marine, et devint officier sur un des bateaux de son père. C'est là qu'il me connut, moi, Karim, le garçon aux araignées. J'aimais beaucoup Nasredd"ne ; mais je voulais toujours trouver un ami de mon ge. Alors, un jour que le bateau accosta, je mis pied à terre. Je descendis par une très longue échelle, et me retrouvai au sol, tellement bas par rapport au pont du navire, qu'on apercevait à peine le sommet des mats. Je regardai autour de moi, et vis que j'étais dans le bas d'une très haute ville, dont les maisons étaient comme des falaises. Et j'étais sur une place, très animée, avec des gens de toute sorte, qui faisaient des prodiges, racontaient des histoires, disaient la bonne aventure, ou montraient toute sorte d'animaux. C'est ainsi que je fis la connaissance du garçon aux serpents. C'était un garçon de mon ge à peu près, qui s'appelait Wadid, et que voici. Il était dans un coin de la place, avec ses serpents ; les gens lui jetaient des pièces d'or et d'argent. Je restai des heures à le regarder, tellement j'étais fasciné par la manière dont il semblait comprendre ces reptiles. Quand il eut fini son numéro, j'allai lui parler ; je lui montrai mes araignées, qu'il trouva très jolies, et nous sympathis mes. Comme je n'avais nulle part où aller, il m'invita à loger quelques jours chez lui ; il vivait avec son grand-père, qui était un vieux mendiant aveugle, et ses serpents. En très peu de temps, nous dev"nmes les meilleurs amis du monde. Comme il n'y avait qu'un seul lit dans la maison, le grand-père dormant sur l'unique fauteuil, je dormis avec mon ami dans son lit, ce qui fait que nous ne tard mes pas à devenir aussi amants. En effet, nous nous aimions si passionnément que nous ne craignions pas de nous le prouver en partageant les plaisirs de la chair. J'avais vraiment trouvé en Wadid l'ami et le compagnon dont je rêvais depuis toujours, et lui aussi, de son côté... - De mon côté, poursuivit Wadid, j'étais heureux d'avoir rencontré le garçon aux araignées, parce que jusque là, j'avais vécu seul avec mon grand-père, sans avoir un ami de mon ge. Les autres garçons s'écartaient de moi parce que j'étais très pauvres, et puis ils avaient un peu peur à cause de mon amitié pour les serpents. - Mais quelque temps plus tard, continua Karim, le grand-père décéda, ce qui fait que nous nous retrouv mes seuls au monde. Nous décid mes alors que ce serait une occasion merveilleuse de voir un peu le monde ensemble. Justement, un jour que nous nous trouvions sur les quais, nous aperçûmes le bateau de Nasredd"ne, qui était revenu dans ce pays. Je lui demandai si nous pouvions embarquer. Il accepta avec joie, car il était heureux de me revoir, et puis, loin d'être jaloux, il fut heureux de voir que je m'étais fait un compagnon. Nous embarqu mes donc sur le navire ; durant toute la traversée, nous dorm"mes avec Nasredd"ne, qui n'eut plus un amant, mais deux. Enfin, nous arriv mes à Naruq, où nous vécûmes quelque temps avec les économies du grand-père, et un peu d'argent que nous avait laissé Nasredd"ne. Puis, nous retomb mes dans la pauvreté. Mais nous avions entendu parler de l'Ordre, et nous rêvions tous deux de le rejoindre. Alors, nous part"mes sur les routes, logeant ici et là, effectuant de petits travaux pour vivre, et espérant réunir les fonds nécessaires pour entreprendre le périlleux voyage jusqu'au coeur du désert, où l'Ordre, dit-on, a sa capitale. C'est ainsi que vous nous avez trouvés dans cette sorte d'hôtellerie. - Oui, dit Chakir, et chose promise, chose due. Votre histoire nous a plu ; aussi, dès demain, vous voyagerez avec nous, avec vos mygales, vos tarentules et vos vipères ! Nous avons, je crois, assez d'argent pour nous tous, et sinon, à sept, nous pourrons bien en trouver. De toute façon, je crois que nous ne sommes plus très loin de l'Ordre. >> Et le lendemain, Karim et Wadid rendirent leur tablier, et les sept garçons prirent la route ensemble, après le petit déjeuner. Ils n'avaient pas remarqué un cavalier vêtu de noir, qui logeait dans la même maison. Mais le soir même, Mounir, devisant avec trois de ses amis : le père Anastase, le charmeur de fenêtres, et un mystérieux cavalier sombre, disait : << - Eh bien, mes amis, je crois que nous n'attendons plus trois, ni cinq, mais sept nouvelles recrues. C'est bien ; petit à petit, l'Ordre s'agrandit... nous aurons plaisir à recevoir ces jeunes gens. Et il ajouta, l'air rêveur : - Cela me fait penser qu'il y a longtemps que je n'ai plus reçu de nouvelles d'un de mes jeunes amis, qui était officier en mer... Hamid, mon bon, vous prendrez le bateau demain ; vous irez trouver un certain lieutenant de vaisseau du nom de Nasredd"ne, vous lui transmettrez mon sal m et lui direz que je pense bien à lui, puis vous me rapporterez sa réponse. - Certainement, seigneur Mounir, dit le cavalier en se levant >>. 13. Hamid Il nous faut maintenant parler un peu de ce nouveau personnage dont nous ne savons encore rien, et que nous avons vu Mounir appeler Hamid. À l'époque où se situait ce récit, Hamid, bien que dix ans plus jeune, était l'ombre de Mounir, son double, l'homme sombre de l'homme sombre. Tenant le milieu entre l'ordonnance, le secrétaire particulier et l'ambassadeur, il était employé par Mounir à toutes les t ches qui réclamaient un homme de confiance qui fût en même temps homme d'action et de réflexion, et il s'en acquittait toujours de manière à donner toute satisfaction. Partout où il était, c'était l'Ordre tout entier qui affirmait sa présence discrète. Il était la bête noire ou la terreur des ennemis de l'Ordre, l'ennemi public numéro deux, le numéro un étant bien évidemment Mounir lui-même. Mounir l'avait recuilli tout enfant peu de temps après le meurtre de l'astrologue, aux tout débuts de la fondation de l'Ordre, avec lequel il avait en quelque sorte grandi. Nous allons maintenant raconter en quelles circonstances. Pour cela, nous nous reporterons quelque trente ans en arrière, à une époque où l'Ordre n'était pas. À la place, il y avait, dans le désert, des hordes errantes de vagabonds, de brigands en tous genres, qui faisaient plus ou moins régner la terreur dans les parages de Naruq, n'obéissant qu'à leurs propres lois et à leur propre code de l'honneur. Ces bandes errantes obéissaient vaguement à une espèce de chef qui répondait au nom de Salahedd"ne, qui n'avait aucun rapport avec le Saladin bien connu des chroniqueurs. Celui-là était un être mauvais, obscur, tyrannique. Ivrogne et blasphémateur notoire, quelque peu sorcier, commerçant avec toute sorte de démons, c'était un homme sans scrupules, mais à l'intelligence vive. Une intelligence tout entière tournée vers le mal. Il n'avait absolument aucun ami, uniquement des subordonnés, qui le craignaient et le haïssaient, ce dont il n'avait cure. Il mentait, tuait et violait - filles et garçons - comme il respirait. Mais sa haute intelligence faisait que ses ennemis, tout en le maudissant, ne le méprisaient pas ; ils le respectaient, au contraire, bien qu'ils le combattissent. En un sens, ce tyran avait d'ailleurs contribué à pacifier la région, en imposant une sorte de règle commune à ces fameuses bandes de pillards qui, jusque là, ne connaissaient qu'une joyeuse anarchie. Un épais brouillard de mystère entourait ce chef redoutable et redouté ; d'une certaine façon, il incarnait tout ce que le mal peut avoir de grand. Car malgré sa cruauté, c'était un grand homme, un être racé, qui avait choisi le coté obscur et lui avait fait l'offrande sacrificielle de sa vie et de son me, avec autant de stoïque bravoure que d'autres se dévouent au bien. On le pouvait haïr, mais non pas contemner ; d'ailleurs, comment juger ces êtres exceptionnels, ces météores, qui semblent mus tout entiers par une obscure fatalité, dont le caractère hautain et renfrogné est une énigme impénétrable pour l'humanité vaine qui s'agite et tremble à leurs pieds ? Ils paraissent non pas nés, non pas créés, mais manifestés, suscités par la Providence, qui a une face lumineuse et une face sombre, nocturne, elle aussi, afin d'éprouver le genre humain, de le fortifier en l'obligeant à se dépasser ; ténébreux, ils accomplissent leur rude besogne avec preté, puis un jour s'écroulent, vaincus par cette même fatalité qui les avait tirés du néant. Ils ne sont pas bons, mais ils sont nécessaires ; ils ne sont pas dépourvus parfois d'une terrible beauté. Ils participent du dessein insaisissable de Dieu, et une part d'eux-mêmes au moins semble en être consciente ; c'est ce qui les rend fascinants. En fait, personne ne savait qui était réellement Salahedd"ne. D'après certains témoignages discrets et clairsemés, il aurait été autrefois un très beau jeune homme, à l'oeil noir mais au coeur ardent, impétueux mais valeureux. Dieu sait comment, au terme de quelles sinistres péripéties il avait basculé dans le mal, quelle inguérissable blessure il cachait en lui, le poussant à se réfugier dans la barbarie comme d'autres dans l'alcool ou la poésie. Depuis longtemps, ce jeune homme, s'il avait été, n'était plus ; si un idéal, un amour sincère, avait jadis animé son sombre coeur, il était piéça effacé, oublié, sauf peut-être de lui, personne ne pouvait le savoir avec certitude. Désormais, il était, pour tous, Salahedd"ne, le noir empereur du désert, la brute sanguinaire dont tout le monde respectait l'esprit subtil, mais craignait la violence bestiale. Or, ce Salahedd"ne avait une nièce, une très jolie fille, répondant au nom de Romeïssa. C'était une pauvre fille, toujours nu pieds, qui servait à boire à ces brigands qui la maltraitaient, bien qu'ils n'osassent la déshonorer, car elle était sous la protection - si l'on peut appeler ainsi une semblable tyrannie - de son terrible oncle. Or, celui-ci, un soir qu'il était plus ivre que d'habitude, abusa d'elle. De cette union forcée et incestueuse à la fois, naquit, neuf mois plus tard, un fils qui se nomma Hamid, qui signifie << celui qui rend louange à Dieu >>. Nom terrible pour un enfant né d'un viol ! Sa mère, qui, elle-même, était devenue presque aussi ivrogne que l'indigne père, haïssait le pauvre enfant, et le battait constamment. Quand elle ne le battait pas, elle l'enfermait dans une cave humide, avec les rats et les cafards, pour lui faire payer l'infortune qui fut la cause de sa naissance. Deux ans après la naissance du pauvre garçon, sa mère se maria avec un affreux bandit, lieutenant de son oncle, qui la trompait, la battait et battait l'enfant dont il n'avait que faire ; de cette seconde union, était née une petite fille, qui eut presque aussi peu de chance que son demi-frère. En effet, cette mère indigne, qui était en réalité une pauvre fille perdue, avait pris l'habitude et le goût, avec son premier né, de battre les enfants. Elle continua donc naturellement avec sa fille. La malheureuse enfant grandit sous les coups et les humiliations ; elle n'avait que son grand frère pour la protéger. Car Hamid, qui avait le coeur bon et généreux, aimait sa petite soeur, et supportait encore moins qu'on la batt"t elle que lui. À dix ans, déjà, il avait l'habitude de se révolter contre les mauvais traitements infligés par sa mère et son odieux mari aux deux enfants. Mais que pouvait-il faire, lui, pauvre gamin désarmé, face à cette violence orchestrée par deux adultes forts et respectés, puisque, dans ce milieu d'inf mes bandits où ils vivaient tous, ils étaient l'un la nièce, l'autre le lieutenant, du roi des bandits. Cette révolte qui grondait dans cet enfant trop frêle, aurait sans doute fini par entra"ner son assassinat, s'il n'avait pas pris les devants, à douze ans, en tuant sa mère, son beau-père et son père, qui était aussi son grand-oncle. Voilà comment les choses arrivèrent. Un soir qu'il était enfermé dans la cave, sa mère et son beau-père étant fins soûls comme d'habitude, un grand vacarme se produisit au dessus de sa tête. Il entendait des chaises se renverser, des verres se casser, ses parents et sa soeur crier ; et il entendait aussi la voix de son horrible père. Alors, il eut le pressentiment que quelque chose d'affreux était en train de se passer, et que sa petite soeur était menacée, ce qui redoubla ses forces. Il parvint à forcer la porte de la cave, et se retrouva à l'air libre. En un instant, il comprit ce qui arrivait. C'était son père qui était venu pour faire subir à la fille ce qu'il avait autrefois fait subir à la mère. Le monstre ne reculait pas devant l'infamie que constitue le viol d'une enfant ! De plus, le père, ce Judas, était complice ; il avait accepté le prix en dinars d'or que lui avait payé son ma"tre pour lui vendre l'innocence de sa propre fille. L'affaire avait été conclue entre le bourreau et les deux parents indignes. Mais la petite fille, qui avait dix ans et qui était vigoureuse pour une enfant d'ivrognes, ne l'entendit pas de cette oreille ; elle cria tant qu'elle put et se débattit, renversant dans sa lutte chaises, table et verres, d'où le fracas entendu par Hamid. Mais ses parents, occupés à m ter la pauvre fillette, ne l'avaient pas vu revenir de la cave, où ils le croyaient toujours enfermé ; il résolut donc de jouer son avantage. Il ramassa un long couteau qui était tombé de la table en même temps que les verres, et monta dans la chambre où le monstre s'apprêtait à violer la fillette vaincue, qui criait et se débattait encore malgré l'inéluctabilité de son destin. Le petit Hamid s'approcha lentement par derrière ; en le voyant arriver, la fillette fut si étonnée qu'elle cessa de crier et de se débattre. Son oncle en fut tellement surpris à son tour qu'il s'apprêta à se retourner, mais il n'en eut pas le temps, car au même moment, une lame aiguisée se plantait dans son cou. Le garçon, en émergeant de la cave, avait eu la présence d'esprit de ramasser ce couteau, et avait, en un éclair, frappé le vieux Salahedd"ne, qui n'eut même pas le temps de bien comprendre ce qui lui arrivait ; il comprit seulement que son empire venait de s'écrouler, que son destin était joué : pesé, compté, divisé. Il vacilla, tomba à genoux, puis s'effondra face contre terre, dans son sang qui jaillissait à flots. Ses yeux brillèrent d'une lueur étrange ; ils étaient dilatés par la terreur, la terreur de ce continent inconnu qu'est pour nous la mort, mais semblaient exprimer en même temps une sorte de soulagement lugubre, dont les causes se perdaient dans les méandres de sa vie aventureuse et pleine de secrets, de placards où l'attendaient une escouade de cadavres anonymes. Avant de mourir, ses lèvres eurent le temps d'articuler, très faiblement, des mots, une phrase, presque inaudible, à la signification imprécise ; Hamid et sa soeur ne purent comprendre que la fin de la phrase : << - Les... les "les du désert... >> et ce fut tout ; Salahedd"ne rendit son me sinistre à Dieu. Que voulaient dire ces mots, << les "les du désert >> ? Et quelles étaient les paroles confuses qui les avaient précédés ? Était-ce une dernière allusion à la vie qu'il était en train de quitter, ou au royaume des morts où il se rendait ? Étaient-ce des mots incohérents inspirés par le délire ? Ou l'évocation d'un lointain souvenir, d'un souvenir de jeunesse qui lui revenait subitement au moment du trépas ? Personne n'aurait pu le dire ; des années après, il arrivait encore que Hamid, rêveur, se pos t la question ; que signifiaient les derniers mots du formidable tyran Salahedd"ne, mort de la main d'un enfant innocent ? Cet homme mystérieux était mort dans un dernier mystère, dont il emportait la clef avec lui. Mais sur le moment, Hamid ne réfléchit pas à tout cela ; ivre de fureur et de sang, le couteau à la main, il entra dans la chambre de ses parents, qui étaient en train de copuler ignoblement, fêtant ainsi le prix du sang de leur propre enfant. Dans un accès de rage inouï, il planta son couteau dans le dos de sa mère, tellement fort que, ressortant par le ventre, il alla se planter dans la poitrine de son hideux beau-père ; les amants maudits moururent sans demander gr ce, en pleine action, transpercés par la même lame ; ainsi leurs hideux coeurs furent réunis pour l'éternité. C'est alors que l'enfant reprit ses esprits et contempla le carnage qu'il venait de commettre ; il en fut naturellement épouvanté, et, emportant sa petite soeur livide, il s'en fut au hasard des rues. Pendant deux jours, les deux enfants se cachèrent où ils purent, craignant la fureur des lieutenants de Salahedd"ne et leur vengeance. C'est alors qu'un jeune homme de vingt-deux ans qui s'appelait Mounir, découvrit, grelottant de faim et de peur sous le porche d'un vieux mausolée de saint, deux jeunes enfants, dont un garçon très beau, qu'il prit sous sa protection. Le jeune garçon lui raconta en détail ce qu'il avait subi et ce qu'il avait fait, et Mounir compatit à tant de souffrances. Il fut désormais, pour les deux enfants, à la fois un père, un grand frère et un ami. Pour le jeune Hamid, cette rencontre était une bénédiction ; en effet, elle n'arrivait pas seulement à point nommé, le sauvant d'une mort plus que certaine. C'était aussi la première fois de sa vie qu'il rencontrait un adulte à qui il pût faire confiance, un être à qui il pût donner son amitié. Il la donna donc aussi complètement que l'on peut la donner. Et chaque jour, son admiration et sa fascination pour cet homme qui lui avait sauvé la vie, et qui était à la fois beau, courageux et bon, grandissaient. De son côté, Mounir admirait de plus en plus ce jeune garçon à la fois beau et téméraire, en qui il voyait déjà poindre une virilité qui ne demandait qu'à se développer. Il résolut de l'aider du mieux qu'il pouvait ; il fit de Hamid son amant. Il lui enseigna non seulement l'amitié, mais aussi l'amour et le plaisir, enseignement qui a sa valeur dans une vie qui jusque là n'avait été que malheur et persécution. Le jeune Hamid lui en fut reconnaissant pour la vie, et devint, comme nous l'avons vu, son plus fidèle lieutenant. Mais cela, ce fut bien plus tard. Pour l'heure, l'enfant, et même celui qui l'avait recueilli, couraient un grave danger ; car les lieutenants de Salahedd"ne étaient effectivement furieux - quoique secrètement satisfaits de la mort du tyran - et s'étaient jurés d'avoir la tête de l'enfant, officiellement pour venger la mort de leur chef, officieusement, pour empêcher son fils de prendre sa place, qu'ils convoitaient eux-mêmes. Dans un premier temps, lorsqu'ils apprirent que l'enfant avait été recueilli par Mounir et par son Ordre, ils essayèrent de le lui racheter ; Mounir faillit mettre en pièce les émissaires venus proposer ce marché inf me ; finalement, il les renvoya dire aux lieutenants qu'ils n'auraient jamais l'enfant. Alors, ceux-ci, comprenant qu'ils avaient affaire à une espèce d'homme chevaleresque et incorruptible qui n'accepterait jamais leur odieux marché, lui déclarèrent tout simplement la guerre. Ce furent des temps épiques pour l'Ordre et pour son jeune chef, qui en étaient à leurs débuts, n'étant pas encore l'invincible puissance de l'ombre qu'ils allaient devenir par la suite, mais tout au plus une association de hors-la-loi parmi d'autres. Cependant, cette association, déjà, avait commencé à monter en puissance, et elle était à peu près de taille à tenir tête à la coterie menée par les lieutenants du peu regretté Salahedd"ne. La lutte s'annonçait donc serrée, et l'issue incertaine. Il y eut des complots, déjoués de part et d'autre ; il y eut des batailles rangées, des tentatives de toute sorte ; un véritable bras de fer s'était engagé entre Mounir et l'Ordre, d'une part, les lieutenants de l'autre. La bataille décisive fut cependant remportée gr ce à une trahison... qui intervint dans le camp des lieutenants. À cette époque, ceux-ci avaient à leur service un moine défroqué et paillard, répondant au nom de père Anastase, dont nous avons déjà entendu parler. Anastase avait été au service de Salahedd"ne, et ses lieutenants continuaient à l'employer, de sorte qu'il connaissait leurs plans les plus secrets. Cependant, ce qu'ils étaient loin de soupçonner, c'est que depuis la mort de leur chef, un véritable combat moral s'était engagé dans la conscience d'Anastase, qui, à cette occasion, s'était rendu compte qu'il en avait une. Or, sa conscience lui disait que, s'il avait servi Salahedd"ne pendant les cinq années écoulées, par amour d'une vie libre et débraillée et par haine des lois et de la morale, il n'en avait pas moins conservé un certain sens éthique, alors que Salahedd"ne n'avait été qu'une immonde fripouille. Le meurtre d'un innocent, le viol d'une femme ou d'un enfant, étaient des choses que lui, Anastase, ne pouvait pas tolérer, et qu'il n'avait que trop tolérées. Il se rendait compte, d'autre part, que Mounir, s'il était hors-la-loi, n'était cependant pas une basse canaille comme Salahedd"ne. C'était un homme qui avait des principes, et des principes proches des siens. De plus, il était clair que l'Ordre montait en puissance, et que, si on l'aidait un tout petit peu, il était de taille à reléguer cette racaille des lieutenants de Salahedd"ne, et à substituer à la tyrannie de ce dernier une autorité plus pure et plus chevaleresque. Il résolut donc de trahir les lieutenants et d'aider l'Ordre. Il transmit à Mounir les plans secrets des lieutenants, qu'il put ainsi devancer et vaincre à plates coutures. Il les extermina, et le monde en fut soulagé. Quant à Mounir, il en fut éternellement reconnaissant à Anastase, qu'il fit son ami et son second. Telle était l'histoire de Hamid, histoire tellement liée aux débuts de l'Ordre qu'il était impossible de la passer sous silence. Le lendemain du jour où nous avons fait sa connaissance, Hamid s'embarquait sur un bateau qui partait sur l'océan. Auparavant, il s'était renseigné pour savoir où se trouvait actuellement un jeune lieutenant du nom de Nasredd"ne. Il avait ainsi pu découvrir que Nasredd"ne était sur un navire en route pour l'"le de Kali, près de l'équateur. Il était parti l'avant-veille, et devait faire plusieurs escales sur d'autres "les. Hamid espéra donc, en s'embarquant sur une vedette rapide, arriver avant lui à l'"le de Kali et l'attendre. Sur le bateau, il rencontra un très jeune homme du nom de Marzouk, qui faisait la profession de voyageur de commerce, et qui lui raconta une histoire étrange à propos d'un jeune garçon nommé Mokhtar, qu'il avait connu et aimé naguère. Hamid décida de ne pas perdre ce garçon de vue. Mais par la suite, il fit une rencontre plus étonnante encore ; celle d'Abdul-Fat , le poète bien connu, qui voyageait en compagnie de deux jeunes garçons de douze ans, l'un noir comme l'ébène et l'autre blond comme les blés, qui étaient ses amants. Abdul-Fat était un ami de l'Ordre, mais, comme il était plus intelligent que courageux, il ne le servait pas officiellement. Cependant, sa renommée comme séducteur et amateur de jeunes garçons, autant que comme homme d'esprit, était parvenue jusqu'aux oreilles de Mounir qui, comme on le sait, aimait les hommes d'esprit. Aussi Hamid, qui aimait tout ce qu'aimait Mounir, s'enquit-il de ce que faisait Abdul-Fat . << Je suis en train, répondit celui-ci, de composer un hymne en vers arabes sur les jeunes garçons dans la vie du Prophète. Vous connaissez, n'est-ce pas, le hadith célèbre selon lequel le Prophète a vu Dieu sous les traits d'un jeune garçon ; vous connaissez aussi les passages du Coran qui parlent des garçons du Paradis, à la beauté immarcescible ; mais connaissez-vous l'anecdote suivante ? Un jour, le Prophète faisait la sieste, la tête posée sur les cuisses du jeune fils de Omar, gé de treize ans ; quand soudain, la Révélation (du Coran) descendit sur lui. Le jeune garçon rapporta qu'il sentit alors la tête du Prophète s'alourdir sous le poids de la parole divine. J'ai toujours trouvé cette histoire fascinante, moi qui suis si sensible à la beauté des jeunes garçons - leur beauté tant morale que physique. En effet, un homme qui fait la sieste sur les cuisses des garçons de treize ans, et qui reçoit la Révélation divine dans cette posture, ne peut pas être mauvais ! Et puis, vous avez aussi cette tradition, que je trouve fort belle également, selon laquelle un compagnon du Prophète complimenta un jour un compagnon plus jeune pour sa beauté ; le plus jeune fut si ému qu'il tomba évanoui. On rapporta cela au Prophète, qui s'anima, et ordonna que l'on d"t désormais, lorsque l'on complimente quelqu'un ou quelque chose pour sa beauté, la parole << m ch All h >>, qui signifie << les choses sont telles que les a voulues All h >> ; cela afin de conjurer le mauvais oeil. N'est-ce pas magnifique de penser qu'au temps de notre saint Prophète, il était permis à un homme de louer la beauté d'un homme plus jeune ou d'un garçon sans s'attirer la moindre réprobation ? Et que les hommes de ce temps, loin d'être les rustres qu'on nous dépeint toujours - et que les << bons croyants >> d'aujourd'hui semblent vouloir s'ingénier à parodier - pouvaient être si sensibles qu'ils s'évanouissaient pour un compliment ? En vérité, si l'on sait le lire ainsi qu'il convient, avec l'oeil de l'esprit, quels horizons ce hadith ne nous ouvrent-ils pas ! Mais qui, de nos jours, peut lire les Écritures, ou quoi que ce soit d'ailleurs, avec l'oeil de l'esprit ? Il est devenu bien aveugle, bien chassieux, cet oeil-là, et il ne voit plus grand'chose. Ah ! Mon ami, il y en a à la pelle, des histoires comme celles-là, que les hommes comme nous devraient pouvoir apprendre et méditer ; mais hélas, les hommes comme nous délaissent la spiritualité, c'est un grand tort ; ils abandonnent les enseignements du Prophète à d'affreux faquins de fanatiques sans cervelle qui les dénaturent ; et vous voyez le résultat : les gens finissent par confondre les fanatiques avec de vrais croyants, puisqu'il n'y en a plus d'autres pour leur tenir la dragée haute. Et les fanatiques finissent par avoir raison, puisque c'est de leur Prophète qu'il s'agit. Il faut reprendre le Prophète aux fanatiques, et leur montrer qu'il aurait aussi bien pu être des nôtres. Alors, peut-être, ces gens stupides s'en dégoûteront, et nous auront gagné une grande bataille de la spiritualité. Le problème de la spiritualité aujourd'hui, est qu'elle est entre les mains de gens qui n'ont plus rien de spirituel. Il faut re-spiritualiser la spiritualité ! >> Ainsi parlait Abdul-Fat . Et Hamid, conquis par l'énergie spirituelle que dégageait cet homme singulier, pensait que, s'il écrivait un jour l'histoire de l'Ordre, les hommes des siècles à venir penseraient que c'était une belle et grande histoire. #augmenter le chapitre par des actes de Mounir et Hamid, entre la mort de Sal hedd"ne et la constitution de l'Ordre ; évoquer leurs expériences avec des garçons pendant cette période# 14. La puissance de l'imaginaire Mounir, sur une place de marché, dans un quartier de l'immense Naruq, rêvait. Il était allé se promener avec Marw ne et Mokhtar. Tout à coup, il avait ressenti le besoin d'aller voir la grande ville, de se mêler à ses flots joyeux de populace colorée. Comme tout noble qui se respecte, il aimait le peuple, le vrai peuple, celui qui croit au merveilleux et qui le voit parfois, celui qui jure, celui qui prie, celui qui aime et qui déteste. Et il pensait de plus qu'aller un peu en ville ne serait pas mauvais pour les garçons. Soudain, il se passa quelque chose d'étrange à première vue ; le temps parut s'arrêter ; tout le monde, à part Mounir et les deux garçons, était figé comme des statues ; plus un mouvement n'animait les humains. Quand nous disons << tout le monde >>, ce n'est pas tout à fait exact ; car, plongé dans ses réflexions sur ce phénomène étrange et nouveau, Mounir aperçut un beau et svelte jeune homme qui bougeait, lui aussi, et qui bougeait même beaucoup. Il le soupçonna d'être le responsable du phénomène, qu'il n'expliquait pas encore. Mais l'homme vint vers lui, en gesticulant et en répétant : << - Aidez-moi s'il vous pla"t ; il faut que vous m'aidiez... - Vous aider, oui, mais à quoi ? Répondit Mounir. - Mais à les déplacer ! - Déplacer qui ? Et pourquoi ? Et que se passe-t-il ici, d'abord ? - Comment, vous ne comprenez pas ? - Eh ! Si vous ne m'expliquez pas... - Oh ! Mon Dieu, je vois... vous avez en vous la puissance de l'imaginaire, mais vous ne le savez pas. - Je crois au pouvoir de l'imagination, oui, mais je ne vois pas bien le rapport avec ce qui se passe ici. - C'est pourtant simple. Vous avez dû remarquer que tous ces gens sont arrêtés. - Qui ne l'aurait pas remarqué ! - Eh bien, savez-vous pourquoi ? C'est parce qu'ils n'ont pas la puissance de l'imaginaire. Tout simplement. Et puisqu'ils ne l'ont pas, ils doivent obéir à ceux qui l'ont. C'est tout simple. Or, moi je l'ai. - Vous voulez dire... - Je veux dire que tout ceci, cette ville, ces gens... tout ce qui se passe ici, ce n'est qu'un rêve que moi je fais ; une histoire que j'invente, au gré de ma fantaisie, parce que Dieu m'a donné la puissance de l'imaginaire. Quant à vous, vous l'avez en vous, même si vous ne l'utilisez pas en ce moment ; et c'est pourquoi vous n'êtes pas arrêtés. - Oh ! D'accord ; mais attendez. Si tout ce qu'on voit ici n'est que votre rêverie, le fruit de votre imagination... alors, la réalité... - Oh ! Vous savez, la réalité comporte bien des niveaux ; c'est une erreur que les gens font souvent, de croire que la réalité est quelque chose de bien défini, qu'il y a une frontière claire entre le réel et l'imaginaire. Mais il n'y a pas une frontière, il y en a plusieurs, une infinité... toute une gamme de niveaux de réalité que l'on doit traverser pour passer de l'absolument réel, c'est-à-dire Dieu, à l'imaginaire pur, qui est le Néant, ou si vous préférez la matière informe... Tenez, ces gens par exemple, que vous voyez là arrêtés par ma volonté ; ils sont bien réels, croyez-moi ; mais ils le sont moins que vous et moi, tout simplement. Ils le sont moins, car ils n'ont pas le pouvoir de créer leur propre réalité ; ils n'ont pas la puissance de l'imaginaire. - Bon... ce que vous dites me para"t cohérent ; mais pourquoi les avez-vous arrêtés, ces gens ? - Eh bien ! Parce qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas, voyons ! - Quelque chose qui n'allait pas ? - Oui ! Regardez ces deux-là ; je veux parler de cette belle dame, là-bas, à sa fenêtre, et de ce noble jeune homme, qui passe sur la place. Vous voyez bien qu'ils sont faits l'un pour l'autre ; mais la dame tourne le dos à la place, de sorte qu'elle n'a aucune chance de croiser le regard du jeune homme. Et le jeune homme, lui, passe sans regarder la fenêtre, de sorte qu'il ne remarquera jamais la dame. Cela ne va pas du tout, n'est-ce pas ? - Vous me le demandez ? - Eh ! Oui, on dirait. - Eh bien, je vous dirai, moi, que je serais très heureux que le regard de cette belle dame crois t celui de ce joli jeune homme ; mais j'aimerais encore mieux que le regard de l'homme rencontr t celui de ce jeune garçon, là-bas à l'autre bout de la place, qui a l'air bien malheureux et plein d'ennui, et qui serait heureux, peut-être, de rencontrer un charmant jeune homme qui lui appr"t les choses de la vie. Et puis, cela ferait une histoire d'amour comme je les aime, moi. Mais pour ce que j'en dis... c'est votre rêve après tout, non le mien. - Voyons... le jeune homme et le garçon, dites-vous ? Je n'y avais pas pensé, je l'avoue. Oui, c'est une idée, que vous avez là. Une bonne idée même. Ce serait original, pour une fois. Et puis, la dame n'aurait qu'à croiser le regard de ce laid et riche vieux marchand juif, que voilà... de toute façon, elle a l'air assez cruel, cette femme, vous ne trouvez pas ? Je doute qu'elle soit le genre à vouloir d'un jeune homme pauvre, si beau soit-il ; mais d'un vieux juif riche, peut-être... allons, aidez-moi à les déplacer tous les quatre, voulez-vous ? Histoire que l'histoire puisse continuer. >> Et Mounir et ses deux amis, avec le jeune homme qui avait la puissance de l'imagination, déplacèrent la belle dame, le riche marchand, le jeune homme et le petit garçon. Et tout se remit en mouvement comme si rien ne s'était passé ; et Mounir constata que le regard du jeune homme avait croisé celui du jeune garçon, et que maintenant le jeune homme avait l'air de penser à quelque chose. Mais le jeune homme qui avait la puissance de l'imaginaire était toujours avec Mounir et ses amis. Alors, celui-ci l'invita à boire un bol de lait caillé, qui est dans l'islam un symbole de la connaissance. Et le jeune homme accepta ; alors ils purent causer. Car Mounir avait très envie de conna"tre son histoire ; et la voici, telle que l'homme la lui raconta : << - J'étais un jeune garçon de dix ans quand je compris que j'avais la puissance de l'imaginaire, dit-il. Je le compris à cause de cette fumée qui sortait de mon cr ne quand je pensais très fort. C'était plutôt une sorte de vapeur informe, et luisante comme un miroir, qui prenait la couleur des choses qui l'entouraient, mais qui en modifiait subtilement la forme. Très vite, j'appris à gouverner le phénomène, et quand je pensais, je voyais sortir de mon cr ne cette vapeur, qui prenait la forme de maison, de rochers, d'arbres, de choses vivantes... tout un monde sortait de moi, chaque fois que je le voulais. Un monde dans lequel je pouvais me mouvoir moi-même à ma guise. Je me rendis compte que je possédais un pouvoir énorme, un pouvoir merveilleux, que presque personne ne possédait ; le pouvoir de créer le monde ! Je fus terrifié à cette idée, car qui peut créer le monde peut aussi le détruire, vous comprenez ? Alors je dissimulai ma découverte. Mais c'était dur, de devoir s'abstenir de penser ; tant de gens n'en ont pas besoin, qui seraient incapables de penser, même s'ils le voulaient ! Et moi qui le pouvais, je devais ne pas le vouloir ! Pendant des années, j'arrivai, tant bien que mal, à ne pas trop penser. Je pensais à tout le mal que je pouvais faire en me livrant à cet exercice. Mais un jour, comme j'approchais de ma dix-septième année, toutes ces pensées que je comprimais en vain au fond de moi depuis tant d'années, sortirent, et s'échappèrent tout à coup de moi dans un tourbillon qui faillit m'emporter. Je dus apprendre à ma"triser un courant de pensées sauvages dans lequel mon corps était pris, comme s'il eût été lui-même pensée, ombre de ma pensée... et depuis ce jour, je suis aux prises avec ce monde que ma pensée a créé, et dans lequel je suis tout-puissant, dans lequel je suis Dieu. Mais parfois je me trompe. Je dois recommencer, comme vous m'avez vu faire. C'est un travail pénible. Quand on se trompe, on devient un peu moins réel ; je tombe alors au niveau de ceux que crée ma pensée ; je dois faire le travail moi-même, avec mon corps, avec mes mains ; c'est fatiguant. Quand on a la puissance de l'imaginaire, il vaut mieux ne pas se tromper. - Mais voyons, si vous êtes fatigué de créer le monde, il y a une chose que vous pourriez faire. - Et laquelle ? - Essayer d'imaginer un monde où votre imagination ne serait pas toute-puissante. - Mon Dieu ! C'est vrai, je n'y avais pas pensé ! >> Et Mounir s'éveilla. Il était sur la place du marché, allongé sur un tapis, les deux garçons autour de lui ; il se souvint qu'il s'était assoupi là, sur ce tapis qu'on avait mis par terre pour que les gens pussent s'asseoir, quand il avait fait ce rêve étrange... mais il eut quand même un doute, car un jeune homme très beau, à la taille svelte, qui ressemblait beaucoup à l'homme du rêve, lui serra la main sans dire un mot et partit. Mounir est las. Il sent que sa raison part à la dérive. Ainsi, parfois, l' me saturée de sang, de sexe et d'opium, éprouve-t-il un intense vague à l' me, un sentiment d'avoir fait fausse route et d'être perdu dans le noir, sans un chemin à suivre. Il ne regrette pas les garçons, ni l'Ordre ; mais il est fatigué de la lutte. Il aimerait pouvoir se sentir en paix avec l'univers. Un jour viendra, pense-t-il, où il raccrochera son sabre au clou, et où il goûtera enfin cette paix tant recherchée. Peut-être y aura-t-il un dernier garçon à ses côtés pour le mener jusqu'au bout de son chemin, peut-être pas. De toutes les façons, il faudra bien que la lutte cesse un jour. Bien qu'il ait lutté toute sa vie, il ne se sent pas l' me d'un lutteur, mais juste celle d'un vagabond, d'un bohémien, fasciné par le spectacle éternel de la beauté, et cherchant, comme un fou, à s'en repa"tre jusqu'à saturation. Mais la beauté est, parfois, une rude ma"tresse, une arme empoisonnée dont on se frappe soi-même. Et puis, toutes ces pensées qui l'assaillent accablent Mounir. Il voudrait pouvoir les chasser, ne plus penser qu'à la beauté et au combat, les deux piliers de sa vie. La beauté du combat, le combat pour le beau. Le petit Mokhtar est près de lui, qui le regarde. Il regarde le petit Mokhtar, et sourit à ce qu'il croit deviner de ses pensées, lui, l'homme impénétrable. Il veut s'enivrer de la beauté de Mokhtar pour échapper au flot de ses pensées. Il attire le garçon à lui, lui fait ôter ses vêtements. Ce que le garçon fait de bonne gr ce, car il est à l' ge où l'on n'a pas honte de se montrer. La beauté de Mokhtar nu est indescriptible. Mounir commence à embrasser ce corps divin, à s'enivrer de lui. Le petit dard de Mokhtar est dans la bouche de Mounir ; le garçon frétille de plaisir et sourit aux anges, d'un sourire qui le transfigure, le rend encore plus beau. Il prend la tête de Mounir entre ses mains, et lui enfonce son membre viril entre les joues en haletant ; et son bonheur coule dans la gorge de Mounir, fra"che rosée diaphane. Mais il n'a pas encore son compte. Il est plein de désir pour cet homme qui l'a fait reluire. Ses mains le déshabillent à son tour, tandis qu'il s'accroupit devant le dard énorme de l'homme sombre. Il le prend avec ses deux mains, et sa pointe ressort encore assez pour qu'il puisse l'enfourner sans atteindre la deuxième main. Ses deux joues sont gonflées par la présence de l'objet adoré qu'il est en train de caresser, d'embrasser, de lécher, de sucer. Et les mains de Mounir, ses belles mains d'amoureux, jouent dans les cheveux de Mokhtar. Docilement, il suit avec son bassin le mouvement de va-et-vient que la bouche de l'enfant fait autour de son membre. Il sent que son bonheur va couler à son tour ; il fait un mouvement pour éviter à l'enfant le désagrément de sa semence dans la bouche ; mais lui s'accroche encore plus à ce calice bien-aimé, il le boit jusqu'à la dernière goutte, avec un plaisir manifeste. Alors, l'homme et le garçon, repus tous deux de plaisir, se prennent dans les bras, roulent ensemble sur les coussins, restent un long moment enlacés, comme s'ils ne voulaient faire qu'un. Leurs sexes se touchent, se frottent, s'embrassent comme deux amoureux. Mounir, en ce moment, est parfaitement heureux ; si seulement cette étreinte pouvait durer toujours ; si le petit Mokhtar pouvait rester le petit Mokhtar, toujours aimant, toujours désirant, toujours uni à l'homme qu'il aime et qu'il désire ! Mounir, à présent, revoit son rêve, et pense à tous les garçons qu'il a aimés, qu'il a séduits, avec qui il a partagé le plaisir de la chair et de l'esprit aussi. Il se rend compte qu'avec l'Ordre, avec les garçons qu'il a recueillis, élevés et aimés, il a en quelque sorte créé son propre monde ; un monde où l'amour et la joie de vivre sont la seule loi, la seule voie, la seule réalité. Il aime ce monde qu'il a façonné, pétri, dont il est l' me et le coeur. Il en sait gré aux garçons, ces êtres merveilleux, sans lesquels tout ceci n'eût pas été possible. La puissance de l'imaginaire ; créer un monde... oui, cette puissance, il l'avait. Il était de ceux qui, chaque jour, créent le monde. Peut-être pas à la manière prosaïque du rêve, mais au moins à la façon où l'entendait le sage Platon, lorsqu'il dit que chaque me - du fait même qu'elle est une me - a créé le monde, qu'elles ne diffèrent que par la conscience qu'elles ont de leur propre divinité. Il repense aux versets de la sourate << La fumée >> dont il a discuté l'interprétation, naguère, avec le père Anastase. Tout ce qui existe est Dieu, Dieu est tout ce qui existe ; Dieu et l'imagination divine ; un pouvoir d'imagination qui s'imagine lui-même, et imagine le monde en même temps qu'il s'imagine lui-même... un pouvoir qui se perçoit lui-même dans le même temps qu'il crée le monde en s'auto-créant ; l'imagination divine, la puissance de l'imaginaire... l'univers, ombre des attributs divins, rêve que fait la Puissance absolue de l'Esprit de Dieu, qui est Dieu Lui-même et qui n'est pas Lui ; il est l'altérité en Dieu, l'autre saisi dans le moment où il coïncide avec le même. Telle est l'imagination divine, dont l'imagination humaine est un reflet, comme tout ce qui est d'ordre humain est un reflet d'une réalité équivalente dans l'ordre divin. Et, au milieu de tout cela, se dresse la figure, puissante et énigmatique, du Garçon absolu. Forme divine qu'a vue le Prophète, placée par élection au sommet de la création qui en est aussi le coeur, symbole de toute réalité transcendante, le Garçon, objet du désir des hommes de goût, se présentait à la pensée de Mounir avec une présence presque effrayante, mais sublime. Rien de plus sublime qu'un jeune garçon en fleur. Le plaisir que l'on partage avec lui est la boisson des immortels. Mounir se sentait immortel. Il l'était réellement ; immortel dans le coeur des garçons qu'il avait aimés, comme ils étaient immortels en lui. Un jour, au Ciel, il les retrouverait, déambulant autour de lui avec du vin qu'il pourrait enfin boire, qui ne lui serait pas interdit. Noyé dans l'océan de ces pensées éparses, mais gagné d'un authentique sentiment de béatitude et de plénitude, il bourra et alluma une pipe d'opium. Les vapeurs thébaïques décuplèrent la puissance de sa pensée, déjà exacerbée. Il lui semblait que des nuages sortaient de son cerveau, et devenaient des rochers, des arbres, des maisons, des formes de vie multiples. Tout un monde sortait de lui, aux couleurs éclatantes, chamarrées. Un monde dont chaque atome voyait, entendait, parlait, agissait, dont il était lui-même chaque atome, de sorte qu'il n'y avait, dans la totalité de ce monde plus réel que le réel, rien d'autre que sa pensée. Sa pensée, monstre protéiforme et diapré dans lequel il évoluait à sa guise, étant à la fois homme, gazelle, léopard, oiseau et poisson. Maintenant il volait, porté sur un nuage de vapeur d'opium comme sur les ailes d'un immense oiseau. Il volait, et voyait les univers défiler comme les perles d'un collier, autour de l'Esprit qui les relie comme un fil. L'Esprit qui traverse les mondes et qui les enveloppe dans sa puissance. L'Esprit, c'est-à-dire la pensée de Mounir et son regard acéré qui était, en ce moment, le fil reliant les mondes et la puissance les enveloppant. Tout était Mounir, Mounir était tout. Il n'y avait rien en lui que Lui, éternel, immuable et toujours jeune. Car, en ce moment précis, il était redevenu l'enfant qu'il n'avait jamais cessé d'être. L'enfant charmant, affable, doux, que la prédiction d'un astrologue stupide et mauvais avait chassé du foyer paternel et privé d'un trône... non, il ne fallait plus penser à cela. D'ailleurs il n'était pas cet enfant-là ou un autre, il était tout simplement l'Enfant éternel, le Garçon immarcescible. Il volait toujours. Il voyait maintenant l'intérieur de son cr ne comme l'écran d'un thé tre chinois, où des ombres merveilleuses de toutes les couleurs défilaient au son d'une musique envoûtante. Folle sarabande, fresque mouvante, où son esprit projetait les délires de son imagination débridée ; il contemplait ce spectacle en spectateur émerveillé, comme s'il ne se rendait même pas compte qu'il en était lui-même l'auteur. Et ce spectacle l'enivrait comme un vin paradisiaque, ou comme eût fait le sexe d'un jeune ange dans sa bouche assoiffée. Tout était soudain merveilleux ; le monde n'était qu'ordre et harmonie ; rien n'existait qu'il n'eût désiré voir tel qu'il existait ; comme dans le corps d'un jeune garçon, de Mokhtar ou de Marw ne, tout était beau, tout était à sa place, tout était parfait comme il était. L'univers se confondait avec le corps du garçon idéal. Un poème dont les mots étaient des formes mouvantes, irisées, des animaux, des plantes, des humains, se métamorphosant sans cesse, comme dans un rêve, mais un rêve plus réel que toute réalité, une illusion plus vraie que la vérité. Et puis, Mounir eut une vision, bouleversante et tragique ; ce n'était pas la première fois qu'il faisait ce rêve, le rêve des sept garçons et de la falaise... cette vision le poursuivait, sans qu'il sût pourquoi. Et ce jour-là, il les vit une fois de plus, mais plus nettement et plus poignants que jamais : sept garçons de différents ges, entre dix et quinze ans à peu près, de différentes couleurs ; sept amis très cher qui se tenaient par la main. Ils étaient tous très beaux, bien qu'ils fussent mal habillés. Ils couraient dans une grande plaine, vers un but incertain ; ils galopaient, l'air exalté. Au bout de la plaine, il y avait une grande falaise, un immense et vertigineux précipice ; ils couraient vers ce précipice, main dans la main, comme s'ils allaient prendre leur envol. Arrivés au bord de la falaise, ils s'arrêtaient, se regardaient une dernière fois ; on aurait eu envie alors de leur mettre la main sur l'épaule et de les arrêter ; mais ils n'auraient pas fait attention. Après s'être dit adieu avec les yeux, ils prenaient leur élan et, dans un dernier effort, ils sautaient... ils enjambaient tous ensemble le précipice, qui les attirait dans son sein, et ils disparaissaient dans le vide. Sept garçons ; si jeunes, si beaux ; pourquoi faisaient-ils cela ? Qui étaient-ils ? C'était un mystère complet. Une vision triste et envoûtante ; triste, certes, mais il y avait comme un espoir malgré tout : l'élan ; l'élan de ces garçons qui couraient dans la plaine, c'était l'élan de la vie même, le cri de la jeunesse. Sa fin était tragique, mais son mouvement était beau. Fatal et inexplicable. Et toujours, Mounir avait la même vision ; il revoyait sans fin ces garçons ; il les avait déjà vus mourir plus d'une fois, sans comprendre pourquoi. Et il se sentait rempli d'amour pour eux, sans savoir qui ils étaient ni pourquoi il les revoyait sans cesse. Mais pourquoi, d'un pas leste, et d'un coeur sans remord, Se tenant par la main dans un élan sublime, Ces sept garçons si beaux courent-ils vers la mort ? Quelle force les pousse au-devant de l'ab"me ? Puis, la vision s'estompait, et des images de vie, de printemps, de jeunesse éternelle, de joyeuses batailles, reprenaient le dessus. Comme il se laissait aller à ces délicieuses idées, un énorme canari vert pomme vint se poser près de lui et se mit à lui parler ; au point où il en était, parler avec un canari géant n'avait plus rien d'étonnant pour lui. Ce canari lui parla d'un garçon très beau, qui vivait loin d'ici, seul dans un immense palais ; ce garçon était malheureux : il s'ennuyait. Il rêvait d'avoir un ami, un ami qui lui ferait découvrir les plaisirs de la vie ; mais il n'avait personne, car ses parents lui interdisaient de fréquenter de moins nobles que lui, or il n'y avait personne dont le rang les pût satisfaire. Mais lui eût aimé avoir un ami, n'importe lequel. Tout en parlant, l'oiseau avait pris Mounir sur son dos, et ils volaient maintenant tous les deux, jusqu'à une immense tour de pierre qui se dressait au milieu d'une forêt d'autres tours plus petites. C'était le palais, et dans cette tour, il y avait le garçon. Quand il vit arriver Mounir, celui-ci fut ivre de joie ; c'était, enfin, l'ami qu'il attendait tant. Sans même penser à ses parents, il monta sur le dos de l'oiseau, et suivit Mounir jusqu'au siège de l'Ordre, où ils jouèrent à mille jeux passionnants. Rêve ou réalité ? Quand Mounir s'éveilla de sa rêverie thébaïque, l'oiseau n'était plus là, mais il y avait bien un nouveau garçon près de lui. Nul se saura jamais par quel moyen ce garçon était arrivé à Mounir, mais ce qui était sûr, c'est qu'il était bien là. Le reste a-t-il de l'importance ? À la suite de ces événements, Mounir repensait à une autre aventure qui lui était arrivée jadis avec des garçons. Un jour qu'il marchait dans les rues de Naruq, il fut séduit par un très joli garçon brun, de dix ans, qui s'appelait Uzayr. Il le vit qui sortait de l'école, et fut immédiatement fasciné par sa beauté, alors il le suivit. Il l'observa attentivement, tout en marchant. La gr ce de sa démarche le ravissait, ainsi que ses efforts touchants pour faire semblant de ne pas avoir remarqué qu'un homme le suivait, et qu'il devinait très bien pourquoi, mais qu'il n'avait pas envie de fuir ou de le dénoncer parce qu'il était lui-même troublé. Uzayr essayait de dissimuler tout cela, mais Mounir le voyait très bien et il s'en délectait. Et il décida qu'il lui fallait à tout prix ce garçon. Finalement, à un carrefour, il se retourna, regarda Mounir avec effronterie, et lui lança : << - Que voulez-vous ? - Tu ne devines pas ? - Peut-être que si. - Et qu'en penses-tu ? - J'en pense que vous êtes celui qu'on appelle l'homme sombre. - C'est bien possible. Et qu'en dis-tu ? - Emmenez-moi où vous voulez. >> Mounir emmena Uzayr qui, sur le champ, fut complètement séduit. Il ne revit jamais sa famille et ne la regretta pas, car il se plaisait beaucoup mieux au sein de l'Ordre. Quand ils furent arrivés, Mounir l'entra"na dans sa tente, lui servit des fruits, du lait caillé et différentes choses, s'alluma une pipe d'opium dont il fit fumer un peu au garçon, mais pas trop car il voulait qu'il conserv t toute sa tête. Puis il le déshabilla, lentement et méthodiquement, et avec un plaisir infini, découvrant un à un les membres délicats, graciles, h les juste comme il faut, d'Uzayr. Il garda pour la fin le plus beau et le plus exquis, qui était tout petit, tout fin, sans l'ombre d'un poil, déjà tendu par un violente érection et, détail charmant, il était quasi aussi brun que le reste de son corps, ce qui attestait de l'habitude, qu'avaient certains garçons très jeunes de Naruq en ce temps, de rester des heures entièrement nus au soleil, près de la rivière ou sur le toit de leur maison. Ensuite, Mounir se dévêtit lui-même et attira Uzayr contre lui, mais il fit les choses très lentement, car Uzayr était pour lui une friandise de choix, il tenait à faire durer le plaisir. Il commença par lui caresser la tête et les épaules en lui parlant doucement, histoire de faire connaissance. Uzayr lui parla un peu de sa vie, de sa famille qui l'ennuyait fort, de l'école dont il avait horreur, de ce qu'il aimait et de ses rêves. Mounir lui parla de l'importance des rêves, et l'encouragea à en faire, même éveillé, et à les réaliser. Et Uzayr dit : << - Tu sais, Mounir, j'ai beaucoup entendu parler de toi - on m'a souvent mis en garde contre l'Ordre et contre son abominable ma"tre. Et moi, le soir, dans ma chambre, je rêvais souvent que tu viennes et que tu m'emmènes loin de là, dans ton désert. C'est peut-être pour ça que tu es finalement venu. - Ce n'est pas impossible, en effet, répondit Mounir. Il ne faut pas négliger la puissance de l'imaginaire. Toute la puissance de l'Ordre est basée dessus. - Vraiment ? Je pensais qu'elle était basée sur l'agilité de ton sabre. - C'est un peu la même chose, Uzayr. Tu sais, l'art du combat de sabre, comme tout autre combat, est basé sur la ruse et la suggestion ; il faut faire croire à l'adversaire que tu es plus fort que tu ne l'es, lui faire perdre confiance, le déstabiliser ; et il faut le tromper en permanence, lui faire croire que tu vas frapper à gauche alors que tu vas frapper à droite, et lui faire croire que tu vas frapper en haut alors que tu t'apprêtes à frapper en bas. Et bien sûr, inversement, il faut déjouer à l'avance ses propres coups. Tout est là ; et tout cela, c'est la puissance de l'imaginaire. L'essentiel d'un combat se déroule dans l'imaginaire, retiens cela. >> Tout en disant cela, il avait commencé à caresser les membres d'Uzayr, ses bras, ses jambes, et puis son torse, son ventre plat et doux comme du satin, et à l'embrasser ; et Uzayr, qui manifestait de plus en plus d'excitation, se mit à son tour à caresser Mounir, ses membres puissants, son torse, ses jambes, et l'engin impressionnant qui était entre ses jambes, et il l'embrassait également ; alors ils s'enlacèrent, complètement, fébrilement, emmêlèrent tous leurs membres, avec passion, et Uzayr se sentit bien comme il n'avait jamais été. Par un mouvement souple et oscillant du bassin, il frottait son dard contre celui de Mounir, il lui fallait une ample ondulation pour en parcourir toute la longueur avec le sien, et c'était extrêmement doux, et excitant. Une immense volupté s'empara de lui, et soudain, il se dressa sur ses genoux, et alla vivement glisser son dard dans la bouche de Mounir qui se mit à le sucer avec fougue, invitant le garçon à en faire autant, ce qu'il fit. Et il le fit bien. Il saisissait le membre de l'homme à deux mains, s'en frottait amoureusement le visage, y passait la langue, tellement qu'à la fin, sa salive le faisait luire comme du vernis, puis il referma ses lèvres autour, goulûment, et il téta longuement, comme un nourrisson tète le sein de sa mère, pendant que Mounir enfournait complètement le sien, les deux raisins compris, et lui prodiguait mille caresses savantes avec la langue. Un tel flot de suavité envahit Uzayr qu'il en perdit presque la raison. Ce fut, pour Mounir, un des moments les plus délicieux de son existence de séducteur de garçons. Les jours suivants, il apprit à conna"tre davantage Uzayr, et refit souvent ce genre d'exercices avec lui. Il l'appréciait de plus en plus, car ce garçon avait autant d'esprit, de spontanéité, d'imagination, que de sens de l'érotisme. Il se félicita d'avoir rencontré Uzayr. Et Uzayr était de mieux en mieux au sein de l'Ordre ; il se mêlait aux autres garçons, de tous ges, découvrait avec eux les plaisirs de la chair, apprenait à apprécier la variété de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs goûts, de leurs corpulence, et de leurs styles dans les jeux érotiques ; certains étaient plus doux, d'autres plus violents ; certains plus tendres, d'autres plus sensuels, certains vifs, d'autres langoureux, mais chacun avait quelque chose de spécial, de personnel, qui lui plaisait, et il passait des moments agréables. Surtout, il était heureux d'être débarrassé de l'école. Quelque temps plus tard, cependant, Mounir rentrait chez lui, un soir, après une longue vadrouille dans le désert, où il avait diverses affaires à régler. Il rentra avec un pressentiment bizarre. Son sixième sens l'avertissait d'un vague danger. Il pénétra dans ses appartements avec appréhension. Il était sur ses gardes. Il ne voyait personne, mais il sentait distinctement une présence étrangère, hostile, indéterminée. Il garda son sang froid et ne manifesta aucune émotion. Tout à coup, il sentit l'air frissonner, et, sans un bruit, quelque chose fondre sur lui à vive allure. D'un geste vif, précis, il esquiva le coup, para, saisit le poignet de l'adversaire, lui tordit le bras, le désarma. Tout en le maintenant sous sa puissance, il regarda à qui il avait affaire. C'était un garçon de treize ans environ, assez grand, très brun, nerveux et fort, l'air furieux, déterminé et dépité à la fois. Au demeurant, il n'était pas vilain à regarder, il avait même un certain charme, pour ne pas dire un charme certain, et Mounir commença à ressentir quelque obscure convoitise pour cet hôte imprévu. N'ayant plus rien à craindre, il rel cha son étreinte, et laissa l'adolescent libre de ses mouvements, tout en le surveillant de près. << - Qui êtes-vous, jeune homme, demanda-t-il, et que venez-vous faire ici ? - Je m'appelle Idir, dit le garçon, et je suis venu vous tuer. - Me tuer ? Vraiment ? Dit Mounir avec amusement, c'est le prince Mourad qui vous envoie ? - Non. Personne ne m'envoie ; je suis venu de moi-même, me faire justice, ainsi qu'à tous les innocents que vous avez souillés. - Moi ? Mais que me reproches-tu au juste, mon garçon ? - Vous osez poser la question ? Vous ne voyez donc pas ? Cet antre parle pourtant de lui-même ; votre dépravation s'y étale avec arrogance. On y voit mille petites choses qui attestent de vos goûts déviants, de votre penchant immonde pour le stupre avec les garçons que vous salissez sans vergogne, et pour la violence dont vous avez fait un métier. Quand on circule dans ce que vous appelez votre capitale, on voit partout d'infortunés garçons dont vous avez fait vos esclaves que vous employez à vos plaisirs malséants. Et vous me demandez pourquoi je veux vous tuer ! N'avez-vous donc jamais honte ? Il faut que la terre soit débarrassée de votre diabolique personne ! - Elle le sera un jour, ne t'inquiète pas ! Répondit Mounir avec un amusement croissant. Le temps se chargera bien, hélas, de faire ce que tu serais bien incapable de faire, pauvre innocent. Car je ne voudrais pas me montrer trop humiliant, mais comment as-tu pu croire que tu avais la moindre chance de réussir à me faire ne fût-ce qu'une égratignure ? Crois-tu que je serais le ma"tre de l'Ordre, dans le cas contraire ? Crois-tu que mille autres, bien plus forts et mieux exercés que toi, n'ont pas déjà essayé en vain ce que tu viens d'essayer ? Tu bl mes mon amour des jeunes ! Tu devrais le louer au contraire ! Sais-tu que c'est à lui que tu dois d'avoir la vie sauve ? - Cela m'est égal ! Si je ne peux pas vous tuer, je préfère mourir, moi ! - Oh ! Ça, nous en reparlerons, dit Mounir en riant franchement cette fois. Il y a mille manière de mourir, tu sais ? Et il y en a de plus douces que d'autres. Je peux t'en montrer de délicieuses, si tu y tiens ; il est même possible de mourir plusieurs fois ; il y a la petite mort, entre autres ; quitte à mourir, tu devrais essayer celle-là. >> Le garçon ne comprenait pas de quoi Mounir parlait, mais son ironie l'agaçait prodigieusement, et il n'arrivait pas à le cacher, de sorte que Mounir riait de plus en plus, s'en donnait à coeur joie. Cependant, avec ses cheveux noirs soyeux, son visage brun légèrement empourpré par la colère, ses yeux étincelants de rage et d'humiliation, Idir était vraiment très beau, et il plaisait de plus en plus à Mounir, qui prit la résolution intérieure de le séduire coûte que coûte, ou même, une fois n'est pas coutume, de le prendre de force, s'il persistait à vouloir l'occire. Après tout, tant qu'à devoir tuer ce garçon, autant en profiter avant. Il continua : << - Mais avant cela, il y a une chose que je voudrais comprendre : qu'est-ce qui te fait dire que ces garçons que tu vois ici, partout, sont mes esclaves ? Ils me servent, oui, comme je les sers ; mais ils sont libres, bien plus libres qu'ailleurs, ne le vois-tu pas ? - Oseriez-vous dire qu'ils se donnent librement à vous ? Qu'ils se prêtent de leur plein gré à vos parties de débauche ? - Aurais-tu quelque raison d'en douter ? - Dans ce cas, vous devriez avoir encore plus honte ! Car c'est vous qui les avez détournés du droit chemin, et leur avez donné le goût du stupre et de cette mauvaise vie dans laquelle vous les avez entra"nés ! Honte à vous ! - Dis-donc, tu m'as l'air bien obstiné ! Et qu'est-ce que cela peut bien te faire, si ces garçons sont heureux de partager du plaisir avec moi ? Quel tort cela te fait-il, à toi ? - Cela me fait, répondit Idir de plus en plus furieux, que vous avez pris mon jeune frère, à moi ! C'était un garçon doux et très pur, noble et plein d'avenir, et il était l'espérance de mes chers parents, et mon ami, à moi ! Et vous l'avez l chement détourné, et enlevé, et sûrement séquestré, car je ne peux pas croire qu'il vous ait suivi de son plein gré, et qu'il ait consenti à vos monstruosités, lui, un garçon si pur ! - Ah ! Vraiment, ton jeune frère est ici ? Comme c'est intéressant ! Et comment s'appelle-t-il, ce charmant garçon ? - Il s'appelle Uzayr ! L che, qu'as-tu fait de lui ? >> À ces mots, Mounir éclata franchement de rire. << - Vraiment ! Tu es le frère d'Uzayr, mon ami Uzayr ! Voilà qui est merveilleux ! Maintenant que tu le dis, c'est vrai qu'il y a comme un air de ressemblance. Et je me souviens qu'il m'avait parlé d'un frère nommé Idir, et aussi d'une soeur je crois... mais oui ! Je me souviens parfaitement... ainsi c'est toi ? Eh bien, enchanté ! Sois le bienvenu ici... je n'espérais pas te rencontrer dans de telles circonstances. Mais qu'importe. Vos parents ont bien fait les choses ; tu es aussi beau que ton frère, en plus mature, cela va de soi ; en plus farouche aussi, mais ne t'inquiète pas, cela me pla"t. - Voyou libidineux ! Ne vous avisez pas de poser sur vous vos yeux concupiscents ; mon corps est aussi pur que mon me, et je préférerais mourir que de me prêter à vos jeux pervers ! - Encore ! Mais c'est une obsession, mourir, chez toi ! Remarque, ça ne m'étonne qu'à moitié, la vie doit sembler bien longue quand on est aussi << pur >> ! >>. Cette fois, Mounir se tenait les côtes de rire ; il se délectait de ses propres plaisanteries, qui faisaient écumer Idir, qui ne voyait rien de comique à tout cela. << - Monstre ! Barbare ! Au moins, avant d'en finir avec moi, me direz-vous ce que vous avez fait de mon frère ? Prenez ma vie, si vous voulez, mais laissez-lui la liberté ! - Cher garçon, ta vie ne m'intéresse pas ; la seule chose que je voudrais prendre chez toi est située bien plus bas ! Quand à ton frère, je ne peux pas lui rendre sa liberté, puisque je ne l'ai jamais prise. Il est libre comme l'air, je dirais même qu'il n'a jamais été aussi libre. Autant que je sache, il est enchanté d'être parmi nous ; il te le dira lui-même, si tu veux. Et quand tu veux. - Alors, vous l'avez détourné, lui aussi ! Mon pauvre frère, mon cher frère, la fra"cheur de mes yeux ! Lui aussi, vous en avez fait un de vos mignons ! C'est trop inf me ! N'importe, je vous tuerai ! Oh oui ! Je vous tuerai ! Ensuite, je l'emmènerai, je le guérirai, et je... - Stop ! Assez ! Ah non, tu ne vas pas recommencer ! Me tuer, je t'ai déjà dit que c'était impossible !Je m'y oppose formellement. J'ai encore trop de choses à faire sur cette terre ; le monde a encore trop besoin de moi. Quant à ton frère, je regrette pour toi, tu ne l'emmèneras nulle part. Uzayr est bien ici et il y restera tant qu'il voudra. Mais si tu tiens tant à être près de lui, reste, et sois le bienvenu parmi nous, je te l'ai déjà dit. La vie ici te plaira, j'en suis sûr ; tu t'y feras très vite. Et j'ajouterais... que je serais heureux de partager avec toi des moments aussi agréables que ceux que j'ai partagés avec ton frère. Tu pourrais même te joindre à nous, si tu veux ; à trois, ce n'est pas mal non plus, et deux frères en même temps, ma foi, cela ne me dépla"t pas, car vraiment, vous êtes aussi charmants l'un que l'autre. >> En disant cela, Mounir s'était rapproché d'Idir, en roulant des airs de grand fauve lascif qui ne laissaient guère de doute sur ses intentions. Idir s'écarta avec horreur et cria : << - Ah ! Ne m'approchez pas ! Je vous l'ai déjà dit, vous ne me toucherez pas ! je... - Oui, je sais, tu préférerais mourir, tu es pur, etc. ! Ne t'inquiète pas, ça te passera... ah là là ! Folle jeunesse ! Mais petit inconscient, tu ne comprends pas que c'est justement ça que j'aime chez vous, les jeunes ? Vous êtes sûrs de vous, même quand vous avez toutes les raisons de ne pas l'être, vous ne doutez de rien... c'est merveilleux ! Exquis ! Ah ! Idir, Idir. Si tu savais comme tu es beau en ce moment. Tu ressembles vraiment à ton frère ; oh ! Comme j'ai envie de goûter à toi comme j'ai goûté à lui ; tu n'as pas idée ! - Bandit ! Ne parlez pas ainsi de mon frère devant moi ! Vous, vous ne savez pas ce qu'il représente pour moi ! Je l'aime, mon frère, plus que vous ne pourrez jamais l'aimer ! Vous n'avez pas le droit de le salir en ma présence ; il est ma chair et mon sang ! >> Cette tendresse passionnée d'Idir pour son jeune frère donna des idées à Mounir ; ce fut la première faute d'Idir, la première ouverture qu'il donna à son redoutable adversaire. Sans s'en apercevoir, il venait de baisser la garde, et cela lui fut fatal. Mounir ne manqua pas de s'engager dans la brèche : << - Mais dis-donc ! Tu as l'air de l'aimer beaucoup, ton petit frère... Je te comprends, allez. C'est vrai qu'il est si beau, si charmant ; oh ! J'imagine aisément ce que tu ressens pour lui. Cette tendresse qui te prends aux tripes... dans le creux du ventre, là, oui... Il doit fort t'émouvoir, n'est-ce pas ; avec ses beaux yeux veloutés, ces petites épaules... - Vos insinuations perfides ne m'émeuvent pas ! - Vraiment ? Quelles insinuations ? J'ai insinué quelque chose, moi ? - Oui, vous l'avez fait ! J'ai très bien compris, ne faites pas l'innocent ! - Et qu'est-ce que j'ai insinué ? - Vous le savez très bien, ne me prenez pas pour un imbécile ! - Loin de moi cette idée, mais je ne vois pas du tout de quoi tu parles. - Si, vous le voyez fort bien ! >> Idir s'enlisait, mais il ne s'en rendait pas compte ; Mounir avait piqué son orgueil, et il ne pouvait pas laisser tomber. Mounir prit son air le plus innocent : << - Non, je ne vois pas du tout de quoi tu parles. - Vous mentez ! - C'est toi qui me calomnies ! Tu dis que j'ai insinué, mais tu es incapable de me dire quoi. Tu vois bien que tu mens ! - Je... vous... vous savez de quoi je parle, enfin ! - Non. Explique-toi donc ; la calomnie est une très vilaine chose, tu sais. - Eh bien... oh ! Tant pis, diable d'homme ! Puisqu'il faut me justifier, vous avez osé insinuer que je pourrais éprouver... - Quoi ? - Eh bien... - J'attends. - Du... du désir... quelque désir inf me... - Pour ? - Vous le savez ! - Moi ? Absolument pas ! - Si fait ! - Que nenni ! - Oh ! Le diable vous emporte ! - Eh bien ! Pour qui ? - Pour... - Qui ? - Mon... - Quoi ? - Frère ! Pour mon frère ! Oui, chien ! C'est cela que tu as insinué ! C'est cela ! - Ah ! Vraiment ! J'ai insinué cela, moi ? - Oui, vous l'avez insinué ! - Vraiment ? - Vraiment ! - Que tu pourrais avoir déjà, en certaines circonstances, éprouvé quelque désir charnel pour ton jeune et joli frère Uzayr ? - Oui, c'est cela ! - Et pour d'autres jeunes garçons aussi, sans doute ? Tant qu'à faire... - Eh bien... si... si vous le dites. >> Idir commençait à hésiter. Il était visiblement perturbé. Mounir se régalait. Il enfonça le coin : << - Moi, je ne dis rien. C'est toi qui dis que j'insinue. - Eh bien... oui, alors, vous insinuez cela... enfin, peut-être. - Je l'insinue ou pas ? - Oui, vous l'insinuez ! - Qu'il t'es déjà arrivé, en secret, de ressentir pour des jeunes garçons un désir charnel que ta chaste conscience réprouve ; pour ton frère notamment, et pour d'autres garçons à l'occasion ? C'est cela que j'insinue ? - Oui, c'est cela ! - Et pour des hommes aussi, peut-être ? - Que... que dites-vous là ? - Moi ? Rien. C'est toujours toi qui affirmes, mon cher. Est-ce que je n'insinuerais pas aussi, par hasard, qu'il t'est déjà arrivé également de ressentir quelque désir plus féminin pour de jeunes hommes matures, virils ; d'imaginer, par exemple, qu'ils te prennent dans leurs bras musclés, te font diverses sortes de caresses... >>. Idir devint vraiment rouge, de colère ou de confusion, on ne savait pas trop, mais Mounir poursuivait inexorablement son travail de sape. << - Eh bien... je... je ne sais pas ; vous l'insinuez ou pas ? - Moi ? Mais je n'insinue rien du tout ; c'est toi qui suggères que j'insinue. - Menteur ! Menteur ! Si, vous insinuez ! - Ah ! Donc, je l'ai insinué ! Tu en es sûr ? - Oui, j'en suis sûr. - Qu'il t'arrive même aussi, parfois, de ressentir certains désirs pour des hommes mûrs ? - Je... c'est-à-dire... - Tu viens de dire que je l'avais insinué. Je l'ai insinué ou pas ? - Eh bien oui ! Là ! - Ah ! - Êtes-vous satisfait ? - Extrêmement satisfait. >> Effectivement, Mounir avait l'air très satisfait, Idir s'en rendit compte et cela ne lui inspira rien de bon ; il suspecta tout à coup quelque perfidie, mais il était un peu tard pour réagir. Le piège se refermait. << - Donc vous avouez ? - Qui, moi ? Quoi ça ? - Que vous avez insinué cela. - Que tu pourrais déjà avoir, à l'occasion, comme tant d'autres garçons de ton ge, éprouvé du désir pour ton jeune frère Uzayr, pour d'autres jeunes garçons, et même pour des hommes ? - P... précisément. - Voilà qui est intéressant ! J'ai vraiment insinué cela ? - Par Dieu, oui ! - Et j'ai eu tort ? - Absolument ! - Ce n'est pas vrai ? - Non! Non ! Non ! - Pas vrai du tout ? - Non, pas du tout ! Jamais de la vie ! - Même pas un tout petit peu, un chouia ? - Même pas ! - Serais-tu prêt à en jurer ? >> Coup de foudre. Idir, emporté par son élan négateur, ne s'attendait pas à cela. Il hésita, une fraction de seconde, assez pour que Mounir compr"t qu'il avait déjà quasi gagné. << - Eh bien... je... vous ne pouvez pas me demander cela ! - Et pourquoi pas ? - Parce que c'est monstrueux ! Vous doutez de ma parole ; cela veut dire que vous insi... euh... - Oui, oui ; cela veut dire que j'insinue que ce que j'insinue est vrai, c'est ça que tu allais dire, n'est-ce pas ? - Euh... oui. - C'est un peu normal, non ? Quand on insinue quelque chose, en général, on insinue toujours que ce qu'on insinue est vrai ; sinon, on ne l'insinuerait pas. Vrai ? - Oui, oui, d'accord ; vrai. Cependant... - Cependant, tu dis que ce que j'insinue est faux. - Archi-faux ! - Et moi je dis le contraire. >> Nouveau coup de tonnerre. << - Quoi ! Comment ! Vous... vous osez ? - J'ose. - Non ! Vous n'avez pas le droit ! - Oh que si ! C'est vrai ! Oui, et tu sais quoi ? J'en suis même de plus en plus convaincu. Là ! - Fils de chienne ! Retire ce que tu as dit ! - Pas question. - Retire-le ! - Non. - Tu n'as pas le droit ! Tu n'as pas le droit d'insinuer cela ! Encore moins de l'affirmer. - J'insinue et j'affirme. - Des mensonges ! - La vérité ! - Jamais ! - Jamais ? - Jamais ! - Jamais jamais ? - Au grand jamais ! - Vraiment ? - Aussi vrai que je m'appelle Idir ! - Jure-le ! - Que... quoi ! Encore ! Non, pas question ! - Tu ne vas pas le jurer ? - Je... non... si... c'est-à-dire... - Alors c'est faux ! - C'est vrai ! - Eh bien, jure-le ! Sur le Coran ! - Je... eh bien, soit ! Je... je vais le jurer. >> Mounir resta longtemps à regarder Idir par en-dessous, de son air le plus sentencieux. << - Tu vas le jurer. Vraiment ? - Euh... eh bien, oui ! - Fais attention, Idir. - Quoi ? Quoi ? Que voulez-vous encore ? Vous ne m'impressionnez pas avec vos grands airs ! - Ho là ! Du calme. J'ai juste dit : fais attention. Fais attention, Idir. - Qui, moi ? À quoi ? - Jurer est une affaire sérieuse, tu sais ? - Je... je le sais bien, par Dieu. - Idir, tu sais quelle est la chose la plus grave dans notre religion, n'est-ce pas ? - Eh bien, oui ! C'est le chirk, l'idol trie ou le fait de donner à Dieu des << associés >>. - Bien, oui, mais ensuite ? - Ensuite, oui ; c'est... - Quoi donc ? - Euh... le... le mensonge, pardi. - En es-tu sûr ? En as-tu la preuve ? - Oui, oui, la preuve, je la connais. On a demandé au Prophète - Paix et Salut sur lui - si un croyant pouvait voler, boire ou forniquer, et il a répondu oui. On lui a demandé ensuite si un croyant pouvait mentir, et il a répondu non. - C'est bien, m ch All h ! Je vois que tu connais la sunna sur le bout des doigts. - Euh... merci. (Idir rougit, un peu embarrassé de ce compliment excessivement appuyé). - Donc, un croyant peut boire, forniquer, tuer, voler, faire toute sorte de péché, mais mentir, jamais. - C'est cela, jamais. Sauf dans trois cas précis... - Oui ; à la guerre, en amour, et pour réconcilier deux personnes, soit. Mais cela ne nous concerne pas ici, n'est-ce pas ? - Certes. - Nous ne sommes dans aucun de ces cas ? - Aucun. - Mentir est donc une chose grave ? - Très grave. - Plus grave que boire ou forniquer ? - Eh bien... oui, beaucoup plus grave. - Donc, un croyant ne peut jamais mentir, mais il peut à la rigueur forniquer ? - Eh bien, d'après le Prophète... - C'est bien ce que le Prophète - Paix et Salut sur lui - a dit ? - Oui ; un croyant ne peut jamais mentir, mais il peut à la rigueur... euh... forniquer. - Même avec des garçons ? - Morbleu! Je vais... - Tut ! Réponds. - Eh bien ! Oui, je suppose, même avec des garçons. - Ah ! Et c'est de ça que tu m'accuses, n'est-ce pas ? De forniquer avec des garçons ? - Oui ; ça, oui ! - Et donc, tu reconnais que ce dont tu m'accuses est beaucoup moins grave que ce que tu t'apprêtais à faire ? - Je... quoi ? Que dites-vous ?! - Eh bien, oui. Tu t'apprêtais à mentir, n'est-ce pas ? À mentir sous serment, ce qui est encore plus grave. - Mais pas du tout, jamais de la vie ! - Mentir en jurant n'est pas plus grave, selon toi ? - Si, beaucoup plus grave, mais... - Très, très grave ? - Oui, oui, extrêmement grave, cependant... - Donc, tu dois m'être reconnaissant de t'en avoir empêché ? - Qui ? Moi ? Qu'osez-vous dire ! - Eh bien, tu dois m'être reconnaissant de t'avoir empêché de faire un faux serment, non ? - Mais pas du tout ! Vous insinuez... - Qu'il est vrai que ce que tu as dit que j'insinuais est vrai, oui. - Non ! - Tu en jurerais alors ? - Je... - En sachant que, dans notre religion, mentir est la chose la plus grave après le fait d'associer à Dieu. - Eh bien... - Et que mentir en prononçant un serment est encore plus grave ! - C'est-à-dire... - Beaucoup plus grave. - Euh... - Qu'un croyant peut forniquer à la rigueur, même avec des garçons, mais ne peut jamais, jamais mentir. - Pitié ! - Et surtout pas en jurant ! - Je vous en prie ! - C'est toi-même qui l'as dit ! - Assez ! - Et tu te prétends croyant ! - Au nom du Ciel ! - Et tu oses dire que ton me est pure ! - Je n'en peux plus ! Arrêtez ! - Et tu t'apprêtais à tuer un homme pour cela ! - Non ! Non ! Par pitié, arrêtez ! Je me repens ! - Tu ne jureras pas, alors ? - Non ! Non ! Je ne peux pas ! Non, je n'ai pas le droit, je ne suis pas pur ! Seigneur, pardonnez-moi, j'ai péché ; mon me est aussi noire que celle de cet homme que je m'apprêtais à tuer ! Oh, misère ! >> Idir, en pleurant, s'effondra dans les bras de Mounir. Il l'avait complètement retourné, perturbé, brisé, atomisé ses défenses. Tout en savourant intérieurement son triomphe, il le réconforta amicalement en lui tapotant l'épaule. << - Allons, allons, mon garçon. Tu reconnais que tu n'es pas aussi saint que tu t'en vantais ; c'est bien. L'humilité est le commencement de la sagesse. >> En fait de sagesse, Mounir, en ce moment, ne pensait qu'à profiter des charmes d'Idir, qui lui tendaient déjà presque les bras. Sans rougir le moins du monde de son hypocrisie, il continuait à le bercer de paroles aussi lénifiantes qu'édifiantes pour mieux endormir sa méfiance. << - Ne pleure pas, Idir, ce n'est pas si grave, allons. C'est bien, ce que tu as fait ; enfin, c'est mieux, il y a progrès. Tu es un homme ; enfin, un garçon, c'est presque pareil. C'est-à-dire, pas pour moi, mais pour Dieu oui. Un homme est faible. Un garçon aussi. Encore plus, même, pour certaines choses. Ce n'est pas une honte. Il faut savoir reconna"tre nos faiblesses. Qui le fait se grandit. - Tu... tu es sûr, Mounir ? - Mais absolument. Ce n'est pas moi, ce sont les savants qui le disent. - Tous... tous les savants ? - Tous. - Je ne suis pas perdu, alors ? - Mais pas du tout ! Pourquoi ? Pour avoir déjà ressenti du désir pour d'autres garçons ? - Eh bien... oui. - Et pour des hommes ? - Oui, oui, c'est arrivé, mais attention ! N'espère pas en profiter ! - Qui, moi ? Loin de moi cette idée, voyons. J'essaie juste de t'aider. Tu sais, parler, ça fait du bien parfois. Allez, raconte-moi ça. - Bon, si tu veux... voilà ; c'est mon frère, oui, parfois... il est si beau, si touchant, oui... et ses amis aussi ; mes amis parfois, également... un surtout... il est blond, tellement blond, avec des yeux si bleus... et plus petit que moi... ça me trouble. - C'est tout ? - Non, il y a... - Oui ? - Eh bien, il y a mon entra"neur aussi... mon ma"tre d'escrime, et de lutte... il a vingt ans, il est très fort, et assez beau garçon ; c'est vrai, je l'ai remarqué, je l'avoue. Parfois, quand nous luttons au corps à corps... je sens son corps contre le mien ; viril... et alors, j'ai une douce sensation... je rêve... je rêve que... qu'il... - Ne dis rien, ça va, j'ai compris. - Tu es sûr ? - Mais oui, allez, pas besoin de le dire ; je t'épargne ça. - Merci, Mounir, tu es chic. - Je sais, je sais, ne me remercie pas. >> Le ton de ce dialogue tranche singulièrement avec le premier ; Idir avait complètement oublié sa haine pour Mounir ; celui-ci avait manoeuvré habilement de manière à pousser le garçon à révéler ses contradictions intimes, et une sorte de catharsis s'était opérée, gr ce à laquelle l'ennemi juré était devenu le grand frère, le confesseur. Il faut dire aussi que la personnalité et l'aspect de Mounir déconcertaient Idir, ils contrastaient avec ce qu'il s'était attendu à trouver ; il croyait rencontrer l'homme sombre et maléfique, au teint brouillé, au front fuyant, le Félon dont la vilenie était peinte sur le visage. Au lieu de cela, il se trouvait face à face avec une espèce d'ange blond, à qui on aurait donné le ciel les yeux fermés, qui l'hypnotisait, lisait en lui comme dans un livre ouvert avec ses beaux yeux clairs, bref, le Tentateur en personne. << - Bon, eh bien, voilà, tu sais tout, dit le garçon. - Tu vois, ce n'était pas si dur ! - Non. Mais attention, ne vas pas croire... - Oh ! Mais je ne crois rien... - Non, mais attention ; c'est pas parce que parfois, je pense à des trucs... - Mais non, évidemment ; on est libre de fantasmer, ça n'engage à rien. - Tu es sûr ? - Mais oui ! Fantasmer n'est pas un péché. - Quoi ? Les savants on dit ça aussi ? - Mais oui. En islam, il n'y a pas de << pensées impures >>. Dieu ne nous ch tie pas pour nos pensées. - Alors, je peux penser ce que je veux... - Mais oui. - Avec qui je veux... - Mais oui ; avec ton frère, tes amis, ton entra"neur... avec moi même si tu veux... - Ah ! Attention, hein ! - C'était juste un exemple. Donc, tu peux penser tout ce que tu veux, fantasmer avec qui tu veux, les étreintes les plus ardentes, les caresses les plus intimes, les galipettes les plus folles, ce n'est pas un péché. Personne ne te ch tiera pour ça, absolument personne. Aucun musulman, fût-il saint d'entre les saints, n'osera te dire le contraire. - Oui, mais ça ne veut pas dire qu'il faut le faire ! - Mais non, bien sûr ! Nous ne parlons que de fantasmes. Y penser est une chose, le faire en est une autre. Cependant... - Cependant ? - Oh, rien. - Mais si, allez dis. - Non, c'est rien, oublie ça. - Mais si ; dis ! - Eh bien, parfois, certaines pensées peuvent te hanter ; peu à peu, elles te minent de l'intérieur, elles te rongent. Dans ce cas, ne crois-tu pas qu'il vaille mieux en être débarrassé une fois pour toutes ? - Comment ? - Eh bien ! En le faisant, par exemple ? - Mais... si c'est un péché ? - Mais tu sais que les pensées, en général, ne restent pas figées ; elles croissent, elles enflent... tu connais la puissance de l'imaginaire ! Si tu penses très fort à un péché sans jamais le faire, qui sait s'il ne va pas s'amplifier en toi, et tu penseras alors à un péché beaucoup plus grand, et tu le feras, celui-là ! Alors, ne valait-il pas mieux commettre le premier ? - Si. Si, sans doute, mais... - Et puis, qui te parle de péché ? - Ah non ! Mounir, s'il te pla"t. Ne me parle pas de ça. Désirer charnellement un garçon, c'est mal ; c'est un péché, c'est... - Oui, mais quand même, ça t'est déjà arrivé, non ? - Oui, je l'ai reconnu, ne retourne pas le fer dans la plaie. - Oh ! Tout de suite les grands mots... est-ce que j'en fais tout un drame, moi ? - Mais toi, c'est différent. - Parce que je suis un dépravé, un bandit, un inf me ; c'est ça ? - Eh bien... - Non mais vas-y, dis-le ! - C'est pas ça, mais... - Eh bien, bravo ! J'épargne ta vie ; je t'évite de commettre un grand péché ; je veille au salut de ton me ; je t'aide à soulager ta conscience ; je te réconforte depuis une demi-heure... et c'est comme ça que tu me remercies ? - Bon, bon, excuse-moi. - Ah ! On n'est plus f chés, alors ? - Bah, non, ça va, on n'est plus f chés. - Vrai ? Tu ne veux plus me tuer ? - Non ; c'est-à-dire... je ne peux pas. Non, je ne peux pas et je ne veux pas. Je ne veux plus te tuer. Je... je regrette d'avoir essayé. - Vrai ? Oh ! Idir ! Si tu savais comme ça me fait plaisir ! - Sérieusement ? À ce point-là ? - Mais oui ! Et plus encore ! Tu es un garçon admirable. Tu m'as plu dès que je t'ai vu, plein de colère, plein de fougue, si courageux d'oser t'en prendre à moi... tu étais beau, tu sais. >> Idir rougit de nouveau, secrètement flatté par ce compliment. Cette fois, pensa Mounir, il était ferré. Il n'y avait plus qu'à le remonter. << - Mais oui ! Tu m'as plu dès que je t'ai vu. Et tu me plais de plus en plus. Nous pourrions faire de grandes choses ensemble, tu sais. - Mounir, tu imagines des choses... - Vraiment ? Tu crois ? - Tu es un sacré polisson ! - Tu ne sais pas à quel point, mon très cher ! - Mounir, non, arrête ça ; tu me fais honte. - Tu as honte de tes désirs ? - C'est pas ça, mais... - Idir ! - Que... quoi ? - La vérité, Idir ! Tu ne vas pas me décevoir après tout le chemin qu'on a parcourus, dis ? Pas toi ! - C'est vrai, oui... eh bien oui ; j'ai honte de mes désirs, parfois. - Donc tu as du désir pour moi ! - J'ai pas dit ça ! - Admettons. Pour d'autres hommes, pour d'autres garçons alors. - Oui, oui, oui ! Et j'en ai honte, là ! - Oh Idir ! Pourquoi ? - Eh bien... parce que c'est mal ! - Vraiment ? Qui te l'a dit ? - Tout le monde le sait ! - Non, pas moi. Je pense que c'est bien, moi ; s'il y a de l'amour, s'il y a du désir partagé, si tu me plais, si je te plais, pourquoi ce serait mal ? Si nous pouvons nous apporter un tout petit peu de bonheur, un rien de tendresse, dans ce monde sombre et brutal, dans cet univers plein de drames et de haine où le bonheur est si rare et se paie si cher, si nous pouvons... jouir, un bref et fugitif instant, d'une beauté fugitive qui brille comme le soleil et qui ne profite à personne, à cause de barrières absurdes que les hommes se sont mises eux-mêmes pour s'empêcher d'être heureux, si nous pouvons... rien qu'un instant, oublier nos limitations, et, enivrés de ta beauté, de ma beauté, nous perdre, ensemble, dans l'infini, dans les éthers de la volupté, comme dans la voie lactée, où serait le mal, habibi ? Où serait le mal ? Dieu hait-il à ce point notre bonheur ? Crois-tu sincèrement, toi, qu'Il le haïsse à ce point ? Qu'Il veuille tant de mal à Sa propre création, Lui qui a écrit au-dessus de Son Trône : Ma Miséricorde l'emporte sur Ma Colère ! >> Et tout en sortant cette philippique, de son air le plus ardent et le plus passionné, Mounir, insensiblement, s'était encore rapproché d'Idir et l'avait pris dans ses bras ; ils étaient maintenant tout près l'un de l'autre, le jeune Idir, dont la raison vacillait complètement, sentait ce corps viril contre le sien, il sentait ses bras impérieux qui l'enlaçaient inexorablement, il pensait à son professeur de lutte, retrouvait des sensations similaires, mais en plus fort, il était troublé, et le discours de Mounir le troublait encore plus, il achevait de faire éclater ses certitudes. Il avait complètement perdu ses repères. Mounir n'avait plus qu'à récolter ce qu'il avait semé : << - Mounir, arrête... je... je ne sais plus... oui, tu as peut-être raison... et puis non... je ne sais plus ; oh ! Tu me troubles. - Mais oui ! Et toi aussi tu me troubles ; c'est ça qui est bon ; troublons-nous, perdons-nous, envolons-nous, profitons de l'instant, de notre jeunesse, de notre beauté, jouissons, péchons, après nous pourrons toujours bien nous repentir si ça nous chante ! À quoi servirait le repentir sans le péché ? À supposer que ce soit un péché ! À supposer qu'être heureux cinq minutes, dans une vie de galérien, soit un péché inavouable ! - Mais ce que tu me demandes... non, Mounir, pas ça ; restons-en la, s'il te pla"t ! - Allons, habibi, allons ; tu me plais, énormément, je te plais, je le sens bien, ce n'est pas moi, c'est toi qui demandes, c'est ton corps ! Écoute ton corps, écoute tes désirs, pour une fois ; crois-tu que ton corps, que ton me charnelle plutôt, ne sache pas ce dont elle a besoin, ce qui est bon pour elle, pour toi ? Laisse-toi aller, tu seras tellement mieux après ! Ne t'es-tu pas senti soulagé, quand tu as reconnu, enfin, la réalité de ton désir ? Ne crois-tu pas que tu serais encore plus soulagé de pouvoir le vivre, ne fût-ce qu'une fois ? Oh ! Ce sera si bon, tu verras ! - Tu... tu le crois ? - J'en suis sûr ! Je le sais ! - Eh bien, je sais pas trop... - Mais tu en rêves ! - Eh bien... - La vérité, Idir ! La vérité ! - Oui, oui ; eh bien oui, c'est vrai ! - Eh bien, alors ? - Alors, je... - Habibi ! - Je... - Tu es si beau ! - J'ai... - Nous serons bien ! - ...envie... - Oui ? - Oui ! J'ai... j'ai envie... - De ? - T... toi ! De toi ! - De moi ? - Oui ! J'ai envie de toi ! - De moi, vraiment ? - Oui, j'ai envie de toi, de ton sexe, de ta bouche ! Viens, sans attendre ! Viens ! - Me voilà, habibi ! >> Enfin, ça y était ! Mounir l'avait complètement retourné, comme une crêpe, comme un gant. Tout au long de ce dernier échange, où Idir tentait encore vainement de résister au début, il s'était lentement collé à lui, l'avait pris dans ses bras, avait commencé à le caresser, avec sensualité, et il exerçait sur le pauvre garçon, totalement déboussolé, une pression tellement intolérable, qu'il finit par céder, et par supplier presque le ma"tre de l'Ordre de le prendre. Il se donnait, maintenant, avec autant d'appétence, autant d'avidité que son petit frère. Toutes ses résistances avaient sauté une à une ; Mounir lui avait mis la fièvre. Et il se donna avec une volupté infinie. Son corps svelte se glissa avec souplesse contre le corps de Mounir, se moula sur lui, l'épousa ; leurs habits sautèrent en un rien de temps et s'éparpillèrent dans la pièce, sans ordre. Il s'enflamma au contact de sa peau contre la sienne, devint lascif, langoureux, trépidant, effervescent ; ils se mêlèrent comme deux torrents décha"nés, comme deux coulées de lave en ébullition. Idir enlaça Mounir, le couvrit de baisers, fiévreux, pendant que Mounir lui mettait les deux mains sur ses fesses douces, fermes, musclées, des fesses de treize ans merveilleuses, prolongées par deux cuisses fines et fortes à la fois, au galbe parfait, qui s'agrippèrent à la taille de Mounir, la prirent en tenaille, avec ardeur ; et ils roulèrent en s'embrassant, ils roulèrent, sexe contre sexe, tendus, gonflés de sève tous les deux, brûlants, ils versèrent sur le côté, sans cesser de s'embrasser, de se caresser, de se frotter l'un à l'autre, avec un plaisir souverain, une joie sans limite ; ils riaient, exultaient, s'extasiaient, Mounir n'en revenait pas de la beauté de cet adolescent dans lequel il retrouvait chaque détail de son petit frère qu'il avait croqué, en un peu plus développé seulement, de ce garçon de treize ans, intrépide, qui était venu pour le tuer, et qui maintenant, l'estourbissait de sa beauté, le transperçait de ses baisers comme d'autant de flèches acérées ; Idir, fou de désir, lui lacérait le dos avec les ongles, pendant que lui ne cessait de malaxer les deux miches de pain chaud, exquises, qu'il avait au bas du sien, introduisant un doigt au creux de sa fente pour exciter les nerfs les plus intimes. Il le déposa sur le dos, et descendit, avec sa bouche, embrassant et embrasant tout sur son passage, du cou aux cuisses, il plongea au creux des ces cuisses ravissantes, parfaitement lisses, déjà viriles mais encore si tendres, il les lécha, et lécha ce qu'il y avait entre elles, ce qui pendait avec nonchalance, ce qui se dressait avec arrogance, ce pieu pas trop long, pas trop gros, brun, enflé, appétissant, purpurin au bout, violacé légèrement, d'une couleur délicieuse, tout lui semblait délicieux dans ce garçon, à commencer par son dard, et encore son dard, si touchant dans sa fierté juvénile, il le suça et le resuça, pendant qu'Idir lui pressait la tête, et se tordait en ramenant les cuisses vers le haut, avec des cris de jeune puma en rut, ivre de volupté ; puis il remonta à nouveau, par le même chemin, lui baisa le ventre, la poitrine, le cou, se coucha sur lui, en lui écartant les cuisses, du plat de la main avec une amicale insistance ; Idir se pendit à son cou, souriant, soupirant, haletant, leva les jambes très haut, les replia sur le dos de Mounir et l'attira contre lui, en lui, avec une fièvre suppliante, l'air de dire << prends-moi ! >>, et Mounir le prit ; il pénétra en lui d'un coup sec, avec une sauvagerie calculée, puis se fraya un plus large passage par d'autres coups moins brutaux, caressants, pour détendre cette chair encore vierge qu'il déflorait avec une dévorante frénésie ; et Idir ne souffrait même pas, ou à peine : il se livrait, livrait passage à cette force virile qui s'immisçait en lui, aimante, ardente, tendre, puissante, cuisante et luisante à la fois, il l'allumait, l'enflammait, le faisait luire, de jouissance effrénée : << - Aowh ! Mounir ! Oui, c'est bon, encore ! Ooowh ! Que c'est mal, ce que nous faisons ! C'est mal, oui ! C'est bon ! Vas-y, plus fort ! J'ai honte, aaaowh ! Encore ! On ne devrait pas faire ça, on ne... ah ! Ah ! Oui ! On ne devrait pas ! Mais vas-y, bon Dieu, oui ! Dieu ! Oh ! Dieu me pardonne ! Non, qu'Il crève ! Non ! Oui ! Aaowh ! Qu'est-ce que je dis, ah ! Damnation ! Péché ! Enfer ! Oui, l'Enfer c'est bon, aoowh, oui ! Mille... mille fois mieux que... que le ciel, aaaowh ! Oui ! Oh ! Nom de Dieu, Mounir ! Je voudrais... ouiiiih ! je... voudrais... rester... comme ça... oh oui ! Toujours ! Toujours ! Oh, que c'est mal, que c'est mal ! Que c'est bon ! Bon, oui... bon ! Aouchhh ! Raaoowhhh ! Je te déteste ! Je... aaowh! Oui ! Ouiiaaah ! Je t'aime ! Je t'aime, Mounir ! Salaud ! Oui, je t'aime ! Aaaaooowhhhh !!! >> Il jouit en se p mant, sur le ventre, le derrière en éventail, fiché sur Mounir qui jouit à peu près en même temps, et l'ondoya de semence chaude, qu'il sentit avec délices se répandre en lui. Ils restèrent un long moment allongés, l'un contre l'autre, savourant l'instant, fumant l'opium, mangeant des sauterelles grillées avec des dattes fra"ches. Puis, ils se promenèrent à travers le campement, devisant, faisant connaissance. << - Je croyais te haïr, disait Idir, mais en fait, je crois que j'étais secrètement attiré par toi, fasciné par ton mystère, je voulais te découvrir, te comprendre. Je le sais maintenant, la haine n'était qu'un prétexte, en fait je voulais savoir... qui tu étais vraiment, et ce qui avait poussé vers toi tous ces garçons, y compris mon frère. Mais je ne m'attendais pas à trouver cela, je ne m'attendais pas à ce que tu me comprisses si bien, mieux que moi-même ! Merci, Mounir ; tu m'as révélé à moi-même. Je veux rester ici désormais. - Mais de rien, Idir, et sois le bienvenu, tu es chez toi, je te l'ai dit. Ce fut un plaisir de te conna"tre. La plupart des garçons me suivent facilement, trop facilement ; ce monde absurde et vain dans lequel ils vivent, enfermés, les pousse dans mes bras... trop facilement, oui. Avec toi, il a fallu lutter, comme tu résistais au début ! J'ai besoin de cela, parfois. Cela me change de la routine, de ces garçons qui tombent dans ma couche, tout rôtis, comme des météores... J'avais presque oublié le plaisir de la conquête, patiente, obstinée ; tu me l'as fait retrouver, c'est moi qui dois te dire merci. - On est quittes alors ! - Si tu veux ! Tu prends bien les choses, ça me pla"t. Oui, tu me plais vraiment, tu sais... j'aime les garçons qui ont du caractère. Viens, Idir, je vais te faire découvrir mon monde, ton monde désormais ; le tien, oui... Quand je dis que tu es chez toi ici, ce n'est pas une formule convenue, tu découvriras peu à peu à quel point c'est vrai. Nous sommes dans le désert ; mais en fait, le désert est tout autant en nous. Ne crois pas que mon histoire ne soit que l'apologie d'un certain érotisme, plus ou moins m tiné de spiritualité... cela ne vaudrait pas sa longueur, non ; c'est l'apologie de bien d'autres choses aussi, notamment du désert ; un hymne au désert, celui qu'il fallait écrire, et que personne n'avait encore écrit, Dieu sait pourquoi. Sais-tu ce qu'est réellement le désert, Idir ? C'est un état de l'Être. Viens, suis-moi, découvre ton monde ; il est encore vide en grande partie, peuple-le de tes rêves, à toi ; émerveille-moi, merveilleux garçon ! Ici, c'est le règne de la plume et du sabre ; l'imagination règne en ma"tre. La puissance de l'imaginaire, Idir ; tu commences à la conna"tre ; tu ne sais pas où elle va t'entra"ner : laisse-toi entra"ner ! >> Après s'être longuement promenés, avoir parlé, mangé de nouveau, rencontré divers personnages comme Anastase, ils revinrent à la tente de Mounir, qui dit à Idir : << - Maintenant, je vais te présenter quelqu'un ; quelqu'un qui sera heureux de te revoir. Tu peux venir, habibi ! >> Alors, sur un geste du ma"tre, entra dans la tente le petit Uzayr, qui poussa un cri de joie, et courut se jeter dans les bras de son grand frère. Idir et Uzayr étaient vraiment heureux de se revoir. Uzayr avait l'air épanoui, l'oeil plein d'étoiles, plus brillant qu'avant, on voyait que la vie de l'Ordre lui réussissait, et cela fit extrêmement plaisir à Idir. << - Frérot, dit-il ! Ça fait plaisir de te revoir. Si tu savais comme tu m'as manqué ces dernières semaines ! - Moi aussi, Idir ; c'est la seule chose qui me manquait ici. Je suis bien content que tu sois venu me retrouver. J'avais peur que tu n'en veuilles à mon ami Mounir. - Eh bien, c'est-à-dire... - On a eu un peu de mal à se comprendre, au début, intervint Mounir ; mais on a très vite su trouver un terrain d'entente, pas vrai habibi ? - En effet, dit Idir, on peut dire ça comme ça. En tout cas, moi aussi je suis content d'être ici... finie cette vie stupide à Naruq, la soumission, les corvées, les interdits ; vivent la liberté, l'aventure, l'imaginaire... - Et ça ! >> dit Uzayr, qui mit soudainement sa petite main à l'entrejambe de son grand frère. << - Eh ! Mais qu'est-ce que tu fais ? - Ben, ça se voit pas ? Il y a un bout de temps que j'en avais envie. - Coquin ! Oh ! Attends, tu vas un peu vite pour moi. - Tu crois qu'il est pas encore mûr ? >> dit Uzayr en se tournant vers Mounir qui riait. << - Je ne sais pas, répondit-il, c'est ton frère pas le mien, réglez ça entre vous ; je ne suis pas le gardien de ton frère ! - En tout cas, je crois que sa tige est mûre, elle ! - Disons que c'est pas mauvais, aaowfh ! T'en as appris des choses, ici, dit Idir qui commençait à se détendre, et à s'échauffer en même temps. - Oh, pour ça ! Oui, j'en ai appris bien plus ici, en quelques semaines, que pendant des années à l'école ; quel temps perdu ! Allez, viens, Mounir, à trois ce sera marrant ! >> Mounir, qui en rêvait depuis le moment où il avait appris qu'Idir était le grand frère d'Uzayr, ne se fit pas prier. Idir, maintenant, conquis, se laissait complètement faire par son petit frère qui menait le jeu avec excitation. Il avait baissé son pantalon beige et légèrement bouffant, avec une longue écharpe verte, aux plis nombreux comme les vagues du désert, nouée à sa taille élégante en guise de ceinture. Cet accoutrement lui allait à merveille et soulignait sa sveltesse et sa puissance naissante, mais il était encore plus beau sans, en tout cas c'était l'avis d'Uzayr et aussi de Mounir. De nouveau, son dard aussi arrogant qu'exquis se dressait bien droit entre ses longues cuisses brunes et lisses, et il luisait dans les mains du petit frère, qui le caressait affectueusement. Idir, tout en se laissant faire, renversé sur le dos, avait lui-même déboutonné la culotte courte, bleu parme, moulante avec des boutons de nacre scintillants, d'Uzayr dont le dard plus petit, mais aussi brun, et charmant, et tendu, roulait maintenant entre les doigts du grand frère. Ils riaient tous les deux, trouvant la situation cocasse autant que délicieuse, et commençaient à se p mer de plaisir ; ils se regardaient, comme ils avaient toujours rêvé de le faire sans oser vraiment. Le dard d'Uzayr était encore fin, tout lisse, parfaitement glabre, modelé avec gr ce, une oeuvre d'art, avec deux petits raisins charmants qui pendaient au bout, et qu'Idir s'amusait à faire danser du bout du doigt. Le sien, évidemment, bien qu'il parût petit par rapport à celui de Mounir, était beaucoup plus développé, un peu moins brun, puisque à treize ans, à Naruq, on ne se montre plus nu sur le bord de la rivière, mais sculpté avec autant de gr ce, élancé, terminé par une magnifique ogive pourpre séparée du reste par un ourlet plus sombre, marque de la circoncision, troublant, délicieux. Il était encore quasi glabre aussi, à part, sur ses deux pruneaux qui pendaient, appétissants et élégants, à la base, un léger duvet naissant, tout doux, qui Mounir lui avait enjoint de raser, << pour respecter la sunna >>, mais qu'il trouvait excitant de caresser, en attendant. << - Eh ! Dis-donc, elle est grosse, la tienne, dit Uzayr ; t'as de la chance... mais je savais pas que t'en avais déjà... - Quoi ça ? Dit Idir. - Ben, des poils ! - Tu appelles ça des poils ? Dit Mounir en riant. Tu devrais dire des plumes, plutôt. - Sois pas envieux, dit Idir qui ne releva pas l'affront, attends d'avoir treize ans, t'auras la même. - Tu crois, eh ? - Mais bien sûr, gros malin ! - Ouais, t'as sûrement raison. Mais je suis pas pressé, je l'aime bien comme elle est la mienne. - T'as raison, elle est jolie ; je savais pas qu'elle était si fine, dis-donc. - Tu veux pas la sucer ? - Oui, bien sûr. >> Idir était toujours à moitié allongé sur le dos, sur le lit de Mounir, son ventre brun et musclé à l'air, avec son nombril en croissant de lune que l'homme sombre admirait, et les pieds à terre ; Uzayr grimpa sur lui avec ses petites jambes brunes écartées, et il glissa avec volupté sa petite tige roide dans la bouche de son grand frère. Uzayr, satisfait de pouvoir vivre enfin ce désir secret que Mounir l'avait obligé à dévoiler au grand jour, suçait avec délectation et dilection, caressant avec ses larges mains brunes les flancs échancrés et les fesses de son petit frère, qui étaient d'une rotondité parfaite, d'une minceur savoureuse et d'une douceur veloutée, avec une fine fente exquise et troublante bien au milieu, dans laquelle il glissait sans hésiter ses longs doigts agiles, marron et amoureux. Pendant ce temps, Mounir de son côté s'était mis à flatter avec sa bouche et avec sa langue la tige d'Idir qui se dressait comme un phare dans la tempête, une tempête d'érotisme intergénérationnel ; relevée comme ça, arborant sa face intérieure, pointant vers le nombril, soutenue par ses deux boules ostentatoires qu'enveloppait le drapé délicat des bourses, elle prenait une forme de calebasse provocante qui donnait envie de la rappeler à plus de modestie par un déferlement de caresses appropriées, que Mounir savait calibrer avec art. Cependant, il était en pleine action, et Idir, visiblement, était hautement satisfait de ses services, et il le faisait voir par une oscillation régulière du bassin vraiment charmante, quand soudain le petit Uzayr, mû par une impulsion incontrôlable, le poussa sans vergogne, et prit sa place, mais au lieu de sa bouche, c'est l'orifice adorable qui s'épanouissait entre ses divines petites fesses, qu'il présentait à l'extrémité languissante du dard fraternel, comme deux lèvres mauves et arquées prêtes à l'engloutir avec voracité. En même temps, sa petite bouche tendre posait sur les lèvres ardentes de son Idir bien-aimé, le plus délectable des baisers que deux frères eussent jamais échangé. Uzayr se p mait, frissonnait, soupirait de volupté, et Idir, entra"né par sa passion pour ce frère qu'il aurait été chercher même en Enfer, s'engouffrait avec délices dans l'ouverture brûlante qu'il lui présentait ; toujours étendu sur le dos, serrant entre ses mains les flancs précieux d'Uzayr, il le prenait avec fièvre, par grands coups réguliers et de plus en plus brutaux, se l chant complètement, avec des grognements d'extase, étranges, assez mélodieux en fait ; pour ne pas perdre l'équilibre, Uzayr, qui semblait en transe, et dont le gosier émettait des gloussements de volupté, se raccrochait au dard de Mounir, qui lui rentrait dans la gorge. Ils se cajolèrent de la sorte, à trois, pendant un long moment qui semblait hors du temps, un moment de pur bonheur garçonnier. Puis ils restèrent un plus long moment encore, alanguis l'un sur l'autre, partiellement emmêlés, la tête ailleurs, tirant paresseusement, l'un après l'autre, sur le tuyau d'un narghilé où brûlait un mélange d'opium et d'herbes aromatiques diverses. Ils rêvaient, perdus dans les limbes de l'imaginaire. Seul Idir avait encore plus ou moins la tête à penser ; et il pensait que tout compte fait, c'était une bonne chose qu'il n'eût pas réussi à tuer Mounir. Y serait-il arrivé, il n'aurait pas été plus heureux que maintenant. Les jours et les semaines passèrent, et Uzayr et Idir étaient totalement intégrés à la vie de l'Ordre, qui les avait adoptés comme les plus glorieux de ses enfants. Ils ne pensaient plus du tout à leur famille, étaient plus épanouis que jamais, et ils se mêlaient aux autres garçons, notamment Marw ne, Haydar, Mokhtar et tous les autres, et s'adonnaient avec Mounir à des parties de plaisir sans fin, lorsqu'ils n'étaient pas en train d'attaquer les caravanes qui passaient dans le désert, ou de se raconter des histoires en fumant l'opium et en mangeant des sauterelles et des dattes. Idir et Mounir étaient devenus les meilleurs amis de la terre, et l'on aurait eu peine à croire qu'un jour, ils avaient failli s'entre-tuer. Un soir ils étaient tous les trois en train de discuter, les deux frères et Mounir, en déambulant à travers le camp. Ils venaient de faire l'amour, ils avaient fumé un peu, et leurs esprits étaient particulièrement détendus. À un moment, Uzayr dit à Mounir : << - Dis, comment ça se fait que t'es blond, Mounir ? Pourtant t'es arabe, comme moi, tu devrais être brun. - Eh bien, dit Mounir, on m'a fait comme ça, pour des raisons symboliques liées à ce que je représente dans cette histoires, et puis je vais te confier quelque chose que peu de gens savent : ma famille, celle du sultan de Naruq, est originaire du Ch m, de Syrie autrement dit, où vivent les plus nobles des Arabes ; c'est pour ça que je suis blond, comme les gens de là-bas, d'ailleurs ce n'est pas très loin d'ici. Mais j'ai aussi, c'est plus mystérieux, de lointains ancêtres indiens, qui étaient des Aryens musulmans. En fait, je viens d'un peu partout, et de nulle part ; n'essaie pas de percer le mystère de mes origines, cela ne t'avancera à rien, car derrière chaque mystère, tu en trouveras un autre plus épais ; prends-moi comme je suis, cela vaut mieux. - Oh oui ! Ça, ça me pla"t. - Petit coquin, va. - Grand coquin ! - Attends, charmante petite canaille, je vais vous montrer, à toi et à ton frère, quelque chose qui va vous plaire ; un des plus beaux secrets de l'Ordre >>. Et il les mena, à travers un dédale de ruelles en toile sinueuses, jusqu'à un coin sombre, où se trouvait une sorte de portique ; un arc brisé, de forme phallique, comme les voûtes orientales, à l'intérieur duquel était suspendu une lampe, qui, chaque soir, s'allumait toute seule, jetant une douce clarté aux alentours. Là, à peu près tous les jours à la tombée de la nuit, les garçons de l'Ordre se rassemblaient, quand ils étaient las des multiples activités physiques de la journée, et ils rêvaient en commun, se racontaient des histoires ; c'était une sorte de lieu sacré, béni de l'organisation clandestine. Et Mounir expliqua : << - Voyez-vous cette lampe, mes amis ? Ce n'est pas un objet ordinaire. Savez-vous qu'autrefois elle était un jeune garçon, comme vous ? - C'est pas possible, j'y crois pas ! Dit Uzayr. - S'il te le dit ! Dit Idir, qui avait une confiance totale en Mounir, mais qui tout de même ne comprenait pas très bien. - C'est toujours un garçon, d'ailleurs ; tenez, regardez : eh, Sir dj ! Reprends ta forme, veux-tu ? Nous t'y autorisons. >> Et la lampe se décrocha toute seule de la voûte, et prit la forme d'une jeune garçon, d'environ quinze ans, gracieux, luminescent, qui salua poliment Mounir et ses amis. << - En fait, Sir dj n'aime pas beaucoup reprendre sa forme, il se trouve mieux en lampe, depuis une cinquantaine d'années ; mais quand on le lui autorise, ça lui fait un peu de changement. Allons, Sir dj, raconte ton histoire à nos amis. - Bien, seigneur Mounir. Eh bien, voilà ; comme vous savez, mon nom est un des noms de la lumière, dans notre langue, qui dispose souvent de plus de mots pour une seule idée que les autres langues. C'est pour ça que j'ai pris cette forme, je vais vous expliquer comment. Je vivais autrefois loin d'ici, dans un petit émirat à la frontière de l'Inde. Nous étions un peuple raffiné, et moi j'étais un garçon doué, spirituel, et comme tous les hommes de ma famille, malgré mon jeune ge, j'étais affilié à une confrérie soufie ; je suivais les leçons de mon ma"tre, qui avait de la tendresse pour moi. Ce ma"tre, voyez-vous, était un des hommes les plus sages de son temps, certains disaient même qu'il était al-Qutb, le Pôle de son époque. Il avait une manière unique d'enseigner la doctrine de l'Unité de l'Être, tous les jeudis soirs, dans la plus ancienne mosquée de la ville. Les gens venaient de loin pour l'écouter. Personne ne pouvait expliquer, d'une manière aussi vivante, comment les différents plans de la réalité étaient interconnectés, comment les nombres, les univers, les idées, les symboles, les éléments naturels se correspondaient analogiquement selon des séries qui étaient comme les rayons d'un soleil unique, l'existant absolu, Dieu. Il n'expliquait pas en fait, il faisait sentir, toucher, ce qui est autre chose, et c'est cela que les gens venaient chercher. Et puis, parfois, quand nous étions seuls, il me prenait contre lui, dans ses bras ; il m'appelait sa fra"cheur céleste et sa rosée, et d'autres noms gentils comme cela, caressait mes cheveux, et moi je me détendais, je le sentais respirer contre moi, nous inspirions et expirions ensemble, et il m'enseignait des choses, sur cette doctrine de l'Unité qui est le vrai trésor de notre religion, qu'il ne pouvait communiquer qu'à moi, car il m'aimait d'une façon spéciale. Mais un jour, comme je me promenais dans la nature, aux abords de la ville, je vis un spectacle curieux : c'était un djinn, un grand djinn, un seigneur de l'invisible, très puissant, qui était en train de s'enfoncer, inexorablement, dans un marais maléfique ; c'est une espèce d'être vivant, particulièrement mauvais, une émanation de l'Informe, aux confins de ce monde ; ils prennent l'apparence de marécages ordinaires, mais en fait ce sont des gueules affamées qui dévorent et dissolvent ce qui tombe en eux, surtout les créatures ectoplasmiques comme les djinns, dont ils convoitent la puissance. Ces deux entités surnaturelles étaient en lutte, et le djinn avait le dessous ; quand il me vit passer, il tendit les bras vers moi et dit : - Ô petit homme pur et innocent, créature lumineuse, viens à mon secours, je t'en prie ; invoque ton Dieu pour moi, moi je ne peux pas le faire, il y a trop longtemps que ma race est dévolue au mal. Si tu me délivres de ce marais maléfique, je te promets qu'à l'avenir, je ne tourmenterai plus ton espèce ; en outre, je te récompenserai, toi ; j'exaucerai un de tes voeux, n'importe lequel, mais fais vite, par pitié ! Je fus ému, et je crus à sa sincérité, car il y a de la noblesse et de l'honneur même chez les djinns maléfiques. Alors je levais les mains, je lus un passage du Coran - le verset du Trône, dont le pouvoir est connu - et d'autres invocations que m'avait apprises mon Cheikh. Il y avait parmi elles la çal t el-f tihi, vous savez bien : << Seigneur, répand Ta Gr ce unitive et Ta Paix sur Sidn Muhammad, celui qui ouvre tout ce qui est fermé, scelle ce qui a précédé... >> - Oui, dit Idir, qui ne conna"t pas çal t el-f tihi ? - Bref ; le marais maléfique fut terrassé par la puissance de ces invocations, et se retira en gargouillant d'indignation. Le djinn tint alors sa promesse. Il me demanda de faire un voeu. << - Je voudrais, dis-je, ne jamais grandir ; je voudrais toujours rester enfant. - Cela, dit le djinn, je ne peux pas l'accomplir, empêcher le temps de passer est au-dessus de mes forces. Mais je peux faire en sorte que, au moment que tu voudras, quand tu seras las de grandir, ton me se réfugie pour l'éternité dans une autre forme, celle d'un objet ou d'une chose qui t'est chère. Penses à la forme que tu voudrais avoir ; au moment où tu le voudras, elle deviendra la tienne, et de la sorte tu ne grandiras plus. Tu ne pourras plus non plus parler, rire, courir ni jouer ; mais tu auras en revanche des pouvoirs occultes que les hommes t'envieront. Tu ne perdras pas au change ; enfin, je ne sais pas très bien, car moi je n'ai jamais été un petit d'homme, je ne sais pas ce que c'est. Mais je pense que tu n'auras pas à le regretter, si ce que tu souhaite est de ne jamais devenir un humain adulte. - Ce marché me convient, répondis-je. >> La forme que j'avais choisie, vous la connaissez. Cependant, je continuai à grandir jusqu'à l' ge de quinze ans ; jusque là, ma beauté était restée à peu près intacte, bien qu'elle ait changé. Mais cette année-là, mon ma"tre mourut. Il se passa alors ceci : l'émir, qui avait toujours protégé ce cheikh, et qui l'estimait fort, décida que personne ne serait digne de prendre sa place, jamais ; sa parole était trop douce, trop sublime, aucun homme ne serait plus jamais en mesure d'expliquer les choses comme lui. C'était l'opinion générale. Aussi, pour s'assurer que personne, jamais, n'oserait tenter de le remplacer, on disposa dans la mosquée, à l'endroit où il avait l'habitude de s'asseoir, de longs piquants en acier. Le sol en était hérissé, de sorte que personne ne pouvait plus s'asseoir là ; c'était un avertissement symbolique. Mais moi, je déambulais dans les rues, dans les bazars, en répétant aux gens ce que le Cheikh m'avait enseigné à moi, en secret, lorsqu'il me prenait contre son coeur ; les gens m'écoutaient et ils étaient subjugués. Beaucoup pensèrent que j'étais digne, moi, de prendre la succession de mon ma"tre ; pour l'émir et les gens en place, c'était une hérésie. Mais moi, je sentais qu'ils se trompaient ; excité par l'engouement populaire pour moi, j'osai les défier. Ils me dirent alors : << - Si tu crois, garçon prétentieux, être digne de succéder à ton ma"tre, va, va prendre sa place ! - D'accord ! Dis-je. >> Et sous leurs yeux stupéfaits, je relevai le défi ; j'allai m'asseoir tranquillement sur les piquants acérés, et je n'avais pas même une égratignure ; ils étaient tous sidérés, mais pour moi c'était une chose naturelle : je savais que l'amour de mon Cheikh, même mort, me protégeait ; son corps se dressait, invisible, entre les piquants sinistres et moi, et ils ne pouvaient entrer dans ma chair. Ils me dirent : << - Puisque tu es si fort, magicien, enseigne-nous quelque chose que ton ma"tre ne nous aurait pas encore enseignée. - Eh bien, dis-je, écoutez ce qu'il m'a dit un jour, à moi seul ; vous connaissez le verset du Coran qui dit << va-t-il faire de nos divinités une Divinité unique ? >> - Oui, nous le connaissons, dirent-ils. Et alors ? - Vous pensez qu'il faut comprendre : << va-t-il remplacer nos divinités par une divinité unique ? >> ; va-t-il nous faire passer du polythéisme de nos ancêtres au monothéisme des Hébreux et des Nazaréens, c'est bien votre interprétation n'est-ce pas ? - Y en a-t-il une autre ? - Mais si vous l'interprétiez au sens littéral, vous comprendriez que ce verset recèle un sens plus subtil : il ne nie pas les divinités du paganisme préislamique, il ne nie pas leur caractère divin ; mais il proclame qu'il va en faire une divinité unique, qu'il va les réintégrer, en tant qu'aspects du divin, dans l'unique Réalité transcendante dont elles ont émané, sans nier leur réalité intrinsèque. Cela ne vaut pas seulement pour les divinités des anciens Arabes, mais pour toutes les divinités de toutes les nations, toutes les puissances supérieures que l'homme a craint ou honoré depuis la nuit des temps ; bien qu'elles procèdent toutes de la puissance de l'imaginaire, elles ne sont pas pure illusion, elles possèdent chacune sa puissance et sa réalité propres ; le regard pénétrant de l'initié, qui a réalisé l'essence du réel, doit non pas les écarter platement, mais les reconduire jusqu'à la Source unique et pure dont elles ont jadis procédé ; toutes, sans exception. Ainsi de même, tous les êtres de la création ont une certaine autonomie, et en même temps, ils ne sont que des aspects de l'unique Réalité créatrice ; comme disait le cheikh Ans r" : << a-t-on déjà vu rayon séparé du soleil ? >> Les choses ne cessent, en tous lieux et en tous temps, et à tous les niveaux du réel, d'être unes et multiples à la fois. Tout le monde en convient ; mais pouvoir en capturer les signes fugaces est un art réservé à l'élite. >> Ils furent subjugués par la subtilité de cette interprétation, à laquelle personne parmi eux n'avait encore songé. Cependant, ils ne pouvaient admettre que réellement, le Cheikh m'ait transmis quelque chose qu'il leur avait celé à eux. Alors ils m'accusèrent de sorcellerie, et voulurent se jeter sur moi, et je savais que, si je restais dans ce monde et sous cette forme, la suite de mon histoire serait triste et dramatique. Et de toute façon, je n'avais jamais eu envie de devenir adulte, vous le savez. Alors je pensai que le moment était venu de me servir du don du djinn. Je disparus sous leurs yeux, et, pendant qu'ils me cherchaient, ils ne remarquèrent pas qu'il y avait, au plafond de la mosquée, à l'endroit même où le ma"tre enseignait autrefois, une nouvelle lampe, qui pendait parmi les autres. Tous les soirs, je m'allumais tout seul, pour éclairer les hommes. Mais comme, désormais, il n'y avait plus personne pour succéder à mon divin ma"tre, dans l'enseignement des vérités métaphysiques, ceux qui vinrent après versèrent dans la futilité et la trivialité. Je ne reconnaissais même plus la religion de mes ancêtres dans les doctrines qu'ils prêchaient ; ils disaient des choses décousues et sentimentales, à la fois illogiques et banales, qui heurtaient ma sensibilité raffinée ; j'aurais fini par vomir mon huile sur eux, si j'étais resté. Je ne pouvais en entendre davantage. Alors, je me suis décroché, et j'ai commencé à parcourir les espaces, en volant, toujours gr ce à la puissance que m'avait conférée le djinn. Je parcourais ainsi le désert, sous la forme d'une lampe ; seuls ceux qui avaient le coeur pur pouvaient me voir, et c'était une angoisse pour les autres de guetter avec anxiété, dans le désert, cette lampe mystérieuse qu'ils ne pouvaient apercevoir ; cela faisait partie des pouvoirs occultes que m'avait conféré le djinn. Je cherchais un endroit où je pusse me poser en paix, des faces et des coeurs dignes d'être éclairés par moi, et c'est ainsi qu'un jour je parvins jusqu'à l'Ordre. Et je vis parmi vous depuis. Ici, il m'est même permis quelquefois de reprendre ma vraie forme ; mais je préfère être une lampe, comme Mounir vous l'a dit. C'était ma destinée. >> Ainsi parla Sir dj, et après cela, il alla reprendre sa place au plafond. Idir, Uzayr et Mounir reprirent leur promenade, après quoi, comme ils se faisaient tard, ils allèrent se coucher, tous ensemble, car ils avaient envie, Uzayr surtout, de s'octroyer un dernier caprice avant le coucher. Puis ils s'endormirent, les deux garçons rêvant, chacun à sa façon, à toutes les choses étranges et merveilleuses qu'ils avaient découvertes depuis qu'ils étaient dans ce désert. Les deux frères étaient enlacés tendrement et dormaient ainsi, contre le flanc de Mounir qui les couva un moment du regard avant de fermer les yeux, caressant l'un et l'autre alternativement, ne sachant lequel des deux il préférait. Aucun d'eux ne remarqua, pendant la nuit, une silhouette luminescente, furtive, en forme de garçon, qui s'était glissée discrètement dans la tente et se pencha sur eux, observant avec un peu d'envie les corps d'Idir et Uzayr endormis, et toujours enlacés. Puis elle disparut on ne sait où, aussi vive que l'éclair ; ombre parmi les ombres qui peuplent l'opaque nuit du désert. 15. La ville flottante Un jour, Mounir perçut un appel étrange, de la part d'un autre garçon qu'il ne connaissait pas. Il n'entendait pas son nom, il ne voyait pas son visage, mais il le sentait en très grande détresse, quelque part, très loin, sur un continent inconnu. Il voulut partir à son secours, mais il ne savait pas comment faire, ne pouvant localiser avec précision ce garçon. Il voyait de l'eau, encore et toujours de l'eau, à perte de vue, un océan, une sorte d'"le sans doute, mais elle semblait se déplacer, dériver, il ne pouvait arrêter sa pensée, il se sentait emporté dans une errance sans fin, il ne savait pas vers où se diriger. Alors il demanda conseil à son ami le charmeur de fenêtres ; il pensait qu'avec son art, il pourrait l'aider à trouver le lieu mystérieux d'où le garçon l'appelait. << - Je peux y arriver, dit le charmeur de fenêtres, mais ce sera difficile ; tu sais, seigneur Mounir, le monde est plein de fenêtres, des milliers, des milliards de fenêtres, on ne sait pas sur quoi elles ouvrent, parfois juste sur d'autres fenêtres, et la plupart du temps, elles restent fermées, les amener à s'ouvrir, à venir à toi, à quitter le mur où elles sont encastrées pour devenir des passages mouvants qui vivent de leur propre vie est tout un art, et une science, difficile à ma"triser. - Mais toi qui as cette ma"trise, tu trouveras bien le moyen de m'amener jusqu'à ce garçon qui m'appelle désespérément, où qu'il soit ? Allons, mon ami, aie confiance en toi ; je suis sûr que tu peux y arriver. >> Le charmeur réfléchit : << - Il y a peut-être un moyen, en effet, mais je ne suis pas sûr ; je dois me concentrer >>. Et il joua, avec sa flûte, des intonations inhabituelles, des sonorités étranges, plus suaves qu'à l'accoutumée, qui montèrent très loin au-dessus de l'horizon. Il fit venir des fenêtres de toute sorte, aux formes et dimensions variées, venues de très loin, qui ouvraient sur des mondes totalement inconnus, mais aucune ne convenait à Mounir. Le charmeur, dont la tête tournait à force de souffler dans son instrument, allait renoncer, mais Mounir l'encouragea une dernière fois. À la fin, quand toutes les fenêtres furent dispersées, en arriva une toute petite, ronde, curieuse ; pas vraiment une fenêtre, plutôt un hublot, un hublot de bateau. Mounir était sûr que c'était la bonne ; il ressentait plus fort que jamais l'appel du garçon. Sans perdre de temps, il fit ses adieux au charmeur de fenêtres qui lui recommanda la prudence, et se faufila, non sans difficulté, par le hublot qui s'apprêtait à partir. Il se retrouva dans une petite pièce sombre, avec le sentiment de s'être perdu, loin de tous ses repères, d'être coupé de tout ce qu'il connaissait, ce sentiment d'errance indéfinie et morne qu'il avait déjà ressenti lorsqu'il essayait de localiser le garçon. << - Mais où suis-je donc ? >> Pensa-t-il. Il n'était pas au bout de ses surprises. Il y avait une petite porte en métal. Il la poussa, et se retrouva dans un monde complètement nouveau, un univers singulier, qu'il n'aurait jamais imaginé conna"tre un jour. C'était un navire, voguant au milieu d'une mer désolée, et c'était aussi une ville, une ville flottante. C'était la ville flottante. Un monde de cauchemar, d'aventure et de risque, qu'il mit du temps à cerner. Le bateau était immense, vraiment aux proportions d'une ville, avec des dizaines d'étages de ponts superposés, des couloirs, des cabines, des salles de bal, de réception, des galeries marchandes, encore des couloirs, à n'en plus finir, et il fallait errer longtemps, très longtemps, dans ces couloirs sombres et déserts, ou trop lumineux, encombrés de monde et de pompes clinquantes, pour apercevoir enfin l'océan, sombre et houleux, qui défilait lentement, emportant on ne sait où l'immense machine grouillante, aspirée par une destinée dérisoire et tragique qui l'emmenait toujours plus loin. Ce monde dans lequel il se sentait totalement intrus, étranger, l'angoissait, le troublait et le fascinait. Un monde complètement replié sur lui-même, clos, et en même temps errant, à la dérive, ignorant qu'il existait quelque part des continents, des pays, de la terre ferme, voyageur sans destination, un jour ici, un jour là-bas, vivant en vase clos de petits drames et des aventures sans signification, monde sans histoire, sans passé, sans futur, dont le présent n'était qu'errance et incertitude. Certains, qui occupaient une position sociale élevée dans cette cité flottante aux règles complexes, s'étaient résignés à jouir du mieux qu'ils pouvaient d'une existence terne et sans but, en regrettant peut-être le temps où leurs lointains ancêtres, vivant sur la terre ferme, savaient toujours où ils étaient et où ils allaient. D'autres, qui n'avaient pas eu de chance, les plus nombreux apparemment, se débrouillaient comme ils pouvaient pour survivre dans cette jungle artificielle, mécanique, créée par la main de l'homme et pourtant échappant à son gouvernail, ballottée par des flots noirs traversés de courants mystérieux, incontrôlables, et par des vents plus capricieux encore ; leur vie n'était qu'angoisse et inquiétude, l'amour seul, parfois, lui donnait un sens, mais comment aimer encore dans un monde aussi las et fatigué de sa dérive perpétuelle et sans objectif précis ? Pauvre monde ! Pensait Mounir. Que cherche-t-il ? Que fuit-il ? À quoi songe-t-il ? Se pose-t-il encore des questions ? Qu'est-ce qui l'aide à avancer, à ne pas se laisser couler dans les sombres remous de cet océan inclément qui tôt ou tard, quand sa vieille et misérable coque de métal sera rongée par le sel et la corrosion, l'engloutira corps et biens ? Mounir était dérouté par cet univers si profondément différent du sien. Par moments, il jouissait de se sentir vaguement supérieur à ces homme sans but et sans idéal, dont la vie n'était qu'un dérisoire combat contre le flot qui les submergera un jour ; comme sa vie, à lui, était différente, lui qui luttait d'une façon autrement plus virile, avec son sabre, contre des hommes, des bêtes féroces, des créatures démoniaques, un monde bien plus vivant où chacun connaissait son rôle et sa position, et ne faisait rien sans savoir exactement pourquoi ou pour qui, lui qui savait toujours qui il était, où il allait, pour quoi il se battait, contre des hommes qui le savaient aussi et dont la vie avait un sens tout comme la sienne. Un monde qui croyait, qui avait la foi, et la connaissance ; un monde beaucoup plus riche et plus vivant. À d'autres moment, sans comprendre pourquoi, il se sentait étonnamment proche de ces hommes différents, le peuple de la ville flottante. Il les comprenait presque ; il se sentait gagné par leur doute, leurs incertitudes, et partageait leur angoisse, d'être emportés dans une dérive infinie qui ne pouvait que les mener au fond ; à cette différence près que lui pouvait toujours retourner d'où il venait, il avait un horizon fixe auquel se raccrocher, il n'avait qu'à le décider pour retrouver la paix et la tranquillité de ses certitudes ancestrales. Oui ; mais c'était sans compter la raison pour laquelle il était venu ! Il était venu à l'appel d'un garçon inquiet, tourmenté, qui avait besoin de lui - il commençait à deviner pourquoi dans cet univers glauque, étouffant - et il n'avait toujours pas trouvé ce garçon. Pas la moindre trace ! Perdu au milieu de cette vie confuse de la cité errante, il ne ressentait plus l'appel - ou plutôt, il en ressentait des milliers, l'appel de toutes ces mes lasses et vaguement angoissées, qui en appelaient à lui sans même le savoir, à lui et à son monde d'espérance et de sagesse, dont ils avaient désespérément besoin, bien qu'il ne pût être question de les secourir tous ; non, il fallait secourir le seul être qui en fût vraiment digne, laissant les autres à leur triste sort, il fallait trouver le garçon mystérieux et l'arracher à ce monde en perdition, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'il ne fasse naufrage ; il le fallait, mais il ne le trouvait pas. Des garçons, il en avait vu pourtant ! Oui, la ville flottante ne manquait pas de garçons, de jeunes garçons, parmi ses milliers d'habitants ternes et désoeuvrés, et même des beaux, qu'on aurait eu envie d'emmener avec soi, d'embrasser, de cajoler. Oui, mais, pourtant, les garçons d'ici l'intriguaient et le rebutaient un peu. Ils lui semblaient étranges pour des garçons, encore que cela n'ait rien d'étonnant quand on voyait le monde dans lequel ils vivaient ; tel monde, tels garçons ! Ces garçons, aussi jeunes et aussi beaux soient-ils, et bien qu'ils eussent tout l'avenir et toute l'espérance devant eux, comme tous les garçons, semblaient pourtant déjà partager la lassitude et le désenchantement des adultes. Les plus purs et les plus vivaces d'entre eux avaient au fond d'eux quelque chose de vieillards cyniques et désabusés qui consternait Mounir et l'apitoyait malgré lui. Il en devinait aisément la cause ; ces pauvres garçons, prisonniers comme les autres du sinistre b timent et emportés avec eux dans sa course dérisoire, savaient leur avenir déjà tout tracé : lutter pour survivre dans la mouvante cité aquatique, errer toujours avec elle, toujours plus loin sur une mer sans pitié, sans borne, sans même un "lot tranquille où s'arrêter de temps en temps, ne jamais apercevoir une côte ou un phare à l'horizon, et finalement, un jour peut-être, quand ce monde que leurs pères avaient construit pour échapper à quelque déluge infernal ne serait plus capable de les porter, sombrer avec lui, jeunes ou pas, dans les funèbres profondeurs du flot qui les environnait de partout, leur rappelant constamment l'obscure menace qui pesait sur eux. Certes, une jeunesse qui se déroulait dans ces conditions, ce n'était pas vraiment une jeunesse, c'était juste un peu mieux qu'être un adulte triste et résigné, c'était une vieillesse retardée, un peu de lumière à l'entrée d'un long couloir ténébreux qui ne menait nulle part. Et cela poignait le coeur de Mounir, qui aurait voulu aider tous ces jeunes, leur donner une nouvelle espérance, mais qui ne le pouvait pas. Il n'y en avait qu'un seul peut-être qui, dans les profondeurs de cette cité infernale, ait conçu dans son coeur l'idée et l'image d'un monde différent, d'une vie plus haute et plus digne que cette errance stupide sur une mer démontée, qui avait retrouvé, ou pressenti, comme par magie, le puissant idéal des hommes de la terre ferme, et qui aspirait à s'évader des entrailles de la fantomatique cité-esquif. Celui-là, il fallait le secourir coûte que coûte, et tant pis pour les autres, ou il ne s'appelait plus Mounir. Et il était résolu à le trouver, dût-il mourir sur cette embarcation sans gloire. Le temps passait, et Mounir, au fil des jours et des rencontres, se familiarisait avec ce qui tenait lieu d' me à la sombre cité ; ce monde le rebutait toujours secrètement, mais il le comprenait de mieux en mieux, il commençait à bien cerner les différences mais aussi les points communs avec le sien, à ressentir même une certaine empathie avec ses enfants déboussolés. Il s'était fait des amis, pour la plupart des marginaux, des déclassés, qui se sentaient presque aussi étrangers que lui à cet univers sans espoir et sans coeur, qui lui apprenaient l'art de survivre, quand on est un homme, au milieu d'un monde à ce point déshumanisé, à garder sa dignité quand on vit au milieu de fantômes las qui n'ont qu'un flot morne et sans me pour tout horizon. Le plus sublime d'entre eux aux yeux de Mounir, celui qui le comprenait le mieux en tout cas, était un nommé Ghulam el-Hay, qui aurait presque eu sa place à Naruq. C'était un ivrogne, un bohémien, un poète au grand coeur, mais complètement excentrique, qui maudissait la ville flottante, l'appelait << le rafiot-cercueil de Babylone >> et appelait sans cesse à sa perte, à son engloutissement par l'océan salvateur. Mais il savait quand même rire du tragique de la situation, et cela plaisait à Mounir. Il vivotait d'aumônes et de petits métiers provisoires, il appelait Mounir son frère et son ami, et l'avait accueilli chez lui, dans sa cabine sale et vétuste sur le pont le plus bas, où il passait ses nuits à boire et à raconter sa vie, pour une fois qu'il avait trouvé un interlocuteur patient qui écoutait ses délires, et de temps en temps, lui répondait par des observations pertinentes, inspirées par la sagesse du désert. C'est lui qui fit découvrir à Mounir les bas-fonds de la ville, dans les cales profondes et superposées du navire, où n'entrait jamais la lumière du jour, et où ne s'aventuraient pas les gens plus fortunés, qui avaient la chance de pouvoir vivre à l'air libre, sur les multiples ponts du bateau. Là, il découvrit avec surprise un monde encore plus noir, encore plus glauque, mais plus lumineux en même temps, où le désespoir devenait si profond qu'il finissait par redevenir une ardente espérance, une espérance paradoxale qui se nourrissait de l'attente du désastre, de l'espoir du naufrage. Là, il sympathisa avec tout un peuple ténébreux de vagabonds, de prédateurs sans statut défini qui hantaient les cales sombres et labyrinthiques, n'allant vers les étages supérieurs que pour piller et faire des coups fourrés, mais qui avaient fondé entre eux une sorte de fraternité de l'ombre et du désordre, à laquelle Mounir s'agrégea facilement, dans laquelle il reconnaissait quelque chose de son Ordre, en plus sombre et désespéré. Dans ce sous-monde fascinant et trouble, envers révélateur du décor rutilant, faussement raffiné et déjà décadent qu'il avait pu apercevoir sur les ponts supérieurs, où vivait la bonne société, il rencontra en particulier des jeunes garçons qui lui parurent plus intéressants et plus touchants que ceux d'en haut. Ceux-là étaient sauvages et retors, sans éducation d'aucune sorte, mais souvent beaux, et Mounir fut séduit par quelques-uns d'entre eux, et séduisit, et eut avec eux un commerce intime, comme il en aurait pu avoir avec un garçon de son désert. Ils lui paraissaient plus authentiquement jeunes, plus naturels, plus vrais et plus attirants, bien qu'il regrett t de ne pouvoir rien leur apporter de plus, en termes d'espérance, que la fulgurante découverte du désir partagé et de la vraie jouissance. Il ne pouvait rien faire pour eux, mais eux firent beaucoup pour lui ; d'abord, ils l'adoptèrent, en échange de la tendresse m le et de l'empathie sincère qu'il leur apportait, et pour la première fois, il se sentit vraiment chez lui dans un endroit de ce funeste navire. Ensuite, ils le familiarisèrent davantage avec la vie obscure de la ville, ses codes, ses techniques de survie. Il leur en fut tellement reconnaissant qu'il regretta encore plus de ne pouvoir les admettre dans l'Ordre, mais il se rappelait que là où il était désormais, l'Ordre n'était plus, et qu'il ne pouvait compter que sur lui-même et sur les amis qu'il parviendrait à se faire. Et il se fit, heureusement, de vrais amis parmi la jeunesse des cales obscures et des soutes ténébreuses. Un moment, il pensa même trouver parmi cette jeunesse-là le garçon qui l'avait appelé, mais il se rendit vite compte que cela n'était qu'illusion ; cette jeunesse-là, malgré sa beauté, était trop pre, trop désenchantée, ce n'était pas là qu'on trouverait une me assez ardente pour avoir la force d'appeler, du fond des solitudes océaniques désertes, l'homme du désert à l'aide. Non. Il fallait chercher ailleurs encore, mais il ne savait pas où. Mais il savait maintenant combien ce monde était complexe et divers. Et ce fut par l'intermédiaire de ces garçons des profondeurs qu'il fit la connaissance de l'homme le plus intéressant qu'il eût rencontré dans la ville flottante. Il s'appelait Muhyedd"ne, avait cinquante ans à peu près, l'air jeune, la barbe noire, la figure longue et l'air digne, et c'était un sage, un savant, le seul savant authentique, peut-être, que compt t la folle cité. Lui était fort différent des autres ; il ressemblait presque à un homme du désert, de ceux que Mounir avait l'habitude de côtoyer, de sorte qu'ils se comprirent tout de suite ; il habitait une cabine vaste et lumineuses, encombrée de livres et d'instruments astronomiques et alchimiques, dans un des ponts intermédiaires. Les gens qui avaient la chance de le conna"tre venaient souvent le consulter, pour calmer l'angoisse sourde et obsédante qui les dévorait. Il était le seul à pouvoir leur redonner un peu de foi et d'espérance, bien que, confia-t-il à Mounir, lui-même avait plus de doutes et de craintes qu'il ne voulait bien en laisser para"tre, en raison même de sa science supérieure. Il était, plus que tout autre, inquiet du désastre à venir. Sa sagesse venait de ce qu'il avait seul conservé la tradition des anciens, des précurseurs lointains et oubliés de la cité flottante, qui vivaient encore sur la terre ferme. Et il raconta leur histoire, qu'il était quasi seul à conna"tre, à Mounir curieux. << - Mon cher Mounir, vous n'êtes pas d'ici et vous avez bien de la chance ; vous, vous savez où vous allez parce que vous savez d'où vous venez. Les hommes d'ici ne le savent pas, ils l'ont oublié, à part moi, je vais vous raconter comment, mais avant tout, sachez qui je suis. Moi, je suis le coeur de cette cité, et je suis sa mémoire. Moi seul, je sais d'où nous venons, mais hélas, je ne suis pas sûr de savoir où nous allons, ni même si nous allons quelque part. Mais je conserve vaille que vaille la mémoire et le savoir, et, pour le peu qui en reste, tout l'héritage des anciens, de nos pères, ceux qui vivaient sur la terre de Dieu. Car, oui, nous n'avons pas toujours été ainsi, errants au gré des vents, ballottés sur cette embarcation dérisoire. Nous vivions sur une "le ; une "le très vaste, ensoleillée, paradisiaque. Nous étions, à cette époque déjà, coupés du reste du monde, mais au moins nous avions de vraies villes, de vraies champs, une vraie contrée à défendre, et nous avions la foi, le bonheur et la science ; aussi, à cet époque-là, l'isolement n'était pas chose trop grave. C'était une sorte de nouvelle Atlantide, aux conditions climatiques et géographiques idéales, au confluent des sept mers. Il y faisait bon vivre ; nos anciens étaient des hommes sages et vertueux, mais la vie était vraiment trop facile, notre race s'est amollie, elle a fini par perdre de vue l'essentiel, par se détourner du ciel et des choses invisibles, par croire que le plaisir et la jouissance immédiate étaient tout, par sombrer dans une sorte de folie douce et apathique, et elle n'a pas su faire face au cataclysme pourtant prévisible, et annoncé par les anciens. Un jour, Dieu, lassé sans doute de leur ingratitude, a voulu les éprouver, et Il a envoyé sur eux un véritable déluge, des trombes d'eaux, des vents d'une violence inouïe, des tremblements de terre qui déchirèrent notre "le, firent tomber nos tours et nos palais orgueilleux, dispersèrent nos restes dans l'océan décha"né. Heureusement, quelque hommes plus sages que les autres, qui prévoyaient et redoutaient l'imminence de cet événement, avaient b ti ce navire, cette ville, immense, flamboyant à l'époque, destiné à sauver notre peuple, à l'emmener vers une terre nouvelle, prophétisée par nos anciens, où notre civilisation pourrait rena"tre plus grande et plus noble encore. Ils annonçaient un nouveau règne de mille ans pour notre future race ; sur le navire, il y avait assez de place pour que tout le monde pût embarquer, les nobles comme les roturiers, les puissants comme les humbles, et tout le monde embarqua, plein de confiance et d'espoir. Les b tisseurs avaient tout prévu, des appartements pour les rois et les princes, des abris pour les gueux, même de larges bandes de terres pour cultiver des légumes et des céréales, et des enclos pour les animaux, de quoi survivre en mer pendant des générations sans avoir besoin de rien, aussi naviguèrent-ils tout d'abord avec assurance, confiants dans le génie de leur race, qui avait b ti cette machine étonnante, cette véritable "le avec m ts et gouvernail. Ils naviguèrent longtemps dans la tourmente, guettant inlassablement l'horizon, hélas ! Il n'y avait rien, pas une trace de cette terre nouvelle que nos anciens nous avaient annoncée. Ils firent pénitence, et gardèrent espoir cependant, et cet espoir se maintint pendant des années, des siècles, des générations, mais en vain. Et pour finir, les descendants de ces premiers hommes qui avaient embarqué sur la ville flottante, eurent l'impression d'avoir été grugés, trahis, et ils perdirent espoir. Ils comprirent qu'ils étaient seuls, perdus, sur ce bateau cité où Dieu les avait abandonnés, qu'ils ne verraient jamais la terre ferme, que leur sort, le sort de notre peuple, était d'errer sans fin, sur cet océan morne dont nous ne connaissons ni les limites, ni le nom, et qui nous emporte toujours plus loin, sans but, jusqu'au jour fatal où ce navire sera trop vieux, trop délabré pour nous porter plus loin, et où nous sombrerons sans comprendre ce qui nous arrive. Hélas ! Les pauvres enfants de ce peuple jadis si brillant devinrent une race cynique, lasse et désabusée, ne croyant plus en rien, pas même en la vie, qui n'est pour eux qu'errance sans but et sans fin ; ils devinrent ces gens que vous voyez ici, partout, ces ombres mornes, décadentes déjà, dont la seule espérance, pour ceux qui en ont une, est de pouvoir s'élever vers les étages supérieurs, où il y a plus d'air et de lumière, où l'on distingue mieux, au loin, à perte de vue, l'étendue sinistre et menaçante de cet océan glacial qui nous emporte et nous nargue en attendant de pouvoir nous engloutir ! Vie horrible que celle-là, croyez-moi, et les hommes de mon peuple ont déjà du mérite de ne pas sombrer dans la folie, et se jeter à l'eau pour h ter le sort affreux qui les guette. D'ailleurs, c'est ce que certains font parfois, et ce ne sont pas les moins lucides, croyez-moi. Et puis il y a ceux, très rares, qui, comme moi, restent fidèles à la mémoire des anciens, et conservent tant bien que mal la mémoire et les rêves de notre race. Nous étions plusieurs avant, je suis à peu près le seul qui reste ; les hommes comme moi, les sages, sont de moins en moins nombreux et de moins en moins écoutés, de plus en plus méprisés, raillés de ceux qui pensent que même les cieux sont vides, qu'il n'y a jamais eu de terre ferme, de continent, ou que toute la terre a sombré pareillement, sous l'injuste colère ou l'incurie d'un Dieu tyrannique ou faible, et que toute la vie humaine n'est qu'errance angoissée dans l'étendue désolée. Et même moi, parfois, j'ai du mal à ne pas leur donner raison ; et cependant je m'accroche, comme je peux, aux vieux rêves démentis et aux délires grandioses auxquels nos anciens accordèrent leur foi. Me comprenez-vous, cher Mounir ? >> Mounir comprenait parfaitement. Ce discours passionné l'avait ému jusqu'aux larmes ; oui, il avait vraiment pleuré devant le sort terrible de ce peuple qui avait jadis été beau et brillant comme le sien, et Muhyedd"ne fut ému en retour par les larmes de cet étranger, qui les comprenait sans partager leur destin. Il lui parla en retour du pays où il venait, de son monde si différent, fixe, b ti sur la bonne terre, avec des chaumières, des palais, des arbres et des champs, des montagnes, des vallées, des rires, des rires d'enfants, des rêves, des chants, des larmes, de l'amour, de la violence, de la vie enfin, et de l'espérance, de la foi et de l'espérance à perte de vue, dans les yeux des enfants, des hommes, des vieillards, quels que soit leur vie, leurs idéaux souvent contradictoires, leurs combats, tout ce qui faisait son monde tellement plus émouvant, plus vivant que la sombre ville flottante - mais moins tragique en même temps. Au fond de lui-même, depuis qu'il connaissait l'histoire et la logique cachée de ce monde dont l'avait d'abord frappée l'étrangeté, une sourde angoisse poignait ; l'angoisse qu'un jour, un pareil cataclysme survienne à Naruq, dans son monde à lui, et que son peuple, si exubérant et si sage dans sa folie coutumière, soit pareillement contraint de fuir, sur une arche misérable défiant vainement les flots obstinés, et d'errer pour l'éternité, sans espoir de pouvoir à nouveau fouler la terre ferme. Il pria ardemment, lui qui priait peu, pour qu'une telle catastrophe n'arrive jamais. Il aspirait à rentrer chez lui, mais il n'oubliait pas sa mission. Il en parla à Muhyedd"ne, qui lui promit son assistance, mais qui ne voyait pas ce qu'il pouvait faire dans l'immédiat pour l'aider, à part l'aider à pénétrer plus avant dans l' me de son peuple. << - Mon cher Mounir, vous avez vu, vous qui êtes étranger, des choses que même les gens d'ici, en général, ne voient pas ; vous êtes descendu dans les profondeurs des cales, vous avez vu les bas-fonds de notre ville, où son me, dans la violence de la lutte quotidienne pour le pain et pour l'eau, se révèle mieux que nulle part ailleurs ; vous avez pu sonder les tréfonds les plus secrets de notre civilisation, ou de ce qu'il en reste, et c'est bien. Vous croyez peut-être que vous nous connaissez, que vous nous comprenez ; mais ne croyez pas cela. Il y a un autre visage de notre ville que vous devez conna"tre, un visage différent mais non moins intéressant, qui vous révélera des aspects de notre me que vous ne soupçonnez pas, que l'on ne peut pas voir d'où vous étiez jusqu'à présent, et que vous n'auriez sans doute jamais vus si vous ne m'aviez pas rencontré. Vous êtes descendu dans la profondeur ; maintenant, il faut vous élever vers les cimes. Suivez-moi. >> Et Mounir, piqué de curiosité, suivit Muhyedd"ne, qui, à travers un dédales de couloirs, d'escaliers de toute sorte, larges ou encaissés, droits ou en colimaçons, empruntant parfois des échelles glissantes, puis d'étranges machines pleines de c bles, de poulies, de leviers et de contrepoids, des mécanismes sophistiqués qui permettaient de s'élever rapidement et sans efforts à des altitudes vertigineuses, l'emmena à travers les étages, vers les ponts supérieurs, loin de la surface, où l'air était pur et la lumière abondante. Là, il découvrit un monde encore totalement différent, qu'il n'aurait jamais imaginé découvrir après tout ce qu'il avait vu dans les bas-fonds et les étages intermédiaires. La vie, là, était toute différente, et le décor aussi. Il y régnait un calme feutré et un luxe authentique, raffiné, sans rapport avec la pauvre apparence d'opulence, artificielle, clinquante et de mauvais goût, qu'il avait pu observer dans les salons des étages inférieurs, où se pavanait la fausse noblesse, l'aristocratie du dirham, du comptoir et du tiroir-caisse. Ici, c'était un autre univers, autrement plus riche et plus intéressant. Ici, vivait ce qui restait de l'ancienne noblesse de la nouvelle Atlantide que lui avait dépeinte Muhyedd"ne, les descendants des rois et des princes, qui, après des siècles de navigation hasardeuse, régnaient toujours sur la cité flottante, entretenant, dans un cadre fastueux et coupé des réalités sordides des ponts inférieurs, l'illusion d'une gloire disparue. Parmi cette caste dorée, racée, qui peuplait les étages supérieurs, et vivait près du ciel, la tête dans les nuages et les pieds dans du velours, Mounir rencontra des personnages fascinants, d'une réelle noblesse, qui le déconcertèrent un peu ; quand on prenait le temps de les étudier avec soin, on découvrait au fond d'eux la même lassitude, le même scepticisme et le même dégoût de vivre que chez les moins fortunés, et le même désarroi qu'il avait rencontré dans tout ce peuple, même chez le sage Muhyedd"ne. Mais vu de l'extérieur, superficiellement, il en allait tout autrement ; ceux-là avaient conservé le souvenir de quelques idéaux surannés auxquels ils feignaient de croire, ou croyaient vraiment, à leur manière bancale et désespérée ; condamnés à l'errance comme les autres, oubliés de Dieu comme les autres, ils avaient tout de même pour eux la conscience d'une certaine supériorité, ils étaient plus instruits, plus éduqués, plus racés, ils étaient l'élite de la cité et ils en étaient fiers, ostensiblement, même outrancièrement fiers. Cela avait quelque chose de touchant, de pathétique, qui troubla Mounir. Des nobles, il en avait vus dans sa vie ! Mais jamais il n'avait vu une noblesse plus désenchantée, plus paradoxale que celle-là. Habitants des hauteurs, ils régnaient, oui, mais sur quoi ? Sur un tas de planches et de tôles assemblées à la h te pour défier la malveillance patiente des flots, et qui déjà menaçaient ruine, prenait l'eau de toute part, ils régnaient sur un monde amer d'ombre errantes et résignées. Triste gloire que la leur. Et pourtant, ils défiaient avec panache l'injustice du sort, ils s'efforçaient de rester une véritable aristocratie, malgré la tentation constante du laisser aller. Certains d'entre eux, les plus fiers, les plus fous, croyaient ou feignaient encore de croire qu'un jour ils rencontreraient le rivage, qu'ils accosteraient sur cette terre promise annoncée par les anciens, où ils pourraient reconstruire la grandeur de leur civilisation, régner sur de vraies villes et sur de vraies prairies. Ils s'accrochaient avec ardeur à ce rêve fou et insensé, d'une façon poignante, qui laissa Mounir songeur ; mais ils étaient peu nombreux. La plupart tra"naient leur vie, dans ces espaces dorés, comme un songe brillant, voluptueux et vain, aussi décadents que toutes les aristocraties de la terre quand elles ont perdu l'idéal qui forgea la jeunesse de leur race, se contentant en fait de tenir les murs et de jouir des avantages de leur situation, compensant par des rêves de grandeur et une excessive fatuité le sordide réel de leurs existence désoeuvrées. Ils inspiraient à Mounir du dédain et de la pitié ; pourtant, à leur manière, il les trouvait globalement plus intéressants que le peuple banal des étages moyens, presque autant que ceux des bas-fonds. Les deux noblesses extrêmes, celle de l'aristocratie et celle de la pègre, se rejoignaient, aussi brillants et pitoyables, ceux-ci mettant leurs espoirs dans la ruine et la destruction, ceux-là dans une vaine illusion de grandeur et des idéaux auxquels ils ne croyaient plus vraiment. Il y avait aussi des jeunes garçons parmi ces nobles, et ceux-là, comme ceux des bas-fonds dont ils différaient pourtant du tout au tout, parurent également plus intéressants à Mounir que ceux de la cité en général. Ils étaient beaux, fins, voluptueux, éduqués et racés ; ils vivaient dans un décalage étonnant avec la réalité, qu'excusait leur jeunesse, n'ayant pas encore eu le temps de réaliser la vanité des idéaux qu'on leur enseignait, la désespérance erratique de leur monde, et l'effondrement prochain qui le guettait. Ils parlaient avec orgueil à Mounir de leur famille, de leurs aïeux, de leur civilisation, comme l'auraient faits les jeunes nobles de n'importe quelle nation normale, et cela le toucha. Il se prit d'affection et de compassion pour eux. En même temps, il voyait déjà les plus gés devenir déjà aussi cyniques que leurs a"nés, il les voyait plus affalés, plus désoeuvrés que les jeunes de leur condition en général, ne sachant pas très bien à quoi employer l'énergie de leur jeunesse, et il devint rapidement la coqueluche et l'attraction favorite de cette jeunesse qui manquait de distraction ; il les fascinait avec son accent étranger, ses manières viriles et même un peu brusques, son air exotique. Il en profita, avec la désinvolture charmante qui le caractérise ; il séduisit quelques-uns d'entre eux sans difficulté, et eut également un commerce charnel avec ces jeunes aristocrates oisifs, comme il en avait eu avec les jeunes loups des bas-fonds. À cette occasion, il réalisa une nouvelle foi à quel point la jeunesse est la même partout, avec ses illusions, ses rêves, son énergie, excitante et sublime quelle que soit le lieu, l'époque, l'étage ou la condition. Pendant des jours, Mounir se mêla à cette société élégante et hautaine, introduit par Muhyedd"ne qui le présenta comme un savant de ses amis, excusant son accent étrange par le fait qu'il était, soi-disant, le descendant de nobles étrangers émigrés dans l'Atlantide nouvelle ; à la façon dont cette explication convainquit sans peine, Mounir mesura à quel point ces gens avaient perdu l'habitude de l'inconnu et du danger, à part sous la forme de l'insidieuse et constante menace des flots. Il trouva sans peine sa place parmi eux, et s'y trouva bien, encore que les bas-fonds soient plus sa patrie. Les extrêmes, toujours, valent mieux que ce qu'il y a entre eux ! Pensait-il. Pendant un temps, il caressa même l'espoir de trouver là, parmi cette jeunesse aristocrate, le garçon qui l'avait appelé ; mais il dut vite déchanter. Non, ce n'est pas encore là qu'il le trouverait, ces jeunes nobles étaient trop infatués d'eux-mêmes, trop inconscients du malheur qui guettait leur civilisation, pour attendre de l'aide d'un monde étranger dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Après qu'il se fut longtemps prélassé parmi ces jeunes de bonnes familles avec lesquels il entretenait de multiples relations érotiques, Mounir fut pris à partie par Muhyedd"ne, qui l'emmena un soir à l'écart et lui tint ce discours : << - Mon cher Mounir, vous avez vu les deux extrêmes de notre société, les bas-fonds et les hauteurs, vous avez vu de multiples facettes de notre monde, vous croyez donc peut-être que vous avez tout vu, que vous connaissez enfin notre me, que notre monde n'a plus de secrets pour vous ; c'est bien cela ? - Je pense ne pas trop m'avancer, en effet, si je dis que je pense avoir vu tous les aspects de votre univers tourmenté, répondit Mounir. - Eh bien ! Détrompez-vous, mon cher ! Vous en êtes très loin. Il y a encore d'autres aspects de notre monde que vous ne soupçonnez pas. Cette ville flottante renferme bien d'autres secrets, qui vous surprendront plus que vous ne sauriez l'imaginer. Apprêtez-vous à voir ce que je n'ai jamais montré à personne à part vous ; suivez-moi. >> Mounir, extrêmement déconcerté par ces propos et brûlant de curiosité, suivit le savant une fois de plus. Il l'emmena à travers un invraisemblable dédale de couloirs étroits et déserts, de plus en plus étroits et sombres, et ils montèrent encore, plus haut, par des escaliers lugubres et des échelles vertigineuses. Car au-dessus de ces étages réservés à la noblesse, il y avait encore d'autres étages, dont beaucoup ignoraient l'existence ; Muhyedd"ne emmena Mounir jusqu'à ces étages occultés qui étaient la véritable cime de la cité, où il vit ce que ses yeux ne se seraient jamais attendus à voir. << - Ici, dit Muhyedd"ne, réside la véritable élite de la cité flottante, ceux qui président réellement à nos destinées. Les nobles, voyez-vous, ne sont qu'une élite d'apparat, ils ne sont là que pour la galerie, pour la beauté de la chose ; ils croient qu'ils gouvernent, et il faut le leur laisser croire ; mais en fait, ils ne règnent que sur les affaires intérieures et humaines de la cité, ils ne prennent que les décisions politiques sans importance. Ici, vous avez l'équipage, les véritables marins, les navigateurs. Loin des regards, séparés du peuple qui sait à peine qu'ils existent, ce sont eux qui veillent réellement sur l'état de ce navire, l'entretiennent au jour le jour, domptent l'adversité des flots, décident de la direction à prendre, en fonction de l'intensité des vents et des courants, dont ils sont seuls à avoir connaissance. Regardez-les ; observez-les bien ; ils sont graves et taciturnes, ils ne cherchent pas les honneurs, mais c'est gr ce à eux uniquement que depuis des siècles, notre embarcation a résisté à toutes les tempêtes et aux mille pièges de la mer. >> Et Mounir observa attentivement. Il vit des hommes complètement différents de tous ceux qu'il avait vu jusqu'à présent, les premiers hommes vraiment viril qu'il eût aperçus dans la triste cité ; ceux-là n'étaient pas désoeuvrés, loin de là, ils n'étaient pas tristes ni désenchantés, ou alors ils l'étaient d'une autre manière, comme des hommes qui ont luté corps à corps, longtemps, avec de véritables périls, qui vivent dans la réalité, non dans le songe et l'illusion. De fait, eux seuls, de tous ceux qu'il avait vus jusqu'à présent, lui paraissaient réels. Il y avait de simples matelots, rudes et h lés, aux muscles saillants, aux traits carrés, qui tiraient des cordages, exécutaient toute sorte de t che, prement, en chantant des antiennes de marins. Il y avait des hommes en uniforme, élégants, racés eux aussi, mais plus austères et plus virils que les nobles, infiniment, qui marchaient la tête haute, donnant des ordres, ou penchée sous le poids des responsabilités. Ceux-là, Muhyedd"ne n'eut même pas besoin de l'expliquer à Mounir, étaient les officiers, ceux qui prenaient les seules décisions réellement importantes, ceux qui, dans l'ombre, présidaient sans en tirer la moindre gloire aux destinées de l'errante cité. Et puis, tout en haut, sur les m ts, il y avaient les vigies, qui scrutaient l'horizon, avertissant des tempêtes ou des esquifs à venir, et ayant dans la tête et dans leurs yeux perdus au loin, l'espoir fou d'apercevoir un jour un bout de terre. Tous ces hommes avaient, à des degrés divers, la science de la mer, la seule qui fût réellement utile aux gens de leur cité ; ils étaient seuls à conna"tre l'art de la navigation, seuls par conséquent à pouvoir éviter le naufrage, aussi longtemps que le navire pourrait flotter. Ils se dévouaient corps et me à cette t che, toute leur vie, et pour cela, vivaient entre eux, dans leur monde clos, complètement coupés du reste de la ville qui se berçait d'illusion diverses pendant qu'eux affrontaient seuls la dure réalité de la mer, ayant leurs propres lois et leurs propres coutumes. C'est ce monde-là, tellement plus vivant, plus réel que le reste, qui fascina le plus Mounir. Le plus curieux, c'est qu'il y avait également des jeunes dans ce monde. Des jeunes mousses, qui accomplissaient les t ches les plus basses, apprenaient le métier de navigateur, et parfois aussi, tenaient compagnie aux marins ou aux officiers, leur apportaient un peu de rêve et de réconfort dans les longues heures sinistres de la nuit en mer. Ces jeunes-là touchèrent Mounir car, forts et h lés, ils paraissaient eux aussi plus vivants et plus réels que tous ceux qu'il avait vus, même dans les bas-fonds. Eux aussi vivaient dans un monde rude, où il fallait lutter pour survivre, mais ce n'était pas la même lutte ; elle était tout aussi rude que celle que menaient les jeunes des bas-fonds, mais infiniment plus gratifiante, plus enrichissante. Leur vie n'était pas facile comme celle des nobles, mais ils avaient une fonction, un statut, une place définie dans leur société, c'est eux encore qui avaient le plus d'avenir et le plus d'espérance. Mounir les aima beaucoup, il essaya de se rapprocher d'eux, mais, pour la première fois, il échoua à en séduire aucun ; ils étaient beaucoup trop graves, trop occupés à leur t che, et du reste, ceux d'entre eux qui étaient ouverts à des relations érotiques avec un homme, étaient déjà le compagnon plus ou moins attitré d'un marin plus gé, et dans ce milieu très fermé, on tolérait mal les échanges ; telle était la rude loi de ce monde. Ils n'en parurent que plus désirables à Mounir, qui observait les mousses avec une convoitise admirative, après avoir joui des nobles et des hors-la-loi. Il se dit avec philosophie que même le ma"tre de l'Ordre ne pouvait pas triompher à tous les coups. Il se demanda si ce n'était pas là, parmi les jeunes marins, qu'il trouverait celui qu'il cherchait ; en effet, il lui semblait qu'il se rapprochait du but ; il ressentait de nouveau, distinctement l'appel, même s'il était encore lointain et étouffé. Mais il fallait mieux conna"tre ce monde mystérieux des navigateurs. Pour cela, Muhyedd"ne présenta Mounir au personnage le plus important de la confrérie des marins, le capitaine Othmane K zim. Le capitaine K zim, homme de l' ge de Mounir, fin et racé comme lui, aux traits m les et burinés, h lés par l'air du large, mais avec des cheveux drus et une barbe noirs, était le vrai ma"tre de la cité, le commandant en chef du navire, la plus haute autorité après Dieu. Les nobles mêmes étaient sous lui et ne le savait pas. Lui seul connaissait à la perfection l'art de la navigation sur cette mer tra"tresse, et les secrets profonds de l'architecture du vaisseau-cité, de ses appareils et de son fonctionnement. Sans lui, sa pauvre coque se serait depuis longtemps fracassée sur les esquifs, ou bien ses m tures auraient été démembrées par les vents. Son équipage lui obéissait au doigt et à l'oeil, et lui rendait compte du moindre mouvement de la mer, ou du moindre événement survenu à bord, et lui seul savait toujours comment résoudre les problèmes. Après Muhyedd"ne, c'est lui qui fit la plus forte impression à Mounir. Il s'entretint longuement avec lui, lui parla de son monde, de l'Ordre, et le capitaine lui parla de sa vie, de son métier, des tempêtes qu'il avait bravées ; il lui fit part aussi des doutes et des questions qui le hantaient, lui qui, jour après jour, devait donner un cap à cette fantastique embarcation, sans savoir où elle le menait, s'il pourrait accoster un jour à quelque rivage clément, apercevoir enfin la terre mythique qu'il avait guettée avidement toute sa vie, ou si la mer, contre laquelle il s'était toujours battu avec courage, finirait par l'engloutir, lui et son b timent démesuré, comme une vulgaire coque de noix. Mounir n'avait pas la réponse à ses questions, mais il comprenait l'interrogation d'Othmane, compatit à son angoisse, et l'assura de sa sympathie. Il resta quelques jours à ses côtés, scrutant avec lui la mer, observant la rude vie des marins. Il sentait toujours l'appel du garçon inconnu, plus pressant que jamais, mais l'espoir de le trouver là, parmi les jeunes marins, finit par s'estomper également. Ces garçons-là étaient trop graves, trop sérieux, leur vie était déjà toute tracée, balisée ; ils avaient leur travail à faire, leur métier à apprendre, leurs amours à cultiver ; ils n'avaient pas le temps de rêver, de se poser des questions, non, ce n'était pas un d'eux non plus qu'il avait appelé. Mounir était embarrassé ; maintenant, il connaissait tous les secrets de la ville, du moins le pensait-il ; il avait connu toutes les couches de la société, les bas-fonds, le peuple ordinaire et les deux élites, la vraie et la fausse, les nobles et les marins, et il n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait. Ne lui restait-il plus qu'à errer, à son tour, parmi les détours de la ville, jusqu'à ce que le hasard ou la Providence le m"t sur le chemin de ce mystérieux garçon ? Il s'ouvrit de son problème à Muhyedd"ne : << - Cher ami, dit-il, vous me voyez fort marri. Je connais maintenant votre monde à fond ; j'en ai vu tous les visages, étudié tous les aspects, et pourtant, je n'ai pas accompli ma mission, je ne sais même pas où je dois chercher. Se pourrait-il que je sois venu ici pour rien, que personne ne m'ait appelé, ou que, pour une raison mystérieuse, je sois condamné à errer à travers cette cité sans jamais trouver la trace de celui qui m'appelle avec tant de ferveur, et qui m'a fait quitter mon désert lointain pour votre étrange monde, où je me sentais perdu jusqu'à votre rencontre ? Pourtant, à présent, il me semble que je connais tout de ce monde, qu'il ne me reste rien à découvrir. - Vous croyez ? >> répondit Muhyedd"ne avec un fin sourire qui dit à Mounir que, en dépit des apparences, il n'était pas encore au bout de ses surprises. << - Non, Mounir, non ; vous progressez, mais vous n'y êtes pas encore. L'essentiel vous échappe. C'est vrai, vous avez vu les membres et les tripes, la tête et le coeur ; vous avez vu les bas-fonds, les différents niveaux, jusqu'à ces altitudes vertigineuses où se prélasse mollement l'élite dorée des nobles, vous avez même vu ce que personne ne voit jamais, ces étages supérieurs qui sont le véritable sommet, où vivent nos vrais ma"tres, les prudents marins qui gouvernent ce b timent. Mais vous ne connaissez rien encore, non. Tout cela n'est encore qu'apparence. Si vous voulez conna"tre le vrai, savoir enfin qui nous sommes, ce que nous sommes, il vous faut faire preuve de courage pour aller là où personne, entendez-vous ! personne à part moi, même parmi les sages de cette cité, n'est jamais allé. Il vous faut maintenant descendre dans la vraie profondeur. - La profondeur ? Mais... je la connais déjà il me semble. - Oh non ! Je ne vous parle pas de celle-là ! Pas les bas-fonds. Oui, les bas-fonds sont en bas ; mais plus bas encore, profondément enfoui sous les cales, dans les profondeurs ténébreuses de l'ab"me, réside le véritable secret de notre cité, ce qui, étant tout au fond, est au-dessus des marins, au-dessus des officiers mêmes ! En avant pour la descente, Mounir, en avant pour les limbes ! >> Et Mounir, qui n'en revenait pas d'aller de surprise en surprise, dans ce monde bizarre où chaque niveau de réalité, quand on croyait le saisir, se dérobait sous un autre, plus élevé ou plus profond, suivit une fois encore son savant guide. Muhyedd"ne l'emmena cette fois jusqu'à une sorte de cabine, au milieu du bateau, fermée par une solide porte en fer que personne ne poussait jamais, et dans laquelle se trouvait l'entrée d'un puits ; un puits sombre et vertigineux qui s'enfonçait très loin dans les entrailles du navire, traversant l'une après l'autre toutes les strates qu'il avait visitées jusque là. Ils embarquèrent à deux dans une sorte de nacelle qui n'inspira pas à Mounir une confiance excessive, qui était suspendue à des cordages et reliée à un savant système de contrepoids, et alors commença la descente, dans les ténèbres, descente rapide, mais pas trop, le dispositif vétuste sous leur pied freinant constamment l'accélération due à la gravité, pour leur éviter de s'écraser comme des pommes mûres au fond de l'ab"me. Ils descendaient, ils descendaient toujours ; la descente sembla longue, interminable à Mounir, qui craignait à tout moment que les cordes se rompissent ; il n'était pas habitué à ce genre de mécanique, ni aux voyages verticaux. Ils devaient avoir dépassé depuis longtemps tous les niveaux intermédiaires, et même ceux des cales les plus profondes où il s'était aventuré lors de son périple dans les bas-fonds, pensa Mounir lorsqu'ils atteignirent enfin le fond du puits, en manquant de s'y fracasser, tant la vitesse acquise était grande, à peine limitée par l'effet du contre-poids. Ils traversèrent encore des couloirs, éclairés par des flambeaux vacillants qui attestaient d'une présence humaine, et arrivèrent enfin dans une salle, pas très grande, située manifestement très profond sous le niveau des cales les plus sinistres. La pièce était luxueuse, mais encombrée d'objets divers, éclairée par d'autres flambeaux ; il y avait de nombreux hublots, au verre épais, fixés par d'énormes rivets pour résister à l'infernale pression de l'eau, qui devait être énorme à cette profondeur ; par ces hublots, on pouvait apercevoir le fond de l'océan, mais mal, car la lumière du jour filtrait peu dans ces abysses désolées ; on pouvait néanmoins, en regardant attentivement, distinguer un rocher, un récif de corail, ou les ombres mouvantes d'un banc de poisson ou d'un céphalopode égaré. Il y avait aussi des étagères où sommeillaient de très vieux livres couverts de poussière, et divers instruments alchimiques, comme chez Muhyedd"ne, mais plus biscornus ; Mounir n'en avait jamais vu de tels, même sur la terre ferme. Il y avait même une boule de cristal, où la pièce et ses occupants se reflétaient à l'envers, bizarrement déformés, flottant parmi des reflets colorés qui semblaient les caractères d'une écriture mystique. Il y avait enfin une table en chêne massif au milieu, et de l'autre côté, un grand fauteuil sombre et profond, dans lequel un mystérieux personnage était en train de lire, à la lumière d'un grand cierge noir, un chat noir avec le bout de la queue blanche, ronronnant sur ses genoux. Mounir put mieux le détailler lorsqu'il se retourna lentement vers eux, et les salua avec une politesse hautaine, comme s'il attendait leur visite. C'était un auguste vieillard, au cheveux courts, sourcils épais et barbe blanche, qui portait un turban vert et un ample habit pourpre, comme celui de Mounir, qui en fut un peu déconcerté. Muhyedd"ne l'invita à s'avancer avec lui et lui présenta cet ôte intrigant : << - Je vous présente celui qui est véritablement l' me et l'esprit de cette cité, mon ma"tre vénéré, Alaedd"ne Nûr el-Hûd wa-l-Haq"qa al-Qutb al-Aqç al-Muttaçil bi-l-Haqq el-A'l . - Mais vous pouvez simplement m'appeler Cheikh, ou éminence, ou Commandeur suprême de la nouvelle Atlantide, ajouta l'aimable vieillard en souriant d'un air satisfait. - Mais pour ceux qui sont admis à pénétrer ici, et ils sont rares croyez-moi, mon cher Mounir, il est tout simplement << le Vieux >>. C'est lui qui m'a tout appris, et qui m'a fait ce que je suis. Il est au-dessus des marins, du capitaine Othmane lui-même, bien qu'ils ignorent son existence. Lui, conna"t vraiment tous les secrets de l'océan, de la cité et du monde. - Du monde ? dit Mounir, à qui l'étrangeté de cette précision n'avait pas échappé. - Oui, du monde, répondit le Vieux, qui devinait la raison de son trouble. Moi seul ici, représentant la mémoire des anciens et la continuité de notre race avec le reste de l'humanité, je sais non seulement tout ce qui se passe dans cette cité, ma cité, tout, jusqu'aux moindres frémissements, jusqu'aux sourds interrogations des marins, la nuit, lorsque le vent du large siffle à leurs oreilles le nom inaudible de contrées qu'ils ne verront sans doute jamais ; mais en plus, je sais ce qui se passe dans le monde, votre monde, là-bas, au loin ; je vois tout dans mes livres, ou dans ma boule de cristal, et je n'ai pas besoin d'instruments astronomiques ou mécaniques pour savoir le jour et l'heure qu'il est, et à quelle étape nous en sommes dans le grand Cycle cosmique qui régit la naissance et la mort. Et seul, je contemple ce que personne dans cette cité ne peut voir : je vois la terre, la terre ferme, celle que tous ces hommes qui errent sans but sur l'océan désespèrent de voir un jour ; je la vois, mal, mais je la vois, par ces hublots, regardez : d'ici, je vois la profondeur de l'océan, et que cette terre, cette terre en vain espérée et tant guettée par ceux de mon peuple depuis des générations, est en fait là, partout, cachée sous l'océan ! >> Mounir médita ces profondes paroles, et comprit que le vieil Alaedd"ne était un personnage peu banal, un authentique sage, comme il en existe quelques-uns dans son entourage au sein de l'Ordre, mais comme on en rencontre rarement dans le monde, même en parcourant la terre de long en large pendant des décennies. Et il lui fit sa révérence, et voulut s'entretenir de sa mission et du moyen de l'accomplir mais le vieux le devança : << - Stop, étranger ! N'allez pas plus loin. Vous figurez-vous donc que je ne sais pas pourquoi vous êtes ici ? Je sais tout ce qui se passe ici, et tout ce qui doit s'y passer, et je sais même le jour et l'heure exacts où ce navire et tout ce qu'il contient sera détruit et sombrera dans les profondeurs de l'océan, et ce jour est proche, croyez-moi. Aussi, je sais parfaitement pourquoi vous êtes venus ; et si quelqu'un pouvait vous indiquer le moyen précis d'accomplir votre mission, ce serait moi, mais même si je le savais, je ne vous le dirais pas, car vous devez découvrir cela par vous-même, valeureux étranger, c'est pour cela que vous êtes ici. Je peux cependant vous donner un indice, un seul ; après cela, il faudra chercher par vous-même. Voilà. J'avais un fils ; un jeune fils, de douze ans, beau comme le jour, auquel je tenais comme à la prunelle de mes yeux ; il s'appelait Fayruz. Oh ! Dieu, comme il était beau, et intelligent et noble ! Il était mon espérance et ma vie ; je l'avais eu sur le tard, avec une épouse beaucoup plus jeune que moi, c'était mon seul enfant, et je le chérissais, et il vivait ici, près de moi, en attendant de prendre ma succession. Mais depuis quelque temps, il a disparu. Il ne supportait plus de vivre ici avec moi, enfermé dans ces profondeurs obscures ; il voulait vivre sa vie, explorer son monde, je n'ai pas su le protéger de cette curiosité sans espoir, honte à moi ! Moi, le Vieux, qui veille depuis des lustres sur cette cité, je n'ai pas su veiller sur mon propre enfant, et un jour, il a trouvé le moyen de s'éclipser. Ne me demandez pas où il est ; moi qui sait tout ce qui se passe ici, absolument tout, c'est la seule chose que j'ignore, l'endroit, dans cette immense et lugubre cité, où se cache mon propre enfant, qui a su déjouer le piège de ma surveillance ! >> Ainsi parla le Vieux, et on voyait qu'il était ému, car ses vieux yeux qui avaient vu tant de choses, pleuraient en disant cela. Et Mounir comprit que son devoir était de retrouver cet enfant, et il promit au Vieux, qui connaissait presque tout de lui, son histoire, ses hauts faits, sa vaillance et son amour des garçons, d'accomplir cette délicate mission. Il était soulagé de commencer enfin à y voir clair sur le sens de sa présence dans cet univers déroutant, dont il connaissait maintenant tous les secrets. Avec Muhyedd"ne, il resta un long moment à s'entretenir avec le Vieux, de choses et d'autres, puis ils reprirent lentement le chemin des étages. Il fallait tirer sur la corde pour faire descendre le contrepoids et obliger la nacelle à se mouvoir vers le haut, et c'était un exercice assez pénible, mais enfin, ils arrivèrent jusqu'à une sorte de palier, que Mounir n'avait pas vu en descendant - ils étaient sans doute passés trop vite - et qui les conduisit à un escalier obscur et poussiéreux qui les amena, au terme d'une longue ascension, jusqu'à l'étage de Muhyedd"ne, d'où ils étaient partis il y avait des jours et des jours. Mounir n'était pas f ché de pouvoir se reposer dans les appartements clairs et spacieux de son guide, avant d'entreprendre sa mission. Les jours suivants, il commença à chercher, avec patience et méthode. Il faisait confiance à la chance, et à son instinct habituel. Du reste, il sentait qu'il approchait du but, car il sentait l'appel, de plus en plus distinctement, qui couvrait maintenant la rumeur confuse de la ville. Il chercha partout, dans les recoins les plus perdus de la cité, dans les étages intermédiaires, les ponts, les galeries, les cabines, les salles de bal et les troquets, dans les lieux de plaisir, nombreux, et les lieux religieux même, il fouilla partout, ne trouva pas, mais ne se découragea pas. Finalement, il retourna voir son ami Ghulam el-Hay, et lui conta son aventure, en ayant soin de ne pas trop parler des marins et du Vieux, car ces choses devaient rester secrètes. Mais Ghulam était intelligent, il comprenait ; et il offrit de l'aider. Il rameuta les jeunes des bas-fonds, que Mounir était satisfait de revoir ; ils lui étaient maintenant tout dévoués, et promirent de l'aider également, et ensemble, ils quadrillèrent méthodiquement la cité, pendant plusieurs jours encore. À la fin, ne trouvant toujours pas, il tint une sorte de conseil avec les jeunes des bas-fonds, et discutèrent du problème en l'examinant sous tous les angles. C'est d'un tout jeune vagabond, ébouriffé et mutin, à qui Mounir, quelques semaines plus tôt, avait enseigné quelques aspects de notre fonction dite reproductive, que vint la solution. << - Mais, dit-il, ne pourriez-vous pas essayer d'imaginer ce que vous feriez, si vous étiez à la place de ce garçon ? - Oui, dit Mounir, tu as raison, c'est une idée. Voyons, je suis le jeune Fayruz, je suis le fils du Vieux, perdu, seul, dans cette immense cité ; qu'est-ce que je fais ? >> Il réfléchit pendant un long moment, tourna et retourna la question dans sa tête. << - Il faudrait d'abord savoir pourquoi vous êtes parti, ce que vous cherchez, dit le jeune garçon. - Oui, bien sûr. Ce que je cherche. Pourquoi je suis parti. En effet, pourquoi suis-je parti ? J'étais bien, là, au fond, près de mon vénéré père, je ne manquais de rien. J'étais bien, pourquoi suis-je parti ? Non, non, s'écria soudain Mounir dans une illumination, non, je n'étais pas bien là en bas ! Non, je n'en pouvais plus de ces ténèbres, de cette obscurité oppressante, de cette poussière, de ces grimoires, de ce Vieux, je suis parti par ce que je n'en pouvais plus ! Je voulais respirer, je voulais voir la lumière, être jeune, je voulais vivre, voilà pourquoi je suis parti ! Je suis parti... j'ai erré dans cette cité que j'étais appelé à gouverner un jour... j'ai découvert ce monde, mon monde... quel monde ! Un monde glauque, désespéré, errant sans but et sans fin sur l'océan... mon monde, cela ! Bon sang, moi qui avais été élevé dans la science et les nobles idéaux des anciens, je découvre cela, seul dans cette ville exubérante et triste, je suis confronté à cela... cette ville, cette cité, le bateau, l'errance, l'océan ! Oh ! Bon sang, je n'en peux plus, moi, de cette ville ! Mon Dieu, cela commence à bien faire ! Mon désert me manque ! Comme je voudrais partir, partir d'ici, revenir à la terre ferme, partir... partir ! Oui, c'est cela ! C'est cela ! >> cria Mounir en serrant très fort le garçon qui étouffait. << - C'est cela ! Il a voulu partir... oh ! Mon Dieu ! Vite ! Les marins ! >> Emmenant à sa suite Muhyedd"ne et Ghulam el-Hay, suivis de loin par les gamins qui se bousculaient pour voir, il gravit en courant les étages, à nouveau, jusqu'à l'étage des marins. Là, il alla précipitamment voir le capitaine Othmane K zim, et lui dit : << - Capitaine, mes respects, vous seul pouvez m'aider mais il n'y a pas de temps à perdre, puisse Dieu vous combler de Ses bienfaits ! - Qu'Il me fasse un peu voir la terre ferme, c'est tout ce que je demande ! Répondit le marin d'un ton bourru. - Ainsi soit-il, am"ne, dit Mounir. En attendant, dites-moi ; n'avez-vous pas vu, parmi vos mousses, un nouveau, un qui ne soit pas d'ici, dont la présence ou le comportement vous intrigue ? - Moi ? Dit le capitaine, par Dieu, non, je n'ai rien vu de tel, mais je ne passe pas mon temps à espionner mes mousses, j'ai mieux à faire ! En revanche, un de mes marins, qui est un homme étrange, me semble avoir un comportement encore plus étrange ces derniers temps ; vous devriez aller l'interroger. Il s'appelle Amru Ziyad. C'est un homme rude et valeureux, il fait du très bon travail, en général ; il est intelligent. Mais il faut le tenir à l'oeil bien souvent, car c'est une forte tête, et il n'en fait qu'à sa tête ! >> Et Mounir, plein d'espoir, alla voir cet Amru Ziyad mystérieux. C'était, en effet, un étrange marin. Extraordinairement fort et viril, le teint sombre, l'air d'un bandit de grand chemin plus que d'un marin, il incarnait cependant le type même du marin cultivé, rude, mais instruit, sensible sous des dehors peu engageants, un peu poète, un peu mage aussi peut-être. Il était énigmatique, farouche, renfermé, se mêlait peu aux autres marins, mais lui seul, dans toute cette grande cité sinistre, semblait avoir gardé ou retrouvé l'espérance ; un feu étrange brûlait en lui, seul, parmi les marins, il ne doutait pas de voir un jour la terre ferme, il était intraitable sur ce point, et personne ne pouvait le contredire sans y laisser des dents, alors on le laissait tranquille. Sa présence, sur ce b timent, déroutait, mais c'était par ailleurs un formidable travailleur, toujours prêt à monter sur la passerelle quand il y avait du gros temps. Comme il était peu commode, ils tentèrent de l'amadouer, de l'interroger prudemment et avec tact, mais il se livrait difficilement. La présence du capitaine et de Muhyedd"ne devait intimider cet homme sauvage. Alors Mounir essaya une autre tactique. Il pria tout le monde de se retirer, resta seul avec le marin, et se mit à parler avec lui à b tons rompus. Il lui raconta ce qui lui passait par la tête, lui parla de son monde lointain, de ses aventures, des garçons, et le rude matelot, comprenant qu'il avait affaire à une force supérieure, écouta, fasciné, et se détendit. Peu à peu, cet étranger lui inspira confiance, alors il s'ouvrit enfin, et ce fut un autre homme qui parla à Mounir, un autre Amru, sensible, intelligent, éclairé. << - Je n'ai pas souvent l'occasion de parler, ici, à des gens capables de me comprendre, dit-il, c'est pourquoi je me cache sous cette apparence bourrue et peu avenante. Mais vous, vous êtes différent, je sens que je peux vous faire confiance, aussi, je vais tout vous dire ; après, vous ferez ce que vous voudrez. Vous savez, je suis un homme du peuple ; j'ai grandi dans les bas-fonds de la cité, que vous connaissez, mais j'ai reçu de l'instruction, comme vous l'avez sûrement remarqué, et j'ai de l'esprit. Je le tiens de ma grand-mère, qui m'a élevé, et qui était une femme de tête, un peu sorcière. Elle m'a appris beaucoup de choses, mais la vie, la mer, m'en ont appris encore plus. Je suis entré dans l'ordre des marins quand j'avais vingt ans ; l'un d'eux m'avait repéré, il avait vu que j'avais de l'intelligence et du caractère et que je n'avais peur de rien, et il sut que je ferais un bon marin. C'est comme ça que les nôtres sont recrutés, la plupart du temps ; il faut avoir des qualités exceptionnelles, et il faut avoir la chance d'être repéré. J'ai donc mûri ici, à l'air du large, le vent du large, dont je comprends la plainte solitaire, m'a appris beaucoup de choses, et j'ai toujours gardé l'espoir de voir un jour la terre promise, comme ma grand-mère me l'avait enseigné. Elle disait que je la verrais, que je ne devrais jamais perdre espoir, et je l'ai crue, jusqu'à ce jour, aussi ridicule que cela puisse vous para"tre. >> Mounir ne trouvait pas cela ridicule du tout, il trouvait cela touchant au contraire. Il attendait la suite avec impatience. << - Donc, j'ai vécu parmi les marins, et gravi les échelons, au fil des années. Moins important qu'un officier, j'occupe cependant des fonctions qui demandent de l'intelligence et de l'organisation, et les marins me respectent. Et j'écris aussi des poèmes, de temps en temps, pour tuer le temps et exprimer ce que j'ai sur le coeur. Mais, jusqu'à présent, j'ai toujours été un solitaire. Les autres marins ont des amitiés particulières avec les jeunes mousses, ils échangent de la tendresse et du plaisir avec eux, le soir, dans leur couche, cela permet de tromper l'ennui de la grande mer, et cela contribue à l'éducation de ces jeunes, à qui ils offrent leur protection en échange, et le partage de leur expérience de marin, voyez-vous (Mounir voyait très bien, évidemment). Mais moi, je n'ai jamais voulu ; j'étais bien seul, et puis, je n'ai jamais rencontré, parmi ces mousses, un jeune qui me parût suffisamment intéressant, et désirable, pour que je m'intéressasses sérieusement à lui. Je suis donc resté seul, sans un petit compagnon pour partager mes rêves et mes pensées intimes ; jusqu'à ces jours derniers. >> Le récit commençait à intéresser diablement Mounir. En même temps, depuis un bon moment déjà, le temps commençait à se couvrir ; on voyait qu'une terrible tempête se préparait. Le vent soufflait, les parois du bateau tremblait, on entendait les marins courir et crier autour de la cabine. Mais Mounir ne prêtait attention qu'au récit d'Amru. << - Peu de temps avant votre arrivée en nos murs, en effet, je fis une rencontre qui a changé ma vie. C'est un jeune garçon, d'une grande beauté, d'une grande intelligence aussi, qui ne semble pas d'ici. Il n'est ni du peuple, ni de la noblesse, ni des bas-fonds mêmes, pourtant il sait beaucoup de choses. Il ne veut pas me dire d'où il vient, ni comment il est arrivé ici. Il est arrivé, semble-t-il, après avoir erré longtemps, un peu partout dans la ville. Je ne sais même pas comment il a pu arriver jusqu'aux étages supérieurs en trompant la vigilance des gardiens. Il doit être très rusé, très déterminé aussi. Il était épuisé lorsque je l'ai recueilli ; j'ai immédiatement été frappé par sa jeunesse, sa beauté, et la lumière qu'il avait dans les yeux, mais il semblait en fuite et en détresse, alors je l'ai recueilli chez moi, sans rien dire à personne, car on l'aurait tout de suite remis aux autorités de la ville, qui l'auraient mis en prison, ou rendu à son corps défendant à des parents qui le maltraitaient peut-être, je ne sais, il ne m'en a rien dit. Il parlait vaguement de fuir, de quitter la ville, à bord d'une chaloupe ou que sais-je ; il était sûr qu'en ramant fort, seuls, nous pourrions échapper à la fatalité de cette errance qui est la nôtre, et gagner la terre ferme, un rivage d'espérance qui nous attendait au bout de l'horizon. Je fus frappé de cet espoir insensé qui l'animait, mais dans un premier temps, je l'avoue, je refusai absolument de le prendre au sérieux, car personne n'a jamais réussi à quitter seul la ville flottante et à gagner la terre ferme. Certains fous ont essayé, para"t-il, mais la mer nous ramenait toujours leur cadavre, comme un sinistre avertissement, aussi, cela fait longtemps à ma connaissance que plus personne ne songe à quitter seul ce navire maudit, que ce soit à bord d'un canot, d'une chaloupe ou par tout autre moyen. Donc, d'abord, je crus que ce garçon délirait, qu'il avait la fièvre, et je tentai de le dissuader de mettre ce projet à exécution. Mais il ne veut pas en démordre. Alors, depuis quelque temps, je m'interroge. Et si c'était possible ? S'il y avait un espoir ? Écoutez. Je vais vous dire une chose. J'ai beaucoup réfléchi. Les chaloupes ? Cela ne me semble pas un bon moyen, il faudrait ramer longtemps, sans savoir dans quelle direction aller, il y a des dangers sans nombre, je n'y crois pas. Mais il y a peut-être d'autres pistes à explorer. On m'a parlé, il y a longtemps, de gens qui avaient inventé des sortes de machines volantes, avec des ailes, comme celles des oiseaux, mais en toile, et qui avaient pu voyager loin par ce moyen, et échapper à une captivité semblable à la nôtre. Il para"t même que l'un d'eux s'est fracassé en tombant, ayant voulu s'élever trop haut, trop près du soleil, qui a fait fondre la cire qui maintenait ses ailes dans son dos. Un autre, à ce qu'on dit, avait trouvé le moyen de s'élever dans l'éther en attachant de grands oiseaux rapaces à une nacelle, et en accrochant, au-dessus de leur tête, des quartiers de viande rouge ; les oiseaux essayaient d'atteindre la viande, et ainsi, ils soulevaient la nacelle, emportant l'homme et tout ce qu'elle contenait. Il aurait fait cela pour aller combattre Dieu dans le ciel, car il voulait être le ma"tre de la création, vous rendez-vous compte ? Dieu l'a durement ch tié, à ce qu'on dit, mais en attendant, son stratagème a fonctionné, il a pu, par ce moyen, vaincre la gravité. Et puis, j'ai observé les fruits de certains arbres, qui portent deux ailes membraneuses légèrement inclinées, et qui, en tournoyant, font comme une vis dans l'air, et peuvent franchir ainsi des distances considérables. Je me demande si, par un quelconque de ces moyens, il ne serait pas possible de s'évader une bonne fois de cette prison flottante, mon jeune ami et moi, et de gagner un continent pas trop éloigné. Oui, voilà des semaines que j'étudie cela sérieusement ; je compare les différentes possibilités, je construis des modèles, je fais des expériences, des calculs, je note mes observations dans un calepin. Jusqu'à présent, ce n'est pas au point, mais j'ai de l'espoir. C'est, à mon avis, notre seule chance de quitter ce monde à la dérive, et mon ami y croit encore plus que moi, il m'encourage à poursuivre mes recherches, et c'est ce que je fais. Mais surtout, n'en parlez pas au capitaine, je vous en prie. C'est un homme juste et bon, mais strict, il ne tolérerait jamais une pareille atteinte à la discipline. >> Ces paroles firent beaucoup réfléchir Mounir. Il admirait la persévérance et l'intelligence de cet homme, mais il ne croyait pas que ses recherches pour quitter la ville flottante par les airs pussent aboutir à autre chose qu'à un tragique accident. Il se garda de le lui dire de cette façon, mais lui confia qu'il existait, à son avis, d'autres moyens plus sûrs, car s'il avait pu, lui, parvenir jusqu'à leur monde, dont nul ne connaissait l'existence, il devait sûrement être possible d'en repartir. Mais il prit conscience, à ce moment, qu'il ne savait pas vraiment comment repartir non plus. Il était, lui aussi, prisonnier de la ville flottante ! Pris au piège ! Le charmeur de fenêtres n'était plus là, et il n'y avait aucun moyen de l'avertir de sa situation, lui ou un autre de ses amis. On ne pouvait compter sur aucune aide extérieure, à part l'aide de Dieu, et c'était bien embêtant. Mounir assura cependant le brave Amru qu'il avait toute sa sympathie ; il ne lui promit pas de ne rien dire au capitaine, car il se sentait trop redevable envers celui-ci, mais il fit mieux, il promit de lui expliquer la situation avec toute l'habileté rhétorique et le charisme qui l'avaient fait ma"tre du désert, et d'intercéder solennellement pour qu'Othmane K zim perm"t au garçon de rester avec Ziyad et les marins. Et si le capitaine refusait, il lui passerait sans hésiter son sabre à travers le corps, tout commandant qu'il fût. Enfin, il promit à Amru que, lorsqu'il aurait trouvé le moyen de quitter ce maudit navire, il les emmènerait tous les deux avec lui, lui et le garçon, et les intégrerait à l'Ordre s'ils le désiraient, car il estimait qu'ils en avaient les qualifications. Amru se laissa convaincre et remercia chaleureusement Mounir. Cependant, celui-ci ne cessait de cogiter. Tout cela était très beau, mais encore fallait-il le trouver, ce moyen de quitter la ville ! De plus, la tempête commençait à faire rage. Le ciel était noir et strié d'éclairs menaçant. Des vents violents soufflaient dans tous les sens. Le navire commençait à tanguer méchamment, d'avant en arrière et de b bord à tribord, et inversement, et cela aussi inquiétait Mounir et tous les autres. Même le marin, qui n'était pourtant guère impressionnable, avoua qu'il n'avait jamais vu une mer aussi décha"née. Mounir se fit conduire jusqu'au garçon, qu'il avait h te de voir enfin. Amru l'emmena alors jusqu'à sa cabine, frappa quelques coups rapides, puis d'autres plus espacés : c'était un code qu'il avait mis au point avec le garçon pour l'avertir de son retour, et le rassurer. << - C'est moi, dit-il, n'aie pas peur. Je t'amène un invité, il a h te de te rencontrer ; c'est un ami, nous pouvons lui faire confiance. >> Il ouvrit la porte, et Mounir aperçut le garçon, qui sortait prudemment d'un coin de la cabine, assez spacieuse pour une cabine de matelot, où il se cachait d'ordinaire. C'était, en effet, un très beau garçon, mince, pas très grand, avec une tête ronde, de beaux cheveux ch tain foncé, de grand yeux clairs, de la même couleur que l'océan dans ses bons jours, brillants d'intelligence, des pommettes saillantes mais pas trop, un menton volontaire, l'air ouvert et généreux, un peu farouche cependant. Il avait l'air de s'interroger activement sur la nature de cet étranger, d'échafauder cent hypothèses sous son front noble. Il avait un air de famille évident avec le Vieux. Mounir sut immédiatement, en le voyant, que c'était le garçon qu'il recherchait - cela il l'avait compris, évidemment, bien avant de l'avoir vu, rien qu'à la description qu'en avait fait Amru - et qu'ils allaient bien s'entendre, et se plairaient mutuellement, car déjà, au premier regard, ce garçon lui plaisait énormément, et il était rare qu'il laiss t indifférent un garçon auquel il s'intéressait - à l'exception notable des jeunes mousses qu'il avait tenté en vain de séduire naguère. Il s'avança prudemment vers le garçon, en t chant de ne pas l'effaroucher, et dit : << - Fayruz ! C'est bien toi, je présume ? - En effet, dit le garçon, c'est moi, comment connaissez-vous mon nom ? Qui êtes-vous ? - Je connais ton nom, et je connais ton père, et je connais ton histoire, et les rêves qui te hantent. Je m'appelle Mounir et je suis là pour t'aider ; je suis ton ami. - Vous connaissez mon père ? C'est lui qui vous envoie ? Je ne retournerai pas chez lui ! Je sais qu'il m'aime, mais il ne peut pas me comprendre. - C'est ce que disent tous les jeunes garçons, et ils ont la plupart du temps raison, mais dans ton cas je n'en suis pas sûr. Cependant, tranquillise-toi, ce n'est pas ton père qui m'envoie. Il m'a mis sur ta piste, mais je suis venu de moi-même, pour moi-même, et je ne rends de comptes qu'à moi-même - et à Dieu. Je suis venu dès que tu m'as appelé. - Moi ? Mais je ne vous ai pas appelé ! Je n'ai appelé personne ! Je n'ai besoin de personne pour m'échapper d'ici. J'ai rencontré le noble Amru Ziyad, qui m'a compris, et qui est mon ami, et nous partirons d'ici ensemble ; nous allons quitter cette ville maudite, bientôt, et nous trouverons la terre ferme, et nous habiterons ensemble dans une vraie ville, avec des vraies maisons, pas dans les cales d'un navire puant ! >> Mounir sourit de la naïveté de cet enfant, dont il comprenait parfaitement les rêves et l'état d'esprit. Et il admirait sa tendresse pour Amru, qu'il enviait un peu. << - Je sais qu'Amru est un brave homme, qu'il t'aime, et qu'il fait tout pour t'aider, dit-il. Mais je crains que les moyens qu'il envisage ne soient inefficaces. Crois-moi, moi aussi j'ai de l'expérience et je sais beaucoup de choses. Je veux vous aider à partir d'ici, car je sais que ce qui t'attend si tu restes ici, n'est pas un avenir pour un garçon de ton ge qui a soif de vivre. Je veux et je peux vous aider, mais il faut me faire confiance. Prends exemple sur ton ami ! >> Amru confirma d'un signe de tête. << - Je veux bien vous faire confiance, dit Fayruz, mais comment comptez-vous vous y prendre ? - Eh bien... commença Mounir, que la question embarrassait un peu, je vais mettre en oeuvre un moyen infaillible, qui m'a permis de me sortir de beaucoup de situations beaucoup plus compliquées que celle-ci. Ensuite, je vais m'en remettre à Dieu en espérant que mon moyen fonctionne. - Et quel est ce moyen mystérieux ? - La réflexion. >> Fayruz allait répondre quelque chose, mais on ne saura jamais quoi, car un fracas immense, à ce moment, lui coupa la parole. Fayruz ben Alaedd"ne, Amru Ziyad et Mounir al-Naruq" se précipitèrent hors de la cabine, et ce qu'ils virent leur fit croire un moment, à tous trois, que leur dernière heure était venue. La tempête maintenant atteignait son paroxysme. Le ciel et la mer étaient en furie. Plusieurs m ts étaient déjà brisés, et les marins commençaient à paniquer. Le vacarme était insupportable. En même temps, il faisait moins sombre, et les vigies, en haut des m ts restés intacts, poussaient des hurlements, et gesticulaient comme des possédés. En effet, en regardant bien à tribord Sud, au loin, on pouvait apercevoir une fine bande de terre, étalée sur toute la largeur de l'horizon, vers laquelle volaient quelques oiseaux exotiques. C'était la terre, c'était un continent, à n'en pas douter ; sans doute cette terre promise par les anciens, et guettée en vain, par les gens de la ville flottante, pendant des générations. Elle était là, à l'horizon, au moment où personne ne l'attendait plus, n'y croyait plus. C'était inespéré. Et tout le monde avait vu. Mounir avait vu. Fayruz avait vu. Muhyedd"ne, Ghulam, le commandant Othmane, les marins, les nobles, le peuples, dans les étages intermédiaires, ils avaient tous vu, et la nouvelle se propageait même jusque dans les bas-fonds. Un moment, un sentiment de triomphe s'empara de tous les habitants de la ville. Enfin ! Leur errance était terminée, la promesse des anciens s'accomplissait, Dieu se souvenait d'eux, ils allaient pouvoir reb tir leur civilisation, redevenir un peuple comme les autres peuples de la planète. C'était beau, c'était grand, tout le monde pleurait de bonheur. Mais il y avait la tempête. La tempête qui faisait rage, qui hurlait, qui secouait de plus en plus fort la pauvre embarcation. On entendait des craquements atroces, les m ts tombaient les uns après les autres, les étages supérieurs commençaient à vaciller, à s'effondrer, la coque se fendait. Très vite, il devint évident pour tout le monde qu'on n'atteindrait jamais cette terre promise, le navire n'en avait plus la force, il coulerait bien avant, et tout le monde ne pourrait trouver place dans les rares canots en état de flotter, et qui n'atteindraient peut-être jamais la côte. La terre promise, à jamais, resterait un songe, le songe de ce peuple tragique, errant sur la mer, que la mer, ironie suprême, s'apprêtait à engloutir au moment même où ils apercevaient le rivage tant espéré. Aussitôt, la joie céda la place à une immense déception, la plus grande peut-être qu'un peuple et jamais connu, et surtout, à la panique. Les gens criaient, couraient dans toutes les directions, se bousculaient, et le navire, maintenant, cédait pour de bon ; ses planches se détachaient les unes après les autres, sa coque présentait partout des brèches larges comme des gouffres où le vent et la pluie s'engouffraient, faisant encore plus de dég ts. L'eau entrait à flots et envahissait tout ; c'était un cataclysme, le cataclysme tant attendu et tant redouté, qui se produisait au moment même où l'espoir allait rena"tre. C'était épouvantable et tragique. Mais ils n'avaient pas le temps de méditer, il fallait agir, trouver un moyen de fuir, un moyen de salut, vite, avant d'être engloutis eux aussi. Mounir rassembla tous ses nouveaux amis : Fayruz d'abord, qu'il prit dans ses bras, Amru qui leur faisait de son corps puissant un rempart contre la pluie et la houle, et puis tous les autres, Muhyedd"ne, Ghulam el-Hay, le capitaine Othmane K zim, et enfin, les garçons des bas-fonds, qui se tenaient derrière eux, serrés, trempés, terrorisés. Ils étaient effroyablement secoués et ne savaient pas quoi faire pour s'en sortir. L'immense citadelle, qui ne flottait plus du tout, s'enfonçait rapidement dans la gueule sombre et vorace de l'océan qui semblait jubiler, prendre sa revanche sur ce peuple qui l'avait défié pendant des siècles. Toute une civilisation, ou ce qui avait été une civilisation, déjà éprouvée une première fois par les eaux, sombrait pour de bon dans les profondeurs mornes. << - Qu'allons-nous faire ? Dit Fayruz. Seigneur Mounir, vous avez promis de nous aider ; je vous en supplie, honorez votre promesse si vous pouvez. C'est vrai, je vous ai appelé ; je n'en étais pas conscient, jusqu'à cet instant, mais quand j'errais seul, désemparé, dans les rues de la ville flottante, tendant en vain la main vers ces gens qui ne s'occupaient que d'eux-mêmes et de leur misérable petite existence, maudissant ce monde qui m'emprisonnait depuis ma naissance, je pensai confusément à un héros venu d'ailleurs, qui m'emporterait avec lui, au loin, très loin, fendant les airs comme un oiseau ou comme un archange. C'est cette pensée que vous avez dû entendre, tellement je l'avais pensé fort ; et c'est cela que vous appelez mon appel. Et puis plus tard, après que j'eus rencontré Amru, en dépit de mon amour pour lui et des efforts considérables qu'il faisait pour nous libérer, je sentais confusément que le désastre que mon père m'avait annoncé allait arriver bientôt, et je pensai de nouveau, très fort, à un libérateur venu de loin ; mais je le voyais moins comme un homme en chair et en os, que comme un ange, une force mystérieuse, un envoyé du ciel. Mais vous, Mounir, vous êtes un envoyé du ciel sous votre apparence humaine, j'en suis sûr. Vous avez entendu mon appel et vous avez pu venir jusqu'ici, de votre pays lointain ; trouvez le moyen de repartir, et nous avec. Sauvez-nous, par Dieu ! Si vous ne le pouvez, nul ne le peut. >> Mounir, touché et stimulé par ce discours, s'efforçait de garder son calme et de réfléchir. Il ne voyait qu'une issue possible, et il se dit que cela pouvait marcher, s'il y pensait suffisamment fort. Il se mit donc à penser très fort, à penser au charmeur de fenêtres. Et l'improbable se produisit. Le ciel était redevenu plus calme ; la tempête commençait à prendre fin. La bande de terre était toujours bien visible à l'horizon. Mais la ville flottante n'était plus qu'un funèbre amas de ruines éparpillées, qui achevaient de couler à pic, emportant au fond de la mer les derniers souvenirs de l'Atlantide nouvelle, sa mémoire, son passé, son futur aussi hélas, et la plupart de ses habitants, déjà morts ou mourants. Alors même que les derniers étages, où s'étaient réfugiés les survivants de la catastrophe, s'enfonçaient inexorablement parmi les vagues, on entendit une musique, douce et envoûtante, qui venait d'on ne sait où, dans le ciel redevenu bleu. Et Mounir aperçut ce qu'il rêvait de voir en ce moment critique : quelques fenêtre volantes qui accouraient à l'horizon. Il y en avait de différentes formes et de différentes tailles, comme d'habitude, et elles accouraient bienheureusement vers lui. Il ressentit un soulagement immense, indescriptible dans son coeur. Sauvé d'une catastrophe pareille, cela n'arrivait pas tous les jours. Cependant, il fallait faire vite, car les restes du navire continuaient de couler, et ils n'étaient pas loin d'aller rejoindre les centaines de milliers de morts de la ville flottante, engloutis par l'océan furibond. Heureusement, une première fenêtre arriva à la hauteur de Mounir, suffisamment proche pour qu'il pût l'enjamber, invitant les autres à le suivre. << - Venez, mes amis, dit-il. Ceci est votre chance et votre délivrance. Je sais d'où ces fenêtres viennent, et où elles vous conduiront. Suivez-moi, vous êtes sauvés ; une vie nouvelle nous attend. - Allez-y sans moi, dit le capitaine Othmane. Moi, toute ma vie j'ai lutté contre les flots, espérant voir un jour la terre. Je l'ai vue, mais mon b timent n'est plus, et mon peuple n'est plus. Je ne saurais vous accompagner, je ne suis pas un homme de la terre ferme, je suis un marin ; mon équipage a été englouti, et mon navire aussi ; je dois rester avec lui, je dois sombrer avec lui. - Ne soyez pas ridicule, capitaine, répondit Mounir. Vous êtes jeunes encore, vous pouvez vivre, vous le devez, assez d'hommes nobles et valeureux sont morts aujourd'hui. Si vous voulez jouer les héros tragiques, vous aurez tout le loisir de le faire à Naruq, pour amuser les enfants ; une fois là-bas, faites-vous comédien, si vous le voulez, mais pour le moment, faites comme tout le monde : sauvez-vous, vivez. >> Et le preux capitaine se laissa convaincre, et enjamba une fenêtre à son tour. Amru enjamba la même fenêtre que Mounir qui tenait toujours Fayruz dans les bras, suivi de Muhyedd"ne, des gamins des bas-fonds rescapés, et enfin, du bon Ghulam el-Hay, qui hésitait un peu, mais qui préférait enjamber une fenêtre flottant dans l'espace que de mourir noyé. Finalement, tout le monde y passa. Ils se retrouvèrent tous à Naruq, dans le désert, à proximité de la ville de toile. Mounir, exultant, leur montra au loin la capitale de l'Ordre, qui était leur résidence désormais, car il avait décidé de les intégrer tous, eux qui étaient la quintessence du peuple disparu. Il n'y avait qu'un seul homme, parmi ceux que Mounir aurait aimé sauver, qui n'en avait pas réchappé : c'était le Vieux, Alaedd"ne Nûr el-Haq"qa, etc., le ma"tre caché de la cité-navire. De lui, il n'y avait pas une trace, mystère, on ne savait ce qu'il était devenu ; tout le monde pensa qu'il avait dû être englouti comme les autres, sombrant avec cette cité à laquelle il avait voué sa vie. Tout le monde, sauf Mounir et Muhyedd"ne, qui sentaient bien, au fond d'eux-mêmes, qu'un tel homme, aussi savant, aussi malin, ayant de plus prévu la catastrophe de longue date, à l'heure près, ne pouvait pas avoir sombré. Sans doute avait-il trouvé un moyen, un moyen secret, magique, mystique, de s'échapper. Sans doute avait-il prévu sa sortie de longue date. Ils ne doutaient pas qu'il fût toujours vivant, et ils avaient raison. Mais il ne fait plus partie de notre histoire. Enfin, presque. Après s'être longuement regardés et comptés pour voir s'il ne manquait personne, ils se dirigèrent d'un pas léger vers le siège de l'Ordre. Le premier vivant qu'ils rencontrèrent furent le charmeur de fenêtres, qu'ils acclamèrent comme le véritable héros de cette histoire. Mais Mounir, qui était curieux, lui demanda comment il avait fait pour intervenir au moment opportun. << - Mais, dit-il, c'est votre émissaire qui m'a prévenu ! - Notre émissaire ? Quel émissaire ? - Ce mystérieux vieillard au turban vert et à l'habit pourpre comme le vôtre, mon cher Mounir. Il m'est apparu dans une nuée lumineuse, en plein milieu du désert, alors que j'étais en train de répéter un air nouveau. Il m'a décrit votre situation, et m'a dit que c'était vous qui l'aviez envoyé vers moi pour me prévenir, qu'à part cela il ne pouvait rien faire de plus pour vous aider, et que je devais trouver le moyen de vous sauver. J'ai voulu en savoir plus à son sujet, mais il m'a dit qu'il devait retourner dans son royaume, qui n'appartenait pas au monde sublunaire. Ensuite, il a disparu, aussi mystérieusement qu'il était apparu. J'ai alors rassemblé mes forces, fait appel à la quintessence de mon art, et je vous ai envoyé ces quelques fenêtres, qui ont heureusement pu se frayer un chemin jusqu'à vous à travers l'espace. Et vous voilà sain et sauf, vous et vos nouveaux amis, Dieu merci, quel miracle ! - Mais c'est à vous que nous le devons, cher ami >> dit Mounir avec modestie. Le charmeur de fenêtres accueillit le compliment avec autant de plaisir que d'humilité. << - Je crois plutôt, ajouta cependant le garçon ébouriffé, qu'il faut remercier Fayruz, qui vous a appelé de loin ; sans lui, rien de toute cette histoire n'aurait pu arriver. >> Tout le monde acclama Fayruz. << - Mais, répondit Mounir en souriant, toi-même, cher petit, souviens-toi du rôle que tu as joué dans cette histoire ; c'est toi qui m'as soufflé le moyen d'arriver jusqu'à Fayruz, alors que je le cherchais vainement depuis des semaines. Tu es un peu le héros de cette aventure, toi aussi. - Oui, intervint Muhyedd"ne, mais il ne faut tout de même pas oublier le Vieux, le père de Fayruz ; s'il n'avait pas prévenu votre ami, nous aurions tous coulé, et cette aventure aurait eu une fin bien tragique, sans doute. - Eh bien ! Et moi, alors ? Lança Ghulam el-Hay, un peu ivre comme toujours. N'est-ce pas moi, Mounir, qui vous ai permis de rencontrer Muhyedd"ne, sans qui vous n'auriez jamais pu accomplir votre mission ? >> Tout le monde rit de cette intervention intempestive, mais on convint tout de même qu'il avait quelque peu raison. << - Mais, dit finalement Fayruz, convenez aussi que si cet excellent Amru Ziyad, ce marin exceptionnel et cet homme au grand coeur, ne m'avait pas recueilli, aimé, protégé, et présenté à Mounir... - Bah, dit Amru, c'est à ma grand-mère que revient tout le mérite, Dieu lui fasse miséricorde. Si cette brave femme ne m'avait pas élevé comme elle l'a fait, et n'avait pas mis dans mon coeur l'espérance de voir la terre ferme... - Bon, bon, d'accord, coupa Mounir que cette discussion commençait à fatiguer, tout le monde est un peu le héros de cette histoire. Nous n'allons pas passer la journée à comparer nos mérites respectifs. Rentrons, mangeons, buvons, copulons et dormons, voilà de quoi nous avons besoin ! >> et tout le monde l'acclama. Les semaines ont passé. La ville flottante n'est plus qu'un lointain souvenir. On croirait qu'elle n'a jamais existé. Parfois, Mounir se demanderait s'il n'a pas rêvé cette histoire, tant elle sort de l'ordinaire, même pour l'aventurier qu'il est, s'il n'y avait pas Fayruz, et tous ces garçons magnifique qu'il a recueilli, pour lui rappeler sa réalité. Les garçons des bas-fonds, d'ailleurs, se sont parfaitement intégrés dans l'Ordre, où la vie leur para"t beaucoup plus belle et plus passionnante que dans les cales de la ville-navire ; ils se sont mélangés avec les garçons de l'Ordre, et plus rien ne les distingue. Muhyedd"ne et Ghulam sont heureux également ; ils se sont faits de nombreux amis. Amru Ziyad, cependant, après quelques semaines de repos bien mérité sur la terre ferme, a éprouvé le besoin de reprendre le large, car il est un marin dans l' me. Alors il s'est engagé dans la marine du sultan, pour aller vers de nouvelles aventures. Une grande idée le hante : revenir vers cette terre lointaine et mystérieuse, que son peuple a aperçu juste avant de sombrer. Il éprouve le besoin d'explorer cette terre qui revenait aux siens, d'y construire quelque chose ; il se sent l' me d'un b tisseur d'empire. Fayruz, malgré son amour pour lui, n'a pas voulu l'accompagner ; il se sent bien dans l'Ordre, et n'a pas envie de déjà reprendre la mer. Amru l'a compris, et ils se sont séparés bons amis, en se promettant de se revoir un jour, quand Amru aurait été jusqu'au bout de son rêve. Il emporte avec lui une mèche de cheveux du garçon, en guise de talisman. Avant de partir, il a confié Fayruz aux bons soins de Mounir, en lui enjoignant de le rendre heureux. Mounir a bien compris le message. C'est pourquoi, un beau jour, il s'est retrouvé dans sa tente, sur sa couche, avec Fayruz à ses côtés. Il lui a fallu du temps pour apprivoiser complètement cet être complexe et complet qu'est le fils du cheikh Alaedd"ne, Commandeur de la nouvelle Atlantide ; mais enfin, le garçon a succombé aux charmes de l'aventurier, et il est prêt à se donner à son nouvel ami. Certes, il n'est plus tout à fait innocent, ayant déjà connu avec Amru certains aspects de l'amour. Mais il est tellement pur, tellement exalté, que son premier colloque particulier avec Mounir a quelque chose d'une vraie première fois. En tout cas, ils brûlent tous les deux de faire la connaissance l'un de l'autre, surtout Mounir, qui désire ce garçon ardemment depuis qu'il l'a aperçu dans la cabine d'Amru ; voire, depuis qu'il a entendu son appel lointain, et qu'il a pressenti sa détresse, sa richesse intérieure et sa beauté. Il l'aime autant que Marw ne ou Haydar, et il a h te de jouir de lui. Étendu avec lui sur sa couche, il le caresse en rêvant ; le garçon se laisse faire, ronronne, lui rend ses caresses. Puis, n'y tenant plus, il l'embrasse, glisse sa main sous son habit, palpe sa chair moelleuse dont il pressent la saveur nonpareille, le déshabille prestement, en même temps que le garçon, excité, l'aide à se déshabiller. Il prend Fayruz contre lui, l'enlace, se laisse enlacer par lui. Il sent le désir de Fayruz se mêler au sien, et leurs corps se mêlent à leur tour ; leurs jambes s'entrecroisent, s'entortillent, leurs sexes se frôlent, glissent voluptueusement l'un sur l'autre, leurs bouches s'embrassent encore. Avec fièvre, ils expérimentent toutes les caresses, tous les jeux érotiques, pendant des heures, étanchant à plusieurs reprise leur immense soif de jouir l'un de l'autre. À la fin, ils s'endormirent l'un contre l'autre, brisés mais heureux ; telle fut l'heureuse conclusion de cette bien étrange histoire. 16. Hamid retrouve Nasredd"ne Hamid, qu'on avait laissé sur le bateau en partance pour l'"le de Kali, était arrivé sur cette "le, et, deux jours plus tard, Nasredd"ne était arrivé à son tour. L'homme de l'Ordre avait trouvé le jeune lieutenant sans peine. Quand il avait su qui était cet étranger et ce qu'il lui voulait, Nasredd"ne avait eu le coeur en fête, car il aimait Mounir, et il était heureux de savoir qu'il pensait à lui. Le père de Nasredd"ne possédait une maison sur l'"le, et, comme il n'y avait pas de bateau avant plusieurs jours, ce dernier offrit à Hamid l'hospitalité. Ils passèrent ainsi plusieurs journée idylliques ensemble, jouant avec les garçons de l'"les, qui étaient doux et peu farouches. Mais un beau jour, comme ils erraient sur la plage, ils firent la connaissance d'un garçon étrange, qui s'appelait Tawfiq, et qui les frappa par son caractère taciturne et rêveur, totalement différent de celui des autres enfants de l'"le. Tawfiq pouvait avoir treize ou quatorze ans, et il se lia sans peine d'amitié avec les deux hommes ; et il leur conta son histoire, que nous rapportons à peu près telle qu'il la raconta : << Bien que je sois ici, commença-t-il, je ne suis pas d'ici ; ma mère était de l'"le de Kali, mais mon père, qui voyageait beaucoup pour son travail, était originaire du Khorassan. Ma mère avait suivi mon père dans son pays, et je suis né là-bas. Mais quand j'avais deux ans, il y eut la guerre avec les Mongols. Les Mongols venaient dans les villages, tuaient les habitants, et emmenaient les femmes comme servantes. Un jour, ils vinrent dans notre village ; ils entrèrent dans la maison où je vivais avec mes parents et mes cinq frères a"nés, massacrèrent mon père et mes frères, et emmenèrent ma mère. Moi seul, j'avais réussi à me cacher dans une armoire, mais je vis toute la scène, et je la revois comme si c'était hier. C'est le seul souvenir que je gardai de ma prime enfance. J'oubliai tout le reste lorsque je fus adopté par de braves gens qui ne pouvaient avoir d'enfants, et qui vivaient dans la région de Naruq. Je grandis donc à Naruq, comme un enfant de Naruq, tout en sachant que mes vrais parents avaient été tués ou emmenés par les Mongols. J'étais heureux à Naruq ; toutefois, je me posais beaucoup de questions sur mes vrais parents ; qui étaient-ils ? Aurais-je été aussi heureux avec eux, ou plus heureux ? Etc. Or, un jour, je fis un rêve : je vis ma mère, ma vraie mère, sur l'"le de Kali, où elle était revenue vivre, après avoir réussi à échapper aux Mongols. Elle était très belle et très douce ; et je me réveillai en pleurant, car ce rêve avait fait remonter en moi des souvenirs profondément enfouis, que je croyais effacés à jamais. Il fallait que je retrouvasse ma mère ; aussi, je demandai et obtins de mes parents adoptifs la permission d'accompagner un de mes oncles dans un voyage qu'il devait faire vers les "les. Nous pr"mes le bateau le lendemain. Sur ce bateau, je fis la connaissance du capitaine, qui s'appelait Abdul-Hakim, et qui était un homme merveilleux et fascinant. La mer et les livres étaient ses deux passions ; passions apparemment peu compatibles, mais cela ne le gênait nullement. Il avait fait de sa cabine une véritable bibliothèque flottante. Elle était entièrement garnie de livres, principalement des livres sur la mer et sur l'océan. Ces ouvrages le captivaient. Il disait que c'était une chose merveilleuse que de lire quand on est en pleine mer ; l'azur du ciel qui se reflète dans les vagues de la mer est comme un grand livre ouvert au dessus de nous, et avec un autre livre sur les genoux, on a l'impression d'être immergé dans la littérature. Abdul-Hakim avait un caractère peu ordinaire pour un marin ; c'était un rêveur, un intellectuel. En cela, nous nous ressemblions, et il l'avait senti. Il s'intéressait à moi plus qu'à n'importe quel gamin, car il voyait que je n'étais pas comme les autres ; sous des dehors taciturnes et renfermés, je cachais une nature ardente et méditative à la fois. Ma rêverie m'entra"nait constamment dans des mondes merveilleux auxquels seuls les imaginatifs accédaient ; peu de gens appréciaient cette qualité, mais c'était le cas du capitaine. De plus, il me trouvait très beau. De sorte qu'une véritable fascination réciproque naquit entre nous ; moi, j'étais attiré par lui parce qu'il me comprenait et parce que je voyais que c'était, lui aussi, un rêveur, un passionné et un poète. Bientôt, l'attirance se changea en amour ; je devins l'amant du capitaine. La nuit, nous dormions ensemble sur sa couche ; ce furent les plus belles nuits de ma jeune existence. Un soir, comme nous étions couchés, le capitaine me raconta son histoire. - Aussi loin que je me souvienne, dit Abdul-Hakim, j'ai toujours été un passionné de la mer. Je suis né sur un bateau ; je sus nager avant de savoir marcher. Mon père était marin, et il emmenait ma mère avec lui dans ses périples. De sorte que je grandis sur le pont d'un navire. Mais un jour, lorsque j'avais sept ans, il y eut une terrible tempête ; le bateau de mes parents fit naufrage. Mes parents et tout l'équipage se noyèrent. Moi seul, j'eus la chance de pouvoir me raccrocher à une planche du navire qui flottait, et là il arriva quelque chose d'extraordinaire. Je fus secouru par des génies de la mer. Un couple de ces créatures, qui sont toutes-puissantes au milieu des flots, me recueillit, ayant justement perdu peu de temps auparavant un de leurs enfants. De sorte qu'ils eurent pitié de moi. Je restai plusieurs années parmi les génies, qui me traitaient comme un des leurs et me nourrissaient. Ils avaient un antre au fond des mers, avec de l'air à l'intérieur ; quand ils voulaient entrer ou sortir, ils fendaient la mer, qui prenait la forme d'un escalier menant jusqu'au seuil de l'antre. C'était très pratique et très ingénieux. Mais un jour, quand j'avais dix ans, je manifestai le désir de revenir parmi les humains. Alors, le génie m le, qui était d'une force colossale, et aussi d'une grande sagesse, et qui avait les yeux fendus comme ceux d'un chat - je vous en donne une description sommaire pour que vous ayez une idée du genre de créature avec lequel la destinée a voulu que je vécusse - me prit et m'emmena par delà les mers, jusque dans une petite ville portuaire, où il m'abandonna après avoir pris congé de moi avec effusion, et en m'assurant que si un jour j'avais besoin de quoi que ce soit, je n'aurais qu'à l'appeler de son nom, Abdul-Maj"d le génie. Dans la ville, j'errai un bon moment sans savoir où aller. J'avais grand'faim ; aussi, lorsque je sentis une odeur de soupe de poisson, je me dirigeai vers une sorte de cabaret où les matelots avaient l'habitude de déjeuner. Je mendiai un bol de soupe et un croûton de pain ; mais comme on me demandait d'où je venais, je racontai naïvement mon histoire. Naturellement, vous pensez si l'on me crut ! Tout le monde rit de moi ; j'étais furieux, aussi j'appelai Abdul-Maj"d pour qu'il se manifest t aux matelots et témoign t en ma faveur, ce qu'il fit. Les gens du cabaret furent médusés ; alors, une bande de joyeux matelots, qui avait aimé mon histoire, fit de moi sa coqueluche. Ils me proposèrent de m'embarquer comme mousse à bord de leur navire, ce que j'acceptai. Ce que je ne savais pas, c'est que c'était un navire pirate. Il abordait des bateaux marchands et les dévalisait. Toutefois, ils n'étaient pas sanguinaires, juste malhonnêtes. Je vécus donc parmi ces pirates la grande vie, participant à leurs exactions, passant mes nuits à faire la fête avec eux. Or, ces marins avaient une drôle de façon de faire la fête. C'étaient, pour la plupart, de vigoureux jeunes gens d'une vingtaine d'années tout au plus, et qui avaient le sang chaud. Ils s'amusèrent donc à me caresser, à m'exciter, à m'apprendre le plaisir sexuel ; puis, ils me firent coucher avec eux, à tour de rôle, et parfois tous ensemble. Je trouvais cela très amusant ; il n'y avait entre nous aucune espèce de contrainte : c'était comme un service que l'on se rendait entre bons amis. J'étais devenu l'amant de toute la bande de pirates ; nos nuits se passaient en beuveries et en joyeuses coucheries. Vous pensez si j'aimais cette vie ! Or, un jour que je trinquais avec le chef des pirates, il me conta son étrange histoire, que je vais vous raconter à mon tour telle qu'il me l'a racontée, ou presque. - Apprenez, moussaillon, me dit-il, que, dans mon jeune temps, j'étais un homme pieux, honnête et droit. Ayant appris le Livre d'All h à neuf ans, je commençai à l'enseigner à quinze. À vingt ans, j'étais un professeur de Coran réputé. Mon but était de devenir un saint, et je faisais tout ce qu'il fallait pour cela, et même davantage. Mais je fus détourné - hélas ou heureusement - du chemin de la sainteté par la beauté d'un de mes jeunes élèves, qui lisait le Coran avec une voix cristalline d'une étourdissante pureté. Rien que sa voix aurait séduit tous les saints du paradis, mais que dire alors de sa taille, de ses joues, de ses cheveux dorés, de ses lèvres incarnat, de ses pommettes saillantes, etc., etc. Bref, je devins fou amoureux de lui, et je lui fis des avances auxquelles il répondit positivement. Je fus merveilleusement heureux avec ce jeune garçon, qui se donnait à moi comme une fille. Malheureusement, j'avais, sans m'en rendre compte, séduit un autre de mes élèves, du nom d'Assad, le lion ; c'était un garçon étrange, au caractère rebelle, violent, impulsif. Il avait déjà réussi à séduire bon nombre de ses camarades, obtenant d'eux qu'ils acceptassent de coucher avec lui et de faire toute sorte de chose que la morale réprouve. Mais, en apprenant, je ne sais comment, ce que je faisais avec mon autre élève, il fut jaloux ; car en voyant mon robuste corps de vingt ans, il pensa que mon dard devait être plus fier et plus dur que celui de ses jeunes camarades, et il me désira ardemment. Mais je ne voulais rien faire avec lui ; je craignais trop d'attrister mon petit amant, dont j'étais pleinement satisfait. Alors, il résolut de se venger de moi. Il alla raconter partout que j'avais tenté de le violer. On crut à cette calomnie, et l'on me chassa de la ville. Je cherchai alors à retrouver une vie honnête ailleurs, en faisant divers métiers. Mais la colère, ou plutôt la hargne d'Assad, continuait de me poursuivre. Partout où j'allais, il allait aussi, et répétait sa calomnie, en l'enjolivant, si j'ose dire, de détails toujours plus sordides sur mes débauches et mes malversations ; je n'étais plus seulement un violeur, mais aussi un voleur, un pervers, un hypocrite, presque un assassin. Je ne sais pas comment il faisait pour me retrouver, en dépit de mes précautions, mais il y arrivait toujours ! Ce gamin avait complètement détruit ma vie. J'étais devenu un vagabond, un mendiant. Un jour que j'étais assis tristement sur le bord du chemin, je vis arriver Assad, qui paraissait plus triste encore. Fou de colère, je m'apprêtai à le ch tier à coup de pierres, mais il me supplia de l'écouter d'abord, et de le ch tier ensuite si j'en avais toujours envie. De bien mauvaise gr ce, j'acceptai d'entendre ce qu'il avait à me dire. À ma grande surprise, il venait implorer mon pardon ; il se rendait compte qu'il avait brisé la vie d'un honnête homme, et il le regrettait amèrement. Je fus ému malgré moi par le ton de sincère contrition qui perçait dans sa voix ; de plus, les cernes sous ses yeux attestaient des nuits sans sommeil qu'il avait passées depuis que je n'étais plus rien. << Mais, ajouta-t-il alors, ce n'est pas tout. Savez-vous pourquoi j'ai fait tout cela ? Eh bien ! C'est parce que je vous aimais ; oui, aussi incroyable que cela puisse para"tre, je vous aimais, si fort que je ne pouvais supporter que vous me repoussassiez. C'est pourquoi je vous ai fait tout ce mal ; mais au fond de moi, j'en souffrais plus que je ne saurais vous dire, sans doute plus que vous même. Car je vous aimais, vous dis-je, et je vous aime toujours. Oh ! Je sais bien, je ne suis qu'un misérable et je ne mérite pas votre clémence, de plus je ne m'attends pas à ce que vous me croyiez ; mais ce que je vous dis est la triste vérité. >> Je fus totalement ému par ce discours aux évidents accents de vérité. Aussi, j'acceptai ses excuses et, plus encore, j'acceptai son amour. Car je m'aperçus alors qu'il était, somme toute, assez beau garçon, et le repentir, qui avait p li son teint et affiné ses traits, le rendait plus beau encore. La souffrance l'avait rendu plus désirable à mes yeux. J'en fis donc mon amant, selon son voeu de toujours. Ce qu'il n'avait pu obtenir de moi ni par la douceur, ni par la force, il l'obtint finalement par l'humilité. Nous dev"nmes amants, et je l'enlevai à sa famille, qui l'avait rejeté à cause de sa mauvaise conduite. Mais en attendant, nous n'avions rien à manger. Je ne pouvais plus exercer aucune profession car j'étais déshonoré, rayé du monde des vivants. De plus, je n'avais plus aucun désir de me raccommoder avec le monde. De mes mésaventures, j'avais, en effet, gardé un profond mépris mêlé d'aversion pour les hommes, leur crédulité, leur cruauté, leur hypocrisie. J'avais trop vu le mauvais visage de l'humanité, celui qui fait l'homme pareil à une bête féroce, qui se réjouit cyniquement du malheur des autres. Peut-être est-ce, finalement, un service qu'Assad m'avait rendu en répandant la calomnie à mon propos. Peut-être a-t-il, involontairement, contribué à m'ouvrir les yeux sur le genre humain ; en tout cas, j'avais perdu toutes mes illusions, et toute envie d'être droit et honnête. Alors, je décidai de gagner ma vie par la piraterie. Je commençai par dépouiller quelques riches voyageurs, puis j'achetai un navire avec son équipage, et me lançai dans les mers, où je truandais les bateaux, avec mon jeune amant qui me servait de second. Vous le connaissez ; il a vingt ans aujourd'hui, et il n'est plus mon amant, car ces plaisirs-là ne sont plus de son ge. Désormais, il couche avec des garçons plus jeunes que lui ou avec des filles, mais nous sommes restés bons amis. Et je pratique toujours avec joie et fierté le métier de pirate, que j'ai choisi ou plutôt, qui m'a été imposé par la sottise et la méchanceté des hommes. Telle était l'histoire du chef des pirates. Ainsi, poursuivit Abdul-Hakim, je vivais en harmonie avec ces braves flibustiers ; lorsqu'un jour, une escadre de navires appartenant à la flotte du sultan de Naruq vint à notre rencontre. Ils arboraient le pavillon noir et le pavillon du sultan, et venaient pour détruire le bateau des pirates et arrêter ceux-ci. Aussi courageux fussent-ils, ils ne pouvaient que fuir devant un si grand nombre de navires ennemis. Alors j'eus une idée. J'appelai une fois de plus mon ami le génie à la rescousse. Il vint, et je lui expliquai notre problème. Alors, il s'en alla et revint avec une armée de dix mille génies des mers, qui mit en fuit la flotte du sultan, laquelle, terrorisée face à ce que des yeux humains n'avaient jamais vu, déguerpit sans essayer de livrer bataille. Le chef pirate m'en fut si reconnaissant qu'il me traita désormais comme son propre fils ; il m'apprit l'art de la navigation. Il fit de moi un vrai marin. Mais je crois qu'à mon contact, il se mit à regretter un peu son passé honnête. Il se souvint avec émotion du temps où il enseignait le Coran à des enfants candides. Il me parla alors des livres qu'il avait lus jadis, me fit apprendre le Coran à mon tour. De là, ainsi que d'une nature intelligente et bien disposée, je tiens mon amour pour les livres qui sont, après la mer, la seconde passion de mon existence. Et vous êtes, mon cher enfant, la troisième. Que vous dire d'autre ? Après cet épisode épique, je restai encore quelque années avec les pirates, le temps de bien acquérir le maniement du gouvernail, de la boussole et du sextant. Lorsque enfin, j'eus dix-huit ans, je quittai les pirates, qui pleurèrent d'émotion de me voir partir, et je m'engageai comme sous-officier sur un navire marchand. J'eus différents emplois dans la marine, jusqu'au jour où j'héritai du commandement de mon propre navire. Alors, ce fut le bonheur parfait et sans mélange ; je parcourus les mers, avec mes livres et mon grand coeur, rêvant et méditant beaucoup, car l'avantage d'être capitaine, c'est qu'on a plus de loisirs qu'un simple officier, pour ne pas parler d'un matelot ! Que souhaiter de plus, en effet, que l'immensité bleue du ciel et de la mer, et l'immensité noire et blanche de la page écrite ? Quand on a cela, mon cher garçon, et qu'on a un amour comme le vôtre en plus, alors, on a tout ce qu'un homme peut désirer ! De temps en temps, je croise encore mes amis les pirates, qui ne m'attaquent jamais ; et ensemble, nous évoquons le bon vieux temps. Ainsi parla le capitaine Abdul-Hakim, dont je fus l'amant pendant presque tout le temps que dura la traversée. Je dois dire à ce propos que je sais bien gré à mon oncle d'avoir toléré, ou du moins fermé les yeux sur cette relation, car il avait compris, je pense, que je m'épanouissais en faisant l'amour avec mon beau capitaine. Aussi s'abstint-il heureusement de remarquer quoi que ce fût. Lorsque enfin nous abord mes à Kali, mon premier soin fut de partir à la recherche de ma mère ; il me fallut une semaine pour la trouver, mais elle pleura de joie en voyant revenir ce fils qu'elle croyait tué par les Mongols. Nous étions tous les deux heureux de nous revoir, mais nous nous aperçûmes bien vite que, en raison d'une longue séparation, nous ne savions presque rien l'un de l'autre ; nous étions comme deux étrangers. Nous avions de plus grandi dans des pays fort différents, elle à Kali et dans le Khorassan, moi à Naruq. C'est dur, savez-vous, de voir un étranger dans votre propre fils, une étrangère dans votre propre mère. Mais enfin, avec le temps, nous appr"mes à nous conna"tre et à nous apprécier. Je vis aujourd'hui près de ma mère, et je suis heureux. Mais je n'oublie pas tout ce que j'ai vécu, de bon et de mauvais : le massacre de ma famille, ma jeunesse à Naruq, le rêve, puis le voyage en mer ; mes parents adoptifs qu'il m'a fallu quitter, mes amours avec le capitaine qu'il m'a fallu quitter également, puis les retrouvailles, heureuses mais difficiles au début, avec ma chère mère. Tout cela vous forge le caractère. Cela vous explique que je parle peu et que je songe beaucoup, que je sois plus renfermé, mais plus ardent à l'intérieur, que bien des jeunes de mon ge. Un jour, je crois que j'aimerais reprendre la mer ; je retrouverai mon tendre ami le capitaine Abdul-Hakim et ses livres, j'irai revoir ma famille adoptive, etc. Puis, il y a tant de choses à découvrir dans le monde ! Mais pour le moment, je vis aux côtés de ma mère, dont j'ai été séparé pendant si longtemps ; elle a besoin de moi et j'ai besoin d'elle. >> Ainsi parla le jeune Tawfiq. Hamid et Nasredd"ne furent si enthousiasmés par cette histoire, qu'ils décidèrent de partir à la recherche du capitaine Abdul-Hakim. Ils se renseignèrent au port, et apprirent que son bateau était actuellement dans un certain port de la côte africaine. En quatre jours, ils l'eurent rejoint, et firent sa connaissance un soir, dans une auberge de marins à Kemra. Ils lui parlèrent de Kali et du jeune Tawfiq, ce qui émut beaucoup le marin. Il leur raconta à son tour son histoire, avec plus de détails, parla de la mer et de ses livres. C'était, décidément, un homme fin et spirituel que ce capitaine. Ils lui parlèrent de l'Ordre. Abdul-Hakim en avait entendu parler, et en avait une image plutôt positive, mais il n'osait pas trop s'avancer. Hamid et Nasredd"ne émirent l'avis que le capitaine s'entendrait bien avec un homme comme Mounir, et qu'il saurait apprécier le travail de l'Ordre, lui qui aimait la liberté. Abdul-Hakim fut d'avis que c'était bien possible. Ils convinrent donc d'organiser une rencontre à la première occasion. En gage d'amitié, le marin offrit à nos deux amis une boussole magique, qu'il avait reçue du génie ; il suffisait de prononcer le nom d'un lieu ou d'une personne, par exemple Mounir, ou l'Ordre, pour que l'aiguille indiqu t la direction de ce lieu ou de cette personne, quelle qu'elle soit. En échange, Nasredd"ne et Hamid offrirent au capitaine, de la part de l'Ordre, une clef magique, qui entre dans toutes les serrures ; il suffit de la faire tourner dans une porte quelconque, et cette porte donne dans un lieu, toujours le même, qui est une caverne située dans le désert de Naruq, à proximité de la capitale sombre de l'Ordre. Toutefois, la clef ne fonctionne que dans un sens : une fois qu'on est dans la caverne, on ne peut plus retourner directement là d'où l'on était venu. Il était donc recommandé de n'user de cette clef qu'à bon escient. Abdu-Hakim et les deux amis échangèrent moult remerciements pour ces beaux présents, et se séparèrent les meilleurs amis du monde. Le lendemain matin, Hamid et Nasredd"ne repartaient pour Kali. Puis, de là, le premier reprit la route de Naruq, tandis que le second repartit vers de nouvelles aventures maritimes. Auparavant, ils avaient fait leurs adieux à Tawfiq ; non sans promettre au garçon qu'ils se reverraient quelque jour. Le garçon, en les voyant s'éloigner, songea mélancoliquement que la vie n'est qu'une suite de séparations. Mais il pensa à sa mère, et se dit que les séparations étaient parfois suivies de retrouvailles émouvantes ; ce qui fait que la vie est belle malgré tout. 17. Les sept garçons sont reçus dans l'Ordre On se souvient des sept amis que nous avions laissés en chemin, Chakir, Nadir, Bachir, Sadjid, Asdjad, Karim et Wadid. Le même jour où Hamid et Nasredd"ne rencontraient Abdul-Hakim, nos sept garçons arrivaient enfin au siège de l'Ordre. Ils arrivèrent à la pointe du jour et furent accueillis par un jeune garçon à la grande beauté, qui n'était autre que Haydar, qui, à travers le dédale des tentes, les mena tout droit jusqu'à celle de Mounir. Celui-ci embrassa chaleureusement les sept amis, en leur souhaitant la bienvenue au nom de l'Ordre tout entier. Les sept furent un peu étonnés de voir qu'ils étaient attendus, mais Mounir leur expliqua en souriant qu'en tant que ma"tre de l'Ordre, il savait tout. Tout le jour fut consacré, à part les prières quotidiennes qu'on observait toujours scrupuleusement, à la découverte des secrets de l'Ordre, de ses institutions, de ses hauts personnages. Les garçons furent présentés au père Anastase, au charmeur de fenêtres, à quantité d'autres ; seul manquait Hamid qui, on l'a vu, était à Kali. Ils virent presque tout le campement, cet immense labyrinthe de toile plein de mystères. Le soir, on se détendit ; on mangea, on but ; on causa beaucoup ; on copula un peu. Puis, quand on fut repu de tous les plaisirs de la terre et du ciel, Mounir annonça aux sept amis, qui avaient la tête dans les étoiles, qu'ils auraient, le lendemain, trois épreuves à passer avant de faire totalement partie de l'Ordre. Il y a toujours des épreuves à passer quand on entre dans une organisation telle que l'Ordre ; elles peuvent varier d'une personne à l'autre, mais elles existent toujours ; elles sont d'autant plus difficiles que l'on attend beaucoup de la personne à qui on les fait passer. Dans le cas des sept, on attendait énormément d'eux, car on savait déjà que c'étaient des garçons d'une qualité exceptionnelle. La barre avait donc été mise assez haut. Mais Mounir était convaincu, au fond, que la difficulté prévue n'excédait pas la capacité des impétrants. Du reste, le risque était d'autant plus réduit que la réussite ou non d'une épreuve était laissée à l'appréciation de l'examinateur, c'est-à-dire Mounir lui-même, qui était bien décidé à ce que ces garçons entrassent dans l'Ordre. Les épreuves étaient donc plus, en réalité, un moyen de fixer définitivement le niveau de ces jeunes gens. Avant de se présenter pour les épreuves d'admission proprement dites, les sept garçons durent se soumettre à une épreuve préliminaire qui consistait à se rendre seuls, de nuit, dans une grotte au fin fond du désert, dans un lieu dangereux, plein de pièges, d'animaux féroces et de sables mouvants. S'ils parvenaient à déjouer ces pièges - Mounir leur avait, pour cela, donné des indications précises, de plus il les guidait mentalement à distance, par ses prières - ils devaient pénétrer au fond de la grotte, et en ramener un échantillon d'un mystérieux cristal bleu, luminescent, aux propriétés surnaturelles. Lorsqu'ils revinrent, à l'aube, heureusement sains et saufs, avec le précieux échantillon de roche, Mounir leur expliqua que d'après une très ancienne tradition des sages du désert, c'est à partir de ce cristal, d'origine supra-cosmique, que Dieu, au commencement des temps, créa les garçons, avant la création de l'homme. Et les pouvoirs de ce minerai étaient liés à la puissance vitale et à la vertu théophanique et théurgique des garçons. Il s'en servirait pour décupler leur puissance à eux, en vue des épreuves. Il réduisit donc le cristal en une fine poudre bleue au moyen d'un mortier, puis il appela son propre ma"tre, Khwadja S., l'un des grands de l'Ordre, dont nous reparlerons plus tard s'il pla"t à Dieu. Le Khwadja, au moyen d'une paille, souffla la poudre bleue dans les narines de chacun des garçons ; de sorte qu'elle pénétra en eux, se mêla à leur constitution, mélangée au souffle du vieux ma"tre, qui possédait déjà par lui-même une vertu philosophale et spirituelle. De la sorte, l'esprit des sept garçons fut ouvert par le haut, et ils devinrent capables, le temps des épreuves, de penser en plus grand, et de raisonner comme de vrais initiés, tout en restant des jeunes garçons. Pour Bachir, à la limite, ce n'était pas nécessaire, car il pensait déjà en théologien et en théurge, malgré son jeune ge. Mais pour tous les autres, cela devrait leur permettre de soutenir l'effort intellectuel qui serait exigé d'eux lors de l'initiation. Car le fait même qu'ils soient admis à recevoir celle-ci impliquait qu'ils eussent déjà fait leurs preuves sur le plan physique et moral ; ainsi fonctionnait l'Ordre. Il y aura tout de même aussi, dans ces épreuves, un aspect physique que nous évoquerons comme il se doit, et qui exigeait qu'ils prissent des forces supplémentaires ; mais c'était l'aspect spirituel, l'effort mental et l'effort du coeur, qui était prédominant comme nous allons le voir. Le lendemain matin, donc, après avoir dormi quelques heures seulement d'un sommeil passablement nerveux, les sept adolescents se levèrent tôt, et petit-déjeunèrent rapidement, de dattes, de fruits frais et de lait caillé. Puis on les amena sur le lieu des épreuves, qui était une grande enceinte de toile demi-circulaire. Le détail des épreuves était inspiré des enseignements de la théologie islamique, selon lesquels la Présence divine se répartit en trois niveaux, ou se constitue de trois éléments, qui sont en fait un quant à la réalité essentielle, mais trois du point de vue de la manifestation ; il y a l'Essence, les attributs et les actes ; ces trois éléments constituent ensemble la Présence divine intégrale. Le rapport des attributs et des actes à l'Essence est tel qu'ils ne sont << ni Elle, ni autre qu'Elle >> : telle est la formule consacrée par la tradition. Il y avait donc trois épreuves initiatiques, correspondant respectivement aux actes, aux attributs et à l'Essence. Ces épreuves consistaient d'abord à écouter une histoire racontée par un personnage désigné par le ma"tre de l'Ordre, puis à répondre à une énigme en rapport avec l'histoire. Il n'y avait pas une seule réponse correcte à cette énigme ; la qualité de la réponse donnée, quelle qu'elle soit, serait évaluée par Mounir et déterminerait le sort des sept impétrants, qui passaient les épreuves collectivement, comme un seul homme. De plus, l'évaluation porterait tant sur la qualité des délibérations - si elles avaient lieu à haute voix - que sur celle de la réponse elle-même. Le premier personnage était un homme d'une quarantaine d'années, aux cheveux et à la barbe grise, au visage m le et beau. Il se nommait Abdul-Q dir. Il s'ébroua légèrement, puis il prit la parole et conta son histoire : << Il y a dix ans de cela, dit-il, j'étais un jeune homme de trente ans, exerçant la profession de ma"tre d'armes dans un collège d'élite destiné aux fils des princes et des hauts fonctionnaires de l'administration du calife. Les jeunes qui étaient dans ce collège étaient destinés à constituer l'excellence de la noblesse, et ils recevaient une éducation très stricte, religieuse, littéraire, philosophique et martiale, afin de parfaire leur esprit et leur corps ; de sorte qu'au terme de leur parcours pédagogique, il eussent atteint le plus haut degré de raffinement intellectuel, la meilleure condition physique et la ma"trise de toutes les armes que doit savoir manier un bon guerrier : b ton, poignard, sabre, arc, fronde, etc. Quant à moi, j'avais précisément pour fonction de leur enseigner cette ma"trise des armes, qui était un des point essentiels de leur éducation. La discipline du collège était stricte, mais point trop, car il ne faut pas lasser les jeunes mes ; on les laissait donc épancher leur trop-plein de vie dans de petites histoires d'amour entre garçons, pourvu qu'ils n'en fissent point trop et restassent discrets. Il y avait cependant un enfant terrible, un gamin frondeur, impossible, comme dans tous les collèges - le nôtre s'appelait Redouane, et c'était justement le fils de l'un des plus grands princes de tout l'État, du frère préféré du calife, rien de moins. On comprend dès lors que nous fussions dans l'impossibilité de réprimer ses frasques, d'autant qu'il était suffisamment intelligent pour rester toujours - en apparence du moins - à la limite du permis. Mais c'était un jeune homme extrêmement remuant, intenable. À douze ans, il avait déjà perverti la plupart de ses camarades, donnant chez lui des fêtes qui se terminaient régulièrement en orgies au cours desquelles le fils de la maison se livrait à des copulations sans fin avec des partenaires de tous ges et de tous sexes, pourvu qu'ils ne fussent pas plus gés que lui - pour ce qui est des garçons, du moins. Et encore, si ses désordres avaient été limités au sexe ! Mais c'était aussi une fine lame, et un combattant irascible. Il avait déjà blessé gravement, et presque tué plusieurs autres jeunes gens pour une simple plaisanterie. Bref, c'était un violent, un bagarreur, et un débauché. Mais il avait d'autre part d'indéniables qualités. D'abord, il était intelligent, je l'ai dit. Mais aussi, il avait un sens aigu de l'honneur ; on pouvait compter sur lui, se fier à sa parole, jamais il n'aurait accepté de trahir un ami ni un ennemi ; de plus, il s'enflammait pour des causes généreuses, pour la défense de la veuve et de l'orphelin. Il n'était pas avare, il n'était pas prodigue non plus ; ce qu'il avait, il le partageait équitablement avec ses camarades, surtout les plus pauvres - bref, ce n'était pas un mauvais diable, au fond ; juste un jouisseur et un être un peu trop susceptible. Par ailleurs, il y avait dans ce même collège un autre jeune, nommé Rayhan, qui, sauf pour ce qui est du sens de l'honneur, qu'ils avaient en commun, était tout le contraire de Redouane. Doux, pacifique, lumineux, honnête, réfléchi, il faisait la fierté de ses professeurs - sauf de moi, je l'avoue ; sans être vraiment mauvais, ses performances sur le plan physique étaient plutôt médiocres. C'était dans les choses intellectuelles qu'il donnait toute sa mesure, celle d'un vrai petit génie. Aux armes, Redouane le battait largement, mais il ne s'en inquiétait guère, étant foncièrement pacifique. Tout opposait donc ces deux garçons, y compris la naissance ; car Rayhan était le fils d'un obscur fonctionnaire, relativement pauvre. Et pourtant, une amitié profonde liait ces deux garçons ! C'était étrange, incompréhensible, mais enfin c'était un fait : Redouane, le frondeur, Redouane le fier à bras, admirait passionnément Rayhan, pour son intelligence, sa pureté, sa sagesse ; si quelqu'un disait du mal de lui, ce quelqu'un pouvait réserver sa place d'hôpital, car Redouane réagissait comme s'il se fût agi d'une insulte personnelle. Rayhan, de son côté, admirait en Redouane la force physique et le courage qui lui manquaient. Ainsi, tous deux s'aimaient tendrement ; il y eut même quelques rumeurs médisantes à leur sujet, faisant état d'une relation plus qu'amicale, mais j'ai de bonnes raisons de penser qu'à cette époque du moins, ces rumeurs étaient fausses. Moi, de mon côté, j'étais fort jeune encore, et il m'arrivait de m'éprendre passagèrement de l'un ou l'autre des garçons qui m'étaient confiés, et d'avoir avec lui des rapports intimes. Mais à cette époque, j'éprouvais plus qu'une simple inclination pour Redouane et pour Rayhan ; j'étais amoureux fou de l'un comme de l'autre, et je n'entreprenais rien, ne pouvant me décider entre les deux. Il faut dire qu'ils étaient fort beaux l'un et l'autre. J'admirais la sagesse et la luminosité de Rayhan, la force et l'intrépidité de Redouane. Seulement, ce dernier devenait de plus en plus révolté, de plus en plus insoumis ; il avait constitué une bande de petits voyous de son espèce, dont il était le chef, et commettait avec elle des exactions ; il commençait à faire parler de lui, non seulement en dehors du collège, mais encore en dehors de la province. J'essayais de le défendre comme je pouvais, mais force m'est d'avouer que mon amour pour lui m'inspirait peu d'arguments vraiment convaincants en sa faveur. Alors, ce qui devait arriver arriva ; Redouane fut exclu du collège, ce qui, malgré son caractère excessivement fier, constituait un drame pour le garçon. Il fut invité, poliment mais fermement, à faire ses bagages et à retourner dans sa famille, qui n'était pas fière de lui, je vous l'assure ! Mais n'importe, c'était un drame pour deux personnes encore : Rayhan et moi. Or, la veille du jour où Redouane devait partir, le soir, je reçus par la fenêtre de ma chambre un message qui disait : << venez demain matin à la rivière >> et qui était signé : R. J'étais certain que c'était ou bien Redouane, ou bien Rayhan qui m'avait donné ce rendez-vous ; cela ne pouvait être qu'eux, mais lequel des deux ? Je ne savais pas, cependant, j'étais également certain du but du rendez-vous : un de ces deux garçons souhaitait me donner un gage de son attachement, avant peut-être de partir au loin... et il y avait aussi un endroit de la rivière qui passait près du collège, où j'avais l'habitude d'emmener les garçons faire des exercices certains jours ; je ne doutais pas que ce fût cet endroit qui était visé par le message. Voilà mon histoire. À vous d'en deviner la fin, et surtout le fin mot ; telle est l'énigme qui vous est proposée. >> Les sept garçons se consultèrent du regard, puis se penchèrent un moment pour délibérer à voix basse. Finalement, Chakir, en tant qu'a"né, prit la parole : << - Nous pensons, dit-il, que vous nous tendez un piège ; la question, apparemment, consiste à déterminer lequel des deux garçons vous avait donné ce rendez-vous ; or, elle est impossible à trancher. Pourtant, vous nous demandez tout de même de le faire ; c'est donc qu'il n'y a qu'une réponse possible : les deux garçons étaient présents au rendez-vous. Mounir émit un sifflement d'admiration devant la qualité de ce raisonnement. Mais Nadir reprit : - Cependant, ce ne peut pas être les deux garçons qui vous ont simultanément donné rendez-vous avec un seul message ; cela n'est pas concevable. Il n'y a donc qu'une explication possible - un seul ayant eu suffisamment d'audace pour concevoir un tel plan ; Redouane avait donné simultanément rendez-vous à vous et à Rayhan. Sans doute rêvait-il depuis longtemps de séduire le beau Rayhan ; mais Rayhan était trop pur, trop honnête pour se laisser circonvenir par lui. En revanche, Redouane a dû penser qu'il se laisserait plus facilement séduire par vous, qui aviez autorité sur lui, et qui en étiez amoureux ; après quoi, vous ayant cédé à vous, il pourrait plus facilement céder à son ami de toujours. - Et c'est ce qui arriva ! Confirma Abdul-Q dir. En effet, le lendemain, quand j'arrivai à la rivière, je vis tout d'abord Rayhan qui m'attendait près d'un gros rocher. Lorsque je m'approchai, il me dit : << je suis venu en réponse à votre message >>. Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas ce qu'il voulait dire ; mais qu'importe, l'occasion était trop belle, je résolus d'en profiter. Et Rayhan se laissa séduire de bonne gr ce ; il m'aimait depuis longtemps en secret. Mais à peine ai-je commencé à faire l'amour avec Rayhan, dans la rivière, que Redouane s'est avancé vers nous, nu et plus beau que jamais dans le costume de sa jeune virilité. En fait, il nous désirait tous les deux ; vous savez que ce garçon avait le sang très chaud ; il avait conçu ce plan pour avoir les deux seuls êtres qu'il n'avait pu posséder jusque là, avant de faire ses adieux au collège. Ce fut un merveilleux festin de chair partagé à trois, que je ne suis pas près d'oublier, croyez-moi. Alors Bachir, le petit théologien, prit la parole à son tour et dit : - D'accord, d'accord, l'histoire est bien belle ; mais il nous reste encore à en donner la signification, puisque cette épreuve concerne les actes divins, je crois. Or, il n'y a apparemment rien de divin dans tout ce que nous avons entendu ici. Je précise : apparemment, car il ne faut pas se fier aux apparences. Mais il y a deux sortes d'actes : les actes extérieurs, qui sont la création et tout ce qui s'ensuit, et les actes intérieurs, qui sont la mention que Dieu fait de Ses noms glorieux, et les louanges et glorifications qu'Il S'adresse à Lui-même en permanence. Et les actes intérieurs sont le fondement et la source des actes extérieurs. Or, les uns sont à l'image du calme Rayhan, les autres à celle du bouillant Redouane, n'est-ce pas ? D'ailleurs, où il est question d'actes, il est question de dualité ; et la dualité cosmique fondamentale, c'est ce dont Redouane et Rayhan sont l'image vivante. Jour et nuit, vie et mort, tout ce qui est du domaine des actes prend place entre ces deux pôles opposés et complémentaires. C'est là le domaine des actes en général, c'est-à-dire de la manifestation. Or, la manifestation, ici, c'est vous, qui êtes le pont, le trait d'union entre les deux pôles ; ainsi s'entend votre histoire, comme une vivante image du processus de manifestation, au cours duquel les deux principes extrêmes doivent s'unir à travers l'être intégral qui les relie. Ai-je bien compris ? - Mon cher garçon, dit Mounir, vous avez parfaitement compris ; mieux même que je n'espérais. Permettez que je vous embrasse, et que je vous annonce à tous que vous avez réussi brillamment la première épreuve, celle des actes. >> Mounir prit le garçon dans les bras, et déposa un ardent baiser sur sa bouche ; puis, il fit de même avec chacun des autres garçons, qui attendaient patiemment leur tour. Et leur salive à tous, plus douce et plus enivrante que le vin, se mêlait dans la bouche de Mounir. L'homme sombre fit un signe, et les musiciens arrivèrent, avec le luth, le nay, le cithare et les tambourins. Pendant qu'ils jouaient des airs langoureux, Mounir, en rythme, entra dans chacun des garçons, et les mit en transe ; et il éveilla, dans les profondeurs ténébreuses de ces êtres de lumière, une jouissance qu'ils n'avaient jamais ressentie auparavant ; c'était leur récompense pour avoir réussi la première épreuve. 18. Les deux dernières épreuves Pour l'épreuve suivante, on fit venir un homme qui s'appelait Mounqidh, et qui pouvait avoir trente-neuf à quarante ans. Il avait à peine quelques poils gris dans sa barbe et ses cheveux noirs. Et il raconta l'histoire suivante : << - Il y avait au Paradis une très belle houri ; tellement belle que toutes les créatures de la terre et du ciel, lorsqu'ils la voyaient, tombaient amoureux d'elle. Iblis, le diable, en tomba lui-même amoureux. Tellement amoureux qu'il essaya de la séduire en prenant l'apparence d'un ange de lumière. Mais son inf me odeur le trahit ; elle reconnut que c'était Iblis, le maudit, et elle ne voulut pas céder à ses avances. Alors, il employa une ruse ; il promit de se repentir de ses péchés qui empoisonnaient le monde si elle cédait. Et pour prouver ses bonnes intentions, il attesta qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu. Mais il n'attesta pas que Muhammad est l'envoyé de Dieu ! Cependant, elle céda, croyant qu'Iblis parlait sincèrement. Évidemment, il n'en était rien, et à peine la pauvre créature eut-elle cédé, qu'il se ravisa et renia sa promesse en riant. La houri fut très malheureuse, mais de son union avec Satan, naquit bientôt un fils, nommé Saphir, qu'elle aima, et qui avait la beauté de sa mère. Mais en grandissant, il fut tout entier soumis à son père, le Malin. Or, un jour, dans une contrée qui était encore sous le joug de l'idol trie, il y avait un jeune ermite, que Dieu avait suscité auprès des gens de cette contrée pour leur enseigner la vérité révélée du Dieu unique. Cet ermite, c'était moi. J'étais un beau et fier jeune homme, pénétré des vérités de la religion d'All h, et je savais merveilleusement haranguer les foules, prêchant par la parole comme par l'exemple. Cela ne faisait pas du tout les affaires de Satan, qui inventa une ruse contre moi pour m'empêcher de ramener ces pauvres égarés vers la lumière de la Foi. Il vit une faiblesse en moi ; il sut quel était le défaut de ma cuirasse. Il envoya alors son fils Saphir, qui était devenu un très beau garçon de onze ans, pour me séduire. Ah ! Iblis conna"t bien les défauts des hommes de Dieu ! Le mien était d'être trop sensible à la beauté des jeunes garçons. Et celui-là était vraiment d'une beauté divine. Il était aussi beau que son père avait pu l'être, du temps qu'il était le favori parmi les adorateurs de Dieu, le porteur de la lumière. Donc, Saphir, l'enfant d'Iblis, vint pour me séduire. Oh ! Il s'y prit de façon très habile ; je le rencontrai un jour sur la route, déguisé en petit mendiant ; je fus immédiatement frappé par sa beauté. Alors, il ensorcela mon esprit avec un discours mielleux, d'où il ressortait qu'il était un pauvre orphelin, qui voulait se rapprocher de Dieu, et qui me demandait à moi, l'homme de Dieu, la permission de rester auprès de lui pour apprendre les vérités de la Foi. Je voulus d'abord refuser, craignant pour ma vertu ; mais il insista, pleura, tant et si bien que je cédai, apitoyé. Je ne l'eus pas plus tôt accueilli chez moi, qu'il fit tout ce qu'il put pour me détourner de mon chemin ; il ne cessait de se tortiller, de prendre des poses lascives sous mes yeux éberlués ; de plus, il fallait entendre, lorsqu'il lisait le Coran, comment il faisait prendre à sa voix des inflexions langoureuses ; c'était indécent, mais j'étais fasciné. Aussi, lorsqu'il commença à me faire des avances explicites pour coucher avec lui, je n'étais déjà plus en mesure de résister ; j'appartenais corps et me à cet enfant, qui appartenait à son père, qui appartenait à l'Enfer ! Cependant, le fait de céder à ses avances fut pour moi, je dois l'avouer, une réelle libération ; je compris que jusque là, je n'avais pas vécu, que j'étais passé à côté de la vie. La vie, c'était cet enfant ; la vérité, c'était lui ! Chose curieuse, je ne m'étais jamais senti aussi croyant que depuis que je m'étais uni charnellement avec lui ; jusque là, j'avais eu beau jeu de croire, je n'étais qu'une me sans corps, un esprit sans vie. Gr ce à lui, je redécouvrais mon corps, je devenais un homme à part entière, je pouvais enfin croire comme un homme, qui remercie Dieu pour les bonnes choses de ce monde, dont il a joui. Je découvrais enfin que la création, l'oeuvre de Dieu, était belle, belle de Sa Beauté. Bien sûr, les gens riaient de moi, me traitaient de fou. Mais je n'en avais cure ; désormais, je prêchais l'amour et la compassion ; l'amour des choses de ce monde, certes, mais l'amour pour Dieu, conscient que c'était Dieu qui avait mis ce sublime enfant sur ma route. J'avais échoué dans ma mission, mais Iblis n'était pas satisfait, car il n'avait pas réussi, moi, à me détourner totalement du chemin de Dieu. Au contraire même, puisque je me sentais plus croyant qu'avant ! Aussi, fit-il d'amers reproches au pauvre Saphir, qui accourut chez moi en pleurant, car, de son côté, il s'était mis à m'aimer réellement et à aimer Dieu à travers moi. Appelé auprès de moi pour me perdre, c'était moi qui l'avais perdu. C'est-à-dire que je l'avais sauvé ; autant qu'il m'avait sauvé. Il m'avait fait découvrir la vraie vie, je lui avais fait découvrir l'amour des hommes et l'amour de Dieu. Ah ! Si Iblis avait pu prévoir cela ! Mais c'était trop tard à présent. Gr ce à moi, Saphir devint réellement croyant. Nous n'arrêt mes pas pour autant de nous donner l'un à l'autre : nous nous aimions trop ! Mais cet amour, nous voulions tous les deux qu'il fût pour Dieu, et qu'il fût agréé par Dieu. Dieu ne peut-Il pas agréer un amour sincère entre deux de Ses créatures ? Mais la colère de Satan fut telle qu'il s'en prit à Dieu, Lui reprochant amèrement d'avoir détourné de lui son propre fils avec cet ascète maudit. Dieu répondit alors au diable : << - Tu as tort de te mettre en colère, ô Iblis. J'ai été parfaitement juste avec toi, comme Je le suis avec toutes Mes créatures. Cet enfant qui est le tien, ce Saphir, n'est-il pas aussi celui d'une créature de Mon Paradis, qui est fait de Ma Lumière ? Tu as cru détourner Ma propre Lumière en la séduisant, mais c'est toi qui as été séduit par elle, et ce fils que tu as eu d'elle, Je l'ai utilisé contre toi, comme tu utilises contre Moi Ma création même. La part de lumière qui est en lui, et qui procède de Mes propres attributs transcendants, a été plus fort que la part d'ombre, qui procède de toi, et tu cries à l'injustice ; mais oublierais-tu que tu n'es, toi-même, qu'une part de cette lumière de Mes attributs, qui s'est révoltée et retournée contre sa propre source ? Allons, tu sais bien, en fin de compte, tu sais mieux que quiconque que tout est Ma Lumière, et qu'on ne lutte pas contre ce qui est tout. Toi-même, tu reviendras un jour à Moi, car ainsi en ai-Je décidé ; en attendant, va, fais ton chemin, et ne M'accuse plus d'injustice. - Seigneur, dit le diable, si je Vous accuse d'injustice, c'est parce que Vous en aviez décidé ainsi. - Sans doute, répondit Dieu ; mais J'avais aussi décidé que Je te répondrais comme Je le fais. Voudrais-tu que Je sois seul à ne pas obéir à Mes propres décrets ? >> Iblis demeura sans réplique. Quant à Saphir et moi, la lumière de notre amour réciproque était tellement éclatante que chaque jour je rendais gr ces à Dieu de l'avoir mis sur mon chemin ; mon coeur était rempli de tendresse pour toutes les créatures, et de piété envers le Créateur, et mes discours vibraient d'une énergie nouvelle, parce que j'étais devenu vivant. Un fils du diable avait fait de moi le plus enthousiaste des hommes de Dieu. Il n'y avait plus rien de diabolique en lui, d'ailleurs ; il était devenu, comme sa mère, une créature du Paradis ; il était mon Paradis sur terre, et, si mes discours sur Dieu et sur l'au-delà étaient si convaincants, c'est parce que j'avais le Paradis constamment sous les yeux. Aussi, décid mes-nous de quitter cette contrée où nous étions trop connus, pour aller ailleurs prêcher la bonne parole et convertir les foules - tout en faisant l'amour ! Cependant, la colère d'Iblis ne faisait que cro"tre de jour en jour. Il résolut de se venger. Puisque ma force en tant que convertisseur me venait de Saphir, il décida d'envoyer ses démons me reprendre Saphir ; les démons vinrent un jour que je prêchais au marché, Saphir étant seul à la maison, plongé dans la contemplation de Dieu. Ils l'enlevèrent et l'emmenèrent en Enfer. Quand je rentrai et vis la maison sens dessus dessous, Saphir absent, je devinai ce qui s'était passé. Je devins fou de douleur, je sortis et me mis à maudire et insulter le diable, tant et si bien qu'il se manifesta à moi ; il me dit qu'il acceptait de rendre Saphir, à condition que j'acceptasse de prendre sa place en Enfer. J'acceptai, pourtant je suis ici ; pouvez-vous expliquer cela ? >> Ainsi parla Mounqidh. À nouveau, les sept garçons se consultèrent du regard, délibérèrent, puis Sadjid prit la parole : << - L'amour, dit-il, est une force qui maintient les coeurs unis, même en Enfer ; celui qui aime est comme le prophète Abraham dans le feu : les flammes ne l'atteignent pas ; elles sont pour lui fra"cheur et agrément. L'amour transforme l'Enfer en Paradis, et la douleur en plaisir. - Nous pensons, mes camarades et moi, continua Asdjad, que, lorsque vous fûtes en Enfer, vous continu tes votre oeuvre de sainte prédication ; peut-être avez-vous converti plusieurs démons. Par ailleurs, Saphir continuait la sienne de son côté, et, aiguillé par votre amour pour lui qu'il savait toujours vivant, il convertit plus de gens à la vraie Foi que vous ne l'eussiez fait vous-même. - Vous avez vu juste, dit Mounquidh. Les choses se sont passées exactement comme vous l'avez dit ; quelle humiliation pour le diable ! Son fils, changé en convertisseur par celui-là même qu'il avait eu pour mission de séduire ! Aussi le diable, excédé, me chassa-t-il de l'Enfer, et m'autorisa-t-il à rejoindre Saphir, en maudissant le jour où il avait rencontré cette houri. Depuis, Saphir et moi, nous vivons ici, au sein de l'Ordre, où nous continuons à prêcher l'amour au nom du Tout-miséricordieux. >> Ce fut à nouveau Bachir, le théologien, qui eut le dernier mot : << - Votre histoire est belle, dit-il, et, gr ce à Dieu, elle m'inspire - ainsi, je pense, qu'à mes camarades -, les réflexions que voici. Saphir était, pour vous, le nom de la Vie ; or, comme l'a dit un ma"tre soufi, la Vie est la base des noms ; j'entends par Vie, la vie divine, dont tous les êtres vivent. Et les noms et les attributs sont cela par quoi Dieu Se glorifie Lui-même, et Se rend présent à Lui-même dans Sa présence glorieuse. Ainsi, tout l'univers vit de la vie des attributs divins, et de leur lumière, et pour vous, Saphir était cette lumière, et votre amour pour lui, et son amour pour vous, étaient son émanation, et le sont encore. Lorsque vous étiez en Enfer, la lumière était avec vous, car il n'y a pas de séparation pour ceux qui aiment vraiment. Ainsi, l'Enfer était devenu pour vous Paradis, de même que Saphir, l'enfant du diable, était devenu l'enfant de Dieu ; car, pour celui qui conna"t la Vie, tout est vivant, de la vie des noms et des attributs de Dieu. Et cette transformation n'en était pas une en réalité, car il y avait seulement modification des attributs, non de l'essence de la chose, c'est-à-dire de l'Enfer, qui restera toujours l'Enfer ; mais il y a des saints qui préfèrent l'Enfer au Paradis, parce que pour eux, les attributs du premier sont ceux que d'autres attribuent au second ; mais peu de gens savent cela. - Jeune homme, dit Mounir en souriant, voilà qui est merveilleusement parler. Accepte à nouveau que je vous embrasse, toi et tes compagnons, et recevez votre récompense pour la réussite de cette épreuve. >> Et Mounir accomplit une fellation réciproque avec chacun des sept garçons ; il but la quintessence de leur substance, et ils burent la quintessence de sa substance. Désormais, le ma"tre de l'Ordre était en eux, et ils étaient en lui, à jamais. Cette inclusion mutuelle était la condition pour accéder au seuil de la dernière épreuve. On fit alors venir un homme du même ge à peu près que les deux précédents, qui répondait au nom d'Abdul-Jabb r, et qui conta l'histoire suivante : << - Lorsque j'avais vingt ans, j'étais un grand voyageur. Je voyageais pour affaires, faisant du commerce, mais aussi par goût et par désir de voir le vaste monde et d'observer comment les hommes vivaient dans les contrées lointaines. Un jour, j'accostai sur une "le où vivait un peuple très étrange. C'étaient d'anciens adorateurs de Dieu, qui L'adoraient selon des règles spéciales, instaurées il y a très longtemps par un prophète à eux. Tout, sur cette "le, était dirigé vers le culte du Dieu unique, pensé en fonction de ce culte. Le seul fait d'émettre une opinion hérétique y était passible de mort ; mis à part ça, les gens étaient d'une douceur et d'une gentillesse peu communes. Ils pratiquaient l'hospitalité envers les voyageurs, comme les Arabes et comme les Grecs avant eux, aussi je fus invité à séjourner chez un notable de l'"le afin d'étudier leurs rites et leurs coutumes. Une de ces coutumes consistait à aspirer par le nez une poudre brune, faite de végétaux asséchés et broyés, qu'ils appellent << poudre de Paradis >> ; elle provoquait des transes et des visions du Paradis et de l'Enfer, que les gens de l'"le prenaient très au sérieux. Ils pratiquaient ce rite lors de la pleine lune et de la nouvelle lune, et si quelqu'un l'avait pratiqué un autre jour, les prêtres de l'"le l'auraient mis à mort. Mais le plus étonnant de leurs rites est celui de la Maison. Au centre de l'"le est une sorte de temple qu'ils appellent la Maison sainte, et à l'intérieur de laquelle réside, dit-on, le secret de la vie et de la mort. Seuls les prêtres, qui forment une caste très puissante, toujours vêtus de blanc avec des franges d'or, peuvent y accéder ; et encore, seul le grand-prêtre a accès au saint des saints, qui est la pièce de la Maison où se trouve le secret. Les gens se tournent vers cette Maison pour invoquer Dieu, un peu comme nous avec la Kaaba. Ils pensent qu'elle est le centre de l'univers. Moi, j'étais enchanté de l'hospitalité de ces gens, mais surtout, j'étais fasciné par leurs coutumes et dévoré de curiosité à propos de la fameuse Maison. Quel était donc ce secret qu'elle renfermait ? En quoi consistait-il ? À force d'interroger les gens, je finis par comprendre vaguement qu'il s'agissait de quelque chose du Paradis qu'Adam, le père de l'humanité, avait amené avec lui quand il était descendu sur terre. Mais personne ne savait quelle était précisément cette chose. Naturellement, j'étais encore plus piqué par la curiosité. Je résolus alors de faire ce que personne n'avait encore jamais fait : je demandai à faire partie de ce peuple, et à devenir prêtre, pour pouvoir accéder à l'intérieur de la Maison. Au prix de pénibles épreuves, je parvins à être admis dans le peuple de l'"le ; mais je ne pouvais encore accéder à la prêtrise. Ce ne fut qu'au bout de dix ans que je fus admis à recevoir la première initiation. Il y en avait sept en tout ; le septième niveau correspondant au statut du grand-prêtre. Mais j'étais décidé à faire preuve de patience autant que de persévérance. Patiemment, pas à pas, je gravis les échelons. Au fil des années, j'avais appris beaucoup de choses, entre autres que les habitants de cette "le étaient les descendants directs de la première communauté humaine, fondée par Adam à sa descente du Paradis. Enfin, après près de dix années encore, j'allais être reçu au grade de grand-prêtre, mon prédécesseur étant mort. Je devins donc le nouveau grand-prêtre, c'est-à-dire la personne la plus importante de l'"le après le roi, ou même peut-être avant. C'était un grand moment d'émotion ; enfin j'allais savoir ce que renfermais la fameuse pièce interdite de la Maison, en quoi consistait le fameux secret. Lorsque j'eus remporté les épreuves de l'initiation, et que j'eus été couronné grand-prêtre, je m'apprêtai à entrer dans la pièce réservée désormais à moi seul ; imaginez, quel privilège ! J'étais tout ému... enfin, j'entrai ; et alors, qu'est-ce que je vis ? Vous ne le croiriez jamais ; la pièce était une sorte de chambre à coucher, avec des meubles en or et des coussins de soie ; et dans cette chambre, il n'y avait personne... à part un jeune garçon de dix à douze ans, d'une beauté absolument exceptionnelle. Je compris que c'était lui, le secret ; je lui demandai son nom ; il me répondit qu'il s'appelait Rayan, nom d'une porte du Paradis. Je lui demandai son ge ; son ge se chiffrait en milliers d'années ! Alors il me raconta son histoire : il était un des garçons du Paradis, de ceux qui récompensent les élus au moyen de leur beauté et de leur charme. Il était même le plus beau et le plus parfait d'entre eux ; il avait été créé par Dieu pour tenir compagnie à Adam, avant qu'Ève n'eut été créée. Adam l'avait aimé passionnément ; entre eux, dans le Paradis où ils vivaient sans souci, ce n'étaient que des caresses sans fin, des unions prolongées et des jeux charmants ; il avait été, en somme, rien de moins que le premier amour du premier homme ! Mais Dieu, voyant à quel point Adam aimait Rayan, avait craint que cet amour le détourn t du Sien, et il avait créé Ève, pour perdre Adam. Quand ensuite Adam avait été chassé du Paradis, Rayan avait obtenu de Dieu la permission de le suivre ; alors Adam lui avait b ti la Maison, et l'avait mis dedans, en prescrivant à ses fidèles de lui rendre un culte constant, afin qu'ils n'oubliassent pas le Paradis. Avec le temps, les prêtres avaient décidé que Rayan devrait rester enfermé dans cette pièce de la Maison, de peur qu'il ne jet t le trouble dans le coeur des hommes, en raison de sa beauté ; seul le grand-prêtre avait le droit de le voir, mais pas de le toucher. - Cependant, me dit Rayan, je suis las, bien las. Je viens du Paradis, où tout était splendide et délicieux ; ici, tout est morne et terne. Depuis qu'Adam est mort, je m'ennuie, et je n'ai pas touché un homme depuis que je suis sur terre. Et, se jetant à mes pieds, il cria : - Mon ma"tre, je n'en peux plus ! Mon ma"tre, prenez-moi, comme le faisait autrefois Adam dans le Paradis ! Que je vive à nouveau ! Que je sente le contact de votre peau contre la mienne, de votre dard contre mon dard, que je baise votre bouche et vos pieds ! - Oui, répondis-je tout fiévreux, oui ! Rayan, mon bien-aimé, je te veux, je veux être à toi ! Tu es si beau, mon amour ! Si beau, si beau, si beau, je n'ai jamais rien vu de plus beau que toi ! Là ! Enlève donc ces vilains vêtements, que je contemple ton corps paradisiaque dans toute sa splendeur ! Oui ! Tu es magnifique, mon aimé ! - Mon ma"tre, ôtez vos habits aussi, que je contemple votre corps viril ! Oh ! Prenez-moi, mon ma"tre, je suis tout à vous. - Tout ce que tu voudras, Rayan, mais s'il te pla"t, ne m'appelle plus << mon ma"tre >> ; c'est toi qui es le mien ! Je t'aime plus que tout au monde, et je te servirai jusqu'à la mort. Et nos lèvres se joignirent en un ardent baiser, pendant que nos mains s'unissaient et que nos jambes se mêlaient. Sur le grand lit d'or aux coussins de soie, nous pass mes la plus merveilleuse, la plus folle de toutes les nuits d'amour. Je comprends que le premier homme ait été si amoureux de ce premier garçon ! Ainsi, j'avais fait cette découverte étonnante, que nous tous, humains, descendions d'un ancêtre pédéraste ; c'est peut-être une façon d'expliquer la persistance de ce goût parmi les hommes. Quoi qu'il en soit, je passai une nuit excellente, enlacé avec le beau Rayan. Quand je m'éveillai, au matin, je trouvai Rayan, tout habillé, me tournant le dos, à l'autre bout de la pièce, face à un miroir. Je ne voyais pas le miroir ; mais je m'approchai de Rayan par derrière et posai mes deux mains sur ses épaules, en un geste tendre. Alors, il se retourna, et là, j'eus le choc de ma vie ; je crus même défaillir, tellement ce que je vis était horrible ! C'était, et ce n'était pas le Rayan de la veille ; ses traits n'avaient pas changé ; il était toujours un enfant de onze ou douze ans. Mais sa peau s'était affreusement ridée et parcheminée comme celle d'un vieillard ; ses dents étaient toutes g tées comme celles d'un cadavre pourri ; ses cheveux, cachés par son turban, avaient blanchi, ses épaules s'étaient voûtées et il me souriait tristement, avec une expression de lassitude infinie. Je pleurai ; et je lui demandai en balbutiant ce qui lui était arrivé. - Ce qui m'est arrivé, mon ma"tre, dit-il, je vais vous le raconter, mais promettez-moi de ne pas pleurer. - Je te le promets. - Eh bien ! Jusqu'à présent, je demeurais jeune, comme j'étais dans le Paradis, parce que je ne vivais point ; être comme mort me conservait et m'empêchait de conna"tre les affres de la vieillesse. Mais depuis hier, je suis devenu vivant ; alors, le poids des ans s'est abattu sur moi d'un coup. Je parais maintenant l' ge que j'ai réellement ; et je sens que je vais mourir bientôt, c'est pourquoi je vous ai demandé de ne pas pleurer. Je vais regagner ma vraie patrie, l'Éden ; je vais retourner d'où je viens, et j'en suis bien heureux ; mais je ne vous oublierai jamais, Abdul-Jabb r, mon noble ami ; et les moments délicieux que nous avons passés ensemble resterons à jamais gravés dans mon coeur... oh ! Mon coeur... Et, portant la main à son coeur, comme quelqu'un qui se sent défaillir, il tomba en avant ; je le recueillis dans mes bras, faible, mais encore en vie. Il eut encore assez d'énergie, dans cet instant ultime, pour s'accrocher à moi une dernière fois et me dire, dans un sursaut de passion et de désir : << - Je t'en prie, mon ami ; serre-moi dans tes bras, une dernière fois... j'ai encore tellement envie de toi ! Je sais... que je ne suis plus désirable comme hier, mais je suis toujours le même, tu sais ; c'est moi, ce Rayan que tu as tant aimé. Je t'aime ! Je meurs, je t'aime ! Oh ! Par pitié, Abdul-Jabb r, comme si tu me désirais encore, serre-moi une dernière fois contre ton coeur, et je pourrai partir en paix. - Rayan, dis-je, c'est bien toi, je te reconnais ; je t'aime et je t'aimerai toujours, malgré ta beauté flétrie. Tu meurs parce que tu t'es donné à moi, je me sens criminel, comment pourrais-je t'abandonner en cet instant fatal ? - Ah ! Ne dites pas cela, mon ma"tre, vous me faites mourir une seconde fois ! Coupable, vous ? Non, vous n'y êtes pour rien ; vous m'avez donné la vie, et comme tout vivant, en ce monde, doit mourir, je meurs, c'est tout. N'ayez ni peine ni chagrin, prenez-moi dans vos bras, et laissez-moi partir confiant dans votre amour. >> Je surmontai mon dégoût pour ce qu'il était devenu en me souvenant de ce qu'il avait été, et je le serrai dans mes bras, très fort, avec toute la tendresse que j'éprouvais encore pour ce malheureux garçon qui m'avait fait la plus belle offrande de vie que j'eusse pu désirer. Nous nous étreign"mes comme deux vrais amants contraints de se séparer par un sort funeste, et il s'éteignit dans mes bras, sans souffrance, sans regret. J'eus beaucoup de mal à tenir ma promesse et à ne pas pleurer. Je reposai le corps sans vie de Rayan sur sa couche. Mais il avait retrouvé, dans le calme de la mort, sa beauté originelle et ses traits d'enfants, mis à part les cheveux, qui étaient restés blancs. Et cela me consola un peu. Même, il avait trouvé dans le trépas un surcro"t de beauté, de gr ce et de lumière qui me bouleversa ; réellement, il était soudain redevenu aussi beau que la première fois où, entre mes bras, je l'avais vu transfiguré par l'ivresse du plaisir charnel, mais avec quelque chose de plus pur et de plus hiératique - dû en partie, certainement, à ses cheveux blancs, ses cheveux qui seuls avaient gardé la marque de son altération ultime. Et ses yeux étaient devenus entièrement bleus, comme un cristal scintillant, deux globes de cristal bleu profond, qui répandaient dans les ténèbres un halo de clarté lugubre. Je l'embrassai tendrement sur le front, pour la toute dernière fois, avant de lui fermer les yeux ; la clarté demeura autour de lui. Enfin, j'attendis la nuit et je quittai l'"le dans une barque qui avait été mise à ma disposition par la Providence. On était un soir de pleine lune, et tous les hommes s'adonnaient à la << poudre de Paradis >>, aussi mon départ ne fut-il pas remarqué. Mais, quand je me penchais au-dessus de l'eau éclairée par la pleine lune, au lieu de mon propre reflet, je voyais un jeune garçon très beau, qui me regardait avec une expression de tendresse infinie. Et depuis lors, chaque fois que je me regarde dans une glace ou dans un miroir, je revois ce jeune garçon ; qui est-il, et pourquoi me suit-il ? C'est ce que je vous demande d'expliquer si vous le pouvez. >> Les garçons délibérèrent comme d'habitude, puis ce fut Karim qui prit la parole : << - Ce jeune garçon qui vous regarde avec tendresse, dit-il, il est évident que c'est Rayan. - Si vous le voyez, continua Wadid, c'est parce que le miroir vous révèle ce qui est en vous ; en effet, les surfaces réfléchissantes ont la propriété d'inverser les choses ; comme elles inversent la gauche et la droite, il arrive parfois qu'elles inversent l'intérieur et l'extérieur. C'est ce qui se passe avec vous. Or, ce jeune garçon que vous avez aimé de toute votre me ne vous quittera plus désormais, parce qu'il est en vous. - Oui, intervint Bachir, et cela parce que, ce jeune garçon, ce Rayan, c'est l'Essence divine Elle-même - Elle ou son symbole. En le connaissant, vous avez connu le mystère de l'Essence, qui était le premier compagnon de l'homme édénique, avant qu'il ne connût la dualité ; par conséquent, vous savez qu'Elle est présente en vous comme en toute chose ; car Elle est la réalité de toute chose. - Mais tout de même, intervint Asdjad, qui était intelligent lui aussi, il y a quelque chose qui me tracasse là-dedans. Non, Bachir, ton interprétation ne me satisfait pas. L'Essence divine, c'est Dieu, c'est Lui qui a créé le temps, n'est-ce pas ? Comment le temps pourrait-Il l'affecter ? Comment pourrait-Il vieillir ? - Tu n'as pas compris, dit Bachir avec agacement ; Rayan n'est pas l'Essence divine, il en est le symbole ; et c'est dans la mesure où le symbole est ce qu'il symbolise qu'il est Elle. De plus, Dieu n'est pas l'Essence. - Ben, qu'est-ce qu'Il est alors ? - Un symbole ! - Oh zut ! C'est trop compliqué ! - Minute, dit Wadid, vous vous disputez pour rien, les amis. Ne pensez-vous qu'on pourrait dire ceci : l'Essence, en tant qu'Essence, est en dehors du temps, inaltérable, inaltérée, immuable. Mais en tant que symbole, en tant que... Rayan, dès lors qu'Elle entre dans le cycle de la vie, par inclination pour ce qu'Elle a créé, Elle cesse d'être l'Essence, tout en restant l'Essence, et pour cela, il vieillit et perd sa beauté. Cependant... - Cependant, encha"na Bachir qui voulait à tout prix avoir le dernier mot, dès lors que l'homme montre qu'il est capable de L'aimer - Elle, l'Essence, ou son symbole - même sous les traits hideux qu'Elle arbore à la fin du cycle, vieillie et altérée par le temps et les conditions de la manifestation, Elle retrouve instantanément Sa beauté d'origine, et même une beauté supplémentaire, due à cette connaissance sublime qui nous fait aimer l'Immuable dans le vivant, et l'Un dans le multiple. Là ! On est tous d'accord, maintenant ? - Tous d'accord ! Reprirent en choeur tous les autres garçons >>. Mounir battit des mains d'admiration, et embrassa à nouveau les sept garçons. Ils avaient chacun parlé, et bien parlé. La poudre bleue avait fait son effet sur leurs esprits, mais elle n'avait fait en fait que révéler leurs possibilités cachées. Celui qui avait parlé le mieux, c'était Bachir le sage, Bachir le savant. Mais les idées qu'il exprimait étaient bien nées dans le cerveau de tous ces jeunes gens réunis, comme dans un esprit commun. Il ne restait maintenant qu'une seule formalité à accomplir ; c'était la récompense de la troisième épreuve, l'épreuve de l'Essence. Après avoir bu la semence du ma"tre, ils devaient boire son sang. Mounir, insensibilisé par l'opium, ordonna aux impétrants de le battre jusqu'au sang ; et il ne sentait rien, à part l'excitation et le désir de posséder à nouveau ces jeunes gens, à cause de l'effet du laudanum. Quand il fut complètement couvert de sang, les garçons lui léchèrent le corps, pour le nettoyer ; ils léchèrent surtout sa verge magistrale. Ils burent à nouveau le sperme, mêlé avec le sang. Puis, il s'unit avec chacun d'eux. Au terme de ces ébats, le corps de Mounir était redevenu parfaitement intact, sans une seule égratignure. Car en certaines circonstances, il savait tirer du garçon la capacité de se régénérer à l'infini. Les sept garçons avaient donc remporté brillamment les trois épreuves. Ils faisaient maintenant partie de l'Ordre. Mounir était fier d'eux. Tout le monde était ému. On fit de nouveau la fête ; on but, on mangea, on causa, on copula hardiment. La fête dura trois jours. Puis il en fallut cinq pour récupérer. Pendant ce temps, Hamid, qui avait pris congé de Nasredd"ne, fendait les mers en direction de Naruq ; et Mourad méditait au moyen d'en découdre avec cet Ordre maudit. Il espérait que son plan pour attraper l'inf me Mounir fonctionnerait ; mais comment en être sûr ? Avec cet homme diabolique, il fallait s'attendre à tout. Mourad rongeait son frein. Et il regardait Nawfel dormir ; le beau Nawfel, qu'il n'osait pas toucher. 19. La partie d'échecs Un soir de pluie sur Naruq. La pluie est bénie dans les contrées où elle est rare. Un vieux bouge, au fond des quartiers populeux de la ville. Des coupes de vins circulent, des femmes dansent, des rires fusent. Dans un coin sombre, deux hommes jouent aux échecs. L'un est jeune et a les cheveux noirs ; l'autre est entre deux ges, et il a les cheveux blonds. Le premier est habillé de blanc et il joue les pièces blanches, le second de pourpre, et joue les pièces noires. Ils se regardent, ou plutôt se dévisagent, avec des yeux ardents. Les spectateurs de passage ne voient qu'une simple partie d'échecs ; celui qui lirait dans les coeurs y verrait, en fait d'enjeu, ce que les autres ne soupçonnent pas. Soudain, un troisième personnage vient se mêler aux deux joueurs. C'est un ancien soldat. Il demande quelques pièces pour boire ; en échange, il racontera son histoire. La pluie tombe dru. Par ennui sans doute, par désoeuvrement, l'homme en pourpre sort quelques pièces de sa poche, invite l'inconnu à boire à sa santé et s'apprête à écouter l'histoire du soldat. Il est beaucoup plus attentif qu'il ne le laisse para"tre, car il aime les histoires, même quand elles sont racontées par de vieux militaires. << L'histoire que je vais vous conter, commença le vieux soldat, est arrivée il y a bien des années dans un état voisin du nôtre, qui s'appelait du nom étrange d'Eïropa. À vrai dire, une incertitude plane sur ce nom ; le << i >>, au départ, n'était peut-être pas présent, ou bien il y avait une autre voyelle à la place ; mais on l'a remplacé par un << i >> pour des raisons obscures ; j'attends encore que quelqu'un m'éclaire à ce sujet. Mais cela n'a guère d'importance pour mon histoire. Dans ce pays, il y avait un sultan et une sultane. Leur cour était une des plus brillantes du monde. On y recevait des poètes, des musiciens, des philosophes, l'élite des lettres et de l'esprit. Ils représentaient la quintessence d'un monde qui lui-même était brillant ; la civilisation d'Eïropa, fondée par d'énigmatiques mages venus des forêts du Nord, après des siècles d'évolution, de perfectionnement, avait atteint un degré de raffinement unique dans l'univers ; ils avaient la science, ils avaient l'esprit, ils avaient la meilleure éducation du monde, et des prairies verdoyantes, des champs, des vergers, des villes où bruissaient toute sorte de métiers, ils avaient tout. La vie était facile, du moins pour les nobles, qui s'estimaient beaucoup, ils étaient une des noblesses les plus orgueilleuses de la terre. La cour, depuis des générations, se prélassait dans un luxe raffiné, détaché des réalités contingentes, elle paradait dans l'opulence et la sérénité, elle brillait, c'est sûr. Peut-être cette cour était-elle trop brillante. Peut-être avait-elle trop d'esprit pour certaines choses, et pas assez pour d'autres. Je ne saurais dire si pour autant elle a mérité ce qui lui est arrivé, mais c'est un fait : elle vivait dans le passé ; enfermée dans la tour dorée de son bel esprit, elle rêvait des gloires du temps jadis, et ne voyait pas le présent ; or, le présent, c'était son peuple qui criait famine ; qui, après avoir b ti un palais de rubis et de corail pour ce sultan, et un autre de jade, demandait qu'on lui donn t du pain. Mais ce sultan ne comprenait pas que le peuple réclam t du pain quand lui, son monarque, était rassasié, et la sultane le comprenait encore moins ; car elle aimait les belles choses, et n'aimait pas les malheureux, qui ne sont point beaux. Ce n'était pas un coeur sans pitié pourtant ; quand elle était face aux pauvres, elle était toujours prête à faire l'aumône de ce qu'elle avait sur elle de superflu. C'était une bonne me au fond ; mais on avait toujours tout fait pour lui masquer le spectacle de la misère du monde, et ce spectacle, elle ne pouvait l'imaginer. Elle ne pouvait concevoir sérieusement que son peuple souffr"t. Or, le peuple souffrait, beaucoup trop. Et, au fil des années, un vent de colère et de sédition s'était mis à souffler. Le sultan et sa cour vivaient dans une ville à part, une ville royale, fortifiée, construite exprès pour eux, où tout n'était qu'ordre et beauté, où le peuple n'entrait jamais : seule la noblesse et les amis de la noblesse y étaient admis ; ils vivaient là dans un monde à eux, un monde doré, ils avaient leur propre culture, ils ne parlaient même plus la même langue que le peuple : un prince du sang et un roturier ne se seraient pas compris, ils n'auraient même pas pu se dire bonjour de façon intelligible pour les deux ! Mais dans les villes populaires, qui depuis des siècles, suivaient leur propre développement, des idées nouvelles circulaient. Des sages, des savants d'un type nouveau, faisaient table rase du passé, ils voyaient le monde autrement, ils appelaient à changer l'ordre des choses, ils faisaient passer un souffle d'espoir pour les gens du peuple, et surtout pour les nouveaux notables de la classe citadine qui s'étaient enrichis par le négoce et l'industrie, et commençaient à concurrencer les nobles en puissance et en raffinement. Les idéologues nouveaux leur promettaient des lendemains qui chantent, en s'appuyant sur la colère populaire. Des agitateurs, partout, excitaient les gens simples, les pauvres, les démunis, à la révolte, ils les incitaient à secouer leurs cha"nes, à remettre en question des siècles de fatalisme et de résignation, à ne plus écouter la sagesse ancienne qui leur promettait une compensation dans l'au-delà. Le sultan et ses proches ne savaient rien de tout cela ; mais le mouvement enflait, enflait, et la colère du peuple, aiguillonné par les nouveaux notables des grandes villes, finit par éclater. Alors, il y eut une révolution. Pas une petite révolte, non ; un torrent de feu et de sang, qui fit trembler le monde sur ses bases ; un choc, un cataclysme comme il y en a un tous les siècles, au maximum, et encore. À l'extérieur de ce petit sultanat d'Eïropa, on n'entendit rien, la vie continua, les rois régnaient, les peuples mangeaient comme ils pouvaient. Mais à l'intérieur, ce fut un beau tumulte. L'armée du sultan fut mise en déroute par des hordes de gueux affamés, et la moitié tourna les armes contre son ma"tre. Ce sultan, il faut le dire à sa gloire, resta très digne quand on vint le prendre pour l'enfermer dans le plus haut donjon du palais, qui avait été envahi par la plèbe. Il restait persuadé que Dieu lui viendrait en aide ; il n'emporta avec lui que son chapelet, sur lequel, à longueur de journée, il égrenait les noms de Dieu, n'ayant plus ses musiciens et ses pages pour le distraire. La sultane, elle, pleura toutes les larmes de son corps, mais on l'enferma quand même dans la cave du palais. Elle eut droit à une suivante et à toutes les affaires qu'elle voulait, car on avait égard à son statut de femme. Mais elle voyait à peine la lumière du jour par le maigre soupirail de la cave. Ce qui la chagrinait surtout, ce qui lui déchirait le coeur, c'était que son fils, son cher fils, le petit sultan, qui avait neuf ans et s'appelait Mansour - le Victorieux ! -, lui avait été enlevé. On avait en effet décidé que l'enfant, dans son propre intérêt et celui de la nation, devait être séparé de ses parents ; il ne fallait pas qu'il fût éduqué dans l'indifférence des souffrances du peuple, où se complaisaient ses père et mère. Il devait, pour le bien du peuple, être au courant des idées nouvelles, et savoir ce que les petits enduraient pendant que les grands festoyaient. On fit même quelque chose de plus sacrilège encore : on confia son éducation, non pas à quelque précepteur philosophe, ce qui eût pu se comprendre à la rigueur ; mais le peuple, qui désormais était ma"tre de tout, se méfiait - à juste titre je pense - et des philosophes, et des précepteurs. En fait de précepteurs, on confia donc l'enfant à la plus basse soldatesque. Il fut la mascotte du plus grossier, du plus blasphémateur, du plus ivrogne bataillon de soudards que le sultan avait eu naguère à son service, et qui s'était révolté le premier. Les soldats prirent un malin plaisir à inculquer à l'enfant la haine des sultans et de l'autorité, le mépris du luxe et du raffinement, l'amour de la vie dure et libre de la caserne ; on lui fit boire du vin ; on lui apprit à jurer et à blasphémer. Sa mère voyait et entendait tout depuis le soupirail ; c'était une torture pour elle, et les soldats le savaient bien, mais ils prenaient plaisir à martyriser une femme sans défense, qui les avait tant fait souffrir quand elle avait le trône. L'enfant prenait goût à cette vie brutale, qui tranchait si fort avec les raffinements mièvres de la cour, où il ne pouvait rien faire, et devait toujours être poli et respectueux, ce qui est l'enfer pour tout enfant, fût-il fils de sultan. Avec les soldats, au contraire, il pouvait tout faire ; personne ne lui disait jamais rien, personne ne le grondait quand il brisait la vaisselle en cristal qui valait des fortunes, quand il pestait contre les princes et contre la religion, quand il couchait dehors avec les chiens. Puis un jour, un des jeunes soldats, un joli garçon, mais le plus ivrogne et le plus débauché de tous les soudards, qui s'appelait Muq til - le Massacreur ! - eut une idée géniale ; pour pousser plus loin encore la violence faite aux bonne moeurs et à l'infortunée mère de l'enfant, il lui enseigna le plaisir de la chair ; il le fit coucher avec lui, après lui avoir montré comment se donner de la volupté avec sa main, et l'enfant coucha avec lui et avec d'autres soldats, et avec de jeunes mendiants ramassés sur les dépotoirs publics, qui étaient beaux et n'avaient pas froid aux yeux ; et tout cela, presque sous les yeux de sa mère ! Et comme il avait pris plaisir à boire et à jurer, l'enfant prit plaisir à coucher. Il en redemanda ; il devint, à neuf ans à peine, le plus dévergondé des garçons de joie, la coqueluche de cette compagnie de rustres dépravés qui l'avait recueilli. Il passait des nuits entières à sucer les soldats et à se faire prendre par eux, puis on le laissait s'amuser à les prendre à son tour, ainsi que d'autres garçons de tous ges, malgré sa petite taille, pour qu'il eût du plaisir et qu'il recommenç t le lendemain. Au bout de deux mois, plus personne n'eût reconnu l'enfant du sultan, à l'éducation raffinée ; ce n'était vraiment plus qu'un petit gueux, loqueteux, sale, ne dessaoulant plus, sentant la vinasse et le foutre. Mais il était plus heureux qu'il ne l'avait jamais été. Il se sentait vivre d'une vie nouvelle, plus intense, en contact avec les énergies fondamentales de la Vie ; c'était une garçon intelligent, au fond. Cette éducation trop conventionnelle et trop détachée des réalités, qu'il recevait au palais, dans la ville sainte, ne lui convenait sans doute pas. Il aspirait, au fond de lui même, à faire la découverte du monde tel qu'il est, la découverte de l'être, dans toute sa richesse et sa complexité, et il avait vraiment le sentiment que c'était ce qu'il était en train de faire ; oui, c'était cela la vraie vie : coucher sous les étoiles, danser, chanter, boire, copuler avec les soldats, les jeunes gueux, encore et encore, se sentir vivre, exister, être soi, peu importe les notions abstraites et les principes sans vie qu'on lui enseignait dans les livres, avant, tout cela n'était qu'un ramassis de luxueux mensonges, à bas le luxe, vive la luxure ! Ainsi pensait-il, naïvement, et il se sentait infiniment reconnaissant envers Muq til, qui était vraiment devenu son mentor, et envers tous les soldats, qui lui avaient enseigné cette vie brute ; il les aimait sincèrement, comme un enfant candide peut aimer, et se sentait aimé d'eux, et se sentait compris. Il se croyait vraiment sur un pied d'égalité avec eux, il croyait avoir trouvé sa vraie famille. L'avenir allait lui montrer que les choses, en réalité, sont souvent plus compliquées que dans les rêves d'enfant ; il allait en effet, sans le savoir, au devant d'une terrible déconvenue. Il y eut toutefois, parmi les soldats, un homme qui eut pitié de l'enfant. Cet homme était un jeune officier du nom de Mounir. Il était différent des autres, d'ailleurs il venait d'un autre pays, à ce que je crois. On ne sut jamais beaucoup de choses sur lui ; c'était une sorte d'aventurier, sobre, ayant le sens de l'honneur, et d'ailleurs une des plus fines lames de l'armée du sultan. Il est possible qu'il soit venu uniquement à cause du petit Mansour ; on ne sait pas très bien. Mounir se désolait de voir la façon dont on traitait cet enfant, qui n'avait pas dû être très heureux dans sa vie passée. Qu'on le sépar t de ses parents, passait encore ; qu'on lui inculqu t des principes d'amour du peuple et de respect de ses souffrances, il le voulait bien ; mais qu'on le f"t coucher dehors, manger avec les chiens, et satisfaire l'appétit charnel d'une pareille troupe de pochards, il ne le comprenait pas, ne l'admettait pas. Il eut de la compassion pour Mansour, et un jour, il le prit à part, et lui parla ainsi : << - Tu es heureux, Mansour ? Lui demanda-t-il. - Oui, très, répondit l'enfant. Par Dieu, tous ces pourris de nobles, on va les montrer de quel bois on se chauffe, nous, le peuple ! On va les mettre cul par-dessus tête, ça c'est la vraie vie ! - C'est de ta famille que tu parles ; ça ne te dérange pas ? - Ma famille ? Qu'est-ce qu'ils ont fait pour moi ? Ils m'élevaient comme un animal de foire, un caniche de compétition ! Ils me cachaient la vraie vie, le vin, l'amour, tout, m'embrouillaient l'esprit avec leurs prétendues valeurs, des coïonnades, oui ! C'est fini tout ça ! Je suis Mansour, je suis le victorieux ! Ma famille, c'est le peuple ; ma famille, c'est les soldats ! >> Ce discours naïf émut Mounir, qui comprenait parfaitement l'enfant. << - Mansour, dit-il, si c'est vraiment ça que tu ressens, je suis de tout coeur avec toi. Je veux que tu vives ta vie ; c'est à toi de savoir ce que tu veux en faire. Ni la noblesse, ni le peuple, ni personne, n'a à décider pour toi. Toi, tu es l'enfance, tu es la vie, tu es au-dessus d'eux tous ; t che de le rester. Aujourd'hui, tu penses que les soldats sont ta famille ; mais eux, qu'en pensent-ils ? Le sais-tu ? Sais-tu seulement pour quoi, pour qui ils combattent réellement ? Sais-tu quel monde ils s'apprêtent à b tir, sur les ruines de l'ancien, pour toi, et pour tous les enfants d'Eïropa ? Et d'abord, le savent-ils eux-mêmes, ces braves soudards ? Méfie-toi, Mansour. Méfie-toi de ceux qui t'utilisent ; ils ont besoin de toi aujourd'hui, tu ne sais pas ce qu'ils te réservent demain. Méfie-toi surtout de ce Muq til, ton soi-disant ami. >> Il faut préciser que, tout en parlant ainsi, Mounir caressait Mansour, qui était étendu avec lui sur sa couche, car lui non plus, qui aimait les garçons plus que tout autre, ne pouvait résister à l'exceptionnelle beauté du petit Mansour. Comme les autres, il avait de fréquents rapports charnels avec le garçon ; la différence est que lui éprouvait vraiment de la sollicitude pour lui, tandis que les autres s'en servaient seulement pour humilier et tourmenter sa mère. Cela, Mounir le savait, mais Mansour ne le savait pas. Il voulait essayer de mettre l'enfant en garde, mais ce n'était pas évident ; il n'était pas très disposé à l'écouter, il croyait vraiment à la bonne foi des soldats, il croyait vraiment avoir trouvé sa famille. Il fallait donc faire preuve de diplomatie. En attendant, Mounir faisait surtout preuve d'une lubricité raffinée. Il prodiguait à l'enfant des caresses profondes, étudiées, délicates, qui lui procuraient un éventail de sensations érotiques nouvelles, qu'il n'avait pas encore ressenties avec les autres soldats, qui le prenaient brutalement. Mounir, tout en continuant la conversation, faisait délicatement rouler entre ses doigts la petite tige ligneuse du garçonnet, qui se tordait de volupté, nu contre ses flancs musclés, et caressait en retour, de sa petite main blanche et aristocratique, le dard tendu du militaire. << - Ne dis pas cela, Mounir. Je t'aime bien, tu le sais. Toi, tu es différent des autres. Tu n'es pas d'ici. Muq til m'aime. Muq til me comprend. C'est lui qui m'a initié à l'amour, qui m'a révélé le plaisir, n'a-t-il pas droit à ma reconnaissance - aowh ! Continue, c'est bon ! - Sur ce point - mmmh, oui, comme ça - je dois dire en effet qu'il a été bien inspiré ; mais - aowh ! Attention, Mansour, pas si fort, ma"trise ton désir - je disais : méfie-toi de lui tout de même. Ses intentions ne sont peut-être pas aussi pures que tu le crois. Muq til est un homme malin. Il sait ce qu'il fait. Il t'aime bien, peut-être, mais peut-être pas autant que tu le crois ; pas d'une manière aussi désintéressée. Quoi qu'il en soit, souviens-toi toujours, si tu as le moindre problème, que moi, je suis de ton côté quoi qu'il arrive. >> Au fil des mois, Mounir, tout en suivant attentivement l'évolution politique d'Eïropa, se rapprochait de Mansour et veillait sur lui. Il ressentait vraiment de l'amitié pour ce gamin, en plus d'une forte attirance, réciproque d'ailleurs, et s'était mis à l'éduquer sans en avoir l'air. Sans le ramener vers les valeurs surannées et un peu illusoires de la cour, il lui en enseignaient d'autres, plus authentiques, compatibles avec le plaisir dont Mansour était friand. Il lui enseignait à donner un sens à sa vie, lui parlait d'amour, de liberté, d'honneur, bref, à être Mansour, et non seulement la catin attitrée des soldats. Cela ne plaisait pas beaucoup à ceux-ci, surtout à Muq til, qui voyait Mansour lui échapper peu à peu, et en concevait une secrète irritation. Mansour, lui, ne s'apercevait de rien. Il continuait bien sûr à coucher avec les soldats, il continuait à se croire aimé d'eux ; son me d'enfant, malgré l'incroyable dépravation qui s'en était emparée, le stupre, l'alcool, les autres drogues, les dérèglements en tout genre, restait sincère et simple. Pour mieux corrompre l' me de l'enfant, Muq til avait mis au point avec lui un jeu qui l'avait fort amusé : il lui avait fait massacrer un à un, sous les yeux horrifiés de sa sainte mère, tous ses professeurs, inventant au fur et à mesure des supplices toujours plus raffinés ; la cruauté naturelle du gamin, débridée, s'en était donnée à coeur joie. Ils avaient commencé par le professeur de musique, puis de dessin. Le professeur de grammaire et de littérature, et surtout de mathématiques, y étaient passés à leur tour ; ce dernier surtout avait eu droit à un traitement de faveur : << - Je vais t'en donner, moi, de la règle de trois ! Et du carré de l'hypoténuse ! La tête au carré, oui >> Ils avaient résolu ensemble une équation particulièrement compliquée, à plusieurs inconnues, consistant à faire souffrir le pauvre homme le plus longtemps possible sans lui ôter la vie. Le professeur de morale et d'éducation religieuse, surtout, avait passé un mauvais quart d'heure. Après l'avoir violé avec toute sorte d'objets pointus et plus ou moins tranchants, ils lui avaient fait avaler ses testicules, grillées, avec du poivre et de la coriandre. Le gamin avait trouvé cela particulièrement délicieux : << - Et ça ! Ça vaut combien d'années d'Enfer, religieux de mes fesses ? Essaie d'appeler les saints et les anges à ton secours, s'ils existent ! Ah oui ! C'est vrai, tu peux plus parler. C'est pas de chance, hein ? >> Mounir assistait impassible à toutes ces cruautés ; il en avait vu bien d'autres, et ne s'inquiétait pas trop du sort de Mansour, qui ne faisait que se venger de la cruelle discipline qu'on avait imposée pendant des années à ses instincts naturels, à lui comme à des milliers d'autres jeunes, pour qui Mounir avait de la compassion. En revanche, il n'était pas dupe des intentions réelles de Muq til, qu'il surveillait de près. Cependant, la situation politique du pays était la suivante : en s'appuyant sur la colère du peuple, qui avait balayé nobles et religieux, princes, sultan, oulémas, imams, mollahs, tout, brûlé les palais, les madrassas, tout mis à bas, la nouvelle classe citadine des négociants et entrepreneurs en tous genres, cultivés, instruits, au courant des conceptions nouvelles, avait pris le pouvoir. Elle avait édicté des lois nouvelles, qui servaient ses intérêts, fondé une sorte de République, inspiré de la République romaine, avec un guide suprême qui s'intitulait Cheikh el-Ch b, l'Ancien du Peuple, qui était un ancien négociant en vin enrichi, haïssant viscéralement la noblesse, mais cultivé, intelligent, quelque peu versé dans l'occultisme et l'alchimie, partisan de la liberté du commerce. Plus que le peuple, il représentait, en fait, l'aristocratie roturière des villes, enrichie par son industrie, méprisant l'ancien monde et ses valeurs, louant l'effort individuel, la science pratique, l'enrichissement. Ils méprisaient la propriété foncière et la noblesse d'épée, mais ils aimaient l'or, et ils constituaient en fait une nouvelle noblesse, plus féroce que la précédente. Le vrai peuple, humble, besogneux, qui avait cru un moment entrer dans une ère nouvelle de justice et de prospérité universelle, s'aperçut vite qu'il avait été joué, intégralement. Les vrais bénéficiaires de la révolte, c'était le Cheikh el-Ch b et ses amis, c'étaient les riches négociants des villes, qui haïssaient toute valeur traditionnelle, certes, ne croyaient guère au Ciel, mais croyaient en leur bourse, et méprisaient les pauvres, qu'ils soient ouvriers ou paysans, encore plus que le sultan et les nobles. Pour eux, les pauvres n'étaient que des esclaves qu'ils étaient maintenant libres d'exploiter au maximum, sans limites, puisqu'ils avaient même aboli l'ancienne religion qui avait au moins le mérite de freiner un peu l'appétit des puissants, leur rappelant quelquefois qu'ils n'étaient que des hommes ordinaires. Sous ces nouveaux puissants, le peuple souffrit encore plus qu'avant ; une ère particulièrement sombre s'ouvrait à lui, et maintenant il n'y avait plus d'espoir, puisque les idées nouvelles, dont ils avaient tant attendu, avaient trahi leurs espérances. L'espérance s'était complètement retirée du peuple d'Eïropa. Le passé comme l'avenir étaient condamnés, bouchés, on ne pouvait ni revenir en arrière, ni faire une nouvelle révolution, qui risquerait de trahir encore plus les attentes des petits. Il n'y avait plus rien à faire, plus rien à espérer. Ce monde s'enfonça dans la plus noire résignation, excepté ceux qui choisissaient de devenir hors-la-loi, d'être des bêtes féroces désormais, de dépouiller tous ces négociants qui avaient dépouillé le peuple. Une vague de criminalité sans précédent s'empara alors des faubourgs, des campagnes ; la partie inférieure de la classe dominante, les petits propriétaires et commerçants, prirent peur comme jamais. Le pays devint très instable. Alors, le Cheikh el-Ch b décréta une sorte d'état d'urgence. L'armée, qui était complètement au service de la classe citadine représentée par l'Ancien du Peuple, quadrilla le pays, spécialement aux abords des villes, et fit régner la terreur. Quiconque pratiquait le brigandage, même s'il n'avait trouvé que ce moyen pour survivre, était déclaré ennemi du peuple et de la révolution, assimilé à l'ancienne noblesse profiteuse, et écartelé en place publique. Pour détourner la colère et le désespoir du peuple, les nouveaux dominants inventèrent un stratagème : ils canalisèrent cette colère vers ce qui restait de l'ancienne noblesse et des confréries religieuses, qui essayaient de survivre tant bien que mal, surtout dans les campagnes reculées, où ils avaient conservé leurs fiefs. Ils s'en prirent à eux, ce fut la seconde vague de la révolution, beaucoup plus féroce que la précédente. Cela permit, il est vrai, à toute sorte d'aventuriers issus des plus basses couches de la population, de prendre de l'importance, et d'éviter de devenirs des brigands qui s'en prendraient aux négociants des villes ; mieux valait, pour ceux-ci, qu'ils s'en prissent tant qu'à faire aux ch teaux et aux clo"tres soufis qui étaient restés debout au fond des campagnes. Et pour donner au désespoir populaire un exutoire, on organisa le procès solennel du sultan et de la sultane, qui, depuis des années, croupissaient en prison. L'Ancien du Peuple, jusque là, ne savait pas très bien quoi faire d'eux ; il vit là l'occasion rêvée de s'en débarrasser, d'une manière utile à ses intérêts. Le procès, publique, devait être une vraie pièce de thé tre, qui devait se terminer immanquablement par l'exécution des acteurs principaux : le sultan et la sultane, dont la tête devait rouler à tout prix ; le bourreau affûtait déjà sa hache. Cependant, il fallait donner l'illusion d'un vrai procès, à l'issue incertaine, lire l'acte d'accusation, très long et habilement rédigé de manière à noircir au maximum les anciens souverains, donner aux prévenus l'occasion de se défendre un peu, pour la forme, tandis que les meilleurs tribuns de la nation insisteraient lourdement sur leur rôle criminel dans les longues souffrances du peuple. Tout était apprêté avec soin. Et l'histoire devait se souvenir de ce procès comme de la vengeance de tous les peuples contre toutes les formes d'oppression. Le plan du Cheikh el-Ch b était diabolique, et il marcha d'ailleurs à merveille - à quelques détails près. Cependant, si Mounir, qui suivait tout cela de près, s'amusait fort de voir que les événements se déroulaient de la manière la plus conforme à ses prévisions, le petit Mansour, lui, ignorait tout de ce qui se tramait. Il avait maintenant onze ans, et continuait de vivre heureux au milieu des soldats, insouciant, se croyant aimé et apprécié d'eux, buvant et forniquant joyeusement avec eux. Et puis le jour du procès arriva. Mansour était très excité : il était impatient de témoigner contre son père, ce chien d'aristocrate profiteur comme il disait. Il avait été bien endoctriné. Mais lorsqu'on l'appela à témoigner contre sa mère, il s'effondra. Il ne l'avait plus vue depuis des années, et la reconnut à peine ; elle était amaigrie, le teint jauni, les cheveux blancs, les yeux cernés, la mine grave et triste ; ce n'était plus du tout cette jeune femme enjouée, insouciante, qui lui peignait les cheveux autrefois, et il n'eut pas le coeur de l'enfoncer. Soudain, ce garçon, si corrompu soit-il, se rappela celle qui l'avait mis au monde et qui lui racontait des histoires, le soir, avant d'aller dormir, quand il était encore un enfant sage et obéissant. L'ancienne tendresse n'était pas morte, et elle remonta à la surface. Surtout, lorsqu'on essaya de lui faire dire que sa mère avait abusé de lui - alors que c'était eux, les soldats, qui l'avaient initié à l'univers de la sexualité ! - il se révolta. Son univers basculait ; il ne comprenait pas pourquoi les mêmes qui lui avaient fait découvrir le plaisir, la liberté de la chair, la joie de jouir sans entraves, les mille possibilités de l'érotisme, cherchaient aujourd'hui à le faire sa mère d'immoralité ; ils se révélaient subitement amis de la morale révolue, eux qui lui en avaient enseigné l'inanité ! Cette hypocrisie l'ulcéra, et il eut le front de le leur dire ! Alors, le ch timent s'abattit sur lui. Tout à coup, il n'était plus le petit frère des soldats et leur mascotte, il n'était plus un enfant du peuple, il n'était plus qu'un b tard d'aristocrates maudits, le fils du tyran et de la tyranne, et il fallait qu'il partage t leur sort ! Avant la fin de la journée, il était en prison lui aussi, coupé des siens, coupés de tous, dans le plus sombre et le plus humides des cachots, sans comprendre ce qui lui arrivait, sinon qu'on s'était servi de lui, et qu'on l'abandonnait, maintenant qu'il ne servait plus à rien. La perfidie de Muq til, qui ne fit rien pour le défendre, au contraire, se révéla à plein, comme Mounir l'avait prévu. Le pauvre enfant, dans sa geôle, se mourait de honte et de désespoir, et personne ne s'en souciait, à part un seul. Mounir, naturellement, avait prévu cela de longue date. Muq til l'avait prévu également. C'était un homme intelligent et sans scrupules, et il n'était pas dupe des idéaux qu'il fourrait dans le cr ne de Mansour. C'était un jeune homme ambitieux, inféodé aux nouveaux dominants, dont il servait les intérêts, comme toute l'armée d'ailleurs. Son seul but avait été de corrompre Mansour, pour en faire une arme contre ses parents ; il n'avait aucune amitié réelle pour lui, il se servait de lui, c'était tout. Et comme il était malin, et psychologue, il se doutait bien que le garçon n'irait pas jusqu'au bout, qu'il s'effondrerait à un moment ou à un autre, qu'il y aurait un jour une perfidie de trop, qui lui révélerait le méchant rôle qu'on lui faisait jouer dans cette sinistre comédie, et l'inciterait à se rebeller, au nom des mêmes principes de justice et de liberté qu'on lui avait savamment inculqué. Pour Muq til, comme pour le Chekh el-Chab et tout ce parti d'hommes féroces et cyniques, ces idéaux n'étaient que des outils, des armes, pour venir à bout de l'ancien monde ; ils ne les prenaient au mot qu'autant qu'ils servaient leurs intérêts, points final. En dehors de ces intérêts, rien ne comptait. Mounir était différent ; pour lui, les mots justice, amour, liberté, mais aussi les mots honneurs, virilité, courage, voulaient dire quelque chose. C'était cela qu'il s'était efforcé de faire comprendre à Mansour ; et Muq til voyait qu'il comprenait trop bien. Il faisait semblant d'être d'accord avec Mounir, mais il savait bien qu'un jour où l'autre, il faudrait se débarrasser de Mansour, dans l'intérêt de son parti, quand il ne leur serait plus d'aucune utilité. Et ce jour était arrivé. À présent, Mansour était au cachot, et il pleurait, seul dans la pénombre. Tout à coup, une main se posa sur son épaule, et il entendit une voix apaisante murmurer à son oreille. << - Mounir ! C'est toi ! Dit-il. - Oui, mais chut, ne fais pas de bruit, personne ne doit savoir que je suis ici avec toi. - Comment es-tu entré ? - Sache, mon cher Mansour, que j'entre où je veux et quand je veux, et que j'en sors de même. Je t'expliquerai comment je fais un jour, s'il pla"t à Dieu. C'est le fruit d'années d'entra"nement, il n'y a pas de secret. Je suis venu t'apporter un peu de réconfort, et t'assurer une nouvelle fois de mon soutien. - Tu avais raison, Mounir. J'ai été sot de ne pas t'écouter. Ils se sont joués de moi, ils se sont servis de moi, ils ne m'ont jamais aimé. C'est trop injuste ; ce monde me dégoûte, je voudrais mourir. - Ne dis pas cela, Mansour, tu n'as rien à te reprocher. Oui, le monde est dur, c'est pour cela qu'il faut avoir des principes, des repères, sinon on ne s'en sort pas. Si nous vivions au Paradis, nous n'aurions même pas besoin de penser, nous pourrions être des animaux comme les autres. Mais le monde n'est pas un Paradis, il faut être des hommes ; tu es un homme, tu peux vaincre, tu peux être al-Mansour, le victorieux, si tu ne te décourages pas à la première épreuve. Maintenant tu connais les hommes, tu sais de quoi ils sont capables ; ne le vois pas comme quelque chose de mal : tu as appris beaucoup aujourd'hui, tu en sais plus qu'avant, c'est bien. Sers-toi de ce savoir pour vaincre ! Oui, ils se sont joués de toi, mais ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'ils se sont joués d'eux-mêmes. Les cyniques, en se moquant des valeurs qu'ils prétendent servir, scient la branche sur laquelle ils sont assis. Ils ont le triomphe facile mais bref, ils finissent toujours par tomber, dans un fracas du tonnerre de Dieu ! Tu vas voir, un jour tu leur rendras la monnaie de leur pièce. Je vais t'y aider si tu veux, mais pour le moment je ne peux rien faire. Te faire sortir d'ici avec moi serait trop dangereux, ils auraient vite fait de nous retrouver tous les deux et de nous massacrer. Les temps ne sont pas encore venus. Mais je veillerai, avec l'influence dont je dispose dans l'armée, à ce que ta vie ne soit pas menacée. En attendant, sois courageux, et souviens-toi de l'ami qui veille sur toi. À plus tard, Mansour. - Attends, Mounir, eh ! Pars pas encore. - Quoi ? - Suce-moi d'abord, tu veux ? Ça me donnera du courage. - T'es vraiment impossible, sale gamin, va ! - Alleeez ! - Mais oui, t'en fais pas, je l'avais prévu de toute façon ; mais vite fait, hein. - T'es génial Mounir. - Eh ! Oui, je sais, très cher. >> Après cela, Mounir regagna la garnison et continua de veiller de loin sur Mansour, qui resta au cachot, mais qui ne perdit pas espoir. Le lendemain, le sultan et la sultane furent exécutés, après trois jours d'un procès hautement parodique, orchestré en coulisses par des gens sans scrupules, mais dont l'histoire se souvint quand même comme d'une saine vengeance populaire ; il n'y a pas d'engeance plus stupide que celle des historiens, surtout des historiens stipendiés. Leurs têtes roulèrent sous la hache du bourreau, et furent brandies au bout d'une pique. Le peuple oublia un temps qu'il avait été manipulé, comme Mansour, et joué par les riches négociants et par les gens de leur caste. L'ancienne noblesse fut plus que jamais montrée du doigts comme la source de tous les maux ; cependant, les conditions de vie du peuple n'avaient jamais été aussi mauvaises, et elles ne cessaient d'empirer. Mansour, pendant des mois, fut transbahuté de geôle en geôle, en ville d'abord, puis au fin fond de la province, dans des forteresses et des donjons de plus en plus sinistres ; tout le monde, ou presque, avait oublié son existence. Les nouveaux puissants, plus puissants que jamais, n'osaient pas s'en prendre à la vie d'un enfant, d'autant plus que Mounir, qui avait le soutien d'une partie importante de l'armée, surtout parmi les grades inférieurs et les simples soldats, veillait. Mais ils avaient peur de lui, de ce qu'il représentait, et ils s'arrangeaient pour le faire dépérir en captivité. Mansour représentait à leurs yeux tout ce dont ils ne voulaient pas entendre parler, c'est-à-dire, pêle-mêle : le souvenir de l'ancienne noblesse, leurs propres crimes, puisqu'ils avaient corrompu et manipulé cet enfant, comme le peuple, avant de l'abandonner comme lui, et enfin, il représentait aussi l'espérance de la jeunesse éternelle et de la vie absolue, tandis qu'eux n'étaient au fond que des usuriers, des adorateurs de l'or et des esclaves de leurs sordides intérêts ; Mansour était donc pour eux un bouc émissaire et une menace symbolique sans équivalent, qui les faisait trembler, au fond de leurs villas luxueuses et flambant neuves. Cependant, les années passèrent. Mansour était maintenant retenu au fond d'une forteresse au sommet d'un piton escarpé, dans la plus lointaine province, un pays à peu près désert, peuplé de brigands et de bêtes sauvages. Tout le monde l'avait oublié, mais un mythe, une légende, s'était formée autour de lui parmi le peuple, qui souffrait comme jamais sous ses nouveaux ma"tres. Les historiens officiels prétendaient qu'il était mort ; mais les gens du peuple soutenaient qu'il était toujours vivant, qu'il vivait en exil, quelque part, recueilli par une puissance étrangère, et qu'un jour, il reviendrait mettre à bas les nouveaux ma"tres, terminer la révolution, faire régner enfin la justice et la liberté. On attendait. On rêvait. On espérait. Les idéologues appointés faisaient leur possible pour étouffer cette rumeur populaire, mais les gens en place avaient vaguement peur de ce spectre du jeune Mansour qui hantait l'imagination populaire et leurs nuits d'orgie. Il incarnait leur mauvaise conscience ; aussi, ils s'efforçaient de tenir son existence secrète ; mais tout de même, le peuple sentait qu'il n'était pas mort, et cela agaçait les puissants. Mounir, lui, continuait de veiller sur Mansour, de loin en loin. Il n'était plus en permanence à Eïropa, car il s'occupait de développer son Ordre, à Naruq. Mais tout de même, de temps en temps, régulièrement, il venait rendre visite à Mansour au fond de sa forteresse, où il entrait sans problème. Il avait des complices dans la place, comme il en avait partout. D'ailleurs, c'était une faute de calcul, de la part des puissants, d'avoir envoyé Mansour aussi loin, dans cette province sauvage et reculée, qu'ils contrôlaient mal. Ils avaient été trop h tifs à se débarrasser de ce garçon encombrant qui leur faisait peur, et ils croyaient s'en être tirés à bon compte. Ils ne se rendaient pas compte que, plus on essaie d'éloigner les problèmes, plus ils reviennent féroces et ardents à causer notre perte. Or, dans cette province lointaine, qui échappait en partie au pouvoir central, vivaient toute sorte de gens, des hors-la-loi dangereux, des mutins, des dissidents, et aussi d'anciens nobles évincés qui avaient conservé, loin des villes, une partie de leur puissance, d'anciens ordres religieux, mystiques, ésotériques, qui refusaient les valeurs vénales et utilitaires de la nouvelle société, et conservaient l'héritage de la plus ancienne sagesse, celle des fondateurs oubliés d'Eïropa ; et aussi des fous, des vagabonds, des poètes, plus ou moins lycanthropes, tout un monde interlope, étrange, discret, fourmillant, mais invisible au gros oeil bovin des nouveaux ma"tres qui croyaient tout gouverner. Des liens occultes s'étaient créés entre cette faune et le personnel de la forteresse, qui vivait en contact permanent avec eux, et étaient donc bien obligés de pactiser plus ou moins pour avoir la paix. Le pouvoir ignorait tout cela, et, croyant s'être débarrassée du problème << Mansour >>, la caste des nouveaux ma"tres, riches, impudents, vaquait à son négoce, à son usure, à ses affaires ; elle était devenue, en fait, aussi inconsciente et détachée des réalités que l'avait été l'ancienne noblesse. Elle préparait ainsi sa propre ruine, comme l'avait fait cette dernière, et même avec plus d'entrain. Et Mounir avait ses entrées dans la forteresse, gr ce aux complicités intérieures dont je vous ai parlé. Cela n'avait rien d'officiel, naturellement, le directeur du fort, lui, n'était au courant de rien. Mais Mounir entrait quand il voulait, et il s'était arrangé pour que les conditions de détention de Mansour fussent assouplies, améliorées, de sorte que le garçon, s'il était toujours prisonnier, avait maintenant de la lumière, de l'air, de l'eau, du pain frais, un vrai lit pour dormir, dans une cellule sans rats ni cafards, relativement propre, et il avait même droit à des livres. Bref, ce n'était pas la belle vie, c'était moins amusant qu'au temps des soldats, mais au moins, ça l'aidait à garder confiance. Les visites de Mounir l'enchantaient toujours. Dans ce monde clos, sinistre, Mounir continuait l'éducation de Mansour, lui faisait découvrir la vie et le monde, il en avait fait tout à fait un membre de son Ordre, bien qu'il fût coupé de ses frères. Ils restaient ensemble pendant des heures, qu'ils meublaient de diverses façons : ils parlaient, ils jouaient aux échecs ou à divers jeux, ils partageaient du plaisir, car Mansour, qui avait maintenant quatorze ans, était toujours attirant, il plaisait à Mounir, et Mounir lui plaisait toujours, de sorte que parfois, les murs du donjon lugubre résonnaient du bruit de leurs étreintes passionnées, et l'endroit en devenait presque joyeux. La vie de Mansour était beaucoup plus gaie qu'elle aurait dû l'être. Mounir lui enseignait toute sorte de choses, de connaissances utiles, ou inutiles mais belles, qui développaient l'esprit de Mansour ; celui-ci était devenu un savant, il aurait pu briller en société s'il y avait eu une société autour de lui ; mais il n'y avait que celle de Mounir, des gardiens et des spectres qui hantaient la forteresse. Et pourtant, pour Mansour, c'était suffisant : il n'en demandait pas plus pour le moment. Cependant, sous le joug de cette élite du dinar qui le dominait maintenant, de plus en plus vorace, les conditions de vie du peuple ne cessaient d'empirer. De plus en plus de gens, ne pouvant plus travailler pour se nourrir et nourrir leur famille, rejoignaient la clandestinité, devenaient hors-la-loi, truands, rançonnaient les riches sur les chemins, et l'armée, désorganisée, débordée, et en partie insoumise elle aussi, n'arrivait plus à endiguer le flot, à faire régner un semblant d'ordre. Le formidable espoir des prétendues idées nouvelles, brandies par les agitateurs de jadis, s'était soldé par un beau chaos, et révélaient enfin tout leur ridicule et leur inanité ; mais les dominants n'en avaient cure à présent, dominer était tout ce qui leur importait ; ils ne voyaient pas le spectre de leur déchéance prochaine. Ils se croyaient plus forts que l'ancienne aristocratie, étant plus éclairés, ayant le vent de l'histoire pour eux, du moins le croyaient-ils. Les campagnes, maintenant, grouillaient de mouvements séditieux en tous genres. Les mécontents de la société nouvelle se mêlaient aux survivants de l'ancienne, aux derniers nobles qui, plus lucides que le sultan et sa famille, avaient vu venir le désastre, et s'étaient organisés pour conserver leurs valeurs et leurs traditions. Cela formait un mélange explosif. L'orage commença à éclater un jour, quand les nouveaux ma"tres annoncèrent une nouvelle ponction des pauvres en faveurs des riches ; leurs spéculations trop rapides, trop échevelées, s'étaient révélées malheureuses en partie, et il fallait renflouer les caisses de l'État, une fois de plus. C'était naturellement les plus besogneux, les plus humbles, qui étaient le plus sollicités, une fois de plus. Il y eut un mouvement de rébellion sans précédent dans les campagnes et dans les petites villes. Et puis, la foudre tomba justement sur la forteresse où était détenu Mansour. Un jour, elle fut subitement prise d'assaut par une horde de gueux, de dissidents en tous genres, d'anciens nobles rebelles et de nouveaux malandrins, hier ouvriers mis à pieds sans dédommagement, aujourd'hui truands recherchés, des hommes aux allures de bêtes sauvages, qui voulaient libérer les prisonniers, leurs frères comme ils disaient, et s'emparer des armes, pour mieux faire régner leur propre loi. Mounir excitait ce mouvement, tapi dans l'ombre ; il avait fait circuler le bruit que là se trouvait détenu le jeune Mansour, le fils banni et persécuté des anciens souverains, et que ce garçon noble et plein d'idéal représentait l'avenir de la nation. On voulait voir, en avoir le coeur net. Le fort fut donc saccagé, on trouva Mansour, on le libéra, et, comme c'était devenu un esprit brillant, capable de comprendre les aspirations de toutes les couches de la société puisqu'il avait lui-même connu toutes les conditions, et toutes les humiliations, il prit la tête de ce mouvement, qui grossit, prit de l'ampleur, devint même organisé, et marcha sur la capitale. En quelques jours, ils la firent tomber. Les jeunes surtout avaient rejoint le mouvement avec enthousiasme, en particulier ceux des campagnes et des petites villes, qui avaient médité les leçons de la génération précédente, et ne voulait pas commettre les mêmes erreurs, porter au pouvoir des ma"tres plus injustes que les précédents. Ils se reconnurent en Mansour, et lui en eux, et il leur enseigna ce qu'il avait appris des soldats, de Mounir et de la vie : il les incita à se libérer de leurs craintes, de la vieille morale fausse et de revenir aux forces fondamentales de la vie, sexualité et spiritualité ; ils prirent la capitale en exultant, en s'embrassant, en copulant sans fausse honte et sans retenue. Ce fut une sorte de révolution bachique et orgiaque, une fête de la jeunesse et de la vie, qui n'avait rien à voir avec la révolte précédente. Les marchands, les usuriers, les entrepreneurs gavés d'or et d'argent furent jetés cul par-dessus tête, enfin, dépouillés, brûlés, la terre d'Eïropa fut débarrassée de cette malfaisante engeance, qui avait détruit l'ancienne société pour en reb tir une pire, déçu et trahi les espoirs d'une génération. Les jeunes gens révoltés, montés contre toutes les générations précédentes, mus par une espérance ardente, invincible, portèrent en triomphe Mansour, qui avait maintenant quinze ans, qui était toujours magnifique, et qui était leur symbole, l'incarnation de leurs rêves et de leurs idéaux, et leur meneur incontesté. Mansour, tranquillement, prit le pouvoir, prêt à réorganiser Eïropa, à donner à toute cette société un souffle nouveau ; et Mounir, satisfait, à ce moment-là, se retira, retourna à Naruq s'occuper de ses propres affaires, non sans s'être uni une dernière fois avec Mansour, dont il était fier, en guise d'adieux. Mansour régnait maintenant sur la terre de ses pères, soutenu par toute la jeunesse du pays, et il était décidé à imposer sa vision des choses, sa volonté, ses désirs, à fonder quelque chose de neuf. Au début, c'était assez beau. Jouissance sans contrainte. Liberté de la chair et de l'esprit. Pouvoir et prérogatives de l'imagination, l'idéal, le rêve, promulgués comme des puissances de la vie, au même titre que la sexualité. Toute se mêlait enfin avec une certaine harmonie ; le réalisme cru des négociants, qui avaient longtemps occupé le pouvoir, cédait le pas au débordement d'une jeunesse fondamentalement déraisonnable, et qui s'affichait comme telle, débordante d'érotisme, d'idéal, et d'une cruelle poésie. Ils mirent tout sens dessus dessous. Mais Mansour, comme tous ceux de sa génération, plus qu'eux encore, était plein de ressentiment. N'oubliez pas qu'il avait été trahi, joué et trahi, dans son ge tendre, manipulé et dupé par tous les adultes, sauf Mounir, mais Mounir n'était plus là, il était retourné dans son pays - peut-être l'avait-il abandonné lui aussi ? En fait, Mounir avait confiance en ce jeune homme, qu'il avait vu grandir, auquel il avait tout appris, et dont il connaissait la valeur. Mais Mansour avait longuement médité, en prison, les leçons de toutes les trahisons dont il avait été victime de la part du monde des hommes. Et, une fois en liberté, une fois au pouvoir, il laissa déborder ce flot ardent de haine et de rancune qu'il sentait bouillonner en lui. Il ne voulait pas devenir un homme ; il voulait rester adolescent, à jamais, et il voulait faire une guerre sans fin au monde des hommes, au monde des adultes, qui avait détruit son enfance et sa jeunesse, l'avait laissé longtemps croupir en prison après s'être servi de lui. Il voulait les punir tous. Et il excita tous les jeunes du pays, qui l'écoutaient et le comprenaient, à le suivre dans cette direction. Ils décrétèrent alors une Terreur sans précédent. Ils s'en prenaient à tous les adultes, quels qu'ils fussent. Les écoles, d'abord furent saccagées ; l'école fut déclarée un fléau contre lequel il fallait lutter. Les professeurs, éducateurs, pédagogues et toute cette engeance-là furent les premières victimes de la terreur. Ils furent tous pendus, les tripes à l'air, et les écoles furent transformées en lupanars. Mansour rédigea lui-même le nouveau programme d' << éducation >> des jeunes garçons du pays : la sexualité, la boisson, le chanvre et l'opium en étaient les seuls ingrédients. Tous les garçons, de sept à dix-sept ans, furent invités à copuler vaillamment, à longueur de journées, afin de construire le monde nouveau basé sur un idéal d'érotisme et de sensualité pure ; les filles, on ne s'en occupait pas trop, elles n'intéressaient pas Mansour, ou alors à titre de hors-d'oeuvre. Elles pouvaient faire à peu près ce qu'elles voulaient, du moment qu'elles ne se montraient pas trop. Mais les jeunes garçons, eux, du premier jusqu'au dernier, furent transformés en objets ou en animaux sexuels au service du Ma"tre, Mansour ; il était vraiment le Victorieux ! Et tout ce qu'on lui avait fait ingurgiter comme débauche et comme lubricité, pendant des années, il le régurgita avec délices, sur toute sa nation, qui ne comporta bientôt quasi plus un adulte, et seulement des enfants et des adolescents en rut, transpirant et haletant dans des libations et des accouplements forcenés, partout, dans les villes-lupanars, dans les campagnes, tout le temps. C'était le temps de la folie, de l'insouciance, de la bestialité, de la cruauté ; Mansour exhala toute sa haine, toute sa rancoeur, tout sa vengeance, son amour de la vie aussi, mais sur un mode cruel, excessivement cruel. Moi, à cette époque-là, j'étais l'ordonnance de Muq til, le perfide mentor de Mansour, à qui il en voulait plus qu'à quiconque. Mais secrètement, j'étais du côté de Mounir. Je n'approuvais pas les agissement de Muq til, à l'époque, mais je ne pouvais rien faire ; aussi, Mansour se montra-t-il exceptionnellement clément avec moi, dans la mesure où je livra mon ma"tre. Muq til fut donc torturé longuement, violé par dix mille garçons en furie, et finalement éviscéré sur la place publique. Moi, je pus fuir et me réfugier dans les forêts du Nord, d'où avait jadis surgi la civilisation d'Eïropa. Les derniers adultes qui luttaient pour leur survie furent soumis à des supplices atroces, en place publique, violés copieusement et dépecés par des hordes d'enfants décha"nés, qui ne connaissaient plus d'autre loi que celle de leur désir, de leur instinct, de leur caprice. Cela ne manquait pas d'une certaine beauté macabre. C'était une fête, assurément ; une fête sauvage, érotique, sanguinaire, barbare, sublime, adolescente. Il ne resta bientôt plus un adulte dans la contrée. Mansour, au sommet, était ravi, il menait enfin la vie dont il avait toujours rêvé, et ses plus proches amis aussi, des jeunes comme lui qui avaient une revanche à prendre sur la vie et sur les vieilles générations. Mais le temps passait ; le pays avait sombré dans un chaos absolument inconcevable. Tout n'était que ruine et désolation, il n'y avait plus personne pour travailler les champs, ni pour travailler quoi que ce soit d'ailleurs, boire et copuler étaient devenus les seuls industries nationales, et Mansour était ravi comme ça. Mais le désordre grandissait, échappait à son contrôle ; il était débordé et ne s'en apercevait même pas. Or lui-même grandissait ; il vieillissait ; le temps faisait son oeuvre, inexorablement. Il voulait rester adolescent, et proclamer le règne éternel de l'adolescence, seulement il ne pouvait pas interdire au temps de passer. Son pouvoir n'allait pas jusque là. Et il avait maintenant dix-huit ans ; il était devenu un jeune homme, très beau, certes, dans sa catégorie, mais ce n'était plus vraiment un jeune garçon, un adolescent, et cela le navrait. Il se sentait amer, et il en devenait de plus en plus cruel, mais il n'y avait plus d'adultes contre qui exercer sa cruauté. Il l'exerça alors contre d'autres jeunes garçons, ceux qui ne lui plaisaient pas, ceux qui lui désobéissaient, n'importe. Il devenait un ma"tre barbare. Et en même temps, son autorité était contestée par des plus jeunes que lui, ceux qui avaient sept ans, huit ans, etc., au moment où il avait pris le pouvoir, qui avaient été élevés dans le stupre et la violence, et qui voulaient maintenant le pousser vers la sortie, appliquant contre lui ses propres leçons. La vie qu'il avait exaltée, la vie le dépassait ; il ne comprenait pas ce qui se passait, il était perdu. Seul dans son palais, maintenant, entouré de sa garde rapprochée et de ses esclaves sexuels, dans un pays en ruine, qu'il avait lui-même ravagé, où plus rien ne fonctionnait, rempli de jeunes loups sauvages et affamés qu'il avait lui-même excités, et qui rôdaient autour de son autorité déclinante en roulant des airs avides et inquiétant, il se sentait faible, las, rongé de regrets et d'angoisses. Et il en appela dans son coeur à Mounir, qui entendit cet appel, vint, et contempla la terre d'Eïropa dans cet état, qui ne le surprit qu'à moitié. Il avait bien prévu cette extrémité ; aussi, il alla vers Mansour sans manifester de colère ou de désappointement particuliers. << - J'ai foiré, Mounir, dit-il d'un air dépité. - Allez, Mansour, dit l'homme sombre, ne dis pas ça ; tu as fait ce que tu as pu, c'est tout. - Mais t'as vu quel bourbier maintenant, pour rester poli ? Pff... si j'avais su ! Je serais resté en prison, tiens ! - Tut, tut, tut ! Allez, Mansour, tu parles comme un vieux débris à présent, pas étonnant que tes jeunes loups veuillent te faire la peau ! Si tu te laisses aller comme ça, comment veux-tu réussir ? Tu n'es plus Mansour, le Victorieux, le Triomphant ? - Mais quel Victorieux ? Allez, j'ai profité, j'ai joui, maintenant le temps se venge, le temps bouffe tout, c'est ça la seule vérité ! Tu veux me faire croire qu'il y a autre chose ? - Exactement, il y a autre chose ! Allez, tu ne crois plus en toi, mais moi oui, je vais te montrer. - Où est-ce qu'on va encore ? - Suis-moi, grand dadais, tu verras bien ! >> Ils traversèrent les campagnes dévastées, et Mansour, regrettant sa folie destructrice dit encore : << - Non mais, t'as vu ça Mounir ? Bon sang, on a vraiment semé la ruine, la désolation ! Oh là là, quelle pagaille ! En même temps, il faut reconna"tre, on s'est bien amusés ; mais qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? Sacrebleu, c'est la misère ! - Ah, Mansour, Mansour ! Tu es toujours défaitiste. C'est l' ge ingrat, je présume. Mais c'est rien, tout ça ! Avant, oui, c'était plus beau par ici, c'était organisé, ordonné, mais il valait quoi cet ordre, au fond ? Vous vous êtes bien amusés, tu l'as dit toi-même, c'est tout ce qui compte ; seulement maintenant, il faut aller de l'avant ! - T'es pas trop déçu alors ? - Déçu, moi ? De quoi ? Que tu aies saccagé les écoles, étripé les ma"tres, rasé les cités ? - Non, je veux dire... qu'on se soit arrêtés là, qu'on n'ait pas su construire... - Bah, écoute, tu sais, construire, c'est difficile, et ça ne dure jamais très longtemps... la vie, c'est un défi, on n'a qu'une seule chance et le mode d'emploi n'est pas fourni avec... je le sais mieux que quiconque, tu sais ; ce que tu as fait, par rapport à des milliers d'autres, c'est déjà pas si mal. - Ah bon ! Tu le penses vraiment ? Je croyais que tu attendais mieux de moi. - Eh bien tu me connais mal. Tout le monde me conna"t mal, d'ailleurs. Ils croient me conna"tre, ces imbéciles, mais ils ne savent pas du tout qui Je suis. J'attendais rien de toi, à part que tu sois toi-même. Je t'ai aidé parce que tu étais beau, mignon, bandant, gentil et touchant, c'est tout. Le reste, tu sais, moi... Tu ne sais pas que quand j'aime un garçon, je l'aime, c'est tout ; ça ne dépend pas de ce qu'il réussit ou de ce qu'il rate ; je m'en fous de ça, moi... même s'il a massacré la terre entière, violé, trahi ma confiance ou que sais-je, il y a qu'une chose que je ne peux pas supporter de lui, c'est de le voir malheureux. - Justement, je suis malheureux. - Je sais ; c'est pour ça que tu vas venir avec moi. Tiens, là, on est arrivés. >> Ils étaient allés dans la province la plus lointaine, au delà même du fort où avait été retenu Mansour, au Nord, dans les grandes forêts profondes et mystérieuses d'où avait surgi, il y a très longtemps, la civilisation d'Eïropa. Là se trouvait une grande b tisse toute blanche, une enceinte avec des tours et des corps de b timent de dimensions variées tout autour ; c'était un couvent d'initiés, soufis, un des derniers que comptait le pays, que les révolutions et destructions successives n'avaient pas atteint. Là, expliqua Mounir à Mansour, se trouvaient les derniers héritiers de l'ancienne sagesse des mages de la forêt, le coeur mystique, inconnu, de la nation, les dépositaires du secret qui constituait la force vitale de la race ancienne des fondateurs d'Eïropa, dont le nom avait été effacé par le temps, mais dont l' me n'était pas abolie. << - Ça, mon garçon, ce sont tes origines, tes racines ; peu de gens connaissent les leurs, et tu n'aurais même pas besoin de conna"tre les tiennes, si tu étais satisfait de ce que tu as réalisé. Mais là tu ressembles à une me en peine, tu as besoin d'un coup de fouet pour redémarrer. Alors regarde, écoute et surtout, pose toutes les questions que tu voudras. >> Mansour regarda. Il rencontra là des hommes dont il n'aurait jamais soupçonné l'existence, qui vivaient selon les rites les plus antiques, en symbiose avec cette forêt qui avait donné naissance à l'État d'Eïropa, il y a très longtemps ; ils préservaient des connaissances inouïes, sapientielles, à la fois naturelles et surnaturelles, le secret d'une vie spirituelle dont le peuple de Mansour avait eu connaissance autrefois, mais dont ils s'étaient détournés peu à peu, d'abord pour s'adonner aux raffinements mondains et à l'oisiveté luxueuse de la noblesse, puis pour écouter les sirènes du négoce et de l'usure, enfin pour s'adonner aux joies sauvages de l'érotisme sanguinaire et de la destruction pure. Mansour et ses loups décha"nés avaient refermé le cycle ; maintenant il fallait revenir à l'origine. Alors Mansour regarda encore. Il assista à des rites d'une majestueuse étrangeté, qui mettaient en oeuvre des forces fondamentales, dont il avait eu le pressentiment autrefois, mais qu'il avait voulu libérer trop vite et trop fort, et qui l'avaient en quelque sorte submergé. Il comprenait mieux à présent le sens caché de l'érotisme, de l'ivresse et de la violence, il prenait conscience de leur pouvoir créateur potentiel, pour peu que l'on sache en préserver le mystère. Il vit un vieux ma"tre et un jeune disciple, très beau, se livrer à un rituel singulier, qu'il observa avec intérêt. Des flambeaux vacillants, qui dégageaient une odeur cre et capiteuse, éclairaient une grande pièce sombre et haute. Un pentacle était tracé sur le sol. Le disciple, très jeune et très beau, se tenait nu, au centre du pentacle. Il semblait extrêmement concentré, dans un état second. Des assistants lui enduisirent longuement le corps d'huiles parfumées, pour le préparer. Puis, le vieux cheikh s'approcha de lui, ôta ses propres habits, et s'unit au jeune garçon, au son d'une musique langoureuse ; il se mêla à lui, dans toute sorte de positions érotiques qui devaient demander une souplesse considérable, impressionnante pour l' ge de l'homme ; pour finir il le prit par derrière, vigoureusement, en débitant des incantations sacrée. Le garçon avait l'air totalement parti dans un autre monde, d'autant plus qu'on lui avait sans doute fait consommer des drogues au préalable. Curieusement, cet accouplement, bien que très sensuel, n'avait rien d'obscène pour ceux qui y assistaient ; c'était un rituel sacré, et leurs mouvements, bien que naturels, avaient une gr ce un peu hiératique, on aurait dit qu'ils avaient répété chaque geste mille fois. Le disciple était de plus en plus en transe, le ma"tre lui caressait les extrémités de la poitrine avec dilection, et lui se cabrait, se contorsionnait pour mieux le laisser s'introduire en lui, comme si son salut en dépendait, et il disait d'une voix brisée : << - Oh oui, ma"tre, oh oui ! Ne vous arrêtez-pas, investissez-moi de votre puissance, toute votre puissance, j'aime sentir votre science pénétrer en moi, vous êtes la flamme et je suis la cire, vous êtes le Calame et je suis la Table, je suis la terre et vous êtes l'arbre, plantez en moi vos racines profondes, plantez-les ! Plus fort, oui ! - Habibi, répondait le ma"tre de sa voix caverneuse, tu es si beau, mon bien-aimé, si beau, si doux, si délectable, oh, habibi ! Gr ce à toi je m'élève dans des éthers où personne n'a jamais pénétré, jusqu'à la Parousie, resplendissante et mystérieuse. Nous nous réalisons l'un par l'autre ; oui, laisse-toi pénétrer de ma sève, de ma science et de ma puissance ; toute ma puissance est pour toi aujourd'hui, je te la donne, sens-la ! Sens cette épine délicieuse qui grave dans ta chair les signes de la puissance sacrée. Tu sens que tu t'élèves, toi aussi, n'est-ce pas ? Tu ne sais pas encore jusqu'où tu peux monter ainsi, mais je vais te le faire conna"tre ! Abandonne-toi à mon étreinte, abandonne-toi à ton seigneur, à ton ma"tre, pour qu'il te révèle à toi-même ! Sache, habibi, que l'énergie est une et que tout est énergie ! Tu la sens bien, cette énergie ? Ce mot veut dire : travail intérieur, ne l'oublie jamais ! C'est ton jour de gloire, habibi ; tu vas conna"tre la nature de la Force aimante qui m'habite ! >> Et lui fit atteindre l'orgasme, de manière fulgurante, et je n'avais jamais vu un garçon jouir de la sorte, avec autant d'abandon et de gr ce, comme si les portes du Paradis s'étaient ouvertes devant lui. Ensuite, il se tint à nouveau debout, nu, au centre du signe mystérieux. Le cheikh s'avança alors avec toute une panoplie de couteaux aiguisés, qu'il se mit à planter dans le corps du garçon, partout, dans son ventre, ses côtes, ses jambes ; il saignait abondamment mais ne bronchait pas. Pas une plainte ne sortit de ses lèvres ; il était toujours concentré. La musique devint plus forte et plus rythmée. Le garçon se mit alors à danser, avec les couteaux dans le corps, en tournant sur lui-même, avec des mouvements compliqués, d'une gr ce exquise. Divers officiants prononçaient toujours des invocations, mais le cheikh maintenant se taisait, étudiant son disciple avec soin. À la fin de la danse, le garçon retira les couteaux qui lui traversaient le corps de part en part, un à un, et ses plaies se refermaient au fur et à mesure, comme par magie. Après quoi, intact et en parfaite santé, l'air d'être revenu à son état normal, il rapporta les couteaux au ma"tre, le salua, lui embrassa la main. Le ma"tre sembla féliciter le disciple, à voix basse, en tout cas il avait l'air satisfait, lui embrassa le front, et l'envoya se rhabiller. La séance était terminée. << - C'est dingue ! Dit Mansour. J'ai jamais vu une chose pareille. Mais comment est-ce qu'il font ça ? C'est de la magie ou quoi ? - Non, dit Mounir, c'est de la Science. De la Science sacrée. Mon petit, il te reste beaucoup de choses à apprendre. Tu vois, ça, ce sont les hommes qui préservent le Secret, le Secret des origines... vois ; érotisme, sagesse, alchimie, sexualité, spiritualité, créativité, à l'origine, tout était lié, c'était une seule chose. Puis, les hommes se sont mis à séparer, à distinguer, et ils ont dévié ; ils se sont épuisés, leur énergie vitale s'est dispersée dans des réalisations illusoires, des civilisations fastueuses, mais vides. D'où les révolutions successives, qui n'ont fait qu'apporter encore plus de vide et de lassitude. Mais ces hommes-là, dans le calme de leurs forêts, ont préservé l'essentiel... Toi, tu es allé jusqu'au bout de toi-même, tu as réalisé la vanité de ce monde que tu as aboli, et de son abolition même... Tu étais en plein désarroi. Mais tu peux revenir encore à l'origine, à l'unité sainte du corps et de l'esprit, de l'homme et du monde, du Créateur et de la création ; rien n'est perdu, Mansour ; tout commence au contraire. Sois victorieux ! - Ouais, mais quand même, je sais pas trop... eux, ils ont fait ça toute leur vie, ils sont là bien tranquilles dans leur forêt... moi je suis à la tête d'un état qui ressemble plus à rien depuis qu'on a tout détruit, demain on n'aura même plus de pain à manger... - Mangez de la brioche ! - Ha, ha ! Elle est bonne celle-là ; tu crois pas que c'est un peu facile ? Non, sérieux, qu'est-ce que je peux faire, moi ? - Mais tu peux tout faire ! Élève-toi ! Tiens, regarde. >> Et toutes les personnes présentes dans la salle, y compris Mounir, bras croisés, l'air sûrs d'eux, se mirent à léviter, lentement, en regardant Mansour d'un air de défi. << - Allez, viens nous rejoindre ! Tu peux en faire autant ! - Quoi ? Non, mais là vous exagérez ! C'est n'importe quoi ! Ça peut pas exister, ce que vous faites-là. - Dans la réalité peut-être, banane, mais ici on est dans un conte ! Tout est possible, tout est permis ; alors, pourquoi ne pas en profiter ? On aurait l'air de quoi à se retenir ? eh ! - Quoi, c'est vrai ? Dans un conte, tout est permis... alors moi aussi je peux ? - Mais oui tu peux, ganache ! >> Et Mansour monta les rejoindre. << - Alors, on n'est pas mieux comme ça ? Lui demanda Mounir. Tu vois que la vie est belle, dès qu'on prend un peu d'altitude. - Oui, c'est vrai que d'ici on voit les choses autrement. Je me rendais pas compte qu'il y avait autant de toiles d'araignées dans ce plafond. - Tu vois toujours le négatif ! Allez, Mansour, je vais te montrer autre chose. >> À ce moment, le corps de Mounir explosa, littéralement, en une nuée de sauterelles ; elles se mirent toutes à tourbillonner, en vrombissant, autour de Mansour, qui n'en revenait pas, puis vinrent se réassembler en Mounir, à part une, que le ma"tre de l'Ordre attrapa et croqua sur le champ, comme font les hommes du désert. << - J'adore les sauterelles, dit-il. C'est un animal délicieux et fascinant à la fois. Il a des pouvoirs occultes et des significations symboliques sans nombre ; peu de personnes le savent, mais je suis le ma"tre des sauterelles. - Mounir, je savais pas que t'étais magicien ! - Mais t'as toujours rien compris ! Je ne suis pas magicien, pas du tout ! J'y connais rien à la magie. Et je ne suis pas non plus un surhomme. Je suis juste un personnage de conte. De conte au carré, même, en ce moment, puisque c'est un personnage qui raconte cette histoire, au moment même où je joue aux échecs avec un autre personnage. Moi, je ne fais qu'exploiter les possibilités qu'offrent le fait d'être dans un conte. C'est tout. Remarque, si j'étais dans la réalité, j'exploiterais les possibilités de la réalité. Ce serait moins amusant, mais il faut toujours exploiter les possibilités qui s'offrent à nous. - C'est bon, je crois que je commence à comprendre... on peut redescendre, au fait ? J'ai le vertige. - Mais oui, on peut. >> Ils redescendirent. La fumée se dissipa. Mansour sentit son esprit se désengourdir un peu, et il se souvint d'avoir trinqué avec le vieux cheikh que Mounir lui avait présenté, discuté, et puis ce narguilé qui lui avait monté à la tête... il avait vu des choses étranges, bien étranges... << - J'ai l'impression, dit-il à Mounir, d'avoir fait un drôle de rêve ; il y avait des sauterelles et... - Des toiles d'araignées ? Dit Mounir en souriant. - Mais oui, comment tu le sais ? Me dis pas que c'était pas un rêve, au moins ! - Qui sait ? J'espère seulement que tu as compris ce que j'essayais de te dire... - Oui, Mounir, je crois que j'ai compris cette fois... les possibilités, l'unité, tout ça... merci, ça m'a fait du bien cette petite séance ; ce narguilé aussi du reste ; crebleu, c'est de la bonne ! - À la bonne heure, dit Mounir. >> Ils sont repartis au petit matin, sereins, confiants l'un dans l'autre, non sans avoir passé la nuit à copuler avec quelques garçons de la forêt, assez au courant des mystères du corps et de la sensualité. Mansour se sentait heureux comme il n'avait plus été depuis longtemps, plein d'espérance. Cette fois, il allait reb tir son État, pour de bon, faire quelque chose qui lui ressemblerait, enfin. Et quand Mounir reviendrait, dans des années, il verrait enfin une contrée rayonnante, joyeuse, pleine de jeunes garçons beaux et généreux qui se donneraient avec ardeur et volupté, comme il les aimait ; comme Mansour autrefois. Oui, cette fois il n'allait plus seulement détruire, mais créer. << - Et si t'as encore des problèmes, tu m'appelles, hein ! Tu n'hésite pas >>, dit Mounir en partant. Mais il n'eut plus à revenir, à part, de temps en temps, pour manger des sauterelles avec Mansour, et s'unir avec les garçons de son élevage, parce que maintenant il faisait l'élevage systématique de jeunes garçons, pour le sexe. À part ça, on ne sait pas très bien ce qu'il a créé au juste, l'histoire ne le précise pas. Quelque chose qui lui ressemblait, à lui et à personne d'autre, c'est tout. Si je sais tout cela, c'est que j'étais l'ordonnance de Muq til, et j'étais proche de Mansour. J'ai toujours suivi, de loin, l'évolution du petit sultan. Au fond, c'était un gentil garçon ; c'est comme ça que je l'ai revu, une dernière fois, quand il a quitté la forêt pour aller accomplir son oeuvre. Après j'ai pris ma retraite et j'ai quitté Eïropa. Aujourd'hui, je parcours le monde en racontant mon histoire. Traitez-moi de fou si vous le voulez, je vous jure bien que je suis véridique. >> Mais les deux hommes, qui étaient tout à leur partie d'échecs, ne le traitèrent pas de fou. << - Mat ! Dit soudain l'homme en blanc. - Ah ! Oui, vraiment ? Regarde bien, répondit l'homme en pourpre avec un fin sourire. - Qu'est-ce... qu'est-ce que cela veut dire ? Reprit l'autre. - Noir et blanc, blanc et pourpre, vois-tu, rien n'est jamais aussi simple qu'on le croit, cher ami. >> Le plus jeune des deux adversaires regardait le jeu avec consternation. Il ne pouvait pas croire ce qu'il voyait ; soudain, toutes les pièces étaient devenues noires ; impossible de les distinguer. L'atmosphère elle-même, autour d'eux, était devenue plus sombre, plus oppressante. L'espace vacillait, une espèce de vertige s'emparait de lui. Mais où étaient passées les pièces blanches ? Pour un peu, il se serait vu lui-même en noir. << - Vois-tu, reprit l'homme en pourpre, avant de déclarer que les choses sont blanches ou noires, il faut faire preuve de circonspection ; quand on va au fond de la réalité humaine, on est surpris des épaisseurs de ténèbres que recèlent les coeurs les plus blancs. - C'est un envoûtement, ce n'est pas la réalité ! - Qu'est-ce que la réalité ? - C'est le contraire de l'illusion ! - Et si c'était une question de point de vue ? - Ah ! Je connais tout cela, arrête de te jouer ! On peut l'entendre de différentes manières ; que veux-tu dire exactement ? - Prends ma place, tu verras. >> Comme fasciné par son adversaire, l'homme en blanc prit sa place, et vice-versa. Alors, il se rendit compte qu'il y avait de nouveau des pièces blanches et des pièces noires, encore que les pièces noires lui parussent plutôt pourpre, il ne savait plus trop. Quoi qu'il en fût, le jeu était exactement dans la même configuration que précédemment, et les blancs gagnaient. << - Tu vois bien, j'ai gagné ! Triompha le jeune homme. - Mais non, dit l'homme pourpre hilare, puisque tu as pris ma place et que j'ai pris la tienne ! Tu as été victime d'une illusion ; d'ailleurs qui te dit que, dès le début, tu ne jouais pas les noirs ? - Chien de l'Enfer ! >> Explosa l'homme en blanc. Et en même temps, il fit valser l'échiquier et toutes ses pièces d'un coup de poing. Et le vieil homme, gravement, dit : << - Jeune homme, en faisant cela, vous venez d'accorder la victoire à votre adversaire. Une victoire par forfait. Bien dommage pour vous. >> Les deux joueurs se levèrent en même temps, en se toisant du regard ; plusieurs gens crurent qu'une dispute allait éclater, mais les deux hommes restèrent parfaitement ma"tres d'eux-mêmes. La pluie avait cessé. Alors, sans dire un mot, sans se saluer, ils sortirent chacun d'un côté et allèrent vers leur cheval. << Vraiment étrange, pensa Mounir ; étrange de le rencontrer ici >>. Puis il ajouta pour lui-même : << il ne joue pas mal aux échecs. Hum... il faudra faire attention, il est moins bête que je ne croyais. N'importe, je connais ses projets. >> Et il se mit en route pour rejoindre l'Ordre. 20. Le plan de Mourad échoue Cependant, arriva le jour où les ambassadeurs du roi franc devaient venir porter leurs présents au sultan de Naruq. On se souvient sans doute que c'était là l'occasion qu'avait choisie Mourad pour tendre un piège à Mounir. Comment Mounir déjoua-t-il le piège et ce qui advint aux trois garçons du roi franc, et à un autre garçon, c'est ce que nous allons voir maintenant, s'il pla"t à Dieu. Ce jour-là, donc, le palais était en fête ; car une grande cérémonie allait être donnée en l'honneur des ambassadeurs qui étaient arrivés la veille. Mourad les avait reçus en personne, et les trois garçons, qui s'appelaient Sylvain, Erwan et Joachim, qui étaient blonds comme les blés et avaient les yeux bleus, avaient dormi dans une aile du palais qui était reliée au sanctuaire des éphèbes, dans une chambre très belle qui avait été préparée spécialement pour eux. C'est le jour de la fête. Le palais était bruissant de monde ; il y avait là des poètes, des musiciens, des jongleurs, des gens venus des quatre coins du pays, des nobles, des princes, des personnages invités par le sultan pour voir les présents du roi. Et on était averti que Mounir devait venir certainement, mais qu'on ne le reconna"trait peut-être pas tout de suite, car il viendrait sûrement déguisé, et l'on ne savait pas comment. Mais des gens appartenant à la garde du sultan, dont le chef était un homme basané de fière allure qui s'appelait Abdul-Q hir, avaient été postés un peu partout, notamment, la plupart, autour des trois garçons francs, que Mounir devait essayer de ravir. C'est alors que Mounir usa d'une première ruse ; ce fut d'envoyer Mokhtar près de Mourad, comme prétendu espion auprès de lui ; on se souvient en effet que c'était là un des premiers plans de Mourad contre l'Ordre, au moment où commençait notre histoire. Mais depuis, Mourad avait cru que Mokhtar était mort. Aussi, lorsque il vit qu'il était toujours vivant, se méfia-t-il un peu, car il savait que Mounir était très rusé. Mais ensuite, il eut confiance, car il savait que Mokhtar devait approcher l'Ordre et l'espionner, ç'avait été son idée à lui, et il avait confiance en ses idées ; mal lui en prit, comme nous allons le voir. Mokhtar, donc, se présenta comme espion auprès de Mounir, et prétendit que ce dernier devait venir à la fête, déguisé en mendiant aveugle. Mourad fut surpris de cette information, car il trouvait la ruse un peu facile, et peu du goût d'un homme comme Mounir, mais il se dit que dans le fond, c'était tant mieux, car un mendiant aveugle serait facile à repérer au milieu d'une foule de princes et de hauts personnages. Il demanda donc à Abdul-Q hir de dire à ses gardes de faire spécialement attention à certain aveugle qu'ils verraient dans la foule. Aussi, quand vint le soir, Mourad et Abdul-Q hir, qui étaient attablés ensemble, jubilèrent de voir arriver, parmi la cohorte des musiciens et des jongleurs, un vieux mendiant aveugle, aux cheveux blancs, dans lequel il reconnut Mounir qui s'était teint les cheveux et la barble en blanc. Mais il ne fit pas trop attention au fait que ce mendiant était accompagné d'un jeune garçon qui avait des serpents enroulés autour du corps, et qui les montrait à l'assemblée pour la faire sourire ; car la deuxième ruse de Mounir avait été de venir accompagné de Wadid, l'enfant aux serpents. En revanche, il ne fit pas du tout attention à un homme à la barbe noire, qui était habillé à la mode des princes, et qui se trouvait parmi les convives ; or, cet homme, c'était Hamid, qui était revenu de son voyage en mer, et c'était la troisième ruse de Mounir, qui lui avait dit de venir se mêler au banquet, nous verrons pourquoi par la suite. La fête battait maintenant son plein. Les mets et le vin circulaient, car on savait que les Francs buvaient du vin. Des musiciens, qui étaient les meilleurs de Naruq, jouaient du luth, du tambourin et du nay. De jeunes garçons dansaient pour divertir l'assemblée. Même le poète Abdul-Fat était là, qui disait des poésies fort charmantes sur la beauté des jeunes garçons et sur l'amour. Or Abdul-Fat , qui n'était pas un homme de l'Ordre mais qui en était proche par le coeur, devinait les intentions de Mounir, et s'en réjouissait d'avance. Il y avait encore d'autres poètes. Et le plus gé, le plus noble des ambassadeurs, qui se nommait comte Altarus, devisait avec le sultan, qui voulait montrer qu'il était un homme simple et qu'il ne craignait pas de s'entretenir avec un simple compte, un étranger. Alors, le comte lui raconta son histoire, que voici. << J'étais, dit Altarus, un fier jeune homme, d'esprit guerrier et aventureux, et, Dieu me pardonne, mon cher sultan, je partis en croisade. Avec un groupe de preux, nous arriv mes en Palestine pour tenter de reprendre la ville que vous nommez al-Qods, la Sainte. Nous arriv mes après bien des périls et des ennuis ; mais lorsque nous atteign"mes Jaffa, il nous fallut livrer bataille contre les troupes du calife. Ce fut un rude combat. Je donnai force coups d'épée et fis tomber moulte tête, mais à la fin, une flèche tirée par un archer entra dans le flanc de mon cheval, qui tomba au moment même où je recevais un formidable coup de sabre au côté droit. Je perdis connaissance ; quand je me réveillai, j'étais dans un endroit totalement inconnu, une sorte d'antre obscur et poussiéreux, encombré de cornues, d'alambics et de grimoires écrits en langue arabe. Je compris que j'étais dans le repaire d'une sorte d'alchimiste ou de magicien ; avec un grand pansement sur l'estomac, je gisais sur un lit de fortune. Comme j'étais encore très faible, je fermai les yeux un moment. Quand je les rouvris, je crus être au Paradis ; en effet, l'endroit n'avait pas changé, mais il était transfiguré par la présence d'un jeune garçon arabe, qui, debout à côté de moi, me regardait. Le jeune garçon s'appelait Moustafa, et il était d'une beauté extraordinaire ; de plus, ses yeux brillaient d'intelligence. Je ne parlais pas encore très bien votre langue en ce temps-là, mais je la comprenais assez pour m'entendre avec le gamin, qui pouvait avoir onze ans. J'appris ainsi qu'il travaillait chez son oncle Azzeddine qui était alchimiste, et chez qui il m'avait emmené, m'ayant trouvé après la bataille, étendu, face contre terre, baignant dans une mare de mon propre sang. D'abord il m'avait cru mort, mais ensuite il avait vu que je respirais encore très faiblement ; il avait alors été chercher son oncle, qui avait des connaissances en médecine, et qui m'avait fait porter chez lui. En somme, je devais la vie à ce jeune garçon, qui se mit à m'interroger sur moi et sur ma vie, dévoré de curiosité. Je lui expliquai qui j'étais et d'où je venais. Il me posa alors une question dont l'intelligence me frappa positivement ; il me demanda ce que j'avais pensé au moment où mon cheval s'était cabré et où j'avais reçu le coup de sabre qui avait failli m'être fatal. Je réfléchis avant de répondre que j'avais senti mon me s'apprêter à quitter mon corps et de lui détailler cette étrange impression du mieux que je pouvais, car il n'est pas facile de décrire, avec des mots vivants, ce que l'on éprouve au seuil de la mort. Mais la question m'avait paru touchante de la part d'un si jeune garçon ; notre amitié data de ce moment. Le coup que j'avais reçu était grave, et ma convalescence dura un long moment. Pendant tout ce temps, Moustafa était à mes côtés, et nous f"mes amplement connaissance. Je voyais bien qu'il était attiré par moi, et je l'étais par lui, mais dans l'état où j'étais, je ne pouvais rien faire, que me reposer. Cependant, nous discut mes beaucoup, et j'appris ainsi à mieux conna"tre le garçon et sa famille, sa langue et sa religion. Tant et si bien que je renonçai à l'idée de croisade, convaincu que les religions devaient s'entendre et vivre en bonne harmonie. - Cette pensée vous honore, dit le sultan, qui était un homme sage et tolérant. - Enfin, je guéris, continua Altarus. Mais comme j'étais toujours assez faible, je décidai de rester encore quelque temps chez Azzeddine. Un soir, comme je dormais déjà presque, je senti un corps chaud se glisser contre le mien ; c'était celui de Moustafa, qui était attiré par ma chair, et qui voulait consommer avec moi l'amour que nous ressentions de toute évidence l'un pour l'autre. Et je sentais sa partie arrière qui me frottait le pubis pour me mettre en excitation ; et je sentais qu'il était nu sous les couvertures ; alors, je me mis nu également, et comme j'étais déjà très excité, je commençai à le prendre tout en lui caressant le bas-ventre ; puis il se retourna vers moi, et nous nous frott mes l'un à l'autre en nous embrassant ; c'était quelque chose, croyez-moi, que d'embrasser cette jeune bouche si fra"che, si douce ! Je crois que même ce vin, qui est fort bon pour des musulmans, n'est pas meilleur ni plus enivrant que n'était la salive de Moustafa. Ce fut un éblouissement, un festin, un irrépressible épanchement réciproque, bu à grands traits pas deux bouches assoiffées. Ce fut une des nuits les plus mémorables de notre existence. Ce fut l'Amour, tout simplement. Le lendemain, je vis que l'oncle Azzeddine me souriait d'une façon singulière. C'était, il faut le dire, un homme étrange, aux idées encore plus étranges ; un authentique savant, futé et souvent narquois, mais très bon dans le fond. Il avait horreur de toute espèce de fanatisme, et prônait une foi philosophique. Qu'on l'appréci t ou non, on ne pouvait manquer d'être frappé par l'énergie de sa personnalité. Dans les jours et les semaines qui suivirent, ma relation amoureuse avec Moustafa s'intensifia ; et je compris qu'Azzeddine avait parfaitement deviné ce qui se passait entre nous, mais qu'il avait décidé de fermer les yeux, par tolérance et aussi parce qu'il voyait, je pense, que son neveu était heureux et s'épanouissait dans son rapport avec moi. Je lui en sus bien gré. Cependant, j'eus des nouvelles de mes compagnons qui étaient sortis indemnes de la bataille où j'avais failli mourir. Ils s'étaient divisés en deux camps : le premier, admirant la science des musulmans et leur société raffinée, voulait faire une alliance entre les religieux pour permettre aux chrétiens, comme aux juifs et aux musulmans d'accéder à tous les lieux saints, et pour qu'il n'y ait plus ni guerres, ni razzias. Le second maintenait au contraire que les Arabes, les Perses et les Turcs n'étaient que des chiens d'infidèles, qu'il fallait égorger jusqu'au dernier ou convertir, par la force s'il le fallait. Le second camp l'avait emporté de peu. Il y avait dedans mon cousin le comte de Villefort, que j'aimais beaucoup, aussi fus-je un peu déçu d'apprendre qu'il avait rejoint un camp dont je ne pouvais plus partager les vues, ayant compris qu'il y avait assez de place pour tout le monde sous le soleil de Dieu. Mais j'appris également que ce groupe de fanatiques qui étaient mes anciens compagnons, estimant que j'avais été enlevé, arrivaient pour me récupérer par la force et exterminer l'alchimiste et sa famille. J'en fus épouvanté, mais je ne reculai pas ni ne faiblis devant le fait de devoir prendre les armes contre mon propre sang et mes amis d'hier, pour défendre mon amour d'aujourd'hui et les gens qui m'avaient sauvé la vie. Cependant, comme je me disais que j'allais peut-être mourir en défendant mes nouveaux amis contre les anciens, je décidai d'aller me confesser dans une église proche ; je trouvai là un moine du nom d'Anastase, à qui je voulus confesser mes péchés, notamment mon amour pour Moustafa, qui, d'après ce que j'avais compris, n'était pas des plus conformes à l'esprit de notre religion. Ce qui ne m'inquiétais guère au fond, puisque le pardon de Dieu embrasse même les pires mécréants quand Il le veut, mais tout de même, au moment de passer dans l'autre monde, il est bon de se mettre en règle avec sa conscience et avec les commandements du Seigneur. Toutefois, je ne tardai pas à m'apercevoir que ce père Anastase, s'il avait - à cette époque du moins - un bon fond et un grand coeur, était assez paillard et aimait au moins autant que moi les jeunes garçons ; il avait défloré des escouades de jeunes novices dans son monastère du diable ! Je rejetai donc Anastase comme confesseur et en cherchai un plus convenable, mais je le gardai pour ami, et nous continu mes à nous voir et à partager nos idées et notre expérience des garçons, entre autres. Cependant, mes anciens compagnons vinrent effectivement pour me récupérer et tuer ceux qui, d'après eux, m'avaient ravi et ensorcelé. Je les accueillis l'épée à la main ; le comte de Villefort me salua fort civilement, et se mit en garde. Nous crois mes le fer, comme nous l'avions souvent fait par le passé pour nous divertir, mais ce n'était plus un divertissement, cette fois c'était sérieux. J'avais pleinement récupéré mes forces, gr ce aux soins prodigués par Azzeddine et surtout à l'amour de Moustafa ; aussi, j'eus assez rapidement le dessus sur mon cousin, mais les autres étaient là, nombreux, trop nombreux pour que je pusse gagner ; j'étais donc résolu à vendre chèrement ma peau et à mourir en brave, m'étant confessé la veille. Mais alors, il se produisit un événement troublant : mes adversaires, tout à coup, eurent peur et reculèrent d'effroi, sans que je pusse comprendre la cause de leur frayeur. Puis, l'un d'eux, comme pris de folie, s'embrocha lui-même sur son épée ; alors, les autres fuirent sans demander leur reste. Or, pour comprendre ce qui était arrivé, il me faut vous raconter ce qu'avait vu mon cousin de Villefort, tel qu'il me l'a conté à moi des années plus tard, quand nous nous sommes réconciliés. Pendant qu'il luttait avec moi, il vit tout à coup appara"tre, derrière moi, une bande de sept cavaliers tous vêtus de noir, le visage caché, féroces et armés jusqu'aux dents. Ces cavaliers avançaient vers mes adversaires, qui reculèrent d'effroi en les voyant. L'un d'eux se lança tout de même à l'assaut de ces nouveaux venus, mais l'un des cavaliers sombres le désarma aussitôt et lui enfonça sa propre épée à travers le corps ; c'est alors que les autres prirent la fuit. Et moi, je n'avais rien vu ! J'eus l'explication de ce prodige par Azzeddine, qui en était la cause. En effet, au moyen d'un procédé alchimique secret - vous savez que l'alchimie, chez les Arabes, comprend entre autres la science des lettres, qui permet d'obtenir toute sorte d'effets merveilleux que l'on désire - avait réussi à susciter pour mes adversaire l'image de ces guerriers noirs que j'ai décrits, et qui n'existaient pas en réalité, mais qu'ils voyaient comme je vous vois, par un miracle d'illusion. Quant à celui qui est devenu fou et qui s'est trucidé lui-même, il croyait dans son délire périr du bras d'un de ces adversaires illusoires, sans voir qu'il périssait du sien en réalité ; Azzeddine avait, gr ce à ses illusions, retourné la propre force du guerrier contre lui-même ! Je restai bayant d'admiration devant la science et la puissance de cet alchimiste, que j'avais toujours pris pour un pacifique chercheur. Il m'adjura alors de ne rien révéler de ce que j'avais vu ce jour-là, de peur que cette puissance philosophale qu'il avait réussi à dompter ne tomb t entre de mauvaises mains. Je promis ; mais quelque temps après, il arriva que je me trouvai, ivre, dans une auberge, en compagnie d'inconnus à qui je fis part de cette histoire invraisemblable ; or, ces inconnus étaient des espions du calife, et ce que j'avais dit était suffisant pour qu'ils reconnussent Azzeddine, qui était un peu connu. Ils le capturèrent et l'emmenèrent chez le calife, pour qu'il m"t à son profit, dans sa lutte contre certains de ses adversaires politiques, son prodigieux pouvoir d'illusion. Azzeddine refusa, mais ils le frappèrent encore et encore, tant et si bien qu'il eût cédé si je ne fusse pas intervenu. Je vins le soir avec Moustafa et le père Anastase, qui détourna l'attention des gardes du palais, pendant que le garçon se faufilait pour trouver l'endroit où était détenu son oncle. Quand il l'eût trouvé, il me l'indiqua et le lendemain, je parvins à communiquer avec Azzeddine à travers une des fenêtres de la prison. L'alchimiste me donna une liste d'ingrédients que je devais lui apporter, et au moyen desquels il confectionna un procédé qui le rendit momentanément invisible, si bien qu'il put s'échapper sans difficulté. Mais le calife, furieux, me soupçonna tout de même - ou plutôt, ses gens me soupçonnèrent - d'être mêlé à cette évasion, ainsi qu'Anastase, que les gardes se souvenaient d'avoir vu un soir. Alors, la colère du commandeur des croyants s'abattit sur nous deux ; nous fûmes traqués sans pitié, et bientôt arrêtés. Le calife ne voulait pas révéler la cause réelle de notre arrestation, car il craignait d'attirer l'attention sur un prisonnier aussi particulier qu'Azzeddine. Alors, il chercha un prétexte pour nous faire condamner tout de même. Or, notre amour des jeunes garçons, à tous les deux, était connu, à cause de notre confesseur, qui était un homme faible et qui se laissa acheter pour livrer notre secret. Depuis lors je dis : ne vous confessez jamais ! Dieu est bien assez grand pour pardonner s'Il en a envie. Et dans le cas contraire... je préfère ne pas y penser ! Enfin. Toujours est-il qu'il ne nous restait plus tous les deux qu'à fuir le plus loin possible. Anastase, de dégoût, laissa tomber le froc, et devint plus paillard que jamais ; je crois qu'il a rejoint une sorte de société secrète que vous appelez l'Ordre, et avec laquelle vous auriez eu, à ce que l'on m'a dit, quelques petits problèmes. Quant à moi, l'oncle de Moustafa m'aida à fuir en me communiquant le secret qui rend invisible. Ce secret, je le possède, mais j'ai juré de ne l'utiliser qu'à bon escient, et de ne le communiquer à personne, sous aucun prétexte ; et, ma foi, je respecterai ma parole, dût-il m'en coûter la vie. C'est pourquoi, je ne dirai même pas s'il consiste en une potion, une incantation à prononcer, une onguent dont on se frotte ou autre chose encore. J'ai bien trop peur de ce qui pourrait arriver si je trahissais mon serment. Enfin, comme je l'ai dit, je fuis, et, gr ce au secret de l'alchimiste, je pus rentrer dans mon pays, emportant avec moi Moustafa, qui me sert encore aujourd'hui comme écuyer. Je racontai mon aventure et devins célèbre ; alors, le roi me fit venir, et après avoir entendu de ma bouche le récit que je vous ai fait, me demanda si je voulais être son ambassadeur dans les pays qui parlent la langue de l'Alcoran. À quoi je répondis que je serais trop honoré de servir ainsi sa majesté. Depuis lors, je remplis cette fonction d'ambassadeur. Le calife a renoncé depuis longtemps à me poursuivre, ne voulant pas s'attirer une guerre avec le roi. Il a également renoncé à persécuter le bon Azzeddine, qui se tient sur ses gardes, et qui, je crois, a acheté sa tranquillité avec différents secrets de moindre importance par rapport à celui des guerriers d'illusion. Et moi, mon cher sultan, je suis aujourd'hui un homme comblé, en pleine forme, et j'aime plus que jamais les jeunes garçons ! >> Telle était l'histoire du comte Altarus, premier ambassadeur du roi franc. Le sultan avait écouté cette histoire avec attention et l'apprécia beaucoup, d'autant plus qu'elle tournait en ridicule le calife, qui était son seul ma"tre après Dieu. Pendant ce temps, Mourad et Abdul-Q hir n'avaient pas quitté des yeux l'aveugle, qui était toujours assis sagement dans son coin pendant que le garçon aux serpents distrayait l'assemblée. Seulement, ils eurent le tort de ne pas faire attention à celui-ci parmi la foule des jongleurs, des musiciens et des danseurs. À un certain moment, Mounir fit un signe de tête à Hamid, qui fit un signe de tête à Wadid, qui se faufila en dehors de la salle de banquet, à l'insu de tous. Il avait la boussole magique que lui avait remise Hamid, qui la tenait, rappelons-nous, du capitaine Abdul-Hakim. Il prononça au dessus d'elle le nom << Nawfel >> ; et la boussole indiqua la direction d'où se trouvait le jeune Nawfel. Il parvint rapidement jusqu'à lui, et se mit à lui parler et à le séduire. Nawfel commençait à fort s'ennuyer au palais, surtout ce soir, où il n'était pas convié à la fête, Mourad ne voulant pas qu'il fût mêlé à un événement violent comme l'arrestation de Mounir. Il écouta avec attention Wadid qui lui parlait de l'Ordre et de la vie joyeuse qu'on y menait ; alors il décida de le suivre. Mokhtar reprit la boussole et dit << seigneur Hamid >>. Alors, la boussole indiqua une des terrasses du palais dont l'extrémité surplombait la rue. Pendant ce temps, Mourad surveillait toujours Mounir, qui ne bougeait pas. Mais il ne faisait pas attention à un homme à la barbe noire, habillé comme un prince, qui quittait discrètement le palais, et alla se poster avec son cheval dans la rue, en dessous d'une terrasse. Les deux garçons n'avaient pas de mal à circuler dans le palais, ni Hamid autour, puisque la plupart des gardes étaient dans la salle du banquet, en train de surveiller Mounir (qui ne bougeait toujours pas, ce qui commençait à inquiéter Mourad qui suspectait quelque supercherie), ou dans le sanctuaire des éphèbes, en train de surveiller Sylvain, Erwan et Joachim. Quand Mokhtar et Nawfel eurent localisé Hamid, ils descendirent par une échelle de corde jusqu'à ce dernier, qui avait amené deux chevaux supplémentaires, et tous trois prirent en riant la direction du repaire de l'Ordre. Nawfel regrettait bien un peu Mourad, qu'il aimait bien, mais Mourad s'était décidément montré trop froid avec lui ; là-bas, dans l'Ordre, il trouverait des amis qui le comprendraient mieux. Cependant, il se trouva un jeune garde, un peu moins distrait que les autres, que la disparition de certain prince qui était assis à la table du festin, inquiéta. Le jeune garde en parla à Abdul-Q hir, qui le rapporta à Mourad, qui s'inquiéta à son tour. Soudain, il eut un pressentiment. Nawfel ! Dieu, était-ce possible ? Nawfel, son cher Nawfel, enlevé par le monstre ? La sueur lui vint au front à cette sombre pensée. Il se précipita à l'appartement de Nawfel, et le trouva vide. Il chercha partout, retourna le palais de fond en comble ; pas de Nawfel. Alors, furieux, il sonna le branle-bas général. Tous les gardes furent réquisitionnés pour chercher dans les environs, un homme avec un jeune garçon. Et Mourad se frappait le front en disant : << mon Dieu, comment ai-je pu être si bête ! Homme diabolique que cet homme sombre ! Je croyais me jouer de lui, et c'est lui qui se jouait de moi. Ah ! Je croyais qu'il voulait les trois garçons blonds du sultan, mais ce qu'il voulait, c'était mon Nawfel à moi ! Oh ! Je me vengerai, c'est sûr ; mais en attendant, quel coup ! Nawfel ! >> Tous les gardes étaient partis maintenant à la recherche de Nawfel, mais la recherche ne donna rien. Finalement, on trouva quand même un passant qui se souvenait avoir vu s'enfuir un homme avec deux jeunes garçons, trois chevaux et quatre serpents. Alors, un nouveau pressentiment s'empara de Mourad, qui se précipita à l'intérieur du palais, et alla droit vers l'endroit où étaient gardés les trois garçons blonds, qui n'étaient plus gardés puisque tous les gardes étaient partis à la recherche de Nawfel. Mais c'était trop tard ; les trois garçons blonds avaient disparu. Le vieux mendiant aveugle aussi. Cette fois, c'en était trop ; Mourad jeta son turban par terre et le piétina. Puis, il rentra chez lui, et médita un nouveau plan pour attraper Mounir. Mais, d'abord, il manda un jeune garçon très beau qui s'appelait Soheïb, et qu'il avait rencontré la veille. En tremblant d'émotion, il lui prit les épaules tout en gardant avec lui une certaine distance et, le regardant dans les yeux avec une troublante intensité dans le regard, il lui dit : << Soheïb, mon bon Soheïb ; désormais, tu es mon meilleur ami... >>. 21. Les cintres plein d'azur des grands arcs triomphaux On se souvient de Sylvain, Erwan et Joachim, les trois garçons blonds que le sultan de Naruq devait recevoir d'un roi franc, mais que Mounir, l'homme sombre, avait dérobés en même temps que Nawfel, le favori du prince Mourad. C'est un assez bon résumé de notre histoire. Maintenant, les trois garçons faisaient partie de l'Ordre. Et ils s'amusaient mieux que s'ils avaient été au sanctuaire des éphèbes, sous la garde du médecin Ben Zouhal. Ils faisaient l'amour avec Mounir, et avec d'autres garçons de leur ge. Et ils faisaient quantité d'autres choses agréables. Or, un matin, Mounir jouait avec Sylvain, le plus petit et le plus gracieux des trois. Sylvain était un charmant garçon, intelligent et vif, avec de fins cheveux blonds comme les blés, des yeux comme deux lapis-lazuli, pétillants de vie. Mounir et lui étaient à demi nus ; et le garçon grimpait sur l'homme, et ils roulaient ensemble par terre, se vautraient dans les coussins de soie et éclataient de rire. Ils s'amusaient bien. Puis, tout soudain, Sylvain dit à Mounir : << - Vrai, on rigole bien chez vous, monsieur l'homme sombre. Mais il y a une chose que je voudrais savoir. - Demande, mon enfant, et tu sauras tout ce qu'il y a à savoir, dit Mounir. - Y a-t-il des arbres chez vous ? - Des arbres ? fit Mounir étonné. - Oui, des arbres. J'aime les arbres. Je n'en ai pas vu beaucoup dans votre pays, et bien que je m'y plaise, je regrette un peu ma forêt natale. - Parle-moi d'elle. - Si vous voulez, monsieur. Dans mon pays, il n'y a pas de déserts, avec du sable et des rochers qui ont l'air de vouloir raconter des histoires, comme chez vous ; mais à la place, il y a des forêts. De vastes, d'immenses forêts, où l'on peut se cacher et rêver toute la journée. Moi, je suis né dans la forêt ; j'ai grandi en son sein. Mon père était bûcheron. Il m'a appris à aimer et à respecter les arbres, même s'il devait parfois les abattre. Moi, je n'aime pas beaucoup que l'on abatte les arbres. Ils sont trop précieux à mes yeux. Car j'ai connu plus d'arbres que d'hommes, et chacun avait son caractère, sa personnalité. C'est pour cela que je les aime. Si vous n'avez pas connu la grande forêt, vous ne savez peut-être pas ce que c'est que la personnalité des arbres. On les croit sourds, muets, aveugles, insensibles ; mais ils sont loin de l'être, croyez-moi. Plus que les hommes peut-être, les arbres ont une me. Ils voient ; ils entendent ; ils pensent. J'ai passé mon enfance à jouer dans les arbres. Ils étaient mes amis. Je les comprenais, je parlais avec eux, savez-vous ; oui, j'ai reçu de Dieu la faculté de parler avec les arbres. Nous parlons sans utiliser de mots, silencieusement, par la pensée ; nous échangeons nos pensées. Les pensées des arbres, plus que celles des hommes, sont belles et profondes. Les hommes ne pensent qu'à la guerre ; les arbres ne pensent qu'à l'amour. Ils aiment la terre, l'espace, le soleil, le vent, les oiseaux, et d'autres choses encore. Ils poussent dans la terre leurs puissantes racines, qui fouillent la terre, aspirent son suc, et font comme une forêt sous la forêt. Car cette fondation obscure des arbres qu'est la racine, en descendant dans le sol, se ramifie comme les branches, et fait de sombres architectures, des réseaux sans fin d'arcades pleines de nuit et des dédales de pilastres torves, emmêlés, qui soutiennent l'arbre en silence ; car la racine est muette, la racine ne parle pas, contrairement au tronc et aux branches, qui sont un poème aérien, un grimoire vivant. Mais si la racine ne se voit pas, ne s'entend pas, ne se manifeste pas, on peut dire qu'elle est partout présente. Tout l'arbre est le prolongement visible de cette fondation ténébreuse. Tout l'arbre dit la racine, et la nuit dans laquelle elle s'enveloppe. L'arbre qui lance vers le ciel ses feuilles et ses branches pareils aux nervures des voûtes de quelque cathédrale formidable - je ne sais pourquoi il y a un vers d'un de nos poètes qui me revient toujours lorsque je les évoque : << les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux >>, vers d'une justesse et d'une musicalité difficilement égalables - l'arbre est comme le jaillissement figé d'une parole souterraine, qui devait s'exprimer au grand jour. Il est comme une prière de la terre ; il s'élance vers Dieu, jour après jour, patiemment ; Dieu qui est au delà du soleil, de l'azur et de tout. L'arbre le sait. - Tu as raison, dit Mounir. D'ailleurs, son tronc est une image de l'axe du monde, qui est une des fonctionnalités de l'esprit, en tant qu'il indique la direction verticale, ascendante-descendante selon laquelle se déploient la hiérarchie des mondes et la marche de la manifestation ; et ses banches, qui fibrent l'espace, perpendiculairement au tronc, marquent le développement particulier de chaque monde dans le plan horizontal qui lui correspond. - Et moi, reprit Sylvain, dans ces sauvages émanations de l'esprit, j'étais heureux, je jouais, je grimpais, je rêvais, je dormais même parfois. J'étais, ou plutôt je suis, un amoureux des arbres ; amoureux est le mot : celui qui convient pour décrire le sentiment que j'ai pour eux. J'aurais voulu, je l'avoue, pouvoir m'accoupler avec eux ; parfois, je me frottais à eux et j'en tirais du plaisir ; les arbres m'ont fait conna"tre l'orgasme ! - Alors, c'est vrai que nos contrées doivent te para"tre bien arides. Mais, si nous n'avons pas beaucoup d'arbres, nous en avons de fascinants. Tel est le désert : ses habitants sont peu nombreux, mais de qualité. Les rares plantes qui y poussent ont des vertus qui sortent de l'ordinaire. Nous avons le palmier dattier ; c'est pour nous le roi des arbres. Notre Prophète, qui était un homme sage et bon que tu apprendras sûrement à aimer, mon cher Sylvain, nous a fait l'honneur de nous enjoindre l'amour de cet arbre, qu'il considérait comme le plus utile et le plus bénéfique. Car tout est bon dans cet arbre magique ; son fruit délicieux est plein de propriétés merveilleuses ; ses feuilles servent à faire de l'ombre et des paniers, enfin on ne saurait énumérer ses qualités. Mais surtout, selon les Frères de la Pureté, qui sont parmi nos plus augustes philosophes, cet arbre est celui qui, de tous les végétaux, se rapproche le plus du règne animal ; car il y a continuité entre les différents règnes. Et comme l'animal, le palmier a des sentiments, et il meurt lorsqu'on lui coupe la tête. Médite bien ceci, mon enfant. >> C'est à ce moment qu'arriva Erwan, qui arborait une démarche nonchalante, un oeil hautain et fier. Il était superbe, avec ses cheveux d'or fin et ses yeux de topaze, à l'éclat dur et froid. << - Moi, dit-il, ce que les arbres sont pour Sylvain, les tombeaux et les morts le sont pour moi. D'ailleurs, c'est dans un cimetière que nous nous connûmes, lui et moi. - Je contemplais les arbres, dit Sylvain. - Et moi, les tombes, dit froidement Erwan. Nous nous plûmes immédiatement, étant deux natures passionnées. C'est pourquoi nous dev"nmes amants. Oh ! Pas amants au sens plein et entier du mot ; ni l'un ni l'autre n'avons été déflorés ; sans quoi, nous aurions fait de piètres présents pour sa majesté le sultan. Nous nous contentions de baisers, de caresses et d'attouchements, tantôt au milieu des arbres, tantôt parmi les morts. Ma passion pour la mort remonte à celle de mon frère jumeau, quand j'avais sept ans ; je remarquai que ce frère que je chérissais ne cessait d'être présent à mes côtés ; je ne le voyais pas, je ne l'entendais pas, mais je le sentais. C'est comme si la mort lui avait donné une présence accrue pour moi seul. C'est ainsi que j'eus la révélation de ce que j'appelle l'incroyable vivacité des morts. Avez-vous remarqué, seigneur Mounir, que souvent, ces gens qui sont décédés il y a des siècles sont plus vivants que les vivants ? Qu'ils dégagent une aura supplémentaire ? - Oui, dit Mounir, je me suis souvent fait des réflexions de ce genre... - Moi, je parle avec les morts ; je ne sais s'ils m'entendent, mais c'est tout comme. En tout cas, ils me répondent. Je les entends, comme dans un songe, mieux encore. Je ne suis heureux que la où plane l'ombre de la mort. Les cimetières sont pour moi lieux de fête. J'aime y faire l'amour, car rien n'est plus exquis que l'union du paroxysme de la vie avec son contraire, qui est le calme de la tombe. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de me masturber au dessus d'un caveau ; j'en tirais une jouissance infinie. La présence de la mort m'excitais tellement ! Dans ce silence où nous allons tous retomber, j'aime pousser des pas d'exploration. J'y vais surtout le soir, où les mes qui hantent les profondeurs de la terre bouillonnent et remontent à la surface comme des bulles. On sent, sous la lune, des frôlements de spectres glacés qui voltigent dans l'espace. C'est merveilleux. Oui, la mort est belle ; car elle est le prolongement éternel de la vie. Dans la mort, notre état ne change plus ; ce que nous avons accompli, est accompli une fois pour toutes ; nous sommes, à jamais, tout ce que nous avons fait, de sorte que celui qui a vécu, a vécu pour l'éternité ; seul celui qui n'a pas vécu est vraiment mort, et ce avant même d'être trépassé. Mais les grandes mes, celles des hommes qui se sont illustrés dans la vie, ont une telle présence ! On pourrait presque les toucher, presque faire l'amour avec eux. Oh ! Oui, j'aime le commerce avec les morts ! >> Ainsi parlait ce magnifique garçon, aux yeux froids, beau comme un marbre antique. Mais à ce moment, arriva Joachim, le troisième garçon. La beauté de Joachim est difficile à décrire ; c'est la beauté du chat, du félin ; quelque chose comme une virilité solaire alliée à une gr ce toute féminine. Tout en lui était courbe, fluide, éthéré. Rien de saillant, rien de dur. La douceur du velours et la fra"cheur de la soie. Si Sylvain était le jour et Erwan la nuit, Joachim était l'aurore. Son teint était rose, ses cheveux presque blancs, et ses yeux étaient deux saphirs, d'un éclat d'une pureté ineffable. Il était vêtu de blanc également. Il passa devant Mounir en ondulant, feignant de ne pas le voir. Puis, il joua merveilleusement bien la surprise de constater sa présence, et lui passa amoureusement la main sur son épaule musclée et sur son avant-bras, avant de le repousser d'un air taquin. Mounir feignit alors la plus grande colère, et attrapa l'enfant à la taille, pour le hisser au dessus de sa tête ; le garçon riait. Ses amis l'imitèrent. Ces jeux durèrent un moment, un délicieux moment garçonnier. Puis, on se dévêtit un peu, et, lentement, sans se presser, on passa du hors d'oeuvre au plat de résistance : on se donna l'un à l'autre. Encore une scène d'amour à quatre. Décidément, cela va devenir une habitude dans cette histoire. Quand elle fut terminée, on se remit à parler. << - Mais, dit Mounir, je vois qu'il y en a un ici qui ne nous a pas raconté son histoire. Les regards se tournèrent vers Joachim. - Mon histoire, fit celui-ci d'un air énigmatique, ne vous intéresserait pas, j'en ai peur. - Au contraire, au contraire, dirent les trois amis, Sylvain, Erwan et Mounir. Elle nous intéresse fort ! - Toutes les histoires nous intéressent, dit Mounir ; c'est une règle ici que chacun raconte la sienne. Seul celui qui n'a pas vécu, n'a pas d'histoire à raconter ; et c'est bien triste pour celui qui n'a pas vécu. - Bon, dit alors Joachim ; je vais vous la conter, seulement je vous aurai prévenu. Il s'éclaircit légèrement la voix et commença : - Moi, j'ai grandi dans un couvent ; c'était un couvent consacré à la Vierge Marie. Le père supérieur, qui s'appelait Zacharie, était doux et bon avec moi ; j'étais son préféré parmi les petits enfants du monastère. C'était un homme très digne et plein d'onction. Lorsque j'eus dix ans, un jour, comme tous les moines étaient en prière, Zacharie me prit sur ses genoux et commença à me parler très gentiment. Il me parla de Dieu le Père, du Christ, qui est si beau et qui a tant souffert pour nous, de la très sainte Vierge Marie ; il me fit voir les beautés de notre religion, et surtout, il me décrivit les joies et les plaisirs du Paradis, d'une manière tellement vivante que je croyais y être. En même temps, il se mit à me caresser tout doucement. Sa main se posa sur mon ventre, elle était chaude et agréable ; puis elle descendit lentement vers mon bas-ventre ; alors, je ressentis une sensation que je n'avais jamais ressentie auparavant, mais qui semblait en parfaite adéquation avec le discours du père supérieur sur le Paradis ; en effet, c'était une volupté paradisiaque que j'éprouvais, tandis que la main de Zacharie me caressait de bas en haut, de plus en plus rapidement ; si bien que je sentais comme un soleil intérieur qui rayonnait de lumière et de chaleur, depuis la région de mon dard tout tendu jusque dans mes cuisses, mon ventre et ma poitrine. Enfin, une sensation beaucoup plus intense et plus enivrante encore jaillit soudain et s'étendit à tout mon corps, et je crus que mon me sortait de moi et allait vagabonder parmi les cohortes glorieuses des anges, fils de la Vierge. Alors, tout recru, mais heureux, j'embrassai Zacharie, et je pensai qu'il voulait peut-être que je l'aidasse à grimper au Paradis, lui aussi ; donc, je lui fis ce qu'il m'avait fait ; et je me sentais tout émoustillé au dedans de moi, quand je prenais en main le dard volumineux du père Zacharie. C'était la première fois que je connaissais cette jouissance divine, mais ce ne fut pas la dernière ; en effet, souvent, le moine venait me voir la nuit, dans ma couche, ou bien il me prenait avec lui dans son oratoire, sous prétexte de me donner des leçons particulières. Mais à chaque fois, nous refaisions ce que nous avions fait la première fois, et parfois nous le faisions avec la main, parfois avec la bouche ; et c'était aussi bon dans un cas que dans l'autre. Mais nous n'all mes jamais plus loin ; de sorte que j'étais encore vierge, comme mes camarades, quand j'allais être offert au sultan. Enfin. Ceci n'est que le début de mon histoire, ou plutôt, c'en est encore le prologue. Mon histoire commença vraiment quand je fis la connaissance du chevalier Léandre de Bressian. Léandre était un beau, un très beau jeune homme de vingt ans, quand je sortis du monastère et entrai à son service comme écuyer. Je venais d'avoir onze ans, et j'en ai douze aujourd'hui ; il y a donc un peu plus d'un an de cela, à peine. C'est vous dire si ces faits pénibles sont encore frais dans ma mémoire. J'ai dit pénibles ; vous comprendrez pourquoi par la suite, mais sachez que mon service auprès du chevalier, à ses débuts, était tout sauf cela. Donc, mes parents, qui appartenaient à la noblesse, m'avaient retiré de chez les moines pour me mettre en apprentissage chez de Bressian. Je fus un peu triste de quitter le père Zacharie, que j'aimais beaucoup ; Léandre le vit. Aussi, il fit tout pour me consoler. Une très grande amitié naquit bien vite entre nous, car le chevalier avait toutes les qualités qui engendrent l'admiration : il était beau, intelligent, généreux, courageux, et fier ; il maniait les armes et montait à la perfection. Aussi, il ne se passa pas beaucoup de temps avant que je continuasse avec Léandre les jeux commencés avec Zacharie. Léandre, d'ailleurs, m'aimait beaucoup ; mon caractère doux et compatissant n'y était pas pour rien, mais la beauté que les hommes veulent bien me prêter y était sûrement pour beaucoup (Mounir et les deux autres garçons acquiescèrent). Je crois que, de tous les détails de mon physique qui peuvent plaire aux gens, celui que Léandre admirait le plus était mes cheveux, qu'il baisait et qu'il caressait sans arrêt. Il faut savoir qu'à cette époque, j'avais les cheveux très longs, noués derrière la tête en une longue natte qui descendait jusqu'entre mes omoplates. Tout le monde disait que cette coiffure m'allait à ravir. Entre le chevalier de Bressian et moi, c'était une véritable histoire d'amour, de passion même. J'étais son petit prince, il était mon héros. Or, un jour, il y eut la guerre, et le chevalier de Bressian fut appelé par le roi sur le champ de bataille. Je suppliai Léandre de m'emmener, de ne pas me laisser seul, je pleurai ; il n'y eut rien à faire. Il ne voulait pas m'emmener, craignant pour ma vie, sur laquelle il avait promis à mes parents de veiller. Nous pleur mes donc beaucoup tous les deux avant de nous séparer. Il emmena à ma place un autre écuyer plus gé et plus expérimenté. Mais il allait sûrement beaucoup me regretter, et réciproquement. Cependant, pour garder toujours avec lui quelque chose de moi, avant de partir, il coupa ma natte, ma splendide natte presque blanche ; et il s'en fit une parure qu'il emporta avec lui. La guerre faisait maintenant rage. Léandre s'était déjà illustré par son courage dans divers assauts ; tous les jours il m'écrivait, des lettres enflammées où perçait une émotion évidente. Il me racontait les progrès de cette guerre maudite. Cependant, un jour, il y eut une bataille plus terrible que les autres, au cours de laquelle beaucoup de nobles jeunes gens laissèrent la vie. Après cette bataille, les lettres s'interrompirent ; je craignais le pire. Tous les jours, j'attendais des nouvelles de mon amant, qui ne venaient pas. Enfin, un jour, j'eus de ses nouvelles par un preux qui s'était trouvé au champ d'honneur avec lui. J'appris avec déchirement qu'il était mort, et que ses dernières pensées avaient été pour moi. Lors de cette fameuse dernière bataille, son comportement avait été exemplaire. Il avait fait preuve d'héroïsme, mettant en déroute des centaines de combattants ennemis ; mais finalement, l'ennemi l'avait emporté ; un coup d'épée fatal lui avait traversé le ventre. Quand on le trouva, on le ramena au camp et on lui ouvrit la chemise ; le ventre était barré d'une ouverture rouge béante. Mais sur sa poitrine, il y avait mon nom ; mon nom brodé sur sa peau avec mes propres cheveux ! Je sus que ce jeune héros n'avait jamais eu l'intention de revenir de la guerre, et qu'il emporta mon nom au Paradis. >> Un long silence suivit ce récit du jeune Joachim. Mounir était un peu dans la pénombre ; il ne voulait pas que les garçons vissent une simple petite goutte d'eau qui perlait sur sa joue. Cette histoire l'avait profondément ému. Il se retira. Les trois amis aux yeux bleus partirent jouer avec les autres garçons. Mounir resta seul. << Les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux >>, répéta-t-il, rêveur. 22. Le sacrifice Mounir se leva un matin, et vit qu'il y avait longtemps que ses mains n'avaient plus trempé dans le sang humain. Cette sensation suave lui manquait. Comme il aimait prendre une virginité, il aimait de temps en temps prendre une vie. Mais pas une vie innocente. Il jugeait inf me de prendre la vie d'un homme qui n'avait rien fait pour mériter de mourir ; c'était contraire à ses principes moraux. Il fallait obligatoirement que la victime fût coupable de quelque crime - selon les lois de l'Ordre - pour que le sacrifice fût beau. Or, dans les environs de Naruq, il y avait un clo"tre, et dans ce clo"tre il y avait des soufis ; et parmi ces soufis, il y avait un ascète réputé pour sa rectitude morale. Il était, en particulier, d'une sévérité sans égale pour tout ce qui concernait l'amour entre garçons, qu'il ne tolérait pas. Un jour, un jeune garçon vint le trouver en lui disant qu'il était amoureux d'un de ses camarades, qui était très beau et avait des airs de fille. L'ascète fut horrifié et recommanda au garçon de revenir à Dieu et de jeûner en signe de repentir. Le pauvre garçon s'imposa une si rigoureuse pénitence qu'il faillit y laisser la vie, et il ne goûta jamais le plaisir de s'unir avec ce camarade qu'il aimait. On rapporta cela à l'ascète ; celui-ci déclara que si le jeune homme était effectivement mort, son repentir eût été agréé de Dieu. Mounir jugea cette réponse scandaleuse. Il estima que ce maudit ascète avait spirituellement tué ce garçon. Il le trouva donc coupable selon les lois de l'Ordre, qui étaient les siennes. Il résolut alors de lui faire payer son crime. Avec l'aide de quatre hommes sûrs, il alla le capturer ; puis il l'amena chez lui, et le fit passer devant un tribunal composé du père Anastase, de Hamid et d'autres hommes de confiance. Le tribunal vota la culpabilité à l'unanimité moins une voix, celle d'Anastase, qui s'abstint, car il n'était pas ardent et cruel comme Mounir. L'insolent ascète pleura et supplia qu'on lui laiss t la vie ; il alla même jusqu'à prétendre que désormais, il tolérerait l'amour d'un garçon pour un autre, ce qui eut le don d'écoeurer Mounir, que cette l cheté d'un prétendu homme de Dieu, en d'autres circonstances, aurait fait rire. Mais ce jour-là, il n'avait pas envie de rire ; il avait envie de tuer. Alors, il poussa devant lui l'ascète, qui avait les mains liées, et l'emmena à travers le désert, comme Abraham avait jadis emmené son fils. Cependant, l'homme méprisable, continuait à hurler << gr ce ! Pitié ! Mon bon seigneur, épargnez ma vie, je vous conterai mon histoire ; vous saurez alors pourquoi j'ai agi comme je l'ai fait, et combien je le regrette. >> Au début, Mounir était agacé par ce manque de dignité de la part d'un homme qui devait mourir. Mais ensuite, il fut étonné de voir à quel point cet homme tenait à sa vie, si odieuse soit-elle. Finalement, à ce mot d' << histoire >>, sa curiosité naturelle fut éveillée ; il se dit qu'il serait probablement intéressant de conna"tre l'histoire de cet homme avant de le faire taire définitivement. Il accepta donc. Et l'homme, tombant à genoux, commença son récit. << - Je m'appelle Abdul-Qayyûm, dit-il, et je suis né dans le Khorassan. J'avais sept ans quand je vins à Naruq avec mes parents. J'étais un jeune homme très pieux. Lorsque j'eus quinze ans, je tombai fou amoureux d'un mien cousin qui en avait onze. Même si je vous le décrivais, vous ne pourriez imaginer à quel point ce garçon était beau ; beau à faire p lir les anges ! Voilà ce qu'il était. Cependant, je n'osai rien entreprendre auprès de lui, tellement j'avais peur du jugement de Dieu et des hommes. Quelques années plus tard, lorsque j'avais vingt et un ans, j'étais devenu un jeune professeur dans une maison de Coran ; j'enseignais le Livre à de jeunes garçons de dix à quinze ans. Il y en avait un très beau, de douze ans et demi, qui s'appelait Chemseddine, << soleil de la religion >> ; mais la religion dont il était le soleil, c'était celle du plaisir ! Je n'ai jamais vu un garçon plus voluptueux. Il avait dévergondé la plupart de ses camarades, avec ses allures de petit ange ! Aussi, je m'épris follement de lui. Mais il repoussa toutes mes avances. J'eus beau le prier, le supplier, il ne voulait pas se donner ; il n'était pas question qu'il f"t avec moi la centième partie de ce qu'il faisait avec le moins beau, le moins viril de ses condisciples. J'étais furieux ; je maudis son nom et je maudis l'amour des garçons, qui m'avait ôté le sommeil, l'appétit et le goût de la vie. Et je jurai de ne plus jamais m'attacher à un éphèbe, et de combattre ce penchant partout où je le rencontrerais. Mais maintenant, je sais que j'ai eu tort. Donnez-moi une seconde chance. Pitié, gr ce ! Laissez-moi vivre ! >> Ayant entendu ce récit, Mounir fut plus dégoûté que jamais et dit d'un air hautain : << - Oui, tu vas vivre encore assez, car j'ai décidé de te faire gr ce. Un éclair de joie brilla dans le regard de l'ascète, qui s'écria : - Merci, mon seigneur, merci ; je savais que vous étiez bon ! Mais Mounir le coupa : - Je suis bon, en effet ; peut-être trop, car j'ai décidé qu'au lieu de te torturer pour que tu aies une mort longue et douloureuse, je te tuerais simplement, proprement et rapidement ! Avec un chien comme toi, il ne faut pas s'attarder. Ta mauvaiseté déteindrait sur moi. Le visage du bonhomme se décomposa. Il bafouilla : - Me tuer proprement ! C'est là votre gr ce, mon seigneur ? Ah ! Mon Dieu, mon Dieu ! Qu'ai-je donc fait pour mériter un sort si dur ? Je n'étais pas méchant ! - Ce que tu as fait, rugit Mounir, furieux ! Parlons-en de ce que tu as fait ; et de ce que tu n'as pas fait aussi ; car tu es doublement criminel, par action et par omission, comme on est menteur ! Tu demandes ce que tu as fait, ce que tu as fait pour encourir le juste courroux des hommes de bonne volonté, chien ! Oh ! Oui, tu le demandes ! Parce qu'un garçon s'est refusé à toi, après que tu n'aies pas eu le courage d'en séduire un qui ne demandait peut-être pas mieux, à cause de cela, donc, tu as renié la plus belle forme d'amour ; tu as jeté l'opprobre sur tous ceux qui aiment les éphèbes ! Tu t'es commis avec la pire valetaille dévote, avec ces rustres sans coeur et sans cervelle qui depuis des siècles déshonorent la plus belle des religions, oubliant que le plus grand de nos poètes s'appelle Abu Nuw s ! Oui ! Mais tu ne vois donc pas, porc, que c'est sur la religion même que tu as jeté l'opprobre ? La spiritualité pourrait être si belle ; si belle, sans les gens comme toi, sans ceux qui l'avilissent jour et nuit en interdisant aux autres ce qu'ils n'ont pu avoir eux-mêmes, ce qu'il y a de plus beau au monde, ce que Dieu a créé de bon et de pur pour la jouissance des hommes. Ah ! Oui, elle pourrait être belle, la spiritualité ; toute en hauteur et en finesse ; quoi ! Pourquoi la jouissance des choses d'ici-bas ne serait-elle pas compatible avec une grandiose vision de l'éternité ? Un jouisseur devrait-il forcément être un porc, un homme sans esprit et sans me ? Hélas, il en est qui à vouloir sauver leur me, perdent leur esprit, et ce sont eux, les porcs ! Eux qui, comme toi, rendent la beauté et l'amour inf mes ! Crime de tout un monde ! Je peux pardonner les crimes d'un homme, ami ; je ne peux pas pardonner les crimes d'un monde. Et c'est pourquoi tu vas mourir, sans toutefois endurer les tourments que tu mérites, parce que, je l'ai dit, je suis trop bon ! - Et la miséricorde ! Assassins, que faites-vous de la miséricorde ! dit l'homme dans un élan de désespoir. - Allons, dit Mounir, tu te rebelles ; c'est bien, j'aime ça ; mais c'est trop tard, ça ne te sauvera plus. Tu demandes la miséricorde, et tu l'auras ; c'est miséricorde que de ne pas prolonger la vie d'un être aussi difforme que toi, tant pour lui qui n'a que faire d'une telle vie, que pour les autres, qu'elle importune et démoralise. Regarde-toi : tout en toi dit la lassitude d'être et la superfluité de ta misérable vie. Ne lutte donc plus ! Laisse-toi aller, laisse-toi venir au grand repos éternel, laisse les autres vivre, ceux qui font quelque chose de leur vie ; tu demandes la miséricorde ; ah ! Tu ne sais donc pas qu'il y a un hadith du Prophète qui dit << qui ne fait point miséricorde, il ne lui sera point fait miséricorde à lui-même >>. Tu veux qu'on te fasse miséricorde, mais as-tu fait miséricorde à ceux qui s'aimaient en Dieu, toi ? As-tu fait miséricorde au plus beau des amours, et au plus noble ? Allons ! Tu l'as taxé d'infamie ! C'est ta faute si, depuis la nuit des temps, les miens doivent se cacher pour aimer, se cacher pour vivre ce qu'il y a de plus beau à vivre dans une vie ; se cacher pour être eux-mêmes ! Qu'ils ne se cachent pas assez bien, et c'est le déshonneur, la mort peut-être qui les attends ; dis, ô homme, as-tu fait miséricorde à nos pauvres amours ? Ah ! Combien de belles énergies g chées, combien de grands coeurs, de grandes mes, qui ont dû s'exiler du rivage des vivants avant d'avoir pu donner la mesure d'eux-mêmes, pour la simple raison qu'ils aimaient ce qu'ils aimaient et n'aimaient pas ce qu'ils n'aimaient pas ! Dis ! Non mais, cela va durer encore longtemps cette bouffonnerie, cette tragique bouffonnerie de la civilisation ? Quoi ! Vous mettez au rebut les mes les mieux nées, parce que leurs désirs ne s'accordent pas avec vos préjugés bréneux ; et vous nous demandez de vous faire miséricorde ? Dites ! Quelle miséricorde avez-vous faite à tous nos frères morts dans l'ombre, l'ombre lugubre de votre légalité briseuse de rêve, éroticide ! Aujourd'hui n'est pas un jour de pardon, non ; c'est un jour d'aumône. Nous rendons à chaque me les aumônes qu'elle a faites. Qui a fait l'aumône d'un mauvais conseil, d'un amour humilié, d'une existence brisée, sera brisé et humilié à son tour. Vous êtes la lie de la civilisation ! Nous vomirons notre froid mépris sur vos lois imbéciles et sur vos normes assassines. Nous vivrons au grand galop, sur les chevaux de notre folie, et votre normalité fangeuse ne nous fera plus peur ! Car la fange engloutira la fange. Oh ! J'aurais pu te pardonner, Abdul-Qayyûm, par égards pour la mort que tu t'apprêtes à souiller. La mort est une grande chose pour des chenapans de ton espèce ; on devrait pouvoir les renvoyer simplement au Néant, dont ils ne sont jamais sortis... mais non. Pas cette fois. Toute ta vie, tu as combattu la vie, ô anachorète de Satan ! Tu as combattu consciencieusement tout ce qui était un tant soit peu vivant, et surtout, ce qui avait le malheur d'être plus vivant que toi ; de sorte que tu n'es pas l'ennemi de tel ou tel vivant, mais de la vie même ! Et ça, tu devra l'expier par ton sang, crois-moi, j'y veillerai. Non ! Nous avons trop souffert. Trop souffert de vos lois iniques, de vos normes perfides, de votre haine de la vie. Aujourd'hui, la vie reprend ses droits, avec toute la cruauté dont elle est capable, car la vie est cruelle, sais-tu ? Mais c'est la vie. Adieu. >> Et ce fut tout ce qu'Abdul-Qayyûm entendit ; car, ayant dit ces derniers mots, Mounir, en le regardant au fond des yeux, lui enfonça entre les côtés un très long poignard très effilé, lentement, et se délectant au fur et à mesure du sang qui jaillissait de la fine plaie. Une larme de regret coula sur la joue du mauvais ascète tandis que le couteau faisait son sinistre office. Il blêmit à mesure que la vie se retirait de lui. À la fin, Mounir empoigna son corps inerte comme un ridicule mannequin, et l'alla jeter dans le précipice tout proche. Du haut du ravin, il cracha sur le mort. Puis, invita quelques-uns des garçons qui l'avaient suivi de loin pour assister à la fête, à venir cracher à leur tour, mais pas par la bouche. Il les exhorta à se masturber au dessus de la dépouille macabre, pour que leur semence purifie cette immondice qui avait été Abdul-Qayyûm, ascète, et qui n'était plus rien désormais. Les garçons étaient beaux, accomplissant cet acte qui est le constituant le plus élémentaire du plaisir. Mounir notait avec une pre délectation à quel point chacun avait sa propre technique, son propre rythme ; ses propres expressions de visage aussi. À l'occasion, il prêta main forte à l'un ou l'autre. Le cadavre fut bien maculé du suc des jeunes gens. Quant à Mounir, il était maintenant repu de sang et d'autres substances. Une certaine paix était descendue sur lui ; il pouvait de laisser aller à des pensées plus bucoliques. Cependant, comme c'était l'heure du déjeuner, Mounir invita Hamid à se restaurer avec lui, en compagnie d'Anastase et de quelques garçons. Les garçons faisaient le service avec entrain, et distrayaient les invités ; ils s'asseyaient sur leurs genoux, leur embrassaient le front, leurs faisaient les yeux doux, parfois pour meubler la conversation, ils racontaient des histoires. Mounir raconta ce qui était arrivé le matin, et les garçons approuvèrent en battant des mains. Ce qui mit Mounir un peu mal à l'aise, car, quand sa soif de sang était étanchée, il n'aimait pas beaucoup que l'on manifest t tout haut des sentiments sanguinaires. Mais il se dit qu'après tout, cet ascète maudit, qui avait fait plus de tort par son moralisme étroit que le vieux Salahedd"ne n'en avait jadis fait par son immoralité, n'avait eu que ce qu'il avait cherché, et qu'il n'eût certes pas admis qu'on pleur t cet individu. Heureusement, il eut l'esprit attiré ailleurs, car Hamid reparla de son voyage chez le jeune lieutenant Nasredd"ne, et de sa rencontre avec le capitaine Abdul-Hakim, à la boussole magique. Il parla des deux rencontres qu'il avait faites dans le premier bateau : celle du poète Abdul-Fat , et celle du jeune homme qui avait connu un garçon nommé Mokhtar. Mounir ne douta pas qu'il s'ag"t bien du Mokhtar qu'il avait recueilli dans le désert et qui lui avait été si utile comme faux espion, et que ce jeune homme que Hamid avait rencontré fût cet ami de coeur qu'il avait promis à Mokhtar de retrouver. Il voyait là une occasion de tenir sa promesse. Aussi, il invita Hamid à repartir à la recherche de ce jeune homme, et à tenter de l'attirer vers l'Ordre si cela était possible. Hamid ne doutait pas que cela fût possible. Le lendemain, il retrouva facilement le capitaine du bateau qui l'avait emmené la première fois à Kali ; celui-ci avait déposé le jeune Marzouk dans le port de Varjna, sur la côté indienne, où il l'avait fait surveiller par un de ses hommes resté à terre, selon la volonté de Hamid, qui dédommagea royalement le capitaine. Une semaine plus tard, il arrivait à son tour à Varjna, ville indienne entre les villes indiennes. Varjna était tout l'éblouissement de l'Inde, la féerie de ce continent qui est un monde, où l'Esprit divin a parlé plus haut et plus fort que n'importe où dans le monde, si ce n'est dans les déserts d'Arabie. Mais l'Inde restera toujours le kaléidoscope de l'esprit, le lieu terrible où il faut être aveugle pour ne pas voir le prodige sous le porche de chaque maison, dans chaque mausolée, sur chaque esplanade, partout, à chaque pas que l'on fait. L'Inde est l'ouverture des portes de l'esprit, l'exaltation de l' me, le pays de plénitude. Les affligés y vont et, au bout de deux mois, s'ils sont toujours vivants, ils guérissent de leur affliction. Peu de gens savent à quel point Dieu a élu domicile en Inde ; certes, Dieu est partout. Mais là-bas, tout L'indique ; rien ne Le dissimule. Tout ce pays n'est qu'une vaste théophanie, un univers de méditation, de prière et d'extase continuelles, où les petits enfants tètent l'amour du Sacré à la mamelle. En Inde, toutes les doctrines sacrées convergent, se superposent, oublient leurs différences formelles pour ne plus voir que l'identité de leur fond. Tandis qu'en Arabie, une forme synthétique et englobante qui inclut toutes les formes partielles, les réalise en les abolissant, en Inde toutes les formes paraissent simultanément valides et caduques à la fois, face à ce puits sans fond où sont puisées les grandes formulations doctrinales : l'union réelle, vécue, que l'on appelle Yoga - qui correspond à l'arabe Tawh"d, art, discipline de l'Unité. Beauté, sainteté, éternité ; voilà ce que l'on ressentait quand on mettait le pied à Varjna. Hamid le ressentait comme tout autre, mieux. Car il était de l'Ordre ; et tous les gens de l'Ordre sont des Indiens de coeur, même s'ils sont arabes dans l' me. Ainsi, Hamid se sentait chez lui à Varjna ; il se sentait chez lui, et il était émerveillé en même temps. Il ne fut pas long à retrouver la trace du jeune Marzouk. Celui-ci logeait près du port, dans une petite hôtellerie pour les voyageurs qui faisaient le commerce, où Hamid descendit, accompagné d'un jeune homme nommé Hafez qui avait fait le voyage avec lui. Lorsqu'il rentra à l'hôtellerie, le soir, Marzouk fut bien étonné d'y retrouver Hamid, dont il avait fait la connaissance il y a quelque temps dans un tout autre endroit du globe. Ils commandèrent du pain, des lentilles et des brochettes, et se mirent à manger tout en causant. Hamid eut bien vite la certitude que Marzouk était bien l'ami de Mokhtar, le Mokhtar de l'Ordre, celui que nous connaissons. Il lui demanda s'il n'aimerait pas le revoir, et faire partie de l'Ordre. << - J'aurais bien sûr grand plaisir à revoir Mokhtar, à qui je craignais qu'il fût arrivé malheur, dit Marzouk ; mais j'aime le métier que je fais : on y est libre et on voit du pays. Pensez-vous que ce soit compatible avec la vie de votre Ordre ? - Cela se pourrait bien, dit Hamid. Vous savez, le mot << incompatible >> ne fait pour ainsi dire pas partie de notre vocabulaire, pas plus qu' << impossible >>. Si vous voulez vraiment voyager, voyagez pour l'Ordre. Faites du commerce pour nous. Vous revendrez les marchandises que nous vol... que nous recueillons (dans le désert, vous savez, il y a souvent des accidents...). Vous ferez en même temps office de messager pour l'Ordre et pour le seigneur Mounir. Nous savons utiliser tous les talents. >> Marzouk avait demandé jusqu'au lendemain pour réfléchir. En réalité, le désir de revoir son cher Mokhtar était bien trop fort pour qu'il pût refuser ; Hamid s'en doutait. Mais il avait besoin d'un peu de temps pour réaliser son bonheur : il allait donc le retrouver, ce garçon bien-aimé qu'il avait cru perdu à jamais ! Après ce d"ner merveilleux, voici nos deux amis, accompagnés du jeune Hafez, garçon de l'Ordre que Hamid a amené avec lui, qui se promènent par les rues animées de Varjna. Soudain, un jeune homme, au milieu de la foule, s'avance vers Marzouk ; Marzouk, en l'apercevant, émet un gloussement de joie et va à sa rencontre. Ils s'embrassent, ils s'étreignent, se demandent des nouvelles l'un de l'autre. Hamid et Hafez comprennent bien vite que l'autre jeune homme, qui s'appelle Moubarak, est un cousin de Marzouk, qui est dans la marine marchande. Il navigue depuis des mois, et les deux jeunes gens ne se sont pas revus depuis près de deux ans, bien avant que commence cette histoire. Nos quatre personnages vont donc dans une auberge et demandent qu'on leur apporte des rafra"chissements ; en même temps, ils se mettent à causer. Marzouk met Moubarak au courant des événements que nous connaissons, comme ayant entra"nés son entrée dans la marine. Moubarak écoute avec attention. Cette histoire lui en rappelle une, étrange, qui est arrivée il y a quelque temps déjà sur un navire où il travaillait comme sous-officier. << - Le navire, dit-il, devait embarquer à Naruq une cargaison de barils de grain et de différentes autres denrées, pour les troquer en Inde contre du bois de santal, de l'encens, de l'opium et d'autres choses de ce genre. Or, arrivé à mi-chemin, quelqu'un eut, apparemment, l'idée d'ouvrir un des barils de grains - du diable si je me rappelle précisément pourquoi. Toujours est-il que, dans un des barils, sous le grain, ou trouva devinez quoi ? un enfant ; un jeune garçon appelé Soufiane, qui voyageait clandestinement par ce moyen. Personne ne savait qui il était ni d'où il venait. Il ne parlait pas beaucoup ; visiblement, il avait peur. Mais à moi, il accepta de faire quelques confidences, sans doute parce que j'étais le plus jeune, et que j'avais su, par des paroles douces, lui inspirer confiance. Il me raconta alors une histoire impossible à propos d'un prétendu arpenteur qui aurait été condamné à mort à cause de lui... >>. Hamid avait froncé les sourcils. Cette histoire-là lui rappelait quelque chose. Il décida d'en savoir plus. << - Nous avons laissé ce jeune garçon, poursuivit Moubarak, dans un village des environs de Penjava, chez un vieux couple de pêcheurs qui n'avait pas d'enfants. Il para"t qu'il est très bien là. Le vieux pêcheur s'appelle Muhsin et sa femme Khadija ; ils prennent soin de Soufiane comme de leur propre enfant, et je crois qu'il est heureux. De plus, il apprend à pêcher ; cela aussi contribue à lui faire oublier les souffrances du passé. >> Hamid songeait. Il était parti pour tenter de ramener une personne dans le sein de l'Ordre. En ramènerait-il deux ? C'était à voir. En attendant, il résolut de partir le lendemain revoir le capitaine Abdul-Hakim, qui avait justement accosté sur la côte indienne, dans le port de Penjava, à deux jours de voile environ vers le sud. 23. L'embuscade Quand Hamid arriva, à Penjava, près de la pension où était descendu Abdul-Hakim, ce fut le jeune Tawfiq qui, radieux, vint à sa rencontre. Il s'était enfin décidé à reprendre la mer. Abdul-Hakim devant partir en Inde, il avait emmené avec lui le garçon, qui trouva ce voyage merveilleux. Bien qu'il ait un peu grandi, et gagné en virile assurance ce qu'il avait perdu en gr ce équivoque, il était encore très beau, et le capitaine et lui étaient redevenus amants. Mais Abdul-Hakim continuait d'aimer, par-dessus tout, les livres et la mer. Il était fidèle à ses deux passions - trois, si l'on comptait le garçon. Ils rentrèrent donc tous les quatre dans la pension, commandèrent un bon repas, et se mirent à causer. Durant tout le temps qu'ils causèrent, Hamid put observer l'attitude de Tawfiq, et voir à quel point elle était éloquente. Le garçon ne quittait pas un instant des yeux son capitaine. Il lui passait tous les plats qu'il désirait avant qu'il n'eût fini de les demander, et de temps en temps, il allait derrière lui et l'enlaçait, ou bien, s'il voyait que cela ne l'incommodait pas, il grimpait sur ses cuisses et se pendait à son cou. De toute évidence, un amour brûlant réunissait ces deux êtres. Hamid, qui en ce moment n'avait pas de garçon à lui, enviait un peu Abdul-Hakim. Mais il était surtout heureux pour lui, et l'admirait d'avoir su se faire aimer d'un garçon aussi beau et aussi peu commun. La complicité que l'on sentait, de façon presque palpable, entre Tawfiq et le marin amateur de livres, aurait redonné l'espérance et le goût de la vie aux esprits les plus chagrins. Avant de partir en mer, Tawfiq avait longuement pressé sa mère contre son coeur ; enfin, ils étaient parvenus à se comprendre parfaitement ; et c'était à ce moment-là qu'il partait. Pour la pauvre femme, c'était un déchirement : c'était la deuxième fois qu'on lui enlevait son enfant. Mais elle avait été heureuse en même temps. Heureuse de le savoir heureux. Elle avait pris dans les siennes les mains du jeune capitaine, et les avait serrées en l'enjoignant de veiller sur son fils comme sur la prunelle de ses yeux, ce que le digne marin avait promis avec la plus grande sincérité, car il aimait Tawfiq. Ensuite, sa mère avait fait à ce dernier la recommandation de toujours penser d'abord à lui, ensuite à tous les autres, et d'être heureux, quel qu'en soit le moyen. Ce sont, disait-elle, les deux seuls conseils utiles que la vie lui avait appris et qu'elle avait à lui transmettre, et ils valaient tout l'or du monde. C'était une bonne mère, et, muni de tels conseils, le jeune garçon serait arrivé jusqu'au bout du monde sans la moindre embûche. Mais il avait d'abord fallu qu'ils fissent escale à Penjava. Alors, ils s'étaient promenés dans cette ville étrange et féerique, et en avaient été vivement impressionnés. Ils proposèrent d'ailleurs à Hamid et Hafez de leur montrer la ville après le d"ner, ce que les deux intéressés acceptèrent de grand coeur. Notre petite troupe se mit donc en route pour faire le tour de Penjava. Le soleil déclinait très fort : il allait bientôt se coucher. Vue sous cette lumière rougeoyante du crépuscule, la ville était magnifique. Tout ce qu'elle renfermait comme énigmes et comme mystère semblait répandu dans l'air qu'embaumait le parfum des jasmins ; les jasmins que l'on cueillait un peu partout, sur le mur d'enceinte, dans les jardins publics ou privés, sur les parvis des mosquées ou des temples aux frontispices sculptés de divinités insolites, partout. Soudain, nos quatre amis arrivèrent à un endroit du vieux mur d'enceinte qui formait une hauteur d'où l'on dominait de très loin la mer. Autrefois, des archers postés là envoyaient des flèches sur les navires ennemis à plus de deux encablures. Mais aujourd'hui, cet endroit était le rendez-vous des amants, qui s'y retrouvaient à la tombée du jour pour s'aimer en toute tranquillité. Tawfiq et Abdul-Hakim, côte à côte, main dans la main, regardaient la mer, vaste et rouge comme du sang sous la lumière du crépuscule. Insensiblement, ils se rapprochent. Ils s'enlacent, ils s'embrassent voluptueusement, sans honte, et comme si ce baiser devait durer toute la vie. Hamid et le jeune Hafez, qui vient d'avoir quinze ans, les regardent sans mot dire. Alors, une force irrésistible les pousse l'un vers l'autre. Hafez est un très beau garçon, suprêmement intelligent, parlant le persan aussi bien que l'arabe, et capable de réciter d'une traite tout le Coran, et le Masnavi de Rûm" que l'on appelle le << Coran des Perses >>. Hamid est bel homme et bon guerrier, comme on sait. Leurs yeux à tous deux sont éloquents en ce moment. Soudain, abandonnant toute résistance, Hafez se laisse pour ainsi dire tomber dans les bras de son vainqueur, ses lèvres contre les siennes. Sans doute y avait-il quelque chose de magique dans cette minute, quelque chose d'aphrodisiaque qui flottait dans l'air. Toujours est-il qu'il y a maintenant deux hommes qui, chacun de son côté, embrassent deux garçons. Pour le second couple, il s'agit d'une première. Ils n'ont pas encore fait l'expérience l'un de l'autre ; jusqu'à présent, ils n'ont fait que se désirer en secret ; l'avenir dira s'ils étaient faits l'un pour l'autre. En attendant, ils savourent jusqu'au bout cet instant de pur bonheur. Quand nos quatre personnages reprirent leurs esprits, le soleil était complètement couché. Ils décidèrent alors de rentrer à la pension. Ils traversèrent des rues, des places et encore des rues, toujours causant, toujours riant. Mais soudain, il y eut une rue plus sombre et plus étroite que les autres. Elle semblait, de plus, complètement déserte. Tawfiq eut une appréhension, mais le capitaine le rassura. Ils s'engagèrent dans la ruelle. Mais ils n'avaient pas fait dix pas que, de part et d'autre, des portes s'ouvrirent, vomissant un flot d'hommes armés qui commença à les molester. Cet incident aurait pu être tragique, si Abdul-Hakim n'avait crié << Abdul-M j"d ! À moi ! >> Et le génie apparut immédiatement, énorme, rouge, menaçant. Entre deux de ses doigts, il brisa net la lance d'un des hommes. Tous les autres s'enfuirent devant cette vision d'épouvante. Les amis se congratulèrent ; ils avaient eu plus de peur que de mal. Mais Hamid dit entre ses dents : << les hommes de Mourad ! Ils savaient que nous étions ici ; ils nous ont sans doute suivis ; diable ! >> Il résolut d'être désormais sur ses gardes. Ils rentrèrent sans encombre à la pension ; mais là, ils trouvèrent un homme d'une quarantaine d'années, encore beau, vigoureux, qui les attendait. << - Que la paix soit sur vous, dit l'inconnu. Je m'appelle Saïd. On m'a dit que je vous trouverais ici. J'espère que vous me pardonnerez de me présenter à vous de façon aussi cavalière. Je souhaiterais rejoindre l'Ordre. - Mais qui es-tu ? Demanda Hamid. - Je suis l'homme dont votre génie a cassé la lance, tout à l'heure. Un homme du prince Mourad. Mais je ne veux plus servir ce méchant prince. Je veux rejoindre l'Ordre. Je veux servir le seigneur Mounir, s'il me le permet. - Il te le permettra peut-être. Ce sera à lui d'en juger. En attendant, tu seras notre prisonnier ; cela te convient-il ? - À merveille. Je suis sûr que vous me traiterez bien. Et le seigneur Mounir ne peut pas me refuser : je suis un jeune soldat très capable, et de plus je connais beaucoup de choses sur Mourad et sur ses plans secrets, et je suis prêt à les lui dire, s'il m'accepte. - À la bonne heure, Saïd. Maintenant, tu nous contera bien ton histoire, n'est-ce pas ? Qui t'a donné l'idée d'entrer dans l'Ordre ? - Je vous la conterai d'autant plus volontiers qu'elle est curieuse, et pourra vous intéresser. Il y a bien longtemps, quand le sultan de Naruq était encore un jeune homme, j'étais moi-même un garçonnet d'une dizaine d'années. Mon père était lieutenant des gardes de sa majesté ; je vivais seul avec lui, ma mère étant morte quand j'avais deux ans. Ce qui fait que souvent, mon père m'emmenait avec lui au palais monter la garde et faire la revue des soldats ; il me préparait pour mon futur métier, disait-il. Oui, mais moi, je ne voulais pas être garde, pas même lieutenant ou capitaine. Je voulais être poète. Si jeune que je fusse, j'avais déjà noirci des centaines de petits cahiers de vers sur tous les sujets. D'un simple hanneton à une merveilleuse histoire d'amour que j'imaginais entre un jeune prince et une belle princesse, tout m'inspirait. Je vivais dans un univers poétique et enchanté que je m'étais moi-même créé. J'en parlais à mon père, mais il ne voulait rien entendre ; son fils serait soldat, et c'était tout. Un jour, excédé, j'écrivis une ode au sultan. Je ne sais plus où je trouvai l'inspiration, ne l'ayant jamais vu, mais c'était une magnifique pièce de vers, lyrique, enflammée, qui chantait aussi bien la beauté nonpareille du jeune monarque que ses batailles déjà légendaires. Or, j'avais à peine fini de composer mon poème que mon père m'emmena au palais monter la garde avec lui et ses hommes. Profitant d'un moment où l'on ne faisait pas attention à moi - ce qui arrivait fort souvent à vrai dire - je m'éclipsai et me mis à déambuler dans les couloirs du palais, ce que je faisais souvent, les gardes me connaissant. À un moment, j'entrai dans une pièce que je ne connaissais pas encore, et que je n'avais jamais remarquée. Quelle ne fut pas ma surprise d'y trouver le sultan en personne, assis sur une chaise longue et accoudé au dossier ; il avait l'air aussi surpris que moi ; alors, sans attendre même qu'il ouvr"t la bouche, je m'inclinai et récitai mon poème d'une traite. Dans ma rêverie, et aussi, disons-le, dans ma vanité de jeune poète, je m'attendais à recevoir aussitôt une prébende pour récompense de mon talent. Au lieu de cela, le sultan éclata de rire tout en battant des mains. << - Bravo, bravo jeune homme, disait-il ! Tout y est ! Les batailles... celles que j'ai gagnées, naturellement ; mes beaux yeux... dis, sincèrement, mon garçon, tu les trouves beaux, ces yeux ? Ces yeux que tu as si bien chantés sans les avoir jamais vus ? Avec une candeur enfantine qui désarçonna un peu le sultan, je répondis : - Je... je les trouve magnifique, votre gr ce. - Allons, c'est bien ; tu es un bon courtisan. Mes yeux sont comme les yeux du dernier de mes sujets, ils me permettent de voir et c'est tout ; mais tu les trouves magnifiques, parce que je suis ton sultan et que tu sais où es ton intérêt. Eh bien ! Tu auras ta récompense. Je vais t'envoyer faire chercher cinquante pièces d'or. - Non, dis-je avec chaleur, je n'en veux point. Si votre grandeur n'a point confiance en moi, qu'elle me laisse où je suis. J'ai dit que vos yeux étaient magnifiques, parce qu'ils me paraissent tels. J'ai pu vous offenser sans le vouloir, aussi suis-je prêt à retirer ce que j'ai dit si vous l'ordonnez. Mais je redis, sinon, que vos yeux sont les plus beaux que j'aie vus de ma vie ; car ce sont les yeux d'un homme très noble qui cependant ne cherche point à para"tre tel ; on y lit comme un triomphe fatigué, et l'ardeur crépusculaire d'un amour dont les calamités n'ont pu totalement éteindre le flambeau. Le sultan me regarda d'un air étonné. - C'est vrai, dit-il ; tu as vu juste en moi... mais qui es-tu, jeune garçon ? Comment t'appelles-tu et qui t'a permis de venir ici, où je viens seul normalement ? - Je m'appelle Saïd, dis-je, et je suis fils de Ghaleb, votre lieutenant des gardes. - Et c'est ton père qui t'amène ici, dit-il ; je comprends... et dis-moi, ton père sait-il que tu t'adonnes à la poésie ? - Il le sait, mais il ne l'approuve pas. - C'est normal. Les pères sont ainsi ; quoi que fasse leur fils, ils le désapprouvent toujours. Mais dans ton cas, c'est un tort, car tu as du talent ; beaucoup de talent. Le poème que tu as écrit pour moi m'a beaucoup touché, tu sais ? Si j'ai ri, ce n'est pas que je l'aie trouvé ridicule, non. C'est moi qui me suis trouvé ridicule en comparaison. Car, quoi qu'on te dise, je ne suis pas ce grand et noble héros que tu dépeins avec tant de verve, Saïd. Je ne suis qu'un homme, une créature du Seigneur ; un simple pécheur... Et, en disant cela, il m'avait attiré contre lui ; et moi, je rougis très fort de son compliment. Mais j'étais triste qu'il se dépréci t lui-même de la sorte, car dans mon esprit, il était le seigneur paré de toutes ses gloires, le rude combattant, le vainqueur de ses ennemis, et les deux beaux yeux sombres, énigmatiques, un peu las, qui m'avaient frappé dès le premier abord. J'étais maintenant tout contre le jeune sultan, et, chose étrange, je n'en éprouvais aucune gêne ; au contraire, le fait d'être admis à une telle proximité me paraissait un honneur que je savourais en triomphant intérieurement. Ah ! Si mon père m'avait vu, pensais-je, comme il eût été fier de moi en ce moment. À présent, le sultan me caressait en m'embrassant ; ses mains douces et aristocratiques passaient sur tout mon corps, se faufilant dans les recoins les plus intimes, et j'en concevais une agréable excitation ; il m'embrassa les joues, et les mains, et le cou, à de nombreuses reprises, et moi, mû par je ne sais quelle force, je lui rendais ces baisers en riant ; enfin, il m'embrassa sur la bouche ; un baiser court, et comme furtif, suivi d'un autre, très long, très intense, durant lequel je crus défaillir de bonheur. Oh ! Ce baiser du sultan fut une extase dans ma vie d'enfant ! Il lui succéda des caresses plus folles encore, je me souviens de ses longues mains blanches défaisant lentement, un à un, les boutons de ma chemise, me mettant à nu, puis baisant mes deux tétons, l'un après l'autre, les suçant, tandis que mon excitation ne faisait que grandir ; puis, il défit ma ceinture, baissa mon pantalon et se mit à sucer encore ; il suça tellement que je jouis en une minute, pour la première fois de ma vie, et sans doute la plus formidable. Ce fut comme si toute ma vie jaillissait de moi, me laissant fourbu, inerte, mais heureux, heureux... à mon tour, je voulus honorer mon sultan comme il m'avait honoré ; je refis exactement les mêmes gestes que lui, en miroir, et il se laissa faire de bonne gr ce, avec un immense et chaleureux sourire de reconnaissance qui rendait plus belle encore sa royale face. Je croyais vraiment être au Paradis ; je dus me pincer pour me convaincre que je n'étais pas mort. Le sultan le vit, et en riant, il me dit : << - Non, beau Saïd, tu es bien vivant, et ce que nous venons de vivre est réel ; je suis ton sultan, et ton sultan a trouvé son ma"tre : c'est toi. Sois le ma"tre de mon coeur, et je te comblerai de somptueux présents. Dès aujourd'hui, si tu veux, je te nomme poète officiel de la cour. Qu'en penses-tu, Saïd. M'aimes-tu ? - Majesté, dis-je, c'est trop d'honneur pour moi. Être votre ma"tre, je ne veux même pas y songer. Quant à vos présents, le seul que je désire, et le plus somptueux à mes yeux, c'est votre amour. Car oui, je vous aime, mon coeur me l'affirme, bien que je ne sache pas encore ce que c'est que d'aimer, mais je me fie à mon coeur, car le Prophète a dit << consulte ton coeur >>, comme votre majesté le sait. Quant à la place de poète officiel, je l'accepterais si j'étais déjà poète ; mais je ne le serai pas tant que mon noble père y sera opposé, qui veut faire de moi un soldat. Convainquez donc mon père, si ce n'est trop vous abaisser ! Ensuite, vous ferez de moi ce que vous voudrez, car je suis tout à vous. >> Le sultan aima beaucoup ce discours, et le soir même, je reçus à la maison un superbe cheval de race, tout sellé, avec un harnachement scintillant de pierres précieuses, cadeau du sultan. Le lendemain, le général des gardes parlait à mon père, au nom du souverain, et lui annonçait que mon éducation serait désormais prise en charge par la cour ; que mon père pourrait venir me voir quand il voudrait, mais que je dormirais au palais, où j'aurais mes propres appartements, et autant de soie et de parchemin que je voudrais pour écrire mes vers. Mon père n'en revenait pas, il ne comprenait pas ce que cela signifiait ; moi j'étais aux anges ! D'ailleurs, voyant ma réaction positive, mon père perdit toute velléité de protester, fût-ce pour la forme, à ces dispositions du sultan. Il s'y conforma en serviteur loyal. À partir de ce jour, ma vie fut un véritable rêve. Je passais mon temps à jouer ou à échanger du plaisir avec mon royal ami, dont j'étais devenu le favori. Toutes les nuits, et parfois le jour, nous réitérions, avec de subtiles variantes, les caresses de la veille. Souvent, j'accompagnais le monarque dans ses activités officielles et ses déplacements, par exemple lorsqu'il allait à la chasse. Un jour, précisément, que nous chassions avec des gens de la noblesse dans une forêt appartenant au sultan, comme nous nous trouvions côte à côte, une envie subite nous prit ; le sultan, en prévision de ce genre de circonstance, avait un chien spécialement dressé à suivre des fausses pistes. Il le lança au devant de la meute, qui s'élança à sa suite. Tous les courtisans suivirent ; le sultan et moi rest mes seuls. Alors, nous descend"mes de cheval, et je me jetai sur lui, mes bras autour de son cou, mes jambes autour de sa taille, mes lèvres sur ses lèvres. Puis nous roul mes dans l'herbe ; et là, ce fut un déluge de baisers et de caresses des plus enivrantes, une apothéose de plaisir partagé ; nous f"mes l'amour comme des fous, si bien que nous en oubli mes complètement la chasse. Quand nous rev"nmes au palais, tout le monde nous salua très poliment, mais nous pouvions observer les sourires en coin, les regards qui évitaient le nôtre. Cela nous amusa très fort. En revanche, celles que notre relation commençait à ne plus amuser, c'étaient les sultanes, qui avaient fait bonne contenance au début, mais qui maintenant, ne cachaient plus leur jalousie. Elles menaçaient de comploter pour m'éliminer, quand intervint le médecin Ben Zouhal. Celui-ci était encore jeune à l'époque, mais il avait déjà l'air vieux, à cause de la science qu'il avait accumulée pendant des années. Ben Zouhal, qui ne m'aimait pas beaucoup - sans doute était-il un peu jaloux du sultan - eut une idée brillante, à la fois pour sauver ma vie, je dois le lui reconna"tre, et pour sauver l'État, que la trop grande passion du sultan pour moi et la jalousie des sultanes menaçait dans ses fondations. C'est lui, en effet, qui fonda le sanctuaire des éphèbes. Son idée était que, si l'on pouvait lasser le sultan des plaisirs garçonniers, en le submergeant sous une pléthore de beaux éphèbes, on le ramènerait bien vite vers les devoirs de sa charge et de son état, c'est-à-dire vers l'État et vers ses femmes. Et c'est, malheureusement, ce qui arriva - c'est un homme intelligent, ce Ben Zouhal ; c'est ce qu'il appelait : soigner le mal par le mal même. Je ne fus pas immédiatement délaissé, oh non ! Au contraire, tout le temps que j'eus les joues lisses et un teint de rose, je jouis de la faveur du sultan ; mais cette faveur déclina insensiblement au profit des autres garçons du sanctuaire, et elle cessa tout à fait du jour où la barbe me vint. Ce qui advint dans ma dix-septième année. À partir de ce moment-là, le sultan et moi dev"nmes bons amis, sans plus, mais amis tout de même. Il me proposa une nouvelle fois le poste de poète officiel, mais je le déclinai ; j'avais amassé assez d'or, par les présents qu'il me fit lorsque j'étais son favori, pour vivre jusqu'à la fin de mes jours. Mais j'aspirais à une vie plus active ; alors, je m'engageai dans les gardes, selon le voeu de mon père, qui fut ravi cette fois, et j'y suis toujours, avec le grade de lieutenant. Mais je n'aime pas l'homme que nous servons aujourd'hui ; ce n'est plus le sultan, c'est le prince Mourad, qui est un homme dur et, je crois, un peu hypocrite. Il n'est pas populaire parmi nous. Et puis, je ne sais pas si je dois le dire, mais je regrette le temps où j'étais le favori du sultan. J'approuve cette forme d'amour, à qui je dois les plus beaux moments de ma vie, et je ne comprends pas que tant de gens la combattent. Je ne veux plus être leur complice ; je veux entrer dans l'Ordre. Je mettrai mes qualités de soldat au service du seigneur Mounir, et des valeurs qu'il défend, que je crois justes et bonnes. C'est pourquoi, je serai honoré d'être votre prisonnier jusqu'à ce que nous arrivions chez lui. >> Nos quatre amis avaient écouté cette histoire avec toute l'attention qui convient. Aussi, quand Saïd eut fini, Hamid dit : << - Bon, tu as l'air d'un brave homme, et je te crois sincère. Plus que notre prisonnier, considère-toi comme notre invité. Nous verrons avec le seigneur Mounir ce que nous pouvons faire de toi. Mais, je te préviens ; si c'est une ruse de Mourad, tu te repentiras. La colère de l'Ordre est terrible ! - Ne vous inquiétez pas ; je vous jure que je suis sincère. Mais méfiez-vous de mes compagnons ; je crains qu'ils ne reviennent vous jouer un mauvais tour. Que cet avertissement soit un gage de mon amitié. - Ne t'en fais pas pour tes compagnons. Je crois qu'ils ont eu si peur du génie tout à l'heure qu'ils n'oseront pas revenir, et quand bien même, nous sommes maintenant prêts à les accueillir. >> Il se trompait, comme nous le verrons par la suite. La nuit commença de façon paisible pour tout le monde. Saïd alla se coucher seul et rêva qu'il était admis dans l'Ordre. Abdul-Hakim et Tawfiq allèrent se coucher ensemble, et jouer à mille jeux exquis. Hamid et Hafez allèrent aussi se coucher ensemble, et pour eux, ce fut la première nuit d'amour - une grande et belle nuit qui se prolongea sans sommeil jusqu'aux aurores. Hélas, au petit matin, ils s'aperçurent qu'Abdul-Hakim avait disparu, et trouvèrent Tawfiq tout tremblant qui leur raconta ce qui était arrivé. Pendant la nuit, ils avaient entendu un bruit suspect venant du dehors, Abdul-Hakim et lui. Alors, Abdul-Hakim était allé voir sur la pointe des pieds de quoi il s'agissait. Mais Tawfiq l'avait suivi discrètement. Alors, il avait vu une bande de cinq à dix hommes se jeter sur lui dans l'ombre ; c'était le reste des soldats de la veille qui était revenu se venger. Mais ils ne furent pas assez rapides, car le capitaine leur glissa entre les doigts et s'enfuit, la bande aux trousses. Finalement ils l'acculèrent contre un mur dans lequel il y avait une seule porte fermée à clef. Abdul-Hakim appela alors son ami le génie à la rescousse ; lequel parut aussitôt. Mais c'était exactement ce que voulaient ses poursuivants ! Ceux-ci avaient médité la leçon de la veille. Ils avaient réfléchi que s'ils pouvaient capturer ce génie pour en domestiquer la puissance, Mourad serait content d'eux. Aussi, ils s'étaient adressés à un très grand sorcier indien, - les sorciers indiens sont très savants et qui est savant est puissant - à qui ils avaient donné beaucoup d'or venant du sultan ; en échange, ce sorcier leur avait fourni des amulettes spéciales gr ce auxquelles la puissance du génie des eaux ne pourrait agir sur eux. Ils narguèrent donc le capitaine et firent prisonnier Abdul-M j"d, le pauvre génie. Mais Abdul-Hakim eut alors une idée : il avait toujours sur lui la clef magique que lui avait donné Hamid de la part de l'Ordre. Il ouvrit donc la porte avec elle, de sorte qu'il devait maintenant se trouver quelque part dans le désert de Naruq, peut-être avec Mounir. Quant au génie, on ne savait ce qu'il était devenu ; les hommes de Mourad l'avaient emmené. Hamid fut fort courroucé de cette mésaventure. Il sut bien sûr gré à Saïd qui avait tenté de le prévenir contre la malignité de ses camarades. Mais il s'en voulut à lui-même de ne pas l'avoir davantage écouté. Toutefois, il se dit que l'essentiel était que tout le monde fût sain et sauf. Et puis, si l'adversaire ne gagnait jamais un peu, où serait le piquant de la bataille ? 24. La caverne Les garçons qui vivaient dans le sanctuaire des éphèbes étaient globalement heureux ; mais il y en avait tout de même un qui était malheureux. C'était un joli garçon de douze ans, nommé Khalid, qui était très petit et très timide. Il avait un caractère doux et rêveur, et il rêvait tous les soirs que le sultan vienne le prendre et l'emmène avec lui, dans sa chambre, pour manger des fruits, et des biscuits, et faire l'amour. Mais le sultan ne venait jamais. Il ne remarquait pas la présence du trop réservé Khalid, qui, à cause de cela, s'ennuyait à mourir, ne se mêlant pas aux jeux des garçons de son ge. Et dans son coeur, il appelait Mounir et il en appelait à l'Ordre, car jour après jour, il rêvait de rejoindre l'Ordre, où il serait plus libre et s'amuserait mieux. Or, Mounir avait entendu l'appel de ce jeune garçon ; car il entendait toujours quand un garçon l'appelait dans son coeur. Il décida donc de retourner au palais, malgré le danger que cela représentait pour lui, afin d'emmener Khalid. Pour pénétrer dans le palais sans se faire prendre, il avait résolu de se rendre invisible. En effet, Mounir avait connu jadis un vieil alchimiste nommé Azzeddine, qui connaissait le secret de l'invisibilité. (Nous reparlerons de lui plus tard, quand le moment sera venu.) Il n'avait pas communiqué intégralement ce secret à Mounir, mais il lui avait offert la possibilité d'en user par trois fois au cours de sa vie. Une fois déjà, pour échapper aux gardes du sultan, Mounir avait eu recours au secret d'invisibilité ; il pouvait donc encore s'en servir deux fois. Il résolut d'employer ce moyen pour emmener Khalid. Il entra au palais, invisible aux regards, et alla jusqu'à Khalid, qui, en entendant sa voix, crut que c'était celle de Mounir, qu'il avait appelé ; et il ne se trompait pas. Alors, Mounir mit l'enfant sous son manteau, pour le rendre invisible également, et ressortir du palais avec lui. Mais ensuite, il remonta sur son cheval, toujours invisible ; de sorte que les gens des environs virent un cheval courir bizarrement, comme s'il était monté par un cavalier très fougueux, alors qu'il n'y avait personne sur lui. Par hasard, Mourad avait aperçu le fameux cheval, et il avait entendu ce que les gens disaient, ce qui l'avait intrigué ; de plus, il savait que Mounir montait toujours un cheval noir avec une patte blanche, et ce cheval était justement noir avec une patte blanche. Ce fut assez pour qu'il soupçonn t une nouvelle diablerie de l'homme sombre. Il prit donc son propre destrier, et suivit le cheval suspect, d'aussi loin qu'il put, pour ne pas être repéré. De tous les hommes du sultan, il était le seul qui ne craign"t pas un combat au sabre avec Mounir, car il savait qu'ils étaient à peu près de force égale. De plus, il donna l'ordre à trois autres cavaliers de le suivre à bonne distance, et de le rejoindre au moindre problème. Quand il se fut suffisamment éloigné du Palais, dans le désert, Mounir redevint visible au regard, et Mourad vit alors qu'il avait vu juste ; et il décida de le suivre de plus belle, pour voir ce qu'il manigançait. Les cinq cavaliers coururent pendant des jours dans le désert ; quand Mounir s'arrêtait, Mourad s'arrêtait aussi et faisait signe à ses hommes de le rejoindre et de monter la garde à tour de rôle jusqu'à ce que Mounir repart"t. Et quand Mounir repartait, ils repartaient tous les quatre, Mourad en tête. Cela dura ainsi jusqu'au dernier jour, où une tempête de sable se leva soudain, comme cela arrive quelquefois dans le désert. Heureusement, on était près du campement principal, de sorte que le cheval, l'enfant et l'homme sombre purent gagner ensemble une caverne aménagée qui était un des repaires de Mounir. Mais Mounir, jusque là, n'avait pas remarqué qu'il était suivi ; et Mourad profita de cet avantage. Quand il le vit entrer dans la caverne, il se faufila lui aussi jusqu'à l'entrée, accompagné de deux de ses hommes - le troisième gardant les chevaux - et là, il prit Mounir par surprise. D'abord, il bl ma le pauvre Khalid, qui aurait dû être au palais, dans le sanctuaire des éphèbes ; ensuite, il s'en prit à Mounir, qu'il menaça de la pointe de son sabre. << - Ha ! Ha ! Monsieur l'homme sombre, disait-il, on en mène moins large à présent, n'est-ce pas ? Allons, misérable, ta dernière heure a sonné, fais tes prières, puisqu'il para"t que monsieur prie. Mais si tu veux que ta mort soit douce, un conseil : rends-moi Nawfel, et je dirai au bourreau d'abréger tes souffrances. - Va au diable ! Répondit Mounir. Je ne connais pas de Nawfel, et d'abord tu ne le reverras jamais, quand bien même tu me tuerais un million de fois ! Mais dites donc, monsieur le prince Mourad, puisque prince il y a, sont-ce des manières de se battre entre hommes que d'être à trois contre un et un enfant ? - L'enfant, fulmina Mourad, il est à nous, il nous appartient ! Et puis, nous ne serons pas trop de trois pour venir à bout des démons qui se cachent dans cet antre fétide, et pour rendre la justice malgré la volonté de l'homme perdu que vous êtes, monsieur mon beau-frère ! - Hé hé ! Ricana Mounir d'une façon qui exaspéra Mourad, perdu, nous ne le sommes peut-être pas encore tant que ça. Entre maintenant et le moment où j'aurai la pointe de ton sabre enfoncée dans les côtes, Dieu sait ce qui peut se passer, cher ami. Bien que Mounir parl t ainsi pour gagner du temps tout en réfléchissant à ce qu'il pouvait faire pour sortir de ce mauvais pas, Mourad enrageait ; ce calme apparent de son ennemi, pour apparent qu'il fût, ne lui présageait rien de bon. Aussi, il rit jaune et dit : - Ah ! On espère donc encore, monsieur l'homme sombre ? Très bien ! À votre guise, mais que le ciel me tombe sur la tête si... >> Il n'acheva pas. Car à ce moment précis, une porte qui n'était pas là l'instant d'avant s'ouvrit dans la muraille, juste derrière Mounir, et un homme en surgit au galop, qui tomba comme le ciel sur la tête de Mourad. Mourad s'écrasa le nez par terre en poussant un affreux juron. Ses deux acolytes prirent peur, et Mounir éclata de rire ; mais le temps de cette diversion, il l'avait déjà mis à profit pour se ressaisir et se rendre ma"tre de la situation. Il écrasa du pied la tête du pauvre Mourad, qui poussa un juron plus fort encore que le précédent, et d'un coup de sabre, d'un seul, désarma les deux sbires, qui se rendirent sans coup férir. Alors Mourad put se relever, mais sans son sabre, et la tête lui tournait et lui faisait mal. Il partit sans demander son reste en maudissant Mounir, qui riait aux éclats. Chemin faisant, il rumina amèrement cet échec, mais ensuite, il rendit gloire à Dieu, demanda pardon pour les paroles mauvaises qui étaient sorties de sa bouche, et se promit que la prochaine fois, il agirait avec plus de prudence. De son côté, Mounir regarda l'homme qui l'avait sauvé de façon si impromptue, et reconnut, à certaine clef qu'il portait sur lui, le fameux capitaine Abdul-Hakim dont il avait entendu parler de manière si élogieuse. Il l'embrassa chaleureusement, et c'est ainsi que les deux hommes firent connaissance. Le marin raconta à l'homme du désert ce qui était arrivé en Inde, à lui et à leurs amis communs. Mounir fronça les sourcils, et estima qu'il fallait que Hamid rev"nt le plus vite possible discuter d'un plan pour libérer le bon génie. Abdul-Hakim opina. Les deux hommes, du premier abord, se plurent beaucoup l'un à l'autre. La tempête ayant cessé, ils partirent donc tout de suite au siège de l'Ordre, accompagnés du petit Khalid, tout excité de ce qu'il venait de voir et d'entendre, qui le changeait de la monotone vie du palais. Quand ils furent arrivés à la cité de toile, dans la tente qui lui servait de quartier général, entouré de la plupart des garçons dont nous avons fait connaissance au cours de cette histoire, Mounir ordonna que l'on apport t du pain, de la viande, des lentilles, du vin et de l'opium pour ceux qui en prenaient. Chacun put dès lors manger et boire à sa guise, et ce fut un beau festin, comme l'Ordre en savait offrir. Et, pour animer l'atmosphère, le petit Khalid proposa de raconter une histoire de son pays, ce que chacun accepta de grand coeur. << - Je viens de la cité portuaire de Rahoz, au sud de Naruq, dit-il. Il y avait là un homme que l'on appelait Abdul-Aziz, et qui était une sorte de marabout ; il vivait avec une horde d'enfants ou de jeunes adolescents à qui il enseignait le Coran et les rudiments de la religion, tout en vivant d'aumônes données par les gens riches, qui le regardaient comme un saint et disaient entre eux : << donnons de notre argent à Abdul-Aziz et à ses garçons, cela effacera une partie de nos péchés et nous rapprochera de Dieu >>. Il arrivait aussi que les garçons fussent invités dans les fêtes pour lire le Coran et dire des bénédictions ; on leur donnait alors de l'argent, qu'ils remettaient à Abdul-Aziz. Cependant, ce dernier aimait beaucoup son métier, et il aimait ses garçons. Il ne les maltraitait pas. Il les nourrissait généreusement, gr ce à toutes les aumônes qu'ensemble ils récoltaient. Les jeunes et Abdul-Aziz formaient donc une sorte de communauté heureuse ayant ce dernier pour chef. Cependant, il y en avait un parmi les jeunes gens, qui était favorisé par rapport aux autres. Il s'appelait Hicham, et il était beaucoup plus ge que les autres : il avait seize ans, alors qu'ils n'en avaient en moyenne que douze. C'était l'amant d'Abdul-Aziz, qui couchait toujours avec lui, et jamais avec personne d'autre. Abdul-Aziz était passionnément épris de Hicham. Il aimait sa gr ce un peu virile, son port altier, son beau visage h lé, bien formé, mais encore imberbe, avec un nez fin et retroussé qui était une marque de caractère, des yeux vifs et volontiers ironiques, mais qui savaient aussi prendre une expression des plus angélique quand il le voulait ; et ses longs cheveux de guerrier ramenés derrière la tête comme un casque, et sa large poitrine, et toute sa jeune musculature, bien marquée, point trop volumineuse, et ses longues jambes fines et bronzées, qui avaient gardé une démarche juvénile. C'était ce troublant mélange de virilité exacerbée et de gr ce enfantine résiduelle qui troublait Abdul-Aziz et le rendait fou ; lui que les garçonnets qui l'entouraient laissaient froid, qui étaient encore trop féminins, trop immatures pour son goût. Ainsi, jour après jour, ou plutôt nuit après nuit, Abdul-Aziz s'enivrait du beau corps m le de son Hicham adoré, et le comblait de ses faveurs. Mais les autres élèves, les plus jeunes, prenaient ombrage de cet attachement exclusif. Plus jeune, en effet, ne veut pas dire moins ardent ; et souvent, c'est, au contraire, chez les garçons à peine pubères que l'on observe la plus grande soif du sexe. Ainsi, tous ces garçons, qui n'avaient pas plus de douze ou treize ans, et en avaient même moins pour la plupart, tous, entre eux, se plaignaient de cet état de choses, et enviaient Hicham, qu'ils détestaient car il leur prenait toute l'attention du ma"tre. Tous, en effet, rêvaient de prendre sa place et de coucher avec Abdul-Aziz, pour être ses préférés mais aussi pour satisfaire leur appétit charnel naissant, qui demandait un corps viril pour se faire aimer par lui. Le corps d'Abdul-Aziz, le corps du ma"tre, leur faisait atrocement envie, et cette envie les cuisait, et ils ne la pouvaient satisfaire, à cause de Hicham, ce qui rendait l'envie plus forte encore. Ils mouraient de désir contenu. Bien sûr, il arrivait qu'ils couchassent les uns avec les autres, ou qu'ils satisfissent leurs désir d'une autre manière ; mais cela ne faisait qu'exacerber leur envie d'être possédés par le corps viril du ma"tre. L'un surtout de ces garçons, qui s'appelait Mahfouz et qui était le plus ardent, le plus farouche d'entre eux, en voulait à mort à Hicham. Il le haïssait, persuadé qu'il était, du haut de ses douze ans et demi, que sans son favori de seize ans, le ma"tre ferait attention à lui, et l'aimerait, et satisferait ses désirs avec lui, de préférence à tout autre garçon. Car il était très beau, et se trouvait plus beau encore, et pensait que jamais un homme, fût-il un saint, ne pourrait résister à sa beauté, pas même le ma"tre, si seulement il n'y avait pas cette brute stupide de Hicham... Mahfouz fomenta donc une sédition parmi les garçons. Ils projetaient ni plus ni moins que de tuer leur condisciple, par désir pour le corps de leur ma"tre ! A-t-on jamais vu crime plus grand commis par des enfants ? Cela passe l'entendement ! Toujours est-il, donc, qu'un soir ils se réunirent ; et Mahfouz dit aux autres : << le ma"tre dort ; Hicham dort ; allons tous ensemble le capturer, l'attacher, et ensuite, nous le jetterons dans le ravin ; comme cela, il mourra, et l'on croira qu'il s'est jeté lui-même dans le vide. Et le ma"tre nous aimera, nous, à sa place ; nous serons à lui et il sera à nous. >> Voici le plan épouvantable qu'ils ourdirent ! Mahfouz à leur tête, ils allèrent donc chercher le pauvre garçon, et le lièrent ; puis, tous ensemble, ils l'emmenèrent jusqu'à la falaise ; Hicham serrait les dents et ne disait pas un mot ; même les garçons étaient impressionnés par son calme devant la mort. Enfin, ils le poussèrent dans le vide et retournèrent se coucher. Ce fut la fin du bel Hicham. Le lendemain matin, le ma"tre chercha en vain son favori. C'était terrible à voir que la panique de ce pauvre homme ne trouvant plus l'objet de son désir. Certains garçons l'assurèrent que l'on avait vu Hicham près de la falaise la veille. << Mais que serait-il allé faire près de la falaise ? >>, demanda le ma"tre, incrédule ; on ne sut que lui répondre, mais les langues étaient formelles ; les yeux avaient vu. Hicham était allé près de la falaise, et certains pensaient qu'il aurait pu tomber. Abdul-Aziz fut effondré. Son inquiétude, son chagrin étaient si grands que certains garçons commencèrent à regretter ce qu'ils avaient fait. Même Mahfouz n'était pas à son aise. Il proposa qu'on part"t à la recherche de l'adolescent. Le ma"tre remercia les garçons pour leur bonté, ne se doutant pas une seconde de ce qu'ils avaient fait ! On chercha Hicham au bas de la falaise, mais en vain ; le courant de l'eau était plus fort qu'on ne pensait ; le corps avait dû être emporté au loin. Cependant, Abdul-Aziz continuait à se désoler et à se lamenter. Alors, impressionnés, les garçons continuèrent les recherches. Mahfouz, qui se sentait le plus responsable, et qui n'avait maintenant plus qu'une seule idée, c'était d'être agréable au ma"tre pour faire oublier sa faute, fut le plus ardent à chercher. Ce fut lui qui, s'étant éloigné de ses camarades, trouva, à une encablure à peu près, un corps gisant sur la berge. Il s'approcha. C'était Hicham, Hicham toujours vivant, Hicham n'ayant que quelques contusions, mais à demi noyé. Les branches d'un arbuste, qui poussait sur le flanc de la falaise, avaient freiné sa chute, et l'eau l'avait amortie. Le courant l'avait ensuite emporté plus loin, où il avait réussi, au prix d'efforts surhumains, à gagner le rivage. Cette fois, Mahfouz oublia complètement sa haine pour le garçon, et n'écouta plus que sa pitié et sa peur d'être dénoncé à Abdul-Aziz comme l'auteur du complot qui avait failli perdre son bien-aimé. Il le massa, lui fit du bouche à bouche ; peu à peu, Hicham reprit vie ; le contact de ces fra"ches lèvres d'enfant sur ses lèvres d'adolescent lui fut salutaire. Aussi, comme il tentait désespérément de le ressusciter, un désir naquit soudain entre Mahfouz et Hicham. Le second attira le premier contre lui et lui ôta ses habits, tandis que le premier lui ôtait les siens ; et ils firent l'amour sur la berge du fleuve, ce qui rendit totalement la vie à Hicham. Ils revinrent au logis du ma"tre, à la grande surprise des garçons, bras dessus, bras dessous, comme les meilleurs amis du monde. Abdul-Aziz fut tellement fou de joie qu'il ne pensa pas une seconde à punir les garçons pour ce qu'ils avaient fait ; du moment qu'on lui ramenait son Hicham, il était heureux. Mais désormais, c'était l'amour fou entre Hicham et Mahfouz, et quiconque aurait dit du mal du premier se serait attiré les foudres du second. À partir de ce jour, cependant, le ma"tre comprit qu'il devait accorder plus d'attention aux désirs de ses élèves ; il se montra plus tendre et caressant avec eux, chaque fois qu'ils en avaient envie. Il n'accorda plus à Hicham un amour exclusif. Entre Abdul-Aziz, Hicham et les autres garçons, régnait maintenant une ambiance d'amoureuse camaraderie. Tout le monde était enfin à peu près heureux. Tout le monde, excepté une personne. Il y avait, dans le groupe, un jeune garçon qui, seul, avait refusé de prendre part au complot contre Hicham, car, depuis toujours, il était farouchement amoureux de lui. De sorte qu'il n'était pas allé avec les autres jeter le garçon du haut du précipice. Il n'avait cependant pas dénoncé ses camarades, car il n'était pas un mouchard ; mais ensuite, quand on avait commencé à rechercher Hicham, il l'avait cherché avec plus de coeur que les autres ; et pourtant, ce n'était pas lui qui l'avait trouvé ; ce n'était pas avec lui qu'il avait fait l'amour sur la berge. Tout cela était allé à Mahfouz, lui qui était le plus coupable d'entre les jeunes gens, lui qui avait plus que tout autre haï le bel Hicham ! Et maintenant que tout était pardonné, c'était lui qui en retirait toute la gloire ! Cruelle ironie pour le pauvre garçon, qui, ne pouvant supporter une telle injustice, s'enfuit. Quelque temps plus tard, il était recueilli au sanctuaire des éphèbes, où il serait encore, s'il n'avait finalement rejoint l'Ordre. Ce garçon s'appelait Khalid. >> Tout le monde avait écouté avec respect l'histoire de Khalid. On compatit à tout ce que ce garçon avait souffert, et on lui souhaita de trouver dans l'Ordre le bonheur qu'il n'avait jamais eu jusqu'à présent. Mais Mounir s'inquiétait toujours des événements survenus en Inde et du sort de ses amis, Hamid, Hafez et les autres, restés aux prises avec les gens du prince Mourad. Il commença alors à méditer d'aller lui-même à leur rencontre, afin d'affronter avec eux le danger, si danger il y avait. De plus, il fallait songer à délivrer le brave génie Abdul-M j"d, qui avait fait tant de bien aux amis de l'Ordre. Et nul ne savait où il était détenu actuellement. Tout cela ne sentait pas bon, et agaçait fort Mounir, qui se consolait toutefois en se disant que ce serait l'occasion de conna"tre de nouvelles aventures, et d'entendre de nouvelles histoires. 25. Le marché Le lendemain, toutefois, il y avait au moins une personne qui était fort déconfite, et une autre qui était furieuse. Celle qui était déconfite, c'était Mourad, encore gêné de son échec de la veille - même si l'échec était dû à des circonstances totalement imprévisibles. Celle qui était furieuse, c'était le sultan de Naruq, excédé d'apprendre qu'il manquait un garçon de plus à son harem. Aussi, Mourad était-il bien décidé à ne pas commettre une deuxième faute du même genre, à ne pas laisser l'homme diabolique lui échapper une fois de plus. Or, pour bien comprendre les événements de ce jour, il faut savoir une chose qui s'était passée quelques jours plus tôt. Ce jour-là, Mounir avait décidé de faire un présent à chacun des garçons que nous connaissons, c'est-à-dire à Mokhtar, Marw ne, Haydar, Chakir, Nadir, Bachir, Sadjid, Asdjad, Karim, Wadid, Sylvain, Erwan et Joachim, en signe d'amitié et pour célébrer leur entrée dans l'Ordre, entrée marquée par une suite d'événements extraordinaires. À chacun des garçons, Mounir avait donc offert une bague avec un gros diamant, chaque diamant valant des milliers de dirhams. Il leur en avait offert un à chacun, sauf à Mokhtar, pour des raisons que nous conna"trons par la suite. En attendant, Mokhtar avait pris ombrage de cette absence de présent et de ce qu'il prenait pour une injustice de la part de Mounir, qui pourtant, s'il était parfois cruel, était rarement injuste. Mais enfin, Mokhtar avait pris ombrage. Ce jour-là, donc - le lendemain de l'histoire de la caverne, pour être précis - le prince Mourad reçut un message mystérieux lui annonçant que Mounir viendrait au marché de Naruq, tel jour à telle heure ; ce jour-là était justement jour de marché aux esclaves, où Mounir, sous des déguisements divers, venait souvent acquérir de jeunes esclaves qu'il libérait avant d'en faire des adeptes de l'Ordre. Mourad pensa donc que sa venue était chose possible, et, le jour dit, il déploya ses hommes, déguisés, sur la place du marché. Effectivement, à l'heure où le marché battait son plein, Mourad vit arriver un vieil homme qu'il reconnut pour être Mounir, les cheveux et la barbe teints en gris, accompagnés de trois jeunes gens qui n'étaient autre que Mokhtar, Marw ne et Haydar. Mounir s'intéressait à un couple de jeunes esclaves dont un marchand vantait les mérites : un blanc comme le lait, qui avait l'air singulièrement hautain, et un noir comme l'ébène, qui avait l'air totalement indifférent ; rarement on avait vu des esclaves arborer une mine pareille. Mounir allait faire une offre au marchand quand, levant les yeux, il vit un homme qui l'observait et dans lequel il reconnut Mourad, déguisé en autre marchand. Alors il compris qu'il était, cette fois, tombé dans un guet-apens. Il voulut réagir, mais trop tard ; il trouva vingt hommes autour de lui, qui le cernaient et l'empêchaient de passer. Mourad se frottait les mains. Alors, Mounir siffla ; et en un éclair, de partout sur la place du marché, jaillirent des hommes armés, des hommes à Mounir, déguisés en marchands ou en simple passants, qui firent front aux hommes de Mourad ; car Mounir, lui aussi, avait pensé à disposer ses hommes. Ce jour-là, le marché de Naruq se changea donc en une arène. Il y eut partout des chocs de sabres, des égratignures, du sang versé. Les trois garçons se battaient comme les autres, et ils se battaient comme des chefs, avec les techniques que Mounir et ses ma"tres d'armes leur avaient enseignées, car le siège de l'Ordre était aussi un camp d'entra"nement. Malgré cela, Mounir perdait du terrain ; il fut bientôt capturé et emmené dans les prisons du palais. On le mit tout au fond de la plus solide geôle et de la mieux gardée, avec à l'intérieur quatre hommes qui le surveillaient en permanence. Ce fut un jour funèbre pour l'Ordre. Cependant, Mounir ne perdit pas son sang-froid, et il se mit à étudier ses quatre geôliers. Dans le premier, qui s'appelait Abdul-Mumin, il reconnut du premier coup d'oeil la marque de l'amour des garçons ; il sut que ce geôlier était attiré par les jeunes gens, et qu'il était triste. Alors, il se mit à lui parler doucement, et n'eut pas de mal à le convertir et à en faire un ami de l'Ordre. Il passa alors au deuxième geôlier. Celui-ci était dévoré par le démon du jeu ; il lui proposa donc, pour tuer le temps, une partie de tric-trac. Justement, ce geôlier venait de faire un petit héritage, consistant en un terrain avec une belle maison, et un millier de dinars en or. Le gardien joua et perdit tout. Mais, comme tout joueur, il ne perdit pas l'espoir de se refaire. Alors, il joua sa place de geôlier et la perdit également. Il ne restait plus que deux geôliers. Dans l'un d'eux, Mounir vit l'app t du gain ; il lui dit alors << j'ai une maison et un millier de dinars en or ; ils sont à toi si tu ne fais rien pour m'empêcher de m'enfuir. Je ne te demande pas de m'aider ; seulement de ne rien faire ; et je n'ai qu'une parole >>. Le geôlier vit que Mounir avait l'air sincère, et accepta le marché. Quant au quatrième geôlier, c'était un incorruptible, un pur. Mounir le provoqua alors et l'incita à se battre. Comme il ne pouvait se battre sans sabre, le gardien lui en donna un et en prit un lui aussi en disant << apprête-toi à mourir >>. Mais, au terme d'un rude combat, car Mounir et le gardien étaient deux fines lames, le premier désarma le second et le tua net. Alors, il emprunta au geôlier dont il avait gagné la place ses vêtements et les mit. Le gardien qu'il avait converti ouvrit la porte de la cellule et se mit à fuir, avec Mounir à ses trousses qui criait : << arrêtez-le ! Arrêtez-le ! C'est lui Mounir, l'homme sombre, le ma"tre de l'Ordre ! Il a tué mes deux collègues, et le voilà qui s'enfuit. >> Et tous les gardes se ruèrent à la poursuite du geôlier, tandis que Mounir profita de la diversion pour s'éclipser. Il retrouva les trois garçons sur la place du marché, qui ressemblait à un champ de bataille après la bataille. Personne n'avait été tué, heureusement, mais il y avait des blessés des deux côtés ; même Haydar avait le bras entaillé par un coup de sabre, mais il en riait. Ils étaient trop heureux de revoir Mounir vivant. Ils l'avaient attendu pendant des heures. Sur ces entrefaites, ils virent venir à eux les deux jeunes esclaves de tout à l'heure, le blanc et le noir, qui venaient les remercier de les avoir libérés ; en effet, profitant de la confusion générale, ils avaient pu fuir leur marchand et en étaient si reconnaissants envers Mounir que celui-ci leur proposa immédiatement de rejoindre l'Ordre, ce qu'ils acceptèrent. Ils se dirigèrent donc tous vers la cité de toile flottante, la capitale de l'Ordre. En chemin, les deux jeunes esclaves racontèrent leur histoire. Le noir s'appelait Luqm n et le blanc Farid. Ce fut Luqm n qui commença : << - Vous nous avez délivré d'un homme très malfaisant, qui était le frère de mon ancien ma"tre, et l'oncle de mon ami Farid, que voici. Oui, sachez-le, car un bienfait n'est jamais perdu ; et il faut que ces deux hommes, qui m'ont marqué au fer rouge, mais qui ont encore plus profondément marqué mon ami, puisque lui, c'est dans son coeur qu'il porte le sceau de leur asservissement ; il faudra qu'un jour nous soyons vengés, il faudra qu'un jour ces deux hommes, Taher le marchand d'esclaves et son frère Sami soient détruits, pour prix de ce qu'ils ont fait ; si vous ne voulez pas y prendre part, ce qui serait tout naturel, nous nous en chargerons bien ; ce sera un service rendu à Dieu. Car celui qui frappera ces hommes-là, celui-là sera la main de Dieu. - Les paroles de mon frère Luqm n vous semblent peut-être dures, dit Farid ; mais avant d'en juger, attendez d'avoir entendu notre histoire. Mon père était et est toujours un noble, et un des riches hommes d'affaires de Naruq ; il possède des terres, des maisons, des fermes et de nombreux commerces. Moi, son fils unique, cadet de trois soeurs, j'étais, jusqu'à l' ge de douze ans, le garçon le plus honoré, le plus choyé de la terre. Mon père avait sous ses ordres une armée de serviteurs esclaves, qu'il traitait de façon sévère, mais juste ; si l'un d'eux commettait une faute grave, il recevait le fouet. Mais s'il faisait une bonne action, il en était récompensé ; et personne n'était jamais puni sans motif sérieux, je pense que Luqm n vous le confirmera. - De ce point de vue, je n'ai que du bien à dire de mon ancien ma"tre. - Voilà. Et tous ces esclaves, dont Luqm n, étaient aussi les miens ; j'avais le droit de commander sur eux et de les ch tier s'ils désobéissaient. Mais je t chais toujours d'être juste, car j'avais de la compassion pour ces hommes qui travaillaient dur pour assurer notre prospérité. Ainsi donc, je grandis, et à douze ans, j'étais devenu un très joli garçon, aux cheveux blonds et aux yeux verts, comme vous pouvez le constater du fait que je n'ai encore que treize ans. Or, j'étais tellement beau que mon propre oncle, le frère de mon père, qui tenait commerce d'esclaves, tenta lui-même de me séduire. Je faillis accepter, par curiosité ; mais je me ravisai, car cet homme, qui était dur et compliqué, ne me plaisait pas. En revanche, il y avait, parmi les esclaves de mon père, un garçon un peu plus gé que moi - il avait alors quatorze ans et des poussières - qui me fascinait. C'était Luqm n. Je dis qu'il me fascinait ; je n'étais pas encore conscient, à cette époque, ou du moins au début, que cette fascination était de l'attirance, ni à plus forte raison de l'amour. Simplement, j'aimais le regarder travailler, contempler sa superbe musculature noire en action, je ressentais une agréable excitation quand je voyais la sueur perler sur son front noir, et ses yeux noirs, grands, profonds, et durs, qui n'exprimaient rien qu'une dignité nostalgique sans doute des grandes plaines de l'Afrique... souvent, j'employais Luqm n à de menus services, uniquement pour le plaisir de le contempler en action. Un jour que j'étais seul à la maison, je le fis venir dans ma chambre ; sur un coup de tête subit, je lui demandai de se déshabiller. Il hésita un instant, par pudeur, mais j'étais le ma"tre, il devait obéir. Il ôta donc ses vêtements, jusqu'au dernier. Ce que je vis alors me laissa pantois. Luqm n nu était bien le plus beau spectacle qu'il m'eût jamais été donné de voir ! J'admirai ces formes sublimes, qu'un sculpteur eût prises pour modèle de la beauté masculine. J'étais en p moison devant ces courbes et ces angles, devant ces muscles bien développés, ces membres longs et larges, surtout l'un d'eux, celui que l'on appelle viril, qui était, chez lui, d'un volume peu ordinaire mais d'une beauté à couper le souffle, avec son long corps noir, sa tête brun-rose, et ses deux globes qui pendaient généreusement. Je pris alors conscience que j'avais une furieuse envie de le toucher ; je ne sais pas d'où me venait cette envie, mais je sais où elle me mena : je touchai ; aussitôt, l'objet en question grossit sous mes mains, tripla de volume, devint plus impressionnant encore ; je l'embrassai ; il devint grand comme mon bras, et droit comme l'alif. J'étais émerveillé. Alors, je me déshabillai, et je demandai à Luqm n la permission de m'empaler moi-même sur ce pieu énorme qui battait la cadence entre ses cuisses, ce qu'il accepta, je pense, avec résignation car, ne l'oublions pas, j'étais toujours le ma"tre. Mais, en cet instant précis, le jeune ma"tre eût volontiers donné tout ce qu'il possédait pour s'appeler une ma"tresse, et pour que le serviteur le prenne avec une m le violence. Luqm n posé sur le dos, et son dard triomphant faisant un angle droit avec son corps superbe, je m'accroupis sur lui et poussai de toutes mes forces pour faire pénétrer dans ma chair pantelante ce glaive flamboyant. Sa grosseur même rendait l'opération délicate. Mais enfin, je ressentis au fondement une brûlure intense accompagnée d'une sensation délicieuse, comme si je m'envolais loin de ce monde mauvais. Et dans le même temps, je voyais la volupté s'emparer du corps et de l' me de mon serviteur et ami ; un étrange sourire s'épanouissait sur ses lèvres, le rendant plus désirable encore ; ses yeux révulsés indiquaient l'excès de plaisir. Aussi, il commençait à s'échauffer ; purement passif au début, subissant ce qu'il faudrait bien appeler un viol, il succomba lui-même à un reflet du désir qu'il avait suscité. Il me saisit et me renversa sur le lit et, se tenant à genoux derrière moi, il commença à me prendre avec frénésie, tout en émettant de longs soupirs de ravissement. Et sa main, pendant qu'il me déflorait, me caressait le dard encore vierge, y provoquant des sensations d'une douceur inouïe, qui confinait au vertige. J'étais pris entre deux feux, un qui brûlait et me dévorait à l'arrière, un autre qui était tout douceur et lumière à l'avant. Quand nous eûmes tous deux atteint, de la sorte, le paroxysme du plaisir, que nous nous fûmes épanchés, nous étions encore plus excités que devant. Alors, je mis mes bras autour de la taille de Luqm n, qui m'enlaça de ses longs bras puissants ; et, tandis qu'en fermant les yeux, il posa ses lèvres brunes contre mes lèvres roses, contre son sexe énorme, démesuré mais cependant bien proportionné, alla s'écraser le mien, plus petit mais vif et nerveux, tout aussi avide de plaisir. Et les deux formaient comme une seule colonne ayant une face noire et une face blanche, et coulissaient l'un contre l'autre dans une même recherche de l'absolue béatitude, cependant que nos lèvres s'embrassaient, et que j'embrassais son cou de jeune taureau, et que je suçais l'extrémité noire des deux tétons jolis qui fleurissaient sur sa puissante poitrine. Tout cela était résolument exquis, et Luqm n partagea mon point de vue. Lorsque nous eûmes atteint une fois de plus notre paroxysme, et presque simultanément, nous nous rhabill mes, et Luqm n m'assura qu'il avait passé un moment merveilleux, et qu'il était désormais tout prêt à me servir à nouveau de la même façon chaque fois que j'en aurais le désir. Je ne fus pas long à me souvenir de cette déclaration, car le soir même, je convoquais à nouveau Luqm n dans ma chambre. Dès qu'il entra, je me précipitai à ses genoux, et, en tremblant, je défis les cordages de son pantalon de toile grossière, comme ceux que portaient les esclaves, et appliquai ma joue contre son dard déjà tendu, en signe d'amour et de tendresse pour ce dard merveilleux qui m'avait, quelques heures plus tôt, procuré tant de plaisir. Je le pris à deux mains, et commençai à le sucer, au risque de m'étouffer, tant il me rentrait dans la gorge. Et parfois, je suçais ses deux jolies boules noires, puis je remontais la longueur vertigineuse du membre en y passant la langue, et enfin, je frottais sur tout mon visage ce vit gluant comme pour m'ablutionner de ses sécrétions délicieuses. Puis, nous nous renvers mes tous deux sur le lit, et Luqm n, sans quitter ma bouche amoureuse, commença à m'appliquer le même traitement ; il baissa mon pantalon de soie brodée d'or, comme ceux que portaient les nobles, il baissa ma culotte, empoigna mon dard gonflé de sève, et se mit à le sucer pendant que je suçais le sien - et nous part"mes ensemble dans les mêmes nuées. Nous nous endorm"mes chacun une main encore posée sur le sexe de l'autre - quel délicieux sommeil que celui qui suit une partie de plaisir ! Et puis, les jours suivants, nous ref"mes l'amour, encore et encore, chaque fois que nous en avions l'occasion, ne connaissant d'autre limite que celle de nos forces respectives. Nous étions si parfaitement accordés l'un à l'autre ; comme les cordes d'une grande lyre vibrant à l'unisson ! On nous voyait toujours ensemble ; aussi, les bouches commençaient à se délier, d'abord parmi les esclaves - qui disaient que Luqm n était devenu le ma"tre de son jeune ma"tre - puis parmi les ma"tres, qui ne l'entendirent pas d'une si bonne oreille. Mon oncle, d'abord, fut furieux de voir que je me donnais à un simple esclave noir, qu'il méprisait injustement, tandis que je me refusais à lui. Il osa s'en plaindre à mon père, qui se rangea de son côté. Mon père me fit venir et me somma de cesser séance tenante mes relations avec ce jeune esclave, qui le déshonoraient et faisaient de lui la risée de Naruq. Je lui répondis avec insolence que je me moquais de son honneur et que, s'il n'aimait pas que son fils fréquent t des esclaves, il n'avait qu'à en faire des hommes libres, qui eussent les mêmes droits que lui. Mais il me répondit qu'il préférerait faire de son fils un esclave. Je le mis au défi de faire ce qu'il disait. Cela le rendit encore plus furieux, mais il me prit au mot ! Et alors, ce fut l'infamie ! Je devins un esclave dans la maison de mon propre père. J'étais la risée de tout le monde, sauf du pauvre Luqm n, qui pleurait sur mon sort ; et moi je lui disais de ne pas pleurer, que je préférais encore qu'il n'y eût plus aucun fossé, aucune différence entre nous, à part la couleur de la peau ; je lui disais qu'au moins ainsi, j'étais sûr qu'il me faisait l'amour par plaisir et par amour, et non par obéissance, comme la première fois ; que tout, en fait, était pour le mieux. Mais tout n'était pas pour le mieux. Par vengeance, on me faisait faire les travaux les plus ingrats, les plus ignobles, ceux auxquels les plus forts et les plus fiers des esclaves préféraient généralement le fouet. Quant aux autres esclaves, les uns, qui avaient une me noble, me plaignaient, mais ils étaient peu nombreux ; les autres se réjouissaient de ma chute, et me traitaient, non comme un des leurs, mais comme un ma"tre déchu. Ils passaient sur moi leur haine congénitale du Blanc qui les opprime. Je continuais à ne pas broncher ; je me disais qu'au moins, je savais maintenant ce que c'était que l'injustice du sort, qui fait les uns esclaves, les autres libres, toutes choses, vertus et vices, étant égales par ailleurs. Je savais ce que les ma"tres, d'ordinaire, ignorent ; j'étais philosophe ; je tirais une jouissance de me savoir plus savant qu'eux sur la condition humaine en général. Mais quant à ma condition particulière, elle ne cessait d'empirer. J'étais en permanence humilié, insulté, battu. Tant et si bien qu'un jour qu'on me donnait le fouet, le brave Luqm n intervint, et rossa si fort le bourreau qu'il mit huit jours à s'en remettre. Il était si fort pour ses quatorze ans ! On voulut donc battre Luqm n à son tour ; mais cette fois, tous les esclaves, qui pour moi n'avaient rien dit, menacèrent de se révolter ; aussi, Luqm n s'en tira avec seulement dix coups de fouet au lieu de cent, et encore, on eut avec lui la main légère. Mais, dès le lendemain, mon père chargea mon sinistre oncle de nous vendre à vil prix - vendre son propre fils comme esclave ! Est-ce que ça ne demande pas vengeance, cela, dites ? >> Mounir ne dit rien, mais il n'en pensait pas moins. Et Luqm n continua : << - Nous allions donc être vendus, et peut-être séparés, quand vous êtes intervenus. Mais nos coeurs sont restés unis, et nos mes sont demeurées fières dans cette adversité. Jamais nous n'avons baissé la tête. Même ici, sur ce marché, vous avez vu comme nous regardions avec dédain cette masse de vautours qui monnaient la chair de l'homme. Car nous savons que nous sommes, nous, des hommes, et fiers des sentiments qui nous portent et nous unissent. Nous sommes moins méprisables que ces charognards, et c'est tout ce qui compte à nos yeux. Jamais nous n'avons cessé, mon ancien ma"tre et moi, de nous aimer et de nous estimer ; et si Farid a eu la bonté de vanter la prétendue beauté de mon corps noir, je vous prie de croire que, moi, j'admire autant sa blondeur et l'éclat d'émeraude de ses beaux yeux mélancoliques, qu'il admire mes membres d'ébène et mes yeux de jais. - Mes enfants, dit Mounir, Dieu vous garde longtemps près de nous ! Vous êtes beaux tous les deux. Beaux par ce que vous avez vécu, qui est unique, autant que par ce que vous êtes et ce que vous valez en vous-mêmes. Vous êtes de valeureux jeunes gens. Vous vous aimez sans dissimuler, comme des m les peuvent aimer ; c'est bien. Chez nous, vous serez libre de vous aimer si vous le voulez. Chez nous, il n'y a pas d'esclaves ; chacun est libre, chacun sert librement ce qu'il estime digne d'être servi, ce qui le dépasse en grandeur et en respectabilité. Et tous servent tout le monde. L'Ordre sert l'Ordre, et c'est ce qui fait de lui un homme libre ; car l'Ordre est comme un seul homme. Demain, vous en ferez partie, vous conna"trez ses secrets, vous le servirez dignement, comme d'autres avant vous l'ont servi. Sachez que l'Ordre n'a pas de commencement ni de fin en ce monde ; il a toujours été et il sera toujours, sinon dans sa forme, au moins dans son principe. L'Ordre est l'assemblée des hommes libres, libres de coeur, d'esprit et de corps. Ce n'est pas l'Ordre qui fait les hommes libres ; ce sont les hommes libres qui font l'Ordre. Et l'Ordre sera fier de vous accueillir, toi Luqm n, et toi Farid, fier de faire de vous, non pas des hommes libres, car vous l'êtes déjà, mais des hommes qui usent de leur liberté pour faire le bien, c'est-à-dire pour rendre les autres libres et heureux, autant qu'ils peuvent et qu'ils méritent de l'être. Permettez que je vous embrasse. >> Et il baisa les deux garçons, très légèrement, sur la bouche. << - Vous nous avez compris, et nous vous rendons gr ces de nous avoir appelé des hommes libres, ce que nous n'avons jamais cessé d'être au fond, reprirent en choeur les deux garçons. Oui, nous sommes fiers d'être plus libres, dans notre coeur aimant, que ceux qui nous ont mis les fers, et nous promettons à l'avenir de servir l'Ordre comme il mérite d'être servi. Et si nous avons quelque chose à demander à l'Ordre en retour, à part bien sûr le g"te et le couvert, que nous t cherons de mériter, c'est uniquement que les coupables de la prévarication qui nous a conduits ici soient un jour ch tiés, non pour nous, qui sommes bien au dessus de cela, mais pour l'honneur et pour la gloire de l'humanité. Il ne nous reste donc plus à dire qu'une chose : vive l'Ordre ! Et vive le seigneur Mounir ! >> Et Mounir rentra dans son repaire, tout joyeux, accompagné des cinq garçons. Mais il pensait maintenant à cet homme, Abdul-Mumin, qu'il fallait libérer, ainsi que le génie Abdul-Maj"d, et à ces deux autres, Sami et Taher, qu'il fallait ch tier. Cela commençait à faire beaucoup. 26. Où l'on libère Abdul-Mumin Dès que l'on fut revenu à la capitale de l'Ordre, on délibéra un plan pour libérer cette nouvelle recrue, Abdul-Mumin, cet homme courageux qui avait déjà contribué à libérer le ma"tre. Toute la difficulté tenait au fait que Mourad était sur ses gardes, s'attendant probablement à ce que Mounir vienne au secours de celui qui l'avait secouru - car on avait beau répéter partout que le ma"tre de l'Ordre n'était qu'un l che et un homme sans principes, on n'osait tout de même pas, dans les questions sérieuses, faire mine de le croire. De plus, il fallait pouvoir approcher le palais, et ses dix mille gardes, sans attirer trop l'attention, et en ressortir de même sans y laisser la vie. Le problème était de taille. On l'étudia sous toutes les coutures. La solution vint de Fatima et de ses amazones. Un matin, les gardes du palais virent arriver la belle Fatima à la tête d'une colonne de guerriers vêtus de noir, entièrement voilés et armés jusqu'aux dents. L'épouse de l'homme sombre, élégamment vêtue d'un sari safran et d'une 'abaya parme, demanda à entrer au palais et à voir le prince Mourad, son frère. Comme elle s'y attendait, on le lui refusa, sur l'ordre du haut commandement. Alors, elle fit donner l'assaut à ses cavaliers mystérieux. Un combat au corps à corps s'engagea, en tout point de l'espace, entre gardes à cheval et cavaliers de l'Ordre. Soudain, sur un signal venu d'on ne sait où, tous les cavaliers voilés retirèrent en même temps leur voile. Alors, ce fut comme un coup de tonnerre qui s'abattit sur l'armée du sultan. Les plus jolis visages de jeunes filles, les plus fins, les plus racés, les plus délicats et les plus virginaux, apparurent sous les voiles sombres, foudroyant les pauvres soldats, sur qui toute cette beauté tombait à l'improviste. En un éclair, toute la garde montée fut désarçonnée, décontenancée ; ce fut assez pour les amazones, qui sur ce coup, prirent un avantage décisif ; beaucoup de gardes eurent la tête tranchée avant d'être revenus de leur surprise. Ils moururent comme fauchés par une vision paradisiaque ; peut-être sont-ils au Paradis, où ils goûtent un repos mérité auprès de vraies filles - Mourad, qui avait expressément insisté pour que tout homme aimant les garçons fût banni de la garde, en sera désormais pour ses frais. Les autres en revenaient à peine que Mounir et ses hommes fondaient à leur tour sur eux, les obligeant à se replier. Mais au même moment, une cohorte constituée par des centaines, des milliers de garçons, de jeunes garçons, courant, gesticulant, criant, força la porte du palais, s'y engouffra, remplit tous les couloirs, toutes les salles, toutes les cours, comme une marée blonde, et brune, et noire. Ils renversèrent tout, démolirent tout, tout cela pour un seul homme ! Homme qu'ils trouvèrent, finalement, dans un cachot au sous-sol, et qu'ils emportèrent triomphalement, acclamant le libérateur du ma"tre, libéré à son tour par un flot vrombissant de petites têtes dures et de mains obstinées. Puis, le flot se retira avec sa prise, tandis qu'au dehors, ce qui restait des gardes luttait toujours pour sa vie, pris entre les guerrières de Fatima et les guerriers de Mounir. À un certain moment, Mounir et Fatima, se rencontrant dans le tumulte le sabre à la main, se sourirent, et, sans cesser de combattre, s'embrassèrent, passionnément, tandis que les têtes roulaient autour d'eux. Ils étaient beaux, au milieu de ce carnage, témoignant de leur amour l'un pour l'autre dans un déluge de sang et de feu. Mais alors qu'ils allaient sortir du palais, tous les garçons, qui avaient à leur tête les treize que nous connaissons bien et que nous n'allons pas tous nommer une fois de plus, mais qui vont, par ordre d'apparition, de Marw ne à Joachim, déboulèrent soudain dans l'aile consacrée au sanctuaire des éphèbes. Alors, les garçons de l'Ordre se mêlèrent aux garçons du sultan. Rien ne les distinguait, sinon que les seconds étaient moins habillés et davantage maquillés et parfumés, ayant presque tous du kohol aux paupières et du musc sur la poitrine. Aussi, la moitié environ des garçons du sultan en profitèrent-ils pour rejoindre l'Ordre, et repartirent tranquillement, ou plutôt bruyamment, avec les intrus, tandis que l'autre moitié, se trouvant bien là où elle était, y resta. Ce qui laissa tout de même au sultan et aux princes du sang, pas moins de six cent garçons pour satisfaire leurs désirs, ce qui n'est pas si mal. Une fois les garçons en lieu sûr avec Abdul-Mumin, les hommes de Mounir, puis les jeunes filles de Fatima, se retirèrent à leur tour, épargnant les gardes qui restaient, et dont beaucoup étaient grièvement blessés. Ce fut un jour sombre pour le parti du sultan et pour le prince Mourad en particulier. Celui-ci put remercier l'amour que lui portait le sultan son ma"tre, de lui avoir conservé sa place, et surtout, sa tête. Mais il était à la fois amer et furieux. Ben Zouhal, quant à lui, riait jaune, partagé entre l'amusement de voir Mourad défait, et l'agacement de voir la moitié de << ses >> chers garçons partis, envolés. S'il est vrai que ce fut un jour sombre pour le sultan et pour ses gens, ce fut en revanche un jour glorieux pour l'Ordre. On fit des feux partout ; il y eut des chants et des danses dans toute la vallée, qui s'entendaient à des lieues à la ronde, d'autant plus que des bandes de joyeux garçons et jeunes filles détachés çà et là circulaient en tout sens, ivres de joie et de triomphe. Ce fut au point que les gens des villages se barricadèrent en tremblant, et que les mères gardaient leurs fils sous leurs yeux de peur que, plus encore que tout autre jour, ils ne suivissent les sirènes de l'Ordre. Ce jour-là, d'ailleurs, on mesura toute la puissance de l'organisation. Elle surprit même ses chefs, hormis Mounir, qui savait toujours à quoi s'en tenir sur tout, et avait une foi aveugle en ses propres fidèles. Ce qui était tout à son honneur. Pour en revenir à Mounir, d'ailleurs, il fumait tranquillement l'opium dans sa tente, entouré de Fatima, de quelques-unes de ses gracieuses suivantes, et des jeunes garçons que nous connaissons, réconciliés avec la soeur de Mourad pour la circonstance. Il y avait aussi l'éternel, l'incontournable père Anastase. Tous fêtaient dignement ce triomphe de l'Ordre, chacun suivant ses goûts et ses habitudes. Mais il y avait au moins un goût que tous ces gens avaient en commun : celui des histoires. On fit donc tout naturellement venir l'homme du jour, le brave Abdul-Mumin, pour qu'il cont t la sienne. Quand celui-ci arriva près de Mounir, il se jeta à ses pieds et, les embrassant frénétiquement, lança : << - Seigneur Mounir, je me jette à vos pieds, en rendant gr ces à Dieu et à vous pour m'avoir libéré, moi qui n'avais aucun mérite ! - Allons, dit Mounir ; sois homme, et rends gr ces à Dieu seul, qui a tout fait. Nous, hommes, ne sommes que Ses instruments, tu devrais savoir cela ; de plus, tu te calomnies toi-même en disant que tu n'as aucun mérite, et cela n'est point bon. Car n'est-ce point du mérite de m'avoir libéré ? Quant à moi, je n'ai fait qu'acquitter ma dette envers toi. À présent nous sommes quittes, mais estime-nous tous tes serviteurs en ce jour, ô Abdul-Mumin, car c'est pour toi que nous faisons la fête. Et estime-toi surtout notre ami à dater de ce jour. Aussi, nous n'avons qu'une seule requête à te présenter : raconte-nous ton histoire ! - Mon histoire ? fit Abdul-Mumin en rougissant. C'est que, voyez-vous... j'hésite à vous la conter. - Comment donc ? Un homme comme toi a bien quelque histoire à raconter à ses amis ! - J'en ai une, certes, mais elle pourrait ne pas vous plaire. - Laisse-nous-en juges, et raconte-là sans faire plus de manières ! - Elle pourrait attenter à l'honneur de quelqu'un qui n'est pas ici pour le défendre. - Oh ! Oh ! C'est autre chose. Mais qui est ce quelqu'un ? - Je ne sais si vous le connaissez. Il est connu sous le nom de Salim el-Alami. - Quoi ? El-Alami ? Le fameux el-Alami ? Le sage, le savant ? - Dites le fou, le possédé. - Hum... à ce qu'on dit, oui ; mais ce qu'on dit est-il fondé ? Voilà ce que je n'ai jamais réussi à savoir avec certitude, bien que mon métier soit de tout savoir. Et tu prétends, toi, que tu serais en mesure de tirer cette histoire au clair ? Voilà qui devient bigrement intéressant. - En mesure de tirer cela au clair, je le suis, oui, puisque moi, obscur garde de sa majesté le sultan, j'ai été mêlé de fort près à cette histoire, qui a fait grand bruit mais dont bien peu de gens ont connu le fin mot. - Eh bien ! Qu'attends-tu pour nous le faire conna"tre ? - Je n'attendais que votre autorisation. - Tu l'as. - Soit. Que Dieu me pardonne. Cette histoire que je vais vous raconter, n'est pas la mienne, du moins pas entièrement ; je n'y fus mêlé que d'une manière tout accidentelle, comme vous le verrez, bien qu'elle détermina le cours de ma vie. Mais il est bon, pour la raconter, de remonter quelques années en arrière, une vingtaine d'années environ. Je ne sais pas ce que vous faisiez à l'époque ; moi, j'étais un jeune berger qui gardait les troupeaux, et c'est comme cela que je fus, plus tard, mêlé à cette histoire. Mais commençons plutôt par le commencement. - C'est plus sage. - Il y avait donc en ce temps-là, à Naruq, un jeune homme de trente ans environ, qui commençait à être connu comme savant, ésotériste, alchimiste, mathématicien, médecin et poète. C'était vraiment un homme extraordinaire ; sa science était sans borne, ses manières charmantes ; il plaisait beaucoup à la cour. - Je me souviens d'en avoir entendu parler à l'époque, c'est-à-dire avant qu'arrivassent les événements... j'étais moi-même un tout jeune homme, et il a pu m'arriver de le côtoyer à l'occasion. - Certes. Beaucoup de gens, à l'époque, l'ont côtoyé ; on disait qu'il irait loin. C'était quelqu'un qui avait vraiment consacré sa vie à la science. Mais écoutez plutôt ce qui arriva. Un matin, il se réveilla au milieu de ses cornues, de ses alambics, de ses carrés magiques et de ses grimoires, et vit que tout cela l'ennuyait fort. Il ne voulait plus rien faire. La science, du jour au lendemain, le dégoûtait. Il faut dire que, la veille au soir, il avait lu le Mémorial des saints, de Faridudd"n el-Attar, qui est un fort beau livre, qui excite à la piété. D'ailleurs, depuis quelque temps, il s'était mis à s'intéresser aux vies des anciens soufis, et à les admirer plus que les travaux des grands philosophes. Ces derniers, en effet, brillaient par leur dialectique et leurs définitions raffinées. Mais les anciens soufis, s'ils n'usaient pas de définitions subtiles, et si leur dialectique était pauvre par rapport à celle de Platon, vivaient en contact permanent et direct avec l'Absolu, qui est au delà de toute définition ; et cela émerveillait Salim. Et c'est ainsi qu'un matin, Attar aidant, il se réveilla tout à fait dégoûté de la science des livres. Alors, il mit la clef sous la porte et partit dans la montagne, décidé à fuir le monde. Il marcha trois journées entières, et arriva à une montagne de taille moyenne, toute nue et toute rouge, comme le soufre rouge que recherchent les alchimistes. Lorsqu'il s'assit au pied de cette magnifique montagne, une source jaillit d'un seul coup en face de lui, dont l'eau incroyablement pure était délicieuse à boire. Il crut que cette source, qui avait jailli pour lui seul, comme par miracle, était un signe de Dieu. Il continua à marcher dans les montagnes. La solitude et l'immensité lui inspiraient des idées nouvelles, plus grandes que tout ce qu'il avait découvert quand il était enfermé dans son laboratoire. L'univers entier, qui respirait et qui palpitait autour de lui, lui semblait refléter par son abyssale harmonie l'Unité divine ; il comprenait d'un seul coup les notions d'infini, d'absolu, d'éternité, comme si elles eussent jailli d'une source miraculeuse au fond de lui-même, et cependant, il sentait qu'il fallait attribuer ce sentiment sublime à l'influence du décor grandiose qui se déployait autour de lui. La montagne lui ouvrait l'esprit mieux que ne l'avaient fait les livres. Alors, il bénit la montagne. Après trois autres jours de marche, il arriva au creux d'une vallée encaissée au centre de quatre montagnes de couleurs différentes : une blanche, une jaune, une rouge et une noire. Là, se dressait un petit mausolée de saint, avec des murs blanchis à la chaux et un joli toit en tuiles vertes. Le saint qui dormait là était un certain Sidi 'Issa. Il le sut par le gardien du mausolée, qui vivait là, très simplement. Il trouva l'endroit merveilleux, et demanda la permission d'y rester quelque temps, permission qui lui fut accordée. Il resta donc une semaine dans le mausolée, qui avait une cour intérieure sur laquelle donnaient quatre pièce : la mosquée, où était enterré le saint, une pièce pour les ablutions, la salle où dormait le gardien, et une autre pour les voyageurs. Tout le temps qu'il passa dans le mausolée de Sidi 'Issa, il ne revit pas le gardien qui l'avait accueilli ; sans doute, pensa-t-il, était-il allé en ville pour quelque affaire. Dans le mausolée, Salim passait ses journées en adoration et en méditation. Il était profondément ab"mé en Dieu, et pourtant, il se sentait encore trop près du monde, trop plein du monde, qu'il voulait fuir. Il avait beau fermer les yeux, se boucher les oreilles, il n'arrivait pas à fermer son coeur à la tentation. La chair le tenaillait ; en particulier, il pensait beaucoup aux femmes. Du temps où il poursuivait sa carrière de savant, il n'y avait pas pensé, la science lui tenant lieu d'épouse ; mais depuis qu'il l'avait quittée, la pensée d'une très belle, femme, très douce, qui ressemblait un peu à sa mère en plus jeune, et qui le comprenait parfaitement, ne cessait de le hanter, et l'empêchait d'être totalement à Dieu, comme il l'aurait voulu. Alors, il demanda à Dieu de le délivrer de cette tentation ; mais elle revint plus forte encore. Il finit donc par faire une chose peu commune : il implora l'intercession du saint, de Sidi 'Issa, pour être libéré de l'amour des femmes et du monde en général ; et pour accompagner sa demande d'intercession, il se coucha de tout son long sur la tombe du saint, comme pour l'embrasser. Alors, l' me du saint, qui était attachée à cette sépulture, entra dans le corps de Salim, et l'esprit du saint se mêla à son esprit ; et ils furent comme deux mes unies dans un seul corps. Or, le dernier jour, le gardien revint, de sorte qu'il put l'interroger à fond sur Sidi 'Issa, ce qu'il n'avait point songé à faire le premier jour. Il apprit ainsi que Sidi 'Issa avait été un saint étrange, à la réputation douteuse ; une sorte de philosophe, ayant laissé un monumental traité métaphysique des noms divins, et de plus, aimant les éphèbes. Ce saint dont il avait imploré l'intercession pour être lavé de ses impuretés, sur la tombe duquel il s'était couché pour que son me communi t plus totalement avec la sienne, était un pédéraste ! Et maintenant, l'esprit du saint pédéraste était en lui, et lui insufflait de drôles de pensées. Certes, il fut libéré de la pensée des femmes, selon son voeu. Il en fut même libéré au delà de toute espérance. Mais à la place, il brûlait pour les jeunes garçons d'un feu qu'il n'avait jamais ressenti auparavant. C'était comme un coup de foudre indéfiniment prolongé ; il ne pensait plus, il ne sentait plus, il ne vivait plus que par et pour les jeunes garçons. Il sortit du mausolée en titubant. Il s'enfuit dans la montagne ; désormais, tout, la montagne, le ciel, les arbres, l'herbe, les étoiles, tout avait à ses yeux des allures de jeune garçon ; il lui semblait errer dans les plis du corps d'un éphèbe immense, dont l'odeur suave montait à ses narines et l'enivrait. Tout lui parlait du Jeune Garçon. Cela parce qu'il avait l'esprit de Sidi 'Issa en lui. C'est ainsi qu'il arriva dans un pré où un jeune p tre d'une grande beauté, qui s'appelait Achraf, faisait pa"tre ses moutons. Achraf était un jeune garçon de onze ou douze ans, très basané, avec de beaux cheveux bouclés, dorés, soyeux, de grands sourcils fins, de grands yeux verts-brun qui vous regardaient avec une expression de candeur infinie, un nez mince et très droit, une bouche fine et arquée, avec des lèvres roses qui semblaient faites pour le baiser. Il n'en fallut pas plus pour échauffer le sang de Salim. Il sauta littéralement sur le pauvre Achraf, qui voulut d'abord se débattre ; mais quand Salim posa ses lèvres sur les siennes et l'embrassa, il se détendit, comprenant que l'homme ne lui voulait pas de mal, et se laissa totalement aller à son baiser et à ses caresses. Alors, ils roulèrent dans l'herbe, tout émus, et se donnèrent l'un à l'autre sous l'azur infini, au milieu des moutons. Quand ils eurent fini, Salim voulut partir, peut-être à la recherche d'autres jeunes garçons pour étancher sa soif de volupté. Mais Achraf le suivait partout où il allait, il ne pouvait plus s'en défaire : le jeune garçon était devenu amoureux de cet homme qui l'avait pris au milieu du pré, il avait abandonné ses moutons et était devenu comme l'ombre de Salim. Alors celui-ci se résolut à tra"ner à sa suite l'éphèbe énamouré. D'ailleurs, c'était bien pratique au cas où une envie le prenait : il pouvait à tout moment coucher le garçon sur l'herbe et copuler avec lui. Ainsi, Salim et Achraf, l'homme et le garçon, s'en allaient à travers la montagne. Mais bientôt, ils arrivèrent à un autre pré où un autre jeune p tre attira l'attention de l'homme. Il était très beau lui aussi ; il l'embrassa, comme il avait embrassé Achraf, et le petit berger, là encore, se laissa faire, comme il se laissa coucher sur l'herbe, de sorte qu'ils copulèrent à trois, lui, Achraf et l'autre garçon. Et, comme Achraf, celui-ci laissa ensuite ses moutons et se mit à suivre Salim. Et ils allèrent ainsi de p turage en p turage, et c'était chaque fois la même antienne : un jeune berger, une copulation, et puis le jeune garçon amoureux qui suivait Salim comme le Messie. Bientôt, il eut à sa suite tout un troupeau de jeunes p tres fous d'amour pour lui ; de bergers, ils étaient devenu les brebis, et lui, Salim, était devenu leur berger. Et chaque fois qu'il voulait coucher avec l'un d'entre eux, il n'avait qu'à l'appeler par son nom pour que le garçon accourût se livrer aux caresses et aux cajoleries, et se faire prendre par l'homme. Ils le suivaient partout où il allait, à cause de l'esprit du saint qui était en lui, et qui attirait les jeunes éphèbes comme l'aimant attire le fer ; et comme un morceau de fer qui a été en contact avec l'aimant - ainsi que Salim avec la tombe et avec l' me de Sidi 'Issa - attire le fer à son tour. Mais où les emmenait-il ? Sans doute ne le savait-il pas lui-même. Alors, il fit une invocation dans son coeur, et marcha jusqu'à la montagne rouge où avait jailli la source pure. Quand il arriva à son pied, la montagne s'ouvrit, et l'on vit à l'intérieur des jardins et des cours d'eau, qui ressemblaient aux descriptions du Paradis terrestre. Et Salim entra dans la montagne, suivi de tous les jeunes p tres. La montagne se referma. Et plus personne n'entendit jamais parler de Salim ni des bergers. On pense qu'ils vivent toujours, heureux, à l'intérieur de la montagne. Beaucoup de gens qui l'avaient vu aller et venir, dans les montagnes, suivi de son étrange et scandaleux troupeau, propagèrent sa légende, celle d'un savant qui avait voulu fuir le monde, et qui était tombé dans la pédérastie à cause des beaux yeux d'un jeune p tre nommé Achraf ; mais ils ne surent jamais ni le début, ni la fin de son histoire. - Et vous, demanda Mounir, comment le savez-vous ? - Oh ! Moi, fit évasivement Abdul-Mumin, j'ai parlé avec lui avant qu'il n'entre dans la montagne. - Et vous dites que tous les jeunes bergers sont entrés avec lui dans cette montagne ? - Tous... sauf un, qui a eu peur et qui est resté. Il s'appelait... - Je pense, dit Mounir en souriant, que nous savons comment il s'appelait. Et par la suite il est entré dans les gardes du sultan, n'est-ce pas ? - On ne peut rien vous cacher. >> 27. L'enseignement de Khwadja Sir djudd"ne Mounir, le ma"tre de l'Ordre, avait lui-même un ma"tre, au sein de l'Ordre. C'était un vieux sage originaire du Cachemire, que l'on appelait Khwadja Sir djudd"n. Mounir le consultait chaque fois qu'il avait une difficulté d'ordre quelconque. Il était de bon conseil et sa parole était d'or. Il était aveugle mais parfaitement clairvoyant. Il disait qu'à force de contempler la beauté des garçons, qui avait été son soleil, elle lui avait brûlé les yeux ; maintenant qu'il n'avait plus que l'oeil du coeur, il contemplait la beauté de Dieu. Et il marchait toujours précédé d'un jeune Indien de la région du Sindh, aux traits raffinés et à l'esprit vif, qui était ses yeux, et la fra"cheur de ses yeux, qui n'était pas son amant car il avait passé l' ge de ces fantaisies, et son corps sec n'était plus en mesure de donner du plaisir à un éphèbe ; mais il l'avait recueilli, orphelin, et adopté comme son fils, et il l'aimait avec la tendresse d'un amant et une dévotion quasi religieuse, indulgente et protectrice. Ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, le Khwadja - Khwadja veut dire ma"tre en persan - parlait, en caressant avec pudeur et dilection la tête du petit Indien assis à ses pieds. Et Mounir, avec quelques-uns de ses amants et de ses meilleurs amis, écoutait, tout en fumant le chanvre et l'opium. La fumée donnait une ampleur, une densité particulière aux paroles du vieux sage. Il disait : << - Mes frères, vous connaissez tous les chroniques de Tabar" ; tout musulman lettré les conna"t, et vous êtes tous des hommes lettrés. Vous savez qu'après le Coran, le livre des Mille nuits et une Nuit, les Illuminations mecquoises, ce livre est un des plus précieux, des plus profonds que notre religion possède. Il narre l'histoire de l'humanité, telle que notre auguste tradition la conçoit ; il abonde en histoires des prophètes et des saints, que l'on ne trouve nulle part ailleurs, et dont l'interprétation détaillée, qui reste à faire, révélerait la manifestation constante de l'Esprit de Dieu dans l'histoire humaine. C'est le mystère des mystères ; la révélation de l'Intemporel dans le flux des siècles. Parmi les enseignements de Tabar" que nous devons méditer, nous, les gens de l'Ordre, il y a celui-ci. D'après les Chroniques, il y aurait, au delà des mers et des océans, aux confins du monde physique, dans les environs de la montagne de Q f, qui est bleue et qui entoure le monde créé, donnant sa couleur au ciel - il y aurait là-bas un peuple qui nous ressemble, mais qui ne descend pas d'Adam comme la plupart des hommes. Ce sont des hommes plus purs ; ils détiennent la connaissance du visible et de l'invisible, sont aimés de Dieu, et sont exclusivement m les. Il n'y a aucune femme ni aucune femelle parmi eux. Par un prodige dont nous avons perdu le secret, ils peuvent se passer d'elles, et ils s'en portent mieux. Ne connaissant pas les femmes, ils ne connaissent pas le mal ni la peine. Ils vivent ainsi, heureux, entre m les, et probablement s'aiment entre m les, de cet amour plus pur dont vous, les gens de l'Ordre, êtes les gardiens, parmi les fils d'Adam. Vous, amoureux des garçons, méditez cet enseignement de Tabar". Tirez-en les conséquences qui s'imposent. Il n'y a pas que les adamiques, que Dieu a destiné à l'amour des femelles. Il y a une autre humanité, les hommes de Q f, plus purs, qu'Il a destinés à vivre entre m les, rendus sensibles à la beauté m le, et pour qui l'amour des jeunes m les est licite. Amoureux des garçons, vous n'êtes pas fils d'Adam, du moins pas tous. L'élite d'entre vous, qui êtes l'élite de l'humanité, descend des hommes de Q f, symboliquement du moins ; comprenez ce que veut dire cet adverbe. Vous descendez peut-être d'Adam par la chair ; vous êtes en réalité des gens de Q f, errant parmi les adamiques, pour porter parmi eux la lumière de l'amour des éphèbes. Q f, au delà des mers, est votre vraie patrie. Vous ne devez rien à cette humanité-ci. Q f est aussi le nom d'une sourate du Coran ; une des plus mystérieuses, celle où il est dit que Dieu est << plus proche de l'homme que sa veine jugulaire >>, c'est-à-dire plus proche de lui que son me même, car Il est le Soi universel, dont l' me individuelle n'est qu'un voile. Tout cela est lié. Tout est indiciblement lié. Il y a bien des mystères dans ce monde, et dans l'autre aussi. Il y a un mystère dans chaque garçon, d'où vient leur beauté et la fascination qu'ils exercent sur vous, et il y a un mystère dans le Garçon, dont vous êtes les mystagogues. Certains d'entre vous connaissent sûrement cette anecdote traditionnelle, rapportée par certains ma"tres : un jour, le prophète Suleïm ne, à qui Dieu avait donné la puissance de commander aux génies, alla voir le Diable dans sa demeure au milieu des mers - le trône de Satan, comme celui de Dieu au commencement des temps, est sur les eaux, mais les eaux matérielles, inférieures, méditez bien cela - ; il lui demanda quelle est l'oeuvre qui lui agrée le plus, à lui, le Prince des Ténèbres, parmi les oeuvres des hommes. Et Iblis répondit : l'amour des garçons. Bien sûr, vous n'êtes pas obligés de croire à cette histoire, mais si vous y croyez, ne vous h tez pas d'en conclure que l'amour des garçons soit une chose mauvaise ; d'après l'islam, les actes ne valent que par l'intention, tout dépend donc de votre intention. Si vous les aimez pour Dieu, il se peut que ce soit la meilleure des choses, car vous les aiderez à devenir des hommes ; dans le cas contraire, vous ferez l'oeuvre la plus agréable à Iblis, car un adage romain bien connu dit : corruptio optimi pessima, la corruption du meilleur produit le pire. Mais cette histoire a également une signification plus profonde, liée au peuple de Q f. Souvenez-vous qu'Iblis a été maudit pour avoir refusé de se prosterner devant Adam, dont il ne voulait pas reconna"tre la dignité. Iblis est avant tout l'ennemi des adamiques. Mais cette autre humanité, plus pure, le peuple de Q f, a-t-il aussi refusé de leur témoigner du respect ? Rien ne permet de l'affirmer. On peut penser que Satan, s'il veut la perte des fils d'Adam, désire en secret le triomphe de l'autre humanité, et que la meilleure oeuvre à ses yeux, est celle qui les caractérise, qui les distingue, l'amour des jeunes m les, plus pur que celui des femelles. Iblis ne représente le principe du mal que pour les fils d'Adam, et dans le temps seulement ; car dans l'éternité, les sages nous enseignent qu'il sera pardonné, n'ayant fait qu'accomplir son destin conformément à l'ordre divin, et parce que Dieu a écrit au-dessus de Son Trône : << Ma Miséricorde l'emporte sur Ma Colère >>, de sorte que la Colère est limitée dans le temps, et la Miséricorde qui lui succède est éternelle, même pour le diable, même pour la pire des créatures. C'est ce que vos frères, père Anastase, appellent du nom d'Apocatastase, que nous, soufis, reconnaissons. Mais Dieu, qui est Amour, ne peut pardonner qu'à celui qui a aimé, au moins une fois dans sa vie. Même le pire des hommes a aimé, ne fût-ce que sa mère, enfant, et pour cela, il est impossible que Dieu ne pardonne pas à toute l'humanité. Mais pour le diable, qui n'a pas eu de mère, si Dieu doit lui pardonner à la fin, c'est peut-être parce qu'il a agréé l'amour des garçons, qui est un mal pour les adamiques, mais un bien pour les hommes de Q f. Méditez bien ces enseignements uniques ; vous ne les entendrez nulle part ailleurs qu'ici, et pourtant, c'est la vérité, que seule l'élite de l'élite parmi les gens d'élite peut entendre. Ami des garçons, méditez encore ceci, car vous ne l'entendrez pas deux fois : vous devez vous souvenir que notre amour procède d'un fondement métaphysique que vous ne devez pas oublier, sous peine d'être frappés par cet adage : la corruption du meilleur engendre le pire. Le fondement métaphysique de la divine pédérastie est simple à comprendre : notre relation avec les garçons diffère essentiellement d'une relation de couple, et elle doit en différer ; les formes sont différentes, car le fond est différent ; l'éraste, comme disaient nos ma"tres grecs, entretient avec son éromène, une relation de nature essentiellement initiatique ; il le guide sur les chemins de la découverte de soi, l'aide à prendre conscience de ce qu'il est vraiment, jusqu'à ce qu'il soit enfin mûr pour se détacher de lui et vivre sa propre vie affective ; c'est tout l'opposé d'une union censée durer pour la vie, ne confondez pas ; la confusion est la source du mal, comme le Coran l'indique, qui recommande expressément de ne pas mélanger les formes d'amour, si l'on sait lire. Le jeune garçon, pour celui qui les aime, représente l'Androgyne primordial, qui est lui-même un symbole de l'Hénade principielle. Sa polarisation en un principe masculin-actif et un principe féminin-passif, est à l'origine de la manifestation cosmique ; reconstituer cet Être originellement non polarisé, dans son indétermination essentielle, est le but de toutes les formes légitimes de sexualité, mais elles empruntent pour y parvenir des chemins essentiellement différents ; le nôtre est plus pur ; c'est pourquoi le Prophète lui-même l'a emprunté à sa façon, avec la pudeur et les limitations qui conviennent à quelqu'un qui a été envoyé pour le commun des mortels et non seulement pour l'élite, en s'unissant avec Aïch ', la petite fille de neuf ans. N'ayez aucun doute là-dessus, et débarrassez-vous de toute crainte autre que la Crainte révérencielle. Le jeune garçon, l'éphèbe, personnifie, pour le pédéraste, cet Androgyne primordial ; à travers lui, à travers la relation érotique, initiatique, alchimique qu'il entretient avec lui, il tend à retrouver en lui-même son propre androgyne, en même temps qu'il amène le jeune garçon à prendre conscience de son indétermination actuelle, et à réaliser la polarisation masculine, virile, qui sommeille en lui ; l'un apprend à redevenir enfant, l'autre à devenir un M le ; cet échange est salutaire pour les deux, lorsqu'il s'effectue avec discernement. Point n'est besoin pour cela d'être versé dans la spéculation métaphysique, mais il faut que l'homme soit un homme, le garçon un garçon. De même, celui qui aime les femmes, tend à reconstituer l'Androgyne primitif en s'unissant à un être qui représente son propre principe féminin, une polarité complémentaire de la sienne. Encore une fois, ne confondez pas, car la confusion des genres et des identités est la source de tous les maux, et de la condamnation qui frappe certaines de nos pratiques. Il n'y aura jamais de mariage pédérastique, oubliez cette aberration, il n'y a pas à revendiquer une égalité chimérique alors que notre voie, qui n'est pas celle des invertis efféminés, décadents, qui ont renié leur virilité, jouit déjà de l'excellence parfaite ; ou, s'il y en a un, il sera forcément temporaire, comme chez certains peuples traditionnels respectables, et n'aura strictement rien à voir avec l'union conjugale de l'homme et de la femme, à tel point qu'il ne sera pas licite de leur donner le même nom. Il s'agit, ici, de retrouver en soi-même l'Androgyne par le truchement d'un être qui représente actuellement cet Androgyne, là, de réaliser l'Androgyne par l'union de deux complémentaires. Soyez subtils, qu'ils se subtilisent comme dit le Coran, sachez mesurer la différence entre les deux procédés, et que chacun choisisse celui qui est adapté à son essence et à ses affinités psychiques. Les moyens sont essentiellement différents, le but est identique. Ne croyez pas qu'il n'y ait qu'un seul moyen de parvenir au but ; tous les fleuves mènent à l'Océan. Mais ils ne doivent pas se mélanger pour autant. Rien n'est plus méprisable que l'homme qui se prend pour une femme, ou que la femme qui se prend pour un homme. Rien, si ce n'est celui qui s'obstine à suivre une voie qui n'est pas la sienne, ou qui exhorte les autres à agir de la sorte. >> Mounir, frappé par la beauté et la profondeur de ce discours, embrassa avec ferveur les nobles mains parcheminées du Khwadja. Les gens du Cachemire sont des gens subtils. Ceux parmi eux qui sont hindous ont, plus que les autres, la dévotion du Lingam, qui est le phallus divin, le sexe de Shiva, que les brahmanes considèrent comme le fondateur occulte de la tradition islamique ; la Mecque, pour eux, serait un ancien centre shivaïte, et il se pourrait qu'ils aient raison, ce qui prouverait une fois de plus la dignité de la tradition islamique, car Shiva est un nom de l'Essence divine, il a quelque chose de commun avec l'épistrophè néoplatonicienne, la phase ultime du cycle, mais qui peut être présente déjà dans toutes les autres. À l'appui de cette théorie, on peut citer encore une fois les Chroniques de Tabar", d'après lesquelles, lorsque Adam et Ève furent chassés du Paradis, Adam descendit dans l'Hindoustan, et Ève dans le Hijaz, près de la Mecque, où ils se rejoignirent. Ainsi, aux deux principes masculin et féminin de l'humanité, correspondent les deux traditions les plus augustes, la première et la dernière du cycle, celle qui ouvre et celle qui conclut, le brahmanisme et l'islam - c'est-à-dire le soufisme. À la fin des temps, quand les hommes auront appris à dépasser leurs divergences formelles, les sages des deux religions, les initiés du brahmanisme et du tantrisme, et ceux du 'urf n et du taçawwuf, reconna"tront l'unité de leur enseignement, et la Mecque redeviendra le symbole de l'humanité unifiée, comme elle l'était au commencement, s'il pla"t à Dieu. En attendant, il faudra que la bêtise triomphe souvent, et que les amoureux des garçons soient persécutés par l'humanité inférieure. Mais l'Ordre veille. Mounir admirait beaucoup Khwadja Sir djudd"n ; il admirait les gens du Cachemire en général, bien que sa préférence en matière de garçons all t aux jeunes Africains, aux Yéménites et aux Peuls, qui sont deux peuples mystérieux et très nobles. Les Africains, mieux que tout autre peuple, ont su conserver le secret de la spiritualité du Corps. Khwadja Sir djudd"n lui-même, ayant beaucoup voyagé, avait eu un ma"tre Peul, qui était un des hommes les plus sages et les plus subtils de son temps. Il lui avait transmis une doctrine profonde concernant le symbolisme ésotérique du corps humain, que le Khwadja à son tour avait transmise à Mounir. Un jour, ce dernier était avec un jeune amant peul de treize ans, nommé Youssoufa, un garçon qu'il aimait entre tous. C'était un garçon d'une beauté surhumaine, qu'il avait délivré d'un père tyrannique, indigne de ses nobles ancêtres ; et Youssoufa l'avait aimé, en retour, d'un amour tellement absolu, que Mounir pensait devoir lui enseigner cette doctrine qu'il tenait indirectement d'un de ses aïeux, afin que la boucle soit bouclée, en quelque sorte. Il parlait ; et Youssoufa, qui admirait cet homme comme son vrai père, l'écoutait avec attention. << Le corps humain, Youssoufa, est un traité de métaphysique vivant ; le corps du garçon surtout. Analyse-le ; étudie-le ; et tu y verras inscrites, dans une langue limpide, toutes les vérités de l'univers, matériel et spirituel. Tout y est ; c'est pourquoi nous adorons Dieu au moyen du corps, par les mouvements et les positions du corps. C'est pourquoi aussi nous récupérerons notre corps, transfiguré, dans la vie éternelle, - ceux qui en doutent, même s'il ne faut pas se h ter de les condamner, ont laissé échapper une partie de la vérité, ils ne voient que la dignité de l'esprit et ne voient pas que le corps aussi, dans son essence, est esprit, le corps est l'esprit concret - et c'est pourquoi enfin les Illuminations mecquoises, le plus auguste livre du plus grand de nos ma"tres, commence par cette vision théophanique d'un jeune éphèbe qui dit au Cheikh al-Akbar cette parole qui éclaire et justifie mon amour pour toi : << lève mon voile et lis mes lignes >>, c'est-à-dire : << ôte les habits qui me couvrent, et lis sur mon corps lumineux le livre de Vérité, qui te révélera la vérité du Livre >>. C'est pour cela, vois-tu, que mettre un garçon à nu, et contempler sa beauté, est pour moi, comme pour tant d'initiés avant moi, un acte religieux, qui permet de contempler la Vérité nue. Je vais te donner un exemple, Youssoufa, un exemple clair, que tu comprendras certainement. Les hommes qui n'aiment pas les garçons ne soupçonneront jamais à quel point, pour ceux qui les aiment, est émouvant le spectacle d'une poitrine de garçon. Tellement plus beau que celui d'une poitrine de femme ! Si beau que soit le sein féminin, celui du garçon, fragile, discret, est mille fois plus beau, tellement plus que je me demande souvent comment font certains hommes pour rester insensibles à une telle merveille ! Le sein de la femme lui-même, d'ailleurs, n'est beau que quand il garde des proportions raisonnables, retient cela pour quand tu seras un homme. C'est une impardonnable altération du goût, de la part d'un m le, d'aimer chez la femme les poitrines excessives, qui ne sont plus qu'une double boursouflure hideuse. Pire encore la créature qui, bien que de sexe masculin, arbore une poitrine bombée comme celle des femmes ; une telle monstruosité, et les hommes qui l'apprécient, doivent être combattus avec énergie ; c'est la caricature hideuse de l'Androgyne divin. C'est ce fond indicible de féminité en lui qui rend bouleversante la beauté du jeune garçon, mais le garçon n'est beau que lorsqu'il reste un garçon. Le garçon qui imite la femme est abject, indigne de notre amour, et c'est lui que la religion condamne réellement, lui et lui seul (ainsi que l'homme mature qui approche ses pareils, mais ce serait trop long à t'expliquer), non le garçon qui, demeurant un vrai m le, se livre à l'amour des m les. Il ne faut jamais renier ta virilité, voilà l'essentiel ; mais il faut aussi savoir que ce qui fait la beauté du jeune garçon, est ce mélange ineffable de virilité et de féminité qu'il porte en lui. Son sein merveilleusement plat, mais piqué de deux boutons de rose, en est le plus beau symbole. Je n'ai jamais aimé un garçon sans prendre un plaisir extrême à contempler et à caresser cette partie de son corps, geste qui éveille en lui tant de sensations enivrantes ! Oh ! le charme délicat d'une poitrine de garçon, avec ses deux protubérances tout à fait inutiles mais tellement décoratives ! Mais d'où vient-il ? Il vient de ce qu'elle est la remembrance, le symbole affleurant d'une féminité enfouie sous sa virilité ; elle rappelle notre dualité essentielle, et par là-même l'immanence réciproque des contraires : elle est un symbole de la dualité et, à la fois, de la non-dualité - vivante, puisqu'elle est aussi le lieu de la respiration, qui est elle-même un symbole de l'activité divine, cyclique, tour à tour productrice et annihilatrice. De la même façon, certaines parties du corps féminin évoquent sa virilité enfouie (et par ailleurs, pour établir une certaine symétrie, le sein féminin doit sa forme sphérique, image de la perfection, à la production du lait, qui est un symbole islamique de la connaissance sacrée, à cause de sa couleur vraisemblablement, mais sans doute aussi parce qu'il est notre première nourriture à tous, de même que la connaissance de Dieu est la première nourriture des mes ; de sorte que finalement, la présence de mamelles même atrophiées chez l'homme rappelle aussi qu'à la base, notre corps est fait pour produire la connaissance, et si tu y penses bien d'ailleurs, le corps du garçon aussi produit une substance qui ressemble au lait, et lorsque je l'ingère, j'absorbe la connaissance dont tu es le symbole - mais là je crains que cela ne commence à devenir quelque peu difficile à suivre pour ton jeune esprit - nous, nous sommes habitués à penser en symboles, c'est autre chose. Je ne t'accablerai donc pas, toi qui n'es pas encore initié à la science pythagoricienne et euclidienne, avec l'identité géométrique entre la sphère et le plan, qui n'est rien de plus qu'une sphère dont un des pôles fut rejeté à l'infini). On pourrait analyser ainsi toutes les parties du corps, masculin ou féminin, on y verrait inscrite toute la doctrine du tawh"d. La plupart de nos formes d'adoration, exotériques ou ésotériques, ne font, sache-le, qu'actualiser les possibilités que cette idée implique. C'est pourquoi l'acte sexuel lui-même est qualifié d'acte d'adoration, pour autant du moins qu'il soit accompli dans les conditions appropriées. Tout ce que je t'ai dit sur la beauté d'un sein de garçon, je pourrais aussi bien te le dire de leurs jambes. Oh ! Dieu me damne, la beauté d'une jambe de garçon ! Y en a-t-il de plus divine sur terre ? Que le Diable m'emporte si je n'ai pas déjà failli mourir en contemplant les jambes d'un jeune garçon. Dieu ! Le galbe de leurs cuisses minces, à la chair divinement tendre, celui de leurs mollets, qu'on a envie de mordre ou de baiser, leurs genoux, le charme de leurs pieds mêmes, que j'ai eu si souvent envie d'embrasser ! Quand un garçon dans l' ge tendre passe dans la rue avec les jambes dénudées, quel homme de goût ne se sens pas défaillir devant ce spectacle sublime ? Lorsqu'un garçon enfin se livre, n'est-il pas merveilleux de caresser longuement ses jambes fines, en commençant par les pieds, en remontant lentement, sans manifester de h te - à moins que le garçon, trop excité, ne témoigne de l'impatience, auquel cas il n'est pas bon de le faire attendre - avant de parvenir enfin au morceau le plus exquis, l'endroit où les cuisses se rejoignent ? Mais cette beauté des jambes, qui défie l'éloquence, qui passe l'entendement, qui nous met en extase, sais-tu d'où elle vient, elle aussi ? Elle vient de la signification transcendante dont les jambes sont le symbole. Et de quoi sont-elles le symbole ? Pour le savoir, demande-toi simplement à quoi elles servent. Elles servent à marcher, à courir - quoi de plus émouvant que la beauté d'un garçon en train de courir, de gambader ? C'est la beauté en mouvement, la beauté de la vie qui s'ébat. La marche est, chez l'homme, le mouvement de locomotion, le mouvement par excellence. Les jambes évoquent donc tout d'abord la possibilité du mouvement. Mais qu'est-ce qui produit ce mouvement particulier de la marche, et le mouvement en général ? C'est une rupture d'équilibre volontairement provoquée. À chaque pas que je fais, je tombe, pour me rattraper ensuite, et c'est ce qui engendre un mouvement de translation continu. Tout mouvement est, à la base, une rupture d'équilibre, restaurée par le mouvement même. Et l'équilibre est par essence ordre, harmonie, unité. Ce qui cause le mouvement est donc la dialectique de l'équilibre et du déséquilibre, qui se transforment continuellement l'un dans l'autre, et cette dialectique renvoie finalement à celle de l'un et du multiple, ou de l'unité et de la dualité. La dualité ! Elle est l'essence du cosmos ; et, comme je viens de te le démontrer, elle est l'essence du mouvement ; voilà pourquoi le cosmos est perpétuellement en mouvement, il est vie et mouvement ; comme les garçons. Les jambes sont donc le symbole de la dualité cosmique, non seulement parce qu'elles sont deux, ce qui pourrait n'être qu'une coïncidence après tout, mais parce qu'elles sont la cause et le symbole du mouvement en nous, et que le mouvement a la dualité pour principe ; nos organes locomoteurs devaient nécessairement être deux pour produire ce déséquilibre passager, oscillant, qui nous permet de nous déplacer dans l'espace. Leur nombre n'est pas arbitraire ; et c'est pourquoi elles sont vraiment un symbole de la dyade fondamentale - au même titre que nos deux mamelons, et tout ce qui va par deux dans notre corps, mais d'une manière plus essentielle, d'une manière primordiale. C'est pourquoi d'ailleurs, dans l'islam, les Deux Pieds d'All h sont le symbole par excellence de Sa Puissance, qui se caractérise par une dualité, la capacité de faire ou de ne pas faire, de pardonner ou de ch tier, etc. Et en général, ils sont le symbole de la dyade cosmique, matière et forme, essence et substance, masculin et féminin. Voilà donc également ce que les jambes représentent chez l'homme et chez le garçon. Mais si les jambes représentent la dualité, l'endroit où elles se rejoignent représente nécessairement l'unité. Or, quant à cet endroit, son symbolisme est tellement évident - et nous avons déjà eu, d'ailleurs, l'occasion d'en parler, et nous l'aurons encore s'il pla"t à Dieu - que je n'ai pas besoin de te le détailler. De tous nos organes, le sexe est évidemment le plus symbolique, le plus métaphysique, le plus beau, le plus noble, j'espère que cela est clair pour toi et ne fait aucun doute. C'est pourquoi les Hindous, qui sont un peuple subtil, adorent le Lingam, le phallus divin ; et chez nous, musulmans, le minaret, dont s'ornent nos mosquées, le mihrab, cette niche où se tient l'im m, l'alif, qui est la plus noble des lettres et la première du Coran, quantité d'autres choses, renvoient au même symbolisme ; ce sont, à la base, des symboles sexuels, ne remet jamais cela en doute. >> En disant cela, Mounir pensait à son propre sexe, et à celui de Youssoufa ; il y pensa tellement fort que son pantalon se souleva, de manière aussi éloquente que sa parole, car l'excroissance virile de Mounir mesurait plus de deux largeurs de main - et Mounir avait de grandes mains - et quant au diamètre, quand il mettait la main autour, le pouce et le majeur ne se touchaient pas. Cependant, son rapport à la longueur de ses cuisses, à son tour de taille et à d'autres parties de son corps était toujours un multiple du nombre d'or, de sorte qu'il n'était pas juste un parangon de virilité vulgaire, mais un m le aux proportions idéales. Youssoufa savait tout cela, car il connaissait le sexe de son amant, et il en était fou. En le voyant dans cet état, il eut naturellement envie de le soulager, car c'était un garçon charitable et ayant un goût prononcé pour le sexe de l'homme. Il ouvrit donc le pantalon de Mounir, en tira son lingam tendu, le prit à deux mains, se mit à le caresser amoureusement, le porta à sa bouche avec ferveur. Pendant ce temps, Mounir caressait avec passion ses beaux cheveux crépus qui l'excitaient toujours, et, en savourant la douce chaleur humide de la bouche du garçon sur son membre viril, et la volupté qui montait en lui peu à peu, il continuait : << -Ton sexe lui-même est le suprême symbole de l'Unité divine, - Oh oui ! Continue à sucer comme ça, c'est bon - et les deux précieuses choses rondes qui pendent à la base, que nous aimons tant, toi et moi, mettre en bouche, - oh ! Ta bouche ! Ta langue, Youssoufa ! oui, j'adore ce que tu fais en ce moment avec ta langue, tu fais ça si bien, encore mieux que la fois précédente - sont encore un symbole de la dualité, qu'on ne saurait dissocier de l'unité ; et si l'une est généralement plus haute que l'autre et l'autre plus pendante, ne ris pas Youssoufa c'est sérieux, c'est que les deux principes complémentaires qui forment la dyade essentielle... ne sont pas... égaux en... dignité (à ce moment, son élocution devenait plus difficile, saccadée, entrecoupée de soupirs, car il était proche de défaillir) : l'un est plus sublime que l'autre, le masculin a préséance sur le féminin... même s'ils sont... complémentaires, oooowhhh ! All hu akbar ! - Magnifique, Youssoufa, c'était magnifique ! Vas-y, bois, avale, régale-toi, je sais que tu aimes ça, comme moi, je sais que nous sommes pareils toi et moi, moi et toi, oh, toi ! Je t'aime, toi, j'aime ton corps, j'aime ta bouche, je t'aime ! - Oui, mon jeune ami, il y a tout cela dans ton corps magnifique, et bien plus encore, des choses trop sublimes pour que nos mots puissent les dire. C'est pour cela qu'il m'attire irrésistiblement, que j'ai envie de l'embrasser, de le posséder, de le remplir de volupté, pour toucher gr ce à lui ton me adorée. >> Et, disant cela, il joignit le geste à la parole. Il glissa les mains sous la chemise de Youssoufa, et les promena langoureusement sur la chair brune et tendre de son torse brûlant, pendant que le jeune Peul, ardant de désir, ôtait ses habits un à un. Mounir embrassa sa poitrine ; il suça longuement ses deux extrémités minuscules, d'un brun plus troublant que le reste. Il embrassa son ventre, il mit le bout de la langue dans son nombril, il embrassa ses jambes, ses pieds, ses cuisses, ses mollets, ses cuisses encore, il les lécha, les suça, il embrassa son sexe tendu à l'extrême, ses boules, il les suça aussi, avec délices, comme si elles eussent été enduites de miel. Il lui fit un coïtus per os magistral, et le garçon jouit dans sa bouche, violemment, en serrant sa tête de ses deux bras, et en poussant un immense << aaawhhh ! >> de satisfaction. Puis, le garçon voulut lui rendre la politesse, alors il grimpa sur lui, chevaucha le sexe de l'homme, l'absorba dans sa chair sans douleur, car il était habitué à cet exercice ; il le sentait délicieusement incrusté en lui, il aurait voulu rester comme cela toute la vie, il dansait dessus, se trémoussait languissamment, en ondulant, extatiquement, dans une sorte de transe venue des profondeurs, pendant que Mounir, enivré de volupté, lui palpait le dos, l'embrassait sur la bouche, puis sur la poitrine encore, puis de nouveau sur la bouche, plus profondément, avec la langue, jusqu'au lieu d'articulation de la lettre h ', symbole arabe et hébreu de l'Esprit. Il le prenait avec une tendresse infinie, il ne faisait plus qu'un avec lui, il embrassait à la fois tous les symboles de vie, d'harmonie et d'unité dont son corps était composé, réalisait leur signification la plus transcendante, il s'unissait à Dieu à travers le garçon, dans le garçon, il possédait le divin, tout le divin ; ils étaient Zeus et Ganymède, All h et l'Intellect, le Calame et la Table, le M le et l'Androgyne éternels, tout ce qui, dans l'univers, et même au delà, était susceptible de s'unir sans se perdre, de se fondre sans se confondre, ils étaient cela. Et Youssoufa, couché sur le dos, les cuisses relevées contre les flancs, d'une façon pleine de gr ce et exquisement féminine, les ongles plantés dans le dos de Mounir, qu'il lacérait, tout en pressant pour l'inviter à pénétrer plus profondément en lui-même, jouit une seconde fois, de l'intérieur, sans émettre une goutte de sa précieuse semence ; et Mounir jouit en même temps, l'emplissant de la sienne. Et ils furent tous les deux parcourus d'un même spasme, comme un immense frisson d'éternité. À ce moment-là, sans même y penser, Youssoufa réalisa d'un coup tout ce que Mounir lui avait dit sur le symbolisme de son corps, et même ce qu'il ne lui avait pas dit ; il comprenait tout, il devinait tout ; il sentait, au plus profond de sa chair, que tout son corps était une révélation, un Livre sacré, un corps de Doctrine. Il sentait que sa chair se faisait Verbe, qu'elle était Verbe ; même pas besoin d'Incarnation, il était la Parole, et sa jouissance était l'Esprit, le seul, le vrai. Ils étaient la Vie. Quand ils furent repus de plaisir charnel, ils restèrent un long moment nus, étendus l'un contre l'autre, dans un état second, merveilleusement sereins, comme si toute la souffrance de l'univers s'était dissipée, l'esprit ailleurs, mais plus éveillé que jamais. << - Vois-tu, dit Mounir, quelle chose merveilleuse, divine, que le sexe ! Ton sexe, Youssoufa ! Ton corps tout entier. Youssoufa, tu sens qu'en ce moment, nous sommes plus proches de l'Unité divine que jamais ? - Oui, Mounir, je le sens. Je l'ai senti quand tu étais en moi. Je voudrais pouvoir recommencer tout de suite, mais ça n'a pas d'importance, je suis bien, bien, bien. Je t'aime. Je t'aime. Je t'aime. - Moi aussi, je t'aime. Tes yeux sont tellement sublimes. Ta poitrine est tellement sublime. Tes jambes sont tellement sublimes. Tes jambes ! Ton sexe ! Ton sexe, si différent du mien, quoique semblable ; qui a dit que cette forme d'amour était fascination du même ? Et encore, à bien y réfléchir, même cela n'aurait rien de honteux, mais nous savons toi et moi qu'il n'en est rien, nous sommes si différents ! Nous sommes à des stades différents de la vie, et nous venons d'horizons différents, mais nous prenons un plaisir extrême à nous découvrir. Nous aimons faire l'expérience de l'altérité dans la ressemblance, et de la ressemblance dans l'altérité ; parfois, l'homme et la femme se ressemblent plus que toi et moi. Et le contact de ton sexe contre le mien, je l'aime parce qu'ils sont autres, tout en étant semblables. Puritains ignorants, pouvez-vous seulement imaginer ce qu'éprouvent deux m les dont les sexes se touchent ? C'est une sensation exquise, une délectation pareille à aucune autre, bien que la femme aussi, après tout, possède un organe semblable au sexe de l'homme par certains côtés, car tout est dans tout ! Mais je reviens à toi. Oh, Youssoufa, tu es beau comme la doctrine du tawh"d ; tu es elle. Tu es Lui. Nous sommes Lui. Tes jambes sont le symbole de la dualité cosmique ; elles se rejoignent à la plus noble partie de toi, la plus exquise, qui est le symbole de l'Unité, le symbole opératif de l'Unité, l'instrument sacré par lequel, toi et moi, nous réalisons l'Un. C'est normal que le sexe se trouve à cet endroit-là et non ailleurs (as-tu déjà essayé de l'imaginer ailleurs ?) ; car l'Unité est à la base de la dualité, qui se résout en elle. La dualité, nécessairement, mène à l'Unité, c'est son rôle, sa fonction, c'est pour ça que tes jambes mènent à ton sexe, c'est pour ça que j'adore tes jambes, tout se tient, il n'y a pas une incohérence dans le Livre divin qu'est ton corps, ton corps est un Coran, c'est pour ça que j'adore ton corps ; oui, je l'adore ! Oui, je t'adore ! Ô Toi, ô Lui, ô Tout ! >> Et il l'embrassa de nouveau sur la bouche, avant d'ajouter : << - Le mystère de ton corps, le symbolisme de ton corps... il y aurait tant de choses à dire, tant de choses encore ; nous n'arrêterions jamais. - Pourquoi s'arrêter ? - Tu as raison, pourquoi ? Tu es si beau, Youssoufa. Tu es si beau quand tu jouis. Tu es tellement toi-même, tu es tellement vrai dans ces moments-là. Chaque garçon est vrai dans ces moments-là. Chacun jouit d'une façon différente, la sienne, qui lui ressemble, c'est ça qui est fascinant, sais-tu ? C'est pour ça que j'aime tant faire jouir les garçons. Pour observer, voir à quoi ils ressemblent dans ces moments-là, quand ils sont vraiment eux-mêmes. Non, je ne connais pas de plus beau spectacle. Non, l'homme n'a rien vu, qui n'a pas vu cela. Le visage d'un garçon qui jouit. Le tien par exemple. Si doux, si beau, si expressif. Tes yeux, ton nez, ta bouche, tes joues, ton front, tes oreilles... Ta m choire, ton cou, tes cheveux... Une tête de garçon ; un visage de garçon ; un corps de garçon ; c'est la quintessence de la beauté, symbolique et métaphysique, la Forme idéale, celle qu'All h a prise pour Se manifester au Prophète, nous en revenons toujours à cela, comment pourrions-nous faire autrement ? C'est tellement limpide ; le visage, la face du garçon, c'est la Face de Dieu, c'est-à-dire l'Essence universelle. Le corps du garçon est parfait, tout son corps, mais le visage est son achèvement. C'est pourquoi il est tout au-dessus, tu comprends. Oui, bien sûr, je le vois dans tes yeux - oh ! Tes yeux ! Les yeux d'un garçon ! Deux astres brillants, deux lacs, deux profonds puits de gr ce, où l'on peut puiser à l'infini ; deux fenêtres, deux yeux pour voir, mais aussi pour parler, pour dire ce que les mots ne peuvent dire. Garçons, vous dites tant de choses avec vos yeux ! Si le corps est un traité de métaphysique vivant, le visage en est le résumé, la synthèse, la conclusion, l'ellipse, la paraphrase. Il contient tout à lui seul. Sept orifices, comme les sept Attributs divins, les sept cieux, les sept degrés de l'univers. Le nez du garçon, tellement charmant ! Le sens olfactif représente l'intuition ; le nez au milieu du visage, l'intuition au centre de la connaissance. Et le front, qui évoque le ciel, l'infini, est un écran derrière lequel l'esprit ouvre son troisième oeil, celui qui ne voit que l'invisible, l'Essence cachée sous la forme, sous les formes ; le milieu du front est le siège de l'Essence ; ou plutôt, le siège de l'Esprit, l'Essence réside plus haut, dans le sommet du cr ne, sous les cheveux, qui sont comme des rayons solaires, le symbole de l'Émanation, al-fayd. Des symboles, toujours des symboles ; des lettres ou des chiffres, ou les deux à la fois, car toute lettre est un chiffre, et tout chiffre un symbole, métaphysique nécessairement. Le corps du garçon est un traité de métaphysique vivant. >> 28. La trahison de Mokhtar Quand Hamid rentra au pays, on le mit au courant des grands événements qui s'étaient déroulés en son absence. Ce grand serviteur de l'Ordre fut tout surpris et même un peu déconcerté d'apprendre que tant de choses importantes avaient pu ne pas attendre son arrivée pour se produire - mais à son tour, il donna à Mounir sa version des événements essentiels auxquels il avait assisté en Inde. Il lui annonça qu'il avait retrouvé la trace de Marzouk, l'ancien ami de Mokhtar, qui était resté à Penjava pour espionner les gens de Mourad ; il lui confirma aussi qu'il y avait, à Penjava, dans une petite maison habitée par un couple d'aimables vieillards - que Marzouk à présent surveillait de près - un jeune garçon du nom de Soufiane, qui n'était autre que le petit ami de ce Kabir qui avait été sauvé par l'Ordre d'une mort affreuse, le jour où Mounir avait fait connaissance du Charmeur de fenêtres. Il lui révéla enfin que les gens de Mourad, munis d'amulettes magiques fabriquées par un sorcier indien, avaient enlevé le génie Abdul-Maj"d, l'ami du capitaine Abdul-Hakim, et qu'ils l'avaient ramené, tout encha"né, vers le jeune vizir. Ces nouvelles firent sentir à Mounir l'urgence de l'action. Il tenait particulièrement à réunir à nouveau Kabir et le jeune Soufiane, car il se souvenait que ce garçon détenait un pouvoir qui l'intéressait : sous l'emprise de l'orgasme, il pouvait voir l'invisible. Il devinait qu'il y avait derrière cela quelque chose d'encore plus profond : si la jouissance donnait à ce point des ailes à l'esprit du jeune Soufiane, c'est que lui-même appartenait sans le savoir au monde invisible, il était, à l'insu de Kabir, de lui-même et de tous, un fragment de la Miséricorde divine répandue dans le monde. Partout autour du monde, il y a des garçons qui représentent de tels morceaux de sagesse divine égarés, et ils sont source d'énergie et de puissance. Leur beauté est un signe de leur essence supérieure. Or, Mounir savait que la puissance de l'Ordre ne serait complète que lorsqu'il aurait réuni les garçons de ce type. Mais le pouvoir de Soufiane, lié à la jouissance sexuelle, l'intéressait particulièrement ; de toute façon, Kabir était son ami, et retrouver le garçon qu'il aimait était important pour lui. Le ma"tre de l'Ordre était donc décidé à retrouver et à faire revenir cet enfant coûte que coûte. Il s'en ouvrit aux garçons, ses amis. Tous donnèrent les signes de la plus complète approbation. Mais Mokhtar, à l'intérieur, était déçu que son ami Marzouk, qu'il avait h te de retrouver, fût resté en Inde. L'Inde, cela para"t si loin quand on aime ! Ce grief s'ajouta au précédent concernant les présents en diamants, qui n'avait pas disparu, puisque Mounir n'avait toujours rien offert à Mokhtar, malgré ses bons et loyaux services. Mokhtar était bien amer. Mais il savait que Mounir tenait à ce garçon qui était à Penjava, et il était bien décidé à profiter de cette information pour se venger. En effet, qu'était-il après tout sinon un espion ? Il avait espionné Mourad pour le compte de l'Ordre, et n'avait rien obtenu en échange. Il résolut donc de trahir Mounir pour le compte de Mourad et du sultan. Le lendemain du jour où Hamid était arrivé, il manifesta le désir d'aller en ville. Comme Mounir avait un peu peur pour lui, il demanda à Hamid de l'accompagner. Or, il y avait longtemps que Hamid était en voyage sur les mers, il n'avait donc pas suivi directement ce qui s'était passé au sein de l'Ordre, et ne pouvait pas conna"tre l'état d'esprit de Mokhtar. De plus, si Mounir lui faisait confiance, il n'avait aucune raison, lui, de se méfier. En outre, Hamid avait la tête ailleurs ; il y avait à Naruq un jeune garçon de onze ans, nommé Ilyas, auquel il s'intéressait fort. Donc, lorsqu'ils arrivèrent en ville, il ne se méfia pas, et proposa lui-même à Mokhtar de se séparer, pour qu'il pût vaquer à ses occupations, pendant que lui rendrait visite à Ilyas. Mokhtar accepta, et, après s'être assuré que Hamid ne l'observait pas, il fila droit au palais. Là, il se présenta comme un ami du prince Mourad. Le concierge du palais lui demanda son nom, qu'il donna ; quelques minutes plus tard, un laquais arriva, avec l'ordre de mener le jeune garçon devant le vizir. Celui-ci fut heureux de revoir Mokhtar, car il se souvenait des services qu'il avait rendus dans le passé. Il ne savait pas que ces services avaient été une feinte de Mounir ; en revanche, il fut enchanté d'apprendre que c'était Mokhtar, l'auteur du message l'avertissant de la venue de Mounir au marché aux esclaves. Bien que les deux affaires, celle des trois garçons blonds, et celle du marché aux esclaves, eussent échoué pour Mourad, celui-ci n'en imputait pas la faute à Mokhtar. Et les informations données par ce dernier s'étaient toujours révélées bonnes. Il lui faisait donc entièrement confiance, et il était prêt à écouter avec attention ce qu'il avait à lui dire. Le jeune garçon parla au vizir de cet autre garçon qui était dans la maison à Penjava. Il décrivit la maison, le vieux et la vieille. Il lui révéla comment Mounir avait résolu de venir chercher le garçon, combien d'hommes il emportait avec lui et lesquels ; c'est-à-dire, les plans complets de l'opération. Mourad fut tout heureux de cette trahison, qu'il appela une excellente action, il complimenta Mokhtar et lui adressa force bonne parole. Et pour finir, il lui donna un diamant pareil à ceux que Mounir avait donné aux autres garçons, pour prix de ses loyaux services. Mokhtar eut un instant envie de refuser, car il agissait par vengeance, non par profit ; mais il avait envie du diamant, alors il le garda. Pendant ce temps, Hamid était allé trouver le jeune Ilyas, qui l'accueillit à bras ouvert et lui demanda de lui raconter son voyage. Hamid raconta le voyage, et ce qui était arrivé aux gens de l'Ordre pendant son absence. Ce double récit passionna le garçon, qui voulut à son tour étonner son ami. Alors, il lui fit le récit suivant : << - Vous devez savoir, mon cher Hamid, qu'étant de condition noble, j'ai deux précepteurs. Le premier m'enseigne la lutte, le tir à l'arc et la natation, et s'occupe de ma condition physique. Il s'appelle Tayyeb. Le second s'appelle Abdul-Kabir, et s'occupe de ma formation intellectuelle ; il m'enseigne le Coran, la poésie, la philosophie et quantité d'autres matières. Nous ne vivons pas tout à fait à la campagne, mes parents et moi, pas tout à fait en ville non plus, plutôt dans une espèce de bourgade, où il n'y a que des gens riches et leurs serviteurs, dans les faubourgs de Naruq. C'est un coin tranquille, quand même assez peuplé, on ne s'ennuie pas trop. Naruq n'est pas très loin, on peut faire l'aller-retour dans la journée, et tout autour de chez moi, c'est rien que des villas et des palais, avec un tas de gens souvent excentriques, et des pavillons plus modestes pour les gens qui travaillent pour ces gens. Mon premier précepteur, Tayyeb, est un homme de vingt-cinq ans, très beau, dont je suis quelque peu amoureux, enfin je crois. Quant à Abdul-Kabir, c'est encore un jeune homme ; il n'a que vingt et un ans, et il m'aime bien, mais il prend son travail trop à coeur ! Lorsque j'ai du temps libre, je préfère le passer avec mon ami Chuayb. Chuayb est un homme de cinquante-sept ans, qui est très savant et qui a écrit de nombreux ouvrages de poésie et de philosophie. Il a composé un commentaire en vers de la Métaphysique d'Aristote. C'est un homme très doué, avec lequel je m'entends bien. Nous sommes plus qu'amis, nous sommes des complices. Et nous sommes même quelque peu amants. De sorte que mon coeur est partagé entre ces deux hommes, Tayyeb et Chuayb, et je ne sais vers lequel il penche le plus ; du coup, je me donne aux deux. Mes relations particulières avec Tayyeb ont commencé il y a six mois environ. Nous faisions un entra"nement de lutte aquatique, et je sentais la peau de mon précepteur glisser contre la mienne dans l'eau tiède du fleuve. J'éprouvais un vif plaisir à ce contact, et je cherchais avidement le moyen de le prolonger, me rapprochant sans cesse de lui. Tout à coup, il me prit le visage entre ses mains et m'embrassa sur la bouche, longuement. Je sentis mon me quitter mon corps de plaisir. Comme j'étais tout contre lui, Tayyeb sentit mon excitation, et je sentis la sienne. Il me dit alors << allons, l'exercice a assez duré pour aujourd'hui ; il faut un temps pour les épreuves, un temps pour le plaisir >>, et en disant cela, il commença à me caresser. Je le caressai en retour ; et nous f"mes l'amour, debout, dans l'eau. Ce fut un moment merveilleux, savez-vous ? Hamid ne savait pas, mais il imaginait très bien. Le jeune garçon continua : - Peu de temps après, je fis la connaissance du beau et ténébreux Chuayb. C'était un homme vénérable, aux cheveux longs et déjà blancs, mais au visage viril et encore jeune. C'était l'automne ; je me promenais dans les rues ; lui était dans un jardin, à regarder les feuilles tomber. Dès que j'arrivai dans le jardin, il commença à me parler, sans même me regarder. - Un jour, nous tomberons comme elles, me dit-il ; et nous voltigerons au gré de la volonté divine. Jeune homme, jeune homme ! As-tu pensé à cela ? Penses-tu souvent à la mort ? - J'y pense quelquefois, dis-je. - Quelquefois n'est pas une réponse. Pour le sage, il n'est d'autre pensée que celle de la mort, car la mort est le couronnement de la vie. Toute la sagesse est d'apprendre à mourir, le sais-tu ? Vivre, mon cher, c'est apprendre à mourir ; et mourir, c'est apprendre à vivre. Nos pas à tous se dirigent vers un but commun, et nous agissons cependant comme si nous ne connaissions pas ce but ; alors que toute la sagesse des sages nous le désigne, n'es-tu pas de mon avis, jeune homme ? - Sans doute. - Eh bien ! Tu as tort ! Je suis un vieil homme, moi ; toi, tu es encore jeune, alors, au diable les feuilles mortes, au diable les sages et leur sagesse, au diable la vie et la mort ! Le seul remède à la sagesse est la folie. Sois fou, mon garçon ! Et les hommes te mangeront dans la main. Sois fou, et tu vivras bien. En ce monde, rien ne sert d'avoir de la raison, si ce n'est pour être malheureux. Et que nous dicte cette grande raison, dont les hommes font si grand cas ? Que nous clame-t-elle ? Elle clame : soyez fous ! La raison n'est bonne qu'à flétrir la raison, sache-le. Sais-tu ce qu'il y a de beau dans les feuilles mortes ? - Leurs couleurs peut-être ? - Non, par leur couleur, ni leur forme ni rien ! Ce qu'il y a de beau en elles, c'est uniquement les jeunes feuilles qui vont venir les remplacer ! C'est pour cela qu'elles tombent. Et cette chute est nécessaire pour que l'arbre continue de vivre. La vie, mon jeune ami ! C'est la vie qui est belle ! Partout et toujours. - Mais n'est-ce pas Dieu qui donne vie et mort ? hasardai-je. Il me regarda alors avec étonnement, comme s'il entendait dire cela pour la première fois. - Dieu ? Dit-il. Oui, Dieu. Tu as raison, jeune homme ; c'est Dieu qui donne et c'est Lui qui reprend. Mais n'est-ce pas aussi Lui qui reçois ? Dis-moi. Dieu ne S'enfante-t-il pas Lui-même à chaque seconde, et le monde est-il autre chose que cet éternel enfantement de Dieu par Dieu ? Dieu ! Mais c'est l'aurore, la naissance ; c'est ce qui n'est pas encore, Dieu, et les hommes sont aveugles, qui croient L'honorer en répétant des formules convenues, alors qu'il n'est pas de formule pour dire Sa grandeur. - Oui, je crois que certain sage a dit cela. Mon précepteur... - Ah ! Au diable les précepteurs ! Je n'ai jamais pu les souffrir ! Je pensai à Tayyeb. - J'en ai un excellent, que j'aime et qui m'aime. - Jeune homme, je ne parle pas de ceux qui enseignent les choses physiques, dit-il en souriant. Je parle de ceux qui se targuent d'enseigner les choses de l'esprit. Mais l'esprit ne s'enseigne pas ! L'esprit ne s'enseigne pas ! - C'est vrai, convins-je. Il me regarda une seconde fois, longuement, d'un air rêveur. Puis, d'un ton changé : - Tu es beau, dit-il. Très beau même ; comment t'appelles-tu ? - Ilyas, monsieur. - Nom d'un prophète. C'est bien. Comme moi. Je m'appelle Chuayb. J'écris des livres, et en ce moment, je suis dans un jardin à regarder les feuilles mortes et les jeunes garçons. Et je dis que si Dieu nous a donné la raison, c'est pour reconna"tre les bienfaits de la folie.  Et c'est ainsi que nous f"mes connaissance. J'avais été impressionné par le discours de Chuayb, par son espèce de vivacité critique. Nous nous rev"mes le lendemain à la même place, et très vite nous dev"nmes amis. Et il me raconta alors son histoire. - J'avais douze ans, me dit-il, lorsque mon père mourut. Un an plus tard, ma mère se remariait avec un homme appelé Hassan, qui avait un fils de mon ge nommé Yassine. Tout nous opposait, Yassine et moi ; j'étais ch tain, plutôt chétif, petit pour mon ge et rêveur ; il était noir, grand pour son ge, avec une santé de fer et un caractère volontaire. Cependant, nous nous aimions beaucoup. On dit que les contraires s'attirent ; il y a sûrement du vrai dans cette maxime, car nous éprouvions l'un pour l'autre, en dépit, ou à cause de nos types opposés, une véritable attirance. Quand nous jouions avec d'autres enfants, si d'aventure quelqu'un m'embêtait, Yassine arrivait et lui faisait passer l'envie de recommencer, n'hésitant pas à s'exposer physiquement pour moi. Moi, de mon côté, comme j'étais le plus intelligent, je l'aidais à faire les devoirs que lui donnaient ses précepteurs. Notre petite association fonctionnait à merveille. Nous habitions une grande maison, presque un ch teau, qui appartenait à Hassan, le père de Yassine. Il y avait dans cette maison quantité de pièces, dans lesquelles nous pouvions jouer et nous cacher. Or, un soir, il y eut un orage ; j'en profitai pour demander la permission de dormir près de Yassine, car j'avais peur du tonnerre. C'était vrai, j'en avais un peu peur ; mais j'en rajoutais beaucoup pour pouvoir rester près de mon ami, et aussi pour avoir le plaisir de me faire rassurer et consoler par lui. Quand la foudre vint frapper un des arbres du jardin, et le fendit en deux, je jouai donc la plus sainte frayeur. Alors Yassine, dans un geste très protecteur, m'attira contre lui en me mettant un bras sous les épaules ; et il me parla doucement, comme on rassure un petit animal. Cette situation me plaisait. J'en profitai pour me rapprocher encore de Yassine ; et bientôt, le plus simplement du monde, nous nous embrass mes. Ensuite, nous nous serr mes l'un contre l'autre ; nous nous sentions tous deux très excités. Très vite, nos vêtements tombèrent pêle-mêle sur le plancher de la chambre, et nous nous mêl mes l'un à l'autre en riant de bon coeur. Ce fut une folle nuit d'amour. Le lendemain, nous décid mes de ne parler à personne de ce qui était arrivé pendant la nuit ; ce serait notre secret ; mais nous nous prom"mes de recommencer le plus vite possible, et c'est ce qui arriva. Nos nuits, et parfois même nos journées, devinrent des poèmes d'amour que nous écrivions avec notre jeune chair. Cependant, un jour que nous mangions tous à la même table, je croisai le regard de Hassan et je crus y lire un certain trouble dont je ne m'expliquais pas la cause. Peut-être soupçonnait-il la nature de mes relations avec son fils ? Toujours est-il que plusieurs fois dans la même semaine, je le surpris à m'observer à la dérobée. Quelque chose dans cet homme me troublait moi-même ; il était beau, énigmatique et sensuel. Il était encore jeune : il n'avait que trente-cinq ans ; et oui, c'était sûr, maintenant, il ne cessait de m'observer, comme s'il avait quelque chose contre moi. Je commençai à prendre peur ; j'en parlai à Yassine, qui me rassura comme d'habitude, me disant de ne surtout rien craindre de son père, qui m'aimait bien, etc. J'étais en partie rassuré, mais je n'étais pas convaincu. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise lorsque, le soir même, Hassan s'introduisit dans ma chambre. Au début, j'eus peur ; mais je vis aussitôt qu'il n'avait pas l'air malintentionné, aussi la curiosité l'emporta. Que me voulait-il ? Il me l'annonça sans ambages : il me voulait, moi ! Hassan me désirait ; Hassan m'aimait ; il n'osait me le dire, mais depuis quelque temps, il ne vivait plus que par et pour moi. Il y avait quelque chose de touchant dans cette confession d'un homme amoureux. Amoureux de moi, comme son fils ! Aussi, je cédai ; car au fond, je dus m'avouer que moi aussi j'étais attiré par cet homme étrange, et puis j'avais la curiosité des expériences nouvelles. Je connus donc le père après le fils. Grand était le contraste. Si Yassine m'aimait de façon un peu brusque et violente de petit m le qui fait ses griffes, avec des élans de tendresse protectrice, Hassan, lui, était tout en c lins, en caresses et en attentions ; l'un était la force, l'autre était la douceur. Mais tous deux m'aimaient passionnément ! Ce qui ne tarda pas à engendrer des conflits entre le père et le fils. Situation étrange et inédite ! Le père et le fils se disputant un même garçon. Yassine, surtout, était terriblement jaloux, se sentant peut-être en position d'infériorité face à son père. Le pauvre m'aimait à la folie, et il avait pris ombrage de ma relation avec son géniteur ; il aurait voulu que je me refusasse à lui. Mais que pouvais-je faire ? Cet homme m'attirait, je ne voulais pas le rendre malheureux ; et puis après tout, j'aimais beaucoup Yassine, mais je ne lui appartenais pas ; je n'appartenais qu'à moi-même, après Dieu. De son côté, Hassan ne me manifestait aucune jalousie ; cela eût été très mal venu de sa part, puisque Yassine avait été là le premier. Je n'en sentais pas moins qu'il ne voyait pas notre relation d'un bon oeil ; et bientôt, de surcro"t, je le surpris en train de faire des scènes à son fils, à mon propos. Or, cela, je ne le pouvais pas tolérer. Être le sujet d'une dissension entre le père et le fils, jamais ! Je préférais mourir. Comme je savais que je ne pourrais jamais refuser de me donner à l'un ou à l'autre, je résolus donc de fuir. Un soir, je mis une barque à la mer et voulus partir pour un autre pays. Mais il y eut ce soir-là une terrible tempête. Ma barque coula, et je bus la tasse, manquant de me noyer. J'appelai au secours de toutes mes forces. Par bonheur, on avait vu ma barque sombrer. Yassine, fou de douleur et d'amour, se jeta à la mer pour me sauver. Il nagea ferme, et m'atteignit juste au moment où j'allais couler. Il me prit contre lui et, au prix d'un effort surhumain, parvint à me ramener sur le rivage. Mais lui-même avait perdu connaissance. Malgré tous nos efforts, malgré mes tentatives de bouche à bouche et de respiration artificielle, nous ne parv"nmes pas à le ranimer. Il est mort en me sauvant la vie, moi qui aurais dû plutôt la perdre pour lui ! J'étais ivre de douleur et de colère contre moi, contre le destin, contre tout. Hassan fut horriblement triste également ; non seulement il perdait son unique fils, mais en plus, il s'accusait de l'avoir tué par sa jalousie pour moi. Ni l'un ni l'autre, nous ne nous consol mes jamais vraiment de cette perte ; cependant, nous continu mes notre relation amoureuse, qui fut même accrue de tout ce que nous perdions en Yassine. Moi, je retrouvais un peu du fils à travers le père ; et lui, il retrouvait un peu de l'amant à travers l'amant. Quand il faisait l'amour avec moi, désormais, c'était comme s'il recherchait sur moi des traces de ce fils disparu. Mais en ce qui me concerne, une autre chose se produisit. Le souvenir de ce Yassine, que j'avais passionnément aimé et qui s'était courageusement sacrifié pour moi, me hanta au point que c'est comme si son fantôme vivait à mes côtés. Certains jours, surtout dans les grandes occasions, je le revoyais près de moi ; je pouvais même l'entendre, lui parler. Je grandis avec cette présence obscure de l'enfant mort qui, lui, ne grandit pas, resta toujours un enfant ; de sorte qu'à travers lui, je retrouvais l'enfant que j'avais moi-même été. Il m'aida à former mon caractère ; il fut mon conseiller de l'au-delà. Aujourd'hui encore... ah ! Je l'entends ; il est là ! Il est là, vous dis-je... non. Évidemment, c'est mon imagination qui se joue de moi. Yassine n'est plus ; et pourtant... c'est comme s'il vivait toujours, comme s'il ne se résignait pas à quitter la vie sans moi, ni à me laisser vivre sans lui. Ah ! Mon Dieu, mon Dieu ! Tel fut le récit de Chuayb, qui s'acheva sur cette exclamation. Je voyais à quel point il était bouleversé. Avec mes mots d'enfants, je cherchai à le réconforter ; je lui dis que je comprenais, que je croyais à son histoire de revenant - et c'était vrai ; il y a tant de choses en ce monde qui nous échappent ! Cela lui mit du baume au coeur. Il fut très doux avec moi. D'ailleurs, au fil des jours, je sentais qu'il était fasciné par moi, comme jadis Hassan l'avait été par lui, et je ressentais moi aussi cette mystérieuse attraction dont il avait fait état dans son récit. Comme si l'esprit de Yassine, flottant autour de nous, le poussait à revivre le passé à travers moi... nous nous rapproch mes de plus en plus ; et pour finir, par une chaude nuit d'orage - je ne sais si c'est une pure coïncidence ou un signe du destin - nous nous donn mes l'un à l'autre, fougueusement, passionnément. La façon dont Chuayb me faisait l'amour, et me le fit à plusieurs reprises cette nuit-là, malgré son grand ge, était singulièrement différente de celle de mon jeune et très physique moniteur de lutte et de tir. C'était quelque chose de beaucoup plus doux, plus c lin ; plus langoureusement sensuel, peut-être avec quelque chose d'automnal. Contrairement à Tayyeb, qui me prenait très vite ettrès sauvagement, avec toute la fougue de sa jeunesse, Chuayb aimait prendre son temps ; il me caressait, me cajolait... je posais ma tête sur sa poitrine large, velue, un peu fripée, mais chaude et confortable, comme un coussin moelleux, et il passait ses grandes mains épaisses et douces sur tout mon corps, surtout sur mes reins, et sur mes fesses, qu'il pétrissait longuement, comme un boulanger s'attachant à pétrir deux miches de pain, ce qui me causait toute sorte de sensations diffuses, indéfinissablement agréable ; puis il enfonçait ses mais au creux de mes deux miches, passait et repassait, introduisait un doigt, qu'il avait d'abord humecté, puis deux, voire davantage, caressait d'une main étonnamment experte des organes internes, des intumescences dont je réalisais soudain l'existence, avec une surprise extasiée ; une volupté si intense, si troublante, s'emparait de moi alors, que je tremblais comme une feuille ; alors il me faisait doucement pivoter sur le flanc, m'attirait contre lui en m'enlaçant tendrement, comme Yassine avait dû lui faire autrefois, ou plus doucement encore, et il me prenait, profondément, mais lentement, avec d'infinies précautions, comme s'il détaillait avec une délectation infinie chaque recoin, chaque repli mystérieux et sensible de cette anfractuosité de mon corps où son vit solennel s'introduisait avec volupté. Parfois, il restait simplement immobile pendant de longues minutes, sauf le bout de sa tige, que je sentais gonfler et dégonfler comme une tumeur quelque part à l'intérieur de moi, pendant qu'il caressait délicatement la mienne ; et je ne pouvais me retenir de rire, tout en ressentant comme des vagues, des pulsations d'une suavité indescriptible s'emparer de tout mon être. Dans le même temps, une force irrépressible me poussait à me retourner, autant que je le pouvais, pour qu'il pût embrasser ma bouche tout en se livrant à cet exercice ; j'avais envie de sa bouche, sa bouche grave de philosophe, pleine de paroles obscures et profondes, profondes comme l'étreinte qui nous enveloppait en ce moment ; nous nous embrass mes presque tout le temps que dura cet accouplement, jusqu'au moment divin où nous avons joui ensemble, dans un long cortège de spasmes lancinants et intenses où je sentis ma raison vaciller et se perdre complètement ; je connus réellement ce qu'on appelle la << petite mort >> ; si bien qu'il dut me secouer un peu pour me réveiller, en me proposant une coupe de vin chaud aux aromates qu'il avait eu le temps de préparer pendant que mon esprit était perdu dans les éthers de la félicité paradisiaque. Dès lors, je fus, comme le jeune Chuayb l'avait été, balancé entre deux amants : mon précepteur le beau et sage Tayyeb, et l'intellectuel, le brûlant et ténébreux Chuayb. Mais, contrairement à son histoire à lui, il n'y eut pas du tout de jalousie dans la mienne. Tayyeb et Chuayb furent présentés l'un à l'autre par moi-même, qui voulus éviter toute équivoque, et chacun sut immédiatement à quoi s'en tenir sur l'autre. S'admirant et s'estimant réciproquement, ils devinrent amis, et acceptèrent l'étrange partage que je leur proposais de moi-même ; je serais certains jours à l'un, certains jours à l'autre, et il n'y aurait ni disputes, ni jalousie, mon coeur étant assez grand pour aimer deux hommes, et les aimer bien. - Et moi ? Se disait Hamid ; pourra-t-il m'aimer, moi ? En attendant, contentons-nous d'être le confident et l'ami ; ce n'est déjà pas si mal, car ce garçon est intéressant, il a de l'esprit. Nous verrons bien par la suite si notre statut est susceptible d'avancement ou bien non. - Cependant, poursuivit Ilyas, ce qui était surtout remarquable à mes yeux dans la double idylle que j'entretenais avec Tayyeb et Chuayb, c'était le contraste saisissant entre ces deux relations que tout opposait. Avec Tayyeb, c'étaient des étreintes brusques, très physiques, animales presque, toujours plus ou moins impromptues, quoique prévues et annoncées, pour ainsi dire ; mais cela nous prenait à n'importe quel moment, avant ou après l'exercice, en n'importe quel lieu, de façon chaque fois soudaine, violente, épidermique ; c'était vraiment le contact de son cuir dru, lisse et brûlant, de ses muscles athlétiques, apolliniens, qui déclenchait en moi, en nous, la fièvre, qui se manifestait par des accouplements rageurs, sauvages, par une jouissance brute et fulgurante, qui nous laissait hagards un moment, mais dont nous nous ressaisissions aussitôt, pour faire ensuite comme si rien ne s'était produit ; chaque fois que nous étions ensemble, nous guettions sans en avoir l'air le moment propice, et le redoutions un peu à la fois. Mais avec le vieux et sage Chuayb, c'était tout autre chose ! Quelque chose d'infiniment plus tendre, moins bestial, mais plus profond aussi, et peut-être plus intense ; une exploration méthodique, savante et raffinée, des possibilités de notre corps, du mien surtout, de mes organes sensitifs internes et externes, de mes états psychiques liés aux transports orgasmiques que j'éprouvais sous les doigts magiques du philosophe. La différence presque inconcevable qui existait entre ces deux expériences fit bientôt na"tre en moi une idée folle, un peu déraisonnable je l'avoue, mais à laquelle, une fois que je l'avais explicitement formulée, je devais presque fatalement succomber : l'idée d'en tenter d'autres encore, d'autres expériences, je veux dire ; avec d'autres hommes... qui sait ? Peut-être que ce serait encore différent avec eux ? Peut-être que je découvrirais encore des sensations, des voluptés nouvelles ? Je n'en parlai à personne, la gardant jalousement pour moi, mais cette idée faisait son chemin dans mon esprit ; à tel point que le soir, quand je me retrouvais seul dans ma couche, aiguillonné à un degré insoutenable par des idées de stupres variés, avec presque tous les hommes que je côtoyais, m'obligeait à me toucher, m'entra"nait dans les brumes du plaisir solitaire, stimulé par l'image de leur corps nu m'enlaçant à l'infini, que j'imaginais tant bien que mal. Mais je ne pouvais en rester là ; je devais aller plus loin, je devais essayer, coûte que coûte ; à partir de là, le démon de l'expérience ne me l cha plus d'une semelle. Le premier que j'entrepris, difficilement au début, mais avec une facilité déconcertante par la suite, fut mon précepteur de littérature et de sciences religieuses, le joli, chaste et très pur Abdul-Kabir. Oh ! C'était un jeune homme exquis, frais et viril comme Tayyeb, le cheveu brun, le regard lumineux et ouvert, mais en même temps doux comme Chuayb, et tellement innocent ! Je pense qu'il n'avait jamais dû toucher un garçon de sa vie ; j'ai presque honte de l'avoir corrompu de la sorte, mais c'était si bon ! Et de toute façon, je crois qu'il est plus heureux dans la vie qu'il mène actuellement, même si j'ai entendu dire qu'il avait eu quelques démêlés avec les parents de son dernier élève, un garçon un rien plus jeune que moi, qu'il s'est empressé de subvertir à son tour, pauvre cher homme ! Enfin, ne croyez pas, mon cher Hamid, que je m'abaisse à avoir pitié de lui ; car il n'avait qu'à mieux résister à la tentation, après tout. Oh ! C'est vrai que je le tentai ; dès que je pus, profitant de nos leçons particulières, je me montrai sournoisement lascif, et tellement aguicheur qu'il aurait fallu être une statue de pierre pour ne pas saisir où je voulais en venir. Dès que je le sentis un tout petit peu allumé, ferré au bout de ma ligne, je m'empressai de grimper sur ses genoux, en ayant soin de me frotter langoureusement à son entrejambe, et je me pendis à son cou en le suppliant de m'embrasser : << - Je t'en prie, Abdul-Kabir ; mon petit Abdul-Kabir, mon tout beau ; rien qu'un baiser, après je te laisserai tranquille et je reprendrai ma leçon, bien sagement. >> Le pauvre Abdul-Kabir eut la faiblesse ou la force d'accepter, et, naturellement, après cela, il n'était plus du tout question de reprendre la leçon, tellement je l'avais enflammé. C'est lui qui, laissant tomber d'un coup tout faux-semblant et toute apparence de pudeur, me supplia d'aller plus loin, de lui accorder tout le reste. J'aurais pu, à ce moment-là, me jouer de sa faiblesse, et le lui refuser, pour le plaisir de le voir languir et se consumer de désir impuissant ; j'avoue que j'eus cette tentation. Mais je n'avais pas cette cruauté, et d'abord, moi, ce que je voulais, c'était consommer le désir qui me brûlait le corps depuis des jours, je voulais jouir du corps chaste et puissant d'Abdul-Kabir. Et j'en jouis à fond ! Immédiatement, nous nous dévêt"mes l'un l'autre en nous embrassant à pleine bouche, nous roul mes sur le tapis, déjà complètement enchevêtrés, et nous caressant avec la plus totale et la plus euphorique impudeur ; et nous f"mes, en une demi-heure à peu près, tout ce qu'il était possible de faire, ou peu s'en faut. Avec lui, ce fut agréable, tendre, lumineux et presque pur ; tendre comme avec Chuayb et fort comme avec Tayyeb, un étrange mélange, une troublante combinaison des deux. Il me prit à quatre pattes sur le tapis, s'enfonçant en moi à un rythme soutenu, avec fougue et passion, mais en même temps délicatesse et attention, caressant mon dard de ses mains blanches et chastes, avec une douceur toute amicale, et très attentif à me faire jouir. Oui, ce fut frais, délicieux, primesautier, comme je pouvais m'y attendre avec cette limpide jeune me. Et dès ce jour, j'entretins également une relation intime avec mon second précepteur, dont les leçons finirent régulièrement par des copulations frénétiques et passionnées. Mais je ne m'arrêtai pas en si bon chemin, je te prie de le croire ! Oh non ! Au contraire, mon ardeur exploratoire ne faisait que commencer, et ne fit par la suite que cro"tre et embellir au fil de mes expériences. Je voulais en posséder, en éprouver toujours plus, plus de corps d'hommes contre le mien, dans le mien, autour du mien, plus d'étreintes, plus de volupté, plus de postures, conna"tre davantage de modalités de cette forme d'amour dont les variations et les possibilités me paraissaient infinies ; j'avais une soif inextinguible de posséder l'Homme, tous les hommes, tous les m les, de confronter ma jeune et hésitante virilité à la leur. Le quatrième que je séduisis fut un invité de mes parents, un gentil poète du nom d'Abdul-Fat , charmant, sympathique mais un peu jobard sur les bords. Celui-là fut singulièrement facile à embobiner, et me donna de bonnes occasions de rire. En effet, Abdul-Fat professait fièrement l'amour des garçons, mais un amour pur et chevaleresque... disait-il ! Ah ! Mais c'est qu'il s'en vantait, le bougre ! Il en jouait, sur sa mandoline, de cet amour tellement divin, tendre et passionné, qu'il ne pouvait s'attacher qu'à un seul garçon à la fois ! Oui, il se glorifiait de vouer un amour absolu, exclusif à un jeune garçon africain qu'il avait recueilli orphelin - et dont les parents, d'ailleurs, étaient morts dans des circonstances troublantes, suite à une intoxication alimentaire dont les causes étaient mal élucidées ; à tel point que les langues avaient jasé et qu'il avait dû fuir le pays, tout en jurant de sa bonne fois et de son innocence. Enfin, bref, il affirmait sur un ton péremptoire et satisfait, que l'amour qu'il vouait à ce garçon africain était tellement exclusif et chevaleresque qu'il n'avait même plus d'yeux pour les autres garçons. Quel impayable jocrisse ! Je crois que je n'ai jamais autant ri de ma vie ! Je me fis fort de le circonvenir et de coucher avec lui la nuit même ; et le pari fut tenu sans la moindre difficulté. Les choses se passèrent le plus simplement du monde : je me glissai dans son lit, et me blottis dans ses bras tandis qu'il dormait ; aussitôt, je m'étirai et commençai à me frotter à lui. Ressentant sans doute un début de volupté, il se réveilla à moitié, ouvrit un oeil ; son premier réflexe fut de commencer à caresser ce corps souple et chaud pelotonné contre le sien ; mais alors, devenu à peu près conscient, il eut un mouvement de recul, et s'écria, décontenancé : << - Qui es-tu ? Et que fais-tu ici ? - Chut, dis-je ; c'est moi, Ilyas, le fils de tes ôtes ; nous nous sommes vus à table, et tu m'as fait forte impression ; comme j'envie le garçon que tu aimes d'un amour tellement pur et tellement exclusif. Allons, tu n'as pas une petite idée de ce que je fais ici ? >> Et je me frottai à lui de plus belle. D'abord, Abdul-Fat eut le réflexe de me repousser avec une horreur parfaitement jouée, mais que je soupçonnai de n'être pas de très bon aloi, car je sentis en même temps une raideur significative se former au niveau de son entrejambe, ce qui présumait très favorablement de la suite. << - Allons, pars, me dit-il ; je ne peux pas faire cela, tu le sais bien. >> Et il s'apprêtait probablement à me sortir un de ces grands et pompeux discours sur la chasteté et l'élection, que je n'avais aucune envie d'entendre ; cependant, sa main s'était déjà posée nerveusement sur ma hanche, dont il semblait éprouver douloureusement le velouté et le galbe exquis. Je sus alors qu'il était ferré, et que je n'avais qu'à tourner la manivelle. << - Je t'en prie, m'écriai-je avec des accents de langoureux désespoir ; rien qu'une fois, mon divin poète ! Tu ne peux pas refuser cela à ton hôte généreux ! Je m'ennuie tellement ici, n'ayant aucun homme pour me faire conna"tre le plaisir suprême ! Mentis-je effrontément. Allons, Abdul ! Pour la bonne cause ! >> Et tout en disant cela, je posai ma main brûlante sur la sienne, et la tirai un peu plus bas. Alors, l'infortuné Abdul-Fat , envoyant ses grands idéaux balader avec fracas, bafouilla d'une voix rauque et lubrique : << - Bon ! Si c'est pour la bonne cause... mais rien qu'une fois, alors, hein ! - Oui, oui, rien qu'une fois, promis. >> Et nous f"mes l'amour trois fois d'affilée, fougueusement, héroïquement, artistement. Je ne sais lequel de nous deux était le plus hypocrite, mais nous pass mes une nuit délicieuse. Abdul-Fat n'était peut-être pas très malin, ni très cohérent, mais il avait de la classe au lit ; son style était résolument différent de celui de mes trois amants précédents, plus raffiné, plus esthète, compliqué ; il affectionnait les caresses buccales et le fait de frotter son sexe contre le mien pour en tirer une jouissance réciproque. Le lendemain toutefois, au petit déjeuner, il me jetait des regards furtifs et embarrassés, ne sachant plus où se mettre, conscient qu'il avait fauté, au regard des idéaux grandioses qu'il affichait pompeusement, mais certainement incapable d'un regret authentique et sincère. Moi je soutenais malignement son regard, en me retenant difficilement de ne pas pouffer de rire. L'embarras du pauvre homme me comblait d'aise, c'était la cerise sur le g teau. Ce qui ne nous empêcha pas de recommencer les nuits suivantes, encore et encore, avec de moins en moins de scrupules et d'hypocrisie ; même lorsqu'il découvrit que j'avais d'autres amants, et que je l'avais honteusement promené en lui affirmant le contraire, il continua à me faire l'amour, complètement accoutumé à mon corps et à mes soupirs de volupté. Son jeune Africain, je crois qu'il l'avait complètement oublié ! Le dernier jour, lorsqu'il prit congé de nous, je lui donnai toutefois une tape affectueuse sur l'épaule et, avant de lui faire mes adieux, lui lançai gentiment : << - Sans rancune, hein, Abdul ? - Bah, non, dit-il, la mine quelque peu renfrognée ; j'ai passé une bonne semaine, allez ! - Moi aussi, camarade ! Reviens quand tu veux. Et tu transmettras mes amitiés à ton amant de ma part ! - C'est ça, compte là-dessus et moque-toi de moi. N'empêche, c'est lui que j'aime, là ! - Mais oui, mais oui, bien sûr ! >> Et il partit sans se retourner. Mais je crois qu'il m'aimait bien quand même, au fond ; et l'autre garçon aussi, certainement ; seulement voilà, je crois qu'à mon contact, sa conception de l'amour << chevaleresque >> avait beaucoup évolué ; et c'est sans doute tant mieux pour lui. Après ça, j'étais rôdé, séduire les hommes était devenu pour moi un jeu d'enfant, sans jeu de mots. Ma victime suivante fut l'im m prêcheur de la mosquée du quartier, un homme courtois, élégant, cultivé, versé dans la théologie mystique, qui affichait une rigueur morale inflexible, et désapprouvait hautement l'amour des garçons. Il se disait toutefois qu'il n'y était pas insensible, et qu'il avait failli dans le passé, ce qui l'avait contraint à changer d'affectation. Mais il se ma"trisait courageusement depuis. << Eh bien ! Plus pour longtemps, Wall h ! >> me dis-je en me frottant les mains. Je me fis donc un devoir de le faire rechuter au plus vite, pour lui montrer ce qu'il en coûte d'aller contre sa nature en vertu de principes imbéciles. En somme, j'allais faire une bonne action, un acte à valeur didactique, presque moral, d'une certaine façon. Celui-là me donna un peu de fil à retordre, au début, mais je ne fus pas long à en venir à bout. Parbleu, je commençais à conna"tre les hommes, tu penses bien ! Donc, je l'entrepris par une après-midi particulièrement chaude, dans sa loge derrière la mosquée, prétextant une question juridique urgente ; j'avais choisi une question bien scabreuse sur les sécrétions génitales et l'impureté rituelle, pour le mettre dans l'embarras et entrer tout de suite dans le vif du sujet. Il me répondit sans sourciller, le fieffé bonneteur ! Mais je poussai plus loin l'interrogatoire, lui demandant si le fait de ressentir de la volupté sans émettre de sperme était cause d'impureté rituelle, et je commençai à lui décrire avec force détails les types de caresses qui provoquaient cette volupté litigieuse ; et je le vis alors avec satisfaction qui commençait à s'agiter, gagné par un léger trouble. Je me dis que lui aussi avait mordu à l'hameçon, qu'il était ferré ; toutefois, le poisson était coriace, il se débattit. Quand il comprit précisément où je voulais en venir, il fit volte-face, feignant de ne rien comprendre du tout, et arguant qu'il avait des choses à faire, et que je devais partir sur le champ. Mais je m'accrochai, le houspillai, commençai à me frotter à lui en l'accablant d'un flot de questions pernicieuses. Alors il perdit toute contenance, et soudain, il m'attrapa entre ses bras puissants, et appliqua sa bouche contre la mienne, pour m'embrasser goulûment. Quel triomphe ! Nous f"mes l'amour sur le champ, avec frénésie ; il me prit assis, sur ses genoux, me faisant sauter sur son vit dévot, au milieu des ouvrages de jurisprudence religieuse et de métaphysique. À la fin, je crois même que quelques gouttes de son sperme allèrent effrontément souiller quelques pages chiffonnées d'un vieil ouvrage d'ibn al-Jauzi, le théologien rigoriste bien connu, avec lesquelles, sans le moindre égard, j'essuyai ma fente dégoulinante de liquide séminal. Bref, j'eus par la suite une relation prolongée avec ce très pieux personnage également ; nos étreintes étaient assez pittoresques, marquées par sa constante mauvaise foi, mais j'aimais la manière désinvolte dont, après quelques simagrées d'usage, il me faisait danser sur son pieu titanesque, chaque fois que je venais le voir dans sa pieuse retraite. Je dois avouer qu'en même temps, il m'instruisait sur les subtilités de notre religion, et sur l'art de contourner tous les interdits tout en ayant l'air de respecter la littéralité de la Parole, et ces leçons me plaisaient assez ; oui, dans le fond, j'appris beaucoup avec lui, dans tous les domaines d'ailleurs. Et puis, il était gentil, me faisait des cadeaux ; sans doute me croyait-il intéressé, ce en quoi il se trompait, tout ce qui m'intéressait en fait c'était le plaisir de l'amener à fauter et à contredire les grands principes m oraux dont il abreuvait copieusement ses fidèles, le vendredi, ce dont je n'avais cure. D'ailleurs je crois que pour lui, c'était surtout un moyen commode de gagner sa vie et d'acquérir de la notoriété par des discours faciles et enflammés, et cela me convenait parfaitement. D'autant plus qu'étant donné sa réputation sulfureuse, et mes visites aussi fréquentes que privatives, personne n'était vraiment dupe, ni ne souhaitait vraiment l'être, chacun, dans cette bonne ville, partageant sa vie entre de nobles principes auxquels il adhérait pour la beauté et la commodité de la chose, et les petits vices qui faisaient la réalité de son quotidien. Et ce n'était pas plus mal ainsi ; somme toute, on a besoin de rêve, mais cela ne nous contraint pas à méconna"tre la réalité. Toutefois, c'est gr ce à cet homme-là que les choses prirent une toute autre ampleur. En effet, berger de sa communauté, il connaissait bien ses brebis ; il connaissait leurs vices cachés, et il connaissait ceux qui aimaient les jeunes garçons. Et s'il les bl mait à haute voix, il les louait tout bas, et ils complotaient ensemble, sans vergogne, contre ceux qui défendaient sincèrement la moralité ! Je m'aperçus ainsi que, sous ses dehors faibles et bassement hypocrites, c'était en fait un homme rusé et retors, et hautement organisé. Peut-être était-ce de ma faute ; peut-être est-ce moi qui l'ai entra"né sur cette pente, qui lui ai révélé sa vraie nature, et contraint à adopter cette disposition. Ou bien peut-être que l'intention perverse était présente en lui dès l'origine, je ne sais pas, toujours est-il que je le découvris sous un jour saisissant, mais je ne le bl me pas, car en fait, j'appris et je découvris beaucoup gr ce à lui. Il me fit entrer dans un monde nouveau, fait de stupre et de volupté sans limite et sans frein, un monde d'hommes et de garçons qui se donnent et s'adonnent aux plaisirs les plus variés, dans le plus grand secret mais sans le moindre scrupule. Jusqu'à présent, je n'avais fait que gratter l'écorce la plus superficielle de la malignité des hommes ; là, j'entrai de plain pied dans l'univers clos de leurs plus inavouables caprices. Ce digne dévot me servit d'entremetteur auprès de tous les hommes du quartier, puis de la ville, qui aimaient les jeunes garçons ; et pendant des jours, des semaines, des mois, je les rencontrai tous ; mais tous, te dis-je ! J'en voyais plusieurs par semaine, et parfois plusieurs à la fois en une soirée. Je connus leurs fantasmes les plus fous, leurs manies, leurs obsessions, leurs préférences ; je connus leur goût, leur odeur, leur contact, leur manière de coïter, d'embrasser, de jouir, je connus les recoins les plus secrets de leur corps et de leur me. Et le plus étrange est que je les aimai, tous, et qu'ils m'aimèrent. Les rares fois que l'un d'eux me dégoûtait, ou exigeait de moi des choses qui ne me plaisaient pas, je me donnai par politesse, et ne revins plus par la suite. Mais cela arriva tellement peu souvent ! Dans l'ensemble, j'aimais ces hommes de tous ges, de toutes conditions, de tous types, noirs, blancs, bruns, tous avides de m'étreindre, de me caresser, de me posséder, qui se disputaient ma personne et mes faveurs, me lorgnaient avec concupiscence dans la rue - je fus bientôt habile à reconna"tre du premier coup d'oeil des clients potentiels - et me donnaient de la tendresse, des émotions, du plaisir partagé. J'éprouvais avec chacun d'eux des sensations différentes ; ce fut une bacchanale endiablée. Je pris plaisir à copuler bestialement avec trois ou quatre hommes à la fois, de forts m les aux reins vigoureux, à la croupe de centaures, aux bras puissants comme ceux des djinns, qui me bourraient de tous les côtés, se mêlaient à moi pendant des heures, à tour de rôle ou tous à la fois, me prenaient parfois à deux du même côté, m'éclaboussaient de leur semence visqueuse, me hissaient à bout de bras sur le dard arrogant ! C'était épuisant, excitant, merveilleux. Ne croie pas que j'en profitais, que je me faisais payer ; je n'étais pas vénal, je faisais cela pour le plaisir, mais à la longue, il m'arriva d'accepter des cadeaux, ou de petites faveurs ; par exemple, tel, qui avait des chevaux, me laissait les monter, avant de me monter à son tour ! Un autre, qui avait un cuisinier réputé, m'invitait discrètement à sa table, et je pouvais ainsi me régaler des mets les plus fins, et de friandises venues de pays lointain. Un autre encore me faisait fumer le chanvre, et ainsi de suite. C'était une existence que j'aurais enviée si elle n'avait pas été la mienne. Mais, tu ne me croiras pas si je te dis que l'affaire, par la suite, prit une tournure encore plus corsée, et pourtant c'est la vérité ! Tout commença un beau jour avec mon bon ami Chuayb, que je voyais toujours régulièrement, et à qui je contais mes aventures, ma découverte émerveillée de la vie, car nous étions complices et nous partagions tout. Or, ce jour-là, j'étais avec un ami à moi, un charmant petit garçon noir un peu plus jeune que moi, de dix ans, qui s'appelait Bahy. Il était merveilleux ; on s'entendait bien, lui et moi, et on se caressait un peu, gentiment, des petites choses sans importance ; on s'essayait à de petits plaisirs, entre garçons, sans aller jusqu'à copuler vraiment. Enfin, je crois que depuis quelque temps, Bahy avait envie de quelque chose de plus, mais j'hésitais à le lui proposer. Et puis, ce jour-là, je l'avais emmené avec moi chez Chuayb, je ne sais plus pourquoi d'ailleurs. Toujours est-il que Chuayb fut séduit par Bahy, ses jolis yeux noirs, son joli sourire, sa jolie peau douce et d'un beau brun sombre et mat, ses cuisses, son thorax, sa vitalité, sa spontanéité, enfin, tout. Et je vis tris clairement qu'il s'était mis à désirer Bahy. Alors je leur dis nonchalamment : << - Et si on faisait quelque chose à trois ? Bahy, toi et moi ? - Oh oui ! Dit spontanément Bahy, qui ne comprenait pas très bien ce que je voulais dire. Faisons quelque chose, toi, le monsieur, et moi ; mais quoi, dis ? - Ben, quelque chose, quoi... tu sais... comme quand on est seuls dans ta chambre, toi et moi ; enfin, un peu comme ça... - Ah ! Comme ça... dit Bahy, qui semblait soudain un peu plus hésitant. - Oui, quoi, tu as peur ? Je croyais que t'étais un homme pourtant ? Attends, tu veux qu'on te montre peut-être ? Regarde. >> Et, sous les yeux éberlués du petit Africain, nous nous déshabill mes, Chuayb et moi, et commenç mes à nous caresser de façon vraiment très profonde, très poussée, et à échanger du plaisir avec notre bouche. Bahy trouvait cela très étrange au début, mais intéressant, et je crois qu'il se sentit un peu raide du côté de l'entre-cuisses. En tout cas, très vite, il s'approcha pour mieux voir, et même pour toucher ; et nous avons commencé à nous caresser à trois, en riant, et mon sexe était dans la bouche de Chuayb, il entrait et sortait avec un bruit de frottement humide qui mettait visiblement l'eau à la bouche de Bahy, dont la jolie petite main noire au dehors, rose au dedans, soutenait par en-dessous mes deux bourses dont il accompagnait le mouvement avec curiosité, essayant de comprendre ce que je pouvais éprouver, et ce que j'éprouvais, en ce moment, c'était un plaisir très intense qui se manifestait de façon sonore et démonstrative. Alors Bahy, vraiment très excité, me poussa brusquement en mettant sa main au milieu de la poitrine, et dit : << - Allez, tire-toi, à mon tour maintenant ; tu me fais la même chose, monsieur ? - Non mais ça va pas, dis-je, un peu énervé, attends au moins qu'il ait terminé ! - Terminé quoi ? demanda naïvement Bahy. - Ben, attends, tu verras ! - Non ! Non ! C'est à moi ! - Il a raison, dit Chuayb, il a jamais essayé, laisse-le essayer ! - Bon, ça va, dis-je en me tournant vers Bahy, mais tu me laisses te la mettre là en même temps. >> Et en disant cela, je touchais de l'index son minuscule petit trou, à vrai dire juste assez grand pour y glisser mon dard - du moins, je l'espérais. << - Bon, d'accord >> dit Bahy avec une moue peu convaincue. Et il mit son dard ravissant, exquis, tout noir et minuscule lui aussi, comme son trou, dans la bouche de Chuayb, qui se mit à le sucer avec ferveur. Il mettait ses petites mains sur la tête de Chuayb, dont il accompagnait le mouvement rapide - car elle n'était vraiment pas très longue - en faisant un grand sourire radieux, où le ravissement se mêlait à la surprise. Pendant ce temps, moi, je m'étais mis derrière Bahy, et j'essayais de le prendre, mais c'était difficile, il n'y avait pas beaucoup de place, et il ne comprenait pas très bien ce que j'attendais de lui. << - Eh ! Mais serre pas les fesses, Bahy ! dis-je. - Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que tu veux ? Aaowhhh ! >> fit-il distraitement en s'agitant frénétiquement pendant que Chuayb le suçait. Alors, moi, j'adoptai une autre tactique, et je commençai aussi à le sucer, mais par derrière ; je taquinais avec la langue ses deux minuscules petits raisins noirs qui s'agitaient comme des grelots, ce qui le faisait rire et sourire encore plus, et je remontais en mouillant bien jusqu'à la base de son infundibulum, qui avait une vague odeur de banane et d'épices africaines (c'est fou comme les recoins intimes des garçons, celui-là en particulier mais tous en général, goûtent et sentent comme leur nourriture habituelle et les odeurs familières de leur pays). Cela contribuait à le détendre et l'incitait à se pencher en avant, de sorte que Chuayb fut obligé de se coucher sur le dos, pour qu'il pût lui mettre son dard dans la bouche par en haut, à la verticale, euh... je ne sais pas si tu me suis... - J'arrive assez bien à me représenter la scène, dit Hamid en souriant de l'audace naïve avec laquelle Ilyas lui racontait ces faits hautement impudiques, comme s'il se fût agi de jeux tout à fait ordinaires ; mais il faut dire qu'au sein de l'Ordre, c'était un peu le cas. - Bon, continua Ilyas ; donc, Chuayb le suçait comme ça, par en-dessous, tu vois, et lui en avait profité pour attraper dans ses petites mains le sexe gonflé de Chuayb, et il s'essayait à le sucer également, avec l'enthousiasme d'un enfant qui découvre un nouveau jouet. C'était assez drôle et touchant à voir. Mais en même temps, tout à fait sans y penser, il me présentait ses deux petites fesses, pas plus grosses que des noix de coco, ouvertes comme un traité d'érotisme à la page << sodomie >>, et qui me faisaient envie, ouch ! T'as même pas idée... exactement comme tous ces hommes avaient eu envie de moi, là je comprenais vraiment ce qu'ils ressentaient ! Je me mis donc à le prendre gentiment, pendant qu'il suçait et se faisait sucer ; c'était un peu dur au début, il m'a fallu rajouter de la salive, mais après je suis arrivé à la faire entrer un peu, et puis un peu plus, pas jusqu'au bout, mais c'était bon quand même ; et le plus drôle, c'est que Bahy avait l'air de ne s'apercevoir de rien, on aurait dit qu'il ne sentait plus rien à part sa petite tige qui dansait la bamboula dans la bouche de Chuayb. Enfin bref, le premier qui a joui, je crois, c'est Bahy, qui a poussé un long cri très aigu et battu plusieurs fois des paupières, comme s'il venait de se réveiller d'un drôle de rêve ; puis moi, un tout petit peu après, entre les fesses de Bahy, qui malheureusement ne voulait pas rester en place ; puis enfin Chuayb, j'ai dû aider Bahy à le terminer - en fait c'est moi qui ai fait tout le boulot quasi, parce que Bahy était en train de se rouler sur le lit en disant << c'est bon ! C'est bon ! >> en rigolant et en nous donnant des coups de pieds sans le faire exprès. C'était assez comique ; on a passé une bonne après-midi. Après ça, on est rentrés, et j'ai demandé prudemment à Bahy s'il avait aimé, s'il voulait le refaire. Il me répondit par un << - Non ! >> catégorique qui me glaça. Mais il ajouta aussitôt : << - J'ai pas le temps, je dois aider ma mère à préparer le d"ner. - Mais pas aujourd'hui, triple idiot ! J'ai pas dit aujourd'hui ! Je te demande si tu voudrais le refaire, je sais pas moi, demain, après-demain... - Après-demain, non, je dois accompagner mon père en ville, mais demain, ouais, pourquoi pas. - Eh bien, c'est parfait, ça, dis-je avec satisfaction. Mon vieux Bahy, t'as été génial, et tu m'as donné un tas d'idées.  >> Bahy sourit avec fierté, comme si on venait de le complimenter pour une action d'éclat. Je crois qu'il ne se rendait pas très bien compte à quel genre d'idées je faisais allusion, mais les jours suivants, il a vite compris, et il y prit goût avec une rapidité surprenante, surtout parce que j'étais un peu son mentor, et qu'il avait toujours envie de me faire plaisir. Je n'hésitai pas à exploiter ce travers à fond. Le lendemain, donc, je l'emmenai d'abord chez l'im m et le lui présentai, en lui disant ce que j'avais en tête. Au début, le religieux se montra un peu réticent, parce qu'il avait peur qu'à la longue les langues se délient, surtout celle d'un tout jeune garçon inconscient comme Bahy. Mais je le rassurai, lui dis que je prenais l'entière responsabilité de cette initiative, alors il consentit à nous envoyer tous les deux chez un de ses amis, un noble, une sorte d'écrivain très friand de chair fra"che, avec qui j'avais déjà coïter à diverses reprises, et qui, entre deux passes, me parlait littérature, voyages, gastronomie, et me disait tout le mal qu'il pensait du mariage et de la procréation, à part pour produire des garçons avec qui s'accoupler. En somme, un homme assez plaisant, dont je savais qu'il appréciait les très jeunes garçons ; je me disais que Bahy était parfait pour lui, et je ne me trompais pas. On a donc copulé à trois, il s'est montré très patient et très correct avec Bahy qui était un peu effarouché au début, mais qui se détendit très vite, surtout après que l'homme nous ait fait fumer du chanvre à tous les deux (Bahy était totalement déchiré, et après ça, il se laissa monter par l'homme en louchant, sans comprendre très bien ce qui lui arrivait, et pendant que je le suçais, mais il n'avait même pas l'air de s'en apercevoir, sauf à la fin quand il a joui sans l cher une goutte de jus). Et puis, l'homme a offert à Bahy une statuette rapportée d'Inde, un automate à ressort incrusté de pierres précieuses, qui dansait et faisait de la musique, et Bahy n'en revenait pas, il croyait que c'était de la magie. J'avais beau lui expliquer : << - Mais non, banane, c'est de la mécanique ; la magie, c'est quand tu fais brûler des trucs qui puent en prononçant des mots à l'envers pour que la femme du voisin, celle qui est blonde avec des gros ananas, elle ait envie de se coucher avec toi dans ton lit, enfin des trucs comme ça. - Mais qu'est-ce que tu racontes, hé ! Pourquoi que je voudrais que la dame avec les gros ananas elle vienne faire dodo dans mon lit, hé ! Non, c'est de la vrai magie, je te dis ! - Ho ! Tu comprends jamais rien, t'es vraiment trop bête ; t'as une cervelle de singe, ma parole ! Enfin, peu importe, t'as été impeccable. - C'est vrai, tu trouves ? - Mais oui, gros bêta ! >> Et je passai tendrement mon bras autour de son épaule, tandis qu'il souriait de son sourire fiérot, céleste et un peu niais, qui me fait toujours un peu suinter de la queue. En tout cas, cet automate, c'était drôlement bien comme cadeau ; c'était plus tout à fait de mon ge, mais il faudra que je le perde pas de l'oeil, ce type-là ; des fois qu'il y aurait d'autres trucs à gratter... Enfin, excuse-moi, je m'exprime un peu vulgairement ce coup-ci, mais on était vraiment bien, on était contents tous les deux, et on s'est quittés en se promettant de recommencer le surlendemain, puisque le lendemain Bahy allait en ville avec son père. Et là, tout s'est encha"né très vite. À la ville, cet idiot de Bahy a eu l'idée d'aller tout raconter à son cousin noir de la ville, qui est un peu plus grand que lui, mon ge à peu près, et surtout il lui a bien montré l'automate << magique >>, histoire de bien lui faire comprendre tous les avantages qu'il y avait à se faire sucer par des hommes de tous ges ; et le cousin, qui s'appelle Akram, il a eu envie de faire la même chose, tu penses ; surtout que Bahy, il lui a décrit les visions fantastique qu'il a eues en fumant du chanvre, en oubliant évidemment de préciser comment il les avait eues, de sorte que le cousin Akram, il a cru que c'était en se faisant enculer qu'on avait ça, et il voulait tellement essayer à tout prix qu'il a tant supplié ses parents de le laisser venir avec Bahy, qu'ils ont fini par céder, pour avoir la paix - deux jours de paix en plus, pour pouvoir lui faire des tas de petits frères ou de petites soeurs, c'était une bonne affaire pour eux. Et donc Akram est venu chez nous ; je l'avais déjà vu il y avait des années, mais il avait grandi, et moi aussi. C'était un beau garçon lui aussi, assez fort, plus grand que moi, bien qu'il soit mon a"né de quelques mois seulement ; mais moi je vais grandir et je vais le rattraper, et je pourrai lui mettre une trempe avec le petit doigt, tu vas voir. Enfin, il y a tout de même une chose, chez Akram, qui est vraiment plus grande, et que j'aurais du mal à rattraper un jour parce qu'il a une sacrée avance, mais bon, c'est un Nègre (Hamid désapprouva cette façon de parler, mais il s'abstint d'en faire la remarque à Ilyas, qui était encore jeune, et donc porté sur ce genre de discrimination comme tous les jeunes Arabes, mais il savait bien que ce n'était pas méchant en réalité. Et puis, sur le fond, il fallait reconna"tre qu'il n'avait pas tout à fait tort). Il nous l'a montrée, sur ma demande - il fallait bien que je contrôle la marchandise - quand on était dans la chambre de Bahy, après le d"ner ; woul h ! Elle est impressionnante. Elle lui arrive jusque là déjà, tu imagines ? >> Ilyas avait porté sa main, à l'horizontal, un peu au-dessus de son nombril, t chant de donner à Hamid une idée approximative de la << chose >> qui était déjà d'une grandeur impressionnante chez Akram. Hamid trouvait cela touchant, quoique, se dit-il, chez un garçon aussi jeune, la grandeur n'est pas forcément une qualité, enfin pas comme chez un homme adulte. Et Ilyas poursuivit : << - Bref, Akram n'était pas mal, et il avait l'air de comprendre ce qu'on attendait de lui, bien qu'il fût assez innocent. Donc, le lendemain, on s'est retrouvés tous les trois, avec l'im m, chez un copain de celui-ci, un autre, un pas trop vieux, pas trop moche, mais pas très riche non plus, qui nous a cependant bien fait rire en imitant toute sorte d'animaux. C'était un comédien, un conteur, et un poète également - qu'est-ce que tu veux, il n'y a que ça, dans ce patelin, des hommes qui passent leur vie à gratter du papier, quand ce n'est pas le cul des garçons, et à qui on donne de l'or et de l'argent pour ça. Enfin, celui-là, il avait carrément un hammam dans sa maison, avec des murs en faïence, un bassin en marbre, une fontaine en or et tout ça. On s'est tous prélassés pendant deux bonnes heures, en s'aspergeant de parfum, d'essences, d'onguents, on nous aurait senti venir à deux encablures, c'était comique. On s'en est frottés les uns les autres, mais d'abord, j'ai sucé Akram, avec l'aide de l'homme qui le massait un peu partout mais surtout les boules, et il a joui, je pense pour la première fois de sa vie, en me remplissant de foutre, tellement qu'il en était étonné, il savait pas qu'il avait ça dans ses bourses, surtout qu'il en avait autant. Après, on était tellement luisants d'huiles parfumées que ça glissait tout seul, on s'est enfilés un peu dans tous les sens, en changeant souvent de position et en s'aspergeant d'eau tiède, c'était bon. Mais c'est après que l'homme, l'ami de l'im m, a eu une idée géniale ; c'est un peu de la faute d'Akram, il faut dire. Quelle idée il a eue aussi, ce pignouf de la ville, de dire, au moment où on allait rentrer à la maison : << - Ben et moi ? J'ai pas droit à un automate ? >> Mais l'homme a ri, et a compris plus ou moins de quoi il s'agissait - enfin, que le garçon, il s'attendait à recevoir un cadeau ou quelque chose du genre, quoi, après s'être bien fait bourrer. Et comme il était plutôt gentil, en fait, il nous a emmenés dans un endroit, waoh ! Je parie que t'as jamais rien vu de pareil. C'est un ami à lui, il tient une animalerie fantastique. Si tu veux, c'est une animalerie ordinaire, quoi, sauf qu'elle est fantastique. Les animaux, là, c'est des mélanges des animaux ordinaires, comme un chien avec un gorille, un éléphant avec un dromadaire - enfin, ça, il y avait pas, mais enfin tu vois le genre - et ils peuvent parler, ou faire des tours, ou changer de couleur, ou te dire ton avenir ; enfin, ils font pleins de trucs bizarres. C'est magique, quoi ; vraiment magique, ce coup-ci. Enfin, magique, je sais pas, mais fantastique en tout cas, ça oui. Et on a chacun pu choisir un animal, celui qu'on voulait, sauf le dragon-scolopendre, parce que celui-là, il est un peu dangereux quand même, et puis il tient pas dans ton salon. Ni la pieuvre-scorpion, parce que... enfin bon, quelle est l'espèce de tordu qui voudrait de cette cochonnerie de toute façon. Bref, moi j'ai rein pris parce que j'ai déjà Bahy, et puis j'aime pas trop les animaux. Bahy, il a hésité, il voulait d'abord prendre le singe-araignée, qui est comme un singe normal sauf qu'il a huit pattes, et il sait faire plein de tours avec, jongler, faire des acrobaties, des tours de cartes, il para"t même qu'il fait des super massages. Mais quand le vendeur lui a expliqué qu'il se nourrissait de souris vivantes et de petits animaux, ça l'a carrément refroidi. Alors il a pris l'hippocampapillon, qui est beaucoup plus sympathique. C'est un petit animal gracieux, avec un corps d'hippocampe, mais qui vit dans l'air et qui a des antennes et des ailes de papillon, des grandes, avec plein de couleurs, comme les beaux papillons géants qu'on trouve en Afrique, et ça Bahy trouvait ça génial. En plus, quand le vendeur l'a sorti de sa cage et qu'il a commencé à se poser sur lui, à lui gratter le cou avec sa trompe et à lui faire plein de chatouilles, il a trouvé ça encore plus génial. Et puis, tout en voletant de droite et de gauche, il s'est mis à descendre, de plus en plus bas, en reniflant Bahy, et il s'est arrêté à hauteur de son sexe, en reniflant avec enthousiasme, et ça chatouillait Bahy qui riait fort ; elle est vicieuse, cette bestiole. En plus il para"t que quand il est content, ce machin-là, il fait de la musique avec ses antennes, qui lui servent comme les cordes d'une lyre. Mais surtout, ce qui a achevé de convaincre Bahy, c'est quand l'animalier nous a dit que l'hippocampapillon se nourrissait presque exclusivement de liquide séminal, qu'on pouvait éventuellement remplacer par des sucreries en cas de pénurie. << - C'est quoi du liquide séminable ? a demandé Bahy. - Pas séminable, andouille, séminal ! C'est le jus de la trique ! a dit son cousin. - C'est quoi la trique ? - C'est la queue ! Dis-je. - Ah ! Donc le liquide sépi... séni... - Sé-mi-nal. - Ouais, enfin, le jus de la trique, c'est le pipi, alors ? - Mais non, triple idiot ! L'autre jus ! >> Bahy écarquilla les yeux : << - Quoi ? Y en a un autre ? - Ben ouais, le blanc, qui sort quand tu jouis ; le liquide séminal, quoi ! - Qui sort quand je joue à quoi ? - Quand je te suce et que t'as bon à la fin ! - Oh ! Celui-là ! Je savais pas que ça portait un nom. - Ben ouais, tu vois, c'est comme toi. - Ah ! Bon... >> Bahy avait l'air éberlué ; ébahi, le Bahy ! Soufflé ! Il était impatient de voir l'hippocampapillon se nourrir de liquide séminal. << - Ouais, a dit Akram, mais lui il est trop petit ; si elle doit compter sur ce qui sort de sa trique pour la nourrir, elle va crever de faim, c'te bestiole. - Bah, je lui donnerai des sucreries, alors >>, a répondu Bahy, un peu vexé qu'on remette comme ça sa virilité en doute, bien que son cousin eût un peu raison. << - S'il a pas assez avec mon liquide sémi... séni... - Séminal, a dit Akram. - Mon liquide sénimal, je lui donnerai des noisettes grillées caramélisées ; c'est bon, ça. >> Bahy, il raffole de ça, les noisettes grillées caramélisées, c'est sa friandise préférée, mais son père il veut jamais lui en acheter, il veut pas qu'il en mange, parce qu'il dit que ça pourrit les dents. Et puis, quand il en mange, Bahy, après ça il a plus faim pour le riz à la sauce aux sardines et aux piments rouges que sa mère prépare, tous les jours, inlassablement, pour le d"ner, et que Bahy déteste, et ça énerve son père. Alors, il a pensé que s'il avait ce truc à la maison, son père serait obligé d'acheter des sucreries, et il pourrait en profiter pour en manger. << - Mais tu le cacheras chez toi jusqu'à ce que j'aie réussi à faire dire à mon père qu'il était d'accord pour que j'aie un animal à la maison, ça va ? J'essaierai de le piéger, un jour, quand il sera distrait ; l'idéal, ce serait quand il rentre bien crevé du travail ; je lui fais couler un bon bain chaud, un peu d'huile parfumée, un petit massage et un narguilé avec son parfum préféré... qu'est-ce que t'en penses ? Me dit Bahy. - Ben, tant que tu y es, répondis-je, t'entres dans le bain avec lui, tu sors le grand jeu, comme aux autres, tu le suces, et tu vas voir comme il va marcher ; il va courir même ! - Mais... c'est mon père ! - Et alors ? - Mais s'il aime pas ça ? - Ils aiment tous ça ! - Bon, mais en attendant, mon hipopamcapi... hicopampa... - Hippocampapillon. - Enfin, mon machin qui vole et qui fait des chatouilles, tu veux bien le garder chez toi ? - Ouais, ça marche, dis-je. >> Le pire, c'est qu'il l'a vraiment fait, le coup du bain ! Enfin, à ce qu'il nous a dit, je sais pas si c'est vrai, parfois Bahy il sait pas très bien ce qu'il dit ; mais en tout cas, au bout d'une semaine, l'hippocampapillon a fini par aller chez Bahy, son père était d'accord, il faut croire qu'il a su se montrer convaincant. Avec des fesses comme les siennes, ça n'a pas dû être bien difficile. Du reste, il était temps, car ce machin qui bouffait que du foutre et des bonbons et qui faisait du boucan la nuit, quand j'essayais de dormir, ça commençait à bien faire. Qu'il chante quand il est content, moi je veux bien, mais qu'est-ce qu'elle a cette bestiole à être contente en pleine nuit, quand tout le monde roupille ? Elle peut pas choisir un autre moment ? Quant à Akram, il choisit un perrocaméléon ; en gros, c'est comme un caméléon, avec des yeux qui bougent dans toutes les directions, un corps qui peut changer de couleur, des pattes bizarres et tout, mais il a juste un bec de perroquet, et il parle, comme un perroquet. Et en plus, il dit des choses intelligentes, et tu peux parler avec lui, il te répond, il te donne des conseils, c'est formidable. Akram était totalement satisfait. En chemin, on a croisé des amis du quartier, dont j'avais déjà goûté la queue, et on est allés tous ensemble chez Bahy, pour leur montrer nos animaux fantastiques. Et quand on s'est retrouvés seuls entre nous dans la chambre de Bahy, on leur a raconté notre après-midi, et ils ont regretté de ne pas nous avoir accompagnés, et il y a Akram qui m'a dit : << - Eh, Ilyas ! Tu veux pas que je te fasse comme les types ils nous ont fait dans le hammam, et comme toi t'as fait à Bahy ? Comme ça on leur montre. - Euh, bah... je sais pas très bien... - Wô, allez, quoi ! J'aime bien ton cul ! - Bon, évidemment, si tu me prends par les sentiments ! >> Et je lui ai donné mon cul ; il m'a bourré abondamment avec sa grosse trique de jais, bien droite et bien dure, en mettant ses mains un peu courtes et potelées sur mes tétons et en soufflant très fort, ce qui a donné des idées aux autres gamins, alors l'un d'eux s'est mis devant moi, a sorti la sienne, et je l'ai sucé pendant qu'Akram me la mettait, et on a joui tous les trois comme ça, debout, tandis que les autres garçons, excités, faisaient des galipettes du même style entre eux ; la chambre du petit Bahy était devenue un lupanar pour garçons en rut, il n'y avait que Bahy qui, seul dans son coin, essayait de faire prendre à l'hippocampapillon son premier repas. Il l'a sorti de sa cage, alors la bestiole s'est mise à le renifler comme dans la boutique, au même endroit, visiblement il aime ça, j'ai dû avoir des ancêtres hippocampapillons ; et Bahy était très excité du coup, elle était toute tendue, alors il l'a sortie ; et ce machin, vrai de vrai, s'est mis à voltiger tout autour en la caressant, en lui faisant des trucs avec son espèce de trompe, et Bahy avait l'air de trouver ça extrêmement agréable. Il a joui comme ça, la queue à l'air, comme un fou, on n'avait jamais vu ça, il y avait une petite mare translucide sur le plancher - toute petite - , l'animal l'a tout de suite repére, et il a tout aspiré avec sa trompe. Et il devait être content, parce qu'il faisait de la musique avec ses antennes, une jolie musique. Du coup on a tous voulu essayer ; on a baissé nos pantalons de nouveau, et l'hippocampapillon est venu nous butiner tour à tour ; c'était agréable, une nouvelle façon de jouir si tu veux, et chaque fois qu'un de nous jouissait, la bestiole aspirait tout avec sa trompe en faisant de la musique ; on a ri comme des fous. Drôle de bestiole ! Qu'est-ce qu'elle a dans la tête ? Enfin, depuis qu'il a ça à la maison, il doit pas s'embêter, le Bahy. Le cousin se demandait si son perrocaméléon faisait la même chose. << - Ben, demande-lui, dis-je, puisque ça parle. - T'as raison, je vais lui demander. Eh ! Perrocaméléon, toi aussi tu te nourris de liquide séminal ? Tu veux sucer ma queue ? - Et toi, tu veux sucer la mienne ? >> a répondu le perrocaméléon. Akram a fait la grimace, a compris que ça voulait dire non, et a été un peu déçu. << - Bah, t'en fais pas, dis-je pour le consoler ; il se lassera vite... avec la main, c'est bien aussi... ou bien t'as qu'à m'appeler, moi je te suce quand tu veux. - Et puis moi au moins, je parle ! >> a ajouté le perrocaméléon. << - Tu chante pas aussi ? J'ai dit, parce que tu pourrais faire un duo avec l'hippocampapillon. - Quoi, il a répondu, moi, pousser la chansonnette avec ce lépidoptère foutrivore ? Non mais, tu m'as déjà bien regardé, garçon ? Tu veux pas aussi que le requin-pieuvre vienne danser la danse du ventre ? Tu sais que si ton copain n'était pas là, sa bestiole, elle aurait fini par servir de déjeuner à la mygale-chauve-souris ? >> Cet animal n'avait pas bon caractère, mais il avait de l'ironie. Du coup Akram a retrouvé le sourire. D'ailleurs, depuis, le perrocaméléon lui raconte tout le temps plein d'histoires marrantes, et ils s'entendent comme larrons en foire. Ce jour-là, j'ai compris que ça pouvait aussi être amusant d'inviter des autres gars de notre ge, ou des plus jeunes, pour faire des c lins avec nous, et leur apprendre à prendre dans le fondement et à donner du plaisir aux hommes ; c'est chouette, parce que les garçons, ils ont le cul plus étroit que les hommes, c'est meilleur quand on les monte, ça donne plus de plaisir, en plus ils sont beaux aussi, les hommes ont la force et la virilité, mais les garçons ont la gr ce et la féminité, en quelque sorte je veux dire, et moi, même si je suis un garçon, quand je vois les noix de coco de Bahy ou la belle tige de son cousin, je comprends les hommes, je me sens un peu homme aussi, j'ai envie de m'envoyer un garçon, alors pourquoi pas ? Et puis aussi, les hommes qui aiment les garçons, ils aiment bien ça, faire ça chaque fois avec d'autres garçons, on varie les plaisirs, ça casse la monotonie, ça les incite à donner plus de cadeaux, ça les fait même bander plus dur peut-être, tout le monde est content, mais surtout, surtout, à chaque fois que je corromps un nouveau garçon, j'imagine la tête de ses vieux le jour où ils apprendront le comportement de leur tendre petit, parce qu'ils finissent toujours par l'apprendre un jour ou l'autre, et plus ils sont coincés, respectables, comme il faut, plus c'est drôle d'imaginer leur tête ce jour-là, et vraiment, ça, je peux pas m'en lasser, jamais. Alors, pas seulement pour ça, hein ! Mais pour toutes ces raisons ensemble réunies, quoi, à partir de ce jour-là, j'ai commencé à ramener d'autres garçons, de plus en plus de garçons, tout ce que je pouvais, mes copains, les copains des copains, ceux de Bahy, de son cousin, qui revenait de temps en temps se faire sucer (sa tige avait pas mal de succès) ou se faire mettre, les petits voisins, jusqu'aux garçons des rues, quand on pouvait leur promettre quelque chose à se mettre sous la dent. Bref, Bahy et moi, on a dévergondé, corrompu, détourné, systématiquement, méthodiquement, consciencieusement, toute la jeunesse masculine du faubourg, et toute celle de Naruq ; sinon toute, une bonne partie en tout cas. C'était excitant et follement hilarant. Avec les copains, on rigolait sans cesse ; toutes ces copulations, en fait, créaient des liens amicaux réels, on apprenait à se conna"tre en profondeur, c'est le cas de le dire, à se comprendre, à s'apprécier. Si toute la vie pouvait être comme ça, ce serait vraiment quelque chose de bien, la vie. >> En entendant ce récit émouvant, coloré, Hamid eut un sentiment étrange. Jusqu'ici, comme beaucoup d'amoureux des garçons, il avait attaché un prix particulier au garçon vierge, sans expérience ; être le premier qui foulerait le continent inconnu de ses sens, qui lui procurait l'ivresse de la chair, être son initiateur, devait être naturellement la chose la plus désirable au monde, l'idéal. Le garçon déjà initié, déjà expérimenté, s'il pouvait être désirable également, éveillait moins son intérêt. Mais là, il lui semblait que c'était tout le contraire. La formidable expérience accumulée par Ilyas, l'excès même de ses aventures érotiques, lui conférait un attrait particulier, qui égalait celui du garçon vierge. Ces expériences sans nombre, la superfine corruption dont elles étaient la marque, leur outrance, le nimbaient d'une sorte de pureté paradoxale, de virginité négative. Ce garçon ingénu, qui n'éprouvait ni honte, ni gêne, ni remord, ni culpabilité pour sa conduite inqualifiable, était devenu l'incarnation même du désir et de la sensualité la plus débridée. Il était la passion, l'appétence, la jouissance à l'état brut. Le posséder à son tour, s'inscrire, lui, Hamid, dans la longue cha"ne des hommes qui avaient caressé, embrassé, pénétré, fait vibrer comme un archet la chair de ce garçon, devenait, était, la chose la plus intensément désirable au monde, aussi désirable que de posséder le plus vierge, le plus chaste des garçons. Un tel phénomène cosmique, un tel monstre de désir animal et de volupté sensuelle, il le lui fallait à tout prix ; il n'était pas possible, il n'était pas concevable qu'ils l'aient tous eu, sauf lui ! Il brûlait d'étreindre, de cajoler, de faire jouir à son tour ce garçon prodigieux qui semblait n'avoir été créé que pour désirer, jouir, être possédé. Seulement, il y avait un problème, et Hamid l'apprit promptement. Les animaux de l'animalerie fantastique n'étaient pas seulement des créatures oniriques et charmantes ; c'étaient aussi des êtres paradoxaux, mystérieux, chargés d'un pouvoir psychique, d'un pouvoir occulte. L'hippocampapillon surtout, et même le perrocaméléon, possédaient ce pouvoir au plus haut point. Ils agissaient sur les esprits, en modifiaient l'équilibre, le métabolisme psychique. Cela pouvait avoir un effet bénéfique, ouvrir des portes, créer des visions, rapprocher les mes ; mais cela pouvait aussi les diviser, entre elles, et à l'intérieur d'elles-mêmes, introduire le désordre, la confusion, créer de subtiles fêlures. C'était à craindre dans le cas d'esprits particulièrement sensibles et ayant déjà subi des traumatismes psychiques, comme Chuayb, qui était un homme intelligent et extrêmement sensible, avec la mort de Yassine. Le vendeur avait commis une faute ; il aurait dû prévenir les garçons, les avertir que ces animaux n'étaient pas totalement inoffensifs ; car il y a toujours une part trouble, une part obscure dans le merveilleux, un côté par lequel il peut nuire si l'on n'y prend garde ; or, il ne les avait pas prévenus. Du coup, l'influence négative des animaux fantastiques se manifesta sur le fragile Chuayb, qui sombra brutalement dans la paranoïa et la fragmentation mentale. Il se crut persécuté, traqué en permanence par un mystérieux garçon dont il ne voyait pas le visage - ou ne voulait pas le voir - mais dont il apercevait l'ombre partout. Il ne savait pas qui était ce garçon, mais il sentait qu'il était une menace pour lui. À certains moments, il pensait que c'était Yassine, qui revenait pour se venger. À d'autres, il disait que c'était un garçon très beau, mais à la beauté froide et délétère, qui personnifiait la mort, et que si par malheur, il croisait son regard, il serait pétrifié pour l'éternité. Et il avait une terreur indicible, une peur panique de ce garçon. L'obsession était si grande qu'il sombra véritablement dans la démence. On voyait qu'il souffrait, et il n'était plus lui-même. De plus, son état lamentable rejaillissait sur l'esprit d'Ilyas, qui était également un garçon sensible ; Ilyas avait réellement aimé Chuayb, il avait eu avec lui une relation intense, à la fois charnelle et spirituelle, il lui devait beaucoup, c'était son ami, son ma"tre pour certaines choses, c'était un proche, un intime, une me qui comptait pour la sienne. Il ne pouvait pas vivre sans lui, et ce qui affectait Chuayb affectait Ilyas. De sorte que celui-ci, depuis que son ami avait sombré dans cette folie de persécution, se sentait très mal également. Il était triste et sombre, et, pour la première fois, se sentit perdre le goût des expériences érotiques. Cela contristait énormément Hamid, qui d'une part compatissait sincèrement à la douleur de ce garçon qu'il aimait et admirait beaucoup, de l'autre, était frustré de ne pouvoir le posséder alors qu'il avait une si grande envie de lui. Et ce n'était pas seulement le problème de Hamid, non ; depuis des mois, sans qu'il y parût, Ilyas était devenu un personnage important de Naruq et de ses environs. Il avait apporté du bonheur, du réconfort, à tant d'hommes dont la vie, sans lui, aurait été un désert sensuel et affectif ! En tant que grand pourvoyeur de plaisir garçonnier, il était devenu un élément-clef de la vie de ces hommes, dont certains étaient grands et importants, et par conséquent, de la vie de Naruq en général. Aussi, son désarroi, sa tristesse, rejaillissaient-ils sur Naruq tout entière. Oui, il y avait quelque chose de changé, en mal, à Naruq, depuis que Chuayb se sentait poursuivi par ce garçon mystérieux. Le climat s'était assombri ; non le climat physique mais le climat spirituel. Il fallait à tout prix que Hamid aid t Ilyas ; il le fallait pour lui-même et pour tous les autres. Et pour cela, il devait aider Chuayb. Mais il ne voyait pas du tout comment faire. Alors, il se contenta provisoirement de l'installer au sein de l'Ordre, dans un endroit calme, sous haute surveillance. Là, du moins, il ne risquerait pas de se faire du tort à lui-même ; on l'observerait, on le soignerait, et l'on tenterait de trouver un remède à sa folie, afin qu'Ilyas puisse redevenir le merveilleux feu follet sur le marais de nos passion, le jeune faune avide d'amour et de stupre, qu'il avait été. 29. La guerre de K thre Depuis deux jours déjà, Hamid et le sombre cavalier faisaient route côte à côte, dans le désert. L'homme, bien éduqué, savait se rendre utile, en déchargeant Hamid et Mokhtar du fardeau que constituait le fait de convoyer seuls un << invité >> comme le pauvre Chuayb. Du reste, on n'en aurait pas attendu moins de la part de quelqu'un que l'on avait tiré d'un péril aussi grand que ces mystérieux cavaliers sans visage qui le traquaient dans le désert, sur son cheval à la robe gris-bleu. Car n'écoutant que leur courage, Hamid et Mokhtar s'étaient tout de suite jetés à la poursuite de ces sinistres cavaliers, que l'on eût dit sans visage tellement ils avaient le front renfoncé derrière le foulard qui enveloppait leur tête. Et les cavaliers, qui n'étaient que trois, avaient fui devant deux hommes et un garçon, mais dont ils reconnaissaient l'un d'eux au moins pour un homme de l'Ordre ; or on était dans le désert, qui est le territoire naturel de l'Ordre, et ces cavaliers sombres, qui avaient pour mission de traquer l'homme au cheval bleu, appartenaient à une puissance qui ne voulait pas avoir d'ennui avec l'Ordre. C'est ce qu'avait expliqué le cavalier, qui s'appelait Jorayj. Maintenant que ses ennemis avaient été mis en déroute, et que les présentations avaient été faites, Jorayj pouvait raconter son histoire, qui fut la distraction d'une partie du voyage. << - Vous avez peut-être entendu parler, dit-il, du conflit qui oppose en ce moment les forces du calife aux gens de la cité de K thre, par delà la mer ? - Un peu, dit Hamid ; mais mieux vaudrait que vous nous expliquiez tout par le détail. #il faut développer ce récit, raconter l'enlèvement etc. Putain, ça va pas du tout comme ça, tu déconnes mec ! Même pas une scène d'amour entre Faris et Hilal ! Faut revoir ça complètement!# - Eh bien ! Voilà ; il n'y a guère de mots, même dans une langue aussi riche que la nôtre, pour dire la splendeur de K thre. Elle était, à l'origine, un simple comptoir colonial fondé par le calife sur l'autre rive de la mer ; on y échangeait le bronze, la soie et la nacre contre des épices et de l'encens. Mais par la suite, lorsque ce commerce eut prospéré pendant plusieurs générations, elle se développa et devint une grande et puissante cité maritime, riche et par conséquent presque indépendante du pouvoir califal, qu'elle ne reconnaissait que de façon formelle, comme beaucoup de cités de ce genre - dont Naruq même, à la limite, fait partie. Mais Naruq ici n'est pas en cause ; c'est avec une autre cité-état, Rubaz, que le conflit a éclaté, je vous expliquerai bientôt comment s'il pla"t à Dieu. Depuis l'origine de sa fondation, les liens entre K thre et Rubaz étaient intenses, et c'est de cette dernière cité qu'étaient partis les premiers savants, artistes et philosophes qui émigrèrent à K thre, attirés par sa prospérité. Comme les gens, à cette époque, ne s'y occupaient que d'affaires, et qu'il n'y avait pas véritablement d'État, on y respirait une plus grande liberté pour échanger des idées, et ainsi, les arts et les sciences commencèrent à s'y développer. Cela amena le progrès technique, une meilleure organisation, les raffinements de la vie citadine, et avec eux, les subtilités de la politique. La cité se dota ainsi d'un véritable État, avec une caste nobiliaire dirigée par un Émir et appuyée sur l'élite des savants qui avaient introduit les fastes de la civilisation dans ce qui n'était qu'une simple étape sur la route de la nacre. En même temps, le tissu urbain se développait et s'ornait de somptueux monuments ; en quelques générations, K thre devint donc une société brillante et un phare de notre civilisation. Il y avait des marchands et des militaires, mais aussi des artisans, des artistes, notamment des sculpteurs, et des orfèvres spécialisés dans le travail de la nacre, mieux que partout ailleurs ; et puis des musiciens : pendant longtemps, les musiciens de K thre furent réputés et appréciés jusqu'à la cour du calife, au point qu'on la surnommait << la cité de l'harmonie >>. Et on y trouvait aussi les meilleurs luthiers. Ainsi que les théologiens, les géomètres, les astronomes, les logiciens, les grammairiens, et les spirituels, les soufis ; tout ce que compte le monde civilisé était présent à K htre au plus haut degré d'excellence ; et ses habitants, qu'ils fussent nobles ou simples manoeuvres, avaient le sens de l'hospitalité ; jamais un voyageur qui arrivait à la tombée du jour n'avait à payer sa première nuit. @ En effet, le sultan de Rubaz avait un favori, un jeune prince nommé Hilal, gé de douze ans, qui partageait sa couche, et qui était d'une beauté à faire p lir les anges du Paradis. Il était si beau qu'un jeune prince de K thre, le prince Faris, dont la soeur était une des épouses du sultan de Rubaz, un jour qu'il rendait visite à son beau-frère, tomba amoureux du petit Hilal et l'enleva. Il l'emmena à K thre, où tout le monde fut si émerveillé par sa beauté divine, que chacun s'inclina devant lui et jura de mourir plutôt que de le rendre aux gens de Rubaz. Ceux-ci offrirent pourtant de racheter un million de dinars en or le beau Hilal aux gens de K thre. Mais ceux-ci jetèrent les caisses contenant l'or à la mer, ce qui provoqua l'ire du sultan de Rubaz ; ainsi commença le conflit. On chercha bien quelque temps encore une solution diplomatique, mais l'on n'en trouva pas. Faris était bien trop épris de Hilal, qui d'ailleurs n'était pas insensible à ses avances ; il faut dire que Faris était un jeune et beau prince, plus beau, bien qu'il ne fût pas aussi riche, que le vieux sultan de Rubaz (qui était cependant un homme digne et plein de sagesse). Celui-ci, excédé, fonda alors une ligue de cités-états dépendant du calife, pour aller combattre et soumettre, au nom de ce dernier, les gens de K thre. Cette ligue comprenait notamment les sultans de Naqruf, Tarwat et Naruq, dont le sultan est d'ailleurs le beau-frère, lui aussi, de celui de Rubaz. Or, dans l'armée de la coalition califale, il y avait trois nobles jeunes gens, qui étaient parmi les combattants les plus habiles et les plus décidés : c'étaient les princes Abdul-Halim, Reda et Numane. Numane était le plus courageux des trois ; il avait un jeune écuyer du nom de Moncef, qui était un très joli garçon, fort et courageux lui-même, qui était l'amant de son ma"tre ; mais ce dernier, quoiqu'il aim t bien Moncef, était secrètement amoureux de Hilal, ce qui redoublait son ardeur au combat. Or, il arriva qu'un jour il fut tué a par le géant Daoud, qui était le plus redoutable combattant de l'armée de K thre. Aussi, le jeune Moncef, désespéré, entra dans une colère noire et jura de se venger de K thre tout entière. Il voulut la frapper à la tête. Alors, comme il jouait merveilleusement du luth, il se fit passer pour un musicien de profession et demanda à être reçu par le gouverneur de K thre. Le gouverneur, bel homme de trente ans appelé Badreddine, le reçut, l'écouta, et fut frappé par la beauté de cet adolescent au visage doux encadré de boucles de cheveux ch tains. Alors, Moncef, qui était rusé et déterminé, entreprit de séduire le gouverneur. Il y arriva facilement, car il connaissait la puissance de ses charmes sur les hommes au sang chaud. Son but était d'arriver à le convaincre d'ôter ses vêtements et ses armes, et, une fois qu'il serait nu et désarmé, de le frapper avec un poignard qu'il aurait dissimulé sous le lit. Mais sur ces entrefaites, on apprit que Numane n'était pas mort ; le coup qu'on avait cru fatal n'avait fait qu'entra"ner un coma de plusieurs jours, au terme duquel le jeune homme s'était réveillé et avait appris avec consternation les plans de son favori. Par ailleurs, une issue diplomatique au conflit avait enfin été trouvée : les gens de K thre et de Rubaz s'engageaient à laisser Hilal choisir entre le sultan et Faris. S'il choisissait le premier, Rubaz enverrait en dédommagement à K thre ses vingt plus beaux éphèbes - ironie du sort, le premier des vingt était justement Moncef, qui était, de l'avis général, le plus joli garçon de Rubaz ; si au contraire Hilal préférait rester avec Faris - ce qui était probable - c'est K thre qui enverrait deux millions de dinars en or en dédommagement. Cet accord venait d'être ratifié par les deux parties, et c'était moi, le prince Abdul-Halim, qui étais chargé d'aller prévenir Moncef avant qu'il ne m"t son plan fatal à exécution, car si le gouverneur de K thre était tué par un jeune homme de Rubaz, évidemment, l'accord serait caduc. Malheureusement, il y avait à K thre un puissant parti, ennemi du gouverneur, que la guerre arrangeait car elle l'enrichissait tout en servant ses intérêts ; ces gens-là, qui avaient des alliés dans les rangs du calife, n'avaient aucune envie d'assister à une résolution pacifique du conflit. Aussi m'envoyèrent-ils une dizaine de leurs cavaliers de la mort pour tenter de m'empêcher d'accomplir ma mission ; j'arrivai à semer la plupart d'entre eux dans le désert, mais il en restait trois à mes trousses, les plus revêches, lorsque vous êtes arrivés. Vous m'avez sauvé la vie ; mais c'est le sort de milliers d'autres vies qui dépend de l'accomplissement de ma mission. Il faut que vous m'aidiez à la remplir, afin d'arrêter cette guerre barbare, je vous en prie ! Au nom de nos cités, que la guerre va ravager. >> Hamid pensa que cet homme avait raison, mais que, le sujet étant grave, puisqu'il engageait, le cas échéant, la responsabilité de tout l'Ordre dans un conflit entre états, il décida qu'il valait mieux en parler à Mounir et prendre ses ordres de lui. Il éperonna alors ses chevaux tant qu'il put pour arriver plus vite à l'Ordre. Lorsque, quelques jours plus tard, ils furent à la capitale mouvante, Hamid mit Mounir au courant des derniers événements : il lui remit Chuayb, qui fut placé sous bonne garde, en attendant sa guérison. Il lui répéta ce que lui avait raconté le jeune Ilyas ; et surtout, il lui parla d'Abdul-Halim, de sa mission et de la guerre de K thre. Mounir fut d'avis qu'il fallait immédiatement qu'un groupe d'homme sûrs part"t avec Abdul-Halim et pr"t le premier bateau pour K thre, afin de tenter de retrouver Moncef et de l'empêcher de tuer le gouverneur. D'abord, Mounir voulut partir avec eux, mais Mokhtar lui rappela qu'il avait prévu de s'occuper d'abord du petit Soufiane, à Penjava, et qu'il se pouvait que celui-ci courût un grand danger avec les hommes de Mourad. Mounir se contenta donc d'envoyer, avec Abdul-Halim, Hamid, en qui il avait confiance comme en lui-même, accompagné d'autres preux triés sur le volet. Mais avant de partir, comme il faudrait être en forme pour faire face à de nombreux dangers, on résolut de passer une bonne nuit de détente. Le jeune prince de Rubaz festoya donc avec les dignitaires de l'Ordre, et Mounir, vers le soir, lui fit choisir parmi ses garçons ceux qui lui plaisaient le plus pour passer la nuit avec eux. Et chacun se retira pour dormir avec les garçons pour lesquels il avait le plus d'inclination. Mais vers minuit, Mounir, ne trouvant pas le sommeil malgré l'opium et les garçons, alla faire un tour au dehors, histoire de prendre le frais. Et là, il trouva Abdul-Halim tout pensif, qui ne dormait pas non plus. Il vit que sa mission l'obsédait. Alors, il résolut de lui faire la conversation, pour l'aider à trouver le sommeil. Et Abdul-Halim lui conta son histoire : << - Il y a cinq ans, dit-il, j'avais dix-sept ans ; j'étais alors un jeune homme de bonne famille à qui l'on faisait apprendre le métier des armes. Chaque jour, je me rendais à cheval chez mon précepteur militaire, et je passais mes journées à étudier avec lui la lutte, l'escrime et le tir à l'arc. Le soir, avec mes compagnons d'armes, je sortais boire et me mêler à des jeunes filles ou à des jeunes garçons. Or un jour, sur mon chemin, je croisai un jeune garçon d'une beauté sans pareille, qui m'observait avec une expression étrange. J'en avais été si frappé que tout le jour et toute la nuit qui suivit, je repensais sans cesse à ce garçon que j'avais entrevu. Mais quelle ne fut pas mon étonnement de constater, le lendemain et le surlendemain, qu'il était chaque fois là, à la même place, guettant mon passage et me regardant avec de plus en plus d'insistance. Un jour enfin, n'y tenant plus, je décidai de l'interroger ; mais à peine avais-je mis pied à terre qu'il prit ses jambes à son cou. C'était vraiment étrange. Le lendemain, quand je passai devant lui, je feignis de ne pas le voir. Mais un peu plus tard, alors que je passais à pieds dans le souk, j'eus la surprise d'apercevoir le même jeune garçon, qui fl nait parmi les échoppes. Cette fois, je résolus de lui parler coûte que coûte. Je m'approchai de lui ; il s'enfuit ; je le poursuivis, je gagnais du terrain malgré son avance, et finalement je le rattrapai, mis mes deux bras autour de sa taille et le plaquai au sol. Il cria. Mais à ce moment, je sentis une force terrible qui m'empoignait, me secouait, me faisait l cher ma prise, et finalement, me précipitait violemment au sol, tandis qu'une voix terrifiante, caverneuse, proféra des menaces à mon encontre si je m'approchais encore de ce jeune être << innocent >>. Impressionné, mais nullement terrorisé, je résolus, le lendemain, de tirer toute cette histoire au clair, lorsqu'on frappa à ma porte. J'allai ouvrir, et je vis un homme d'une quarantaine d'années, aveugle avec un bandeau sur les yeux, qui tenait à la main le jeune garçon qui était à la source de tout cela. J'appris que l'homme s'appelait Abdunnur, et le garçon Noureddine, et qu'il était son neveu. Abdunnur venait me présenter ses excuses pour ce qui était arrivé hier et les jours précédents, et me promettre que, désormais, je n'aurais plus à me plaindre de lui ou du garçon. Mais ce garçon, qui était vraiment très beau, me fascinait de plus en plus, et je brûlais d'en savoir davantage sur son compte. Aussi, je priai mes visiteurs de rester. Je les installai sur un fauteuil et commençai à les presser de questions. Alors, l'aveugle retira son bandeau, et je vis qu'en réalité, il voyait aussi bien que vous et moi, mais qu'il avait les yeux fendus comme ceux d'un chat : ce n'était pas un homme, mais un génie ! Telle était l'explication de la mystérieuse force que j'avais ressenti la veille et de la voix que j'avais entendue. Noureddine avait été recueilli par des génies lorsqu'il était tout enfant, ses parents étant morts à la guerre. De sorte qu'il avait grandi parmi ces êtres prodigieux, qui le considéraient et le protégeaient comme un des leurs. Mais depuis quelque temps, Noureddine était devenu curieux du monde des humains, d'où il était issu. Ayant grandi loin des hommes, ceux-ci le fascinaient. C'est la raison pour laquelle, depuis des jours, il m'observait comme il le faisait. Ma prestance, ma beauté virile et juvénile à la fois, entrevue un jour que je me rendais chez mon ma"tre d'armes, exerçaient sur lui une attraction irrésistible. Mais quand j'avais voulu m'approcher de lui les premières fois, il avait pris peur, n'ayant pas l'habitude des humains ; en outre les génies, qui n'avaient pas une très haute opinion de ces derniers, avaient d'abord vu avec inquiétude leur protégé attiré par ses semblables. D'où la mise en garde un peu brutale qui m'avait été faite, et dont le brave Abdunnur se repentait maintenant. Car par la suite, ayant réfléchi, ils avaient estimé qu'il était dans la nature des choses que Noureddine fût attiré par les êtres de son espèce, et qu'il aurait été vain de s'opposer à cette manifestation du caractère. Ils avaient donc décidé de lui permettre de satisfaire pleinement sa curiosité pour moi, et telle était la raison de leur visite. J'acquiesçai, mais je demandai si l'on pouvait me laisser seul avec l'enfant, car la présence de ces créatures non humaines me mettait mal à l'aise. Abdunnur accepta et se retira, non sans me lancer un regard qui voulait clairement dire que si je faisais le moindre mal au garçon, j'étais un homme mort. Lorsque nous fûmes seuls, Noureddine et moi, nous rest mes un court moment assis l'un en face de l'autre, ne sachant pas quoi nous dire. Ce fut lui qui prit la parole et me demanda enfin s'il pouvait me toucher, afin de vérifier que mon corps était vraiment comme le sien. J'acceptai en riant, un peu émoustillé par cette demande insolite. Alors, Noureddine grimpa sur moi et se mit à me toucher le visage, les cheveux, les oreilles, le ventre... avec un peu d'appréhension au début, puis avec un plaisir manifeste ; c'était la première fois qu'il touchait un corps humain, mis à part le sien ! Moi, je commençais à être sérieusement excité par ces attouchements ; je me mis donc moi aussi à le toucher, et même à le caresser, ce qui eut pour effet de communiquer à l'enfant ma propre excitation. Sans vergogne, il demanda alors à me voir nu. Je lui répondis que je me mettrais nu s'il en faisait autant, ce qu'il accepta. Nous nous retrouv mes donc nus l'un en face de l'autre, visiblement excités, et mûs par une envie folle de nous empoigner. Ce que nous f"mes illico ; je me couchai, il grimpa sur moi ; et nous nous un"mes gaiement, oubliant toute bienséance, mais remplis de tendresse l'un pour l'autre. Je crois que je le rendis vraiment heureux ce jour-là. En tout cas, dès le lendemain, Noureddine revenait me faire part de sa décision d'habiter chez moi désormais. Un peu inquiet, je lui demandai ce qu'en pensaient ses amis les génies ; il me répondit qu'il avait raconté à ses amis tout ce que nous avions fait la veille, et que ceux-ci avaient été heureux de constater que Noureddine avait trouvé un être de son espèce, un ami, un frère, capable de l'aimer et de le comprendre. Aussi ne s'opposaient-ils pas à ce qu'il v"nt vivre chez moi, pour peu que je m'engageasse à l'aimer et à le bien traiter. J'avais justement besoin d'un jeune écuyer à mon service ; je pris donc Noureddine qui, dès cet instant, me servit le jour comme écuyer, et la nuit comme amant. En outre, je devins l'ami des génies ; j'allais souvent chez eux, et j'apprenais leurs coutumes, leurs idées, leurs secrets. C'était très intéressant. Aujourd'hui encore, il m'arrive de me servir, au combat, de certaines techniques quelque peu surnaturelles que m'ont appris les génies. Et mon amitié pour mon jeune compagnon n'a jamais diminué. Au fil du temps, je devins un fier soldat, un combattant hors pair, aussi, le sultan de Rubaz me prit à son service pour aller faire le siège de K thre. Le reste, vous le connaissez. >> Hamid, qui trouva cette histoire passionnante, raconta à Abdul-Halim la sienne, que nous connaissons déjà ; puis ils allèrent se coucher, afin d'être dispos le lendemain. Quand le jour vint, tous nos preux étaient sur la brèche. Ils décidèrent de partir vers le petit port de Lijni, qui était le plus proche, afin de s'embarquer sans plus attendre, les uns pour l'Inde, les autres pour K thre. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que, pendant qu'ils délibéraient dans le désert de Naruq, de graves événements se produisaient dans la ville assiégée. En effet, Moncef, qui était venu pour séduire le gouverneur, avait en fait été séduit par lui, renonçant à le tuer. Maintenant, l'homme et le jeune garçon étaient devenus les meilleurs amis du monde. Mais le parti qui voulait la guerre ne l'entendait pas de cette oreille - or il avait ses gens partout. Il projetait donc de faire tout de même assassiner le gouverneur, en s'arrangeant pour que les soupçons tombent sur Moncef - et l'on sait qu'en temps de guerre, les soupçons se changent vite en certitudes - de sorte que la solution diplomatique deviendrait caduque et que la guerre reprendrait de plus belle. Or, ce parti était puissant ; et il avait à sa tête un des ennemis jurés de Mounir, l'homme à la tête de sanglier, réputé pour son intelligence et pour sa cruauté. 30. L'homme à la tête de sanglier L'homme à la tête de sanglier était le cauchemar de Mounir, sa bête noire. Son existence, d'ailleurs, était semi-mythique : beaucoup la remettaient en question. Mais Mounir savait qu'il existait, car il lui avait jadis parlé, alors qu'il était encore tout enfant, ce qui l'avait terrorisé, à tel point que chaque nuit, dans son sommeil, il revoyait cet être innommable qui lui réitérait ses menaces de mort. L'homme à la tête de sanglier, ou plus simplement Tête de sanglier, était un vil truand, déloyal, rusé, impitoyable et sanguinaire ; il était à la tête d'une organisation qui était une sorte de version noire de l'Ordre, et sa rivale éternelle. Mais pour comprendre comment tout avait commencé, peut-être vaut-il mieux remonter à la source, c'est-à-dire loin, très loin dans le passé, avant même la naissance de Mounir. Il y avait alors un jeune garçon, un jeune prince habité par le démon de la cruauté. Un jour, chez un boucher chrétien, il fut fasciné par une énorme hure de sanglier, dont les crocs acérés, le regard méchant, l'allure générale qui exprimait la férocité et la bestialité la plus pure, l'avaient enchanté. Il décida d'en faire son symbole. Plus tard, lorsque il eut fondé sa confrérie satanique, dont il était à la fois le ma"tre et le grand prêtre, il prit l'habitude de ne se montrer à ses hommes que coiffé d'un masque formé par une tête de sanglier, et c'est dans cette tenue qu'il présidait des cérémonies sanglantes, où des innocents étaient sacrifiés à son insatiable soif de pouvoir. À plusieurs reprises, au cours de son existence, Mounir avait croisé sur son chemin la Tête de sanglier ; il savait qu'elle le haïssait, et qu'un jour aurait lieu entre eux un affrontement décisif. En attendant, il essayait de garder ses distances avec cet adversaire malsain. Et voilà qu'une fois de plus, il le trouvait en travers de sa route. Dans le port de Lijni, nos amis se séparèrent. Mounir partait pour Penjava, emportant Haydar, Abdul-Hakim et une dizaine de gens preux. Hamid partait pour K thre avec Abdul-Halim et dix hommes à lui. La traversée de Mounir fut agréable, sans encombres. Haydar et lui jouaient avec les mousses ; trois d'entre eux rejoignirent l'Ordre. Enfin, on arriva à Varjna, puis à Penjava. Là, Abdul-Hakim retrouva ses hommes et son navire, et Mounir rencontra Marzouk, dont Hamid lui avait donné l'adresse. Ensemble, ils discutèrent de la façon d'approcher la maison où se trouvait le petit Soufiane, qui était gardée jour et nuit par deux sentinelles, d'autres gardes, dont on ne pouvait conna"tre le nombre exact, se trouvant à l'intérieur de la maison. Ils décidèrent que c'était la nuit qu'on avait le plus de chance de pouvoir venir à bout de tous ces hommes de Mourad ; c'est d'ailleurs ce qui avait été convenu dès le début. Aussi, à la nuit tombée, se rendirent-ils à la maison de Muhsin et Khadija. On n'eut aucun mal à se défaire des deux sentinelles, qui se laissèrent distraire et assommer avec une facilité déconcertante. Dans la maison, ce fut une autre paire de manches. Il y avait des gardes à tous les étages, et la chambre de Soufiane se trouvait au dernier. C'est pourquoi les hommes de Mounir détournèrent l'attention des gardes en menant un grand combat de sabre, tandis que Mounir lui-même, tranquillement, escaladait la façade et entrait dans la chambre par la fenêtre. Mais il la trouva vide, et comprit alors qu'il avait été joué. En effet, en regardant par la fenêtre à cet instant, il vit que la maison était toute cernée de gardes, qui tenaient ses hommes en ôtages. Mounir, désireux de gagner du temps, se laissa donc prendre et mener jusqu'à la prison de Penjava. En chemin, il pensait que, fort heureusement, Haydar, Marzouk et Abdul-Hakim étaient toujours libres, et qu'ils pourraient l'aider à s'évader ou prévenir Hamid. Mais en arrivant à la prison, il vit Haydar, Marzouk et Abdul-Hakim qui l'attendaient, l'air penaud. Ils s'étaient vraiment tous faits piéger. Ils avaient été mis dans des cellules de quatre personnes, ne communiquant avec le monde extérieur que par un soupirail qui donnait sur la cour de la prison. Jour après jour ils se morfondaient, cherchant en vain un moyen de sortir de là ; enfin, un jour, quelqu'un jeta une boulette de papier par le soupirail. C'était le vieux Muhsin qui avait réussi à se faire engager comme ouvrier de manière à pouvoir pénétrer dans la cour de la prison. Le lendemain, Mounir parvenait à s'entretenir discrètement avec lui, sans attirer l'attention des gardiens. Dès ce jour-là, il afficha une sérénité parfaite. On eût dit qu'il se trouvait réellement heureux d'être là, n'éprouvant aucune crainte quant à l'avenir. Ses compagnons lui envièrent son calme. Même quand on leur annonça qu'ils allaient bientôt être jugés aux noms du sultan et du calife, cela ne sembla pas l'ébranler ; au contraire, son calme se mua en euphorie ; c'était incompréhensible. Enfin, un matin, on vint chercher les treize prisonniers pour les mener au tribunal. Le prince Mourad était présent, triomphant, les juges indiens étaient graves et solennels. On lut l'énoncé des faits qui étaient imputés aux détenus ; une peine fut requise, puis l'on demanda aux accusés s'ils avaient quelque chose à dire pour leur défense. Mais personne n'avait rien à dire ; alors on confia leur sort à la forteresse de Jassap, qui était une sinistre b tisse sur un "lot rocailleux au milieu de l'océan. Mounir et ses compagnons y furent enfermés dans des cellules séparées, qui avaient tout du sépulcre. Et là, ils se mirent à attendre, en toute tranquillité. La sérénité de ces hôtes, en particulier de leur chef, impressionnait les gardiens. Puis, une nuit que Mounir était dans sa geôle, en train de méditer sur la vie, la mort et la folie des hommes, l'événement qu'il attendait se produisit. Le mur en face de lui, sombre paroi du plus solide granit, se mit à frémir, comme la surface d'un étang caressé par la brise ; et soudain, un jeune garçon en surgit, exactement comme s'il venait de traverser un bloc de gelée. C'était un garçon de douze ans à peu près, brun et mat comme tous les garçons de l'Inde, avec des reflets d'argent dans ses cheveux noirs et lisses, des yeux souriants, un nez droit et fin et une bouche exquise ; il était torse nu, car il faisait chaud en cette saison, et portait un pagne autour de sa taille fine et légère ; dès qu'il fut entré, Mounir ne put s'empêcher de contempler avec envie les deux protubérances qui décoraient son buste d'athlète. Machinalement, il avança la main, dans le geste de quelqu'un qui s'apprête à cueillir une fleur ; puis il suspendit son geste et prit la parole. << - J'attendais du secours, dit-il, mais je ne savais pas comment il viendrait, ni surtout qu'il se présenterait sous une forme aussi charmante. - Je m'appelle Nuhad, dit le garçon en souriant du compliment, et je suis en effet venu vous secourir, vous et vos amis. Je vous expliquerai tout ; mais d'abord, il faut sortir d'ici. Prenez ma main et suivez-moi. - Volontiers, mais avant il y a une chose que je dois faire. >> D'un geste prompt, il passa son bras derrière la taille du garçon qui se renversa légèrement en arrière, et embrassa délicatement, l'un après l'autre, les deux petits boutons qui fleurissaient sur cette poitrine superbe, mille fois plus belle qu'un sein de femme. << - Je suis désolé, dit l'homme sombre, mais c'était absolument urgent. >> Le garçon le dévisagea avec un mélange d'étonnement et d'amusement, puis il lui prit la main et l'entra"na à sa suite, droit vers le mur, qui n'opposa aucune résistance à leur passage ; tout se passait comme si la muraille eût été faite de brume, ou plutôt, comme si elle n'avait pas plus de consistance qu'un rêve. Ils étaient bel et bien passés à travers elle. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, ils rejoignirent tous leurs amis, et les emmenèrent à leur suite. Se tenant tous par la main, ils traversèrent les murs de la forteresse comme une motte de beurre, et se retrouvèrent bientôt au grand air, sous les étoiles, au bord des rochers. Là, se tenaient plusieurs autres garçons qui, comme Nuhad, étaient vêtus de pagnes, et qui l'attendaient manifestement. << - Nous sommes venus vous délivrer, dit l'un d'eux ; nous savons qui vous êtes ; nous avons été prévenus. - Oui, encha"na un autre, nous sommes tous venus, au cas où il se passerait quelque chose. >> Nuhad interrogea son acolyte du regard ; aussitôt, ce dernier reprit : << - Heureusement, personne n'est venu rôder par ici ; nous sommes bien tranquilles. - Oui, dit Nuhad, mais il ne faut pas perdre une minute. Dépêchons-nous de filer d'ici. - Comment comptez-vous vous y prendre ? Demanda l'un des prisonniers ; avez-vous une embarcation ? - Ce ne sera pas nécessaire, dit Nuhad. >> Nos amis comprirent alors qu'une autre surprise les attendait. Tout en parlant, ils étaient descendu à travers les rochers, et ils étaient maintenant tout au bord de l'eau. Alors, le gracieux Nuhad posa son pied léger sur la surface des flots, qui se creusa à peine ; puis le second pied le rejoignit avec la même facilité. Il avançait tranquillement, comme si l'eau eût été changée en glace sous ses pas. Déjà, plusieurs de ses compagnons l'imitaient, comme si c'était la chose la plus normale du monde. Alors, il se retourna vers Mounir, qui était resté sur le rivage, hésitant ; il lui attrapa de nouveau la main et l'attira vers lui en disant : << Allons, venez, c'est facile. >> Mounir ne s'attendait certes pas à cela, mais il fit confiance au garçon, et à son tour, se mit à marcher sur les flots comme sur une route pavée. Les autres gamins riaient, et l'encourageaient en battant des mains. Alors le reste de la troupe suivit ; et cet étrange cortège quitta le sinistre atoll de Jassap en empruntant cette voie inusitée. Chemin faisant, Nuhad donna à Mounir les explications promises : << - Eh oui, vous voyez, nous passons à travers les murs et nous marchons sur l'eau ; et nous faisons des choses plus étranges encore. Nous sommes ceux que rien n'arrête. Nous tenons ces pouvoirs de nos pères, qui étaient des initiés. Et aujourd'hui, nous les mettons à votre service ; votre service à vous, seigneur Mounir. - Mon service, répéta Mounir ; le mien, et non celui de l'Ordre, n'est-ce pas ? >> Brusquement, Nuhad s'arrêta. << - Vous avez compris cela ? - Cela et bien d'autres choses encore. Je sais qui vous envoie. C'est la Tête de sanglier, n'est-ce pas ? >> Nuhad p lit et dit : << - En effet, c'est bien lui qui nous envoie. Vous comprenez, en apprenant la nouvelle de votre capture, le vieux Muhsin fut tout désemparé ; il pensait qu'il devait absolument faire quelque chose pour vous, mais il ne savait comment prévenir vos amis. Pendant des jours, le pauvre homme s'est cassé la cervelle à trouver une solution, mais en vain ; et il pensait que sans vous, ce petit Soufiane qu'il aimait comme un fils était perdu. - Alors, il a fait appel à ce bandit ? - C'est lui qui a profité de la situation. Le brave Muhsin ne savait pas à qui il avait affaire. Des hommes se sont simplement présentés à lui, qui lui proposaient de l'aider à vous faire évader. Il accepta sans hésiter. Ce sont eux qui ont tout organisé ; nous, nous ne faisons que leur obéir ; car ils sont plus puissants que nous. - Alors, quelle est exactement votre mission ? - Vous mener jusqu'à lui. - Au Sanglier ? - Lui-même. - Alors, je dois ma liberté à mon pire ennemi, après ce cher Mourad ! La situation est cocasse ; mais je suppose que vous n'étiez pas censés me raconter cela ? - Bien sûr que non ! Mais nous en avons discuté entre nous. Comme je vous le disais, nous savons qui vous êtes. Nous n'aimons pas le Sanglier. Si vous le voulez, nous sommes décidés à vous laisser fuir où vous voulez ; nous dirons que vous nous avez échappé. Tant pis s'il doit nous en coûter la vie. - Mais voyons, pourquoi obéissez-vous à cette Tête immonde ? Vous pourriez rejoindre l'Ordre. - C'est impossible ; nous appartenons à la Hure. Nous sommes à son service depuis trop longtemps, et nous craignons qu'il nous retrouve, où que nous allions. Vous ne connaissez pas sa puissance. Nos pères aussi étaient puissants ; ils détenaient les connaissances cachées, ils avaient des pouvoirs immenses, qu'ils nous ont transmis en partie. Et aujourd'hui, ils appartiennent à la Tête de sanglier, à travers nous. Nous lui appartenons, et nos pouvoirs aussi. Il n'y a rien à faire contre cela ; si nous nous rebellons, nous subirons le même sort que nos pères, qui étaient plus puissants que nous. - Je comprends, dit Mounir. Mais ne vous en faites pas, je vous en libérerai malgré tout ; je vous le dois, après ce que vous avez fait pour nous. >> Pour toute réponse, Nuhad se contenta de faire face à Mounir et de déposer un baiser exquis sur sa bouche ; mais dans ses beaux yeux noirs se lisait la résignation. Alors Mounir haussa les épaules en soupirant. Cependant, ils atteignaient le rivage. Ils arrivèrent dans une espèce de crique cernée par un talus demi-circulaire. << - Fuyez ici, dit Nuhad ; voyez-vous là-bas, au loin, ces ombres sur le talus ? Des hommes vous attendent. Ils ne peuvent pas encore nous voir, nous sommes dans leur angle mort. Dans le fond de cette crique, vous trouverez l'entrée d'une caverne ; ils ignorent son existence : seuls les gens d'ici la connaissent. Or, cette caverne a une autre issue, là-bas, plus loin, au milieu des bois. Avec un peu de chance ils ne vous retrouveront pas, c'est tout ce qui compte pour nous ; nous nous débrouillerons avec eux. De toute façon, ils ont encore trop besoin de nos pouvoirs. - Non, dit Mounir, c'est trop risqué pour vous. Menez-nous jusqu'à eux. - Seigneur Mounir ! s'écria le garçon p lissant, je ne peux pas faire cela ; fuyez, pensez à vous ! Ils sont armés, vous n'avez aucune chance contre eux. - Allons, Nuhad, calme-toi ; tout à l'heure, j'étais sagement installé dans ma cellule, en train de méditer sur le sens de cette vie ; auparavant, un ami m'avait dit que des gens me feraient sortir de la forteresse, mais je ne savais ni qui ni comment. Et tout à coup, à travers le mur, une divine apparition s'est présentée à moi ; un des plus ravissants garçons qu'il m'ait été donné d'apercevoir depuis longtemps. Je le regardai un moment, cherchant à voir si, au delà de sa belle apparence, quelque chose en lui retenait mon attention ; et j'étais captivé. Je réalisai qu'il avait ce que tant d'autres n'ont plus, il avait... comment te dire cela ? Une épaisseur ; non pas physique, rassure-toi, sur ce plan-là tu n'as pas de souci à te faire, mais plutôt ontologique, si tu comprends le sens de ce mot... - Je ne l'ai jamais entendu. - Ce n'est pas grave ; je veux seulement te dire que tu avais une présence, ce qui est rare, et j'aime les personnes qui ont une présence ; et je fus immédiatement encha"né à cette présence. Je décidai qu'il me fallait en savoir plus sur toi ; depuis deux heures que nous marchons sur l'eau gr ce à toi, je t'observe et je t'écoute parler, et sais-tu ce que je ne cesse de me dire ? - Non, j'ignore ce que vous ne cessez de vous dire. - Je ne cesse de me dire : ce garçon-là, il ne faut pas le laisser partir ; il ne faut pas le laisser s'en aller, jamais, et surtout pas vers ce criminel inf me qui se sert de lui ; il faut que je le suive, fût-ce en Enfer ; où il ira désormais, j'irai. >> Nuhad baissa les yeux. L'expression de son visage trahissait une certaine confusion, signe qu'il avait compris la nature des sentiments que sa présence attisait dans l'esprit de l'homme qui venait de prononcer ces mots. << - Dans ce cas, dit-il, suivez-nous ; nous ne pouvons pas nous opposer à votre volonté. Nous admirons votre courage, mais sachez que nous craignons pour vous. - Ne te fais pas de souci, Nuhad ; je prends l'entière responsabilité de ce qui va arriver maintenant. >> Peu de temps après, ils arrivèrent à la lisière des bois ; une poignée d'hommes armés, aux faces bestiales, les attendaient. Le plus laid et le plus hirsute d'entre eux, avec un mauvais sourire, s'écria : << - Enfin, vous voilà ; vous avez fait votre travail, c'est bien. Le ma"tre sera content de vous. À présent, nous allons conduire nos invités jusqu'à lui. Messieurs, faites-nous l'honneur de nous suivre. >> À partir de cet instant, les choses se déroulèrent très vite. Mounir et ses compagnons, conscients du danger, reculèrent lentement. Par deux fois, l'homme hirsute réitéra son invitation, d'un ton de plus en plus menaçant. Comme nos amis reculaient toujours, les barbares se jetèrent sur eux comme un seul homme ; alors Mounir s'écria : << c'est maintenant ! >> Et saisissant Nuhad par la main, il fonça tout droit vers ses assaillants. Tous ses amis, ainsi que les camarades de Nuhad, main dans la main, les imitèrent ; en un éclair, tout le groupe passa au travers du corps des bandits, comme ils étaient passés à travers les murs de leur prison. Les hommes du Sanglier n'eurent pas le temps de réaliser ce qui s'était produit ; ils couraient toujours dans la même direction lorsqu'ils se rendirent compte que ceux qu'ils poursuivaient n'étaient plus devant eux, mais quelque part derrière. Ils se retournèrent en jurant, mais leurs proies avaient pris une longueur d'avance. Tout en courant, Mounir se demandait comment il allait sortir de cette situation périlleuse ; il s'en voulait presque d'avoir entra"né le beau Nuhad et ses compagnons dans une aventure qui risquait de se terminer mal pour eux. Alors, une mauvaise surprise surgit devant lui. En plein milieu du bois, un autre groupe d'hommes armés fit soudain barrage aux fugitifs ; parmi ces hommes, arborant un sourire triomphal, Mounir reconnut Taqieddine, l'inf me lieutenant de Mourad. << - Tiens, s'écria l'homme en question, seigneur Mounir, quelle surprise ! À vrai dire, ce n'en est pas une pour moi ; je vous ai bien observé au procès, savez-vous. Vous étiez si calme, si sûr de vous ; vous n'avez rien cru bon de dire pour votre défense. Nous étions sûr que vous aviez une idée derrière la tête. C'est pourquoi, depuis des jours, je surveille le rivage ; j'étais sûr que vous vous évaderiez, et j'avais parié avec mes hommes que vous traverseriez ce bois, et que vous prendriez cette route-ci. C'est pourquoi j'ai pris la liberté de vous y attendre. Du reste, rassurez-vous, j'ai pris soin de faire barrer les autres routes également. - Canaille, lança dédaigneusement Mounir. - N'essayez pas de me flatter, c'est inutile, repartit tranquillement Taqieddine. >> Mounir t cha de conserver son sang froid, et regarda autour de lui. Il constata que les hommes de la Tête de sanglier les avaient rejoints par derrière. Lui et ses amis se voyaient pris en tenailles, et la situation prenait une tournure fort désagréable. L'infortuné Nuhad, tremblant des pieds à la tête, jeta vers lui un regard désespéré. Ce regard lui fouetta les sangs. << - Tu as peur, n'est-ce pas ? dit-il au garçon. - Hélas ! répondit ce dernier, nous voilà pris au piège ! - Mon cher Nuhad, un piège n'est rien d'autre qu'une espèce de prison ; il y a des jours, vois-tu, où la réalité même prend des allures de prison. Et que fait-on dans ces cas-là ? - Je... je l'ignore. - Pourtant, tu nous l'as montré toi-même ; quand il n'y a plus aucune issue, il faut passer à travers les murs. À vrai dire, j'aurais pu y penser plus tôt ; pour passer à travers les murs, il faut simplement réaliser que les choses n'ont que la réalité que l'on veut bien leur accorder. Naturellement, une chose est de le savoir, une autre est de le réaliser véritablement ; là est l'essence de votre pouvoir. - Sans doute, mais à quoi cela peut-il nous servir dans la situation présente ? - Mon cher enfant, tout est une question de point de vue. Vous détenez la capacité de franchir les murailles. Servons-nous-en pour passer à travers le décor. Le réel, l'espace, la distance : un mur à traverser, rien de plus. - Que voulez-vous dire ? - Que le moment est venu de croire à votre pouvoir ! >> Alors, en un éclair, il prit le garçon dans ses bras, contre son coeur battant, et marcha droit devant. Tous ses compagnons le suivirent, groupés en une masse compacte. Ils n'avaient fait qu'un pas, un seul, mais l'instant d'après, ils se retrouvèrent tous au beau milieu de Penjava, sur la place du marché. À des dizaines de lieues, leurs deux groupes d'assaillants se regardaient avec consternation. Ils avaient vu leur proie commune se fondre dans la nuit et se dématérialiser sous leurs yeux. Jamais ils n'avaient vu une chose pareille. << - Comment est-ce possible ? Comment avez-vous fait cela ? s'écria Nuhad. - Moi, répondit Mounir, je n'ai rien fait du tout ; c'est vous, mon cher ami, qui êtes la cause de ce prodige. Vous possédiez ce pouvoir en vous, mais vous ne le saviez pas ; tout à l'heure, j'ai réalisé que, si vous pouviez traverser les murs, vous pouviez aussi bien traverser l'espace même, qui n'est qu'une limitation. Et c'est ce que nous avons fait ; nous sommes passés à travers le décor. - Vous étiez donc certain que nous y arriverions ? - Cher enfant, la distance d'un point à un autre n'est, en vérité, qu'une illusion, mais c'est une illusion tenace. Moi, j'ai eu foi en votre puissance ; et aujourd'hui, cette illusion, nous l'avons vaincue ensemble. - Seigneur Mounir, à présent, je vous suivrai où vous voudrez. Je ne crains plus la Tête de sanglier, et nous ne lui appartenons plus, mes camarades ni moi. Vous nous avez révélé des possibilités qui dormaient en nous à notre insu ; désormais, nous vous appartenons, à vous et à votre Ordre. Vous nous avez montré la voie, et nous avons confiance en vous. - À la bonne heure ! Je n'en attendais pas moins de toi, Nuhad. J'ai tout de suite compris quel garçon tu étais. Aussi, sache que c'est moi qui t'appartiens. Tu m'as libéré, et je t'ai arraché aux griffes de ton despote, mais à présent je n'ai plus d'autre ambition que de faire de toi un garçon heureux, quelle que soit ta vision du bonheur. >> Et en disant cela, il lui embrassa les mains qu'il serrait dans les siennes ; pour toute réponse, le garçon les serra plus fort. Depuis des heures, un élément nouveau était entré dans la vie de Mounir, et cet élément s'appelait Nuhad ; Mounir se sentait de plus en plus violemment attiré par ce garçon ; il le lui fallait à tout prix. Mais pour l'heure, ils ne pouvaient pas rester sur cette place. Alors ils en firent promptement le tour, puis s'enfoncèrent dans le dédale des rues de Penjava. Mais il faut croire que le sort était contre eux ce jour-là, car, au tournant d'une ruelle, ils tombèrent soudain nez à nez avec Mourad en personne, à la tête d'une patrouille d'hommes en armes. Mounir, en soupirant, secoua la tête et mit une main sur ses yeux ; quant à Mourad, les yeux faillirent lui en jaillir des orbites. Comme Taqieddine, il s'attendait à ce que l'homme sombre s'évad t, et c'est pourquoi il était sur le pied de guerre ; mais il ne croyait pas l'apercevoir de si tôt, et en plein milieu de la ville. Au signal de Mourad, les hommes armés se ruèrent sur Mounir et ses compagnons ; ceux-ci eurent à peine le temps de réagir. Ils étaient dans une rue assez étroite, qui n'offrait aucune issue. Rebrousser chemin eût été inutile. Alors, Mounir et Nuhad disparurent dans le mur de gauche, le reste de la troupe dans le mur de droite. Mourad étouffa une clameur de dépit, et ordonna à ses hommes de se déployer dans tout le quartier ; si les fugitifs étaient entrés dans ces maisons paisibles, ils devraient bien en ressortir tôt ou tard. Tenant Nuhad dans ses bras, Mounir traversa successivement plusieurs habitations ; il les parcourut d'une traite, sans prêter attention aux différences de décor et d'atmosphère. Certains habitants virent avec stupeur cet homme et ce jeune garçon surgir d'une muraille pour dispara"tre dans une autre ; ils en parleraient encore des années après. Mais soudain, au sortir d'une cuisine sale et désordonnée, voilà qu'ils débouchèrent dans une chambre d'enfant. En plein milieu de cette chambre se tenait un ravissant garçon d'onze ans, au teint clair et cheveux noirs en bataille, entièrement nu. Mounir, qui jusque là avait couru sans réfléchir, se figea en apercevant ce spectacle. Le garçon, une main posée sur la poitrine et l'autre sur son petit dard fièrement tendu, se livrait à un exercice solitaire dont on devine aisément la nature. Manifestement, il y prenait beaucoup de plaisir et il était proche d'aboutir ; on devinait qu'il n'avait pas encore beaucoup de pratique. Alors Mounir, pliant les genoux devant cette vision divine, s'approcha du garçon et mit sa main autour de la sienne, celle qui était la plus active. Avec toute la sollicitude du monde, il rectifia son mouvement encore maladroit ; en même temps, il posa l'autre main sur une de ses fesses soyeuses, et la fit doucement glisser jusqu'au creux de la fente, pendant que ses lèvres se refermaient autour du sexe du garçon. À la seconde même, quelques gouttes d'un liquide incolore jaillirent dans la bouche de l'homme, tandis que le garçon, la tête renversée en arrière, émettait une sorte de gloussement extatique. Puis il baissa le menton, et, en regardant Mounir comme s'il prenait seulement conscience de sa présence, il lui dit simplement << merci >> de sa petite voix mélodieuse. Nuhad avait assisté à cette scène sans dire un mot, piqué par la curiosité. << - Je m'appelle Mounir, dit Mounir. Et voici mon ami Nuhad. - Je m'appelle Louaï, répondit le garçon, et je suis ravi de vous conna"tre ; mais que faites-vous dans ma chambre ? >> Mounir et Nuhad lui racontèrent toute leur histoire. Louaï avait déjà entendu parler de l'Ordre, et il était enchanté de pouvoir aider son ma"tre. << - Si je le pouvais, leur dit-il, je partirais avec vous ; mais je ne peux pas, car ma mère se retrouverait seule. Cependant, je vais vous la présenter ; n'ayez aucune crainte, elle vous aidera à fuir >>. En effet, la mère de Louaï était une brave femme, très remontée contre les autorités depuis que son mari était en prison pour contrebande d'opium. Elle donna à Mounir et à Nuhad des habits de femme qui leur couvraient entièrement le visage ; c'était un moyen commode pour déjouer la surveillance de Mourad et de ses sbires. En quittant tranquillement la maison, Mounir embrassa Louaï sur les deux joues ; ils se remercièrent encore pour les services rendus, et se promirent de se revoir un jour. Promesse qui fut tenue quelque deux ans plus tard. Pendant ce temps, les compagnons de nos deux amis avaient également traversé plusieurs maisons, avant de se retrouver dans un repaire de brigands, lesquels étaient justement en train de se partager le butin d'une série de pillages fameux. En voyant débouler ces inconnus, tous les brigands brandirent en même temps leurs sabres ou leurs couteaux. Les gens de l'Ordre firent de même. Ils faillirent tous s'étriper. Mais Abdul-Hakim, très ma"tre de lui et nullement effrayé, déclara : << - Calmons-nous mes amis. Nous n'en voulons pas à votre butin ; nous ne cherchons qu'à fuir d'ici sains et saufs. - Mais qui êtes-vous donc, morbleu ? éructa le chef des brigands. >> Quand le jeune capitaine eut répondu à cette question, le rude visage du bandit s'éclaira, car il était un ami de l'Ordre. Alors, tous ces hommes qui, un instant avant, étaient prêts à s'entre-tuer, éclatèrent de rire et se serrèrent la main. << - Par ici, reprit le chef des brigands ; nous avons un souterrain qui conduit quelques rues plus loin, dans une autre maison. Jamais ils ne vous chercheront de ce côté, je vous en donne ma parole. Partez vite, et prenez une part du butin ; vous direz à votre ma"tre bien des choses de ma part. - Il saura se souvenir de vous, dit Abdul-Hakim. >> Et nos amis disparurent dans le souterrain. Quelques instants plus tard, ils sortirent prudemment d'une maison à l'aspect parfaitement ordinaire. Lorsqu'elles les virent sortir, deux femme voilées qui passaient dans la rue, l'une plus jeune et l'autre plus gée, s'arrêtèrent net, et leur firent signe de les suivre. On devine qui étaient ces deux femmes. Dans un recoin d'une rue déserte, la plus gée ôta son voile, et Abdul-Hakim reconnut le visage de Mounir, qui avait singulière allure dans cet accoutrement. Les deux hommes éclatèrent de rire, et tout le groupe se félicita d'être enfin tiré d'affaire. La nuit venait de tomber, tout le monde était fatigué et surtout affamé. Alors on entra dans une auberge, et l'on soupa royalement avec l'or des voleurs. Puis on se coucha tôt, et l'on ne tarda pas à glisser dans un sommeil bien mérité. Mounir et Nuhad s'endormirent côte à côte, mais il ne se passa rien cette nuit-là, tant ils étaient épuisés ; et pourtant, Mounir convoitait avidement ce garçon sublime, mais il respectait son besoin de sommeil. Il se contenta donc de rêver des plus douces folies, le corps tiède de Nuhad blotti contre son flanc. Pendant la nuit, il refit le rêve des sept garçons ; sept garçons magnifiques courant, mains dans la main, se jeter dans une vertigineuse falaise, sans que l'on sache ni qui ils sont, ni pourquoi ils accomplissent, avec une sorte d'exaltation morbide, ce geste désespéré. Mounir avait déjà fait plusieurs fois ce rêve étrange, et il ne désespérait pas d'en comprendre un jour la signification. Mais, ce jour-là, il y eut une variante inhabituelle : peu avant de sauter, l'un des garçons, celui qui était au milieu et qui entra"nait les sept, apparemment, se tourna vers lui et le regarda dans les yeux ; on aurait dit qu'il voulait lui dire quelque chose, appeler à l'aide ou s'excuser pour son geste, Mounir ne savait pas. Mais quelque chose, dans son rêve, lui faisait comprendre intuitivement que ce garçon-là, seul, en réchapperait et survivrait, miraculeusement, pour lui expliquer ce qui s'était passé. C'était peut-être Nuhad ? Celui-là représentait quelque chose comme une amère espérance, triomphant de la mort toujours déjà triomphante. Il se réveilla en sursaut, ému jusqu'aux larmes par le visage de ce garçon qui le regardait dans les yeux et qui semblait lui faire signe, juste avant de sauter dans le vide. Il aurait tellement voulu leur tendre la main à tous, mais il était déjà trop tard, le rêve s'était dissipé. Il essaya de se remémorer les traits du garçon survivant, pour voir s'il s'agissait bien de Nuhad, ou d'un autre garçon qu'il connaissait ; mais il n'y arrivait pas. Alors il se recoucha, en posant la main sur la douce poitrine tiède de son nouvel ami, animée d'une pulsation lente et régulière. Et il se rendormit sans penser davantage à ce rêve oppressant. Mais pourquoi, d'un pas leste, et le coeur sans remord, Se tenant par la main dans un élan ultime, Ces sept garçons charmants courent-ils vers l'ab"me ? Quel sort affreux les pousse à désirer la mort ? 31. Nuhad et Aymane Bien avant l'aube, le lit où reposaient Mounir et Nuhad était vide. Ils avaient dû faire le même rêve et s'étaient réveillés en même temps, frais et dispos ; la brise qui soufflait par la fenêtre, en provenance de l'océan tout proche, leur avait donné la même idée. Alors ils s'étaient pris par la main, avaient traversé en silence la maison, à l'insu de leurs compagnons endormis, et s'étaient rendus sur le rivage. Maintenant ils marchaient pieds nus sur le sable, vêtus de pagnes, un blanc pour Nuhad et un pourpre pour Mounir ; la main sur l'épaule du garçon, il l'attirait contre lui, et le garçon avait passé son bras autour de la taille de l'homme ; ils allaient de la sorte, sans penser à rien, sous les étoiles p lissantes, de l'écume jusqu'aux chevilles. C'était le moment dont Mounir avait rêvé depuis qu'il avait vu Nuhad faire irruption dans sa cellule, avec son visage d'ange, sa poitrine bronzée et son pagne autour de la taille. Il fallait qu'il cueill"t la fleur de ses douze ans, et l'océan indien serait témoin de cet acte. De cette cueillaison. Je te salue, vieil océan ! Sur la plage absolument déserte, sans s'occuper de savoir si leur présence perturbe le sommeil et les rêves des poissons, l'homme et le garçon se sont arrêtés ; l'un en face de l'autre, ils se regardent ; ils présentent leur profile à l'océan, pour qu'aucun d'eux ne tourne le dos à l'horizon, que l'aube commence à blanchir. Mounir a posé ses mains nerveuses sur les deux épaules de Nuhad ; doucement, il lui caresse le cou, puis la poitrine ; il sent son coeur battre à tout rompre ; puis ses mains glissent le long des côtes, jusque sous les aisselles ; dans un mouvement descendant, elles lui caressent les flancs, s'attardent sur ses hanches, remontent, puis redescendent, avant de se poser sur sa taille. Dans un divin abandon, le garçon se laisse caresser de la sorte ; il sent monter en lui tout un cortège de sensations inconnues. Comme un animal subjugué, il tend la gorge à son vainqueur ; Mounir y pose les lèvres ; il l'embrasse et l'embrasse encore, mais embrasser n'est pas assez, il lui lèche le cou, l'épaule, le sein, comme s'ils étaient enduits de miel. Il s'aperçoit qu'une bosse charmante s'est formée sur le pagne blanc de Nuhad. Sa main, à présent, glisse vers cette bosse, elle se pose sur elle, l'enveloppe, l'entoure, la sent grossir encore et palpiter comme un deuxième coeur. En même temps, le garçon, qui commence à sentir son sang bouillir dans ses veines, s'est mis à embrasser l'homme à son tour ; il lui bombarde le torse et le cou de baisers frénétiques que Mounir lui rend ; finalement, leurs deux bouches embrassantes se rencontrent. D'abord ils se bécotent, se mordillent les lèvres, puis leurs bouches s'unissent tout à fait, et leurs langues roulent longuement l'une sur l'autre ; Mounir lèche le palais de Nuhad, qui lui agrippe le dos, se colle à lui, se frotte à lui de toutes ses forces. Les tempes bourdonnantes de désir, Nuhad glisse ses mains sous le pagne de Mounir, le lui défait, ses mains tremblent, celles de Mounir pas, les deux pagnes tombent en même temps au milieu des vagues. Ils sont maintenant nus dans l'air chaud du matin, le soleil n'est pas encore levé, leurs compagnons n'ont pas remarqué leur absence, les feux de l'aurore dessinent sur leur peau des reflets embrasés. Nuhad a saisi à deux mains le dard flamboyant de Mounir ; il n'en a jamais vu de pareil ; surexcité, il a la sensation de tenir entre ses mains la virilité de Mounir, de se l'approprier sauvagement. Ses jambes fléchissent sous le coup de l'émotion ; les genoux dans le sable, il tient le membre de l'homme comme un trophée, l'embrasse, l'astique avec sa langue, longuement, jusqu'à ce que sa salive le fasse briller, de la base au sommet, puis il referme ses lèvres autour et le suce avec frénésie, le suce comme un b ton de canne à sucre ; Mounir, les mains dans les cheveux de l'enfant, guide son mouvement ; avec délice, il s'enfonce jusque au fond de sa gorge, ressort, s'enfonce encore, et encore, et encore, et à chaque fois, il sent sa langue qui s'enroule plus fébrilement autour de lui. Mais il est trop tôt pour jouir. Alors il se dégage de cette bouche adorée, se penche vers lui, le relève, l'attire encore une fois contre lui ; Nuhad ne cesse de couvrir son corps de baisers ardents, tandis que la soif de volupté brûle son propre dard qui pointe fièrement vers les dernières étoiles. Un b ton d'encens à la pointe rougeoyante. Par un effet de miroir, c'est maintenant Mounir qui baise le corps de Nuhad, tout son corps, son magnifique corps de douze ans, brun, chaud et sensuel, il en explore chaque recoin avec sa bouche affamée ; les coudes dans l'eau, la tête basculée en arrière, le membre tendu, superbe, exquis, ravissant, languissant, il ouvre largement les cuisses, ses longues cuisses brunes et lisses que Mounir caresse, embrasse avec effusion, avant d'enrouler la langue autour du sexe de Nuhad, qui lui semble en ce moment, avec ses ocres marron et ses roses subtils, sa forme de minaret oriental, la merveille des merveilles du monde, tandis que le garçon, sous ces caresses buccales expertes, se tord de plaisir, se convulse d'extase anticipée. Ce n'est pas encore assez pour Mounir. Il suce goulûment ses deux raisins noirs, ses deux noisettes d'amour, sombres et duveteuses, comme deux loukoums savoureux, Nuhad geint mais ne se plaint pas, tandis que sa poitrine mince et juste assez musclée se soulève de ravissement, que son ventre adorable frissonne d'excitation, il lui mordille le scrotum, qu'une fine raie d'un brun plus foncé, plus troublant, partage en deux moitiés à peu près égales, descendant jusqu'au tréfonds du pli le plus intime de ses jambes adonisiaques, où la bouche de l'homme se faufile peu à peu. Avec une impétueuse douceur, il le presse de se retourner, l'invite à se pencher en avant, le torse en bas et les fesses en haut, lui écarte les cuisses, et, tout en caressant à pleine main son sexe avide de plaisir encore, il plonge toute la figure au creux de son pli fessier, la langue gourmande dans l'infundibulum ; puis, les deux mains posées sur ces merveilleuses fesses d'adolescent, qui ressemblent à deux melons doux et parfaitement mûrs - mais pas trop - , il suce, il aspire avec d'inexprimables délices, que nul ne peut espérer comprendre s'il n'a pas déjà pratiqué lui-même cette délicate opération ; profondément, toujours plus profondément, il plonge dans cet athanor où décantent les sensations les plus subtiles qu'un corps de garçon puisse ressentir, et Nuhad, plus beau que jamais, transfiguré en cet instant, alangui et dévoré à la fois, ignescent et p mé, se sentant fondre d'une volupté inconnue, s'écrie d'une voix brisée, dans un sabir mêlé d'arabe et d'hindoustani (langues qu'il parlait avec une égale perfection, mais qui en ce moment, s'embrouillaient quelque peu dans sa tête enflammée) : << - Aaaaaowh ! Mounir ! Encore, mazel, mazel, pyaar valé habib ! M"tha pyaara ! Mazel ! C'est bon, oui ! >>, et d'autres choses du même genre, encore et encore ; et Mounir suce de toutes ses forces, comme s'il voulait absorber toutes les énergies de ce corps merveilleusement juvénile et enfiévré. Il se repa"t de toutes ses odeurs, de toutes ses saveurs, dont pas une ne l'incommode ; c'est, pour lui, du nectar mêlé de musc, la gelée royale et le laudanum, celui qui a déjà goûté le corps d'un garçon comprendra seul cette énigme. Et par là, il le prépare à de plus intenses voluptés ; il enfonce ses doigts dans cet orifice brûlant oint de sa salive, il le masse, le détend, le prépare soigneusement afin de pouvoir s'immiscer sans dommage dans ces profondeurs délicieuses. Le garçon s'étire langoureusement, consumé d'un désir inextinguible pour le corps de l'amant dont les folles caresses lui ont révélé le sien ; brusquement, il se retourne vers lui, s'empare frénétiquement de lui, l'attire tout contre lui, mû par un pur réflexe de jouissance, et Mounir sent que le moment suprême est venu, le moment de sceller définitivement l'accomplissement de leur ivresse fusionnelle. Il l'embrasse, il l'enlace, prononce à voix basses quelques paroles de passion et de désir extrême, dépose délicatement le corps énamouré de Nuhad sur le fond de la lagune, dans le doux reflux de l'onde attiédie par les premiers rayons du jour, et s'étend, de tout son long, sur ce corps de garçon pendu à son cou, dans une attitude entièrement offerte qui l'invite à se perdre en lui. Il a posé ses mains sur les fesses dures de son amant, doigts écartés, comme pour les lacérer tendrement ; il presse de toutes ses forces, entrejambe contre entrejambe, une sensation d'une suavité inouïe, par vagues progressives, s'empare de tout son corps, qui n'obéit plus qu'à cette seule impulsion. Entrelacés de tous leurs membres, l'homme et le garçon roulent parmi les vagues. L'océan complice mêle sa caresse aux leurs. Mounir prend le dessus ; en cet instant, il contemple le visage de Nuhad, qui lui para"t transfiguré. Tous les garçons qu'il a aimés, il les revoit dans celui-là, mais avec quelque chose en plus. Nuhad, Nuhad ! Tu es la beauté même ; toute la beauté du monde. Tes soupirs de volupté sont le chant de la vie. Nuhad, j'ai trop attendu ; toute ma vie, j'ai attendu ce moment, et toi aussi tu attendais ; et la plus saine impatience consume maintenant ton corps juvénile. Nous aspirons tous deux à nous fondre l'un dans l'autre, moi dans toi, nous aspirons à me sentir en toi ! Et il entra dans le garçon, sans ambages, comme on entre en pays conquis ; d'un grand coup de son dard fantastique, il pénètre avec délectation dans sa chair frémissante, ce qui arrache au garçon un petit cri, suivi d'un long soupir de satisfaction naissante. Enfin ! Il va pouvoir jouir pleinement, jusqu'au fond de sa chair, du corps de cet homme qu'il adore de toute son me, depuis le premier instant, ce corps viril et plus clair, mêlé, fondu au sien. Nuhad fut pris d'un spasme violent, renversa la tête en arrière une nouvelle fois, dans l'écume salée, émettant un << aaaowhh ! >> langoureux où la douleur se mêlait à la volupté ; mais la douleur ne dura pas, tandis que la volupté augmentait à mesure que Mounir, par la puissance de ses reins, le travaillait de l'intérieur ; et le garçon se détendit, enlaça Mounir le plus étroitement qu'il put, s'oubliant lui-même, plus beau, toujours plus beau, s'abandonnant entièrement à son étreinte fougueuse. Mounir était au dernier degré de l'exaltation ; il n'avait jamais rien ressenti de tel pour un garçon, même pour Marw ne, même pour Youssoufa - du moins, il le lui semblait, mais en ce moment, il ne pensait pas à penser, il ne pensait plus, il n'était plus, il se consumait dans l'action - un tel mélange de désir animal et de tendresse, tant de délectation mêlée à tant de dilection, il prenait Nuhad jusqu'au coeur, il le pénétrait avec ardeur, folie, rage et délicatesse à la fois, violence et circonspection, ayant soin de s'accorder au rythme de sa respiration, de plus en plus sonore d'ailleurs, et embaumée, aux pulsations secrètes de sa chair incandescente, altérée de désir, dont il ressentait, de l'intérieur, le vertige et l'enivrement croissants causés par le stupre, et la fièvre qui s'emparait d'elle à chaque nouveau coup de pilon. Il le déchirait, le démembrait, mais avec amour, et il lui donnait la vie, sa vie, la vie de son corps viril. Leur étreinte semblait devoir durer toujours, n'avoir pas plus de fin que l'infini. Nuhad disait : << oh oui ! Mounir, m"tha, m"tha ! c'est bon, continue, méré pyaar, je t'aime ! plus fort, plus fort, aaowh ! >>, et Mounir répondait par ses baisers, et par le mouvement précis et saccadé de ses reins ; et Nuhad atteignait peu à peu les rivages de l'extase, lointaine et surhumaine. Les cuisses largement ouvertes sous les hanches de Mounir, le corps enroulé autour du sien, l'esprit absent, annihilé, p mé, le beau Nuhad, le fier Nuhad, sentit monter en lui une vague de béatitude cosmique, et puis, tout l'univers autour de lui se perdit dans les brumes de sa jouissance. Ils jouirent ensemble dans une gigantesque éruption de plaisir charnel et spirituel, comme les anges auraient pu le faire si les anges pouvaient jouir ; réellement, ils étaient comme deux anges dans le giron du Tout-miséricordieux. Nuhad possédait Mounir et Mounir possédait Nuhad, ils ne se possédaient plus, mais ensemble ils possédaient tout, ils étaient tout. Ils ne savaient plus ce que c'était que la souffrance, ils ne savaient plus rien de l'être même, mais ils étaient l'Être, et la Vie, la vie ardente qui coulait en eux plus fluide que jamais en ce suave, en ce divin instant, de plénitude absolue et de gr ce. Gr ce ! Mounir, le coeur encore battant, les yeux plissés, contemplait le superbe visage de Nuhad, avec la couronne de ses cheveux noirs qui flottaient dans l'eau cristalline, aux reflets d'émeraude ; un sourire béat, indescriptible, radieux, illuminait sa face à la beauté angélique, émouvant mélange de gr ce juvénile et de virilité naissante ; à la fois Adonis et Dionysos enfant. Là, au milieu des vagues, tout son beau corps brun alangui sur le sable, rompu par le plaisir, il avait la plus belle physionomie de garçon ravi et comblé que Mounir eût jamais contemplée, il était plus beau que la beauté même. Mounir, assis à côté de lui, nu, rutilant et sublime, lui caressait délicatement la poitrine en le contemplant avec la plus extrême satisfaction ; jamais il ne s'était senti aussi heureux d'avoir possédé un jeune garçon, jamais aucun ne l'avait ému et grisé à ce point. Et le soleil, qui montait à l'horizon, faisait miroiter sur leurs chairs ses rayons mordorés, les rendant plus célestes encore. Ils étaient bien ; ils étaient beaux ; ils étaient épanouis comme jamais aucun ne l'avait été, ni personne dans l'univers sans doute. Ils se regardaient avec douceur et compréhension, comme deux êtres qui garderaient à jamais, dans leur chair et dans leur me, le souvenir d'avoir été Un ; ils avaient de l'affection et de la reconnaissance l'un pour l'autre. Ils pensaient avec raison que si Dieu, par impossible, ne bénissait pas un instant pareil, il faudrait Le chasser de Son Ciel et Le ch tier ! Ils restèrent ainsi un assez long moment, puis Mounir se releva le premier, et tendit la main au garçon, pour l'aider à se relever à son tour. Ils firent leurs ablutions dans l'eau de l'océan, puis se rhabillèrent, mais à moitié seulement, car il voulaient profiter de la fra"cheur du matin ; et torse nu, l'un contre l'autre, ils marchèrent longtemps sans but, les pieds dans l'onde, sans penser à rien, n'échangeant que de brèves paroles de tendresse et d'insouciante complicité. Ensuite, ils revinrent à l'hôtel, où leurs compagnons, à peine réveillés, s'apprêtaient à prendre le petit-déjeuner. Ils ne s'émurent pas de les voir arriver ensemble du rivage, et, devinant la cause de leur air radieux, regardèrent cela comme la chose la plus naturelle du monde ; tous avaient senti, la veille, ce qui se passait entre Nuhad et le ma"tre de l'Ordre. Ils les accueillirent avec effusion, et tous se saluèrent avec civilité, à la manière orientale. Puis, tous ensemble, il petit-déjeunèrent en devisant, de lait caillé et de pain frais, qu'on venait de cuire pour eux. Puis, ils devinrent graves et sérieux, pour discuter de leur plan d'action ; ils décidèrent de se remettre en route sans attendre, car ils avaient une mission délicate à accomplir. Et ils marchèrent d'un pas décidé ; le jour se déroula sans incident particulier, et la nuit aussi, et les jours suivants de même ; ils marchaient stoïquement vers leur destin. Mounir et Nuhad mirent ces journées à profit pour apprendre à mieux se conna"tre. Ils discutèrent beaucoup, évoquant le passé, l'avenir, l'Ordre, la vie, Naruq, Penjava, leur mission, leurs espérances, leur amour, et bien d'autres choses. Et ils se donnèrent encore l'un à l'autre, discrètement, mais passionnément, lorsque leurs compagnons dormaient ; et ils dormirent l'un contre l'autre deux nuits de suite, dans différents g"tes, et ces moments furent parmi les plus doux de leur existence. L'ivresse de l'action ne leur laissait pas le loisir de se lasser l'un de l'autre ; de toute façon, c'était des mes trop riches, l'un comme l'autre, pour qu'ils pussent se lasser aussi vite. Ce furent des jours agréables, malgré l'épreuve de la longue marche. Mounir était de plus en plus épris de ce garçon fascinant, humble et rayonnant, et Nuhad, de son côté, était de plus en plus fasciné par Mounir, qui était le ma"tre et l'amant qu'il avait toujours rêvé de rencontrer, en secret. Le troisième jour, ils arrivèrent dans ce même village près de Penjava où ils s'étaient faits arrêter quelques semaines plus tôt. Ils y retrouvèrent Moubarak, qui les informa que les gens de Mourad surveillaient toujours la maison, mais qu'ils n'étaient plus que dix. On monta donc une seconde expédition nocturne. Cette fois, pas de tête de sanglier ; on vint facilement à bout des dix hommes de Mourad, mais ce fut pour constater que la maison était vide. On interrogea les voisins ; on sut alors que sur les conseils de Muhsin, qui craignait pour eux à bon droit, la vieille Khadija avait emmené le petit Soufiane en la ville d'Ajmer, où elle avait de la famille. Ajmer est la ville qui renferme le tombeau de Muaynudd"n Tchichti, l'un des plus grands ma"tres soufis de tous les temps ; chaque année, des milliers de pèlerins le visitent ; c'est l'un des plus beaux pèlerinages de l'islam. Mounir et ses hommes prirent donc la route d'Ajmer. Au bout de trois jours de marche, comme ils étaient bien fatigués, ils firent halte dans un village du nom de Seratna, où ils furent accueillis somptueusement. On leur donna de l'opium, du vin et toutes nourritures qu'ils désiraient ; puis, des jeunes filles vinrent danser parmi eux, et elles dansèrent une danse sensuelle qui plut à certains, dont Mounir, et quelques-uns s'unirent avec ces filles. Mais Mounir demanda alors où étaient les garçons. Les gens du village répondirent avec étonnement que, chez eux, les garçons ne dansaient pas, ne sortaient pas des maisons, et ne s'unissaient pas avec des hommes. Mounir éclata alors en déclarant que cela n'était point bon. Et il ordonna que l'on amen t séance tenante tous les garçons du village, sans quoi il passerait chaque habitant par les armes. On obéit, et bientôt, la place du village était noire de garçons, de tous les ges, de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Mounir jouit intérieurement de ce spectacle. Puis, il prit le premier garçon, l'enlaça, l'embrassa, et ses compagnons faisaient de même avec les autres éphèbes, et ils incitaient ceux qui restaient à faire la même chose entre eux ; si bien qu'en une heure, l'art de la pédérastie n'eut plus de secrets pour tous les garçons ni pour les habitants de ce village, qui, en remerciement, firent allégeance à Mounir ; et Seratna devint le premier village de l'Ordre sur le sol indien. Le lendemain, ils se remirent en route, malgré les protestations des gens du village, qui voulaient les garder parmi eux. Ils marchèrent une journée, et établirent leur camp à la tombée du jour, au bord de la route, où ils firent un feu. Mais bientôt, ils entendirent un bruit de pas précipités dans la nuit ; ils firent silence et levèrent la tête, mais ils n'entendirent plus rien. Seulement, un instant plus tard, un jeune garçon d'une dizaine d'années arriva en courant et alla s'effondrer aux pieds de Mounir, presque évanoui. À peu près au même moment, une tête d'homme livide apparut dans la clarté du feu, implorant protection : << - Sauvez-nous, disait l'homme ; qui que vous soyez, sauvez-nous, mon ami et moi ; nous vous en serons reconnaissants, nous ferons ce que vous voudrez, mais par pitié ! - Vous sauver ? Dit Mounir. Si nous le pouvons, nous le ferons certes ; mais de qui avez-vous besoin d'être sauvés ? - Mais de la Tête de sanglier ! Et des gens du prince Mourad ! De tout le monde en somme ! - Allons, allons, avec nous, vous êtes en sécurité ; moi, Mounir, l'homme du désert, j'en réponds. Mais si vous nous contiez votre histoire en détail ? - Certainement. La voici. Je m'appelle Ad"l. J'étais un rapporteur local de l'administration du Calife. Je possédais des terres, dont le revenu me permettait de vivre et même de louer des musiciens et d'organiser des fêtes qui étaient le rendez-vous de la meilleure société. Un jour, un ami me demanda de m'occuper de son fils, dont la mère était morte, à cause d'un voyage qu'il devait effectuer pour le calife, et qui durerait plusieurs mois. J'acceptai de me charger de l'enfant, qui s'appelait Aymane, pendant le temps que durerait le voyage de mon ami, d'autant plus volontiers que j'aimais les jeunes. Aymane vint donc vivre à la maison ; c'était un charmant garçonnet de dix ans, d'un naturel doux et rêveur. Comme il était intelligent, nous dev"nmes très amis. Comme il était également sensuel, nous ne tard mes pas à devenir amants. La chose arriva par un soir de tempête ; l'orage secouait les vitres de la maison. Mais, seul dans sa chambre obscure, Aymane avait l'impression de quelque chose de plus, une présence insolite qui le troublait, tandis que le bruit de la foudre le terrifiait. À la faveur d'un éclair, il aperçut dans le carreau de sa fenêtre l'image d'un garçon qui lui ressemblait, mais qui n'était pas tout à fait lui, et qui le regardait avec une expression indéfinissable de tristesse et de concupiscence. Cette vision ne dura qu'un instant, mais c'en était trop pour lui. Il courut se blottir près de moi, dans mon lit. Je le pris dans mes bras pour le rassurer ; alors, je sentis contre moi la chaleur de ce corps de garçon, que je désirais depuis longtemps, sans en avoir tout à fait conscience. Les sens en émoi, je me risquai à promener ma main sur son ventre lilial, pour voir sa réaction ; mais sa seule réaction fut de prendre ma main dans les siennes pour la guider plus bas, tandis qu'il tournait sa tête vers moi, et, sans dire un mot, se mit à m'embrasser sur la bouche. Ô douceur de vivre ! Sa bouche de dix ans était un régal sans pareil. Nous nous embrass mes très longuement, avec gourmandise, en jouant avec nos deux langues. En même temps, ma main plongeait sous ses vêtements, jusqu'à l'entrejambe, et je sentais son pénis impubère, en érection, pas plus grand que la largeur de ma main, mais plein de vigueur, aspirant déjà à la volupté, et tellement pur encore ! J'étais si profondément ému que mes tempes bourdonnaient, et lui, déjà, se cabrait sous mes caresses, des frissons de plaisir parcourant son corps d'enfant ; et je sentais son haleine brûlante et courte sur mon visage, comme une brise délicieuse, et dans le même temps, il imitait mes gestes, et plongeait lui aussi sa petite main douce dans mes vêtements, et saisissait mon membre viril, en l'astiquant de toutes ses forces, avec amour et tendresse ! Alors, je l'ai déshabillé complètement, et je ne saurais dire l'allégresse quasi mystique dans laquelle me plongeait la vision de ce corps virginal, si mince, si petit, mais si harmonieusement proportionné, infiniment plus que n'importe quel corps adulte ! Je me mis à l'embrasser un peu partout, et il riait comme un fou ; et je me mis à lui sucer la verge, qui prenait si peu de place dans ma bouche que je pouvais enrouler ma langue autour, et jouer avec, et lui faire mille fantaisies délicates qui décuplaient son plaisir, de façon très visible à en juger par son air béat, tandis qu'il appuyait des deux mains sur mon cr ne pour que je le suçasse plus énergiquement encore ; il avait croisé ses deux jambes fines autour de mon cou, et je le suçais tellement fort que son dard me chatouillait la glotte, pendant que ma langue léchait ses deux raisins doux, jusqu'à la base du scrotum, et même jusqu'à son orifice béant. Et il poussait d'émouvants soupirs de contentement, complètement recroquevillé autour de ma tête. Mais il se déplia soudain, et manifesta le désir de changer de position, de manière à pouvoir me rendre la pareille ; alors je me couchai sur le dos, et il se mit à califourchon au-dessus de mon visage, en plongeant sa plume exquise dans l'encrier de ma bouche, et je continuai à le sucer ainsi, tige et raisins compris, tout en appliquant mes deux mains sur son postérieur délicat, un doigt dans sa profondeur pour lui donner plus de plaisir encore ; et lui, dans le même temps, agrippait à deux mains ma propre tige, et, de sa bouche suave, m'octroyait les mêmes g teries, avec une ferveur absolument sublime. Oh ! Oui, il était sublime, dans ce moment de gr ce, où se déchire subitement le voile qui dissimule aux garçons ce continent infini du désir et de la jouissance. Ce fut sa première expérience du plaisir ; elle fut si intense qu'il voulut recommencer aussitôt. Je lui conseillai d'attendre un peu que nous fussions remis de nos premières émotions - j'avais pour ma part besoin de récupérer un peu, n'ayant pas son ardeur juvénile. Mais lui ne voulut pas attendre. Je lui fis tout de même boire une décoction de chanvre indien, et j'en pris également, pour nous donner plus de force et aiguiser nos sens. Vous n'êtes pas sans savoir que cette herbe magique améliore la circulation du sang, et décuple les sensations. Aussi, au milieu d'un feu d'artifice de visions oniriques et colorées, nous réitér mes nos exploits ; enfin, pas exactement ; disons plutôt qu'émoustillé par ses premières découvertes, Aymane voulut pousser plus loin l'expérience, si vous voyez ce que je veux dire. En clair, il voulut conna"tre cet autre type de jouissance, énigmatique, qui vient aux garçons par l'arrière, quand ils se font prendre à la manière des filles. Je le lui fis conna"tre avec joie. Joie des sens partagée, de nos sens fouettés par le chanvre, ainsi que nos esprits. En effet, nos corps nous paraissaient légers comme l'air, nos force infinies, et nos esprits ouverts sur l'infinité des mondes. L'herbe bienfaisante l'aidait aussi à moins sentir la douleur, lorsque j'introduisais mon pieu relativement énorme dans l'étroite corolle de sa fleur ravissante. Donc, je le déflorai, avec passion, énergie, mais sollicitude, en t chant de ne pas l'endolorir ; mais lui, complètement évaporé par l'infusion de haschisch, s'empalait sur moi avec autant de frénésie que je mettais, moi, à le prendre, un peu comme si son petit cul charmant eût été une gueule pour me dévorer tout entier ; je serrais à deux mains sa taille fine et gracieuse, et dans cet exercice, nous mettions autant de passion que de fougue ; et Aymane, la gorge au vent, le nez dans les étoiles, la crinière en bataille, ses jolies mèches ch tain raides de sueur, émettait des rugissement de jeune lionceau en rut, << raaaowh ! C'est bon, plus fort, nom de Dieu ! >>, auxquels je répondais par des << je t'aime ! Oh oui, sacré bon sang de petite fiotte lascive, je t'aime, je t'aime, je t'aime, aowh ! >>, et c'était bon ; il faisait des << ouch ! Ouaoh ! >> languides auxquels je répondais par des << han ! >> énervés, et j'ai joui, comme je n'avais jamais joui de ma vie, en même temps qu'Aymane s'écroulait, dans un feulement final de femelle puma en chaleur, un grand r le de satisfaction, suivi immédiatement d'un grand rire : << ah ! La vache ! C'que c'était bon ! Et puis, tous ces trucs de couleur qui nous tournent autour là, c'est divin, eh ! On l'refera, hein, Ad"l, on l'refera ! >> Il se tenait les côtes ; et moi aussi, je me mis à rire en l'entendant, et j'étais bien, alors je répondis : << quand tu veux, mon loup >>. Et nous l'avons refait, en effet, les jours suivants, presque tous les jours, parfois plusieurs fois par jour. En attendant, la tempête s'était calmée ; un calme étrange, d'une douceur quasi édénique, lui avait succédé ; le monde baignait dans une béatitude ouateuse, extatique, dans une sérénité olympienne. Je ne comprenais pas encore. Mais ce fut la première fois que, sans y prendre garde, j'observai le phénomène qui allait changer nos vies. Je ne tardai pas, en effet, à remarquer une chose qui me troubla profondément chez le garçon que j'aimais. On aurait dit qu'à chaque fois qu'il était heureux, il faisait beau ; et à l'inverse, s'il éprouvait quelque contrariété, le temps se couvrait ; s'il pleurait, il se mettait à pleuvoir, etc. Vous allez peut-être me prendre pour un fou, mais tout se passait vraiment comme si, par son humeur, ce garçon exerçait une influence sur le climat. Je me livrai à des expériences. Je m'amusais à le faire enrager exprès, puis l'instant d'après je le faisais jouir, et je guettais les variations climatiques. J'eus bientôt la confirmation de ce que je pensais : le temps qu'il faisait, dans un rayon de douze ou treize lieues au moins, dépendait effectivement de l'état d'esprit d'Aymane ! C'était incroyable, mais pourtant vrai. Ce garçon était le temps, faisait le temps ; la Nature réagissait à son climat intérieur comme au sien propre. Cependant, les mois passaient et mon ami ne revenait pas. Aucune nouvelle de lui. Un jour, je trouvai Aymane assis dans le jardin, sur une pierre, silencieux et mélancolique, contemplant un ciel gris argenté qui paraissait aussi triste que lui. Il me dit : - Il ne reviendra pas, n'est-ce pas ? - Je ne saurais te le dire, Aymane ; tu dois savoir mieux que moi ce qu'il en est. - Il ne reviendra pas. Il a peur. C'est un faible. - Mais de quoi aurait-il peur ? - Mais de moi ; de ce que je peux faire. Pourtant, je ne le fais pas exprès, tu sais. - Je sais, Aymane, je sais. Je compris qu'il avait malheureusement vu juste ; mon ami ne reviendrait pas. Il avait abandonné son propre fils, effrayé par l'étrange pouvoir qui était en lui, et il n'avait même pas eu le courage de me le dire ! Consterné devant tant de bassesse et de l cheté, je promis à Aymane que moi, je ne l'abandonnerais pas, quoi qu'il arrive. Il me sourit avec un mélange de reconnaissance et de lassitude qui me fendit le coeur. Je le pris contre mon coeur, lui dis des mots tendres, et l'embrassai sur la bouche pour le consoler. Il se laissa faire de bonne gr ce. Dans le ciel, le soleil revint, signe que son humeur s'améliorait. Je sentis poindre un désir pressant ; alors je le pris dans les bras et voulus le monter dans ma chambre... euh... à tous les sens de cette expression (Ad"l parut un peu gêné, on ne sait trop pourquoi) ; mais il se débattit et dit : << - Non, habibi, faisons-le ici. - Quoi, ici ? Dis-je ; dans le jardin ? - Ben ouais, il fait beau, ce sera plus marrant. - Et si quelqu'un nous voit, tête de noix ? - Personne nous verra, face de rat ! - Qu'est-ce que tu en sais, bougre de niais ? - Je l'sais, c'est tout, sac à poux ! - Ça, tu vas me le payer, chenapan ! - Essaie de m'attraper, vieux sacripant ! >> Et l'espiègle se mit à courir en riant ; moi je courus après lui, non moins hilare. Je le rattrapai bien vite, ou disons plutôt qu'il se laissa bien vite rattraper, impatient de la correction que j'allais lui infliger. Je le plaquai au sol, m'assis sur lui en ayant soin de ne pas l'écraser, et commençai par le chatouiller très fort ; nous riions tous les deux. Il se débattait avec ses mains. Peu à peu, les chatouilles devinrent des caresses ; je glissai une main sous sa chemise de soie bleue, aux boutons de nacre, et sentis la douceur de son ventre. Je me penchai sur lui et l'embrassai à nouveau ; il m'attira contre lui en m'enlaçant. Je continuais à le caresser, plus ardent que jamais. Je mis ma main à son entrejambe, et le sentis admirablement tendu. Il eut un << mmmh ! >> de plaisir, une sorte de ronronnement de chat gourmand à qui l'on sert sa p tée, et rapidement, nous nous déshabill mes l'un l'autre, parmi les herbes folles. Ce fut torride. Nous rest mes bien deux longues heures à nous caresser, à nous embrasser, à nous sucer au milieu du jardin. Nous encha"n mes orgasme sur orgasme, comme les perles d'un collier stupéfiant. Le désir et le plaisir, mélangés, consumaient nos corps, eux aussi mélangés, plus ardents que le soleil qui nous chauffait la peau, et n'abritant plus nos esprits trop radieux, qui voltigeaient confondus dans les éthers sidéraux. Je le pris à au moins cinq reprises, dans toutes les positions possibles, il en redemandait sans cesse, je lui en redonnais, je m'épanchais en lui comme un siphon, je le suçais, le resuçais, et lui de même, si bien qu'à la fin, ses bourses ressemblaient à des raisins de Corinthe et les miennes à des abricots séchés ! Après cela, nous rest mes encore un long moment, allongés, alanguis, nus, dans l'herbe, l'un contre l'autre, rêvant, contemplant le ciel, l'azur, respirant profondément, échangeant de temps à autre d'insignifiantes paroles ; rompus par le plaisir, nous avions l'impression de nous être faits corriger à coups de massue, d'être passés sous les sabots d'un cheval, à ceci près qu'une langueur voluptueuse enveloppait nos membres, comme si le fleuve de la félicité coulait pour toujours à travers nos veines. Pour couronner le tout, nous fum mes le tabac et le chanvre, et, toujours nus dans l'herbe, nous bûmes une décoction à base de réglisse, de belladone et de datura, en mangeant de la p te d'amandes mêlée d'ergots de seigle et de la tourte aux champignons, ce qui nous plongea dans un état passablement euphorique doublé d'une légère confusion mentale ; nous eûmes des visions insolites au point que nous ne savions plus très bien si nous étions sur terre ou au Paradis, ou encore sur la Terre Blanche d'ibn 'Arab", où tous les prodiges sont monnaie courante. À l'image du cerveau d'Aymane, qui se trouvait quelque peu déconnecté du réel, le ciel affichait des teintes irréalistes, tel un récif de corail flamboyant, allant du violet-fuchsia au bleu turquoise-outremer ; mais en réalité, peut-être était-il juste bleu ciel, et nos yeux seuls le voyaient-ils autrement ; dans l'état où nous étions, c'est difficile à savoir. Finalement, je lui demandai : << - Tu veux que je te suce encore une fois ? - Boah, non, répondit-il, les yeux écarquillés et le regard vague, ça va ; j'suis déjà loin, de toute façon... >>. En effet, il paraissait loin, très loin, et moi aussi à dire vrai ; bientôt, ses yeux se fermèrent tous seuls, et il s'endormit de son meilleur sommeil. Alors je le pris dans mes bras, et, sans jeu de mots cette fois, le montai dans la chambre. Puis je m'étendis près de lui, contre son corps tiède et nu, dont mes doigts caressaient distraitement l'éblouissante pureté des lignes, et je rêvai éveillé, pendant un long moment, ayant dans la pupille des visions d'éphèbes resplendissants dansant à l'infini, avant de m'assoupir à mon tour. Quand nous nous réveill mes le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel, le monde paraissait encore un peu flou, et nous nous sentions très détendus, surtout après notre premier coït de la journée, avant même le petit déjeuner. Car, en m'étirant dans mon demi-sommeil, j'avais senti comme un poids sur l'estomac ; alors, j'ouvris un oeil cauteleux, et j'aperçus Aymane qui se tenait en face de moi, splendide, nu, en érection, un genou sur mon abdomen et les mains sur les hanches, et qui me dit à brûle-pourpoint (bien que je n'eusse pas plus de pourpoint que de pyjama) : << - Alors ? Tu me suces, oui ou bran ? >> Je l'ai donc sucé dans la fra"cheur matinale, puis il s'est offert sur le flanc pour me rendre la pareille, et je l'ai pris de côté, tranquillement, appuyé sur le coude, tandis que nous causions du programme de la journée ; j'ai joui très progressivement, sans me presser, dans un grand éclair de béatitude cosmique, et j'ai vidé ma prostate en quelques spasmes dans le creux de ses tripes, dans ses profondeurs moites dont j'avais éclaté gentiment le diaphragme. Puis je l'ai pris dans mes bras et je l'ai cajolé encore un peu, le temps que nous soyons à peu près réveillés. - Mon cher Ad"l, dit Mounir, en dépit du plaisir que j'ai à vous écouter, je crains que vous n'ayez commis un anachronisme ; n'oubliez pas que cette histoire est censée se passer quelque part entre la fin du Moyen-Âge et le début des temps modernes ; or le mot diaphragme, dans cette acception, à savoir, approximativement, une << cloison percée d'un orifice calibré placée dans une canalisation afin d'en modifier les conditions d'écoulement >>, n'appara"tra que quelques siècles plus tard ; à notre époque supposée, ce terme désigne tout au plus un muscle situé entre le thorax et l'abdomen ; or, sans préjuger de votre virilité, j'espère pour vous qu'elle ne monte tout de même pas si haut. - Vous avez parfaitement raison, mon cher Mounir, mais convenez que la métaphore était trop belle ; je ne pouvais résister à la tentation. - Je vous comprend ; aussi, vous êtes tout excusé pour cette fois, mais t chez à l'avenir de respecter un peu plus la cohérence narrative. - En même temps, intervint Abdul-Hakim, il faut convenir que, pour ce qui est de bafouer la cohérence lexicale et historique du récit, on se pose un peu là... il me semble que ce ne sont pas les incohérences et les anachronismes qui manquent depuis le début de cette histoire. - Certes, dit Mounir, mais là n'est pas la question ; il y a des limites à ne pas dépasser. - Bah, dit Moubarak, moi je dis que du moment que l'intrigue se tient, qu'il y a de l'aventure, des jolis garçons, du merveilleux, le lecteur en a pour son argent ; il ne va tout de même pas venir regimber pour un malheureux << diaphragme >> ! - Eh, ganache ! Tu sais ce qu'il te dit, mon << malheureux diaphragme >> ? s'écria Aymane qui, à la surprise générale, avait parfaitement suivi. - Oui, enfin, soit, dit Ad"l ; si vous n'y voyez pas d'objection, je pourrais peut-être continuer mon récit ? Serais-je le seul personnage de cette fresque à se voir censuré au profit d'une digression totalement surréaliste ? Mounir leva les yeux au ciel. - Ad"l, voyons ! Qu'est-ce que je viens de vous dire ! Cette fois, vous passez les bornes. - Oups ; désolé, seigneur Mounir, au temps pour moi. Je ferai plus attention à l'avenir, s'il pla"t à Dieu. Mais de gr ce, laissez-moi poursuivre, avant que le lecteur n'ait totalement perdu le fil. - C'est bon, nous vous écoutons ; mais de gr ce, un peu de tenue que diable ! Nous sommes dans une oeuvre littéraire sérieuse. - Oui, enfin, dit Abdul-Hakim, je ne sais pas si le présent dialogue fait vraiment sérieux. - Mon cher Hakim, ceci est totalement sans importance ; le lecteur vraiment sourcilleux n'a qu'à pas en tenir compte du tout ; après tout, cela ne change rien de rien à la trame du récit. - C'est exact. Tout ceci n'a absolument aucune espèce d'importance. Mon bon Ad"l, veuillez nous excuser d'avoir interrompu pour si peu le compte-rendu de vos passionnantes aventures. - Ne vous bilez pas. Je reprends. Après cela, nous avons, tout de go, fumé tabac et chanvre en buvant du lait caillé avec miel et cardamome, histoire de bien commencer la journée. Elle s'annonçait chaude. Nous étions bien, et tous nos soucis paraissaient loin, de l'autre côté des mers ; comme le père d'Aymane... Ah ! Celui-là, justement, il était clair qu'il nous avait l ché tous les deux. Quelle affligeante baderne ! Plus j'y pensais, plus j'étais triste pour mon jeune amant. Au fil des jours, son absence prit de plus en plus de poids. Aymane devenait plus taciturne, et je sentais qu'il en avait gros sur le coeur. La compassion, dans le mien, s'ajouta à l'amour ; pauvre garçon abandonné parce que trop doué ! Le monde des hommes est parfois d'une étrange cruauté. Combien de garçons, aux dons pourtant moins étranges, mais non moins exceptionnels, n'ont-ils pas été délaissés de la sorte ? >> Mounir acquiesça. << Les mois passèrent, et l' me d'Aymane restait constamment assombrie par le chagrin, malgré mes efforts pour l'égayer. Et le temps restait évidemment maussade, lui aussi ; le soleil ne brillait plus, bien qu'on fût au coeur de l'été. Aussi, les habitants de la contrée commencèrent à s'inquiéter de l'étrange humeur du temps ; ils allèrent consulter une espèce de sorcière, une devineresse, et cette malfaisante vieille femme leur désigna Aymane comme la cause du problème, alors qu'il n'en était que l'agent involontaire, et qu'il était une victime du sort. Mais ces gens stupides nous accusèrent de sorcellerie, et menacèrent de nous faire du mal. Nous décid mes alors de partir à la recherche du père d'Aymane. Nous parcourûmes les mers et les continents, pendant des mois, jusqu'aux "les les plus reculées, en vain ; pas de trace de ce père indigne, à croire qu'il s'était volatilisé. Alors, Aymane se décida à faire son deuil ; se considérant comme orphelin désormais, il se reposa entièrement sur moi. Notre amour en fut accru. Nous rest mes un long temps dans une autre contrée, où nous vécûmes des jours heureux, trop heureux ; durant cette période, nos expériences charnelles furent particulièrement fréquentes, et intenses. La sensualité d'Aymane se développait. Son corps s'unissait au mien, sa chair se mêlait à la mienne, avec une ardeur croissante. Nous inventions constamment des figures nouvelles, toujours inspirés par le chanvre, nous développ mes tout un catalogue de posture aussi exquises que raffinées, nous découvrions des étendues insoupçonnées de plaisir. Parfois, il arrivait derrière moi, m'enlaçait subrepticement et disait : << Ad"l, je veux que tu me suces, suce-moi s'il te pla"t >>. Alors, suivant mon humeur, moi, je le déshabillais avec fougue ou délicatesse, en prenant le temps d'admirer encore une fois ce corps d'enfant, gracile et svelte, puis je m'agenouillais pieusement devant son lingam exquis, et je faisais ce qu'il me demandait, en essayant chaque fois de varier un peu l'exécution, d'inventer des fioritures nouvelles, des caresses inusitées ; je dois à ma propre gloire de dire que je faisais preuve d'une imagination féconde, mais je n'ai guère de mérite, car cet enfant divin m'inspirait, comme il aurait inspiré le moins artiste des buveurs d'éphèbes. Quant à lui, ses ressources de désir et de jouissance semblaient inépuisables ; à chaque coïtus per os, il me serrait la tête entre ses bras, balançait les hanches avec vigueur d'avant en arrière, comme un berger impudique qui s'accouple avec une brebis, renversait le torse pour inspirer plus profondément, l'air apportant au cerveau la volupté, ou au contraire, se courbait sur moi, s'accrochait, s'agglutinait, grimpait sur mes épaules, ce qui rendait l'opération assez acrobatique, mais au fond ça ne me dérangeait pas, car je pouvais ainsi entendre distinctement les battements de son coeur emballé par l'excitation. Et tout en le suçant, je caressais voluptueusement ce corps nacré, velouté, parfait, son dos, ses cuisses, ses reins admirables, ses fesses rondes, exquises, petites et fermes, jolies comme la lune, ses fesses divines qui oscillaient en cadence pendant qu'il m'enfournait le vit dans la bouche. Puis il jouissait en exhalant des choses aussi charmantes qu'incohérentes, et nous nous affalions l'un sur l'autre. Juste le temps de souffler, ensuite il me rendait la pareille, ou bien, languissamment, et rêveusement, il me laissait le prendre, étant excité à mon tour, et parfois, je le faisais jouir une deuxième fois de cette façon. Cela pouvait nous prendre à n'importe quel moment du jour ou de la nuit, il n'y avait aucune monotonie, c'était gentil, drôle et touchant. Gr ce à cela, il ne pensait plus du tout à son père absent, ce l che, ce déserteur ; comment avait-il pu abandonner un garçon aussi délicieux ? Lequel, finalement, avait peut-être gagné au change, et moi aussi ; de toute façon, ça ne comptait plus. Il n'y avait plus que nous deux, l'amitié, l'amour, le plaisir. Pendant toute cette période, l'humeur de mon ami fut au beau fixe, et le temps aussi, par conséquent ; mais cela ne fit pas du tout les affaires des gens de la contrée, qui commencèrent à souffrir de la sécheresse et de la canicule. Il se passa la même chose que dans l'autre pays ; les gens allèrent consulter une autre sorcière, encore plus difforme et stupide que la précédente, qui leur désigna de nouveau Aymane comme la cause de leurs problèmes. Excédés par tant de bêtise, nous part"mes sur le champ ; nous all mes très loin, droit devant nous, sans nous arrêter. Nous all mes si loin que nous atteign"mes les confins de la terre, jusqu'à la montagne de Q f ; et là, nous rencontr mes ce peuple prodigieux, dont parlent les anciennes chroniques, ces hommes parfaits, élus de Dieu, détenteurs de la Connaissance absolue et universelle, et constitués uniquement de m les. Nous fûmes très bien accueillis parmi eux et y vécûmes très heureux ; le temps, chez eux, était constamment radieux ; ils ne connaissaient absolument pas le mauvais temps ni la pluie, et l'eau de leurs rivières, qui est infiniment plus douce et plus pure que les eaux de chez nous, suffisait à faire pousser toute sorte de fruits merveilleux. Aussi, là-bas, l'humeur d'Aymane n'avait plus aucune importance, le climat étant toujours le même, et son pouvoir, enfin, ne pouvait plus nous causer d'ennuis. - Pourquoi alors n'êtes-vous pas restés ? Demanda Mounir. - Parce qu'il se produisit tout de même un événement f cheux. L'un des habitants de Q f, un peu moins sage et moins équilibré que les autres - il y en a un dans toute communauté, - fut fasciné par la beauté d'Aymane, qui appartenait à une espèce différente de la leur, et qu'entourait, à leurs yeux, un halo de mystère et d'exotisme. Où qu'on aille sur la terre, les hommes, même les plus sensés, sont fascinés par ce qui leur semble différent, étranger. Il ne manquait pourtant pas, là-bas, de garçons magnifiques, qui auraient fait de l'ombre aux plus beaux de nos éphèbes ; mais Aymane avait, aux yeux de cet homme-là, ce quelque chose d'enivrant et d'excitant qu'éveille en nous l'inconnu. Il conçut pour lui une passion violente, inusitée chez ces gens-là ; mais Aymane ne l'aimait absolument pas ; nous nous appartenions tout entiers l'un à l'autre, comprenez-vous ? Aussi, nous dûmes partir à nouveau, et bien à contre coeur, croyez-moi. De toute façon, nous n'aurions pas pu rester indéfiniment à Q f ; ce n'est pas notre monde. Nous nous rem"mes donc à voyager de ci, de là, ne restant jamais longtemps quelque part, par crainte des sorcières et des imbéciles qui les consultent. Nous avons traversé beaucoup de contrées insolites, étudié leurs moeurs diverses. Un jour, nous voulûmes savoir enfin l'origine de ce mystérieux pouvoir dont Aymane avait hérité on ne sait d'où ; lui surtout, était dévoré d'inquiétude et de curiosité - car qui disait, après tout, que ce don n'était pas d'origine satanique ? Alors nous sommes allés en Inde, consulter un sage dont nous avions entendu parler, un ma"tre versé dans l'ésotérisme et l'alchimie. Il écouta notre récit, examina Aymane avec attention, lui posa des questions ; puis, il alla consulter quelques ouvrages savants, et se retira un long moment dans son oratoire, pour prier et pour méditer. Quand il revint, il me commanda de rester sur place, et emmena Aymane un peu plus loin, à l'écart. Alors, il traça sur le sol, à la craie blanche, deux pentacles, entourés de symboles cabalistiques, installa mon ami dans l'un d'eux, puis il fit brûler quelques aromates, prononça des invocations mystérieuses, et se mit en retrait. Soudain, il y eut une sorte d'éclair indigo, et dans le second pentacle, en face d'Aymane, apparut un autre garçon, qui lui ressemblait un peu. Il était beau comme lui, mais il avait le teint plus p le, l'air moins vif, plus réfléchi, plus rêveur, un peu triste aussi. Il ne fit pas attention à nous, mais salua Aymane en l'appelant par son prénom. - Qui es-tu, dit Aymane, d'où viens-tu, et comment connais-tu mon nom ? - Je connais tout de toi, Aymane ; je suis toujours avec toi, bien que tu ne le saches pas. Tu m'as déjà vu une fois, il y a longtemps ; rappelle-toi, dans le carreau, cette fameuse nuit, cette première nuit où Ad"l t'a aimé ; et là encore, j'étais avec toi. J'ai ressenti tout ce que tu as ressenti. Quelle étourdissante nuit, n'est-ce pas ? D'ailleurs, cette tempête qui te terrorisait, c'était déjà toi qui l'avais provoquée ; elle n'était que le reflet du désir qu'Ad"l avait allumé en toi, et ce désir était le mien autant que le tien. C'est lui que tu craignais, en réalité, et si je ne t'étais pas apparu dans ce carreau, qui sait ce qui serait ou ne serait pas arrivé. Comme tous les êtres de chair, tu redoutais l'objet de ta même attirance. Ta frayeur n'était pas due tant au bruit de la foudre, qu'à l'orageuse clameur de ton propre désir. - Je me souviens de toi, en effet ; mais qui es-tu, enfin ? Vas-tu me le dire ? - Bien sûr. Ton pouvoir, c'est moi. Je m'appelle Bunyamine, et je suis ton jumeau invisible. Tous les hommes en ont un ; mais nous, nous sommes plus proches que la plupart des hommes du leur. Vois nos noms ; ils ont la même racine, presque la même signification ; mais le tien commence par la lettre alif, le mien par la lettre b ' ; or ces deux lettres, qui sont les premières de l'alphabet, représentent les deux principes complémentaires de la Dyade cosmique, les deux branches de la Croix ontologique, représentée par le b ' de la basmala coranique, qui unit les deux lettres en une seule ; oh ! Aymane, mon frère, nous étions cette lettre unique, principe de la manifestation, union des deux aspects fondamentaux de l'Être, l'aspect vertical, actif, toi, et l'aspect horizontal, passif, moi. Nous sommes complémentaires, nous aussi. Dans le monde invisible, nous étions unis, inséparables, comme deux frères siamois par le coeur ; deux corps, deux mes, un coeur, voilà ce que nous étions. Je m'en souviens très bien, alors que toi, tu as oublié. Nous étions heureux, sais-tu ; mais toi, tu as voulu na"tre, te matérialiser, et tu m'as entra"né avec toi. Je ne voulais pas au début, mais j'étais obligé de te suivre, car je ne pouvais pas me passer de toi. N'as-tu jamais eu l'impression que quelqu'un veillait sur toi ? Mais contrairement à toi, je n'ai pas pu me matérialiser complètement ; je me suis perdu en chemin, dans l'atmosphère. Je me suis dilué dans la Nature, et je me suis identifié à elle. Depuis, je te regarde sans cesse, et je ressens tout ce que tu ressens ; c'est ce qui cause ton influence sur le temps, car je suis aussi le temps. Pardonne-moi pour les ennuis que je te cause, Aymane ; je n'ai pas voulu cela, c'est le Destin. Mais un jour, j'en suis sûr, tu verras que c'est une bonne chose. Et puis, n'oublie pas que je t'aime, Aymane. - Moi aussi Bunyamine, dit Aymane ; je t'aime, désormais, je suis content que tu existes. - Tant mieux alors. Je vais partir, maintenant ; enfin, je serai toujours là, mais invisible. Je ne crois pas que nous nous reverrons dans ce monde-ci, mais nous nous retrouverons dans l'autre, un jour. En attendant, embrassons-nous, s'il te pla"t ; je voudrais te toucher rien qu'une fois, avec ton corps de chair. - D'accord. Les deux garçons se rapprochèrent, s'enlacèrent tendrement, fraternellement, et échangèrent un très long et sensuel baiser sur la bouche. Il était évident qu'il y avait du désir entre eux, mais comment leur en faire grief ? Ils étaient si beaux tous les deux, de plus ils étaient complémentaires. - C'était bon, merci, dit Bunyamine. - Pas de problème, dit Aymane, on l'refait quand tu veux. - Alors à un de ces jours, là-haut ! Et Bunyamine disparut dans un second éclair, semblable au précédent. Satisfaits, nous salu mes l'alchimiste, et repr"mes notre errance. Mais vous savez comment sont les hommes, sous toutes les latitudes, sous tous les climats. Ils parlent, ils bavardent, ils cancanent, ils jaspinent, pire que des commères. Nos exploits commencèrent à faire jaser les langues. Une légende se créa autour du garçon mystérieux qui pouvait gouverner le temps. Cette légende parvint aux oreilles d'hommes mal intentionnés ; en particulier, du bandit connu sous le nom de la Tête de Sanglier - maudit soit-il ! Celui-ci formula le voeu de s'emparer de mon compagnon pour utiliser sa puissance à son profit et s'en servir contre ses ennemis, contre le sultan, le prince Mourad et... - Mes amis et moi ! Dit Mounir. - Exactement. Contre vous surtout. Il avait déjà fait cela avec d'autres garçons doués de pouvoirs exceptionnels ; il les capturait, les réduisait en esclavage, les terrorisait, les violait, et finalement, s'emparait de leurs dons, le monstre ! - Quel misérable ! Dit Abdul-Hakim. - Je ne vous le fais pas dire. Cet homme est pire que le Diable. De combien de garçons exceptionnels n'a-t-il pas abusé ainsi ? Peut-être étiez-vous au courant ? - Je l'avais ouï dire, dit Mounir, en regardant Nuhad avec tendresse ; mais mon jeune ami, ici présent, ainsi que ses compagnons, pourrait vous en parler mieux que moi, car ce sont eux aussi des garçons doués, victimes de ce Sanglier abject. Ils étaient chargés par lui de me libérer de la prison où m'avaient mis les gens de Mourad, afin de m'amener devant lui ; mais ils se sont libérés eux-mêmes par la même occasion, Dieu soit loué. - Oui, Dieu soit loué. Enfin, nous avons échappé jusqu'à présent au Sanglier ; mais l'inf me Taqieddine, l' me damnée de Mourad, a lui aussi eu vent de l'existence d'Aymane, et il a suggéré à son ma"tre l'idée de s'en emparer également, pour mettre son pouvoir à profit... - Contre l'Ordre ! Dit Mounir. - Certainement. Imaginez, s'ils pouvaient disposer contre vous de la puissance du vent et de la foudre ? Du moins, c'est ce qu'ils espèrent. Mais je peux vous certifier que leur espérance est vaine ; cela n'arrivera jamais. - En somme, tout le monde voulait capturer cet enfant pour s'en servir contre moi ; mais finalement, il est sous ma protection ! C'est ce que j'appelle la Justice immanente... ou l'Ironie du sort, comme il vous plaira. - Oui, Dieu soit loué ! Mais il était temps que vous vous manifestiez, car à deux, traqués à la fois par les hommes de Mourad et du Sanglier, nous n'aurions pas pu continuer à nous cacher bien longtemps. D'ailleurs, ils étaient sur le point de nous attraper. - Mais nous sommes là. L'Ordre, toujours là quand il faut ! Apprenez, chers amis, que la Providence fait bien les choses, et qu'elle est de notre côté - et par conséquent du vôtre. - Seigneur Mounir, je vous en prie, soyez à la hauteur de votre réputation ; car s'il arrivait malheur à Aymane, mon frère, mon ami, mon amant, je ne pourrais jamais me le pardonner. En outre, cela pourrait avoir des conséquences terribles. - Eh bien ! Rassurez-vous, cela n'arrivera pas, je vous en fais le serment. Ni prince, ni sanglier ; personne ne touchera votre petit ami. Et s'ils essaient, ils auront affaire à moi ; croyez-moi, je suis plus terrible qu'eux ! >> Là dessus, Aymane s'était réveillé et était allé se blottir dans les bras d'Ad"l, et il regardait Mounir avec un air de gratitude admirative. Une brise légère et tiède soufflait sur le campement. Mounir tenait la main de Nuhad dans la sienne, affectueusement ; les étoiles brillaient dans le ciel et dans les yeux des garçons. Ils regardaient ensemble, respirant d'un même souffle, l'immense coupole de ténèbres sertie de gemmes phosphorescents. Un sentiment commun d'exaltation passait à travers eux ; Nuhad serra plus fort la main de Mounir : << - Regarde ! >> Lui dit-il. En effet, au loin, à l'horizon, une ombre un peu plus claire se détachait lentement du fond de la sombre voûte. Un m t vertigineux, qui semblait ne se dresser que pour eux, comme un signe de l'Au-delà. << - Je la vois ! Dit Mounir. - Tu sais ce que c'est ? - Pas exactement, mais je crois que c'est vers là que nous allons. - J'en ai entendu parler ; regarde, on voit les trois sphères maintenant... on dit que si on les voit briller toutes les trois, ensemble, c'est un signe pour ceux qui aiment. - Un signe de quoi ? - Que leur amour ne mourra pas ; et les gens aussi les invoquent pour avoir une longue vie. - Alors regarde-les bien. - Elles sont belles ! - Oui, sans doute... ce sont de belles sphères. Mais j'en ai déjà vu d'au moins aussi belles. >> Mounir embrassa Nuhad, dont la bouche juvénile, pleine de candides paroles, lui semblait dans la nuit comme un rayon de miel. Au loin brillaient les trois sphères, Némis, Thétys et Mèrhésis, bien alignées sur leur axe. Le temps que dura leur baiser, qui fut assez prolongé, elles avaient déjà disparu, mais ils avaient vu tous les deux ce signe du destin, dont Mounir seul saisissait l'obscure signification. Au plus noir de la nuit, sur la tour des tempêtes, Lorsque brillent Némis, Thétys et Mèrhésis, Pardonnez à la mort, la coupeuse de têtes, Car rien ne meurt ; le temps a son hystérésis. 32. Les marins squelettes De leur côté, Hamid et Abdul-Halim étaient arrivés au siège de K thre, où ils avaient retrouvé Reda, Numane et leurs compagnons de l'armée califale. Ils apprirent ainsi que le jeune Moncef était toujours dans K thre, avec le gouverneur Badreddine dont il était amoureux. Cela, nos deux amis ne le savaient pas, mais ils furent bien vite mis au courant de la situation. Ils comprirent alors la nécessité d'agir très vite pour empêcher que Badreddine soit tué et Moncef accusé de meurtre. Tout le problème était de trouver un moyen de passer à travers les murailles de K thre. Hamid eut alors l'idée d'une ruse. Il manda tous les sculpteurs et les architectes que l'on pourrait trouver, et leur fit construire une statue gigantesque représentant un jeune garçon d'une beauté surhumaine. Lorsque la statue fut achevée, elle fut abandonnée, la nuit, devant les murs de la ville, cependant que toute l'armée du calife se retirait dans les campagnes avoisinantes. Aussi lorsque, au petit jour, les habitants de K thre virent ce jeune garçon immense et magnifique devant leurs murailles, et l'armée disparue, ils pensèrent que celle-ci s'était retirée de guerre lasse, et qu'elle avait laissé cette statue comme une sorte d'offrande à Dieu, ou même comme un cadeau aux gens de K thre pour se faire pardonner de les avoir assiégés. En tout cas, ils trouvèrent la sculpture si belle qu'ils décidèrent de l'emmener dans leurs murailles. Mais à l'intérieur du jeune garçon, se trouvaient Hamid, Numane et vingt combattants armés prêts à les défendre. Et quand la statue fut entre les murs de K thre, tout à coup, nos deux amis et les vingt combattants en surgirent, créant la panique et la confusion parmi les gens de K thre, qui se crurent attaqués. Mais Hamid les rassura aussitôt : << - Gens de K thre ! dit-il. Ceci n'est pas une attaque. C'est la paix que nous voulons sauver, non la guerre que nous voulons porter en vos murs. Nous avons un message très important à porter à votre gouverneur. Aussi, daignez nous mener jusqu'à lui, et vous aurez la paix ! >> Les gens de K thre se consultèrent. Ils acceptèrent de mener Hamid, Numane et un garde armé devant le gouverneur, à condition que les autres se retirassent, en assurant de leur côté que tout le monde aurait la vie sauve. Effectivement, les dix-neuf combattants armés se retirèrent de la ville sans encombre. Quant à Hamid, à Numane et au garde, un laquais esclave les mena à travers les dédales du palais, jusque dans les appartements du gouverneur Badreddine. Celui-ci fut étonné de voir ces étrangers débouler chez lui ; aussi apostropha-t-il le laquais, qui lui expliqua ce qui était arrivé. Alors, il s'assit sur un divan, et fit signe à ses visiteurs d'en faire autant. << - Ainsi donc, dit-il, vous avez, pour la paix de nos deux nations, un avis important à me donner ? - C'est à peu près cela, excellence, dit Numane. Mais pour vous en faire part, il faut que vous fassiez venir ce jeune garçon de chez nous, Moncef, avec qui vous êtes très lié à ce que l'on dit. - Je ne sais si je dois... - Excellence, vous devez, coupa Hamid. Il en va réellement de l'avenir, vous savez. - Oui. Bon. Je vois, fit le gouverneur embarrassé. Puis, à haute voix : Qu'on fasse venir Moncef ! >> Quand Moncef arriva, il resta un moment interdit en voyant Numane sain et sauf ; puis, oubliant complètement le gouverneur de K thre, il se jeta à son cou et l'embrassa tant qu'il put. Mais alors, il se souvint de Badreddine, et, embarrassé à son tour, il eut un mouvement de recul. Badreddine, quant à lui, ne comprenait rien à la scène, et commençait à croire qu'on s'était joué de lui. << - Que signifie tout ceci ? demanda-t-il. Allez-vous me le dire ? - Excellence, dit Hamid, cela signifie qu'on veut vous tuer, et faire porter la faute à ce jeune garçon. >> Moncef poussa un léger cri. Mais au même moment, des hommes armés entraient dans la pièce et prenaient tous ceux qui s'y trouvaient par surprise. Chacun avait désormais une épée sous la gorge, et risquait sa vie s'il faisait un mouvement. Alors, celui qui paraissait le chef, prit la parole et dit : << - Eh oui ! Gouverneur, il s'en est fallu de peu que nous arrivions trop tard. Mais, comme vous le voyez, nous sommes venus à temps ; vous allez mourir, et tout le monde dira que ce sera par la main de ce jeune garçon étranger. Ainsi, la guerre durera, et croyez-moi, il y en a toujours qui en profitent, de la guerre, monsieur Badreddine. - Et ce ne sera déjà pas à vous, monsieur Fayçal ! lança, de derrière une tenture, une voix que Hamid crut reconna"tre. Le chef tressaillit, mais, avant qu'il ait pu se retourner, un puissant coup lui fut asséné sur la tête avec le plat d'une lame de sabre, et Nasredd"ne, le lieutenant Nasredd"ne, accompagné de vingt hommes armés, surgit en fendant la tenture et s'abattit sur les brigands qui eurent à peine le temps de réagir. Un grand combat s'engagea, auquel tout le monde, même et surtout Hamid, prit part. Les bandits étaient inférieurs en nombre, de plus ils avaient été pris par surprise. Ajoutons que ce n'étaient que des bandits, et que nous sommes dans une histoire tout ce qu'il y a de morale et d'édifiante, en dehors du fait qu'on y copule beaucoup. Ils n'eurent donc pas l'avantage. Lorsqu'ils eurent tous été faits prisonniers, Hamid embrassa chaleureusement Nasredd"ne en lui demandant : << - Mais, mon cher ami ! Comment avez-vous fait pour arriver ici au moment précis où nous allions être taillés en pièces ? - C'est une longue histoire. Voulez-vous que je vous la raconte ? - Si nous le voulons ! - Eh bien ! Vous vous souvenez que nous nous étions quittés sur l'"le de Kali ? - Comme si c'était hier. - À cette époque, j'étais lieutenant second sur un navire marchand qui voguait vers l'Inde. Mais en cours de route, nous f"mes naufrage, en plein milieu de l'océan. J'ai erré trois jours sur un canot, au gré des flots. J'allais mourir de faim, quand j'ai été recueilli par un bateau dont l'équipage était vraiment à faire peur : il était composé de squelettes ! Tous, les marins, les officiers, le capitaine, tous étaient des squelettes vivants, habillés comme vous et moi, parlant en claquant des dents, et ma foi, c'étaient de forts bons marins. Et bien qu'ils me remplissent de terreur, ils n'étaient pas méchants avec moi ; ils me donnèrent même du pain et de l'eau douce. Enfin, un jour, ou plutôt une nuit, nous accost mes une "le en plein milieu de l'océan, et les squelettes m'y débarquèrent, puis repartirent. Je tremblai à l'idée que j'étais peut-être tombé chez des anthropophages. Je passai une nuit sur la plage et dormis sur le sable fin. À mon réveil, je vis penchées au dessus de moi trois ou quatre têtes de jeunes garçons, d'une beauté idéale. Ils me conduisirent au village, situé au centre de l'"le. C'était un endroit absolument paradisiaque, habité par un peuple singulier, d'une douceur exquise, mais qui s'alliait avec une dignité extraordinaire. Toute violence était chez eux bannie, et pourtant c'étaient des guerriers ; l'art du combat faisait partie de la formation de tous les garçons, et ils étaient forts et harmonieux comme des marathoniens. Et imbattables gr ce à des techniques de combat ancestrales qui reposaient sur la ma"trise de l'énergie ; mais ils réglaient entre eux les conflits de manière pacifique, et ils ne faisaient pas la guerre aux autres. S'ils leur arrivait de se battre, c'était uniquement pour se défendre, ou alors, c'étaient des combats rituels, organisés lors de grandes festivités annuelles consacrées aux noms de Dieu, ou aux grands ancêtres. Ils honoraient plus que tout la virilité, mais c'était une virilité lumineuse, rayonnante et harmonieuse ; ils haïssaient également la mollesse et l'agressivité. Et ils étaient également philosophes et poètes ; je découvris un monde d'un raffinement inouï, qui rappelait un peu l'Atlantide de Platon. En effet, ces gens avaient quelque chose des Atlantes ; ils étaient dans un état de gr ce, proche également de la nature et du divin. À la fois simples et sophistiqués, si l'on veut. Ils n'avaient pas l'habitude d'accueillir des étrangers, mais comme ils virent que j'étais un homme civilisé, et de plus un marin, donc un homme d'honneur, ils me prodiguèrent une hospitalité digne des anciens Arabes. Et comme ils virent de plus que j'étais curieux, et intelligent, ils acceptèrent de me dévoiler quelques-uns des secrets de leur monde. Ils n'étaient pas vraiment des Atlantes, mais presque ; une des dernières communautés survivantes d'une humanité plus ancienne que la nôtre, primordiale, dont l'Atlantide n'était qu'un exemple. Ils étaient aussi apparentés aux brahmanes hindous, ou au peuple de Q f, avec qui ils avaient bien des points communs, à part qu'il y avait des femmes parmi eux. Et les gens du Soudan et du Yémen, où l'on trouve les plus beaux garçons de la terre, étaient également d'une souche commune avec eux. Mais eux avaient conservé la pureté et la force d'un savoir primitif, originel, que nous baptisons, nous, des noms de gnose, ou de science cachée, car elle est chez nous l'apanage de l'élite, alors que là, l'élite englobe tout le monde ; en effet, ils étaient tous des élus, et ils parlaient le langage des arbres, du vent, des étoiles et des sources, des oiseaux, des anges et des génies ; ils pouvaient dialoguer d'égal à égal avec l'univers. Ils avaient une sagesse illuminative qui rappelait celle des soufis, mais en plus pur peut-être. Ils connaissaient la science de l'Unité, et toutes les sciences de la multiplicité. Ils mettaient le m le au dessus de la femelle, l'honoraient de toutes les façons possibles, exaltaient la force et combattaient la faiblesse, mais réprouvaient toute cruauté ; le fort était honoré, mais à charge pour lui de protéger le faible. Et le faible devait servir le fort, mais non le craindre. L'"le portait, en arabe, le nom étrange d'Iftiq r, qui signifie humilité volontaire, renoncement, et comme vous le savez, cela désigne chez nous l'acte des soufis, qui s'humilient volontairement devant Dieu pour que Dieu les relève, et qui renoncent au monde inférieur et à leur moi limité pour s'élever jusqu'au Soi universel et illimité, qui est au dessus du Dieu personnel. C'est l'attitude typique des gens de la voie initiatique, que l'on appelle pour cela des faqirs, renonçants volontaires. L'"le pouvait donc porter ce nom parce qu'aux yeux des voyageurs musulmans, tous ses habitants étaient comme des soufis, des gens qui ont renoncé à notre monde grossier pour entrer dans un élément plus subtil ; et c'était vrai que la subtilité de ces gens faisait penser qu'ils n'étaient pas de notre monde, bien que l'"le fût tout ce qu'il y a de réel. Mais il y a peut-être à ce nom d'Iftiq r une explication plus mystique, sur laquelle je reviendrai plus tard s'il pla"t à Dieu. J'étais émerveillé par l'exceptionnelle qualité de leur vie, par leur savoir et leur subtilité, et par la beauté des corps, qui avaient une teinte cuivrée, ni claire ni foncée, et des formes parfaites, dues à une éducation soignée, à la fois martiale et philosophique ; une éducation athénienne. Mais ce qui me frappa le plus, c'était l'étrangeté de leurs coutumes matrimoniales. Sur Iftiq r, en effet, un homme n'épouse pas forcément une ou plusieurs femmes, comme chez nous, il peut, et c'est ce que font la plupart, épouser des jeunes garçons, qui les servent comme le feraient des épouses, font la cuisine et le ménage pour eux, et en plus, couchent avec eux. En effet, ils considèrent que les femmes ne sont utiles aux hommes que pour la reproduction ou pour l'amitié ; entre les deux, il n'y a pas la place pour un véritable amour, qui ne peut se développer qu'entre m les. Ceux qui n'ont vraiment pas d'attirance pour les garçons ont le droit d'épouser une femme, mais ils ne sont pas honorés comme ailleurs, ils sont juste tolérés, et regardés comme faibles. L'idéal amoureux le plus répandu et le plus honoré est celui qui correspond au mythe grec de Ganymède : un jeune garçon qui épouse, provisoirement, le temps qu'il devienne adulte, un homme qui l'éduquera et l'honorera, le protégera et veillera en particulier à lui apprendre les techniques du combat car, je l'ai dit, ils sont pacifiques, mais ont horreur de la mollesse. Le combat, pour eux, devrait servir idéalement non à terrasser un ennemi, mais à révéler la valeur d'un homme ; c'est dans la lutte qu'il montre qui il est vraiment, et pour cela, comme je l'ai dit aussi, ils organisent des combats rituels, à toute sorte d'occasion, afin que tous les garçons aient l'occasion de faire leurs preuves. Et leurs hommes sont là pour les y aider ; il ne s'agit donc pas seulement de jouissance, ni d'éducation au sens scolaire : ils les aident à parfaire leur virilité ; ils leur fournissent un modèle de M le qu'ils cherchent à s'assimiler afin de lui ressembler, en échange de quoi ils leur donnent un peu de leur jeunesse. C'est un échange qui convient à tout le monde. Et c'est pourquoi le nom de l'"le, Iftiq r, est aussi une référence subtile à l'amour tel qu'ils le pratiquent : la relation entre le garçon et son homme est comparable à celle entre le soufi et son ma"tre : un renoncement, un don de soi, un abandon volontaire de son moi pour entrer au service d'une virilité supérieure, afin qu'elle les élève jusqu'à elle et qu'ils deviennent à leur tour des m les complets. Le sexe entre m les est censé pour eux y contribuer, et c'est à cette seule fin qu'ils le cultivent ; y voir un signe de décadence, de licence morale ou de dévirilisation serait donc incongru, même totalement incompréhensible à leurs yeux. Leur éthique est basée sur la conciliation, mais leur éducation est basée sur le combat, matériel et spirituel. Leur façon de se battre est elle-même très particulière ; elle n'a rien de sauvage, elle est précise et savante ; ils utilisent des clefs, des frappes puissantes mais ciblées, aux points vitaux, des techniques qui utilisent plus la puissance du mental que celle du corps. Ils pourraient battre n'importe qui chez nous, mais sans lui faire de mal ; ils peuvent tuer un homme avec un doigt, mais aussi l'immobiliser complètement sans lui causer la moindre douleur, gr ce à leur connaissance des points vitaux et des coups qui paralysent sans tuer, ou qui agissent sur les organes internes sans laisser de trace à l'extérieur ; ils semblent conna"tre tous les secrets du corps et de l'esprit, et ils peuvent les utiliser pour vaincre comme pour guérir. Tout repose pour eux sur l'idée d'énergie, et d'ailleurs, même Dieu est pensé comme une énergie informe et impersonnelle, à qui la pensée de l'homme seule donne une forme, ce qui explique la diversité des religions vraies, et tout ce qui procède de Dieu comme ses noms, ses attributs, ses paroles et ses actes, est encore de nature énergétique. Ils disent que Dieu a créé l'homme alors qu'Il n'avait pas encore de forme définie, et que c'est la pensée de l'homme qui Lui donne un forme, différente suivant les contrées, les époques et même les personnes, d'où le hadith : << All h a dit : Je suis conforme à l'image que Mon serviteur a de Moi, et Je suis avec lui chaque fois qu'il Me mentionne >>. De sorte que Dieu a créé l'homme, en quelque sorte, pour qu'il Lui donne une forme par laquelle il se rapproche de Lui, et là est la justification de l'homme même ; ils résument cela d'une façon élégante en disant : << l'homme est la trace du processus par lequel l'énergie divine informelle se donne une forme à elle-même >>. C'est une de leurs grandes maximes, et il faut la méditer longtemps pour la comprendre ; j'avoue ne pas y être encore arrivé. C'est une conception singulière, que je n'avais jamais rencontrée ailleurs, mais qui m'a séduite, bien que je ne sois pas assez savant en théologie pour juger de ce qu'elle vaut. Avec de pareilles idées, on peut se demander en quoi ils croyaient. Eh bien ! C'est un aspect assez curieux de l'histoire. Cette communauté est très ancienne ; ils affirment qu'autrefois, Pythagore en personne a visité leur "le et leur a légué son enseignement. Je ne sais pas si c'est vrai, je n'y étais pas, mais ce qui est certain, c'est qu'ils étaient pythagoriciens au départ et qu'ils le sont restés. Beaucoup de leurs idées et de leurs maximes en portent la trace, notamment dans le fait que toutes leurs constructions sont basées sur le nombre d'or. Et c'est là l'autre origine possible du nom Iftiq r : ce nom pourrait très bien être, à l'origine, une déformation du nom Pythagore, transposé en arabe. En effet, on trouve dans Iftiq r l'équivalent de toutes les lettres (consonnes) de Pythagore, dans le même ordre. On sait que l'arabe ne conna"t pas les sons p et g, de sorte qu'ils ont pu être remplacés par ce qui s'en rapproche le plus, et cela aurait d'abord donné quelque chose comme Fitaqor ou Fitaq r. Mais ce nom est très mal construit du point de vue de la morphologie arabe, de sorte qu'il s'est vite changé en Iftiq r, qui est plus régulier, et dès ce moment-là, ce nom a été réinterprété comme dérivant du verbe iftaqara, désignant l'acte des soufis qui renoncent à leur moi limité et au monde matériel, comme je l'ai dit plus haut. Les deux étymologies ont très bien pu se recouper, car Pythagore était, dans l'Antiquité, l'initié par excellence ; de sorte qu'il appara"t aussi comme le Soufi par excellence pour ceux qui comprennent la signification du soufisme. Et cela a très bien pu être considéré, à une certaine époque, comme la signification cachée d'Iftiq r : le soufisme est une gnose islamique, applicable à l'interprétation du Livre, mais elle plonge ses racines beaucoup plus loin, dans l'Antiquité préislamique, et il n'y a aucune opposition entre les deux pour ceux qui connaissent la vérité. Mais voilà où cela devient étrange ; les gens d'Iftiq r connaissaient certainement la philosophie hellénique bien avant les Arabes, mais quand le christianisme est apparu sur la terre, ils sont devenus chrétiens, sous l'influence de l'Apôtre Barnabé qui serait également venu chez eux. Ils ont d'ailleurs continué de reconna"tre la doctrine de la Trinité, mais ils ne la considèrent pas comme la doctrine suprême, comme les chrétiens semblent le faire. Ensuite, quand l'islam est venu, des initiés soufis leur ont fait conna"tre le Coran, et ils l'ont reconnu, car ils y ont trouvé confirmation de choses très élevées qu'ils savaient, eux, depuis longtemps, et ils y ont vu une parole divine, mais dans un sens qu'eux seuls peut-être peuvent comprendre ; ils ont appris l'arabe et reconnaissent la doctrine du Tawh"d, mais ils pratiquent des rites à eux, qui paraissent tout au plus inspirés de ceux de l'islam. Mais ce qui est le plus bizarre, c'est leur façon d'interpréter le Coran. Elle est pythagoricienne de bout en bout ; c'est-à-dire qu'ils ne considèrent comme réellement importante que la valeur numérique des lettres, et voient le texte sacré comme une suite de nombres dont l'étude mathématique minutieuse révélerait les secrets de l'univers. Et ils prétendent que, gr ce à des méthodes d'analyses qu'ils ont héritées de Pythagore, cette suite de nombres leur appara"t lumineuse, et qu'ils peuvent effectivement y découvrir des connaissances qui nous échappent à nous, et qui rendent notre lecture caduque. J'avoue que je trouve cela très étrange, mais ils ont l'air de savoir tellement de choses que je n'oserais pas les contredire. Finalement, tout se passe comme s'ils avaient leur propre religion, bien qu'elle ait un rapport avec la nôtre, ou plutôt les nôtres. Vu leur extraordinaire sagesse et la perfection de leurs moeurs, je dirais qu'elle est plutôt comme un modèle transcendant de nos religions, plus pur et plus sublime, mais inaccessible pour nous tellement ils sont au dessus de nous. Mais bref ; je reviens à ce qui m'a le plus marqué, leurs coutumes amoureuses et sexuelles. La plupart des hommes épousent des jeunes garçons, pour une durée limitée bien sûr, ils y sont encouragés, ils les aident à grandir, et partagent tout avec eux le temps que dure cette union, qui implique une fidélité et un dévouement réciproque sans faille. Ces jeunes garçons sont très heureux car d'abord, ils ne sont pas forcés ni contraints, et ce système respecte leur nature. Ils sont honorés comme des demi-dieux, ce qui comporte de multiples avantages pour eux, ils ont le droit, très tôt, d'éprouver du désir et de le manifester, cela n'est pas considéré comme honteux ni réprimé comme dans bien des pays, du coup il y a aussi beaucoup moins d'hypocrisie à ce sujet que dans bien des pays, et on leur épargne toute t che trop pénible ou désagréable. Ils ne sont pas non plus obligés d'aller à l'école ; ils y vont si tel est leur bon plaisir. Sinon, ils apprennent tout ce qu'ils ont besoin d'apprendre avec leurs hommes, qui veillent à développer leur esprit autant que leur corps, vu que le garçon beau et spirituel est toujours plus attirant qu'une belle enveloppe sans rien dedans, une coquille vide. Dès que les garçons sont devenus hommes, leur mariage est aboli, et il y a pour cela une cérémonie spéciale, symétrique de celle du mariage, dont je parlerai plus tard ; les deux ex-époux se disent mutuellement adieu et s'embrassent une dernière fois devant des témoins ; et l'homme remet alors au garçon ses armes rituelles, la lance, l'arc et la hache, signe qu'il est effectivement un homme. La lance signifie la droiture, l'arc, l'intelligence (car sa forme évoque le croissant et la croix qui sont deux symboles de l'Intellect et du Verbe), et la hache, le jugement, car elle tranche. Ensuite, les garçons doivent rester un an sans pratiquer la sexualité, pour montrer qu'ils ont acquis la qualité la plus importante, la ma"trise d'eux-mêmes. S'ils faillissent, ils ne sont pas punis, juste sermonnés ; en général, il n'y a pas de problèmes, car ils comprennent le sens de cette coutume et sont naturellement portés à la respecter ; et ils ne sont pas surveillés de trop près, de sorte que l'interdiction reste essentiellement symbolique. Après cette période, les jeunes hommes sont libres de faire ce qui leur pla"t ; ils peuvent à leur tour épouser des jeunes garçons s'ils le désirent. Quant aux femmes, elles sont à peu près considérées comme les égales des hommes, sauf qu'elles n'ont aucune part à l'autorité ; à part cela, elles peuvent aller et venir librement et pratiquer tous les métiers. Il leur est juste interdit de commander. Elles peuvent étudier les matières intellectuelles, et avoir des relations amicales avec les hommes, mais la sexualité entre hommes et femmes est mal vue, sauf pour la reproduction, qui a lieu collectivement, à des moments précis, et sans impliquer aucune forme de sentiment ou d'engagement mutuel entre les partenaires, qui doivent s'unir en silence et dans l'obscurité. Les femmes et filles de seize ans minimum qui souhaitent porter un enfant - la décision leur appartient entièrement, les hommes ne s'en mêlent pas du tout - sont fécondées collectivement, deux fois par mois, lors d'une cérémonie spéciale, et les enfants qui naissent sont éduqués collectivement eux aussi. Pour qu'il n'y ait pas de disputes ni de jalousies, seuls les chefs connaissent les généalogies, et ils veillent à éviter les unions indésirables, la consanguinité ; à part ça, les enfants ne connaissent que leur mère, et considèrent comme pères tous les hommes adultes, en particulier les chefs, de sorte qu'ils les respectent également tous. Il est toutefois possible à une personne de conna"tre son vrai père si la question le tourmente, mais il doit en faire la demande spéciale à l'autorité, et promettre de ne le révéler à personne. Ainsi, les instincts paternels, chez l'homme, sont dirigés entièrement vers les jeunes époux, et sublimés dans la sexualité plutôt que l'inverse. Pour les garçons, c'est beaucoup mieux, car un amant est toujours plus doux qu'un père, et de plus, comme ils considèrent tous les hommes et les chefs en particuliers comme leur << père >>, ils sont enclins à les honorer tous avec une égale déférence ; tout le monde y gagne. Il est donc possible qu'un homme épouse un jeune garçon qui soit son propre fils, sans que cela gêne personne ; mais il semble que cela arrive rarement. Le fils, en effet, a tendance à ressembler au père, et parfois c'est tellement évident qu'il n'y a pas vraiment de mystère, en réalité. Et comme les hommes ont tendance à être plus attirés par des garçons qui ne leur ressemblent pas - tels les blonds par les bruns et réciproquement, par une sorte de complémentarité - il semble rare qu'un père épouse son fils, ou un oncle son neveu. Normalement, l'initiative vient de l'adulte, mais il arrive qu'un jeune garçon tombe amoureux d'un homme et que la demande vienne de lui ; c'est ce qui m'est arrivé : un garçon de douze ans, très beau, du nom de Yannis, s'attacha à moi, et nous dev"nmes amis ; il avait des cheveux bruns assez longs et bouclés, des yeux doux et rêveurs, un corps sec et viril mais un visage un peu féminin, et j'étais à ses yeux l'étranger qu'un halo de mystère enveloppe ; je lui parlais des contrées lointaines que j'avais visité et c'était pour lui, qui n'était jamais sorti que par la pensée de ce monde idéal, un forme d'évasion nouvelle ; finalement, il me proposa de le prendre pour conjoint. J'avais très envie d'essayer de cette coutume, qui me séduisait, et de ce garçon en particulier, mais je savais que ce qui attirait Yannis chez moi était aussi ce qui devait m'inciter à la prudence avec lui ; je n'étais qu'un étranger, et je pensais à juste titre que cela risquait de poser toute sorte de problèmes. Mon premier mouvement a été de l'expliquer à Yannis, qui l'a mal pris ; j'ai dû ensuite lui faire comprendre que oui, il m'attirait, mais que dans le monde des hommes, les choses n'étaient pas toujours aussi simples. J'ai fait conna"tre ma situation à mes hôtes, et, comme je le craignais, cela entra"na quelque tension. Le cas ne s'était jamais présenté, et il n'y avait pas de jurisprudence ; les lois de l'"le n'avaient pas prévu cela. Il y eut donc une grande délibération entre les savants et les dirigeants, et finalement, j'ai dû me soumettre à une série d'épreuves plus ou moins dures pour montrer que j'étais digne d'appartenir en quelque sorte à leur communauté. Il y avait des épreuves intellectuelles, mentales, et des épreuves physiques, de lutte et de maniement des armes. J'avais un mois pour m'y préparer, pas un jour de plus. Cela me permit d'acquérir quelques-unes de leurs techniques ; Yannis lui-même supervisa ma formation, ce qui était du jamais vu chez eux. Il me présenta à des ma"tres qu'il connaissait ; sa propre mère m'aida, car c'était une femme intelligente, capable de comprendre son garçon, ce qui est peu fréquent chez nous, mais davantage chez eux - fatalement. Elle m'a parlé des épreuves et m'a mis en garde contre certains pièges qu'on risquait de me tendre. Ses conseils m'ont été utiles. J'ai remporté toutes les épreuves, parfois de justesse, mais quand même. Je pensais à Yannis. Je pense qu'ils n'ont pas cherché à rendre les choses trop difficiles, ils voulaient surtout mettre à l'épreuve mon courage et ma détermination, non ma force ou mon habileté. Mais tout de même, dans la dernière épreuve, j'ai dû me battre contre plusieurs personnes avec des armes, et j'ai été gravement blessé. J'ai dû rester alité presque un autre mois pour m'en remettre, et Yannis me veillait ; nous avons passé des moments sublimes - bien que toute relation charnelle nous fût interdite puisque nous n'étions pas encore légalement unis. Ensuite, eurent lieu les épousailles proprement dites, qui avaient plutôt la forme d'une cérémonie d'allégeance. Nous devions nous agenouiller devant l'autre, un genou en terre seulement, tour à tour, Yannis d'abord, lui donner un coup de lance symbolique dans la nuque, puis lui faire boire un bol de lait, enfin verser du vin sur son cr ne. Le coup de lance, c'était pour montrer qu'on était prêt à mourir pour l'autre. Le lait représentait l'affection réciproque et le plaisir, et le vin, l'élévation spirituelle. Les hommes se tenaient en cercle autour de nous, l'épée à la main, et ils portaient des tenues colorées ; les femmes formaient un autre cercle, concentrique, plus éloigné, et elles étaient vêtues, elles, de noir brodé or. Ils ponctuaient la cérémonie de chants et de cris joyeux, en brandissant leurs épées. Yannis et moi-même nous étions torse nus, pieds nus, et nous ne portions qu'un pagne très serré ; c'était la tenue de rigueur pour cette cérémonie. À la fin, tous les hommes se sont précipités sur nous, de la circonférence vers le centre, et nous ont portés à bout de bras avant de nous déposer à l'extérieur ; et là, les gens se sont avancés vers nous pour nous faire diverses offrandes. Ce fut une grande et belle cérémonie, car la mère de Yannis et les gens de sa famille, ses frères, ses oncles, étaient des nobles de l'"le. Tout cela paraissait tellement normal pour eux ! C'est que cet amour était totalement dans les moeurs ; aucune idée de honte ou d'efféminement ne lui était associée, ce qui continue de me fasciner, de sorte qu'il n'y a aucune raison, pour eux, de ne pas le célébrer comme quelque chose de sacré ; et c'est ce qu'ils font : comment les désapprouver ? Pendant le temps de préparation qui précéda les noces, je n'appris pas seulement leurs techniques de combat, certains sages me donnèrent aussi une formation concernant la sexualité, sa nature et ses buts, et la façon de la consommer dans le respect des normes sacrées. Leurs doctrines à ce propos, bien qu'on me les ait enseignées sous une forme probablement simplifiée vu mon niveau, m'ont paru profondes, et conformes à leur conception générale du cosmos. Elles étaient basées sur l'énergie comme le reste. Je vous rappelle que pour eux, Dieu et Satan eux-mêmes n'étaient pas vraiment des êtres, mais plutôt deux énergies, l'une rayonnante et l'autre obscure, dont la combinaison, en proportions diverses, produit toutes les formes de l'univers, qui sont aussi des formes d'énergie. Ils interprètent même les Idées platoniciennes en termes d'énergie ; telle est la véritable interprétation selon eux : chaque Idée est une énergie, une force agissante qui se manifeste à tous les échelons de l'univers, non une chose ou un concept. Ils considèrent par conséquent qu'il ne faut pas chercher à lutter contre Satan, mais plutôt à équilibrer l'énergie satanique, ténébreuse, avec l'énergie divine, lumineuse. En fait, leur véritable doctrine est encore plus subtile ; ils distinguent Iblis, qui est l'énergie des ténèbres, complémentaire de l'énergie rayonnante de Dieu, et Chaït n, Satan, qui représente l'état de déséquilibre des deux énergies, qui engendre la discorde et la maladie. Quand il y a excès de l'énergie ténébreuse, il faut que Satan redevienne Iblis, et alors tout rentre dans l'ordre. Cela se produit régulièrement, de manière cyclique : la manifestation est une oscillation permanente entre l'équilibre et le déséquilibre. L'excès de n'importe laquelle des deux énergies est toujours nuisible, mais chaque type d'excès peut se combattre de diverses manières, et cela nous entra"nerait beaucoup trop loin s'il fallait développer cela ici ; toute l'histoire du monde est une quête de l'équilibre, non une lutte de la lumière contre les ténèbres. Cette quête est en elle-même créatrice de formes, ce qui justifie d'une certaine manière les déséquilibres temporaires, qui apparaissent ainsi, à la fois, comme accidentels et nécessaires. Voilà ce qu'ils disent ; je vous le rapporte tel quel. Et pour la sexualité, c'est pareil ; elle est une énergie qui se manifeste lors de la rencontre de deux principes opposés et complémentaires, ou éventuellement comme deux aspects complémentaires d'un même principes, comme la Limite et l'Illimité (qui peuvent être vus comme deux principes distincts ou comme deux aspects de l'Un). L'homme mature, viril, représente la Limite, et le jeune garçon, l'Illimité. Ou encore, l'Horizon et le Centre, c'est à peu près pareil, pas tout à fait. De la rencontre des deux, na"t une force d'attraction plus puissante et plus pure que celle du masculin et du féminin. Cette force, lorsque elle est ma"trisée et correctement utilisée, peut produire un état de réalisation spirituelle dont bénéficient les deux partenaires. Cet état se réalise par paliers ; chacun d'eux correspond à la mise en éveil d'un centre d'énergie dans le corps subtil du garçon et de l'homme. Les centres d'énergie du garçon sont mis en éveil par l'homme et vice-versa ; c'est à cela essentiellement que sert la sexualité. Ceux qui pensent qu'elle est liée essentiellement ou exclusivement à la reproduction de l'espèce, ne font qu'errer à une distance indescriptible de la vérité. Il y a trois centres principaux, disposés selon l'axe vertical du corps. Ils correspondent à trois sphères luminescentes que l'on appelle Némis, Thétys et Mèrhésis. Ces sphères, qui existeraient, d'après eux, en chacun de nous, dans son corps subtil ou énergétique, existent aussi dans le monde extérieur. Dans certaines conditions, on les voit parfois briller la nuit, disposées selon un axe vertical non rayonnant, mais visible quand le temps le permet. Peu de gens savent ce qu'elles sont et qui les a disposées ainsi, et quand, et c'est un mystère qu'il est dangereux de révéler. Il ne m'a été dit que très peu de choses là-dessus ; je sais juste que certaines personnes ont vu ces sphères, dont les noms seuls sont bien connus, et qu'elles leur attribuent un pouvoir merveilleux. Mèrhésis est la plus élevée et la plus sublime ; son nom signifie : celle qui ne coule pas ; c'est l'immuable centre, supérieur à l'intellect, et l'énergie sexuelle peut permettre de l'éveiller à condition qu'elle atteigne un degré de concentration infini. Alors, ce centre subtil, le plus transcendant et intérieur en nous, s'allume, resplendit, et l'homme ou le garçon réalisent leurs plus hautes possibilités, c'est-à-dire qu'ils sont divinisés, résorbés dans l'Universel. Ou plutôt, en tant qu'individus limités, ils sont anéantis, tandis que l'énergie divine en eux est libérée et regagne sa source, l'Essence divine elle-même. Et c'est l'oeuvre de Mèrhésis, la plus haute des sphères ; mais il faut pour cela que l'énergie érotique atteigne une puissance de concentration et de raffinement maximale, très difficile à atteindre en pratique. Mais les sages m'ont enseigné différentes techniques pour atteindre cet état. Une légende de cette "le affirme encore qu'un jour, un homme vêtu de pourpre atteindra la plus haute des sphères, Mèrhésis, dans le monde extérieur, et qu'il en dévoilera les secrets aux hommes sans être puni ; cela m'a fait songer à Mounir, car je ne vois pas qui d'autre s'habille en pourpre, mais franchement, je ne sais qu'en penser. Après le mariage, nous vécûmes heureux six semaines, Yannis et moi ; six semaines merveilleuses où je lui appris tous les aspects de l'amour et tous les secrets de la volupté, en les enseignant ; je les découvrais moi-même à mesure que je les lui faisais découvrir, et les gens ne se gênaient pas pour nous demander des nouvelles de notre jeune ménage, car pour eux, tout cela était toujours naturel ; mais il n'y avait aucune intention vulgaire ou grivoise dans leurs questions, juste le désir de s'informer du bien-être de deux personnes chères. Je pouvais, sans mentir, leur répondre que nous étions le couple le plus heureux de la terre, car Yannis m'adorait, et j'étais réellement très épris de lui, savez-vous ? Cette façon délicate et courtoise qu'ils avaient de s'enquérir montrait à quel point les relations intimes, charnelles, entre un homme et un jeune garçon peuvent être évoquées sans gêne à partir du moment où l'on admet comme postulat qu'elles sont dans l'ordre des choses, et qu'elles ne constituent pas une menace pour la virilité ; ce qui était clairement le cas, puisque ces gens étaient très soucieux de leur virilité, et la préservaient mieux que nous, tout en étant plus pacifiques ; leur science et leur art développés du combat en feraient des guerriers redoutables sur n'importe quel champ de bataille, et ils ne tolèrent aucun manque de courage ou de loyauté, ni une attitude trop féminine chez un garçon ; tandis que nous tolérons tout cela, nous sommes dirigés par des hommes mous et veules, voire par des femmes, et pourtant nous nous permettons de rire de l'amour entre m les, alors que c'est une chose très sérieuse ! Ce serait plutôt à nous d'avoir honte, non à eux. Je n'arrête pas de méditer, depuis, sur nos mondes respectifs, et j'aboutis toujours à la même conclusion : la virilité est de leur côté, la raison aussi, pourquoi ne pas les imiter ? Mais je sais que beaucoup de gens seraient prêts à me tuer rien que pour avoir évoqué cette éventualité. Le temps que je passai près de Yannis, dans une tranquillité ineffable, entouré de gens bienveillants qui comprenaient ce qu'il y avait entre nous et nous encourageaient à nous découvrir et à nous entraider, me fut extrêmement bénéfique ; il me permit de découvrir le sens de la vie, c'est-à-dire de trouver mon centre. Même si je reste un voyageur, mon centre est sur cette "le, à laquelle je reviendrai toujours. Je l'appelle l'"le de la virilité ; près de Yannis, j'ai réalisé tout ce qu'il y avait de positif dans ma virilité et dans la sienne, encore émergente. Cela dura un mois et demi. Oui, cela peut sembler peu. Mais enfin, je suis un marin, et vous connaissez les marins ; tôt ou tard, la mer les reprend. Un jour, un autre bateau vint accoster sur l'"le. Cette fois, son équipage était bien vivant. Il se rendait vers K thre, et justement, il cherchait un lieutenant. J'avais une furieuse envie de partir avec eux, reprendre un peu du service, en bon marin. Même si on lui propose comme alternative le paradis terrestre, vous savez qu'un marin n'est vraiment bien que sur la mer. Mais j'avais peur que Yannis ne me compr"t. Je lui en parlai avec beaucoup de douceur ; il fut peiné, mais non étonné. Il était assez homme pour comprendre ce que la mer représentait pour moi, et il ne chercha pas à me retenir contre mon gré. Il me fit seulement promettre de lui rester fidèle et de revenir vite, si je pouvais ; je promis sincèrement. Je m'engageai donc sur ce navire, qui avait fière allure. Je laissai mon petit époux sur l'"le en lui promettant encore de revenir le plus vite possible, et je repartis sur les flots. Nous faisions du commerce de toute sorte de denrées entre K thre et les "les océaniques ; mais bien vite, je m'aperçus que ce bateau n'était pas ce qu'il avait l'air d'être. Sous prétexte de commerce, il faisait en réalité de l'espionnage pour le compte d'une puissance occulte qui avait décidé de prolonger une guerre qui servait ses intérêts. Le capitaine de ce navire espion était ce Fayçal que j'ai assommé tout à l'heure. Un homme vraiment ignoble, cruel et tyrannique. Quand j'eus découvert la vérité, je lui fis part de mon intention de démissionner, mais il me répondit que la démission, dans mon cas, équivaudrait à la mort. Je lui répondis que je préférais encore mourir que de continuer à participer à leur inf me entreprise. On prépara donc la planche pour me jeter à l'eau. Je pensai de toutes mes forces à Yannis et me préparai à mourir ; en cette minute horrible, je me sentis très mal, non à l'idée de la mort, mais parce que je pensais que j'allais faillir à ma promesse envers Yannis, donc à mon engagement envers lui, et qu'il le prendrait très mal. Je pensais à ce qu'il éprouverait en ne me voyant pas revenir pendant des années, et que j'avais peut-être blessé mortellement ce garçon alors que je m'étais engagé à le rendre heureux. Je me sentais vraiment très coupable. Mais à ce moment précis, reparut le bateau de squelettes, qui vint aborder le nôtre. Une fois de plus, je fus secouru par ces sacs d'os. Ils embarquèrent le capitaine, ainsi que Fayçal et ses complices, et confièrent le navire à mon commandement. Je ne sais ce qu'ils firent de Fayçal, mais je suppose qu'ils le débarquèrent sur une autre "le, d'où il aura pu regagner K thre et reprendre ses sombres activités. Quant à moi, ayant le navire à ma disposition, je m'en servis pour faire du commerce honnête pendant quelque temps. Mais bientôt, je fus approché par le général en chef des armées de K thre, le général Abdul-Basset, qui cherchait des hommes courageux pour sa marine de guerre. Il payait très bien, aussi j'acceptai de commander un appareil de la flotte k thrienne. Je devins un as du combat naval. Oui, je le dis sans honte, j'ai coulé des navires du calife, mais j'aurais aussi bien pu couler des bateaux de K thre si le calife m'eût engagé. Seulement, mon coeur penche davantage du côté des gens de K thre, car je défends toujours les amoureux. Toutefois, lors d'un combat, mon navire fut à nouveau coulé. Cette fois, je crus vraiment que j'allais y laisser ma peau, quand je fus secouru par un bateau mystérieux, et, vous ne le croiriez jamais ! C'étaient, encore une fois, mes marins squelettes ! Pour la troisième fois, ces spectres m'avaient sauvé la vie. C'en était trop. Cette fois, il fallait que je susse qui ils étaient et pourquoi ils étaient toujours là lorsque j'avais un problème en mer. Ils me prirent à leur bord, et je pus les observer à loisir ; d'abord, je fus frappé par leur petite taille, qui laissait penser que c'étaient les spectres de très jeunes garçons ou d'adolescents ; ensuite, je remarquai quelque chose de plus étrange encore : ils avaient tous, fichée entre les os de la poitrine, une pierre bleue, une sorte de cristal, en forme de coeur, comme si c'était vraiment leur coeur qu'ils avaient conservé sous cette forme ; et je sus plus tard que c'était la vérité. Un jour, je réussis à trouver une plume, de l'encre et du papier, et je leur proposai d'écrire leur histoire ; l'un d'eux accepta, et voici ce qu'il m'écrivit : autrefois, il y avait une bande de mauvais garçons qui faisait régner la terreur dans les faubourgs de Naruq. C'étaient d'affreuses petites canailles ; l'a"né et le chef, qui s'appelait Naïm, n'avait pas plus de treize ans. Son histoire était effrayante, mais en un sens touchante. Au début, Naïm était un bon garçon ; très beau et bien fait, plus sensible que les autres, il était intelligent, obéissant, et il travaillait bien à l'école - ses parents n'étaient pas très riches, mais ils avaient économisé longtemps pour pouvoir l'y envoyer ; il était l'espoir de sa famille. Mais il avait au fond de lui un feu secret, dont nul ne connaissait l'existence et encore moins la puissance, à part lui. Pour tout le monde, il était le fils exemplaire ; mais lui savait bien ce qu'il y avait en lui. Il aimait le bien et ne voulait pas faire le mal ; il désirait réellement que ses parents soient contents de lui, mais ce feu qui le dévorait lui faisait craindre un plus sombre destin, et l'avenir montra que ses craintes étaient fondées. Il faisait ce qu'il pouvait pour ma"triser cette énergie sombre, mais il était malgré lui en proie à des émotions violentes, de colère et de désir ; la colère contre l'injustice du monde et son hypocrisie, quant au désir, il était encore mal défini, mais il n'allait pas tarder à prendre corps. À onze ans, son désir était encore dirigé principalement vers lui-même et vers son beau corps de garçon qui commençait à prendre des formes plus viriles ; son corps le fascinait, tel un nouveau Narcisse, et personne ne le savait à part lui. Mais à la différence de Narcisse, il ne s'aimait pas beaucoup, car il sentait trop de violence contenue en lui. Il restait des heures à s'admirer nu dans son miroir, caressait ses épaules, sa poitrine, ses hanches, ses fesses, ce qui engendrait une excitation dans sa verge de jeune puceau, et lorsqu'elle devenait bien dure, il la caressait à son tour et se faisait jouir en se regardant faire ; mais en faisant tout cela, il ne cessait de s'adresser à lui-même des insultes et des paroles de mépris ; il se disait à lui-même qu'il était un être mauvais, indigne de son amour, et plus il s'injuriait, plus son excitation augmentait. À la fin, il maculait de sa semence chaude son propre reflet qu'il souillait en signe d'humiliation ; puis il se lavait et priait en demandant pardon à Dieu, tout en sachant au fond de lui-même qu'il recommencerait le lendemain. Tel était Naïm, beau et tourmenté. Il méprisait de plus en plus ces gens qui ne voyaient pas ce qui se passait en lui, et continuaient à le traiter comme un petit garçon bien gentil. La tendresse de sa mère en particulier l'irritait, elle lui semblait trop possessive ; il aurait aimé recevoir plus de tendresse de son père, mais son père était un homme dur, qui montrait peu ses sentiments. À douze ans, tout changea brusquement lorsqu'il fit la connaissance de Délys, qui était nouveau dans son école. C'était un jeune garçon de neuf ans, à la peau bronzée, au corps carré, à la bouille ronde et souriante, un garçon rayonnant, vraiment. Il était vif et déluré ; il préférait grimper dans les arbres et pousser le ballon que d'étudier. Naïm, lui, était studieux ; il avait le teint clair, les cheveux blonds, et le visage ovale avec une m choire anguleuse qui commençait à se dessiner. Ils étaient tout le contraire l'un de l'autre mais ils se complétaient bien. Souvent les contraires s'attirent, et ce fut le cas de ces deux garçons. Une grande amitié naquit entre eux. Délys était dissipé, il avait des problèmes dans toutes les matières qui demandent de la réflexion et de la concentration, et en particulier dans les matières religieuses ; apprendre à faire la prière, les ablutions, était pour lui une vraie torture. Le calcul, n'en parlons pas. Naïm au contraire était un garçon pieux, doué en grammaire et en mathématiques. Il proposa aussitôt à Délys de l'aider ; il lui donna des leçons particulières, il lui parla de Dieu et de l'importance de la prière, et lorsque Naïm lui en parlait, Délys l'écoutait, pour ainsi dire religieusement, parce qu'il était pour lui le grand frère qu'il avait toujours rêvé d'avoir et une sorte de demi-dieu, merveilleusement intelligent, patient et beau ; après les leçons, il pouvait l'entra"ner dans ses jeux, lui demander de l'aider à grimper aux arbres, Naïm ne refusait jamais, Naïm était trop enchanté de pouvoir passer du temps avec lui ; et puis, pour l'aider à grimper dans les arbres, il le prenait d'abord par la taille, le hissait, puis le poussait par en bas, et cela lui donnait l'occasion de toucher différentes parties de son corps, surtout les parties rondes et bien rembourrées qui lui remplissaient parfaitement les mains. Un délice. Délicieux Délys. Naïm éprouvait une fascination trouble pour ce petit garçon, de trois ans son cadet ; son corps lui paraissait en sucre, il avait envie de le dévorer. Délys, qui n'était plus si naïf - il était, en effet, très éveillé pour son ge - sentait le trouble de son a"né et il en devinait obscurément la cause. Quand ils étudiaient ensemble, il aimait se coller contre lui, poser la tête sur son épaule, la main sur sa cuisse... Naïm se mettait alors à rougir et à bégayer, et cela amusait énormément Délys ; il entendait son coeur battre à un rythme accéléré et il en était ému ; il se divertissait à l'exciter, et lui aussi commençait à ressentir une sorte d'excitation physique, par un effet de mimétisme. Il n'en saisissait pas très bien la nature, mais elle l'enchantait, et l'incitait à aller plus loin. Excitation, incitation, c'est une spirale bien connue ; mais pour eux, tout cela était nouveau, merveilleux, et bien sûr totalement innocent. Ils ne cessaient de se rapprocher l'un de l'autre. Un jour, dans la chambre de Délys, comme il l'aidait à réviser ses leçons et que le petit monstre b illait, comme d'habitude, il n'y tint plus, referma les livres et dit : << - Bon, Délys, je crois que tu es fatigué de ces leçons ennuyeuses, et moi aussi. Passons à autre chose ; finies ces bêtises d'adultes, je vais enfin t'apprendre quelque chose de vrai. >> Et il se jeta sur son petit ami, se mit à l'embrasser et à le caresser dans tous les coins ; cette fois, ça y était, il allait le dévorer. Délys trouvait cela simplement amusant et il se laissa faire ; il se renversa sur son lit en riant et répondit, par jeu, aux baisers et aux caresses de Naïm. Mais quand celui-ci plongea soudain la main dans son pantalon de laine bleue, il comprit que ce n'était plus un jeu, et ressentit à son tour une excitation violente. Il réalisa en un instant où Naïm voulait l'entra"ner et, puisque c'était son grand frère, son meilleur ami, il se laissa entra"ner. Il fit docilement tout ce que Naïm lui faisait faire, car il voulait lui être agréable. Ils ôtèrent leurs vêtements et se mêlèrent avec fougue ; leurs deux tiges tendues, d'inégales dimensions, se frôlaient entre leurs jambes emmêlées, et Délys en éprouvait une volupté inconnue qui, dans son esprit, était le fait de Naïm même, quelque chose qui jaillissait de lui et de lui seul, et il éprouva pour lui de l'amour, pour la première fois de sa vie. Et Naïm sentit jaillir de lui une puissance volcanique de désir qu'il soupçonnait à peine, et satisfit ce désir sur le corps tendre et offert de Délys, qui lui parut vraiment être en sucre. Leurs chairs brune et blanche s'anastomosèrent dans un tourbillon de plaisir ; ils ne furent plus qu'un magma incandescent, et passèrent un moment beaucoup plus agréable que les leçons. Après cela, ils ne parlèrent pas, mais se rhabillèrent en silence, et ils comprenaient tous deux qu'il n'y avait rien de plus à dire ; ils se sentaient liés pour la vie. Désormais, leur amitié prit une toute autre tournure ; chaque fois qu'ils se voyaient chez l'un ou chez l'autre pour étudier les leçons, ou lorsqu'ils allaient se promener dans les bois, à la rivière, au hammam quand il n'y avait personne qu'eux dans la pièce chaude du fond, partout où ils pouvaient, ils se donnaient l'un à l'autre comme la première fois, et s'enivraient l'un de l'autre. Ils se comprenaient parfaitement et ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Cela atteignit de telles proportions que bientôt les parents de Délys, qui au début voyaient son aide d'un bon oeil, commencèrent à soupçonner Naïm. Ils le trouvaient envahissant ; Délys ne parlait plus que de lui : Naïm par-ci, Naïm par-là ; ils pensèrent que l'adolescent était un jeune pervers et qu'il venait pour corrompre leur garçon. Bien sûr, il ne pouvaient rien comprendre à l'amour que ces deux garçons avaient l'un pour l'autre. Différents et complémentaires. Ils ne pouvaient comprendre cela, et comme Naïm était le plus grand, c'était pour eux un pervers, un dépravé, qu'il fallait éloigner de leur enfant pour préserver sa pureté. Cette sotte vision des choses les poussa à interdire brutalement à Naïm de << revenir tourner autour de leur enfant >>. Il ne comprit pas tout d'abord ce que ces gens avaient contre lui ; il ne voyait plus Délys comme << un enfant >>, mais comme son ami, et il n'avait pas l'impression de << tourner autour >>, mais il comprit que son amour pour lui déplaisait aux parents. Il continua cependant à le voir en cachette, et ils trouvaient tous deux cette situation injuste ; ils se promirent que, quoi qu'il arrive, ils resteraient toujours ensemble. << - Et si nos parents nous en empêchent ? Demanda Délys. - On trouvera une solution ; ne t'inquiète pas, quoi qu'il arrive je ne t'abandonnerai jamais. - Ils ne peuvent pas nous séparer, ils n'ont pas le droit ; je préfère qu'ils meurent que d'être séparé de toi. - Ne dis pas ça, Délys, tuer un homme, c'est mal ! Souhaiter sa mort aussi. Nous trouverons bien un autre moyen. - Mon père a dit qu'il te tuerait si tu revenais rôder autour de moi. - Quel imbécile ! Il a vraiment dit ça ? - Oui, et plein de choses horribles sur toi encore. Je le déteste ! - Ce n'est qu'un adulte ; il ne peut pas comprendre. - Je ne veux pas qu'il te tue ; je préfère que tu le tues, toi. - Il n'y en aura pas besoin ; nous ferons très attention. - Tout de même, s'ils essaient encore de nous séparer, je voudrais que tu les tues ; sinon je le ferai moi-même. - Non, Délys, tu n'auras pas à le faire ; c'est trop dangereux pour toi. Si c'est vraiment ça que tu veux, je le ferai. - Tu me le promets ? - Promis ; je te le jure sur ce qu'il y a de plus sacré. Mais essayons d'abord de continuer à nous voir. >> Ils avaient parlé ainsi sans mesurer la portée de leurs paroles, emportés par leur élan amoureux. Mais bientôt, les parents de Délys s'aperçurent qu'il voyait toujours Naïm. Bien sûr, ils en attribuèrent toute la faute à ce dernier. Ils allèrent trouver ses parents et menacèrent de faire un scandale. Les parents de Naïm furent consternés. Ils défendirent leur fils, mais au fond d'eux ils étaient mortifiés ; ce garçon qu'ils croyaient parfait était peut-être un pervers ! Dès que les parents de Délys furent partis, ils appelèrent Naïm et leur firent une scène épouvantable. Ils le confinèrent dans sa chambre, sans d"ner, et lui défendirent formellement de fréquenter encore Délys, ou d'autres garçons plus jeunes, sous peine de l'envoyer au loin, dans une école militaire à la discipline très dure et très stricte dont il ne sortirait qu'une fois devenu un homme. Naïm s'enferma dans sa chambre, se jeta sur son lit et commença par pleurer d'abondantes larmes. Mais ensuite, le côté violent, impétueux, de sa nature, reprit le dessus ; l'autre Naïm, celui qui était en colère devant l'injustice du monde, se manifesta. Au milieu de la nuit, mû par une impulsion soudaine, il alla dans la cuisine et prit un hachoir à viande ; il se rappelait de la promesse faite à Délys. Un éclat mauvais brillait dans ses yeux encore rouges de larmes. Il monta jusqu'à la chambre de ses parents, qu'il trouva en train de copuler, ce qui le remplit de dégoût ; il s'écria : << - Ah ! Ainsi, moi je suis un pervers, pour ce que je fais avec mon ami ; mais vous, regardez-vous, vous êtes hideux ! Vous êtes mille fois plus bestiaux que nous et vous ne vous en apercevez même pas ! >> Ô vous qui jouissez dans le corps de vos femmes, J'ai honte d'être né de vos ébats inf mes ! Et brandissant le hachoir, il hurla à pleins poumons la sentence fatale : << - Mourrez donc, chiens lubriques ! - Non ! Naïm, mon fils, pas ça ! Pas ç... arghll ! >> Telles furent les dernières paroles du père ; celles de la mère ne furent pas très différentes, d'une affligeante platitude vu le tragique de la situation. Ces malheureux parents furent mesquins et insignifiants jusque dans leur mort. Naïm s'acharna tellement sur eux qu'il était rouge des pieds à la tête. Pourtant il pleurait, non sur ses parents, qu'il avait aimés malgré tout, mais sur ce qu'il était en train de devenir, à cause d'eux ; il frappait et pleurait à la fois. Quand il eut fini de frapper, il essuya ses larmes, demanda parfond à ses parents de les avoir autant déçus, et leur ferma pieusement les yeux. Puis, sans prendre la peine de se débarbouiller, il sortit dans la rue, le hachoir à la main. Quelques gueux empestant le vin qui végétaient sur les trottoirs dessoûlèrent en un instant devant cette vision de cauchemar, ce spectre rougeoyant dont les yeux jetaient des flammes dans la nuit. Il alla jusqu'à la maison de Délys et frappa violemment à la porte. Le père, furieux d'être réveillé en pleine nuit, vint ouvrir, et recula en voyant cette chose épouvantable, dégoulinant de sang, hirsute, qui se tenait devant lui. Mais ensuite, il reconnut Naïm et entra dans une colère noire : << - Toi ! Ici, à cette heure ! Maudit garnement, comment oses-tu ! Fiche le camp ! Demain, j'irai parler à tes parents ! - Il ne vous écouteront pas. - Ah non ? Et pourquoi ça ? - Parce qu'ils sont morts ! - Morts ! Comment cela ? Tu veux dire que tu les as... oh ! Mon Dieu >> Le père de Délys eut à peine le temps de réaliser ce qui l'attendait ; il dut voir la porte de l'Enfer s'ouvrir devant lui, fit une mine épouvantée, et la dernière chose qu'il vit de ce monde fut l'éclat de la lame du hachoir et des yeux déments de Naïm. L'instant d'après, il crachait le sang par la gorge. Ensuite, Naïm marcha tout droit pour s'occuper de la mère qui accourait, alertée par le bruit. Après quoi, il ferma doucement la porte et roula les deux corps dans un tapis, pour que Délys ne les v"t pas. Puis il monta dans la chambre de son ami, qui dormait encore. Il le réveilla doucement. Quand il ouvrit les yeux, Délys vit une horrible chose toute rouge, qui ressemblait à un goule, penchée au dessus de lui et souriant. À son sourire, il reconnut son ami. << - Naïm, c'est toi ? Que fais-tu ici ? Et mes parents ? - C'est fini ; ils ne nous gêneront plus. - Tu veux dire que... - J'ai tenu ma promesse. - Et les tiens ? - Pareil. - Mon Dieu, Naïm ! Ça n'a pas été trop dur ? - Pas trop, non ; je l'ai fait pour toi. - Pour nous, tu veux dire. - Oui, mais je ne serai plus jamais le même à présent ; je ne suis plus le Naïm que tu as connu ; je l'ai tué aujourd'hui. - Mais tu m'aimes encore, dis ? - Bien sûr ! Je t'aimerai toujours, et toi ? - En veux-tu la preuve ? - Je n'en ai pas besoin, mais je veux bien. >> Alors Délys se jeta au cou de Naïm, l'embrassa, embrassa ses joues et ses lèvres pleines du sang de leur quatre parents, il ôta prestement son pyjama rayé tandis que Naïm ôtait ses vêtements, et ils s'unirent rageusement, fervemment, fiévreusement, sur la couche enfantine de Délys, et dans le sang des infortunés parents qui dégouttait du parricide. À la fin, les draps immaculés de Délys étaient teintés du rouge de la honte ; Naïm, lui, était redevenu un peu blanc, mais les deux garçons étaient maculés de sang noir - la souillure était désormais partagée - et recrus de plaisir. Sans se préoccuper davantage de leurs victimes, ils se remplirent alors une bassine d'eau chaude et se lavèrent ensemble, et ils étaient tellement excités par la liberté retrouvée qu'ils se firent jouir à nouveau dans l'eau du bain, que le sang lavé teintait de rose et que parfumaient les huiles aromatiques. Ensuite ils se séchèrent, se peignèrent, et s'habillèrent avec coquetterie. Ils étaient redevenus tout propres, mais la souillure était en eux. Ils en étaient conscients et ils s'aimaient plus que jamais. Ils allèrent dans la cuisine, mangèrent de bon appétit pour se remettre de leurs émotions, et t chèrent ensemble d'envisager l'avenir. << - Qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? Dit Délys. - Qu'est-ce qu'on va faire à ton avis ? Il faut partir ; on n'a pas le choix. Déjà, fini l'école. - Chouette ! - Ne te réjouis pas trop vite ; il va bien falloir manger. On devra sans doute travailler. Et se cacher en même temps. - Travailler ? Mais qu'est-ce qu'on sait faire ? - Bah, on sait faire pas mal de choses... on sait faire l'amour, découper la viande... - Tu pourrais faire boucher, alors ! - C'est ça, excellente idée, ha ha ! Je serai le boucher de Naruq ! Délys, tu es génial. >> L'éclat qui brillait à ce moment dans les yeux de Naïm aurait terrifié tout autre que Délys, mais pas Délys ; lui ne voyait toujours en Naïm que son grand frère, son ami. Oui, décidément, ces deux garçons étaient faits pour s'entendre. Désormais, ils se mirent à errer, à vagabonder, à vivre dans le désert, dans des grottes, ou dans les faubourgs de Naruq, dans des maisons abandonnées, et toujours ils se donnaient l'un à l'autre avec passion ; Naïm faisait consciencieusement son travail de boucher : il découpait des gens pour les voler ; parfois aussi ils entraient dans des maisons vides et volaient ce qu'ils trouvaient. Ce << travail >> leur permettait de vivre, difficilement, mais leur amour leur en donnait la volonté. Ils aimaient cette vie libre et aventureuse, et ne pensaient pas à l'avenir, juste au moment présent. Ils étaient assez malins pour ne jamais se faire arrêter. Ils hantaient les bas-fonds de la ville, où on les respectait, car on savait de quoi ils étaient capables. Dans ce monde ténébreux, ils rencontrèrent d'autres garçons perdus comme eux, qui vivaient des mêmes emplois. Certains d'entre eux leur plurent ; ils se reconnurent de la même espèce, celle des prédateurs. Et puis, Naïm et Délys s'aimaient certes, mais ils étaient dans l' ge où l'érotisme est incoercible et pousse à vouloir explorer son corps et celui des autres sans limites, ce qui est une bonne chose ; certains adultes dans cette histoire ont appris à leurs dépens ce qu'il en coûte de vouloir s'y opposer. Avec ces garçons errants, ils finirent par former une petite bande assez bien soudée, impitoyable avec les autres, mais unie par des liens d'amour et de loyauté mutuelle. L'intelligence et le sang-froid de Naïm, qui en une seule nuit avait occis quatre adultes dont ses propre parents, en faisait un chef incontestable ; les autres garçons le suivaient, fascinés, tant par son charisme que par sa beauté. Ils devinrent en peu de temps des hors la loi fameux. L'histoire des autres garçons n'était guère plus reluisante que celle de Naïm et Délys, mais elle n'était pas aussi sanglante, tout de même. Certains n'avaient plus de famille, d'autres avaient été chassés de chez eux après avoir réduit leurs parents au désespoir. Ils volaient tout ce qu'ils pouvaient, et ne reculaient pas devant le meurtre ; il leur arrivait de torturer des gens pour s'amuser. Ils étaient ignobles et n'avaient aucun principe, seulement ils étaient beaux, divinement beaux, et ils le savaient. Bien des filles, et bien des hommes aussi, auraient donné leur me pour coucher avec eux. Mais ils n'aimaient ni les filles, ni les hommes ; ils s'aimaient entre eux, et c'était tout. Eux qui ne respectaient rien, se respectaient profondément les uns les autres ; chacun aurait donné sa vie pour ses compagnons, et cette cohésion faisait leur force. On les aurait cru sans coeur, ils s'adoraient mutuellement. Ils faisaient régner la terreur, mais le soir, entre eux, dans leur repaire, ils se donnaient les uns aux autres avec tendresse, surtout Naïm et Délys, qui étaient les plus enflammés, les plus beaux, et en un sens les plus purs ; purs comme la nuit, d'une noirceur sans tache, mais l'un pour l'autre, ils resplendissaient. Ils prenaient énormément de plaisir à tuer et à jouir. La sexualité était un exutoire à l'agressivité qui était en eux, et que le meurtre même n'arrivait pas à expulser totalement, car ils ne pouvaient tuer tout le monde. Alors ils faisaient l'amour, et s'exténuaient de volupté, dans des antres plus noirs que l'Enfer que les bêtes féroces fuyaient à leur approche. Il faut dire que ces malheureux enfants n'avaient d'autres jouets que leur propre corps ; et puis, ils vivaient dans une telle atmosphère de violence permanente, qu'on ne pouvait pas leur reprocher d'avoir besoin parfois de faire tomber la tension, de se détendre. Ils se détendaient donc comme ils pouvaient ; ils couchaient tous ensemble. Les plus vieux caressaient les plus jeunes, les prenaient dans leurs bras, s'accouplaient à eux ; ils montraient l'exemple, et les plus jeunes suivaient : à leur tour ils se mettaient à caresser leurs a"nés et à leur donner du plaisir. Ils faisaient cela avec une sorte d'innocence indescriptible, imprescriptible, car ils étaient vraiment unis par un sentiment plus fort que l'amour, un esprit de corps à toute épreuve. Ils n'étaient pas dévorés par le vice ; ils faisaient le mal sans en avoir conscience, car ils n'avaient aucune conscience. Leur conscience était dans leur corps, exclusivement. Mais ils étaient beaux quand même. C'est pourquoi l'homme sombre eut pitié d'eux. Un jour, en effet, ils rencontrèrent sur leur chemin notre ami Mounir ; celui-ci leur fit comprendre qu'il ne leur était plus possible d'écumer la région comme ils le faisaient ; ils avaient répandu trop de sang. Les hommes du sultan, Mourad en tête, se rapprochaient d'eux très lentement, mais sûrement, un jour ou l'autre ils finiraient par tomber, comme tant d'autres ; même si cela n'arrivait pas, ils n'étaient pas de taille à lutter contre l'Ordre ; Mounir le leur fit bien comprendre. Il ne voulait pas qu'ils fussent arrêtés ; il les trouvait beaux, aussi intérieurement, et à ses yeux, quoi qu'ils aient fait, la beauté était innocente. Naïm avait alors quinze ans, et il était l'éphèbe blond dans toute sa splendeur, comme Mounir au même ge ; il était devenu un vrai m le, un guerrier, l'habitude du sang versé avait durci son regard comme l'acier, mais il avait gardé quelque chose d'enfantin dans les traits qui le rendait plus désirable que jamais. Délys avait douze ans, il était toujours aussi brun et aussi délicieux, et le début de la puberté portait l'éclat de sa beauté au zénith. Seul un homme comme Mounir pouvait approcher de tels garçons sans frémir et sans être rebuté par la noirceur de leurs actes. Il ne voyait que leur beauté et les désira ardemment tous les deux. Naïm et Délys connaissaient Mounir de réputation, évidemment, et ils sentaient que ce n'était pas un homme comme les autres, qu'il pouvait les comprendre. Et puis, ce serait une expérience nouvelle, un homme adulte, plus viril qu'eux, ayant coupé plus de têtes aussi ; ils se laissèrent donc séduire, pour une nuit, et ce fut la seule et unique fois de leur vie qu'ils s'unirent à un homme plus gé, mais ils ne le regrettèrent pas par la suite. Ils copulèrent à trois, joyeusement, pendant toute une nuit torride et enchantée. Mounir eut d'abord dans la bouche les sexes des deux garçons, qui étaient accoutumés à se rencontrer mais pas de cette façon, ensuite il prit Naïm pendant que Naïm prenait Délys, avec délices, et ils firent quantité d'autres choses encore, mais pas seulement avec leurs corps ; il se donnèrent vraiment corps et mes, et se connurent en profondeur, pas seulement les profondeurs de la chair. L'espace d'une nuit, ils se sont aimés, et Mounir admirait la beauté des deux garçons, tout en regrettant qu'ils n'aient eu d'autre choix que cette vie trop sauvage, sans retour possible vu les quantités de sang versées. Il ne les condamnait pas. Il comprenait bien que leur rage résultait d'une grande douleur, trop grande pour des enfants. Il ne pouvait les admettre dans l'Ordre, car ils étaient trop sauvages, et trop connus aussi ; mais il voulut leur donner une chance. Il leur proposa de prendre la mer, et d'entrer dans la piraterie ; les deux garçons approuvèrent cette idée. Alors Mounir les mit en rapport avec le capitaine Abdul-Ghafûr, son ami, pour qu'il leur appr"t les rudiments du métier. Abdul-Ghafûr, en effet, savait naviguer et aussi truander, et c'était un homme solide, qui avait connu un monde bien plus violent que celui de Naïm et Délys. Abdul-Ghafûr fut enchanté de les prendre sous son aile quelque temps, eux et leurs amis, et de leur apprendre à se débrouiller sur les mers. Ils apprirent rapidement, mais à la fin, quand il les vit partir de leur côté avec leur propre navire, il eut un sombre pressentiment, et s'en ouvrit à Mounir, qui lui dit : << - Je partage ton inquiétude, mon cher ; un jour ou l'autre ils iront trop loin ; ils seront rattrapés par leur propre violence, j'en ai peur. Mais ce sont des êtres sauvages et libres, je les aime comme ça. Il faut les laisser suivre leur voie ; il y a des êtres qui sont faits pour vivre peu de temps, mais en haut, au dessus de toutes les normes, des êtres sublimes qui ne peuvent suivre d'autre règle que la leur. Il faut les laisser faire, quoi qu'il advienne, et ne pas les bl mer s'ils vont trop loin. - Je sais ! Nous sommes comme ça, toi et moi. Mais ces garçons, c'est différent, Mounir ; eux ne suivent aucune règle, même pas la leur, ils vivent au jour le jour, naviguent au jugé, je crains qu'ils n'aillent droit dans le mur. Tu es séduit par leur beauté et je te comprends ; mais sont-ils aussi forts que tu le penses ? Sauvages, impétueux, certes, mais je les sens fragiles. Ils ont déclaré la guerre à ce monde, et il va les briser. - C'est probable, mais que pouvons-nous faire ? Il y a des garçons comme ça, Ghafûr, nous n'y pouvons rien. Nés pour être brisés, et c'est à ce moment-là qu'ils seront le plus beaux. Toutes les histoires ne finissent pas bien ; même les plus belles... nous les avons assez aidés ; le mieux que nous puissions faire maintenant, c'est de les aimer comme ils sont. - D'accord... tu as peut-être raison. Ce n'est plus mon problème, de toute façon. >> Abdul-Ghafûr partit de son côté, et Mounir continua ses aventures à Naruq et dans l'univers. Désormais, il n'entendit plus parler de Naïm et Délys que lorsqu'un bateau était abordé et coulé et son équipage massacré. Pendant des années, les garçons s'en donnèrent à coeur joie. Ils devinrent les plus jeunes pirates de l'univers. Ils ne devinrent pas moins cruels pour autant. Ils employaient sur la mer les mêmes méthodes que sur terre, barbares et brutales. Chose inouïe, ils n'épargnaient même pas les autres pirates ; des équipes de brigands des mers expérimentés, redoutés, respectés, furent massacrées par eux, mises en pièces. Et avec ça, en dépit des années qui passaient, ils paraissaient toujours jeunes, comme si le sang versé leur donnait une jeunesse éternelle, et voici pourquoi. À seize ans, Naïm était encore un fort bel éphèbe, avec à peine un peu de duvet sur le bout du menton, et Délys, qui en avait treize, était dans la splendeur radieuse de l'adolescence, toujours aussi appétissant, du moins aux yeux de son ami. Mounir ne l'aurait sans doute pas démenti. Mais ils se voyaient prendre de l' ge tous les deux, et ils ne l'acceptaient pas. Ils ne voulaient pas vieillir, ils ne voulaient pas être adultes ; ils haïssaient trop les adultes. Ils en parlèrent entre eux, et une même idée leur vint : ils naviguaient depuis des mois et commençaient à bien conna"tre la mer. Or ils avaient entendu dire que le prince des ténèbres, Iblis, avait son trône sur les eaux, quelque part au milieu des mers. Ils l'invoquèrent dans leur coeur, et alors le vent tomba d'un coup, et changea brusquement de direction, soufflant très fort. Ils y virent un signe, et se laissèrent pousser dans la direction du vent. Ils naviguèrent ainsi pendant des jours et des nuits, traversèrent les ténèbres, et arrivèrent à un endroit inconnu, qui n'était sur aucune carte, où la mer était rouge sang. Ils virent un point au loin, juste dans leur direction, et pensaient que c'était l'endroit qu'ils recherchaient. Ils ne se trompaient pas. Bientôt, le point grossit, et ils virent que c'était une sorte d'"le, en forme de croissant ou de cornes, avec en son centre un palais avec deux tours menaçantes, torsadées, comme des cornes également. Chose curieuse, cette "le ne touchait pas la surface de l'eau, mais elle flottait légèrement au dessus. Ils ne doutèrent plus d'avoir atteint leur but. Ils accostèrent l'"le, qui était déserte, mais une voix mystérieuse les invita à entrer dans le palais sinistre, bien que resplendissant de pierres précieuses. Ils entrèrent dans la grande cour déserte ; après en avoir fait le tour, ils n'aperçurent qu'un garçon de l' ge de Délys, un peu plus jeune peut-être, d'une beauté renversante, mais très p le. Ses yeux avaient une forme singulière, raffinée, comme des yeux de gazelle ou de biche, et l'iris était noir comme de l'encre, ce qui leur donnait une profondeur nocturne et inquiétante. La gr ce de ses mouvements les subjuguait, et toute sa personne dégageait comme un courant de sensualité irrésistible ; il était une invitation au plaisir, mais on sentait que la mort n'était pas loin. Il jouait au ballon dans la cour du palais. Il s'approcha d'eux sans méfiance et les invita à jouer avec lui ; il maniait le ballon avec une agilité extraordinaire, son jeu était une danse. Mais quand Naïm et Délys s'approchèrent, ils virent que le ballon était en fait une tête, une tête humaine coupée net avec au coin des lèvres un peu de sang coagulé, et une expression de terreur et de désespoir dans les yeux, ce qui les figea sur place. Ils ne s'attendaient pas à cela. << - Qui es-tu ? Demanda Naïm. - Je suis celui que vous cherchez, bien sûr ! Je m'appelle Jaysh-All h, la Légion de Dieu ; bienvenue dans ma demeure. Vous êtes les premiers depuis des siècles. Presque personne n'a le coeur assez noir ou assez clair pour arriver jusqu'ici sain et sauf ; le dernier qui a essayé est ici sous mon pied, je vous le présente ; je crains qu'il ne puisse vous saluer, malheureusement. - Pourquoi tu l'as tué ? Qu'avait-il fait ? - C'est vous qui me demandez ça ? Vous êtes culottés ! J'aime ça. Ce n'est pas comme lui. Il n'avait rien fait, justement ; il n'avait jamais rien fait ni de bien, ni de mal. C'était un l che et j'ai horreur des l ches, qui fuient devant la vie. Pour moi la vie est un jeu ; j'aime ceux qui aiment jouer. Allez, Naïm, une passe ? >> Sans attendre la réponse, Jaysh-All h envoya la tête dans les pieds de Naïm. Pour montrer qu'il n'avait pas froid aux yeux, il l'attrapa, lui fit faire quelques pirouettes et la renvoya à l'expéditeur, de façon assez habile. Il se prenait au jeu de Jaysh, Délys aussi. Bientôt, ils s'amusaient à trois avec cette tête sanguinolente. Jaysh-All h les fascinait de plus en plus. << - Tu connais nos noms, dit Naïm, tu sais qui nous sommes. Alors, tu es vraiment... - Le prince de ce monde, oui. Ou du moins, une de ses apparitions ; nous, les êtres du monde invisible, nous nous manifestons à chaque humain sous la forme qui lui correspond. C'est vrai même pour Dieu ; pour moi aussi. - Alors, ce n'est pas ta vraie forme ? - Pour vous, si, et parfois pour d'autres aussi. C'est ma plus belle forme ; je ne la montre qu'à des êtres d'exception, comme vous. >> Jaysh-All h les flattait ; cela faisait partie d'une stratégie de séduction dont ils n'étaient pas conscients, mais qui fonctionnait à merveille. << - C'est bizarre, je ne t'imaginais pas comme ça. - Tu t'attendais à rencontrer une sorte de monstre avec une tête de bouc et des pieds fourchus ? Eh bien ! Non, c'est raté. Mais ne t'inquiète pas, je ne prends une forme monstrueuse que pour rigoler, parfois, je ne suis pas un monstre en fait. Vous le savez ; vous non plus vous n'êtes pas des monstres, bien que vous ayez tué plus que certains monstres. Vous êtes juste des êtres sensibles et révoltés, comme moi ; nous sommes tellement semblables... je suis content que vous soyez venus. - Tu sais ce que nous voulons, alors ? - Je le savais bien avant vous. Vous ne voulez pas vieillir et vous avez raison ; vous êtes tellement bien comme vous êtes... allez, venez à l'intérieur, qu'on s'amuse un peu. J'ai trop envie de vous. >> Naïm et Délys, subjugués, suivirent Jaysh à l'intérieur, dans le palais, dans un grand salon tapissé de rouge, avec partout des rubis et des saphirs qui brillaient, et d'immenses sofas qui avaient l'air moelleux à souhait. Jaysh les invita à s'installer dans l'un d'eux, et ils s'y enfoncèrent tous les trois comme dans des sables mouvants. Un narghilé fumait. Ils tirèrent chacun quelques bouffées, et leur tête se mit à tourner ; Naïm et Délys ne connaissaient pas ce mélange d'herbes, qui n'existait probablement nulle part ailleurs, mais c'était puissant ; et pourtant il leur semblait qu'ils avaient les idées plus claires que jamais. Ils étaient tous les trois extrêmement proches l'un de l'autre ; malgré l'immensité du sofa, une force irrésistible les attirait vers Jaysh. Un courant de désir d'une puissance inouïe circulait entre eux tous. Naïm dit cependant : << - Attends, Jaysh ; mais que vas-tu nous demander en échange de ce que nous te demandons ? - Ha ha ! Je savais que vous me demanderiez ça. Ils demandent tous ça. Eh bien ! Tout ce que je vais vous demander, c'est vous. - Comment ça, nous ? Tu vas prendre notre me, quelque chose comme ça ? - Mais non, gros nigaud ! Je ne prends pas les mes, je ne suis pas l'ange de la mort, moi ! Je vous demande juste de faire l'amour avec moi, là, maintenant, si vous le voulez bien ; j'ai terriblement envie de vous. - C'est tout ? - C'est tout. - Tu nous fais marcher ! - Moi ? Mais pas du tout ; je n'ai qu'une parole, contrairement à Dieu qui en a des tas... maintenant, si tu n'as pas envie de moi... - Si, bien sûr, mais... - Pas de mais ! Si tu me désires, et que tu désires rester jeune, à l'action, viens ! - Oh ! Bon, allez, puisque tu insistes... >> Naïm, de toute façon, ne pouvait plus résister à la puissance d'attraction de cette chair divinement jeune et douce. Il se rapprocha encore de Jaysh-All h, se colla à lui, l'embrassa sur la bouche ; pendant qu'ils s'embrassaient, Délys aussi se mêla à eux, commença à ôter à Jaysh-All h ses vêtements, un à un, découvrant une tige magnifiquement droite et fière, de dimension impressionnante mais pas excessive, sans un poil, qu'il se mit à sucer avec frénésie. Une volupté indicible coulait en lui, comme si sa bouche même était devenue une vulve qui se faisait bourrer avec délices. Tous les trois se mêlèrent pendant des heures, dans des transports sublimes, bouleversants, infinis. À la fin, Naïm, reposant entre les deux plus jeunes, dit : << - Ouaoh ! Je n'avais jamais joui comme ça... c'était d'enfer, c'est le cas de le dire ! - Ce que j'apprécie chez toi, Naïm, à part ton dard bien sûr, c'est ton humour... mais attends, tu n'as pas vu l'Enfer ! En bas, c'est encore mieux, du moins pour les amis. - Sans blague ? C'est vraiment bien ? - Un vrai paradis ! Enfin, je trouve, mais tu sais, des goûts et des couleurs... - Oui, bon, et alors... pour toi, c'était comment ? - Parfait ! Vous êtes des amours. Vous revenez quand vous voulez. - Alors, pour ce que tu nous a promis... - Il n'y a pas de problème, vous êtes déjà exaucés. Vous resterez toujours comme vous êtes maintenant ; mais attention, vous mourrez à l' ge où il était écrit que vous mourriez. Je ne peux pas vous accorder une vie éternelle ; d'ailleurs ce n'est pas ce que vous avez demandé. Je vous ai juste accordé de rester tels que vous êtes jusqu'au jour de votre mort. Ce jour est fixé depuis l'éternité, je ne peux rien y changer. - Ça nous va... mais, dis-moi, tu es sûr qu'il n'y a pas d'entourloupe ? On ne doit pas signer un pacte ou quelque chose du genre ? - Mais, hab"b" ! Le pacte, tu viens de le signer ; tu l'as signé dans ta chair. Désormais, vous êtes à moi pour toujours... mais rassure-toi, dans votre cas, ça ne changera pas grand-chose ; avec tout ce que vous avez versé comme sang, vous étiez à moi, de toute façon. La différence c'est que maintenant, je suis à vous aussi. Nous sommes frères, ça ne vous convient pas ? - Euh... si, enfin, on verra... je me demande comment c'est, l'Enfer... -Vraiment, tu te demandes ? Je croyais que tu le savais. - Que je le savais, vraiment ? - Mais oui ; l'Enfer, tu l'as en toi depuis toujours, hab"b" ! - Vraiment, Jaysh, tu es... - Diabolique ! Je sais, oui. Merci. >> Il éclata de rire, un rire strident qui glaça Naïm et Délys. Puis il se pencha sur eux et les embrassa à nouveau sur la bouche, tour à tour, Naïm d'abord, pour les faire taire. Ensuite, un peu effrayés, ce qui ne leur était plus arrivé depuis longtemps, ils prirent congé de Jaysh-All h, qui les regarda s'éloigner par une fenêtre, en souriant, plus p le que jamais. Mais dans la cour du palais, ils aperçurent la tête, la fameuse tête avec laquelle ils avaient joué au ballon un peu plus tôt. C'était une tête de jeune homme, assez beau, avec une expression de souffrance résignée ; elle se mit à leur parler : << - Pauvres garçons ! Il vous a ensorcelés. - Qu'est-ce que tu dis, la tête ? Tu parles, à présent ! Et d'abord, qui es-tu ? Dit Naïm. - Peu importe qui je suis ; il m'a trompé, j'étais venu pour le tuer, mais j'étais trop l che, cela il vous l'a dit. C'est vrai ; mais aujourd'hui, je vois l'invisible ; mon corps n'est plus là pour obscurcir mon esprit, forcément... il n'avait pas pensé à cela ! C'est son plus grand défaut : il se croit très intelligent, mais il néglige toujours un détail ; le diable est dans les détails, même pour le diable !Écoutez, il vous a séduits, c'est normal ; mais vous ne savez pas ce qui vous attend. - Que veux-tu dire ? - Vous lui appartenez ! Cela veut dire que vous ne serez plus jamais libres, ne comprenez-vous pas ? - Qu'est-ce que tu racontes ? Je me sens toujours aussi libre qu'avant... et puis, qu'est-ce que ça change ? Je veux juste profiter de la vie. - Écoutez-moi ; vous ne réalisez pas encore... plus tard, vous vous rendrez compte. Mais ce sera trop tard. Non ! Il est encore temps pour vous... sans rompre votre pacte avec lui, vous pouvez encore conserver une chance d'être libres ; une porte de sortie pour le cas où... il ne pourra rien faire, croyez-moi. Il ne peut pas tout. Je peux vous dire comment faire, il faut juste que vous me rendiez un petit service. Faites ce que je vais vous demander ; le pacte tiendra toujours, provisoirement, mais il y aura une porte ouverte pour vous. Une porte vers la liberté. - Bon, qu'est-ce que tu attends de nous ? - J'en ai assez qu'un petit morveux se serve de moi pour jouer au ballon... aidez-moi à rejoindre mon corps, qui est dans l'océan. Prenez-moi et jetez-moi dans l'eau, le plus loin que vous pourrez ; alors je redeviendrai entier, et je pourrai me fondre dans les flots, ou devenir poisson... s'il vous pla"t, jetez-moi dans l'océan. Ainsi, vous gagnerez une porte ouverte. - Si c'est tout ce que tu demandes... bon, d'accord. Allons-y. >> Naïm prit la tête, sortit du palais, et la lança très fort au milieu des vagues. << - Mon ballon ! >> Cria une voix déchirante derrière eux. Naïm et Délys rirent de leur bon tour, et repartirent écumer les mers. Pendant ce temps, à des milliers de lieues, du côté de Naruq, dans une cité de toile, un enfant pleurait. << - Mon ballon ! Ils m'ont pris mon ballon ! C'est pas juste. J'ai été gentil avec eux, pourtant ; je leur ai donné ce qu'ils voulaient et même plus ; c'est toujours pareil avec les humains, on peut pas leur faire confiance ! >> À ce moment, une main d'homme se posa sur son épaule, et la voix réconfortante de Mounir dit : << - Allez, pleure pas, Jaysh ; c'est vrai, les hommes ne sont pas justes, mais c'est justement pour ça que tu es là... pense que tu détiens un pouvoir immense, tu peux tout anéantir par la pensée si tu veux ; des ballons, tu en trouveras des tas d'autres. Vois ! Le monde n'est-il pas rempli à ras bord d'imbéciles qui croient te combattre alors qu'ils t'ont dans la peau ? Bon, je sais, tu vas me dire que c'est le geste qui t'a blessé. Tu les croyais tes amis. Mais je suis sûr qu'ils ne voulaient pas te rendre triste ; tu les connais... ce sont des garnements comme tu les aimes, enfin comme tu devrais les aimer, impulsifs, irréfléchis ; allons, ressaisis-toi, joue ton rôle. L'histoire n'est pas finie, et tu es le prince des ténèbres, que diable ! - C'est vrai... merci, Mounir, toi au moins tu es quelqu'un de bien. Mais comment se fait-il que tu sois gentil avec moi ? Je savais pas qu'on était amis. - Ça dépend ; quand tu as cette forme-là, oui. Je suis l'ami de tous les garçons, et c'est mon travail de les aider, de les consoler et de les faire jouir quand ils en ont besoin. Toi, tu en as besoin. Les hommes ne savent pas qui tu es, moi oui... tu n'es qu'un garçon trop sensible ; un garçon blessé, comme j'en ai connu des milliers. Ta superbe n'est que l'envers de ta douleur. Comme tous les enfants, tu as besoin d'être consolé, seulement tu ne le sais pas. Tu ne sais pas vraiment qui tu es ; mais ça viendra, ne t'en fais pas. - Tu crois ? Mais ça fait des siècles que je me pose la question ; et l'Autre, en haut, on peut pas dire qu'Il m'aide beaucoup ! - Vous êtes tous les deux impossibles ! De vrais gamins, toujours à vous disputer ; et c'est nous, les hommes, qui trinquons ; enfin, pas moi, moi je suis trop malin. Mais je vois bien ce qu'endurent mes semblables. - C'est de Sa faute ! Il a tout manigancé. - Tu crois ? Es-tu sûr d'être si différent de Lui ? - Euh... - Ah ! Tu vois, tu hésites. Mais ça ne fait rien, je vais t'éclairer un peu ; toi, tu existes pour que les hommes puissent réaliser la part la plus sombre de leur nature ; tu es cette part, en quelque sorte, et parfois, même les plus purs ont besoin de l'accomplir, pour s'en libérer et atteindre la lumière. Une sorte de catharsis ; tu n'es rien de plus que cela, une catharsis ; mais c'est noble, c'est grand, enfin, dans son ordre. Tu étais nécessaire, mais pour toi c'est douloureux... moi, je te comprends. Nous ne poursuivons pas les mêmes fins, mais nous sommes assez semblables, toi et moi. C'est-à-dire que, comme toi, je n'adore que Dieu ; contrairement à la plupart des hommes, c'est Lui que j'adore et non toi, mais à ma façon, comme toi. Tu vois, je ne t'adore pas, enfin pas plus que n'importe quel garçon, mais je te ressemble, et en un sens, je te comprends. Quand tu es un garçon en tout cas. Je ne t'en veux même pas de me préférer généralement la Tête de Sanglier, ou même Mourad parfois ; chacun doit jouer son rôle. Mais on ne peut pas tout avoir non plus ; peu importe que les autres te comprennent ou non, c'est à toi de te comprendre ! Et de savoir ce que tu veux ! - Tu... tu penses que je ne le sais pas ? Que je ne me comprends pas moi-même ? - Parfois, je me demande ; mais c'est vrai pour Lui aussi. - Comment cela ? Explique. Je croyais qu'on était les deux principes suprêmes de l'univers. - Oh ! Ça, vous l'êtes, incontestablement. Je ne sais pas s'il faut pavoiser quand on voit l'univers, mais là n'est pas la question. Principes suprêmes, transcendants, universaux, cosmiques, hyper-cosmiques même, vous êtes tout ce qu'il y a de plus sublime, dans la lumière et dans les ténèbres. Et nous ne sommes rien par rapport à vous, qui êtes en nous, et qui nous remplissez entièrement. Mais voilà, sans nous, vous ne sauriez même pas qui vous êtes vraiment, vous ne conna"triez pas votre propre grandeur. L'Être ne se conna"t pas totalement sans l'homme, et toi non plus du reste. Dans Sa sublime et immarcescible transcendance, Il précède l'homme et tout chose à jamais ; vu du haut de Son Essence, d'ailleurs, l'homme n'existe même pas, toi non plus, seule existe l'Essence. Mais voilà, Lui non plus n'est pas Son Essence. Il n'est que ce qui en Elle est différent de toi ou moi. Il a besoin de l'homme pour réaliser la nature de Son Essence ; il ne peut Se conna"tre entièrement qu'à travers l'homme. - Et moi ! - Et toi, bien sûr ! Mais tu es exactement dans le même cas. Et nous tous aussi. La différence, c'est que nous ne L'avons pas créé ; c'est Lui qui nous a créés, gr ce à sa puissance infinie. Mais s'Il a ressenti la nécessité de nous créer - et s'Il ne l'avait durement ressentie, crois-moi, Il ne l'aurait pas fait ; car Il était Lui-même cette nécessité - c'est que sans nous, Il ne pouvait conna"tre totalement, ou si tu préfères, réaliser pleinement, cette Essence transcendante douée d'une puissance infinie. - Et moi alors ? - Ben toi, pareil ; sauf que tu ne crées pas, toi, tu fous le chaos, c'est tout. - C'est plus amusant, non ? - Pour toi, sans doute, j'imagine. Pour moi, ça dépend des jours, je ne suis qu'un humain. Pour Lui, certainement pas. Chacun sa fonction. Il a la Sienne et tu as la tienne. Mais sans nous, et tout ce qui existe, vous ne pourriez même pas faire la différence entre vous. - On serait complètement confondus ? C'est dégoûtant ! J'ai besoin d'intimité, moi. - Je sais, oui, tu es diablement sensible. - Oui, oui, voilà ! Ah ! Mounir, ce que tu me comprends bien ! - Sacré flatteur ! Tu crois que je ne te vois pas venir ? - On ne te la fait pas, hein ! Désolé, fallait que j'essaie quand même. - Oui, je sais, c'est plus fort que toi ; t'inquiète pas, je suis un séducteur moi aussi. - Tu tiens ça de moi, eh ! - Sans doute. Il est le Père et toi la Mère, hein ? Tu aimes ça, petit pervers ? Je te connais ; et tu as raison, car tu n'es que la face nocturne de l'Esprit, et l'Esprit a pour fonction d'assumer la Maternité spirituelle, comme Marie et Muhammad, tu sais bien ; le Paraclet, Marie et toi, vous êtes un seul être en réalité, mais selon des modes différents. - Morbleu, c'est compliqué ! La théologie, j'ai horreur de ça. J'y comprends rien. Parle-moi plus simplement, je suis qu'un enfant ! - Oui, justement, tu n'es qu'un enfant, et Lui aussi. C'est pour ça qu'Il Se manifeste au Prophète sous les traits d'un jeune garçon, comme toi, tu n'as pas compris ? - Où tu veux en venir ? - À ceci : vous avez beau être des principes transcendants, intemporels, immuables et tout et tout, vous n'êtes tels que par rapport à nous, pauvres vers de terres qui rampons à vos pieds (enfin, je parle pour les hommes en général, hein). Pour vous-mêmes, à ce stade-ci, vous n'êtes encore que des enfants ; deux enfants perdus, éblouis par votre propre lumière, aveuglés par vos ténèbres, des enfants qui se cherchent, t tonnent, se perdent dans les méandres de leurs propres cogitations, qui prennent la forme de vortex d'univers où errent des milliards de créatures égarées et souffrantes, et en chacune d'elle, c'est vous qui faites l'expérience de l'égarement et de la souffrance, jusqu'au jour où vous vous conna"trez vraiment... gr ce à nous ; et du coup, nous serons égaux à vous ! Et Lui à toi, et toi à Lui, parce que toute séparation, toute dualité sera abolie, c'est-à-dire complètement réalisée, et plus aucun enfant ne sera perdu. Jusque là, vous continuerez à vous chamailler comme des gosses, à jouer à la guerre, et c'est nous qui devrons à la fois vous séparer et vous réconcilier ! Comme des mômes. C'est pour ça que les mômes sont, en fait, ce qu'il y a de plus sublime et transcendant dans l'univers ; parce qu'ils sont comme vous, exactement comme vous : spontanés, imprévisibles, incoercibles. Magnifiques, tout bonnement. Tous, divinement, et diablement magnifiques ! - Merci, tu me réconfortes diablement. - Bah, c'est aussi mon métier de réconforter les mauvais garçons. Surtout eux. - Je suis toujours un mauvais garçon, alors ? - Oh ! Ça, ne t'inquiète pas, le pire de tous ! Une vraie saleté ! - C'est embêtant ! Continue comme ça, et je vais me mettre à aimer les hommes. Mais si je les aime, j'aurai plus rien à faire ! Tu peux pas t'arrêter un peu d'être gentil et compréhensif tout le temps ? Que je puisse haïr l'humanité en paix ? - Ne t'en fais pas, je ne suis pas l'humanité. - Bon, tu me rassures. - Tu m'en vois ravi. Mais allez, file, maintenant, on a déjà trop parlé ; on se reverra dans un autre chapitre. - Je vais aller chez la Tête de Sanglier, l'informer de tes derniers projets et je dirai les pires horreurs sur toi ; ça te va ? - Oui ; ça te ressemble bien. - Je dois le prendre comment ? - Prends-le comme tu veux ; j'aime que chacun ressemble à lui-même. - Même moi ? - Surtout toi. - Fais attention ; l'Autre ne va pas être content, c'est un jaloux. - Dis-donc, de quoi je me mêle ? - Oh ! Je disais ça comme ça... histoire de blasphémer un peu. - C'est bon, tu es pardonné. - Pas trop quand même, j'espère ? - Si tu n'es pas satisfait, tu auras la fessée de ta vie. Et maintenant, file. - D'accord ; pour la fessée, je repasserai... encore merci, j'ai retrouvé le sourire gr ce à toi. - Dis plutôt gr ce à Dieu. - Te moque pas de moi, Mounir. - Moi ? Jamais ! Je plaisantais, c'est tout. >> Depuis ce jour, donc, Naïm et Délys cessèrent de grandir ; ils restèrent comme ils étaient alors, Naïm un bel éphèbe de seize ans et Délys un splendide adolescent de treize ans, et leurs compagnons aussi ; ceux d'entre eux qui les aimaient vraiment et qui étaient loyaux, étant comme une part d'eux-mêmes, s'arrêtèrent de grandir avec eux. Les autres continuèrent ; ils surent ainsi qui parmi leurs compagnons n'étaient pas vraiment unis à eux, et ils se rendirent compte que sans le pacte de chair fait avec Jaysh-All h, ils ne l'auraient jamais su, et auraient continué à accorder leur confiance à des gens qui n'en étaient pas dignes. Ce fut une grosse déconvenue pour eux. De plus, comme ils ne pouvaient s'encombrer de tra"tres, ni courir le risque de les laisser partir avec tout ce qu'ils savaient sur eux, ils durent les passer par le fil de l'épée. Pourtant il y avait parmi eux des garçons qu'ils avaient aimé sincèrement. Donc, pendant quelque temps, il régna dans le groupe une ambiance assez pesante ; tout le monde s'observait, guettant avec angoisse les signes d'apparition de l' ge. Quand ils apparaissaient chez l'un d'eux, la conclusion s'imposait d'elle-même : << toi, tu n'es pas vraiment des nôtres ; tu dois mourir ! >>. Certains suppliaient Naïm de les épargner, mais il se devait d'être inflexible. À chaque fois, dans son palais flamboyant et lugubre au milieu de l'océan, sur une "le flottante en forme de croissant, un jeune garçon aux yeux d'onyx riait des tourments de Naïm, qui se disait en lui-même : << c'est vrai que je t'appartiens ! Eh bien, tiens, joue au ballon dans ton palais désert, je te donne celui-là ! >>. Délys, lui, étant moins intellectuel, se tourmentait moins que Naïm ; il regrettait seulement de voir partir certains de ses compagnons : << - Dis, Naïm, on ne pourrait pas épargner au moins celui-là ? - Tu sais bien que c'est impossible ! - Il n'est peut-être pas si mauvais. - Justement, nous devons être mauvais ! Allons, dis-lui au revoir et ne t'inquiète pas, tu le reverras en Enfer. - Bon, d'accord. >> Comme toujours, Délys obtempérait ; Naïm était le chef, il était celui qui savait, il ne lui serait jamais venu à l'idée de remettre en question son autorité. Mais il ne trouvait pas très amusant de tuer ses anciens camarades de débauche. Quand il se furent ainsi débarrassés d'un bon tiers de l'équipage, il ne resta plus qu'un petit groupe de garçons vraiment fidèles et dévoués, unis par des liens puissants, presque sacrés. Étant désormais sûrs les uns des autres, et assurés de rester jeunes, il continuèrent joyeusement de voguer, de piller et de massacrer, faisant régner la terreur sur les mers et les océans, dans toutes les parties du monde. Mais tandis qu'eux restaient jeunes, le monde vieillissait autour d'eux. Au fil des années, il se transformait, eux pas ; ils étaient toujours aussi impulsifs, violents, ils le devenaient même de plus en plus, car le meurtre et tout son cortège d'horreurs était devenu tellement banal pour eux qu'il leur était de plus en plus difficile d'éprouver des sensations fortes ou de ressentir quoi que ce soit. Ils devaient sans cesse repousser les limites, dans le sexe également, et comme leur corps était toujours jeune, ils n'étaient pas plus vite fatigués ; ils avaient un énorme excédent d'énergie à dépenser et ne savaient plus comment faire. Ils avaient beau capturer, dans les ports, de jeunes garçons errants, qu'ils app taient avec un peu d'argent ou autrement, les pervertir, profiter d'eux tant qu'ils pouvaient et, s'ils ne leur semblaient pas dignes de leur confiance, les torturer et les occire avant de les jeter en p ture aux requins, tout cela ne leur faisait plus grand-chose. Ils le sentaient, Naïm surtout, et il enrageait ; mais au moins ils étaient toujours jeunes, et donc aussi, sûrs de leur coeur et de celui des autres ; au fil des ans, cela devint leur seul modus vivendi. Pour Naïm en tout cas, l'orgueil, et la passion pour Délys, était tout ce qui le maintenait vivant à l'intérieur. Un jour, tout de même, il arriva quelque chose de triste, qui jeta une ombre sur leur esquif : un de leurs compagnons, qui depuis des années n'avait pas manifesté le moindre signe de maturation, se mit soudain à para"tre plus gé. Naïm, qui l'aimait bien, en fut affligé ; il comprit que le garçon s'était lassé de cette vie errante, de la violence et des plaisirs fugaces, et que sa confiance en lui s'était émoussée ; il réalisa que même cela n'était pas éternel, et qu'un ami qui était demeuré loyal pendant des années et avait conservé sa jeunesse gr ce à cela, pouvait tout à coup fléchir et se mettre à vieillir. Sa résolution faillit en être ébranlée, mais il se décida quand même, en maugréant, à supprimer le garçon. Celui-là, qui comprenait ce que Naïm avait compris, implora et supplia plus que les autres : << - Par pitié, Naïm ! Tu sais bien ce que nous vivons tous, bon sang, c'est vous qui avez passé ce pacte diabolique... je sais que j'ai failli mais je vais me reprendre ; je te le promets, je te le jure, s'il te pla"t Naïm ! - Quelle pitié ? Tu m'as déjà vu avoir pitié ? Si j'avais eu pitié, depuis longtemps nous n'existerions plus... tu vois, rien que cela contredit tes bonnes paroles ; tu n'es plus capable d'être des nôtres, et crois bien que je le regrette... ah ! Pourquoi m'obliges-tu à faire cela ? J'aurais tellement voulu t'épargner ! - Épargne-moi ! Je ferai tout ce que tu me diras... je t'en conjure, Naïm, épargne-moi ! Naïm ! - Je suis désolé ! Nous nous reverrons en Enfer ! >> Il le tua proprement, d'un coup sec, puis se tourna vers l'océan et cria : << - Alors, Jaysh ! Satisfait ? >> Ensuite, de rage, il coupa la tête du garçon, la prit par les cheveux et, d'un grand coup de pied, l'envoya valdinguer très loin en criant : << - Tiens ! Une passe ! >> Quelques minutes plus tard, la tête atterrit dans la cour d'un palais, où un enfant s'ennuyait ; Jaysh attrapa la tête avec le pied, se mit à jongler avec elle comme avec un ballon, et dit, en se tournant vers l'océan : << - Très satisfait ! Merci ! >> Naïm éprouva de la tristesse ce jour-là ; ce fut le seul jour de sa vie où il regretta presque le chemin qu'il avait suivi. Délys, qui n'aimait pas le voir dans cet état, vint se blottir près de lui et le réconforta. Tout en le cajolant, Naïm se demandait s'il était possible que Délys, lui aussi, perd"t un jour confiance en lui, ou l'inverse, et ce qui arriverait alors ; l'un des deux se mettrait-il à vieillir, comme l'autre garçon ? Non, sûrement pas, puisqu'ils avaient tous les deux passé le pacte... mais alors, cela voulait dire qu'il n'y avait aucun moyen d'être absolument sûr de Délys, donc la seule personne dont il ne pouvait être vraiment sûr était justement son bien-aimé et son plus fidèle compagnon... du coup, était-ce vraiment son plus fidèle compagnon ? Un flot de questions empoisonnées le hantait, entra"nant la formation d'un pli douloureux sur son front. À ce signe, Délys, qui était plus instinctif que lui, vit qu'il n'était pas en paix, parce qu'il pensait trop. Alors il se coucha sur lui, posa ses lèvres sur les siennes, et par toute sorte de caresses, alluma en lui la fièvre du désir ; puis il lui offrit son précieux corps, tout son corps, animé et animal, frais et vivant, pour décharger ce désir. Alors, le méchant pli disparut, et Délys le regarda en souriant, l'air d'un humble esclave guettant l'agrément de son seigneur. Naïm fut ému et jugea qu'il avait été stupide. Il se dit en lui-même : << - Comment ai-je pu me poser la question ? Tu n'es pas aussi intelligent que moi, Délys, mais tu viens de trouver la réponse et de me la donner. Je sais maintenant comment être sûr de toi et je le serai toujours ; pardonne-moi d'avoir pu douter. - Douter de quoi ? >> Il avait prononcé les derniers mots à voix basse sans s'en apercevoir. << - Oh ! De rien, Délys, de rien... je disais ça comme ça. Ne t'en fais pas, je t'aimerai toujours. - Mais je sais, Naïm. - Oui, c'est vrai, toi tu ne doutes de rien. - Pourquoi, je devrais ? - Non, non, surtout pas ; ne change rien. - Tu es sûr que tout va bien ? - Merveilleusement bien. Je t'aime. - Moi aussi. >> Il l'embrassa à nouveau et se dit en lui-même : << - Cela, au moins, Jaysh, tu ne me le prendras jamais ! >> Heureusement, ce fut la seule fois qu'un tel événement se produisit ; les autres garçons restèrent fidèles au groupe, et ils s'entendaient à merveille. Le groupe était désormais tout ce qui comptait pour eux. Accoutumés à la violence, à la débauche et à tout, il leur fallait toujours repousser les limites. Ils étaient à la dérive et ils le savaient, mais plus rien n'avait de sens pour eux, à part la fidélité réciproque. Ils étaient de plus en plus brutaux et sanguinaires, même avec les autres pirates qui les craignaient, ce qui était humiliant pour eux, en plus d'être contraire aux principes de la piraterie, car, bien qu'ils eussent dépassé la vingtaine, ils avaient toujours l'air de gamins. De gamins insouciants et inconscients, sinon innocents. Certains forbans des eaux, qui écumaient les mers depuis trente ans, avec une solide réputation de barbarie, n'appréciaient pas du tout que cette réputation soit mise à mal par une bande d'adolescents au sujet desquels circulaient toute sorte de rumeurs. Naïm et Délys s'en rendaient vaguement compte, mais ils n'y pouvaient rien : ils étaient en train de dépasser les limites, entra"nés par leur sauvagerie. Ils étaient trop sauvages ; ce qu'il y avait de beau en eux risquait de les perdre. Mounir entendait parler d'eux de temps en temps, et il suivait de loin leur évolution. Il voyait que ses craintes du début se confirmaient, et il savait qu'il n'y pouvait rien. Il s'attendait au pire et avait pitié d'eux. Trop sauvages, même pour des truands. Ils n'étaient pas capables de respecter fût-ce le code de la piraterie ; il fallait toujours qu'ils aillent trop loin, ils étaient déjà allés beaucoup trop loin. Par conséquent, ils finirent par se mettre toute la corporation à dos, en plus des gens honnêtes ; cela faisait beaucoup. Beaucoup de monde contre eux. Un jour, dans un port sinistre d'une cité lointaine, ils embarquèrent une bande de gamins dépravés, avec le dessein de s'amuser avec eux, puis s'ils étaient dociles, de les débarquer dans un autre port en leur donnant un peu d'argent ou bien des armes pour voler à leur tour. S'ils en avaient la vocation, ils les embaucheraient quelque temps comme main d'oeuvre gratuite en échange d'une formation au métier de pirate. Il y avait toujours beaucoup de choses à faire à bord ; ces garçons pouvaient se rendre utiles en exécutant toute sorte de petits travaux, de corvées, ou éventuellement comme divertissement, s'ils étaient doués pour le sexe ; il bénéficiaient en retour du savoir et de l'expérience de Naïm et sa bande. Naïm et Délys avaient maintenant vingt-cinq et vingt-deux ans respectivement, mais ils en paraissaient toujours seize et treize. Pourtant, à l'intérieur, ils n'étaient vraiment plus des enfants ; même Délys, qui avait gardé une certaine candeur naturelle. Il se trouva que sur les sept ou huit garçons qu'ils avaient embarqués, l'un d'eux en particulier leur donna une extrême satisfaction. Il était très jeune, mais incroyablement dur, et fort pour son ge. Il n'avait que onze ans en effet, mais il en paraissait au moins treize. Il était beau, cependant, blond comme Naïm, et il s'appelait Hassib. Il avait d'ailleurs une certaine ressemblance avec Naïm qui ne manqua pas de les troubler, peut-être pas autant qu'ils auraient dû. Pour montrer à ces garçons ce qu'était vraiment la piraterie, ils attaquèrent un bateau et massacrèrent tout le monde ; les garçons s'en donnèrent à coeur joie et ils étaient fiers d'eux ; Hassib en particulier se montra d'une cruauté exemplaire, et d'un sang-froid à faire frémir même Naïm, si quelque chose pouvait encore le faire frémir. Il y avait chez lui une joie de tuer, un plaisir de faire souffrir et d'infliger la destruction, qui n'avait rien à envier à Naïm le parricide. Naïm était tellement satisfait de lui, et aussi excité par ce garçon dans lequel il se reconnaissait, qu'il l'invita à partager sa couche, sans les autres, juste lui et Délys - car ils étaient toujours ensemble. Il voulait pouvoir jouir de lui à fond, mais aussi lui faire part des grands projets qu'il avait pour lui. Tout en le caressant, il lui adressa des félicitations et des flatteries diverses, espérant conquérir tout à fait son me : << - Hassib, je ne sais pas qui tu es ni d'où tu viens, mais laisse-moi te dire que tu as été splendide ; jamais, depuis moi à ton ge, je n'ai vu un garçon aussi féroce, aussi dénué de scrupules. Tu découpes les gens comme si c'étaient de vulgaires poulets, vraiment, tu n'as peur de rien ! - Ouais, mais c'était rien du tout ; juste un navire de marchand ! Je pourrais faire beaucoup mieux que ça, si vous nous laissiez vraiment faire nos preuves. - Tu le crois vraiment ? Décidément, tu ne cesses de m'étonner. - Eh bien ! Moi, en revanche, je n'ennuie un peu ici ; ça manque d'action. Si nous attaquions des gens vraiment dangereux ? - Un navire du Calife, par exemple ? - Je pensais plutôt à quelque chose de plus fort ; comme... des pirates. Eux savent vraiment se battre et ils transportent beaucoup de richesses. - Tu es sérieux ? Tu veux prouver que tu n'as pas froid aux yeux, d'accord ; mais tu sais, on n'attaque pas un bateau de pirates comme ça. - Vous l'avez déjà fait, vous ! Évidemment, si vous avez peur de recommencer... - Dis-donc, fais attention à ce que tu dis ! Je connais quelqu'un qui serait heureux de jouer au ballon avec ta tête, et sache que je n'aurais aucun scrupule à la lui procurer ! - Eh bien ! Voilà, je préfère ça ; je savais que vous n'étiez pas des l ches. Alors, on l'attaque quand ce bateau pirate ? - Ah ! Tu es agaçant... tu me mets au défi, je n'ai pas le choix. Bon, d'accord. D'après ce que j'ai entendu dire, il y a un grand chef pirate, un des plus anciens vivant actuellement, et des plus redoutables, qui doit croiser par ici demain, vers midi. Je ne sais d'ailleurs pas ce qu'il vient y faire, on ne le voit jamais dans ces eaux ; tant pis pour lui ! Nous lui donnerons une leçon, et là tu pourras vraiment montrer ce que tu vaux. Mais je te préviens, tu as intérêt à être à la hauteur ! Sinon, je donne ton corps aux requins... - Et ma tête à ton ami ! D'accord, c'est entendu. Ne t'inquiète pas, Naïm, je serai à la hauteur ; je te jure que tu ne seras pas déçu. - Tu as l'air bien sûr de toi. - J'attends ce moment depuis longtemps. - En attendant, montre déjà ce que tu sais faire au lit. - Je vais te rendre fou ! >> Naïm avait une curieuse impression, comme si Hassib avait des arrières-pensées qu'il ne pouvait deviner. Mais il se dit qu'après tout, il n'avait rien à craindre d'un gamin turbulent et inexpérimenté, et puis surtout, sa dernière parole lui avait mis l'eau à la bouche. Et en effet, Hassib, en congrès privé avec Naïm et Délys, avec son corps souple et fin de dix ans à la chair moelleuse et fondante, se comporta comme une vraie tornade sexuelle, et il les combla tous les deux, dix fois d'affilée, sans manifester la moindre lassitude ; une tempête d'érotisme impubère, que rien ne rebutait, capable de prendre toutes les postures et d'absorber tous les fluides - non de les produire. Le lendemain, ils attaquèrent comme prévu le navire des pirates. Naïm avait une légère appréhension, car ce n'étaient pas des gens tendres, mais ils étaient bien préparés, et ce n'était pas la première fois qu'ils s'en prenaient à des concurrents. Ils massacrèrent rapidement un bon quart de l'équipage. Un autre quart fut trop gravement blessé pour pouvoir encore nuire, et ils furent épargnés. Un troisième quart se jeta à l'eau de terreur, ou essaya de prendre la fuite dans des chaloupes. Le dernier quart se rendit sans résistance, et Naïm, qui ne tenait pas à verser inutilement le sang, accepta leur reddition. Le chef des pirates, lui, fut capturé et solidement attaché. Hassib proposait de l'exécuter lui-même sur le champ, mais Naïm l'en dissuada ; il tenait à l'épargner provisoirement, afin de statuer sur son sort, et puis il tenait à le faire parler, pour qu'il révél t la cachette de son trésor. Car il y avait moins d'argent et d'or à bord qu'il n'espérait en trouver, ce qui lui sembla suspect. Hassib comprit et approuva ce plan. Comme ils venaient de livrer une rude bataille, il proposa à Naïm et Délys de prendre un peu de repos, de laisser le chef pirate mijoter dans son jus, attaché au m t de son navire, et de trinquer en sa présence et à sa santé, en puisant dans ses réserves de vin et d'eau-de-vie. Délys était enthousiaste ; les autres garçons étaient fatigués. Naïm se laissa donc convaincre. Ils firent une bacchanale autour du chef pirate ligoté ; au cours de la fête, celui-ci apostropha Naïm en ses termes : << - Naïm ! Je connais ta réputation, je savais que tu t'attaquais même aux nôtres, ce qui ne se fait généralement pas. Mais je me demandais si tu oserais t'attaquer à moi, qui suis le plus ancien dans cette profession et le plus respecté. J'ai arbitré bien des conflits entre pirates, et mon autorité dans notre milieu est reconnue. J'ai plus d'expérience que toi ; crois-moi, tu vas trop loin, et sans le savoir, tu es très près de tomber. Tu t'es élevé haut, d'autant plus dure sera ta chute. Si tu me libères maintenant, je veux bien te pardonner pour cette fois ; réfléchis, c'est ta dernière chance. - De quoi me parles-tu, vieux fou ? Quelle chance ? Tu ne vois donc pas dans quelle situation tu es ? Qu'espères-tu, que le diable vienne à ton secours ? Ha ha ! Je connais le diable, je sais qu'il ne viendra pas... c'est toi qui devrais implorer ma clémence, et tu me menaces ! - Je n'implore pas ce qui n'existe pas ; et je ne te menace pas, Naïm, je t'avertis seulement. Tu me fais pitié ; tu es si jeune... - Décidément, tu me fais rire ! Allez, vous autres, donnez-lui du vin. Il l'a bien mérité, et puis il ne faudrait pas qu'il meure de soif avant d'avoir parlé ! - Je n'ai pas besoin de vin. Je n'ai pas soif. Fais ce que tu veux, Naïm, mais tu ne devrais pas prendre mes avertissements à la légère. Le danger est tout près de toi, à côté de toi, et tu ne le vois pas. J'en suis triste pour toi, car tu as de la vaillance. - Tu ne veux pas boire ? Bon, tant pis. Tu fais ce que tu veux après tout. Dommage pour toi, tu n'en auras plus souvent l'occasion. - Tout près de toi, Naïm. Juste à côté de toi. Pauvre gamin ! >> Il avait beau faire le fier, les paroles du vieux forban intriguaient Naïm, et son sang-froid l'impressionnait. Était-il fou ? Ou bien quelque chose lui avait-il échappé ? À côté de lui, il n'y avait que Délys et Hassib. Délys, à sa droite, trinquait joyeusement, il était absolument sûr de lui. Hassib, à sa gauche, souriait de façon énigmatique et ne buvait pas non plus. Il est vrai qu'il était jeune. Il ne le connaissait pas, mais il avait prouvé sa valeur ; et puis, c'était lui qui avait proposé le navire, et il avait aussi insisté pour tuer le chef... qu'entendait donc celui-ci par << le danger est tout près de toi >> ? Comme il réfléchissait à tout cela, Naïm sentit son esprit s'alourdir et son corps s'engourdir. Le vin, sans doute, faisait son effet ; mais il était puissant. Bientôt, il perdit connaissance tout à fait. Quand il se réveilla, c'est lui qui était attaché au m t. Sa tête était encore lourde et ses pensées confuses. Sûrement, il avait été drogué. En face de lui, il y avait le vieux chef pirate, libre, qui riait, et Hassib qui se tenait à ses côtés. Tous les deux le regardaient d'un air narquois, en trinquant. Ce vin-là, sans doute, n'était pas drogué ! Il comprit qu'ils étaient de mèche et qu'ils s'étaient joués de lui, mais il n'en devinait pas la raison. Néanmoins, c'était Naïm. Il se disait qu'il devait avant tout rester ma"tre de lui. Il n'éclata pas, ne s'énerva pas, et soutint leur regard moqueur avec dédain. Cela lui valut un certain respect. Hassib lui fit boire un peu de vin à son tour, pour lui redonner des forces, et quand il parut tout à fait éveillé, le vieux pirate prit la parole et dit : << - Alors, Naïm ! Je suppose que tu es maintenant convaincu que je parlais sérieusement ; tu comprends maintenant qu'on a parfois intérêt à écouter la voix de l'expérience. Malheureusement, cette leçon ne te profitera pas longtemps ; mais tu pourras y méditer à ton aise, car tu vas rester attacher au m t de ce navire jusqu'à ce que mort s'ensuive. Tes amis également, comme ça vous ne serez pas séparés. Actuellement, ils sont dans la cale, bien attachés au cas où il leur viendrait la mauvaise idée de faire un trou dans la coque. Rassure-toi, ils vont bien... pour le moment. Quand vous vous reverrez, vous serez tous attachés à ce navire jusqu'à ce que vous rendiez l' me, si vous en avez une. C'est la sentence décidée à l'unanimité par le tribunal des pirates. - Allez au diable, vous et vos pirates de pacotille ! Vous ne valez pas mieux que des honnêtes gens ! - Bravo ! Tu n'as pas perdu ton sens de l'humour ! J'admire ta bravoure, Naïm ; tu aurais fait un bon pirate, si tu avais su t'arrêter. Hélas, tu as fait trop de mal aux nôtres ; j'ai perdu des amis à cause de toi. Je suis obligé de faire ce que je fais ; crois-moi, je ne le fais pas par plaisir. Estime-toi heureux de ne pas être jeté aux requins ; c'est moi qui ai fait pression pour que tu aies une mort plus digne. - Arrêtez, je vais pleurer ! Je devrais vous remercier, peut-être ? - Non, mais ce serait une bonne idée, si tu veux partir dignement toi aussi. - Votre dignité, vous pouvez vous la mettre au cul ! Je suis un parricide, moi ! Ma seule dignité, c'est Délys. Laissez-moi au moins le voir. - Ne t'inquiète pas, tu le reverras. Vous allez mourir ensemble. C'est vrai ce que tu dis, ta fidélité, ton sens de l'amitié, étaient ce qu'il y avait de meilleur en toi. Ton courage aussi ; mais franchement, tu es allé trop loin. Mounir ne t'avait pas prévenu ? Et Abdul-Ghafûr ? Si, bien sûr, mais tu n'en as fait qu'à ta tête. Dommage que tu t'en rendes compte seulement maintenant. - Suce-moi avec ton cul ! - Ha ha ! Dans tes rêves, gamin ! Allez, on a bien ri, mais il est temps de se dire adieu. Nous allons te quitter sur ton propre navire, il est plus grand et plus neuf que le nôtre ; on te laisse celui-ci, de toute façon tu n'en auras pas beaucoup l'usage. Eh oui ! Nous sommes des pirates. Mais nous sommes aussi des hommes d'honneur, contrairement à toi. As-tu une dernière volonté ? Nous la respecterons. - Oui, il y a une dernière chose que je voudrais avant de mourir, puisque apparemment je vais mourir. Je suppose que vous savez ce que je veux dire, alors expliquez-moi. - T'expliquer quoi ? - Vous le savez très bien ! Qu'est-ce que vous faites ensemble ? Vous étiez de connivence depuis le début, mais pourquoi ? Qui es-tu, Hassib, et pourquoi fais-tu cela ? >> Cette fois, ce fut Hassib qui prit la parole. Son visage était congestionné par la haine et ses yeux lançaient des éclairs ; c'était le vrai Hassib qui apparaissait. Il s'avança vers Naïm, le défiant du regard, et dit : << - Je savais que tu poserais la question ! Ne t'inquiète pas, tu ne mourras pas idiot. Ma vengeance ne serait pas complète si tu n'apprenais pas pourquoi tu en es là. - Ta vengeance ? Quelle vengeance ? - Tu as tué mes parents ! Je suis orphelin par ta faute ! - Ha ha ha ha ! Ce n'est que ça ? C'est trop drôle ! Si tous les gamins que j'ai fait orphelins revenaient se venger, votre rafiot coulerait sous le poids ! Moi-même je serais de la partie ; je me suis fait orphelin tout seul, je devrais demander vengeance contre moi-même ! - Justement, tu ne crois pas si bien dire. Car mes parents étaient aussi les tiens ! >> À ces mots, Naïm cessa de rire et dévisagea Hassib avec des yeux ronds, écarquillés. Il s'écria : << - Quoi ? Mais que dit-il ? C'est impossible ! Ce garçon est fou ; je n'ai jamais eu de frère, et mes parents sont morts, sûrement avant ta naissance ! - Oui, mais je suis quand même ton frère, que tu le veuilles ou non. Quoi, tu ne comprends pas ? Alors écoute, je vais te raconter une histoire. Il était une fois un garçon qui avait le mal en lui, mais personne ne le savait à part lui. Il était cruel et, de plus, dépravé ; il aimait un autre garçon, aussi mauvais que lui, enfin presque. Un jour, le premier garçon, qui était l'a"né et le pire des deux, monta dans la chambre de ses parents et les assassina sauvagement, avant de commencer une vie d'errance et de crime avec son méprisable amant. Mais au moment où il massacra ses parents, ils étaient en train de faire l'amour. C'étaient de braves gens, simples, qui s'aimaient et aimaient leur enfant. Et ils étaient en train de concevoir un deuxième enfant, qui aurait été le frère de leur assassin, s'il avait eu le temps de vivre. Hélas, le misérable qu'ils avaient mis au monde essaya de le tuer avant même qu'il v"t le jour. Je dis essaya, car en fait, il n'y est pas arrivé. Quand les voisins, alertés par les cris horribles des pauvres parents, sont accourus sur les lieux du crime, ils ont trouvé le père mort, et la mère sauvagement frappée, perdant tout son sang, mais respirant encore faiblement. Ils ont tout fait pour la sauver et l'ont portée le plus vite possible à l'hôpital le plus proche. Les médecins l'ont soignée, sans savoir encore que son mari, avant de mourir, avait eu le temps de la mettre enceinte. Ils ont réussi à la maintenir en vie le temps de la grossesse, mais elle n'a jamais repris conscience. Ils la nourrissaient uniquement de liquide, à l'aide d'entonnoirs, et elle faisait tout sous elle. Ce n'était plus qu'une plante, un cadavre, même pas conscient de la vie qui se développait en elle. Mais pourtant, gr ce à l'effort des médecins, l'enfant est arrivé à terme. Bien sûr, elle ne pouvait accoucher normalement ; ils ont dû lui déchirer les entrailles, puis les recoudre, pour qu'il naisse. Elle est morte quelque temps après. Ça ne te dit rien, cette histoire, Naïm ? Le garçon qui est responsable de tout cela, le meurtrier, s'appelait Naïm comme toi ; normal, puisque c'était toi ! Et moi je suis ton frère ! À cause de toi, je suis né d'un cadavre ! D'un cadavre, Naïm, tu comprends ce que cela signifie ? Je suis né de quelque chose qui n'était même pas conscient, à peine vivant ! C'est pas un cadeau d'être ton frère, Naïm ! Néanmoins, je te ressemble beaucoup ; je le savais déjà, mais maintenant j'en ai la confirmation, nous sommes bien frères. C'est dommage qu'il y ait eu Délys, nous aurions pu nous entendre ; tu aurais été un vrai frère pour moi ; tu m'aurais pris dans tes bras, défendu contre les méchants, tu m'aurais pris par la main, tu m'aurais raconté des histoires... au lieu de ça, regarde où nous en sommes ! Tu es content ? Tu sais, les gens qui m'ont élevé n'ont pas osé me dire la vérité, tellement elle était horrible. Je savais seulement que mes vrais parents étaient morts, tués par un méchant, mais je sentais qu'il y avait quelque chose qu'on ne me disait pas. J'étais précocement intelligent, comme toi. J'ai cherché, j'ai interrogé, j'ai fait des recoupements, et j'ai compris. À sept ans, j'ai découvert toute la vérité. Du coup, la vie m'est apparue insupportable. Je ne pouvais pas rester avec les hommes, moi, frère du parricide, fils d'un cadavre ! Alors, je suis parti. J'ai erré, j'ai fait le même chemin que toi, j'ai marché sur tes traces. Ce n'était pas difficile, il n'y avait qu'à suivre les traces de sang ! Je suis vite devenu aussi féroce que toi. Je n'avais qu'une seule idée : te retrouver et te faire payer ! Tu ne sais pas combien je suis heureux d'y être enfin arrivé ! Un jour, j'ai rencontré des pirates, et j'ai obtenu leur protection. Ce n'est pas très difficile, pour un jeune garçon, de se faire accepter par des hommes sans foi ni loi, et surtout sans épouses, des hommes aussi dépravés que toi, Naïm ! Qui aiment la chair fra"che, la chair de garçon, comme toi, Naïm ! Je me suis donné à eux pour parvenir à mes fins, Naïm ! J'ai fait la pute pour te retrouver, oui, Naïm, oui ! J'ai sacrifié mon innocence à l'esprit de vengeance ! Et j'y ai pris goût ; je suis devenu aussi dépravé que toi, parce que je jouissais à l'idée de te tenir bientôt sous ma main ! Je suis devenu aussi noir que toi, pire même, mais je vais pouvoir me soulager en te sacrifiant ! - Ha ha ! Tu crois ça ? Pauvre Hassib ! Je réalise maintenant à quel point j'étais égaré, en effet, mais quant à toi, tu l'es tout autant, seulement je ne sais pas si tu le réaliseras un jour. Je te souhaite d'être un jour à ma place, dans ton propre intérêt, oui, oui ! Je ne plaisante pas, Hassib ! Maintenant, tout cela m'est égal, j'ai eu la vie que je voulais, j'aurai la mort que je méritais, au moins je serai avec celui que j'ai toujours aimé ; le reste m'est indifférent ! C'est le bonheur, ça, Hassib ! Tu as dis que tu étais heureux d'être arrivé à tes fins ? J'espère pour toi que tu dis vrai, mais sincèrement, j'en doute ; tu n'as pas l'air heureux, et je doute que tu le sois jamais, tant que tu n'aimeras que toi-même ! Tandis que moi, je suis heureux ! J'étais las de la violence, du sang et de l'errance, de toute façon ; et la chair ne m'apportait plus grand-chose, à part avec Délys. Il n'y avait plus que lui qui comptait ; et c'est pour lui que j'ai tué mes parents, des parents que tu idéalises parce que tu ne les as pas connus, et tu ne sais pas qui ils étaient réellement, tandis que moi, je le sais. Et crois-moi, ce n'étaient pas des gens exceptionnels ; nous valons infiniment mieux qu'eux, toi et moi, et Délys aussi ! Et maintenant, je vais être avec lui à jamais, vous me l'avez promis et vous êtes des hommes de paroles, donc vous ne me trahirez pas, sans quoi ce que vous faites n'aurait aucun sens ! Alors, qui de nous est le plus heureux, à ton avis ? Pauvre Hassib ! Tu dis que tu vas te soulager en me sacrifiant ? C'est bien la preuve que tu n'as rien compris ; ça ne soulage jamais de sacrifier les autres, je le sais aujourd'hui ; le seul sacrifice qui soulage, c'est le sacrifice de soi-même. Le don de soi, il n'y a que ça de vrai. Allez, pars, mon pauvre, c'est vrai que tu es bien mon frère, et j'aurais pu t'aimer si j'avais su, mais tu ne m'arrives pas à la cheville. Laisse-moi en paix, laisse-moi savourer une dernière fois le soleil, la brise et l'embrun, le chant des oiseaux et la présence de mes amis ! Fais ton triste chemin, égare-toi dans le dédale de la violence comme je me suis égaré, si tu es plus malin que moi et plus prudent et plus roublard, tu arriveras peut-être à vivre plus longtemps comme ça, avant que Satan joue au ballon avec ta tête ! Pour ce que ça change, de toute façon... malheureux celui qui n'a pas connu le don de soi ! - Comment peux-tu me parler ainsi ! Après tout ce que j'ai enduré par ta faute ! Tu n'as même pas le coeur de me demander pardon, et tu me parles de sacrifice, du don de soi ! Comment peux-tu être aussi cynique à l'article de la mort ! On voit bien que tu ne sais pas ce que c'est d'être né d'un cadavre, de devoir cacher aux autres garçons ce honteux secret, de porter cette douleur en soi comme un cancer, d'être toujours seul ! - Non, exact, je ne le sais pas, puisque j'ai toujours eu Délys avec moi ; j'ai sacrifié mon me et mes parents à cet amour, mais je n'ai jamais été seul, au moins ! Et crois-moi, je te plains sincèrement, car je vois bien dans quel ab"me de solitude tu te morfonds, mais te demander pardon ? Détache-moi d'abord, et on en reparlera ! - Monstre ! Je te déteste ! - J'ai cru comprendre en effet que tu ne me portais pas dans ton coeur ; c'est dommage. Tu es mignon, tu sais ? Surtout quand tu es en colère ! >> Hassib poussa une sorte de rugissement et se jeta sur son frère en brandissant le poignard qu'il avait à la taille. Il allait sans doute l'étriper, mais à ce moment, le chef pirate l'empoigna, le ma"trisa et le prit dans ses bras. Hassib éclata en sanglots ; la tension était trop forte, cette fois c'était l'enfant blessé, l'enfant humilié, qui reprenait le dessus. Tout en s'efforçant de le calmer, le vieux forban dit : << - Désolé, Hassib, je ne peux pas te laisser faire ça. La sentence est claire, ils doivent rester attachés jusqu'à ce que mort s'ensuive. Et puis, ça ne t'apporterait rien ; tu es déjà vengé, n'espère pas que cela résolve tout ; je te l'ai déjà expliqué mille fois. N'entre pas dans son jeu ; il se sait perdu, alors il chercher à te provoquer, pour se venger à son tour. Montre-toi plus intelligent. - Comment faire ? - Calme-toi d'abord, et puis, montre-toi plus grand que lui. Il a un peu raison, le sacrifice d'une victime expiatoire ne soulage pas, et tu le sais. Montre-lui que tu as compris ; fais-lui regretter de ne pas avoir pu être un frère pour toi. - Vous me recommandez de le pardonner ? - J'ai pas dit ça ; mais pense que c'est quand même ton frère. Tout ce qu'il a fait, il l'a fait par amour, et bientôt il va le payer de sa vie. Mais il a encore un peu d'orgueil en lui ; peut-être que si tu lui apprenais à s'humilier vraiment, vous partiriez en paix tous les deux, chacun de votre côté. Moi je dis ça, mais je ne dis rien ; à toi de voir. - Hum... oui, vous avez sans doute raison. C'est vrai qu'on a eu du bon temps tous les deux. Dommage que la vie nous ait faits ennemis ; c'est pas juste. Naïm était le frère que j'aurais voulu avoir, je le sais maintenant ; et à cause de lui, j'ai pas pu l'avoir. - Eh bien ! Dis-le lui, ça lui fera les pieds. - Vous pensez ? - Non, en fait je pense que ça l'aidera à trouver la paix, mais je ne suis pas sûr que c'est ce que tu veuilles. - Bof, du moment qu'il meurt... - Charmant ! C'est vrai, vous êtes bien frères, il n'y a pas à dire... mais tu as raison, il doit mourir de toute façon, alors autant que ce soit comme un homme. - C'est vrai, ça ; bon, d'accord, vous avez gagné. >> Toute cette délibération s'était déroulée à l'écart, de sorte que Naïm n'avait pas entendu, et se demandait ce qu'ils tramaient encore contre lui. Enfin, Hassib revint, un peu calmé. Il s'approcha à nouveau de Naïm, vraiment très près, en l'affrontant du regard, les sourcils froncés, le front plissé. Naïm s'impatienta et dit : << - Alors quoi ? Tu vas me tuer finalement ? Décide-toi, je prends racines. >> Mais contre toute attente, Hassib ne le tua pas. Au lieu de ça, son visage se détendit soudainement, il se hissa sur la pointe des pieds, tendit le cou et posa ses lèvres sur celles de son frère, comme il l'avait fait plusieurs fois la veille, lorsque Naïm ignorait encore son identité. Il l'embrassa longuement et chaleureusement sur la bouche ; le désir se réveilla dans le corps de Naïm, qui était résigné. Il s'abandonna à ce baiser suave, et ils mêlèrent leurs langues avec volupté. Ensuite ils se décollèrent, et Naïm, dont le pantalon se soulevait éloquemment, accusant une raideur du côté de l'entrejambe, qu'il ne pouvait cacher vu qu'il était étroitement lié au m t, de sorte que cela faisait comme deux m ts perpendiculaires qui le crucifiaient, dit : << - Pourquoi fais-tu ça ? - Parce qu'au fond je t'aime bien... c'est vrai, tu aurais pu être un frère génial. On s'est bien amusés ensemble. Je me souviendrai toujours de la nuit qu'on a passé à trois, avec Délys. À ce moment-là, je te le jure, j'avais complètement oublié ma haine pour toi. J'étais obligé, pour que mon projet réussisse. Mais j'ai bien failli tout abandonner, t'avouer qui j'étais et ce qui se préparait... c'est vrai ; tu es intelligent, courageux, passionné... j'aurais voulu être comme toi. Il m'a fallu du courage pour aller jusqu'au bout, mais tu comprends, mon enfance a été un enfer à cause de ce qui s'est passé avant ma naissance. Pendant toutes ces années, c'est l'idée de vengeance qui m'a aidé à tenir ; il fallait que j'aille jusqu'au bout, il le fallait ! De toute façon, il y a la sentence des pirates, on n'y peut rien ; avec ou sans moi, tu n'avais aucune chance. Je suis désolé, Naïm. Tu comprends que c'est comme ça... et puis, c'est un peu ta faute aussi ; tu avais tellement la rage, tu ne pouvais plus t'arrêter ; c'était de la folie de t'en prendre même aux pirates, tu devais bien t'en rendre compte... c'était du suicide, oui ; depuis le début, t'étais suicidaire... quelque part, tu as dû t'en vouloir à mort, plus que moi encore ; c'est ça ? Mais tu pleures, ma parole ! >> En effet, une larme coulait sur la joue de Naïm ; il avait les traits durs et crispés, et il écoutait sans mot dire ce que disait son frère. << - Oui, c'est bien ça, tu t'en voulais plus que moi encore... tu plaisantais pas quand tu disais que si tous les orphelins que t'as faits revenaient se venger, tu serais des leurs... tu t'es fait orphelin, pour prouver ton amour, et depuis tu te le pardonnes pas... tu cherches à fuir, tu fuis, mais la douleur te rattrape... seul ton amour te permettait encore d'échapper à l'absurdité sanglante de ta vie ; pauvre Naïm ! Et voilà, tu l'as dit toi-même, ça aussi, il n'y a plus que ton amour qui compte pour toi aujourd'hui... tu vas donc pouvoir partir en paix ; je t'envie, Naïm, moi je suis encore loin d'avoir trouvé la paix. Aujourd'hui, je peux enfin te pardonner, puisque je sais que tu seras puni, et même que tu l'as déjà été... mais tu m'as donné une grande leçon, une leçon de vie et de mort ; j'ai bien compris ce que tu as dit sur le sacrifice, le don de soi, et crois-moi, j'oublierai pas. Tu auras quand même été un vrai frère pour moi, finalement. On s'est pas beaucoup fréquentés, dommage, mais on n'a pas perdu de temps... maintenant, je suis sûr que tu en es conscient, il faut que tu ailles jusqu'au bout de ton sacrifice ; tu ne peux plus reculer, si tu veux que tes mots aient du sens, que je me souvienne de toi comme d'un homme qui n'hésitait pas à prêcher par l'exemple ; un homme, pas un l che ! Oui, tu vas aller jusqu'au bout... et je suis fier de t'y aider, Naïm. Je sais, c'est dur à entendre, et plus encore à dire, mais crois-moi, je ne me moque pas de toi... tu es un grand frère, grand frère. Je suis fier de toi. Je t'ai pardonné, toi aussi pardonne-moi, et va en paix. - Tu es intelligent, Hassib, je t'ai peut-être un peu sous-estimé. Qu'est-ce que tu essaie de faire, là ? M'humilier une dernière fois en te montrant magnanime, me montrer ta grandeur, me faire regretter de ne pas avoir été là pour toi dès le début ? Quelque chose comme ça ? C'est bien essayé, Hassib, mais ça ne prend pas ; toi aussi tu m'as sous-estimé, je ne te crois pas, tu me hais encore. - Non, Naïm, je suis sincère. Ce n'est pas moi qui ai décidé ta mort, c'est le tribunal des pirates. Ces gens-là ne plaisantent pas, tu sais bien. Et encore, tu as de la chance que le vieux ait de l'estime pour toi ; si ça avaient été les autres, j'aime mieux pas imaginer ce qu'ils auraient fait de toi... je ne peux plus rien faire pour te sauver. Tu le sais, tu as déjà accepté la mort ; mais c'est vrai, je suis fier de t'avoir eu comme frère, je le dis avec le coeur. Je veux vraiment qu'on se sépare en paix. - Prouve-moi que tu dis la vérité. - Comment veux-tu que je fasse ? - Fais-moi une dernière g terie ; tu vois bien que ton baiser m'a excité à mort ! T'as vu dans quel état je suis ? Si tu m'aimes un peu, tu ne vas pas me laisser mourir comme ça ! - Euh... t'as raison, ce serait de la cruauté. - Ben alors, tu sais ce qu'il te reste à faire. Je vais fermer les yeux et imaginer que c'est Délys, comme ça ce sera comme si j'avais joui en lui une dernière fois. Et après ça, je te serai reconnaissant et je saurai que tu m'as vraiment pardonné. Alors je pourrai te pardonner aussi. - Tu as raison. En fait, je suis content de pouvoir te rendre ce dernier service. - Hum, fit le vieux ; les enfants, si je dérange, il faut me le dire. - Précisément, grand-père ; vous ne pourriez pas nous laisser seuls cinq minutes ? C'est plus de votre ge ces choses-là, dit Naïm. - C'est ça ! Appelez-moi quand vous aurez fini, et pas de blague, hein ! Je vous ai à l'oeil quand même. - Ouais, ouais, t'inquiète pas, on sera sage comme des images... je te dis pas quel genre d'images... >> Hassib se colla au corps de son frère sacrifié, toujours solidement attaché au m t, son dard turgescent en équerre. Il le sentait contre son nombril, à travers les vêtements. La fièvre du désir s'empara de son jeune corps à son tour. Toujours collé à lui, il fléchit lentement les genoux et se laissa descendre, en entourant Naïm de ses petits bras tandis qu'il lui embrassait le ventre. Il continua à l'embrasser, ardemment, langoureusement, de plus en plus bas ; Naïm, qui se cambrait tant qu'il pouvait contre son m t, émit quelques soupirs de soulagement anticipé. Il sentait la bouche fine et moite de Hassib descendre le long de son abdomen, jusqu'au pubis, jusqu'à son dard gorgé de sève qui se dressait une dernière fois, dans un ultime élan pour dire adieu à la vie, sous les mains du petit garçon qui avait contribué à sa perte, il se sentit entrer en lui, il sentit cette bouche charmante engloutir avidement son extrémité la plus sensible, et ce fut comme s'il s'engouffrait tout entier en Hassib, comme s'il fondait en lui. << - Aah ! Aaah ! Hassib ! Hmmm, continue, oui, suce ! Une dernière fois, juste une dernière fois, mon ange, prouve-moi que tu m'en veux plus, suce, aahhh !... >> Hassib suçait avec de plus en plus d'énergie, stimulé par les paroles de son frère. Tout à coup, Naïm devint encore plus enflammé ; le stupre lui montait à la tête comme une ivresse incoercible qui lui arrachait des propos délirants : << - Aaah, Délys ! Je t'aime... Oui, Délys, suce ! Allez, oui, prouve-moi que tu m'aimes, prouve-le moi... suce fort, Délys ! Une dernière fois, une bonne ! Oui, c'est bon ! Délys ! aowh ! Aaah !... Prouve-le moi...hmm... oui, aaaoowh ! Cest bon... >> Hassib le suça jusqu'au bout, fervemment et divinement, et absorba jusqu'à la dernière goutte de liqueur fraternelle qui se répandit en lui, scellant leur réconciliation, dans la jouissance et dans le sacrifice. Don de soi réciproque et absolu. Hassib avait prouvé sa bonne foi, et il l'avait bien prouvée. Naïm était plus que satisfait, il était au paradis, apaisé, serein, libéré de la vie, de la mort et de tout. Il souriait, comme quelqu'un qui savait qu'il allait vivre toujours ; cette fois, il pouvait dire qu'il avait joui de la vie jusqu'au bout. Il remercia Hassib, qui l'embrassa une dernière fois sur la bouche, encore humide de sa semence à lui. Ça ne le dérangeait pas ; plus rien ne le dérangeait. Il était vraiment heureux, il allait pouvoir partir en paix. Hassib aussi. Ils s'étaient tout dit, et avaient pansé ensemble les blessures de leurs mes. Au dernier << Aaaaaaooowwwh ! >> énorme et déchirant de Naïm qui jouissait attaché à son m t, dans la bouche de son frère, pour la dernière fois de sa vie, le vieux chef pirate avait compris que c'était fini, et s'était rapproché, juste assez vite pour voir la fin du dernier baiser fraternel. Il prit Hassib sous son bras et l'emmena vers l'autre navire : << - Assez d'émotions pour toi, Hassib, pas la peine que tu voies la suite. - Non, vous avez raison. Adieu, Naïm ; que la Paix soit sur toi. - Que la Paix soit sur toi aussi, petit frère ; on se reverra en Enfer ! - Tu m'écriras de là-bas ! - Compte sur moi. >> Hassib fit un petit signe de la main avant de dispara"tre, Naïm y répondit par un regard plus éloquent que tous les discours, qui disait à la fois la gratitude, le regret, le pardon et la résolution. Ce regard d'une absolue dignité marqua Hassib à jamais. Ensuite, le vieux pirate revint avec ses hommes pour sortir les prisonniers de la cale et les ligoter un peu partout, sur le pont. Il prit soin d'attacher Délys et Naïm ensemble, l'un contre l'autre, selon leur voeu, de sorte qu'ils étaient réunis pour l'éternité, comme dans une dernière étreinte. Cette façon de mourir leur semblait à peine moins douce que leur vie. Ils étaient heureux de se revoir. Pendant qu'on les attachait l'un contre l'autre et contre le m t, Délys dit à Naïm : << - Alors, ça veut dire qu'on va mourir, dis ? - Oui, Délys, on va mourir. Tu as peur ? - Près de toi, j'aurai jamais peur. - Délys, tu es un régal ! >> Les autres garçons se montrèrent aussi à la hauteur, solidaires de leur chef ; rien n'avait plus d'importance à leurs yeux, désormais, que le fait de se montrer dignes du nom d'hommes en restant unis dans la dernière épreuve. Ils serrèrent donc les dents et se laissèrent attacher près de ceux qu'ils aimaient. Et le navire partit au diable avec ses occupants impuissants. Bientôt ces pauvres jeunes gens moururent de faim et de soif dans leur sépulcre flottant. Naïm et Délys, l'un contre l'autre, ne pensaient plus à rien et se laissaient aller ; ils étaient ensemble et c'était tout ce qui comptait. Ils moururent sans même en avoir conscience. Les autres garçons idem ; ils s'éteignirent un à un, fidèles à la meute, fidèles à eux-mêmes. Et le vent emportait leurs pauvres corps attachés sur l'océan infini. Ils pourrirent dans leurs liens, et il n'en resta plus que les os ; mais leurs mes refusaient de quitter leurs corps. Ni l'Enfer, ni le Paradis ne voulaient d'eux. Ils avaient été ignobles, certes ; abominables et sans scrupules, mais ils étaient sauvés par l'amour fou qu'ils se portaient les uns aux autres. Un amour d'une pureté adamantine ; aussi étrange que cela puisse para"tre, Dieu leur fit une sorte de gr ce à cause de cela. Tel était le sens de la << porte ouverte >> promise à Naïm par la tête qu'il avait jetée à la mer ; un seul sentiment vrai, vivant, en eux, avait suffi à équilibrer le pacte passé avec Jaysh, à le rendre caduc, sans pour autant les sauver tout à fait. Réduits à l'état de squelettes, ils ont pu se libérer de leurs liens, devenus trop l ches. Et ils continuent de parcourir les mers. Ils continuent à vivre sous cette forme monstrueuse, des corps formés uniquement d'os, privés de la parole mais non du mouvement. Ils s'aiment toujours, ils s'aimeront jusqu'à la fin des temps, car eux se voient toujours comme quand ils étaient en chair, comme quand ils étaient des garçons vivants ; car jamais Naïm, en regardant Délys, ne pourrait voir cette chose désolante et terrifique, formée d'os décharnés ; à ses yeux, il est toujours Délys, son délice, le garçon brun et primesautier qui le ravissait autrefois. Ils ne sont ni heureux ni malheureux, mais aimants. Ils font toujours peur aux humains, mais ils n'attaquent plus les autres bateaux. N'ayant plus besoin de manger, ils n'ont plus besoin de voler ; et avec le goût du vol, leur est passé celui du meurtre. Désormais, ils viennent en aide à ceux qui se trouvent en péril sur les flots. De cette façon, ils rachètent leurs crimes passés ; quand ils se seront suffisamment rachetés, ils gagneront le repos éternel. C'est ainsi que j'ai été secouru trois fois par eux. C'était la première fois qu'ils racontaient leur histoire ; celui qui me l'a écrite n'était autre que Naïm en personne ; il était le plus dur et le plus cruel de la bande autrefois, mais aussi le plus passionné ; et il était devenu le plus sage et le plus charitable dans cette semi-mort bizarre. Il me chargea de transmettre ses amitiés à Mounir, dont il n'a pas oublié le bienfait. Je le lui promis, et je dois avouer que j'étais profondément ému par cette histoire invraisemblable, mais dont je n'ai pas de raison de douter après ce que j'ai vu - des squelettes vivants, c'est une chose qui ne court pas les rues, en effet ; apparemment, elle court seulement les mers ! Ô vous qui jouissez dans le ventre des femmes, Hommes qui dédaignez l'éphèbe lumineux, Et vous, mères, putains, avaleuses de noeuds, J'ai honte d'être né de vos stupres inf mes ! Après que j'eus pris connaissance de ce récit tout à fait exceptionnel, je demandai à ces spectres qu'ils me ramènent à K thre, où je me réengageai dans la marine de guerre. Je fis la connaissance du prince Faris, qui devint mon ami, raison pour laquelle j'ai mes entrées au palais du gouverneur, dont il est un intime. Or, il y a quelque temps, j'appris que cet abominable Fayçal était de retour, et je subodorai qu'il mijotait quelque mauvais coup. Aussi, je décidai de l'espionner ; c'est ainsi que je le vis entrer ici, bouillant de rage, peu avant que vous n'arriviez vous-même, mon cher ; la suite, vous la connaissez. Je suis intervenu à temps, je crois. - Vous pouvez le dire : sans vous, nous étions plus morts que vos squelettes. Mais je crois que nous ne sommes pas tirés d'affaire pour autant ; car si la conspiration de la Tête de sanglier a échoué, il reste un léger problème à régler. >> Hamid voulait parler de Moncef, qui balançait en ce moment entre son ancien et son nouvel amour, entre Numane et le gouverneur de K thre. Ce fut Numane qui l'emporta. Mais le gouverneur ne l'entendit pas de cette oreille. Il clama que dans ces conditions, l'accord était caduque, que si l'on ne lui rendait pas Moncef, K thre ne rendrait jamais Hilal. Et la guerre repartit de plus belle. Cependant, Nasredd"ne, qui avait retrouvé ses amis, ne voulut plus la faire, et décida de retourner sur l'"le où l'attendait le jeune Yannis. Hamid et ses compagnons l'accompagnèrent, et y passèrent des semaines heureuses. C'était vraiment un paradis sur terre. Chacun des membres de l'Ordre y eut plusieurs petits amants, qu'ils refusèrent cependant d'épouser pour ne pas leur briser le coeur, sachant qu'ils auraient à repartir bientôt. 33. Ajmer Ajmer charif, Ajmer la noble ; Ajmer et son dôme doré, lieu où les traditions de l'Inde éternelle rencontrent l'islam. Fusion de deux mondes en un seul, alliance de deux magies, de deux métaphysiques qui n'en font plus qu'une. Là où la beauté rencontre le rêve. Où la sainteté s'épanouit en fête perpétuelle. Telle est Ajmer. Ville tout en couleurs, en chants, en rires, en feux de joie et en prières. Ville phare qui attend que le monde soit assez mûr, c'est-à-dire assez jeune, pour se guider à sa lumière ; en attendant, Ajmer brille dans la nuit. Mounir et sa troupe, augmentée d'Aymane et d'Ad"l, arrive à Ajmer par un beau matin ensoleillé. On se rend au sanctuaire du grand saint, Sidi Muaynudd"n Tchichti. On se mêle à la foule des pèlerins ; là est le vrai islam, vivant, beau, sage, éternel ; non pas celui des livres qui énoncent à l'infini ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire, pour l'ennui infini des anges qui ne connaissent que l'éblouissement. L'éblouissement ! Ce qu'une religion devrait toujours proposer à ses adeptes. De l'éblouissement à n'en plus finir, de la beauté intelligible, de la grandeur encore et encore. Ajmer est éblouissante, ce que tous les docteurs de la Loi ne seront jamais. Là est le coeur de l'homme, la religion vivante. Là, le tout se fond dans le tout, et le tout devient l'Un, et l'Un se nomme enfin Dieu : nos amis sentent cette spiritualité puissante qui suinte de chaque mur d'Ajmer ; ils sont heureux dans cette ville. Ils n'en ont pas moins une mission à remplir. Alors ils se mettent en quête du lieu où se trouvent Khadija et Soufiane. Ils les trouvèrent tout deux dans une grande maison appartenant à un frère de Khadija, qui s'appelait Fakhreddine. Ils demandèrent à parler avec Soufiane, ce qu'on leur accorda. Soufiane, qui était décidément un garçon charmant, fut tout heureux d'avoir des nouvelles de son ami Kabir, et se réjouit à l'idée de le revoir. Le départ fut donc fixé au lendemain, malgré les protestations de Khadija, qui aurait aimé que ce départ fût un peu moins prompt. Mais on la rassura en promettant de la revenir voir bientôt. Le soir, ils se rendirent une dernière fois, ensemble, au mausolée de Sidi Muaynudd"n, afin de le remercier pour son intercession. Ils trouvèrent force monde assemblé, et des conteurs, et des musiciens, et toute sorte de gens qui adoraient Dieu selon leur mode propre, avec les talents divers que Dieu avait mis en eux. Tout à coup, l'oreille de Mounir fut frappée par la voix d'un inconnu qui avait prononcé le nom du père Anastase, à proximité de lui. Il se tourna alors vers l'homme et lui dit : << - Excusez-moi, il me semble que vous avez prononcé le nom d'un ami à moi ; conna"triez-vous par hasard le père Anastase ? - Si je le connais ? Mais je ne connais que lui ! Et vous dites que vous êtes son ami ? Mais alors vous devez être... ma parole ! Seriez-vous le fameux Mounir ! - Votre parole, dit Mounir en serrant les dents, vous feriez bien de l'abaisser d'un ton ; tout le monde vous entend ici. - C'est vrai ; vous avez raison, reprit l'autre, plus bas. Je suis désolé. Mais c'est un si grand honneur pour moi de... - Allons, dit Mounir en souriant, tout l'honneur de rencontrer ici un ami du noble Anastase est pour nous. Mais ne voudriez-vous pas nous conter... - Dans quelles circonstances j'ai connu votre ami, et ce que je fais ici à parler de lui, n'est-ce pas ? C'est ce que vous voudriez savoir ? - Précisément, si ce n'est pas abuser. - Du tout. Mais écoutez bien, car c'est une étrange histoire, et elle vous plaira, j'en suis sûr. - Alors, allez-y. - Eh bien ! Voilà. Je m'appelle Mohammed, et j'ai vingt-cinq ans. Il y a douze ans, je vivais encore chez mes parents, qui appartenaient à la noblesse de Naruq. Mes parents me destinaient à la carrière des armes, et, gr ce à Dieu, j'étais brillant dans le maniement du sabre, mais je préférais de loin celui de la plume ; je rêvais de devenir poète. Et j'y suis presque parvenu : je suis historiographe du sultan ; mais laissons cela pour le moment, et revenons à l'époque bénie de mes treize ans ans. À cette époque, ma mère étant épuisée par la mise au monde de mon plus jeune frère, et mon père débordé de travail, mes parents avaient décidé de m'envoyer quelque temps dans la famille de mon oncle maternel, S"d" Abdul-Hamid. Il avait deux épouses, Leila et Soraya, et plusieurs enfants, dont mon jeune cousin Ahmad, fils de Leila, de deux ans plus jeune que moi, que j'affectionnais depuis mon plus jeune ge, bien que nous nous voyions rarement. Il y avait aussi Mahmûd, fils de Soraya, qui avait dix-huit ans, et qui était un jeune homme élégant, doux et secret, réputé dans le pays pour sa piété. Différents frères et soeurs et parents des deux épouses vivaient également avec eux, ainsi que leurs conjoints pour ceux ou celles qui en avaient. Il y avait notamment parmi eux le cousin Moçadeq, un vague cousin de Soraya, plus gé que mon oncle, qui était l'original de la famille, toléré dans la mesure où il n'importunait personne ; autrefois, il avait été un savant, il avait enseigné les mathématiques et la philosophie ; il avait commenté les oeuvres d'al-Khawarizm", le célèbre mathématicien, ce qui lui avait apporté à l'époque une certaine renommée ; mais ses recherches lui avaient fait perdre la raison, et désormais il vivait dans son propre monde, parlait tout seul et riait à contretemps, comme un crétin ; cependant, il n'avait rien perdu de sa science : à certains moments, des lambeaux d'érudition, des remarques pleines d'intelligence, jaillissaient de lui comme des éclairs ; l'instant d'après, il redevenait comme un petit enfant qui riait ou qui pleurait à propos de n'importe quoi. En somme, il avait peut-être trouvé la recette du bonheur ; il n'était pas très bien vu dans la famille, mais Soraya l'aimait bien, et, je ne sais pourquoi, moi aussi. Malgré sa folie, il fut peut-être un des rares témoins lucides des événements chaotiques qui vont suivre. Autant vous dire que la famille de mon oncle était une famille d'awliy , de saints, de sang sacré, descendants du grand w l" Nûr-al-Yaq"ne Hamad n", dont vous avez sûrement entendu parler ; il était célèbre pour son enseignement ésotérique et pour ses kar m t, ses prodiges. On l'avait par exemple vu rendre la vue à un jeune garçon aveugle en lui baisant les paupières ; mais cela remontait à plusieurs siècles. Depuis, la famille de S"d" Abdul-Hamid, celle de ma mère par conséquent, entretenait le sanctuaire où était la dépouille de ce saint, dans la petite ville d'Atarah-Baham à quelque trois cent lieues de Naruq, dans les montagnes du Nord-Est. Ils recevaient les dons que des gens venus de toutes les contrées faisaient à la famille de S"d" Nûr-al-Yaq"ne en vue de guérir un proche, d'intercéder pour un parent défunt, ou de s'assurer la réussite d'une grande entreprise, etc. Ils entretenaient aussi les terres données jadis aux disciples de ce saint par le sultan, et en tiraient un certain revenu, dont ils dépensaient une partie en bonnes oeuvres, hôpitaux, solidarité avec les pauvres. C'étaient donc des gens importants dans la région - importants et riches. Dans la grande villa de mon oncle, entourée de jardins privés avec des maquis et des arbres de toute sorte, ils formaient une petite communauté assez nombreuse, plus ou moins repliée sur elle-même, dans une semi-autarcie. Tous ces gens étaient globalement accueillants, mais plutôt secrets, et dès mon arrivée - c'était la première fois que je séjournais chez eux pour une longue période, et j'étais très excité à l'idée de passer du temps près de mon cousin - je compris que les rapports entre eux étaient complexes, passablement emmêlés, pleins de secrets et de non-dits. Ils ne pouvaient pas se dire << Sal m 'aleikum >> sans glisser une flopée d'allusions incompréhensibles du vulgaire dans leur propos. Moi qui étais presque un étranger, je ne saisissais pas, la plupart du temps, le sens caché des regards en biais, des demi-sourires ou des moues plus ou moins dédaigneuses qu'ils s'adressaient, mais ce petit monde feutré, secret et raffiné me fascinait. Je caressais vaguement l'espoir de découvrir certaines choses qu'ils me cachaient avant de repartir ; après tout, c'était aussi ma famille ! L'endroit était étrange, charmant à certains moments et oppressant à d'autres ; ce n'était ni tout à fait la ville, ni tout à fait la campagne. C'était une petite ville de montagne, où évidemment tout le monde se connaissait. La présence discrète, intemporelle, du saint Hamad n", était partout perceptible, comme une ombre vivante qui hantait chaque recoin, animait les pierres, faisait vibrer le soleil, l'atmosphère, la terre même, fleurissait dans les champs, fructifiait sur les arbres, bruissait dans les sources, criait avec toutes les espèces d'animaux - car Nûr-al-Yaq"ne avait été un saint réputé proche de la nature, qui aimait se promener dans les prés, les bois, les montagnes, le désert avec ses disciples, s'entretenait avec les éléments, les végétaux et les animaux, guérissait les bêtes comme les hommes, indifféremment. On disait qu'il connaissait le langage de toute chose dans la création, des cailloux jusqu'aux astres, et des siècles après, son souffle planait encore sur les environs de cette ville sainte où il avait vécu. Incidemment, on disait aussi qu'il avait voyagé en Inde et aurait, entre autres, rencontré le grand saint indien Muaynudd"ne Tchicht", avec qui il aurait eu une correspondance par la suite ; mais leurs lettres, si elles ont existé, se sont perdues. Dès les premiers jours à Atarah, je fus frappé par cette présence du saint qui enluminait tout, embaumait l'air, mais qui avait aussi un aspect inquiétant, menaçant, comme si elle nous avertissait en permanence d'être sincères, proches de notre nature, de ne pas biaiser, de crainte de nous retrouver en Enfer avec les menteurs, les hypocrites et les dévoyés. Or, à ce stade, je ne savais pas encore si les habitants de la villa étaient ou non menteurs, hypocrites ou dévoyés, mais je sentais bien que la sincérité ne les étouffait pas. Mais j'étais subjugué par la beauté de mon cousin Ahmad, un garçon aux yeux pers qui exhalait une gr ce ineffable en chacun de ses mouvements. Ses manières étaient toujours mesurées, voire calculées ; il était d'une douceur incroyable, caressante, mais, à la différence de son a"né Mahmûd, on sentait qu'il brûlait d'un feu intérieur. Un feu qui éclaire, sans doute, plus qu'il ne consume ; à première vue il était l'innocence même, et tout le monde l'aimait ; l'idée qu'il pût sortir de lui quelque chose de méchant ou de violent paraissait inconcevable. Je l'avais un tout petit peu connu il y avait des années, quand il était venu chez nous avec ses parents ; mais c'était la première fois que je le voyais vraiment, et dès les premiers jours, nous nous attach mes l'un à l'autre. Il avait manifestement besoin d'un ami et d'un confident, et j'étais à ses yeux cet ami providentiel. Je n'étais que trop heureux de tenir ce rôle. Le matin, il me prenait par la main, très gentiment - et déjà, la chaleur de cette main plus petite et douce dans la mienne faisait na"tre en moi toute sorte de sentiments confus - et il m'emmenait faire le tour du domaine, qui était vaste. Un jour il me montrait les fermages, un jour la demeure du saint - c'est-à-dire son mausolée, où des gens se tenaient en prière nuit et jour - un autre encore, l'hôpital construit par son père, et il m'expliquait tout, commentait tout doctement, avec la satisfaction évidente de montrer qu'il savait tout ce qui se passait dans son domaine. C'était charmant. Il ne manquait pas, aussi, de m'interroger sur ma famille, sur l'endroit d'où je venais, et comment était la vie là-bas, et ce que je pensais de ses parents et de ce que j'avais vu depuis que j'étais arrivé... Comme je me sentais en totale confiance avec lui, je lui décrivis sincèrement mes impressions ; ce qu'il y avait de poignant, de mystérieux, et aussi d'un peu inquiétant dans cette ambiance de secrets... Ce fut la première fois que je le vis sourire avec une espèce de satisfaction équivoque qui me donna une impression plus bizarre encore que le reste, mais je n'y prêtai pas trop attention sur le moment. J'aurais peut-être dû, au vu de ce qui allait suivre ; mais j'étais loin de me douter encore. Mais bref, les jours passaient, et je commençais à penser à mon cousin d'une manière de plus en plus vive et moins innocente, surtout le soir, quand les ténèbres enveloppaient mon corps moite. Je m'en faisais un peu le reproche, au début surtout, mais il faut bien reconna"tre qu'il faisait tout, de son côté, pour m'encourager dans cette voie, sans en avoir l'air, et surtout sans jamais rien faire ou dire de vraiment explicite. Mais bien souvent, dans nos promenades quotidiennes, il s'arrangeait pour m'entra"ner dans des endroits isolés, où il savait que je ne résisterais pas à la tentation de me rapprocher un peu de lui ; à l'ombre des bocages, nous nous frôlions, nous batifolions, mes lèvres effleuraient ses cheveux, son cou, rien de bien méchant, mais il y avait y une certaine pression de désir palpable dans l'air entre nous ; et puis il s'échappait en riant, comme un enfant qui se divertit sans se douter du supplice qu'il inflige à un jeune m le un peu plus gé que lui, et je devais lui courir après, jusqu'à le rattraper et à le faire rouler dans l'herbe ; je sentais alors tout le frémissement de son corps contre le mien, et j'étais tenté d'aller plus loin, mais je n'osais pas encore. Nous luttions, je le laissais gagner, notre énergie de la journée était ainsi dépensée, et nous rentrions d'un pas leste, le coeur battant, pour le repas du soir. Alors, nous entrions dans une ambiance beaucoup plus lourde. Il y avait quelque chose qui m'inquiétait chez mon autre cousin, Mahmûd, avec qui j'avais peu de relations. Sa douceur et sa piété perpétuelles me paraissaient cacher quelque chose d'assez trouble, mais pas comme un vice caché, plutôt comme un vide trop manifeste, une stupéfiante indifférence. Bien sûr, il était gentil avec moi, je n'avais rien à lui reprocher ; mais par moments il me semblait si lointain, et aussi étrangement triste, amer, impossible de savoir pourquoi. Il n'avait pas non plus l'air de beaucoup aimer ses parents, bien qu'il fût très correct avec eux ; justement, il était correct, sans plus, ce qui ne semblait pas les déranger, et cela m'intriguait. Un jour, comme nous battions les fourrés, j'interrogeai Ahmad à ce sujet ; pour toute réponse, il me dit qu'il y avait des choses qu'il valait mieux ne pas savoir sur sa famille, et cela je m'en doutais déjà ; ensuite il me renversa sur le talus, et se coucha sur moi d'une manière provocante ; je ne voulais pas en rester là, je le pressai de questions ; cette fois, il pressa sa bouche sur la mienne, lèvres fermées, en réprimant un rire, et ce fut sa seule réponse. Là, je ne pouvais plus rien dire, d'autant plus qu'une embarrassante raideur apparue du côté de l'entrejambe détourna brusquement le cours de mes pensées. Ahmad avait bien manoeuvré. Cependant, mon inquiétude allait croissant. L'atmosphère de cette terre de sainteté me paraissait de plus en plus pesante. C'est alors qu'intervint l'épisode des animaux morts, mais avant d'en arriver là, il faut que je raconte un événement singulier qui advint lors d'une de mes promenades avec Ahmad. Un jour, il m'entra"na dans la vaste plantation d'oliviers de son père, et, à travers le dédale des frondaisons vert-de-gris, il semblait suivre un chemin parfaitement connu. À un moment, il ralentit la cadence et me fit signe de faire le moins de bruit possible. Nous rampions presque dans les herbes sèches, et tout à coup, en souriant de manière caustique, il m'invita à regarder entre les arbres. Un peu plus loin, en effet, se tenait son frère Mahmûd, mais il n'était pas seul ; il était avec un garçon pauvre du village, fils d'un métayer de son père, un garçon ravissant au demeurant, un peu plus gé qu'Ahmad, un peu plus jeune que moi. Ils se livraient ensemble à des actes de piété d'une nature très particulière : la tête de Mahmûd s'élevait et descendait alternativement entre les cuisses écartées du jeune garçon, dont le regard vitreux et la bouche crispée indiquait qu'il approchait le paroxysme de la tension voluptueuse. Cela me révéla un aspect inattendu, mais pas antipathique, de mon cousin a"né, et cela me donnait en outre des idées par rapport à Ahmad, mais celui-ci avait autre chose en tête. En me faisant signe de me taire, il sortit une petite fronde de sa poche, prit une motte de terre bien sèche, la plaça comme il faut, fit tournoyer son arme, jusqu'à ce que la motte de terre, suivant une tangente bien ajustée, all t s'écraser sur le front du malheureux garçon avant qu'il n'eût pu atteindre la béatitude cherchée ; il vacilla en poussant un cri de douleur, et se toucha le front, tandis que Mahmûd, furieux, voyant de longues minutes d'effort anéanties, se répandit en imprécations et courut dans notre direction en montrant le poing, mais nous étions déjà loin. En entendant le rire de son jeune frère, toutefois, il eut une réaction bizarre ; il s'arrêta net de nous poursuivre, prit un air vide et impassible et, sans dire un mot, revint vers le garçon qui pleurait entre les oliviers. Quand nous nous arrêt mes de courir, Ahmad se tenait les côtes de rire ; il était visiblement très satisfait de lui. Moi j'étais interloqué. << - Pourquoi as-tu fait cela ? Lui demandai-je. Ils ne faisaient rien de mal. - Non, mais mon frère est un sacré hypocrite, tu ne trouves pas ? Je n'aime pas les hypocrites. Et puis, qu'il aille au diable ; je ne les aime pas, lui et son stupide garçon ! T'as vu comme je l'ai ajusté, et tac ! En plein dans le mile, hein ! - Oui ; encore heureux que tu n'avais pas pris une pierre. >> Ahmad resta silencieux un moment, puis il dit, d'un ton sérieux qui me fit froid dans le dos : << - T'as raison. J'y penserai la prochaine fois. >> Toutefois, je décidai de ne pas insister car, je dois l'avouer, le spectacle de Mahmûd en action avec le jeune fils du métayer m'avait plus que chauffé les sangs, et Ahmad, à ce moment, dut s'en apercevoir. << - Dis, ça te travaille, hein ! >> Je pouvais difficilement le nier. << - Viens ! On y retourne. - Euh... tu crois que... ? - Mais oui, allons voir ce qu'ils fabriquent ; mon cagot de frère doit être en train de consoler son chéri ! Je ne veux pas rater ça, tu me suis ? - Bon, d'accord. - J'en étais sûr. >> Un énorme sourire de contentement mauvais illuminait la bouille ravissante d'Ahmad. Sans un bruit, nous nous sommes de nouveau approchés en rampant de la petite clairière où le pauvre Mahmûd << consolait son chéri >>. Effectivement, il s'employait à réconforter le garçon, qui était littéralement suspendu à ses lèvres. Assis dans la verdure, au pied d'un arbre, le jeune homme avait posé son compagnon sur ses cuisses, et le tenait affectueusement entre ses bras virils ; le jeune garçon, son corps frêle ainsi lové dans le giron de son prévenant ami, se pendait à son cou avec un touchant abandon, l'embrassant de façon répétée. Mahmûd le caressait un peu partout, du visage, dont il balayait délicatement les mèches sinueuses, à l'entrejambe qu'il effleurait du bout des doigts plus délicatement encore, et, penché sur lui, il interrompait de temps à autre ses baisers frénétiques pour lui murmurer des mots tendres, des promesses naïves et confuses, dont nous ne saisissions que des bribes, mais il est certain qu'Ahmad pouffa de rire quand il fut question de lui et de sa méchanceté qui << ne t'atteindra plus désormais, hab"b" ! >>, etc. À ce pathétique ramage, le garçon p mé répondait par des monosyllabes ou des soupirs de contentement, puis il attirait son amant vers lui et l'embrassait, ou plutôt ils s'embrassaient, de plus belle, avec une exubérance croissante, une fièvre incoercible. On aurait dit que leurs bouches étaient aimantées ; celle du jeune garçon surtout paraissait insatiable. Ses lèvres, sa langue, cherchaient celles de Mahmûd avec une gourmandise langoureuse. Un de ses bras pendait nonchalamment le long du corps, l'autre reposait sur sa poitrine, comme s'il cherchait à réprimer les battements de son coeur. Une puissance magnétique indescriptible émanait de ces deux êtres et semblait les envelopper comme un halo ; je n'avais jamais vu entre deux garçons une telle puissance de tendresse et de désir presque tangible ; l'image même de l'amour garçonnier, une image à la fois aussi peu chaste que possible, et intemporelle, idyllique. Ahmad riait sous cape, d'un rire de plus en plus mordant, mais j'étais incapable de l'imiter, ému, fasciné que j'étais par toute l'émotion brûlante que dégageaient les deux amants. Curieusement, leur vision était encore plus bouleversante ainsi, dans cette étreinte infiniment tendre et presque pure, que dans l'acte purement sexuel dans lequel nous les avions surpris auparavant. Le bouche à bouche se prolongeait au delà du raisonnable, sous l'impulsion du garçon essentiellement, moi je commençais à me sentir moite, Ahmad, lui, était un bloc de glace avec deux billes d'acier à la place des yeux. En ce moment, j'aurais bien eu du mal à démêler les sentiments qui l'agitaient, mais ils n'avaient rien de tendre en tout cas. Soudain, le fils du métayer se pendit tellement fort au cou de Mahmûd, en l'agonisant de tendresse, que le buste du jeune homme bascula, et ils roulèrent ensemble dans l'herbe sèche, à une dizaine de pas de nous. Manifestement, le garçon voulait entra"ner son amant dans un acte de chair, mais le prudent Mahmûd était sur ses gardes, il devait sentir la présence malveillante de son jeune frère qui n'avait pas déguerpi après son dernier méfait. Aussi, il lutta de toutes ses forces contre le désir qui, sans doute, lui consumait la chair, et repoussa gentiment son ami en lui disant : << - Non, attends ; pas maintenant, pas ici, j'ai des choses à faire. Retrouvons-nous plus tard si tu veux. - Alors viens me rejoindre peu avant le coucher du soleil, derrière les écuries de mon père ; je ne pourrai pas aller plus loin. - D'accord. - Promis ? Tu y seras ? - Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ? - Je t'aime. >> Et il l'embrassa avec plus d'énergie encore, comme s'il voulait mettre dans cet ultime baiser toute la rage d'une passion enfantine momentanément déçue et l'espoir que suscitait en lui ce rendez-vous nocturne ; Mahmûd eut du mal à se dégager de lui sans le blesser, mais d'un regard à la fois tendre et impérieux, il lui fit comprendre encore une fois que l'heure était à la patience. Du reste, il avait bien fait d'agir ainsi, car les échos d'une voix m le et dure qui se rapprochait en répétant le nom du garçon nous parvinrent à ce moment, et celui-ci, en l'entendant, ravala son désir frustré avec une moue éloquente et courut dans la direction de la voix en fils plus obéissant qu'aimant. Mahmûd se retira dans la direction opposée à pas feutrés, non sans jeter vers le dernier endroit où il nous avait aperçus un regard méprisant. Ahmad avait observé toute cette scène d'un air sombre, pensif, et il me sembla l'entendre murmurer à lui-même, en écho aux paroles du garçon : << peu avant le crépuscule, derrière les écuries du père >>, Dieu sait dans quel obscur dessein. Comme nous nous éloignions de cet endroit où nous avions été témoins de tant de choses qui m'avaient quelque peu échauffé le sang, je voulais lui demander à quoi il songeait ; mais alors, par un de ces changements brusques qui me déconcertaient tant chez lui, il devint soudain tout guilleret, comme s'il avait complètement oublié son frère et le mystérieux ressentiment qu'il éprouvait parfois à son endroit. Je dois dire que j'en fus enchanté, et que j'oubliai moi-même mes préoccupations, désireux de profiter de ce moment de gr ce. Ahmad devait avoir deviné mes pensées - chose qui arrivait assez souvent - car il dit : << - Tu ne veux pas aller à la rivière avec cette chaleur ? Il y a un endroit bien, par là, sous les oliviers. - Et comment que je veux y aller >>, dis-je. Nous all mes donc à la rivière ; l'endroit était effectivement charmant, et je soupçonnai par la suite Ahmad d'avoir tout planifié à l'avance, mais je n'y prêtais pas attention alors. J'avais bien d'autres choses en tête, le rapprochement entre ce que j'avais vu un peu avant et le corps léger, bondissant, de mon jeune cousin à mes côtés s'imposait à moi avec des élancements douloureux du côté de l'entre-cuisses. Nous pass mes un délicieux moment à nous baigner, à nous rôtir au soleil, à nous baigner de nouveau, puis encore le soleil, et en même temps nous plaisantions et parlions de tout ce qui nous passait par la tête ; j'avais rarement vu Ahmad d'humeur aussi plaisante, et j'étais résolu à en profiter le plus possible. Bientôt la conversation se mit, très naturellement, à rouler sur ce que nous avions vu ce jour-là, sur ce que son frère faisait avec le fils d'un employé de son père, et sur ce que j'aimerais faire avec lui. C'était la première fois qu'il me dévoilait ouvertement le possible désir de me faire bénéficier de ses faveurs, et je n'avais nullement l'intention de résister en l'occurrence. << - Tu aimerais bien en faire autant, hein ; avec moi ; comme ces deux imbéciles là-bas, toi et moi ; c'est ça qui te plairait, pas vrai ? - Eh bien, je dois dire... - Allez, eh bien dis-le ! Je le sais de toute façon, ça fait des semaines que tu baves en me regardant ! Eh bien tu sais quoi ? - Non, mais je crois que je vais aimer ce que tu vas me dire. - Ben j'en ai envie moi aussi ! Ils m'ont foutu la trique, ces deux énergumènes ! T'as vu comme elle est dure ? Allez, suce-là ! Suce-là ! - Oui, oui, tout de suite ! >> Les épaules légèrement inclinées, dans un geste gracieux, il avait baissé devant moi son pantalon, et me tendait comme une offrande sa petite tige charmante et bien roide, devant laquelle je m'inclinai avec componction. Il n'était pas question de me dérober. Je m'étais déjà livré occasionnellement à ce genre d'exercice avec des camarades de mon ge, mais jamais je ne m'étais à ce point senti fondre de désir pour un autre garçon. Donc, je fis ce qu'il me demandait avec la meilleur volonté du monde et, je crois, avec une certaine dextérité. Opini trement, je m'acharnai sur ce petit morceau de chair d'Ahmad qui glissait entre mes muqueuses, lisse et saillant, et j'en détaillai chaque aspérité, chaque courbure avec ma langue et avec une délectation inexprimable. << - Oh oui, c'est bon ! Suce, mon frère ! >> Il m'avait appelé akh", par une familiarité inaccoutumée dans cette bouche dédaigneuse, signe d'un rafra"chissant laisser aller. À l'ombre des oliviers, sur la terre sèche et brûlée par le soleil, son petit corps nerveux brûlait lui aussi, mais d'une autre chaleur, et se tordait sous mes caresses, d'une volupté qui lui donnait des airs presque féroces. En levant un peu les yeux, j'arrivais à voir ses narines dilatées, frémissantes comme celles d'un jeune félin, sa bouche entre-ouverte laissant exhaler un souffle haletant, ses petits yeux vifs où dansait une flamme trouble et dévorante ; son visage, admirable comme jamais, n'était plus qu'un masque exprimant un mélange indéfinissable d'avidité charnelle et de satisfaction animale, qui fouettait mon désir ; un dernier spasme, un dernier r le, et je l'avalai littéralement, j'aspirai en moi toute son énergie de jeune m le vierge. L'instant d'après, il était redevenu parfaitement ma"tre de lui-même comme à son habitude, à la fois énergique et marmoréen. J'avais parfaitement conscience d'être un jouet entre les mains d'Ahmad, qui, en jeune seigneur du domaine, me promenait comme un faire-valoir où bon lui semblait et me faisait faire à peu près ce qu'il voulait, mais je m'abandonnais avec délices à ce jeu un peu pervers, subjugué par l'attraction sensuelle qu'exerçait sur moi cet enfant dévergondé que tout le monde à part moi s'obstinait, semblait-il, à prendre pour un ange. À part moi... il me semble, a posteriori, que ces mots désignent l'ab"me qui, à partir de ce moment, ne cessa de se creuser entre l'image lisse et sereine qu'Ahmad donnait au monde, et la réalité beaucoup plus pre qu'il ne dévoilait qu'à moi seul, et de plus en plus ; j'étais entré dans son monde, par la porte du désir, et je me voyais non sans inquiétude devenir malgré moi complice de ce qu'il y avait de plus sombre dans cette personnalité secrète et beaucoup plus forte qu'on ne le croyait généralement. De cette force mystérieuse, inouïe, qu'ont certains innocents - sauf qu'Ahmad n'avait rien d'un innocent, je m'en rendais de mieux en mieux compte, surtout le soir, quand, à la faveur de l'obscurité, il se faufilait dans ma chambre et venait se glisser dans mon lit, contre moi ; un vrai poison, ce chérubin, il était devenu mon opium, mon laudanum, et il me mettait la fièvre à peu près chaque soir ! << - Allez, suce-moi encore, mon cher frère ! Comme tout à l'heure, comme hier, suce ! Aowh ! Après tu pourras t'amuser dans mon jardin arrière si t'es bien sage, mais demain, tu feras tout ce que je te dis ! >> Et je faisais tout ce qu'il disait, immanquablement... Mais il fallait voir, lorsque nous n'étions pas seuls, comme il savait prendre des airs de vertueuse brebis, d'un naturel parfaitement étudié, et qui m'auraient abusé moi-même si je n'avais su à quoi m'en tenir. Pour ses parents, il était toujours le fils idéal, si pur, si dévoué ; le seul qui n'était probablement pas dupe, à part moi, était le frère, ou plutôt le demi-frère, Mahmûd ; celui-là devait savoir encore mieux que moi, mais voilà, il était discret comme une carpe, muet comme une tombe, encore plus secret, plus insaisissable qu'Ahmad lui-même. Ces deux frères étaient une double énigme que renforçait le climat général de mystère, de choses cachées depuis des temps immémoriaux, qui pesait sur cette contrée dévolue à un saint invisible et omniprésent. Parfois je me demandais ce qu'aurait pensé de son étrange descendance le candide S"d" Hamad n" ; et d'abord, était-il si candide que cela, celui-là, dont l'histoire même semblait environnée d'ombres et pleine d'insondables replis ? Ne murmurait-on pas qu'il avait lui-même succombé aux charmes sensuels d'un jeune disciple de toute beauté, au point d'en perdre la raison, qu'il ne l'avait retrouvée qu'en pratiquant avec lui l'acte de chair en dépit de sa sainteté, et qu'ensuite, pris par le repentir, il avait fait à genoux le pèlerinage à la Mecque ; mais que sur le chemin de ce pèlerinage, il avait eu une vision théophanique d'All h sous les traits mêmes de ce jeune garçon qui l'avait séduit ? On racontait beaucoup de choses au sujet de l'auteur de la célèbre qas"da des contemplations théophaniques, chantée depuis des siècles tant par les fakirs que par les artisans et les bergers de la région, tant et si bien que le soir, au crépuscule, dans les collines rocheuses, on peut entendre les strophes dorées de ce joyau de la poésie mystique monter avec des accents déchirants ; on raconte beaucoup de choses, mais combien sont vraies ? Et puis il y eut ce fameux soir où, dérogeant à son habitude récemment acquise, Ahmad n'était pas venu me voir dans ma chambre. Outre une légère frustration, je ressentis alors une vague inquiétude, comme un sinistre pressentiment que les événements du lendemain devaient confirmer, et à partir de là, un doute affreux concernant la nature réelle de mon charmant cousin commença à me lanciner. Pourtant, je refusais d'y croire ; ces animaux morts, cette nuit-là, le chien d'untel, le cheval du métayer, plusieurs moutons de divers troupeaux qui paissaient alentour... massacrés d'une manière bizarre, on s'était vraiment acharné sur ces pauvres bêtes, mais le coupable avait manifestement soigné sa mise en scène macabre, on aurait dit qu'il voulait adresser un message, mais à qui, et pour quoi ? À peine sorti du lit, je constatai que tout le domaine était en ébullition, et au village plus bas aussi, on ne parlait que de ces faits horribles, et certaines personnes évoquaient déjà l'hypothèse d'un loup ou d'une créature monstrueuse venue des entrailles de la terre. De vieilles rancoeurs en profitaient pour resurgir ; une ambiance de suspicion mutuelle s'installait. Moi, bizarrement, je pensais à autre chose, mais je ne pouvais accepter cette idée. La gorge serrée, je me précipitai vers la chambre de mon jeune et beau cousin ; il dormait très profondément, et avec une telle expression de sérénité angélique que j'en fus étourdi, et me reprochai vertement ce que j'avais imaginé. C'est alors qu'Ahmad ouvrit lentement les yeux, qu'il posa sur moi avec une singulière expression, comme s'il guettait quelque chose en moi, essayait de lire dans mes pensées ; mais cela ne dura qu'un instant, très bref, après lequel il manifesta de l'étonnement de me voir planté là à côté de son lit, agité par mille interrogations et impressions contradictoires. << - Qu'est-ce qu'il y a ? Me lança-t-il d'un ton circonspect, il s'est passé quelque chose ? Tout va bien ? - Non, Ahmad, dis-je, tout ne va pas bien. >> Je lui racontai ce qui s'était passé, sans pouvoir me départir de l'impression qu'il devait déjà être au courant. Il plaisanta avec insolence sur les goûts morbides du meurtrier d'animaux, regretta qu'il n'eût pas plutôt choisi certains humains, avec cette morgue caractéristique que je lui connaissais dans ses bons jours, mais en trahissant un trouble intérieur, un étonnement horrifié qui me parut sincère. Le fait est qu'Ahmad passait pour aimer les animaux, qu'il montait bien à cheval, jouait volontiers avec les chiens, gardait parfois les moutons à la place d'un berger malade, et il semblait les comprendre. Dans certains moments de rage, on l'aurait peut-être imaginé commettre quelque cruauté sur un humain, mais plus difficilement sur une bête innocente. Ces pensées me rassérénèrent, et je chassai comme une absurdité monstrueuse l'idée qui m'avait tout d'abord traversé l'esprit. Mais au fond de moi, étais-je tout à fait tranquille ? Le fait est qu'Ahmad n'était pas venu cette nuit-là. Et puis, en fin d'après-midi, l'affaire connut un rebondissement particulièrement déplaisant. Comme nous revenions à la villa de mon oncle, Ahmad et moi, après avoir été jouer dans les champs tout en évoquant l'affaire ensemble, nous fûmes tout d'abord interpellés par des éclats de voix et un grand remue-ménage venant d'une des pièces principales. Il y avait de la bagarre dans l'air. Nous nous sommes aussitôt rapprochés pour voir, mais nous fûmes refoulés par les membres de la famille qui montaient la garde pour empêcher les enfants d'être témoins. Mais nous avons facilement fait le tour et, dans le dédale des pièces, par un de ces chemins connus de nous seuls, nous nous sommes arrangés pour voir sans être vus. À la distance où nous étions, nous ne pouvions saisir que des bribes de la scène, juste assez pour comprendre de quoi il retournait ; plus tard, mainte allusion saisie dans les conversations entre adultes nous permirent de constituer l'information qui nous manquait. C'était le métayer dont le cheval avait été massacré pendant la nuit qui était venu trouver mon oncle, son patron, pour lui faire part de sa colère et de ses soupçons. Ce métayer était le père du jeune garçon que fréquentait secrètement Mahmûd ; voilà quelque temps de là, il avait tenté d'interdire à son fils de se livrer à cette amitié coupable, mais il n'y était pas arrivé, le garçon s'était obstiné, déjouant sa surveillance. Alors, il s'était adressé à Mahmûd, l'avait pris à part et l'avait menacé de faire un scandale s'il ne cessait de tourner autour de son fils. Et il en avait aussi parlé à mon oncle. Celui-ci lui avait promis de faire le nécessaire pour raisonner le jeune homme, et en effet, il avait pris son fils à part et l'avait vertement tancé - Ahmad me confia qu'il avait secrètement assisté à la scène et qu'il n'avait jamais vu son père aussi furieux ; le métayer pensait en être quitte - nous savions bien, Ahmad et moi, ce qu'il en était réellement - et c'est alors que son meilleur cheval et un de ses chiens avaient été tués. L'homme, hors de lui, soupçonnait une vengeance de Mahmûd, d'autant plus qu'on l'avait surpris au crépuscule près de l'écurie. Je repensai alors au rendez-vous galant entre Mahmûd et le garçon, auquel nous avions assisté Ahmad et moi. Par là, la présence de mon cousin sur les lieux du crime s'expliquait parfaitement, mais bien sûr il n'était pas question de servir cette embarrassante explication au métayer furieux, cela n'aurait pas vraiment servi le pauvre Mahmûd. Il était pris au piège. Des pensées diverses s'agitaient en moi ; je dis à Ahmad, en le fixant dans les yeux de manière à bien observer sa réaction : << - Décidément, c'est une chance pour le coupable que le rendez-vous entre ton frère et son amant ait eu lieu juste ce soir-là ; imagine qu'il ait été au courant ? S'il avait voulu faire accuser Mahmûd à sa place, il n'aurait pu mieux s'y prendre. >> Ahmad ne cilla même pas, et me répondit à brûle-pourpoint : << - Oh vraiment, tu penses ? Mais à part ce stupide métayer, qui serait assez bête pour croire ce grand niais de Mahmûd capable d'agir ainsi ? >> Cette réponse était bien dans le style d'Ahmad ; elle m'agaçait, mais je ne pouvais rien répondre à cela. Par la suite, je constatai que personne à part lui ne prenait les accusations du métayer très au sérieux, mais qu'elles eurent tout de même pour effet d'augmenter la froideur de mon oncle à l'égard de son fils a"né. En dehors du métayer, qui continuait seul d'accuser mon cousin Mahmûd, les soupçons se portaient la plupart du temps sur les gens du village brûlé, et ce fut justement à cette occasion que je sus précisément ce qu'était le village brûlé, dont j'avais vaguement entendu parler. Ce fut le cousin Moçadeq qui, dans un de ses rares moments de lucidité, m'expliqua doctement cette superstition locale. Plus haut dans les collines, sur le versant le plus mal exposé, battu par les vents sinistres, il y avait un village très pauvre, à moitié sauvage, où les gens de la vallée, qui se considéraient comme plus civilisés, n'allaient jamais, par un curieux mélange de crainte et de mépris. D'ailleurs on ne les y aurait pas bien accueillis ; les habitants de ce village étaient d'un naturel farouche et inhospitalier, et ils n'aimaient pas les gens de la vallée. On l'appelait le village brûlé à cause de sa couleur de brique sombre, qui venait de la pierre que l'on extrayait du sol à cet endroit de la montagne. Une couleur qui évoquait la géhenne, comme si ce village avait vraiment été la proie des flammes infernales. Là vivait tout ce que la contrée comptait de braconniers, de hors-la-loi, de lépreux et de réprouvés, et depuis des générations, les habitants du lieu demeuraient entre eux comme des bohémiens, en marge, avec leurs propres coutumes et leurs traditions étranges, et ils avaient la réputation de commercer avec les génies et avec les puissances inférieures, telluriques. Ils étaient des réprouvés depuis le temps où le saint Hamad n" leur avait refusé sa bénédiction, d'après ce qu'on disait. Il avait accordé sa bénédiction sanctifiante à toutes les tribus, à tous les habitants de la vallée, mais pas à ceux de ce village, à cause, disait-on, de leur impiété et de leur immoralité ; ils ne connaissaient ni l'honnêteté, ni la décence, et même, ils poussaient le vice jusqu'à prostituer leurs enfants, leurs enfants m les surtout, aux amis, aux voisins ou aux étrangers de passage. N'ayant pas voulu renoncer à leur infamie, le saint les avait abandonnés au jugement de Dieu, et depuis lors ils croupissaient là, entre eux, et, s'ils ne se livraient plus à la prostitution, ils étaient restés un repaire de marginaux, de parias et de débauchés, objets d'indignation mais aussi parfois de fascination pour les gens respectables de la vallée. Dans cette contrée reculée et fermée sur elle-même, ils représentaient la part sombre de la nature humaine, une borne qui rappelait aux hommes de foi les limites qu'ils ne devaient pas franchir. Mais lorsque, d'aventure, quelqu'un franchissait ces limites, lorsqu'un jeune homme s'adonnait au vice et était démasqué, ou qu'un commerçant véreux, convaincu de faillite frauduleuse, après que ses biens eussent été confisqués, tombait dans la boisson et qu'il n'était plus qu'une épave, chaque fois qu'un individu était mis au ban de la communauté, il finissait par trouver refuge au village brûlé, et alors il était sûr de ne plus jamais remonté la pente. C'est ainsi que, depuis des siècles, la population de ce triste lieu se renouvelait ; et la menace de finir au village brûlé était brandie par les pères qui avaient des fils désobéissants, pour les faire rentrer dans le droit chemin, comme en d'autres pays on évoque les galères et le bagne. Mais il y en avait aussi que le village brûlé fascinait, et quand j'en parlais à Ahmad, j'avais l'impression que c'était son cas, et que son esprit de rébellion le poussait à sympathiser avec ces bannis ; évidemment, il n'y était encore jamais allé et je pense qu'à l'époque il n'aurait pas osé y penser. Depuis des lustres, toutefois, un certain équilibre s'était instauré, les gens de la vallée vivaient en paix avec ceux du village brûlé, une paix séparée où les parties, c'est-à-dire les communautés, s'ignoraient mutuellement, mais c'était tout de même une paix, et il était rare que les gens honnêtes eussent à se plaindre des << parias d'en haut >>. Aussi, l'idée qu'ils étaient à l'origine du massacre des animaux, alors qu'ils n'avaient aucun intérêt à rompre la trêve, ne faisait pas l'unanimité, mais c'était une piste qu'on ne pouvait manquer d'évoquer. Toutefois, certains sceptiques suggéraient que tel ou tel clan, telle famille qui avait eu maille à partir avec une autre dans le passé, pourrait avoir intérêt à ce qu'on accuse les pauvres diables du village brûlé à leur place. Car les gens n'étaient pas naïfs, ils étaient bien conscients que ces proscrits qui vivaient près d'eux à l'écart du monde fournissaient un bouc émissaire idéal à quiconque en avait besoin ; aussi il ne faudrait pas croire qu'ils se h tassent de crier haro sur le baudet ; l'expérience du passé les avait mis en garde contre ce leurre. Donc, les hypothèses foisonnaient, de vieilles animosités refaisaient surface. Un climat détestable était en train de s'installer entre les hommes de cette communauté, et j'assistais impuissant à cette montée de la haine et de la défiance généralisée. De plus, je constatais avec dépit que tout cela amusait très fort Ahmad, et je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il y était pour quelque chose. Il s'en apercevait d'ailleurs, et en réponse à mes soupçons, il redoubla de séduction et d'assiduité érotique, et j'eus la faiblesse d'y succomber ; je vous jure bien qu'après ce jour, et pendant les semaines qui suivirent, il ne négligea plus une seule fois de venir dans ma chambre le soir, plus magnifique que jamais avec son corps souple et doux qui épousait parfaitement les contours du mien, et ses yeux si expressifs, alternativement angéliques ou démoniaques mais toujours infiniment séduisants ; il se donnait à moi avec une lascivité sans borne et une inextinguible soif de jouissance, et il déployait toute la puissance d'une imagination fébrile pour inventer des caresses insolites qui m'arrachaient hors de moi et m'attachaient de force à son enivrante personne ; par là, il me tenait encha"né, esclave de la surpuissante volupté dont il me comblait chaque nuit et parfois aussi le jour, au hasard du maquis, et il le savait bien ; il usait de son pouvoir sur moi en artiste de la manipulation. Bien sûr, je me sentais coupable, j'étais rongé par le remord, de faire taire ainsi mes doutes et mes scrupules pour les beaux yeux de cet enfant égoïste et calculateur. Mais il n'y avait rien à faire, car la vérité est que j'adorais mon cousin. Pas seulement pour son extraordinaire beauté et son talent dans les jeux de l'amour, mais aussi parce qu'avec lui, quoi qu'il fût réellement, je me sentais vivre avec une intensité que je n'avais jamais connue jusqu'alors ; au contact de sa chair, je me sentais traversé par un énorme courant d'énergie cosmique, bonne ou mauvaise, peu importe, mais en tout cas, vivante, incroyablement vivante, et c'était bon ; dans ces moments-là, peu m'importait qui était vraiment Ahmad, et si c'était un ange ou s'il avait le diable chevillé au corps et à l' me : quoi qu'il en soit, il était beau, il était vivant, et avec lui j'avais l'impression de vivre, plus que les autres et beaucoup plus qu'auparavant. J'en arrivais à me dire que s'il avait fait du mal, il n'en était peut-être pas vraiment responsable ; peut-être qu'il ne se rendait pas bien compte, peut-être qu'il avait même une bonne raison pour cela, une blessure quelconque qu'on lui aurait infligée autrefois, et qu'il fallait lui pardonner ; tout lui pardonner, pourvu que cela continue, pourvu qu'il consente encore à m'enivrer ainsi, à se donner comme il le faisait. Oui, à un être aussi merveilleux, aussi exquis lorsque sa chair frôle la mienne et s'y mêle, il fallait tout pardonner. Mais au moment même où je pensais cela, je me rendais compte que la volupté parlait plus fort en moi que l'honneur, et en somme je devenais comme Ahmad, s'il était aussi corrompu que je le craignais parfois ; et pire que lui si ce n'était pas le cas ! Et je ne cessais d'osciller ainsi entre les deux extrêmes de l'insouciance et du remord, de la vitalité et de l'angoisse. Mais jusque là, j'avoue que la fascination que j'avais pour mon cousin, et l'envie de continuer à jouir de lui, un peu plus fort chaque jour, parlait beaucoup plus haut que mes doutes et mes angoisses ; aussi, j'essayais de ne pas trop penser et d'aller de l'avant. On verrait bien où tout cela nous mènerait. C'est à cette époque que la petite communauté groupée autour de mon oncle, sa famille et ses proches, s'accrut d'un nouveau membre ; un membre inattendu, encore plus étrange que tous les autres. Il s'agissait d'un voyageur ; un voyageur mystérieux, arrivé tout à fait à l'improviste un soir de pluie et de ténèbres. Il s'était présenté comme un membre lointain de la famille de mon oncle, une sorte de cousin au troisième ou quatrième degré et dont les manières, l'habillement, la façon d'être, tout en lui attestait d'un haut degré de noblesse et d'éducation ; de fait, mon oncle semblait le tenir en très haute estime, bien qu'il se méfi t un peu de lui, sans doute à cause de son esprit trop pénétrant et parfois même insinuant. Je me souviens très bien de son apparence, qui m'avait frappé dès le premier jour. Il était blond, vêtu de pourpre, un beau visage m le avec un regard clair et d'une rare intensité, calme, ma"tre de lui, mais brûlant d'un feu secret. Son ge était difficile à déterminer, d'autant plus que j'étais très jeune à l'époque, mais il ne devait pas avoir plus de trente ans ; en tout cas c'était un homme jeune, mais plus un jeune homme. Tout le monde, lui compris, lui donnait le nom de Nûr-el-Haq Niz m", mais je ne sais pourquoi, j'ai toujours eu l'impression que ce n'était pas son vrai nom. En tout cas sa présence, d'une certaine manière, m'enchantait et me rassurait, car, outre le fait que c'était un hôte charmant et distingué, capable de causer familièrement avec un jeune ou un ouvrier inculte et de le mettre à l'aise aussi bien que de tenir une conversation savante avec les vieillards les plus érudits, on sentait en lui de la sagesse et du discernement, de la force et de l'équité. En tout cas, il me donnait l'impression d'être, avec moi, la seule personne à peu près saine d'esprit dans cette communauté de gens bizarres ou fous, et cela me faisait l'effet d'un souffle d'air frais. Mon instinct me disait de lui faire confiance, qu'il avait été envoyé par Dieu ou quelque puissance supérieure pour remettre de l'ordre dans ce petit monde livré à des forces mauvaises décidées à y installer le chaos. Pourtant ce n'était pas un saint, loin de là ! C'était plutôt un esprit fort, quelqu'un qui n'était pas dupe de la comédie des hommes. C'était surtout un observateur redoutable ; je voyais bien que rien n'échappait à son regard acéré, dans les rapports entre les personnes qui nous entouraient ; il devinait tous les drames cachés, déterrait tous les secrets enfouis, et il en savait toujours beaucoup plus long qu'il n'en disait. Je brûlais de l'interroger sur ce qui se passait réellement dans cette famille, mais je craignais d'être moi-même jugé. J'étais certain, par exemple, qu'il était parfaitement au courant de ce qui se passait entre mon cousin Ahmad et moi, y compris mes interrogations et les tourments les plus secrets de ma jeune me, et qu'il était partagé à ce sujet entre la pitié sincère et un attendrissement amusé, un peu condescendant, ce qui était assez vexant pour moi. Je le devinais à sa façon particulière de nous observer, de m'observer, à certaines remarques banales mais pour moi hautement révélatrices ; un jour que nous étions allés batifoler, Ahmad et moi, dans les fourrés, je le croisai dans l'oliveraie, qui nous observait de loin de façon significative ; il semblait errer là sans but, méditant sur la condition humaine et les problèmes de la famille, mais je me sentis mis à nu par son regard de sphinx railleur, et je voyais qu'Ahmad était encore plus contrarié que moi. En même temps, je lui savais gré de son silence complice sur ce qu'il savait de notre relation ; Nûr-el-Haq n'était pas un ennemi, mais c'était quelqu'un qu'on ne pouvait pas tromper, qui de ce fait était inquiétant et rassurant à la fois. Or, je voyais bien que les autres en pensaient exactement la même chose, en particulier mon oncle, qui faisait de moins en moins d'efforts pour para"tre l'aimer, mais qui le traitait avec égards parce qu'il craignait son jugement. Que cachait donc mon oncle, ma"tre tout-puissant de sa communauté qui marchait au pas devant lui, mais homme secrètement tourmenté et moins fort qu'il ne paraissait, pour craindre à ce point la clairvoyance d'un quasi étranger ? Certes, la question me hantait, mais c'était quand même un spectacle assez réjouissant de voir cet homme si dur et rempli de morgue perdre jour après jour de son assurance face à un hôte envers lequel il ne pouvait se permettre de manquer de respect. L'arrivée de cet hôte, en ces moments critiques, changeait toute la donne, car chacun sentait confusément, en sa présence, qu'il n'était pas à l'abri de la vérité derrière ses mensonges coutumiers. Mais je crois qu'il n'y avait que moi pour m'en réjouir. Peu de temps après l'installation de Nûr-el-Haq dans la demeure, survint un événement assez étrange, dont je ne connus la signification que bien plus tard. Un groupe de personnages à l'air important, richement vêtus, mais assez vulgaires et passablement arrogants, vint rendre visite à mon oncle. Il avait l'air plutôt contrarié par cette visite, mais les reçut néanmoins avec courtoisie. Il les emmena dans son cabinet de travail et s'enferma avec eux un long moment. Nul ne put savoir ce quoi ils ont parlé, mais la conversation n'avait certainement rien d'amical, car de temps en temps, on entendait des éclats de voix de mon oncle, et le rire sarcastique d'un des visiteurs, un colosse barbu habillé comme un nabab qui semblait le chef du groupe. Un silence pesant régnait dans le salon à côté, où les deux femmes du ma"tre, Leila et Soraya, attendaient avec anxiété l'issue de l'entrevue dont elles seules connaissaient peut-être l'objet. Mon cousin et moi observions tout cela avec une curiosité dévorante. Quand enfin mon oncle eut reconduit les visiteurs jusqu'au seuil de sa maison, il paraissait épuisé comme je ne l'avais jamais vu. Je le vis même étreindre son cher fils Ahmad avec émotion - un signe d'émotion était une chose rare chez cet homme dur - avant de se retirer seul dans ses appartements, repoussant même la compagnie de ses épouses inquiètes. Il était clair qu'entre ces personnages d'allure peu recommandables et l'homme très respectable qu'était mon oncle, il devait y avoir quelque sordide histoire d'argent ou autre qui le tourmentait ; peut-être s'était-il mis en situation d'être contraint de les recevoir, mais bien sûr, nous n'avions aucun moyen de le savoir ; c'étaient des histoires d'adultes qui ne nous concernaient pas, nous les jeunes, et elles semblaient intéresser médiocrement Ahmad, qui devait savoir quelque chose, mais refusait d'en parler. Aussi, je décidai de ne plus y penser, mais il m'arrivait tout de même, quelquefois, quand je surprenais un air soucieux sur le visage de mon oncle, de me poser des questions. J'espérais que l'avenir y répondrait ; ce qui arriva, mais chaque chose en son temps. Pour l'heure, j'avais d'autres préoccupations. À cette époque, le souvenir de l'épisode des animaux morts commençait à s'estomper, et l'atmosphère, sans doute en partie gr ce à l'influence du nouveau venu, se détendait un peu. Ma relation avec Ahmad était plus satisfaisante que jamais, et je m'en voulais presque de l'avoir un moment suspecté de quelque noir dessein. Certes son caractère imprévisible le rendait déconcertant parfois, mais je reliais cela à son intelligence et à sa sensibilité exceptionnelles ; non, décidément, le mal ne pouvait pas hanter une forme aussi belle. J'étais loin de deviner ce qui allait se passer, mais enfin, chaque chose en son temps. Mon oncle avait des soucis que j'ignorais, mais qui l'empêchaient de trop faire attention à moi, et puis la confiance aveugle qu'il avait en son fils préféré servait parfaitement nos desseins, à Ahmad et à moi ; aussi, que de folies n'accompl"mes-nous pas durant les quelques semaines qui suivirent l'arrivée de Nûr-el-Haq ! Ce fut sans aucun doute la plus belle période de notre amitié, et l'un des temps les plus heureux de ma vie. Nous avions déjà exploré à peu près tout le domaine, dont je connaissais les recoins aussi bien que mes cousins ; du coup, Ahmad m'entra"nait plus loin, il me faisait découvrir le village et ses environs. Le village dépendait du domaine, mais il en était séparé et menait sa vie propre. Là il y avait toute sorte de gens, certains aisés, d'autres plus pauvres, et même parfois très pauvres. Cependant, être pauvre dans cette contrée attachée à ses traditions n'était pas une malédiction ; un nécessiteux, même s'il ne pouvait pas où n'arrivait pas à travailler, pouvait toujours espérer trouver de quoi manger gr ce aux dons que les gens pieux, venus parfois de très loin exprès pour cela, faisaient au sanctuaire du saint, dont la famille de mon oncle avait la garde. Ces aumônes étaient considérées avec un respect sacré et distribuées avec équité. Aussi, la famille du saint, la mienne par conséquent, était-elle entourée d'un respect religieux même de la part des plus humbles ; dans l'ensemble, les gens de ce pays paraissaient satisfaits de leur condition. Il y avait toutefois des mécontents, comme partout ; mais c'étaient des marginaux, hors-la-loi ou semi hors-la-loi, comme certains braconniers dont on parlait parfois dans les conversations, mais que je ne voyais jamais. Quelquefois, mon oncle, ou ses frères, envoyaient mes cousins distribuer les aumônes ; de ce fait, Ahmad était assez apprécié dans le village, où la noblesse de son sang, jointe à sa grande beauté, le faisaient regarder comme un être céleste, surnaturel et bienfaisant, un ange en quelque sorte. Je dois dire que, malgré le décalage comique entre cette image et la réalité de ce garçon tel que je le connaissais, Ahmad assumait ce rôle avec une sorte de conscience professionnelle, sans témoigner, en privé, un mépris excessif pour les gens modestes qu'il lui arrivait ainsi de côtoyer. Certes, il était très imbu de sa prétendue supériorité, mais il était assez intelligent pour comprendre que le village et ce domaine dont il serait un jour peut-être l'héritier étaient en interdépendance depuis des siècles, et que, s'il voulait pouvoir jouir paisiblement des avantages de sa situation, il fallait jouer le jeu. Aussi le jouait-il de bon coeur ; le respect religieux que les pauvres lui témoignaient lui semblait naturel, légitime, et en échange il leur témoignait une relative bienveillance. Le mépris courroucé dont il faisait parfois preuve envers les employés de son père, dans le domaine, c'était autre chose, quelque chose dont j'ignorais la cause, mais qui devait avoir des racines plus profondes qu'un atavique sentiment de supériorité. Avec les gens du village, rien de tel ; en fait, il semblait plutôt attiré par eux, les jeunes surtout. Il était parvenu, certes en faisant preuve d'une générosité parfaitement intéressée, à se faire plus ou moins l'ami de quelques-uns d'entre eux, de jeunes fils de paysans ou d'artisans qui avaient à peu près notre ge, et qu'il me présenta. Prétendre qu'il était vraiment accepté parmi eux, ce serait beaucoup dire, mais en tout cas il faisait des efforts pour y parvenir, et c'était assez amusant de voir Ahmad, toujours si sûr de lui, de ses avantages, de son rang, aux prises avec une situation qu'il ne ma"trisait pas totalement. Cependant, certains de ces jeunes étaient réellement sympathiques ; en tant qu'étranger, et que citadin, moins aristocratique qu'Ahmad par mon éducation, j'avais plus de facilité à comprendre ces jeunes de condition modeste et à me faire comprendre d'eux ; aussi, mon cousin ne tarda pas à s'apercevoir que je pouvais être un atout pour lui dans son marathon pour conquérir le coeur de la jeunesse villageoise. Il m'en apprécia encore davantage, ce qui se traduisit par, notamment, des visites nocturnes plus enfiévrées que jamais, donc tout le monde était satisfait. Et ainsi, au bout de quelques semaines, nous pouvions, Ahmad et moi, nous mêler avec, disons, l'élite de cette jeunesse locale qui n'était pas trop farouche ; ils étaient devenus nos camarades ; nous allions nous baigner tous ensemble dans la rivière quand il faisait beau, nous faisions de grandes équipées dans les collines autour du domaine, nous jouions à toute sorte de jeu - et parfois même à des jeux qui n'avaient rien d'innocent, car il y avait de jolis garçons au village, et ils ne refusaient pas, de temps à autre, d'accorder leurs faveurs à deux jeunes nobliaux, surtout quand Ahmad leur apportait des bouteilles dérobées dans le cellier de son père. Les paisibles collines imprégnées de la présence du saint devenaient alors le thé tre de libations orgiaques entre de jeunes faunes avides de goûter à tous les plaisirs, qui mêlaient dans le grand lit de la nature leurs corps rutilants, et buvaient la liqueur de leurs reins après celle de la treille. L'honnêteté m'oblige à dire que cette existence me convenait tout à fait ; c'était à la fois piquant, charmant, et au bout du compte assez ingénu. Il y avait en particulier un jeune villageois, un petit berger de dix ans et demi, brun, carré, pulpeux et affable, avec lequel nous nous étions très fort liés, Ahmad et moi. Il s'appelait Wajir, il était très beau et très libre aussi. Nous le retrouvions au milieu de la journée, dans les champs, entouré de son troupeau ; et torse nu, jambes nues, vêtu d'une simple culotte de peau, ses membres cuivrés et potelés au soleil, sa simplicité d'esprit, contrastant avec notre éducation, nous ravissait ; Ahmad n'était pas toujours tendre avec lui, il le rudoyait un peu, mais le garçon avait de la répartie, il ne se laissait pas intimider facilement, et cela plaisait à mon cousin. Nous arrivions ; le petit Wajir nous regardait venir de loin les poings sur les hanches, relevait comiquement ses petites épaules pour para"tre plus grand, et prenait un air détaché ; Ahmad l'abordait en disant : << - Alors, sale petit morveux ; qu'est-ce que tu nous racontes aujourd'hui ? >> C'était sa manière d'être familier, il n'y avait rien à faire à cela. Le garçon répondait d'un ton impassible : << - Bah aujourd'hui, y a deux bêtes malades ; et puis y a le grand, là, l'est tout excité ; y fait rien qu'à embêter les femelles, il en a monté trois depuis c'matin. - Ah ouais ? Disait Ahmad. Ben attends, ça va être ton tour bientôt ; c'est moi qui vais te monter, tu vas voir. - Essaie un peu pour voir ! >> Et Wajir avançait un pied et montrait le poing, l'air menaçant, mais comme ça il était encore plus excitant. Ahmad l'attrapait alors par la taille, le hissait sur son épaule, et le garçon se débattait en hurlant. Alors je m'en mêlais, prenant le parti de l'un ou de l'autre suivant l'humeur du moment. Nous jouions ainsi pendant un bon moment, puis nous finissions toujours par rouler dans l'herbe à trois. Ahmad, émoustillé par le mioche, se mettait alors à le caresser, tentait de mettre la main sous ses habits ; il commençait invariablement par se défendre et l'injurier, mais à la fin il se laissait faire ; d'abord pour avoir la paix, puis, pris par le jeu, le désir le gagnait lui aussi, et nous finissions par nous mêler à trois. En général, c'était un devant, un derrière - une fois Ahmad, une fois moi, il n'y avait pas de places précises - et le gamin au milieu, et une fois dans le feu de l'action, il savait y mettre du coeur. << - Ah oui, t'es bon, hein ! T'aimes ça ; tu l'aimes, ma tige, hein sale morveux ? Allez, mais écarte plus ; comment veux-tu que je te défonce si tu me laisses pas rentrer à fond ? Alors quoi, tu dis rien ? - Hmmf... - Ah évidemment, t'as la bouche pleine aussi... c'est rien, tu sais quoi ? Je vais pousser bien fort, tu vas voir que ça va passer... han ! aowh ! Oui, c'est bon, c'est bon, nom de... aowh ! - Ahmad, waoh ! Attention, tu m'fais mal... oowh ! Mais t'arrête pas ! Ahmad ! R h oui, c'est bon, espèce de... >> L'extrémité d'Ahmad visitait l'intérieur du gamin avec une curiosité avide ; moi de l'autre côté, je les regardais coulisser l'un dans l'autre le sang en ébullition, et je voyais Ahmad jouir en se mordant les lèvres, parfois jusqu'au sang, en feulant, son beau visage transfiguré par la satisfaction animale, ses ongles enfoncés dans les flancs du garçonnet en transe. Je profitais aussi, avec décontraction, sans me presser et surtout sans forcer, mais Ahmad, lui, était généralement décha"né ; il prenait ce garçon comme il les prenait tous, tous ceux qu'il pouvait, un coq dans sa basse-cour, les ergots acérés, avec une sorte de rage presque inquiétante par moments ; on aurait dit qu'il voulait se consumer totalement en eux, brûler dans la consomption du plaisir quelque chose, une part de lui, qu'il haïssait viscéralement, et cela m'intriguait. Même la volupté poussée à l'extrême ne suffisait pas à me faire oublier qu'il y avait, chez mon bien-aimé cousin, une part d'ombre que je n'arrivais à éclaircir ; les fils de son être complexe étaient un écheveau impossible à démêler. Toutefois, avec Wajir, ses deux frères a"nés et quelques autres garçons du village, nous formions désormais une petite bande assez unie et toujours prête à faire les quatre cent coups. Vous devinez aisément qui en était le chef. Avec mon aide, Ahmad avait finalement réussi à gagner la confiance de ces gamins et à s'imposer comme meneur. C'était lui qui décidait des coups à faire, et quand, et qui ferait quoi. Sans surprise, il était le plus déluré, le plus téméraire de la bande, et c'était invariablement lui qui entra"nait les autres, les incitait à dépasser leurs limites, et non seulement les leurs, mais aussi celles de la loi, de la morale, toutes les limites. Quand il allait trop loin, j'essayais de le tempérer, mais ce n'était pas une entreprise facile ; d'autant plus qu'il me tenait toujours par cette extrémité qui a tendance à devenir douloureusement raide quand on joue sur ma fibre érotique, alors bon, certes, je ne nie pas qu'à la longue, nous luttions pied à pied, lui pour me faire avancer dans la mauvaise direction, moi pour le faire revenir un peu dans la bonne, et c'était moi qui perdais du terrain. Je n'étais pas rassuré. Je n'étais pas vraiment malheureux non plus, cependant. J'assistai impuissant à une escalade dont Ahmad était le principal responsable, mais aussi l'indifférence ou la cécité de ses parents, qui avaient des soucis que je ne pouvais deviner. Il y eut d'abord de petites déprédations, de menus actes de vandalisme, des vitres cassées, une charrette brisée ; je commençai à me sentir vraiment mal quand eurent lieu les premiers vols ; d'abord dans quelques boutiques, selon une technique très simple : les uns chahutaient pour faire diversion, un autre volait, de petites choses au début, puis des butins de plus en plus conséquents, argent et objets de valeur. Naturellement, Ahmad s'arrangeait pour n'être jamais aperçu, ou alors il passait << par hasard >>, mais c'était bien lui qui dirigeait les << opérations >> ; une très jolie broche en or, aperçue dans l'attirail d'un prêteur juif que je n'eus pas le coeur de plaindre, passa ainsi dans les mains de mon cousin, qui l'offrit à sa douce mère Leila en gage d'amour filial ; je ne sais pas comment il a pu lui expliquer la provenance de ce bijou, mais connaissant Ahmad, je ne doute pas qu'il ait su trouver une histoire très plausible. Et je n'essaierai pas de vous décrire son sourire sarcastiquement triomphal quand ma tante porta devant tout le monde, avec une touchante fierté maternelle, ce présent d'origine douteuse. Puis on en vint à entrer par derrière dans des maisons vides, dans des fermes. Je n'aimais pas cela du tout, mais je me sentais obligé de suivre, non pour me soumettre à la loi de la bande, oh non ! Cela m'était tout à fait indifférent, à moi. Mais je me sentais responsable de mon jeune cousin ; si les choses tournaient mal, s'il lui arrivait quelque chose, je tenais à être présent à ses côtés. Conscient que la faute risquait alors de retomber sur moi, mais tout de même, je ne pouvais pas l'abandonner à sa folie. Heureusement, il n'arriva rien de grave. Enfin, il y eut un épisode beaucoup plus sombre et qui me déplut franchement, celui de l'ivrogne roué gratuitement de coups par la meute, un soir, derrière le bouge où il avait l'habitude de finir sa tournée ; le pauvre bougre avait eu le malheur de manquer de respect aux garçons de la bande : il les avait traités de << voyous, bons à rien, sales petites frappes, etc. >> entre deux hoquets éthyliques. L'occasion qu'Ahmad attendait d'exprimer cette rage mystérieuse qu'il avait en lui, et un simple divertissement pour les autres ; mais moi, rien à faire, je compatissais à ce malheureux, qui d'ailleurs n'avait pas menti : des voyous, c'est bien ce que nous étions devenus. Je commençais à me faire du souci. Un jour que je méditais sur tout cela, seul, à la fenêtre du grand salon, je sentis une main ferme se poser sur mon épaule. Je me retournai ; c'était Nûr-el-Haq, qui m'observait depuis un moment. Je vis dans son regard qu'il devinait qu'il se passait des choses. << - Tu as besoin de parler, garçon ? Demanda-t-il. - Non, ça ira, merci, répondis-je, méfiant. - Comme tu voudras ; mais si j'étais toi je parlerais, ça te fera du bien. Tu sais bien que je ne dirai rien à personne, de toute façon. - Oui, je sais. - Alors ? Tu décides quoi ? - Je ne sais pas trop. Si je parle, dis-je avec insolence, vous parlerez aussi ? Vous me direz ce qui se passe ici ? - Ah, tu le prends comme ça ! Dit-il avec ironie. Je ne cherche qu'à t'aider, tu sais ? Mais tu as raison. Oui, en effet ; si tu me fais confiance... il est possible que je te dises deux ou trois choses qui peuvent t'intéresser... sur cette contrée étrange... sur ta charmante famille, et sur ton très charmant cousin. >> Je lisais dans son regard qu'il en savait encore plus long qu'il ne le laissait entendre. Rien n'échappait à cet homme infernal. Je me laissai fasciner. J'allais me mettre à parler ; mais à ce moment, mon << très charmant cousin >> arriva et m'invita impérieusement à le suivre. Il désirait aller quelque part et je sentais que cela ne pouvait pas attendre ; de toute façon, je n'avais pas très envie qu'il sache de quoi j'allais parler avec cet étranger dont tout le monde se méfiait, lui surtout. << - Désolé... je dois y aller >>, dis-je. Nûr-el-Haq me regarda m'éloigner avec compassion. J'étais sûr que ce n'était que partie remise. Pour l'heure, j'étais curieux de savoir où m'emmenait encore Ahmad. << - Tu te souviens qu'on avait parlé de cette ancienne église abandonnée, dans les collines ? - Oui ; l'endroit est difficile d'accès, même toi tu n'y es jamais allé. Et alors ? - On va y aller maintenant ; Wajir et ses frères ont trouvé un chemin, ils vont nous servir de guides. Ce sera un repaire formidable ; on pourra y cacher notre butin et tout. >> C'est ainsi qu'il parlait du produit accumulé de nos différentes rapines ; contrairement à moi, il en était très fier. Je le suivis donc, avec les garçons, jusqu'à cet endroit étrange, vestige du temps lointain où il y avait une communauté chrétienne dans la région. Des monophysites ou des nestoriens, je crois. Cela remontait à plusieurs siècles, mais ils avaient laissé quelques traces, quelques monuments, dont cette antique chapelle, qui n'était à vrai dire qu'une vénérable ruine, perchée à flanc de colline. Un endroit austère et inhospitalier, sorte de promontoire battu par les vents. Le chemin était escarpé. Je comprenais que peu de gens s'y soient rendus depuis des années. On pouvait à peine s'y abriter du soleil ou de la pluie, tant la nef était en mauvais état, mais il existait des recoins où l'on pouvait facilement cacher le << butin >> ainsi que des réserves de boissons et de nourriture. Ce qui me troubla, c'est que l'on apercevait encore, sur ce qui restait des murs, les fragments de fresques qui les recouvraient. Sur l'un d'eux, on pouvait voir ce qui devait être un portrait du Christ enfant, avec son auréole. Il était très beau et, chose curieuse, il avait à peu près l' ge et l'apparence d'Ahmad ; une ressemblance vraiment troublante, et lui seul, au milieu de toutes ces ruines, avait survécu à la morsure du temps, pourquoi ? Que signifiait ce signe ? Je ne pouvais m'empêcher de me poser la question, ni détourner mon esprit de cette image qui avait l'air de me regarder, d'un air pensif, hiératique, un rien mélancolique. Cela fit rire mon cousin. << - Tu penses à quoi ? C'est lui que tu regardes ? Ah mais non, c'est lui qui te regarde ! Il me ressemble, hein ? Mais moi je suis bien en chair, tu vois ? Je suis vivant, moi ! C'est moi le << Fils de Dieu >>, comme ils disent ! - Oh, l che-moi, tu veux ? - Bon, t'énerve pas ; allez, aide-nous plutôt. >> Nous employ mes une partie de la journée à mettre l'édifice en état de constituer un << repaire >> acceptable. Il s'agissait de déblayer et de dépoussiérer, après quoi nous pûmes commencer à investir l'endroit, qui dégageait une énergie mystérieuse. Oui, on sentait comme des vibrations venues de la terre, des profondeurs de la colline, ce n'était pas pour rien sans doute que les anciens prêtres avaient choisi cet emplacement ; je n'arrêtais pas d'y penser, et je me disais qu'ainsi, avant d'avoir été un lieu saint de l'islam, avec son wal", son mausolée, un but de pèlerinage pour les croyants de notre religion - ceux qui croyaient à la vertu du soufisme - cette vallée avait été une terre consacrée pour des disciples du Christ - Sidn 'Iss pour les musulmans ; et en remontant ainsi dans le temps, qui sait combien de religions s'étaient relayées ici, et avaient béni et consacré cette terre ? Peut-être avait-elle toujours été sainte, depuis la nuit des temps, depuis le commencement du monde ; et c'était elle qui avait sanctifié ses saints, et non l'inverse. Cette pensée m'obnubilait. Et puis ce Christ qui ressemblait tant à mon adoré cousin, lequel n'avait pourtant rien d'un petit saint ! Comme tout cela était étrange ; la tête me tournait à force d'y penser. À partir de ce jour, en effet, l'église devint vraiment notre repaire ; nous y allions pour y préparer nos mauvais coups, nous nous y retrouvions ensuite pour partager le fruit de nos expéditions et en entreposer une partie ; mais surtout, cet auguste b timent sacré, imprégné de prières et de bénédictions, devint le thé tre de nos libations, orgies et copulations frénétiques. Sous ce qui restait de ses chastes voûtes, sous les yeux purs de ce Christ enfant qui lui ressemblait si étrangement, je suçai mon cousin, je suçai le petit Wajir, son frère a"né, d'autres encore, et tous, à un moment ou à un autre, me rendirent la politesse, sans qu'aucun à part moi ne sembl t s'émouvoir de cette profanation. Certes, ce n'était qu'un vieux b timent chrétien, ce n'était pas comme s'il se fût agi d'une mosquée ou d'un khandaq, mais tout de même, c'était un lieu sacré, consacré à Dieu, cela me perturbait. Mais par moment je me disais que somme toute, nous ne faisions rien de si mal ; à notre manière, nous célébrions la vie, la beauté de nos corps, l'amitié amoureuse qui nous unissait, la vie en nous, et la vie, après tout, c'est Dieu, n'est-ce pas ? Alors pourquoi, oui, pourquoi ne pas voir cela comme une forme (très particulière, certes) d'adoration de Celui qui nous a donné cette vie et les moyens d'en profiter ? C'était un peu comme si nous avions fondé notre propre confrérie religieuse, avec ses rites spéciaux, et... Non mais, bon sang, c'est moi qui pense comme ça ? Vraiment, je ne sais plus... Oh, Ahmad ! Diabolique chérubin, comme tu me troubles ; oui, je t'aime, passionnément, à la folie, tu me transportes au delà de moi-même, tu es divin, comme le vin et la vie, mais vraiment, tu es une maladie, une folie, ta rage de vivre m'a contaminé, gr ce à toi mes repères s'effritent ; où est le bien, où est le mal ? Où les ténèbres, où la lumière ? Guide-moi à travers ces ténèbres, cette lumière trop aveuglante de ma passion pour toi, mais ne me laisse pas me perdre en chemin, ne m'entra"ne pas en perdition si ton me est perdue ! Parfois nous passions des soirées entières dans le repaire ; alors que la lune et les étoiles brillaient déjà dans le ciel d'encre, nous allumions un grand feu dans la grande nef ouvert à tous les vents, nous mangions ce que nous avions pu amener, nous nous enivrions ensemble ; ensuite nous chantions, nous dansions même autour du feu, et, lorsque le désir nous en prenait, nous prenions un autre garçon, nous l'embrassions et nous jouissions de lui sous les encouragements des autres. Ahmad, l'éternel incitateur, était le grand-prêtre de ces sortes de cérémonies bachiques ; toutes les forces occultes éparses dans cette vallée mystique se joignaient silencieusement à nous. Un de ces soirs, je fus témoin d'un curieux phénomène, qui aura son importance dans la suite. On était au crépuscule, le soleil n'était pas encore couché ; c'était l'automne, saison mélancolique et douce, que nous égayions de notre folie. Mais ce soir-là, je ne sais pourquoi, je n'avais pas le coeur à la fête. Je repassais dans ma tête les événements de ces derniers mois, et je me posais des questions, toujours les mêmes ; que se passait-il ici ? Ahmad, me voyant pensif et à l'écart, me lança : << - Eh bien mon cousin ? Tu as l'air diablement sérieux ! Je n'aime pas cela ; viens donc t'amuser avec nous. - Plus tard, Ahmad ; amusez-vous sans moi, je vous rejoindrai ; pour le moment, je dois réfléchir à quelque chose. - Comme tu voudras ; ce sont tes affaires après tout. Nous, on va faire la fête, tu n'auras qu'à te joindre à nous si tu veux. - C'est ça, laissez-moi juste un moment. >> Comme le chahut des garçons m'empêchait de me concentrer, et qu'en outre, les vapeurs de chanvre, d'alcool et de charbon de bois empesaient l'atmosphère, je sortis prendre l'air, et je me mis à arpenter l'ancien porche de la chapelle en méditant. Tout à coup, dans la rouge lueur crépusculaire, j'aperçus au loin une forme noire qui errait dans la plaine, en contrebas de notre position. On la distinguait difficilement car elle était distante et la clarté déclinait rapidement, mais elle devait être de taille imposante, et son allure n'était pas rassurante. C'était un animal, au pelage anthracite, qui avançait à pas feutrés. Je fermai à demi les paupières pour mieux voir, et je fis quelques pas pour me rapprocher. L'animal s'arrêta, aux aguets. J'avais maintenant l'impression que c'était une sorte de chien, mais de la taille d'un veau, chose absolument incroyable ; mais oui, il avait bien des oreilles pointues, des oreilles de chien, et un museau de chien. Un énorme chien noir, ou un loup démesuré, se tenait là-bas devant moi ; en quelques bonds, il aurait pu venir sur moi, me saisir à la gorge et m'emmener dans sa tanière ; mais chacun sait qu'il est exceptionnel que les loups s'attaquent à l'homme, surtout lorsqu'ils sentent l'odeur du feu. Toutefois, celui-là n'était pas un loup ordinaire ; c'était plutôt un créature surnaturelle, un envoyé de l'Enfer. Mais non, de telles créatures n'existent pas, me dis-je ; ce n'est qu'un canidé d'une taille extraordinaire. Cette chose pourtant m'intriguait, elle n'avait vraiment pas l'air naturelle. En tout cas, elle n'avait pas non plus l'air de vouloir m'attaquer ; elle semblait plutôt vouloir me dire quelque chose. À un moment, elle tourna la tête vers moi, et de loin, ses yeux de nyctalope brillaient comme deux fanaux. Et chose plus singulière encore, il souriait, d'un sourire féroce qui me rappelait vaguement quelque chose ou quelqu'un... je voyais d'énormes crocs pointus scintiller sous les babines retroussées ; oh ! Mon Dieu, ce sourire, mais à qui me fait-il penser ? ça y est, j'y suis : Ahmad ! Ahmad quand il prépare un mauvais coup et qu'il est satisfait de lui. C'était tout à fait ça. Mon Dieu ! Ce rapprochement me glaça ; j'en avais honte, mais il s'imposait à moi, de plus j'eus la sensation, l'espace d'un instant - mais là on frôle le délire - que la créature savait ce que je pensais ; elle parut même hocher la tête en signe d'approbation. J'en avais la chair de poule. Je ne craignais pas pour moi, pas dans l'immédiat, je craignais un péril obscur, dont cette apparition fantastique n'était qu'un signe avant-coureur. Ensuite, le chien ou le loup détourna de moi ses yeux de braise, et sa silhouette sombre se fondit dans la nuit. C'est à peine si je le vis bondir et dispara"tre dans un long hurlement lugubre qui déchira la vallée. Je courus alors à l'intérieur de la vieille église, et je criai aux garçons : << - Vous avez entendu ? Dites, vous avez entendu ça ? - Quoi ? Demandèrent-ils tous en choeur. >> J'entrepris de leur raconter ce que j'avais vu et entendu ; mais j'étais tellement agité que mes explications durent leur sembler confuses ; ils me pressèrent de questions, jusqu'à réaliser ce dont j'avais été témoin. Seul Ahmad était resté silencieux depuis le début, et il m'écoutait impassiblement, la bouche fermée, avec un sourire qui me faisait penser... oui, exactement, vous devinez à quoi il me faisait penser ; juste l'instant d'avant, Seigneur, c'était trop ! J'étais certain qu'il avait entendu, lui ; et même pas seulement entendu ; sans savoir pourquoi, j'aurais juré qu'il connaissait cette créature, mais ce n'était qu'une impression fugitive, motivée sans doute par ces deux sourires cruels, et que la raison chassa bien vite. Pourtant, j'avais une furieuse envie de sauter à la gorge de mon << charmant cousin >> pour lui arracher son secret, car il en avait un, j'en étais sûr, et il avait un rapport avec la situation présente ; oui, tous les événements des derniers mois écoulés, y compris la découverte de l'église, son Christ si singulier, et puis ce loup, tout était lié, relié par un fil invisible dont Ahmad tenait le bout, mais voilà, si je lui sautais à la gorge, il y avait peu de chance qu'il veuille encore venir dans ma chambre le soir me cajoler, ah diable maudit, quelle déchéance de se laisser ainsi mener par le lingam ; prisonnier de ma libido ! La peste soit du plaisir des sens ; mais bon, d'un autre côté, si j'étranglais Ahmad, il y avait aussi de fortes chances que mon oncle m'en veuille beaucoup, donc ne pensons plus à cela. Peu à peu, je retrouvai mon calme ; après tout, tout cela n'avait rien de si terrifiant. J'avais été impressionné par cette forme animale - et qui sait même si je ne l'avais pas imaginée, après tout ? Je n'étais plus sûr de rien ; il faisait très sombre déjà, et puis avec ces effluves de chanvre indien dans la nef... non, non, j'avais bien vu. Mais ce n'était qu'un très grand chien, il ne m'avait même pas menacé... il n'empêche ; tous les garçons étaient excités ; les uns faisaient des hypothèses sur la nature et la provenance de cette créature, les autres se demandaient s'ils allaient être mangés, les plus téméraires parlaient de lui donner la chasse et de le tuer ; Ahmad seul restait de marbre, ne disait rien, et cela me perturbait ; oh ! Ce calme d'Ahmad ; pourquoi est-il aussi calme alors qu'il se passe des choses si étranges ? Et puis son sourire goguenard... Qui était-il enfin, ce garçon qui se donnait à moi, me laissait le caresser et l'embrasser à ma guise, mais demeurait fermé comme une hu"tre, même dans les plus endiablés transports de la chair ; impénétrable même quand on le pénétrait en satyre ; qui était-il, ce garçon qui ne baissait jamais sa garde ? La seule chose dont je pouvais être sûr, c'est qu'à part une certaine ressemblance dans les traits, il n'avait rien de commun avec ce mystérieux Christ enfant peint sur le mur de notre repaire. Une pensée qui s'imposa très vite à plusieurs d'entre nous est que la bête sauvage que j'avais vue était peut-être responsable de ces meurtres d'animaux qui avaient fait tant de bruit il y a quelque temps ; si c'était le cas, cela faisait au moins une énigme résolue. Mais même en admettant cela, Ahmad ne me paraissait pas blanc comme neige. Oh ! Et puis, peu importe. J'étais fatigué, vanné ; il était temps de rentrer. Je réfléchirais à tout cela le lendemain à tête reposée. Nous pr"mes donc des flambeaux et nous dirige mes les uns vers le village, les autres vers le domaine, en faisant attention à ne pas trébucher sur le chemin étroit et glissant ; un faux pas, surtout dans cette obscurité, pouvait nous conduire dans l'ab"me. Le lendemain, en fait, je ne pensais déjà plus à cette histoire. J'avais de tout autres choses en tête. Ce fut ce jour-là que revinrent les mystérieux visiteurs qui semblaient tourmenter mon oncle. En fait, ce n'étaient pas exactement les mêmes, à part le chef et un des ses comparses ; d'ailleurs ils étaient moins nombreux, cette fois ils n'étaient que trois, et ils s'étaient faits beaucoup plus discrets. Mon oncle les avait fait rentrer par une autre porte pour ne pas être vus des femmes, mais cachés dans le jardin, Ahmad et moi les avons aperçus, et cette fois, nous avons même pu saisir des bribes de conversation par une fenêtre ouverte. Nous n'entendions pas tout, mais il était question de dettes, de scandale, d'une échéance proche, et puis d'un terrain que mon oncle ne voulait pas céder. Désormais, il était clair que S"d" ## avait fait des affaires douteuses avec ces intrigants personnages, qu'il s'était mis dans une posture difficile, qu'il leur devait de l'argent et ne pouvaient les rembourser, et qu'ils le tenaient par la menace d'un scandale, dont nous ne connaissions pas encore la nature. << Mais on le saura tôt ou tard >>, déclara Ahmad avec une morgue qui trahissait pour son père des ab"mes de mépris d'une profondeur vertigineuse. Je me disais en moi-même que je commençais à comprendre la froideur et l'irritabilité de mon oncle, sa mauvaise humeur chronique et de plus en plus perceptible, les tensions qui régnaient ces temps-ci au sein de la famille, mais aussi pourquoi Ahmad éprouvait cette sorte de rage et de rancoeur contre la dite famille, qui le poussait à des actions de plus en plus destructrices. En fait, un pan seulement de la vérité m'était apparu ; il y avait encore beaucoup de choses essentielles que j'ignorais, mais à ce moment-là, je croyais avoir fait un grand pas. Et je me disais qu'il fallait à tout prix que j'essaie de protéger Ahmad contre lui-même, mais ce n'était pas évident vu la façon dont il me tenait. Ce diable de garçon devait lire dans mes pensées, car à ce moment précis je le vis sourire, l'air de dire : << essaie un peu de m'arrêter ; je n'ai qu'à te priver de visites nocturnes, et au bout de trois jours tu ramperas devant moi >>, et le pire est qu'il avait raison. Mais je ne voulais pas m'avouer vaincu ; car malgré tout ce que je voyais de noirceur et de violence plus ou moins contenue chez mon jeune cousin, je ne pouvais pas m'empêcher de l'aimer sincèrement. En attendant, la deuxième visite des créanciers mystérieux avait eu un effet encore plus désastreux que la première sur l'humeur de mon oncle et sur l'atmosphère du domaine les jours qui suivirent ; l'air était devenu à peu près irrespirable dans la maison ; mon oncle s'énervait à propos de rien, sur ses femmes, ses employés et ses enfants, sauf Ahmad qui avait toujours sa faveur, mais malgré cela cette ambiance nous pesait trop, aussi nous passions la plupart du temps au repaire, ou avec les jeunes du village, le plus de temps possible. L'espèce de clan qu'il avait fédéré autour de lui avec mon aide discrète était devenu pour Ahmad une seconde famille, sa vraie famille, et je le voyais dériver, entreprendre avec eux des actions de plus en plus hasardeuses ; il fuyait les difficultés familiales dans un climat de permissivité absolue, car quand nous étions entre nous, avec les jeunes, il n'y avait plus de limites, à part la loyauté mutuelle, plus de gouvernail, nous étions dans un bateau sans vigie emporté par le flot tumultueux de notre volonté de puissance. J'étais aussi coupable que les autres d'ailleurs, ne croyez pas que je cherche à me donner le beau rôle ; simplement, j'étais le seul qui se préoccup t de l'avenir et tent t parfois de limiter les dég ts. Voulez-vous que je vous dise à quoi me faisait penser mon cousin à cette époque ? Une pieuvre. Oui, c'est tout à fait ça ; une superbe pieuvre lascive qui étend partout ses tentacules voraces. Je le dis sans méchanceté, car la pieuvre est un animal noble et fascinant, une merveille de la création ; quand j'étais petit, j'en ai observé qui nageaient dans les vagues de l'océan, en été ; leur corps souple et sensuel, comme celui d'Ahmad, évolue avec une gr ce merveilleuse, mais gare au poisson qui se prend dans ses bras recouverts de ventouses ! La comparaison m'est venue un jour sous l'effet du haschisch ; c'était un après-midi, nous étions seuls au repaire, Ahmad et moi, affalés l'un sur l'autre, ravagés par le chanvre. Nos sensations décuplées par cette plante diaboliquement merveilleuse, nous avions copulé comme des satyres, et nous étions encore emmêlés l'un à l'autre, languides ; mon cousin, ayant mangé plus de haschisch que moi, somnolait, brisé, sur ma poitrine, et je le regardais avec un irrépressible attendrissement ; il paraissait si inoffensif ainsi ! Un mince filet de bave, sortant de sa bouche, brillait sur mon sein nu, et je n'en étais nullement dégoûté, tant les échanges de fluides divers entre nous étaient devenus une chose ordinaire. Ma pensée n'était plus qu'une succession d'images incohérentes et poétiques dans mon cerveau surchauffé. C'est alors que m'est venue cette idée, Ahmad-la-pieuvre. Je lui en ai fait part lorsqu'il s'est réveillé ; loin d'en nier la pertinence, cette analogie l'amusa beaucoup : elle semblait flatter son orgueil. << - Méfie-toi quand même, cousin, me dit-il ; ce n'est peut-être pas le seul animal nuisible que j'ai en moi. >> En fait, Ahmad disait vrai : ce garçon qui revenait à l'état sauvage était une vraie ménagerie ; toutes les espèces animales étaient présentes en lui, avec tous leurs instincts. Les vols et autres déprédations continuaient à se multiplier, au point que l'on commençait à en parler dans la région ; les gens ne se sentaient plus en sécurité, le climat avait vraiment changé. Et bien sûr, personne, jamais, n'aurait pensé à soupçonner mon angélique cousin ; j'étais seul dépositaire de ce redoutable secret. Et j'étais, de fait, son complice. Un jour il y eut un incendie, une grange des environs qui a brûlé, puis un autre ; une vague d'incendies, le feu semblait prendre tout seul, et il dévorait tout ; la malédiction du feu. Moi je connaissais le responsable ; plusieurs fois, je vis Ahmad regarder le bien d'un homme ou d'une famille partir en fumée avec une satisfaction diabolique, et même comme ça je le trouvais beau. Ce garçon avait l'incendie en lui et il portait l'incendie, il ne fallait pas lui en vouloir ; un jour, je découvrirais ce qui le poussait à vouloir tout brûler. En attendant, je gardais ce brûlant secret dans ma poitrine, bien au chaud. Cependant, voler ou mettre le feu n'étaient que des distractions accessoires. Le jeu préféré d'Ahmad était de pervertir des garçons innocents, si possible au point de semer le désarroi dans les familles. Il haïssait les familles. C'était une chose incompréhensible pour moi, mais c'était comme ça. Un jour, par exemple, ma tante Leila avait envoyé Ahmad porter une aumône à une famille pauvre des environs, et moi je l'accompagnais, car il avait horreur de s'acquitter seul de ce genre de corvée. C'était une famille pauvre, mais pas misérable. L'homme était menuisier et gagnait honnêtement sa vie, mais il y avait un enfant malade, une petite fille en bas ge, et les soins coûtaient cher, d'où la solidarité de la communauté. La mère était encore jeune et assez jolie ; des gens simples et dignes, plutôt sympathiques d'après moi. On sentait immédiatement que l'harmonie régnait au sein de ce foyer ; il n'en fallait pas plus à mon cousin pour les haïr, mais naturellement il n'en montra rien, au contraire il était tout sucre tout miel avec eux, moi seul savait ce que cela signifiait. Il y avait aussi un garçon ; un gosse de dix ans, petit, charmant, loyal ; brun avec des yeux verts, la peau très brune aussi, Aylan, c'était son nom, avait une bonne bouille ronde avec un nez retroussé et un sourire à fendre l' me, et de petites fesses rebondies qui ne g taient rien ; quand il marchait, la petite fente bien droite se dessinait de façon provocante à travers son pantalon et même s'il n'en était pas conscient, ça donnait le vertige, il faut bien l'avouer. Ses parents l'aimaient, on sentait qu'il était l' me de ce foyer ; dès l'instant où Ahmad posa sur lui ses yeux concupiscents, je devinai que le bonheur de cette famille serait de courte durée. Effectivement, il déploya pour séduire le petit Aylan une ruse et une adresse consommées ; je le vis multiplier les visites à cette pauvre famille, qui le recevait à chaque fois avec des honneurs princiers, sans imaginer une seconde ce qui leur pendait au nez. Ils étaient même ravis de voir ce jeune aristocrate, de sang sacré, descendant du saint local, béni, jouer avec leur garçon : ils considéraient cela comme un honneur. Un honneur ! S'ils avaient su ! En fait, Ahmad n'eut aucun mal à circonvenir le confiant Aylan, qui était déjà fasciné par lui, comme tant d'autres. Il lui suffit de l'étourdir de promesses et de lui bourrer le cr ne de maximes à lui, expressions fidèles de son cynisme naturel. Et voilà le garçon persuadé que ses parents sont des imbéciles qui de toute façon ne l'aiment pas, qu'ils n'ont fait que le concevoir dans un moment de jouissance égoïste et qu'ils sont incapables de le rendre heureux, que sa seule chance est d'entrer dans la bande, à condition qu'il commette assez de mauvaises actions pour le mériter. Et Aylan mérita. Il ne déçut pas son nouveau mentor. Je dois dire, d'ailleurs, que ce garçon, depuis, est devenu un bon camarade, sympathique, patient, enjoué, offrant complaisamment ses fesses exquises à nos dards tendus et à ceux de tous les garçons qui voulaient les prendre, un brave petit pervers, qui rendit force services. Je n'eus personnellement rien à redire au coup de filet d'Ahmad. Mais bon, pour les parents, c'est autre chose. Le pire pour eux, ce que leur foyer ne fut pas seul détruit, leur réputation le fut aussi : ils eurent à encourir le bl me public, l'opprobre, et cela uniquement à cause de leur garçon, et ils ne surent même jamais d'où le coup était venu. Ils ne soupçonnèrent pas un instant mon cousin. Pourtant, quelques semaines à peine après sa première visite, le foyer était irrémédiablement divisé, la discorde s'y était confortablement installée ; la mère retourna, flétrie, dans la maison de ses parents, emmenant l'enfant malade, le père perdit son travail et sombra dans l'alcoolisme. Pour finir, sa maison a brûlé, tous les biens qu'il avait sont partis en fumée, et on ne sut jamais si cet incendie était accidentel ou s'il l'avait allumé lui-même dans un accès de démence ; moi, en revanche, je me souviens très bien qu'Ahmad était avec moi tout le jour, il n'a pas pu mettre le feu. Mais Aylan, lui, était absent... Des familles détruites comme celle-là, il y en eut plus d'une, autant compter les grains de sable. Non, j'exagère un peu, c'était tout de même une petite ville ; mais ce n'étaient pas les scrupules qui bridaient Ahmad ; à chaque fois il contemplait son oeuvre avec une extrême satisfaction. Semer le désespoir dans les familles - je veux dire, celles qui avaient des garçons appétissants comme Aylan, mais elles en avaient presque toutes - était ce qu'il faisait le mieux. Comme une goule, un vampire, il se nourrissait de leurs drames ; en prenant leurs garçons, leur sérénité, tout ce qu'ils avaient, il prenait leur me et il la dévorait ; symboliquement il buvait leur sang, il n'est pas exagéré de le dire. Les autres garçons l'imitaient, subjugués, c'était une épidémie, et Ahmad en était le centre. Il m'effrayait quelquefois, mais je n'avais rien à dire, car il avait fait de moi son complice depuis le début, et à présent j'étais mouillé jusqu'aux cheveux, plus moyen de faire demi-tour, je n'avais qu'à aller où Ahmad voulait m'entra"ner, en essayant toutefois de conserver mon me, exercice déjà assez difficile pour ne pas avoir à me charger de celle des autres - notamment d'Ahmad - en prime. L' me d'Ahmad ; mon Dieu, elle devait être jolie à voir... pourtant, oui, il y avait de la lumière dans cette me que l'on sentait tourmentée, révoltée par une cause inconnue et qu'il me fallait découvrir pour peut-être la guérir ; si cela était possible, je n'en avais aucune idée. Mais en dépit de tout ce qu'il avait fait, même de ce qu'il avait fait de moi, j'aimais mon cousin, et je refusais de croire que sa damnation fût consommée, irréversible ; il y avait encore de la lumière en lui ; une faible lueur, lointaine, vacillante, mais qui brillait lorsqu'il se donnait à moi, le soir, dans ma chambre, avec confiance, simplicité, tendresse même, une tendresse presque féminine ; il n'était plus alors qu'un garçon amoureux, et je le voyais tel qu'il était vraiment : une me souffrante, errant dans les ténèbres à la recherche d'une consolation qu'elle ne pouvait trouver, si ce n'était près de moi. Un jour, comme cela, nous avions fait l'amour, et nous étions encore emmêlés, sa tête sur ma poitrine, quand je l'ai entendu murmurer : << - Ne m'abandonne pas. >> J'en fus ému ; comme s'il pensait que je pouvais jamais l'abandonner ! Je savais que quoi qu'il f"t, cette idée ne me serait oncques venue à l'esprit. Je lui caressai les cheveux, comme un petit animal que l'on flatte pour le rassurer, et je dis : << - Ahmad, jamais je ne ferais une chose pareille. - Hein, quoi ? S'écria-t-il en relevant la tête, qu'est-ce que tu ne ferais pas ? - Mais tu viens de dire... - Quoi, qu'est-ce que j'ai dit ? - Rien, laisse tomber. - Alors reposons-nous, je suis fatigué. - C'est ça, oui, repose-toi. >> Je comprenais que ce cri du coeur lui avait échappé dans un moment de semi-conscience ; ma réponse l'avait réveillé et il ne se rappelait plus avoir parlé ; mais moi j'avais distinctement entendu, et je savais que cet appel était sincère. L'appel de l'innocent qu'il avait été jadis et qui sommeillait encore en lui. Je pensais au Christ de l'église, son sosie. En ce moment, il paraissait aussi pur et aussi serein que lui, mais combien désirable encore après le plaisir ! Où allions-nous, Ahmad et moi ? Les voies de la vie sont pleines de mystère ! Je fermai les yeux et me laissai glisser dans le sommeil, le corps chaud et délicat d'Ahmad à mes côtés, en me promettant de ne pas l'abandonner et de veiller sur lui, quoi qu'il arrive. Il y eut d'autres animaux massacrés, et cette fois j'étais sûr qu'Ahmad y était pour quelque chose, mais cela n'avait plus tellement d'importance, au point où j'en étais ; il m'avait entra"né trop loin avec lui sur la pente qu'il dévalait. Et puis, à la même période à peu près, je revis le chien, ou le loup. D'abord, une nuit, j'entendis son hurlement, au loin, dans la pleine, mêlé à la longue plainte du vent. Le lendemain, à la clarté de la pleine lune, je l'aperçus de ma fenêtre, à la barrière du jardin. Et je vis aussi Ahmad près de lui ; Ahmad en pleine nuit, pieds nus, de l'autre côté de la barrière, mais à quelque pas seulement de la bête, et qui semblait lui parler, c'était un spectacle quelque peu irréel. Je me demandais ce qu'ils pouvaient bien se dire, quel insolite dialogue unissait ces deux êtres qui n'avaient apparemment rien en commun mais qui semblaient parler le même langage. Sans doute parce que l'instinct qui poussait Ahmad à la perversité était le même qui animait le sauvage prédateur ; peut-être même qu'il n'y avait pas du tout de loup, ce n'était qu'une projection de mon esprit, qui me montrait sous cette forme la violence de mon bien-aimé. Je ne savais plus trop, à vrai dire, puisque j'étais le seul à voir et à entendre cette bête (quand j'interrogeais Ahmad à ce sujet, il faisait mine de ne pas comprendre). Pourtant on en parlait, et on parlait aussi de plus en plus de la vague de fléaux, vols, incendies, perversions, qui s'abattait sur la contrée depuis quelque temps, et parmi les hypothèses qui circulaient à ce sujet, il y en avait qui faisaient état d'une ou plusieurs créatures infernales de ce genre, ou de forces plus ténébreuses encore qui auraient été récemment libérées. La suspicion se portait aussi, chaque jour davantage, sur le village brûlé ; nombreux étaient maintenant ceux qui pensaient que ses habitants n'avaient pas respecté le pacte tacite qui, depuis des dizaines d'années, leur permettait de vivre en bonne intelligence avec ceux de la vallée, en dépit de l'aversion mutuelle des deux communautés. Il se pouvait d'ailleurs qu'il y eût une part de vérité là-dedans, car le désordre et la violence qui gagnaient le pays ne pouvaient être imputés à mon cousin et à nos camarades seulement. Nous n'étions qu'une poignée de gamins malfaisants, et il y avait des choses qui ne s'expliquaient pas par nous ; il y avait du braconnage, de la contrebande, des exactions qu'aucun de nous ne pouvait avoir commises, même des meurtres. Un notable campagnard fut torturé à mort, sûrement pour l'obliger à dire où était caché son magot ; pendant quelques jours, on parla beaucoup de cette histoire. Ce n'était certes pas Ahmad qui pouvait avoir fait cela, mais tandis que ce crime inspirait à tout le monde - moi y compris - de l'horreur, elle lui inspirait à lui une admiration teintée d'envie. Il ne cherchait même pas à me le dissimuler. Je lui disais, tout en le caressant : << - Voyons, hab"b", il ne s'agit plus ici de vol ou de perversion, mais d'un véritable crime, un acte de barbarie ; tu ne peux pas faire cela, je ne veux même pas que tu y penses. Tu y perdrais ton me ; tu deviendrais comme... comme ces gens du village brûlé ! Moi, je ne veux pas te perdre ! - Mon me ! Rétorqua-t-il en ricanant, que sais-tu de mon me, hab"b" ? C'est mon corps que tu adores, n'est-ce pas ? >> Disant cela, il se colla plus fort à moi pour sentir le feu de mon désir dans mes mains et mes lèvres qui couraient sur sa peau nue, sa peau d'enfant si douce, enfant perdu mais magnifique. En même temps, il continua : << - Et les gens du village brûlé, n'ont-ils pas une me eux aussi ? Pourquoi les méprisons-nous ainsi depuis des siècles ? Mon père a fait de mauvaises affaires, il s'est endetté auprès de gens peu recommandables, tu sais bien ; peut-être a-t-il engagé une partie de son domaine, qui est un waqf, une donation faite au saint de la famille et qui doit rester consacrée aux bonnes oeuvres. Ainsi le veulent la loi et la coutume ; nous ne savons pas jusqu'où mon père s'est mis en contravention avec elles, mais tu en vois comme moi le résultat : le désordre augmente chaque jour, les gens ont peur, ils se suspectent les uns les autres. Qu'All h les maudisse ! Ils sont tous hypocrites et pleins de vices cachés ; notre saint, aujourd'hui, les vomirait s'il revenait. Qui te dit que ceux du village brûlé ne sont pas meilleurs qu'eux, au fond ? Moi je voudrais brûler toute cette vallée... >> Et puis, plus bas : << - Oui, c'est bon, continue comme ça... avec ta bouche, oui... >> Il fondait sous le feu de mes caresses, et sa révolte dont je ne connaissais toujours pas la cause fondait avec lui, laissant place à un être de volupté pure, et c'était comme ça que je le préférais ; si doux quand il se donnait, mais si dur quand il parlait des autres : à cause de cela j'aurais voulu le tenir dans mes bras toujours, pour n'entendre de sa jolie bouche que des paroles tendres. Malheureusement, une fois son désir satisfait, je ne pouvais l'empêcher de dire : << - Et maintenant, mon doux ami, allons leur mettre le feu ! >> Et je courais à sa suite rejoindre nos camarades pour fomenter quelque action nuisible ; des crimes comme le meurtre du notable stimulaient leur imagination, celle d'Ahmad surtout : c'était une limite en quelque sorte idéale qu'ils s'efforçaient d'atteindre par une escalade de violence à laquelle je ne pouvais rien, et elle se faisait dans l'ombre, de telle manière qu'il ne serait venu à l'idée de personne de suspecter un garçon angélique, apprécié de tous, dont son père en particulier était si fier. Le plus pathétique à mes yeux était que dans le même temps, celui qui souffrait le plus de la vindicte de mon oncle était son autre fils, le pauvre Mahmûd, qui avait dû renoncer à peu près complètement à fréquenter son bon ami, le fils du métayer. Je dis à peu près, car je crois qu'ils se parlaient encore de temps en temps, en cachette, mais c'était devenu très difficile pour eux ; la pression était énorme. Et Mahmûd était, apparemment, d'une patience d'ange, très différent de son bouillonnant demi-frère, mais je sentais que lui aussi enfermait en lui-même une rage secrète, qui, si elle venait à éclater, ferait encore plus de dég ts que n'en pouvait faire Ahmad. Il devait y avoir une très vieille histoire entre les deux frères et leur père, qui expliquait la bizarrerie de leurs rapports, mais je n'en connaissais pas le premier mot. Aurais-je pu soupçonner que ce mot était le même qui désignait le sentiment que j'éprouvais pour le plus jeune fils de mon oncle ? Au fil des jours, je voyais cet homme rigide, qui représentait l'ordre dans la vallée, entouré de ses collaborateurs et de ses hommes de main, en proie à une inquiétude impossible à cacher. Je n'osais bien sûr pas poser de questions, mais je savais que S"d"# avait l' me troublée, et ses problèmes personnels étaient pour quelque chose dans le climat général qui ne cessait de se dégrader. C'était aussi l'avis de certaines personnes qui osaient le mettre en cause, pointant du doigt ses défaillances dans le gouvernement de son domaine comme origine possible du chaos qui était en train de s'installer dans la paisible contrée. Mon oncle fut obligé de réagir ; il entreprit de frapper fort pour montrer qu'il avait les choses bien en main. Un jour, on pendit sur la place publique deux habitants du village brûlé, suspectés de braconnage dans le passé, qui avaient été pris en train d'écouler de la monnaie califale contrefaite. La loi était sévère pour ce type de délits, mais des mesures aussi extrêmes n'avaient plus été prises depuis longtemps. Cela équivalait presque à décréter l'état d'urgence. Ainsi, mon oncle indiquait à tout le monde qu'il était toujours l'incarnation de la loi ; mais il ne faisait que fuir en avant, fuir ses propres difficultés. Je savais que l'ordre ne reviendrait pas aussi facilement, et Ahmad aussi le savait, mais lui s'en réjouissait infiniment plus, car il était installé au coeur du désordre, enfant superbe et maléfique, contre qui je brûlais de passion et de désir. Un jour, vers la même époque, survint un autre incident f cheux dont je ne connus la signification que beaucoup plus tard. A posteriori, cet incident constitue un élément essentiel qui fit basculer le cours de ce récit, car à partir de là j'ai commencé à y voir plus clair en Ahmad ; je tenais enfin un bout du fil qui devait me permettre de m'y retrouver dans ce dédale. Sur le moment, toutefois, ce ne fut qu'une énigme de plus, que j'avais du mal à relier au reste. Depuis plusieurs jours, près d'une semaine pour être exact, je sentais de nouveau qu'il y avait de l'orage dans l'air ; quelque chose de mauvais était en latence. Et ce jour-là, donc, le lendemain du soir où j'avais vu le chien pour la troisième ou quatrième fois - mais j'étais désormais habitué à sa présence, plus intrigante que menaçante - fut un jour de deuil ; les membres du cercle familial se parlaient encore moins que d'habitude, chacun était sur ses gardes, et une atmosphère de désolation planait dans la demeure. Leila, la mère d'Ahmad, en particulier, me semblait fort affligée ; je la vis p le, les joues rouges et les yeux cernés, les mains tremblantes. On aurait dit qu'elle pleurait la mort d'un proche. J'eus l'imprudence de lui demander s'il était arrivé un malheur à quelqu'un des siens ; maladresse d'adolescent ! Elle me regarda d'un air stupide, les yeux ronds et vides d'expression, ouvrit la bouche comme pour répondre, puis finalement éclata en sanglots et s'éclipsa. Ahmad me dit : << - C'est malin ! Regarde ce que tu as fait >>, mais avec une voix blanche qui trahissait un curieux dédain pour le chagrin de sa mère. En revanche, mon oncle ne me pardonna pas cet impair de toute la journée ; il fut avec moi d'une froideur glaciale et inaccoutumée, et je sentis bien que, si je n'avais pas été le fils de sa soeur, il m'aurait sans hésiter chassé de la maison. Quant aux autres membres de la famille, ils me regardaient avec commisération, à part Mahmûd, qui semblait irrité contre eux tous. À cette occasion, il se rapprocha un peu de moi, me témoignant presque de la sympathie, ce qui était vraiment inhabituel. Un moment, je crus qu'il allait me dire quelque chose, mais il se ravisa. Il était certain que j'avais touché un point sensible, mais personne ne daignait rien m'apprendre ; décidément, cette famille ne cessait de m'intriguer. En désespoir de cause, je revins vers Ahmad, espérant lui tirer les vers du nez : << - Je suis vraiment désolé, dis-je ; je ne savais pas qu'il s'était passé quelque chose de grave. Mais bon, si personne ne me dit rien... - Ne te bile pas, va, me répondit Ahmad. Il ne s'est rien passé ; c'est toujours comme ça à cette époque de l'année ; ça dure depuis des lustres, on n'y peut rien. Il y a un jour comme ça, chaque année, où ma mère pleure, cherche pas à comprendre. Moins t'en sauras, mieux ça vaudra pour toi. Bon, maintenant désolé hab"b", il faut que je veille sur ma mère aujourd'hui, elle a besoin de moi. On se verra le soir, si tout va bien. >> Et il me planta là, interloqué. Je n'en tirerais rien de plus. C'était le bouquet ! Lui qui aimait tant, d'habitude, déblatérer sur sa famille, en déballer les petits secrets... J'en serais quitte pour me morfondre au moins jusqu'au soir. Non mais, quelle journée de fous ; et moi je suis comme halluciné, oui, je suis un halluciné - cette histoire n'a pas de sens - ou elle en a trop... trop d'événements, trop de faits, trop de secrets, de mystères, de drames cachés ou suppurants... Fou ! Cette famille me rendra fou. Je suis pris dans une spirale infernale, complice de ma propre aliénation ; Ahmad... la violence d'Ahmad, la folle beauté d'Ahmad, le cynisme manipulateur d'Ahmad, et mon incoercible passion pour Ahmad ; halluciné... Je vois venir les événements, je vois se précipiter le dénouement de cette histoire improbable et pourtant terriblement réelle ; je ne distingue pas encore mais je vois. Quelle journée, décidément, quelle journée... La tête me tourne, mes tempes bourdonnent. Un moment, je pense à aller à la vieille église. Mais le repaire, sans Ahmad, risque de me para"tre triste - encore Ahmad, toujours ce damné garçon, qui me damnera avec lui. Dire que les gens viennent de toutes les contrées jusqu'ici pour humer les effluves de sainteté éparses dans ce domaine ! Maudit domaine ! Non, ça ne va pas ; je ne tiendrai pas la journée comme ça. Il faut que je sorte m'aérer. J'ai donc coupé court à ces réflexions morbides et je suis sorti prendre l'air ; une fois sorti de la maison, je me suis tout de suite senti mieux. L'atmosphère oppressante de cette famille bizarre fit place à la calme beauté de la nature et au souffle mystique omniprésent sur cette terre de sagesse. Je me sentais soudain en communion avec l'esprit du saint, comme s'il voulait me dire quelque chose ; je faisais le silence dans ma tête pour mieux capter ce murmure lénifiant. Je fis quelque pas dans le maquis, déambulant paisiblement parmi les arbres centenaires. C'était une chose délicieuse que de sentir cette absurde famille loin de soi. Mais tout à coup, ma solitude fut troublée, pour peu de temps cependant, par une présence familière que, je ne sais comment vous l'expliquer, je m'attendais vaguement à rencontrer ce jour-là. Vous aurez compris qu'il s'agissait de Nûr-el-Haq, qui venait à ma rencontre d'un pas nonchalant. Je sentis alors que le moment était venu de reprendre la discussion qui avait été naguère interrompue. << - Eh bien, Mohammed ! Me lança-t-il, te voilà seul aujourd'hui ? Bien seul, dirait-on. Ton joli cousin t'a laissé tomber ? Nous pourrions en profiter pour reprendre notre conversation, qu'en dis-tu ? - J'allais vous le proposer. Mais vous savez sans doute mieux que moi pourquoi je suis seul aujourd'hui. - C'est possible. Mais as-tu vraiment envie de le savoir ? - Je ne sais pas. J'aimerais surtout savoir ce qui se passe ici... et dans la tête de mon << joli cousin >> comme vous dites. - Oh, il se passe tant de choses, c'est un peu comme partout... Tu es un garçon intelligent, Mohammed ; je crois que tu en sais plus que tu ne penses, en fait... - Ce n'est pas vraiment la réponse que j'espérais. - Patience. Je te dirai quelque chose ; mais il ne faut pas dévoiler tout d'un coup, cela ôterait du charme à cette histoire. - Mais quelle histoire à la fin ? - La tienne... celle de ton cousin... de ce pays aussi, qui a besoin de vous, car vous êtes ses enfants, tu sais ? Chaque pays a besoin de ses enfants, mais celui-ci plus que tout autre... tiens, regarde ; regarde bien ces gens. >> Il me montra un groupe de villageois qui se livraient, dans le bois du domaine, à un curieux rituel ; ils construisaient un petit autel avec des pierres superposées et y faisaient brûler de l'encens. Puis ils s'éloignèrent en prononçant des invocations que je ne pus saisir. L'un d'eux nous aperçut et s'éloigna plus rapidement, avec un regard gêné. En vérité, j'avais déjà observé ce genre d'autels rudimentaires dans la campagne, mais je n'en connaissais pas la signification. << - Que font-ils ? Demandai-je. - C'est une sorte d'alliance avec les esprits errants, une façon de les amadouer pour se protéger d'eux ; une très vieille croyance des gens d'ici, qui a survécu comme beaucoup d'autres aux efforts des ouléma. - Quels esprits ? - Tous les esprits. Tu ne sais pas que le monde grouille de ces êtres invisibles comme une vaste fourmilière ? Le monde psychique est beaucoup plus étendu que le monde physique, en tout cas les gens le pensaient autrefois. Mais ce qu'ils redoutent surtout, ce sont ceux des morts... leurs morts, ceux des autres, ceux qu'ils n'ont pas su comprendre ou aimer quand ils étaient parmi eux ; les hommes ont tellement de mal à se comprendre, quelle pitoyable espèce soi-disant pensante... mais quelque chose au fond d'eux-mêmes leur dit que certains malentendus, certaines injustices ou équivoques ne s'arrêtent pas au seuil de cette vie, et que la mort ne résout rien. Ceux qui sont morts dans le trouble, la souffrance, souffrent toujours ; en tout cas leur souffrance est toujours vivante... et les vivants ont peur qu'elle revienne sur eux. - Alors quoi ? Ils font des autels et brûlent de l'encens ? - Certains, oui, font cela pour se rassurer ; d'autres entretiennent un rapport plus complexe avec leurs disparus ; ils s'efforcent de ne pas oublier, voire d'expier certaines erreurs, certains crimes impunis... viens par ici, tu vas voir quelque chose. >> Tout en marchant, nous prenions le chemin qui, à travers les fourrés, les bosquets, mène de la maison au khandaq, le sanctuaire de S"d" Hamad n", là où les fidèles honorent son tombeau et se réunissent pour faire le dhikr. Depuis toujours, j'aimais ce chemin, sinueux et mal balisé ; on se croyait perdu, et puis tout à coup, au détour d'un sentier, on apercevait les vieilles pierres de l'auguste b timent, on entendait le murmure des prières. C'était pittoresque et apaisant. Je n'y allais pas souvent, mais chaque fois que j'y allais j'en recueillais une impression suave et un peu irréelle ; depuis, j'ai souvent rêvé de cet endroit : chaque fois que je me sentais inquiet ou égaré, je retrouvais l'étroit sentier, le vieux mausolée, et la paix intérieure revenait. Mais ce n'était pas vers le khandaq que m'entra"nait Nûr-el-Haq, c'était vers le cimetière situé derrière. Il était réservé à la famille du saint et aux fidèles de sa confrérie. Les tombes poussiéreuses s'y entassaient pêle-mêle, mais, comme la plupart des cimetières musulmans, il n'avait rien de sinistre : on y respirait plus l'espoir que le deuil. Mais ce que je vis ce jour-là et qui me frappa surtout, c'était ma tante Leila, que j'avais laissée un peu plus tôt en proie à un profond chagrin, en train de se recueillir sur une tombe isolée ; elle avait l'air serein et résigné, infiniment détachée des choses de ce monde. L'atmosphère particulière du lieu, qui invitait au recueillement, devait y contribuer. Je compris qu'elle pleurait une perte déjà ancienne. << - Je commence à comprendre, dis-je. Qui est enterré là ? - Son jeune frère, Jassim. Un jeune homme lumineux, que j'ai connu il y a bien longtemps, à Naruq, du temps de ses études. En fait, j'ai fait un peu plus que le conna"tre, je l'ai aimé ; enfin, lui surtout m'a aimé... quand j'ai appris sa disparition, il y a cinq ans, j'ai été triste mais pas bouleversé ; je prévoyais pour lui un avenir assez sombre, et je ne m'étais pas trompé. Il était né sous une mauvaise conjonction astrale. Mais c'était quand même un être d'une sensibilité exceptionnelle, et torturé, un peu comme ton cousin. Pour Leila, c'est autre chose ; elle aimait beaucoup son frère. - Mais je ne savais même pas qu'elle avait eu un frère ! Pourquoi personne ne m'en a-t-il parlé ? S'ils l'aimaient tant que ça, pourquoi sont-ils tous gênés de l'évoquer ? - C'est toute la question... mais il y en a une autre que tu devrais me poser d'abord, il me semble. - Eh bien... oui, de quoi est-il mort ? Il ne devait pas être bien vieux. - Oh non ! Et les circonstances de sa mort sont bien troubles, mais ce que je peux te dire, c'est qu'il n'est pas mort de façon naturelle. - Une vilaine histoire alors. - On peut le dire, oui. - C'est cela qui empoisonne cette famille ? - En tout cas, c'est autour de cela qu'il faut que tu creuses si tu veux comprendre. Je ne peux pas t'en dire plus, malheureusement ; moi-même je ne sais pas tout, tu sais je ne suis pas vraiment de la famille. Mais tu peux et tu dois découvrir la vérité, toi. - Et les problèmes de mon oncle ? Ces mystérieux visiteurs qui ont l'air de le tenir par où je pense ? - Haha ! Tu ne m ches pas tes mots, hein, toi ! Ça me pla"t. Eh bien, sache que pour moi, ils ne sont pas si mystérieux que ça, ces visiteurs ; ce ne sont que des gens de la ville la plus proche, des mercantis, des parvenus, qui se sont déjà appropriés une partie de la région, dont le sol est riche. Maintenant ils convoitent davantage, c'est normal. L'argent, le pouvoir, le sexe... tu sais ce qui fait tourner le monde, n'est-ce pas ? Tu n'es plus un enfant... Mais ton oncle ! Il ne me dit pas tout, tu sais, mais ah ! Ça oui, il s'est mis dans une f cheuse situation ; je ne voudrais pas être à sa place. Je crois qu'il a fait certaines spéculations hasardeuses, et qu'il est plus ou moins aux abois, ce qui n'améliore pas son délicieux caractère. Mais peut-on lui jeter la pierre ? Est-il totalement responsable ? Ne le juge pas trop vite ; ne juge pas trop vite les hommes en général. Je ne serais pas surpris qu'il ait été poussé à cela par une obscure fatalité, et par un concours de faits dont l'encha"nement lui échappe... Mais il doit y avoir une logique cachée, un fil qui relie tout cela ; sa déb cle actuelle, la banqueroute qui le guette, et certains épisodes dramatiques du passé ; tous les secrets de cette famille, tous les cadavres dissimulés, tout doit être lié, rien n'arrive au hasard. Cherche le fil, Mohammed, cherche, et tu trouveras. - La vérité ? - Et peut-être aussi le moyen de sauver ton cousin Ahmad. - Le sauver de quoi ? De lui-même ? De la souffrance des morts ? ou... - Ou ? - Je ne sais pas ; je vais peut-être dire quelque chose d'absurde. - Dis ce que tu penses, ce n'est pas moi qui te jugerai. - De ce chien... vous savez, ce chien énorme, qui rôde dans les environs et que j'entends parfois hurler la nuit ; je suis sûr que vous l'avez entendu vous aussi ; vous n'êtes pas fou comme eux. Vous devez savoir de quoi je parle. - Peut-être ; mais écoute. Là, tu touches à des choses dont je préfère ne pas trop parler, car tu y gagnerais plus de trouble encore... ce que je peux te dire sur cette créature, ce chien comme tu dis, c'est qu'il n'est pas forcément ce qu'il a l'air d'être. Garde-toi de trop spéculer, laisse la vérité venir à toi. Rien ici n'est ce qu'il a l'air d'être... d'ailleurs les choses sont rarement ce qu'elles ont l'air d'être, mais ici encore moins. Souviens-toi de cela, et n'aie pas peur, Mohammed. Je sais que tu es fort. - Euh, merci, mais... >> Il ne m'écoutait plus ; il s'était déjà éloigné. Drôle de bonhomme ; sa conversation ne m'avait pas appris tout ce que j'espérais apprendre, et même le mystère s'était quelque peu épaissi. Mais j'avais quand même l'impression d'y voir plus clair. Toutefois, je n'avais pas fini de m'étonner ce jour-là. Laissant ma tante Leila, qui ne l'avait pas vu, à sa douleur, je suis revenu vers l'entrée du khandaq en longeant le mur du cimetière ; c'est alors que je me heurtai presque à mon cousin Mahmûd, qui rôdait lui aussi dans les parages pour je ne sais quelle raison. Je l'avais rarement vu d'aussi près, et il me fit cette fois-là une impression curieuse, comme si je le voyais pour la première fois ; je remarquai, involontairement, que c'était un très bel éphèbe de dix-huit ans avec des membres fins et athlétiques, mais peu massifs, une peau mordorée et des traits d'Adonis travaillé, lui aussi, par une douleur secrète qu'il s'ingéniait à dissimuler ; décidément, c'était de famille. Il avait le même masque impassible que tous les jours, mais on pouvait déceler en lui une certaine émotion que je reliais confusément à l'endroit. Naturellement, il était encore plus surpris que moi de me trouver là, et visiblement embarrassé aussi. Je me le remémorai embrassant le garçon qu'il ne voyait plus désormais, et je crois qu'une légère rougeur me monta au front. Il s'en aperçut, me regarda d'un air rêveur et dit, après m'avoir fort poliment salué : << - Que fais-tu par ici, Mohammed ? - Rien ; je me promène, c'est tout... - Dans un cimetière ? Justement aujourd'hui ? Comme c'est étrange... tu ne chercherais pas plutôt à comprendre pourquoi tout le monde, ici, semble marcher sur la tête ? Voudrais-tu t'emparer de secrets qui ne sont pas les tiens ? >> Il avait dit cela en se rapprochant de moi d'une façon troublante, tellement que je pouvais sentir son haleine sur ma joue, et que j'en frissonnai, mais pas de dégoût. << - Non, non, ce n'est pas ça... je parlais avec Nûr-el-Haq, c'est tout ; nous ne parlions pas de la famille. - Oh ! L'effronté menteur ; c'est un vilain garçon, ça. Allez, arrête, je sais bien de quoi vous parliez. - Bon, et après ? C'est ma famille, non ? Et pourquoi dis-tu qu'ils marchent sur la tête, d'abord ? - Quoi, tu me le demandes ? Alors ça, c'est la meilleure ! N'es-tu pas le premier à l'avoir remarqué ? - Je ne suis pas là pour juger. - Alors là, j'aurai tout entendu ! Juger ? Non, c'est sûr qu'un morveux comme toi n'a pas à nous juger, mais tu aimerais bien comprendre... et c'est normal, je ferais pareil à ta place ; seulement dis-toi qu'au train où vont les choses, le temps que tu comprennes il sera trop tard. Tu veux un conseil, Mohammed ? Tu es joli, tu sais. Au fond, je t'aime bien, je serais f ché qu'il t'arrive du mal. Alors, fais tes bagages et rentre vite chez tes parents, bien sagement, à Naruq, comme un bon petit garçon ; ce pays n'est pas pour toi, il s'y passe des choses trop sérieuses. - Ah ! Oui, dis-je effrontément, j'ai vu cela ; et les bons petits garçons, tu aimes ça, hein, Mahmûd ? >> Je ne sais plus pourquoi j'ai dit ça ; c'était parfaitement idiot, mais je ne voulais pas m'avouer que son << au fond, je t'aime bien >> m'avait troublé. Il avait dit cela sincèrement, je crois, et avec une sorte de gravité qui contrastait avec le reste de son discours, plutôt grinçant d'ironie. Je n'étais plus sûr du tout de ce que je ressentais pour ce cousin énigmatique que mon autre cousin, Ahmad, dont j'étais beaucoup plus proche, méprisait ostensiblement. Heureusement, il accueillit ma boutade avec flegme et dit simplement : << - Le chameau rit de la bosse de son voisin, à ce que je vois ! Je n'ai pas le temps de jouer à ce jeu avec toi, Mohammed, surtout en un jour comme celui-là... Mais comme je suis généreux, moi, contrairement à eux tous, je vais encore te donner un bon conseil, que tu ne suivras probablement pas mais qu'importe : méfie-toi d'Ahmad... et même, si tu tiens à ton me - car je suppose que tu en as une, toi qui n'es pas d'ici, tu dois encore en avoir une - évite-le comme la peste. Voilà, je t'ai dit tout cela par charité, mais tu en fais ce que tu veux. Maintenant, que la Paix soit sur toi, j'ai autre chose à faire aujourd'hui que de conseiller un pauvre gosse libidineux et entêté. >> Et il s'éloigna à son tour, avec une sorte de lassitude qui ne s'accordait pas avec son ton gouailleur. Il y avait tellement de contradictions en lui ; ça me plongeait dans un ab"me de méditations. En tout cas, << pauvre gosse libidineux et entêté >>, c'était méchant ; mais je ne l'avais pas volé. Plus tard, le soir, lorsque je vis Ahmad, je lui relatai sommairement les événements de la journée, en particulier cette conversation, et la jolie formule que son grand frère m'avait décochée. Cela le fit beaucoup rire ; mais je riais de bon coeur avec lui. En revanche, je ne lui dis pas de quelle équivoque façon Mahmûd, pour la première fois, m'avait ému. Mais quand enfin je l'interrogeai sur cet oncle défunt dont tout le monde m'avait caché l'existence, il cessa brusquement de rire et s'énerva, comme si j'avais posé une question gênante ou pire même, offensante. Il se jeta sur moi, me renversa sur le tapis de la chambre, et il y avait des éclairs dans ses yeux ; je crus vraiment qu'il allait me frapper avec ses petits poings serrés, et je m'apprêtais déjà à riposter, mais au lieu de cela, il m'embrassa frénétiquement sur la bouche. C'était si soudain que je faillis m'étouffer, mais délicieux en même temps. C'était sa réponse, et je comprenais qu'elle voulait dire quelque chose comme << boucle-là, idiot, il vaut mieux ne jamais parler de cela >>. Mais la fra"cheur de ses lèvres enfantines me mirent les sens en émoi, et l' me en effervescence ; mes mains langoureuses de << pauvre gosse libidineux et entêté >> qui n'était plus vraiment un gosse - j'avais tout de même quatorze ans passés - se mirent à errer sur sa croupe avenante et sur ses hanches d'alb tre, et il m'imita avec plus de ferveur encore tout en continuant à m'embrasser sur la bouche et dans le cou. Bientôt, nous nous confond"mes en une tempête de caresses et de baisers fous, je pétrissais le corps consumé de désir d'Ahmad, et je me sentais sous sa peau nue et frémissante comme un champ balayé par une tornade amoureuse. Et je m'immisçai fébrilement en lui, entre ses jambes lactescentes et glabres au galbe époustouflant, dans son brasier intérieur, en lui arrachant force soupir mélodieux et gémissement de volupté, qui se mélangeaient aux miens en une grisante harmonie. Ce fut un moment d'extase absolument divin ; je m'en souviens encore avec émotion des années après, car rarement Ahmad s'était donné à moi avec autant d'ardeur spontanée ; il y avait toujours dans ses étreintes une sorte de férocité qui me surprenait, et que je cherchais à conjurer ou du moins à compenser par de la tendresse, mais là, on eût dit vraiment qu'il cherchait à s'anéantir en moi, bien que ce fût plutôt moi qui était en lui ; oui, j'avais l'impression qu'il voulait mourir de volupté, pousser l'effort physique jusqu'à l'éreintement et pousser son ultime soupir entre mes bras et sur mon sein palpitant ; il n'y avait que mon amour pour le retenir d'aller au delà de ses propres limites, dans une volonté de jouir qui confinait clairement à la destruction. Toujours cette rage de détruire ou de se détruire qui me laissait perplexe, même au plus fort de mon empathie pour ce garçon. Cependant, il me fallait convenir qu'Ahmad avait trouvé une fois de plus le moyen imparable de me faire taire alors que je cherchais à percer son mystère et celui des siens. Il me tenait en laisse par le plaisir, et je le constatais avec déplaisir. Mais sur le moment, j'étais trop anéanti moi-même par les flots de semence chaude que mes reins avaient dû fournir pour y attacher de l'importance. Un jour je revis le chien noir, et de très près cette fois, mais en rêve. Ahmad était avec lui ; ils marchaient ensemble, et je savais, je comprenais qu'ils étaient comme deux frères, mieux, ils étaient comme une seule me ; le chien représentait la bestialité native d'Ahmad, et il était sous sa coupe. Par haine pour sa famille, pour son monde, pour lui-même, que sais-je, il avait fait alliance avec certaines forces occultes, certaines puissances de l'ombre qui prétendaient gouverner notre monde, et il était devenu cette bête féroce, bien qu'ils continuassent momentanément à habiter deux corps séparés. C'est vers cette époque qu'Ahmad, dans sa fièvre destructrice, commença à être fasciné par les goules, en tout cas à m'en parler, le soir, avec prudence au début, puis avec exaltation. Il admirait certains mauvais garçons du pays, qui tra"naient quelquefois en bande et qui comptaient moult forfait qualifié à leur actif, y compris le meurtre, car ces monts paisibles en apparence recelaient une violence larvée ; lorsque les hommes se battaient, ils ne lésinaient pas sur les coups de couteau. Ahmad n'en était pas encore là, mais je voyais qu'il rêvait d'en faire autant. Or, on disait de certaines personnes malfaisantes, en particulier si elles venaient du village brûlé, qu'elles étaient devenues à moitié goules, et qu'elles se nourrissaient de sang ou de chair humaine, comme ces créatures infernales. Moi qui venais de Naruq, je pensais que c'était une image pour dépeindre leur férocité, mais Ahmad la prenait au mot, à la façon des gens du pays ; et quelque part au fond de moi je me disais qu'il avait peut-être raison ; après tout, ne se passait-il pas ici toute sorte de choses inexpliquées, depuis toujours ? Bref, parfois, le soir, nous évoquions le sujet, et je voyais Ahmad glisser avec délectation dans une rêverie macabre, en s'imaginant devenu un de ces êtres surnaturels, ténébreux, dotés d'une puissance surhumaine au service d'un instinct de prédateur. C'était donc à cela que visait mon angélique cousin ! Or, dans le rêve, je le voyais à la tête de la bande de gamins qui avait élu la vieille église pour repaire ; la puissance démoniaque du chien noir était passée en lui, et de lui en eux, et ils étaient tous devenus comme de jeunes démons, blêmes, les yeux injectés de sang, battant la campagne à la recherche d'une proie humaine. Moi seul j'étais resté moi-même, et je les suivais, plein d'appréhension, afin de voir ce qui allait se passer. Ils étaient comme des bêtes féroces et sanguinaires, mais je savais qu'ils ne s'en prendraient jamais à moi ; à tout autre humain, oui, mais pas à moi. Tout d'un coup, un garçon venait à croiser leur route ; un garçon du village, un jeune p tre à la démarche gracieuse, beau, avenant, avec ses boucles brunes et ses lèvres sensuelles. Il avança vers eux sans méfiance, les prenant pour des garçons comme lui, et soudain il s'aperçut qu'il avait affaire à des goules affamées ; ses beaux yeux bruns et doux s'agrandirent de terreur. Il voulut implorer gr ce, mais sa voix expira dans sa gorge. J'avais pitié de lui, mais il n'y avait rien à faire. Ahmad et sa bande se jetèrent sur lui, toutes griffes dehors, comme une meute de loups, et je vis son pauvre corps partir en lambeaux rougeoyants sous leurs crocs acérés. C'était un spectacle absolument horrible. Je me réveillai à ce moment, et il me fallut du temps pour me persuader que ce n'avait été qu'un rêve ; car c'était un de ces rêves incroyablement réels, qui vous marquent comme des souvenirs. Or, ce rêve était en fait une prémonition ; peu de temps après, il se réalisa effectivement. Pas tel que je l'avais rêvé, au détail près, non, il y avait des différences importantes, mais je compris immédiatement que c'était la même scène transposée ; moins violente dans la réalité que dans le rêve, mais avec la même ambiance morbide, la même tonalité affective. Nous avions fait la nouba au repaire, les garçons avaient copulé, pris du chanvre et bu pour certains et ils étaient très excités. Ahmad, prenant la parole, parla comme un tribun, les exhortant à la violence. Ils voulaient partir déclencher un incendie, mais chemin faisant, ils se ravisèrent et décidèrent d'opter pour quelque chose de plus corsé. Différentes idées, plus folles les unes que les autres, furent avancées, et c'est alors qu'Ahmad remit sur le tapis son histoire de goules et proposa une sorte de sacrifice humain. Et tout d'un coup, ils l'aperçurent ; le jeune p tre, exactement comme dans le rêve. Le même garçon, les mêmes traits, le même balancement harmonieux de la taille en menant son petit troupeau. D'abord, quelques gamins s'en prirent aux bêtes ; ils sortirent leurs coutelas et en égorgèrent quelques-unes séances tenante, qui serviraient pour le d"ner. L'éphèbe désemparé eut beau protester, les garçons riaient, surtout Ahmad. Il eut le tort d'insister ; de toute façon, pour moi, son sort était joué d'avance. La meute s'aperçut alors que ce joli garçon brun, avec ses cuisses nues, longues, fines mais fermes, alléchantes, constituait la victime idéale. Ils se jetèrent sur lui et le ma"trisèrent en un rien de temps, mais heureusement, ils ne le dévorèrent pas sur le champ ; ils l'emmenèrent au repaire, avec les moutons égorgés que l'on commença à faire rôtir sur un vieux chandelier utilisé comme broche improvisée, en plein milieu de la nef, puis ils entreprirent de s'amuser avec le jeune berger, qui sentait bien, le pauvre, que toute résistance était inutile. Après l'avoir forcé à boire et à prendre du hashish, ils lui arrachèrent ses vêtements et lui passèrent sur le corps l'un après l'autre, Ahmad d'abord, qui le monta comme un centaure, puis tous les autres, à part moi, que cette frénésie collective rebutait ; chacun d'eux satisfit ses désirs et ondoya de sa semence plus ou moins abondante suivant l' ge les entrailles immaculées de la victime, qui pleurait doucement au début, mais ensuite, le vin et le chanvre aidant, complètement étourdie, elle ne devait plus sentir grand-chose, ou bien elle finit par se donner malgré elle ; certains garçons, en effet, le travaillaient de l'intérieur avec tant de zèle et d'application qu'ils arrivèrent à le faire jouir, à son corps défendant, et je voyais dans son regard la lutte pathétique entre le plaisir et la honte. En fait, à la toute fin, résigné et ivre, il semblait y avoir pris goût. C'est alors que le jeu bascula dans le macabre. Ahmad, titubant et le dard tendu à nouveau, passait sur le prisonnier pour la seconde fois, et quand il eut maculé ses douces cuisses virginales de sa laitance, dans un grognement de satisfaction animale, il regarda sa victime pantelante avec une appétence qui n'était pas sexuelle cette fois, mais je distinguais une gourmandise affreuse dans ce regard, et je me souvenais du rêve. Et je me crus revenu dans le rêve quand Ahmad dit, en caressant ses flancs nus avec une voluptueuse cruauté : << - Et maintenant, hab"b" - il l'appelait ainsi, << mon bien-aimé >>, par une cruelle ironie - nourris-moi ; j'ai faim de toi, j'ai soif de toi ; nourris-moi, laisse-toi te boire, laisse-moi boire le nectar de tes veines, je suis sûr que ce sera plus divin que du vin ! >> Le garçon n'eut que le temps de le dévisager avec stupeur, réalisant à peine ce qu'il lui demandait ; d'un coup, la main caressante d'Ahmad planta ses cinq ongles dans sa poitrine ; cinq petite incisions profondes et douloureuses dans son sein gauche. Le garçon poussa un cri aigu, déchirant, qui résonna sous les voûtes, et comme dans mon rêve, ses yeux de s'agrandir d'épouvante et de stupeur. Mes camarades de débauche riaient. Moi je surveillais le méchoui, car, pendant qu'ils s'amusaient tous comme des sauvages, ils auraient été capables de le laisser brûler, ce qui eût été regrettable. Je ne voulais pas assister à ce spectacle - le viol du berger, je veux dire -, mais je devais regarder quand même, c'était plus fort que moi. Je vis le sang - cinq petites rivières qui se rejoignirent en un seul grand fleuve pourpre - couler sur la poitrine du garçon qui sanglotait, et Ahmad léchait ce nectar rouge, << le nectar de ses veines >> comme il disait, il léchait avec délectation la plaie faite par sa main sur ce sein charmant, et il buvait, il buvait le fluide vital qui s'écoulait, encore et encore. Puis il invita un autre garçon à boire à son tour - le garçon hésita mais se laissa vite convaincre - puis encore un autre, et ainsi de suite, et pendant que tous les garçons, comme une meute de goules assoiffées, exactement comme dans le rêve, léchaient le sein écarlate de leur victime avec leurs langues écarlates, Ahmad, de la sienne, lapait sur le visage du malheureux, superbe dans sa douleur, les larmes amères qui s'écoulaient lentement... Pour finir, nous avons mangé le mouton, et j'en ai même proposé une part au p tre qui n'était pas mort, mais qui gisait lamentablement sur le carrelage de l'église, exténué. Ensuite, je ne sais pas très bien ce qui est arrivé ; deux des garçons, les plus robustes, ont reconduit le gamin à moitié mort, vidé d'une partie de son sang, jusqu'à l'entrée du village et l'ont abandonné là, sans ménagement. Après, ce sont des hypothèses, mais je crois que l'infortuné berger a passé chez lui un mauvais quart d'heure encore, car son père, homme pauvre et dur, l'a sévèrement puni pour avoir laissé des gens égorger plusieurs de ses moutons, ce qui constituait une grosse perte pour lui. Il ne l'a plus laissé garder son troupeau - enfin, ce qui en restait - et l'a condamné à la place à exécuter des t ches plus ingrates, tous les travaux sales que personne ne veut faire, cela fait que le garçon en a eu assez, il s'est révolté, et il est revenu vers nous. Il s'est fait prendre de nouveau, mais cette fois il était volontaire ; et ensuite, il offrit même à Ahmad de boire encore le nectar de ses veines, et Ahmad a accepté. Je crois que son esprit avait quelque peu souffert de sa première rencontre avec la meute ; il ne devait plus jamais être le même. Quelque chose s'était brisé en lui, et il appartenait désormais au fils de mon oncle. Il devint à jamais sa victime docile et consentante. Je crois qu'Ahmad, à sa façon, l'aimait bien, d'ailleurs c'était un garçon agréable et sympathique : moi-même j'ai fini par profiter de lui, avec son autorisation bien sûr. Mais il ne le traita jamais en égal ; d'ailleurs, Ahmad ne traitait personne réellement en égal, à part moi à la rigueur, mais celui-là, comme d'autres du même genre, c'était différent : ils étaient clairement à sa botte, il se nourrissait d'eux ; ce n'étaient pas ses amis ou ses camarades, c'étaient ses vassaux, ses domestiques, son cheptel ; il se nourrissait littéralement d'eux, et symboliquement aussi. Il s'en servait pour accro"tre sa puissance. Dans la façon dont Ahmad s'amusait à pervertir les garçons des alentours, à semer la discorde dans les familles paisibles, il y avait quelque chose de carnassier, qui me ramenait toujours à l'animal mystérieux qui hantait ces collines la nuit. Ce qu'il aimait, c'était d'entrer dans les vies de ces garçons inconnus, planter ses griffes dans le tissu vif de ces vies, les modifier, y provoquer des accidents, des drames dont il se délectait ; je dirais même qu'il s'en nourrissait, oui, l'exemple du très pur Aylan, dont il avait fait sa chose, un charmant petit démon sans conscience à son image, et tout à sa dévotion, parlait de lui-même : il se nourrissait de ces vies dans lesquelles il s'incrustait, il aspirait véritablement leur substance. Cela me faisait penser à ces goules qui se nourrissent de sang ou de chair humaine. D'après une légende de ce pays, que j'avais entendue dans mon enfance, certains hommes qui avaient fait un pacte avec les forces de l'ombre, au bout d'un laps de temps donné, deviennent cette sorte de goules, qui se repaissent de leurs semblables. Parfois ils sont liés à un loup ou un chien de l'enfer : ils partagent une seule me dans deux corps, celui de l'homme et celui du loup ; la nuit, lorsqu'ils dorment, leur me s'éveille dans le corps de la bête, et ils peuvent commettre toute sorte d'actions horribles jusqu'au matin, où ils s'éveillent à nouveau dans leur forme humaine ; et si l'on tue la forme humaine, ils vivent définitivement dans le corps du loup, mais si l'on tue celui-ci, les deux meurent à jamais. Il font donc nécessairement tuer le loup pour être débarrassé d'eux, mais c'est extrêmement difficile, car il est doué d'une force monstrueuse, et personne ne sait où est sa tanière. Je savais que ce n'étaient là que de vieilles légendes auxquelles il ne faut pas accorder trop de foi ; mais je me demandais si Ahmad, lui, n'y accordait pas foi, et si, de ce fait même, elles n'avaient pas pris une sorte de réalité ; comme si c'était Ahmad lui-même, la rage et le désespoir d'Ahmad, qui avaient fait appara"tre ce chien, et donné corps à la légende. Ahmad-la-pieuvre était-il devenu Ahmad-le-goule ? L'idée me séduisait ; elle m'inquiétait et m'amusait à la fois. Un jour, au repaire, évoquant à nouveau la question du chien, je lui fis part de cette hypothèse, mais de façon plaisante, et un peu insolente. La réaction d'Ahmad me surprit : il devint nerveux, tenta de tourner mes propos en dérision, mais à ce moment il se sentit mal, au point que je crus qu'il allait tourner de l'oeil. Alors il s'agrippa à moi en vacillant, et je le vis, très p le, avec une lueur fiévreuse au fond des yeux, qui me dit : << - Protège-moi ! Hab"b" Mohammed, protège-moi ! Toi seul peux comprendre... - Je te protégerai toujours, Ahmad, dis-je ; mais ne me diras-tu pas enfin contre qui ou contre quoi ? - Mais contre lui ! C'est-à-dire contre moi ! Lui, c'est moi ; et il veut prendre ma vie, toute ma vie... il se nourrit de ma colère contre eux tous, tu comprends ? - J'aimerais bien, hélas ! Si seulement je savais de qui tu parles, qui est ce lui qui est toi ? Et pourquoi es-tu en colère contre ceux qui t'aiment ? Explique-moi, Ahmad ; tu sais, je ne demande qu'à t'aider. - Je ne peux pas ! Je ne peux pas t'expliquer... ce secret ne m'appartient pas, pas entièrement... de toute façon, c'est trop tard. Lui c'est moi, moi c'est lui ; oui, c'est de ce chien que je parle ; tu es le seul à l'avoir vu à part moi. Tu es une bonne me, Mohammed, reste à mes côtés, tu m'apaises. Mais on ne changera rien à ce qui est ; je suis... - Tu es quoi ? Un goule ? C'est ce que tu allais dire ? - La colère divine ! Je suis la colère divine, voilà ce que je suis pour eux ! Ils paieront pour leurs mensonges et pour chacune de leurs bassesses... mon père et les autres... non, Mohammed, mon bien-aimé, il n'y a rien à faire, à part m'aimer comme je suis si tu en es capable. Prie pour moi si tu veux, moi tu sais bien, j'ai toujours eu horreur de la prière, et cette horreur atteint en ce moment des sommets que tu ne peux pas imaginer. L'homme qui prie cherche à se donner l'illusion qu'il peut modifier son destin... moi je suis le destin, ennemi des hommes ! Ne me juge pas, Mohammed, tu ne les as pas vus, moi oui ; leur monde mérite la ruine. Allons semer la ruine et la désolation, mes camarades et moi ; nous sommes une génération qui n'espère plus qu'en la destruction, c'est comme ça. - Je ne te juge pas ! Oh non, Ahmad, ce n'est pas ça ; même si j'ai peur pour toi, je ne te jugerais jamais, mais j'aimerais pouvoir te comprendre. - Vraiment ? Vraiment, hein, tu veux me comprendre ? Oui, tu as raison... eh bien, suis-moi, là tu vas comprendre. - D'accord, et où allons-nous? - Au coeur des ténèbres, mon bien-aimé ; nous allons au coeur des ténèbres ! Ne pose plus de questions, tu comprendras bien vite ; suis-moi, c'est tout ce que je te demande. >> Il m'emmena dans la forêt, aux confins du domaine ; je n'étais encore jamais allé aussi loin, dans la direction opposée à celle du khandaq. Je vis d'abord les lumières d'un feu qui crépitait quelque part, entre les arbres ; puis j'entendis des éclats de voix, des rires sonores qui fusaient. Je me suis approché avec précaution, guidé par Ahmad. Là, dans une clairière, autour du feu de camp, des garçons inconnus faisaient la fête. La fête ? C'était plutôt une sorte de sabbat, un rituel macabre et bacchique. Je reconnus certains de ces garçons perdus que les villageois se montraient du doigt, et au passage desquels ils fermaient leurs volets, serraient leur bourse, mettaient la main à leur sabre s'ils en avaient un. Des mauvais sujets, de la racaille, totalement irrécupérable, enfin des modèles pour Ahmad. Leur apparence était faite pour intimider ; ils avaient les cheveux ébouriffés ou au contraire le cr ne rasé, des vêtements noirs, ou bien ils étaient à moitié nus, avec des dessins cabalistiques sur le corps, faits avec de la peinture rouge, jaune, bleue, noire... Les plus grands avaient environ seize ans, mais ils en paraissaient vingt. Certains avaient juste notre ge, et ils ne faisaient pas moins peur que les autres. Enfin, ce n'est pas que j'avais peur, mais ceux-là vivaient de la terreur qu'ils inspiraient à tous les gens qu'ils détroussaient, et il valait mieux se tenir sur ses gardes, c'était clair. D'où est-ce qu'Ahmad les connaissait ? Je n'aurais pas su le dire, vu que j'étais avec lui presque tout le temps et qu'il ne m'avait pas encore présenté à ces étranges amis, mais je savais ce garçon plein de ressources, peut-être même capable d'être à plusieurs endroits en même temps, qui sait. À un moment ou à un autre, il avait trouvé le moyen d'être reçu dans cette assemblée interlope. Tout cela m'inspirait, à moi, un mélange de dégoût et de curiosité, mais lui ça le faisait rêver, manifestement, ce qui prouvait une fois de plus que nous n'étions pas pareils. Avec un respect teinté d'envie, il me montra un grand qui devait être le chef ou quelque chose du genre, et m'expliqua que celui-là était un goule, qui avait déjà occis des dizaines d'hommes et mangé de la chair humaine. J'eus un frisson de dégoût ; mais avec quelle envie ce garçon fin et racé, si séduisant avec ses boucles ch tain, contemplait ce répugnant malabar ! C'était incompréhensible et fascinant. Le malabar en question, qui se faisait appeler Kaab ben Harb - Kaab fils de la guerre - invita Ahmad à rejoindre son cercle, avec des gestes amicaux mais pas trop, un peu brusques et sans se départir d'un air supérieur. Connaissant bien Ahmad, je voyais qu'il était aussi impressionné que moi, mais il ne le montrait pas ; j'admirais son flegme. Kaab salua Ahmad d'une façon assez cavalière qu'il n'aurait pas supportée venant de tout autre (j'étais du reste étonné qu'il la support t venant d'un pareil énergumène), puis il dit en faisant allusion à moi : << - Qui c'est, celui-là ? - C'est mon cousin Mohammed, je vous en ai déjà parlé ; vous pouvez lui faire confiance comme à moi. - Alors, tu crois que tu mérites notre confiance ? - Je la mérite et je vous le prouverai. - Ben voyons ! Et qu'est-ce que tu as fait de si mal, pour mériter la confiance de gens comme nous ? - J'ai incendié, volé, corrompu, violé... - Ouais, des broutilles, quoi. Tu as déjà tué ? - Non ; enfin, des hommes, tu veux dire ? - Ben évidemment, des hommes, pas des poulets ! - Alors, non. Pas encore. - Il serait temps de t'y mettre si tu veux être des nôtres. - Je le ferai bientôt, accordez-moi un peu de patience ; mais je suis déjà des vôtres, car je suis un goule ; je suis goule de coeur, je le sens, je le sais. - Tu es goule, toi ? Toi, le descendant du saint, qui n'as tué personne ? Dis-donc, je te trouve bien prétentieux ! C'est bien ; les modestes n'ont pas leur place parmi nous. Mais pour appartenir à notre monde - c'est ce que tu veux, n'est-ce pas ? - il ne suffit pas d'avoir mis le feu et violé ; il faut avoir du sang sur les mains. C'est bien rentré dans ta petite tête ? >> Un instant, je vis le rouge de la colère monter aux joues du hautain Ahmad face à l'insolence de son interlocuteur. Mais il se domina parfaitement, et répondit d'un ton radouci : << - Je n'ai pas de sang sur les mains, c'est vrai ; mais j'ai déjà bu du sang humain. - C'est vrai, je l'ai vu faire >> dis-je à tout hasard, dans l'espoir d'aider mon cousin dans ses pathétiques efforts pour séduire cette brute. La brute en question me regarda d'un oeil torve, cependant qu'Ahmad me souriait avec gratitude. << - Bon. D'accord, dit Kaab. Eh bien, voyons ce que tu as dans le ventre, petit. Tu as bu du sang, c'est bien. Mais tu n'as jamais mangé de chair humaine, n'est-ce pas ? - Euh... non, jamais. - C'est pas grave. Aujourd'hui, tu vas essayer. Si ça ne te fait pas vomir, on pourra peut-être faire quelque chose de toi. - D'accord. Je suis prêt. >> Je n'aimais pas du tout la tournure de cette conversation, mais c'était du Ahmad tout craché. Kaab et ses sbires, un garçon noir anthracite à la beauté envoûtante mais avec des dents de cannibale, taillées en pointes, portant une sagaie, et un petit blond sec au sourire de hyène, l'oeil gauche caché par une mèche aguichante, nous emmenèrent près du feu, sur lequel grillaient des lambeaux de viande noire, peu appétissants. Kaab en prit un dans sa main, qui avait l'air d'une serre, et le tendit à Ahmad : << - Mange, petit, c'est de la viande d'homme ; c'est ce qu'il y a de meilleur. - Tu ne vas quand même pas manger ça ? Lui glissai-je à l'oreille. >> Mais la petite fouine m'entendit et dit : << - Bien sûr qu'il va en manger ! Et toi aussi, la mauviette, sinon c'est toi qui servira de d"ner la prochaine fois. - Eh ! Je suis pas une mauviette ! >> me récriai-je, toutefois peu rassuré. Kaab dit : << - Ah non ? Alors je te conseille de manger, comme ton cousin, si tu ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose... que tu n'aurais pas le temps de regretter. >> Et il me tendit un autre lambeau de viande, rêche et presque carbonisé. Ahmad regardait le sien avec l'air de quelqu'un qui essaie de se donner du courage pour accomplir quelque chose de difficile. Manger de la chair humaine, c'était plus facile à dire qu'à faire, apparemment, même pour lui. Cependant, il avait tellement h te d'être agréé parmi ces sauvages qu'il ne tarda pas à porter la viande à sa bouche et à en mordiller le bout. Il fit d'abord une grimace ; c'était à la fois dur et mortellement épicé. Les autres riaient, ce qui renforça sa détermination. Il se mit alors à manger de bon coeur, mais je voyais à ses traits crispés qu'il avait encore du mal à déglutir. Cependant, nos hôtes étant satisfaits de lui, ils tournèrent leurs regards vers moi. Je sentais à leur air menaçant qu'ils ne plaisantaient pas et que j'avais intérêt à manger. Je me mis donc à détacher de petits bouts avec mes dents et à mastiquer lentement. C'était fort, et assez immangeable en fait. Cependant, Kaab commentait : << - Vous mangez en ce moment un garçon du village, qui nous a manqué de respect. Alors nous l'avons emmené ici et nous nous sommes d'abord amusés avec lui : nous lui sommes tous passés sur le corps, moi d'abord ; je l'ai tringlé comme une chienne et il a joui, le bougre. Puis, quand nous avons eu fini tous, nous l'avons un peu découpé à vif pour rigoler, et à la fin nous l'avons fait cuire. C'était un bon garçon, n'est-ce pas ? Dommage qu'il n'aura servi qu'une fois. - Oui, répondit Ahmad, qui avait fini son morceau, c'est du bon ; j'en reprendrais bien, moi. - Tu ne crains pas l'indigestion ? Dit Kaab en riant. - Je mangerais un homme entier ! >> Ahmad, qui tenait à montrer sa bonne volonté, attaqua stoïquement le second morceau qu'on lui donna ; en un sens, j'admirais son courage, il était vraiment prêt à tout, comme d'habitude. Moi, cependant, je n'avais pas avalé la moitié du mien et je commençais à avoir du mal. J'avais de plus en plus envie de vomir. D'ailleurs je me sentais vraiment mal. Ma tête tournait ; ma vue commençait à se brouiller. Les garçons autour de moi avaient des faces biscornues, grimaçantes, des faces de goules. Je vis à ce moment qu'Ahmad ne mangeait plus : il était debout, les yeux exorbités, il parlait comme un fou et avait du mal à garder l'équilibre. Les autres s'amusaient de plus en plus. Ils devaient nous avoir drogués, car je voyais tout bizarre, déformé, j'avais l'impression de tomber dans le vide, à l'infini, et mon coeur battait très vite ; on aurait dit que j'avais mangé beaucoup de haschisch, sauf que ça ne ressemblait pas à l'effet du haschisch, c'était beaucoup plus fort et angoissant. En tout cas, j'avais l'esprit embrouillé ; je n'étais plus du tout lucide, mais je voyais que quelque chose n'allait pas. Ahmad était maintenant à moitié nu, et il dansait autour du feu, avec les autres, comme un possédé. Tandis qu'il dansait, le petit blond vicieux s'approcha de lui par derrière et commença à le caresser en lui embrassant le cou. Ahmad tourna légèrement la tête, comme un somnambule, et ses lèvres rencontrèrent celles du garçon. Celui-ci l'embrassa un peu, lécha sa joue, et se colla beaucoup à lui, en mettant les mains sur ses hanches, tandis que deux autres garçons achevaient de le mettre à nu. Son dard était tumescent, peut-être en partie à cause de la drogue. Ils entamèrent avec lui, en transe, une sorte de danse sexuelle ; leurs mains couraient sur ses cuisses et leurs langues sur son sexe. Le blond était nu aussi, et il se trémoussait derrière lui, la main posée sur ses pendeloques, qu'il caressait en les soupesant. Leurs corps se mêlèrent à la lumière rougeoyante du foyer, dans une sorte de cérémonie orgiaque et parfaitement obscène qui me donnait la nausée, parce que je voyais mon précieux cousin, la chair de ma chair, copuler avec ces brutes mangeuses d'homme, et cela me retournait l'estomac, qui par ailleurs manifestait son mécontentement pour ce que je lui avais fait ingérer, par d'horribles et douloureuses contractions. Et la tête me tournait de plus en plus ; en face de moi, le fouillis de membres enchevêtrés, de ventres, de sexes de garçons au milieu duquel trônait la face d'Ahmad, déformée par le stupre, m'apparaissait comme une chose infra-humaine, une créature de l'ab"me, une hydre informe qui s'étirait comme de la p te de verre, et s'étendait dans tout l'espace, à l'infini ; ce fut la dernière chose que je vis avant de perdre conscience. Ensuite, quelque chose d'humide et glacé me balaya le visage, et je vis que j'étais étendu par terre, avec Ahmad à côté de moi, trempé, claquant des dents. Le garçon noir au-dessus de nous avait un seau vide à la main ; il venait de nous asperger. Kaab dit : << - Allons, debout les dormeurs ! C'est presque l'aurore, il est temps de rentrer sinon votre maman va s'inquiéter. - Où Sommes-nous ? Dit Ahmad ; ah ! Oui, ça y est, je me souviens. Les goules... ça y est, je suis un goule, maintenant ! J'ai mangé de la chair humaine, je suis des vôtres, n'est-ce pas ? - Mais non, imbécile, dit Kaab, tu n'as pas mangé de la chair humaine ! Tu croyais quoi ? Nous sommes des tueurs, oui, pas des anthropophages ! Et même si ça nous arrivait, on t'en ferait pas profiter, néophyte ! En revanche, nous nous sommes bien divertis avec toi. Tu as gagné le droit de partir vivant, et même de revenir, estime-toi plus qu'heureux ! - Comment ? Vous m'avez menti ! Mais si c'était pas de la chair humaine, c'était quoi alors, ce truc dégoûtant que vous m'avez fait manger ? - C'était du chien, juste du chien ; mais un chien spécial, à qui on a fait manger des poules qui, pendant des jours, ont picoré un brouet à base d'herbes du diable, belladone, datura, digitale, amanite, tout ce qui peut bousiller l'esprit, ou lui ouvrir les portes de la connaissance, au choix. C'est pour ça que tu étais en transe ; tu ne te souviens pas comme tu délirais ? - Je ne sais plus... je me souviens que tout était bizarre, tout à coup, et puis j'ai eu l'impression que j'étais en feu ; mon sang était de la lave volcanique et mon esprit avait des ailes de feu. Qu'est-ce que j'ai fait ? - Rien de bien méchant. En tout cas, tu suces bien, on est nombreux ici à pouvoir le confirmer. - Vous avez profité de moi ! - Bah, évidemment ! Tu nous prenais pour des gentils ? Mais te plains pas, on t'a rendu plus d'une fois la pareille. Ta jolie petite tige, elle voulait plus redescendre ! Avec ce que tu avais pris, remarque, c'est pas étonnant. Y avait de quoi donner la trique même à un mort ! - Vous n'êtes pas des goules alors ? - Quoi ? Fais attention à ce que tu dis, gamin. Tu ne sais pas qui nous sommes ; tu n'as pas idée de ce qui se passe ici. On s'est bien amusés avec toi, d'accord. Mais on ne devient pas un ogre comme ça ! - Donnez-moi une chance au moins ! - Une chance ! Vous avez entendu ça, les gars ? Il veut qu'on lui donne une chance ! - Oui, une chance ! Dit le petit blond. >> Ahmad était mortifié. Kaab se faisait de plus en plus menaçant. J'étais inquiet. Le chef reprit : << - Alors, écoute-moi bien ; c'est pas la chance qui nous a conduits ici, non. Nous, de chance, on n'en a pas eu. Et on ne nous a jamais rien donné, mais on a tout pris. Pourtant, puisque tu m'es sympathique, et que tu m'as bien fait luire le manche, je vais t'en donner une, de chance. Qu'en pensez-vous, les gars ; je lui donne ? - Oui, oui, donne-lui ! Dit le blond. - Bon, tu vois, mes camarades sont d'accord. Alors, regarde, regarde bien, et ne tourne pas de l'oeil surtout. >> Kaab tira son couteau, celui qui pendait à sa taille ; un court poignard à la lame courbe et effilée. Ensuite il se dénuda le sein gauche, y passa lentement la lame et se fit une entaille, sans bouger un cil, comme s'il ne sentait absolument rien ; et il ne saignait même pas. J'étais ahuri. << - Tu ne veux pas y plonger la main ? Quoi, tu as peur ? Tant pis, je le fais moi-même. >> En effet, il plongea la main dans sa plaie, comme il l'aurait mise en poche, et en sortit quelque chose ; une pierre noire, comme un morceau de charbon, de la taille du poing. Noire comme du carbone et dure comme du granit. C'était tellement incroyable que même Ahmad recula, impressionné. << - Tu sais ce que c'est ça ? C'est mon coeur ! Touche-le si tu veux, tu verras comme c'est dur. S'il est devenu comme ça, c'est que j'ai tout fait pour. Il faut être impitoyable envers soi comme envers les autres si l'on veut survivre dans notre monde. Quand ton coeur sera aussi noir que ça, tu seras des nôtres ; la voilà, ta chance ! Allez ; maintenant, file, avant que je devienne moins clément ! >> Là, c'en était trop ; était-ce encore le poison qui faisait son effet, ou bien avais-je vraiment vu ce que j'avais vu ? C'était si effrayant et si réel à la fois que j'en fus complètement retourné. Avant de voir ce qu'il advenait d'Ahmad, je me sentis défaillir. Mes jambes fléchirent sous mon poids, et ce fut la nuit noire ; je m'évanouis pour la seconde fois. Il dut arriver la même chose à mon cousin, car quand je me suis réveillé, c'était l'aurore, nous étions revenus dans l'église, je ne sais pas comment, et lui aussi avait l'air de revenir de très loin. << - Ahmad, tu vas bien, dis-je ? - J'ai mal à la tête, mais sinon, ça va ; quelle nuit, hein ? - Ah ça, oui ! C'était une sacrée nuit. Est-ce que tout cela est vraiment arrivé ? - Je veux que c'est vraiment arrivé ! Et ce sont vraiment des goules, il n'y a pas à dire. Tu as vu son coeur, à la fin ? Comme il était noir ! - Tu en voudrais un comme ça ? - Je voudrais être un vrai démon, pour avoir la force d'un démon ; alors je leur montrerais à tous. - Qui ça, tous ? Ton père ? Ta mère, tes oncles, tes frères ? Les autres garçons, nos camarades ? - Eux et tous les autres ! Tout le monde ! - Même moi ? >> Ahmad hésita. Puis, avec une moue hautaine : << - Non, pas toi. Toi, tu peux m'être utile. - Je te remercie ! Mais dis-moi, il y a un truc que je ne comprends pas. Comment sommes-nous revenus dans cette église ? - Est-ce que je sais ? Peut-être avons-nous couru dans la nuit et on ne s'en souvient pas... peut-être est-ce les goules qui nous ont ramené ici ; ou le chien ; ou le diable... peut-être n'en sommes-nous jamais sortis. L'essentiel est que nous soyons ici, sains et saufs ; mais surtout, que nous ayons vu ! Oui, c'était une nuit formidable, une nuit comme je les aime. Je me sens bien, tu ne peux pas savoir ! - J'en suis content pour toi. Mais il va bientôt faire jour, il serait peut-être temps de rentrer à la maison. - Tu as raison, allons-y. Tu crois que quelqu'un aura remarqué notre absence ? - Ce serait embêtant. - Je dirai que tu m'as entra"né. >> Il dit cela avec un sérieux incroyable. Imperturbable. Mais je connaissais trop Ahmad pour en être choqué outre mesure. << - Tu ferais ça, vraiment ? - Si mon père n'a plus confiance en moi, ce sera mauvais pour nous deux. Mais s'il pense que c'est ta faute, tu seras juste puni pendant quelque jours ; tu devras rester dans ta chambre, au pain et à l'eau ; je viendrai te voir en cachette, je t'apporterai de la viande et des fruits et je te réconforterai. Ensuite, tu pourras de nouveau sortir et tout recommencera comme avant. - Oui, comme toujours, tu as réponse à tout. De toute façon, ton père est trop occupé avec ses problèmes, il ne fait attention à rien ; et les autres s'en moquent. Allons-y, je parie qu'ils dorment encore tous. >> Effectivement, à la maison, personne n'avait remarqué notre absence. J'en étais soulagé, mais je vis à son air dur qu'Ahmad était presque déçu. Il espérait secrètement que son père, au moins, s'aperçût qu'il manquait ; mais son père avait d'autres soucis. Bon, en tout cas, cela me dispenserait de garder la chambre. Tant mieux pour moi. Un jeune garçon est mort. Oui, j'en suis bouleversé ; il est mort ! Et c'est lui-même qui s'est donné la mort. Suicidé. Un jeune garçon s'est ouvert les veines et il est mort. Quelques jours à peine ont passé depuis l'épisode avec Kaab ben Harb, et la mort de ce garçon fait que je me sens plus vieux d'un siècle. Je le connaissais, ce garçon. Pas bien, de vue seulement, mais ce que j'avais vu me le rendait sympathique. C'était le fils du métayer de mon oncle, l'ami de mon cousin Mahmûd. Pauvre Mahmûd ! Il cache son émotion mais j'ai vu qu'il a pleuré. Il doit se sentir horriblement mal, à la fois responsable et victime. Je n'essaie même pas d'imaginer ce qu'il ressent. C'est une tragédie qui frappe tout le monde, mais lui plus que quiconque. C'est la faute de mon oncle ! Il n'y a aucun doute là-dessus. Mon oncle a tué ce garçon ! Mon oncle est un assassin. J'essaie de ne pas le juger mais je n'y arrive pas, c'est plus fort que moi, je suis révolté. Le père du garçon, le métayer, est coupable aussi, mais c'est mon oncle surtout qui s'opposait à ce que les deux garçons se revissent. Ces derniers temps, il surveillait ou faisait surveiller Mahmûd de si près qu'il lui était devenu impossible même de faire passer des messages à son ami. Pauvres garçons ! J'ai pitié d'eux. Ils ne faisaient rien de mal, mais mon oncle est un homme de principes. Des principes stupides, qui tuent des enfants, mais bon, en un sens, je le comprends ; ce sont ses principes, il n'y peut rien ; il en est prisonnier comme les autres. Il ne doit pas se sentir bien, lui non plus. Sa conscience doit le travailler ; je n'aimerais pas être à sa place. D'autant qu'il avait déjà assez de problèmes ; il n'avait pas besoin de ça en plus. Bien sûr, je ne vais pas le plaindre tout de même, mais enfin, ce n'est pas un mauvais homme non plus ; trop rigide, comme beaucoup d'autres, mais c'est un homme pieux, héritier d'un saint homme ; pourquoi le sort s'acharne-t-il sur lui de la sorte ? Le temps est lourd. La mort de ce garçon empoisonne l'atmosphère. Son sang retombe sur tout le pays. Ahmad affecte de s'en moquer. Il dit que ce garçon stupide n'a eu que ce qu'il méritait, des bêtises du genre, c'est tout lui. Mais je sens qu'au fond de lui-même, lui aussi en veut à son père, beaucoup plus que moi. Il lui en voulait déjà avant, je ne sais pas pourquoi ; maintenant il est ulcéré. Il rit, plaisante, sort des piques à tout le monde et à tout propos, il est très calme, très ma"tre de lui, mais je le sens près d'exploser. Moi qui le connais bien, je peux voir cela à des signes imperceptibles, la p leur de ses joues, le frémissement de ses narines à certains moments ; Ahmad est un baril de poudre qui attend l'étincelle, et avec tout l'orage qu'il y a dans l'air, elle ne saurait plus tarder. Je suis inquiet, j'ai peur. De plus en plus inquiet. Les jours passent, la tension ne retombe pas. Cette fois je sens, malgré l'air hautain qu'il affiche, qu'Ahmad souffre vraiment de ce qui est arrivé avec ce garçon. Il a franchi une étape de plus dans la révolte, irréversible. Du coup, moi aussi je souffre. Je suis malade, dans mon me et dans ma chair. Je porte Ahmad en moi comme une maladie, un chancre prêt à tout dévorer, une vague de peste, une infection que rien n'arrêtera, et j'en suis plus amoureux que jamais ; j'aime le mal qui me ronge, comme la plupart des hommes, plus qu'eux, bien que je sois plus conscient peut-être. Ou plus inconscient. En vérité, je ne sais plus. Mon Dieu, comment continuer cette histoire ? Je suis tellement las, j'ai envie de tirer un trait ; il faut pourtant bien aller jusqu'au bout. Ma tendresse désespérée pour la maladie Ahmad... tout le pays qui brûle... Seigneur ! Aidez-nous. Ce qui arrive est vraiment difficile à décrire. Mon oncle est livide, silencieux, déchiré ; on dirait un déterré vivant. Entièrement absorbé par ses problèmes, qui semblent inextricables. Mahmûd ravale sa douleur. Les autres membres de la famille paraissent tous aussi fous, aussi détachés du réel, que le cousin Moçadeq. Et Ahmad ne sort pour ainsi dire plus que le soir, à la tombée de la nuit. La journée, il s'enferme dans sa chambre, volets fermés. On dirait qu'il ne supporte plus la lumière du jour. Il est plus p le que jamais, le réseau des veines bleues bien visible sous sa peau fine, les yeux creusés ; il m'attire toujours autant, avec une sorte de beauté morbide qui ne manque pas de charme, mais il me fait peur en même temps. Et cette soif de violence qui l'habite ; cette fois, c'est sûr, il est vraiment devenu goule, ou il est en train de le devenir ; ou bien c'est moi qui suis fou. Non, je ne suis pas fou. Ce chien de l'Enfer rôde encore par ici ; je l'ai de nouveau entendu, du moins il semble ; il est tout près d'Ahmad, je le sais. Ahmad a fait un pacte avec les forces de l'ombre, pour détruire ce monde hypocrite qui le dégoûte. Le suicide du jeune garçon a tout précipité. Tout se tient parfaitement. Je le comprends malgré moi. Je voudrais l'aider, mais que lui dire ? Je ne connais même pas tous ses secrets, l'origine de sa révolte, la douleur qui le ronge secrètement. Je n'ose plus à chaque fois le suivre dans ses équipées nocturnes. Il fréquente un monde auquel je ne veux pas penser... et les garçons qu'il pervertit, qu'il détourne... il boit leur vie, leur sang, je l'ai vu faire une fois, deux fois, ça m'a suffi ; je sais qu'il ne les tue pas, enfin du moins je l'espère, je ne suis plus vraiment sûr de rien ; mais il en fait ses choses, des esclaves sans volonté, prêts à tout pour le servir. Ahmad, pourquoi, Ahmad ? Toi si beau, si pur, si différent... Pourquoi cette violence qui s'abat sur le village, sur le pays ? Les gens ont peur. Ils parlent des braconniers, du village brûlé, bien sûr, mais aussi de goules, de revenants, de plus en plus ; mon oncle a dû tenir une assemblée pour calmer les esprits. J'imagine l'effort que cela a dû lui coûter, vu sa situation. La séance a été agitée. Or pendant cette séance, comme par hasard, plusieurs incendies se sont déclarés. L'école a brûlé. La maison du métayer a brûlé ; il était dedans, il a failli y rester. On a pu le sauver de justesse, mais il a tout perdu, lui qui avait déjà perdu son fils. Il devra quitter la région. Je n'arrive pas vraiment à plaindre cet homme, mais quand même ; il n'y a rien de bon dans tout cela. Il se passe trop de choses. Et je suis seul à savoir qu'Ahmad, d'une manière ou d'une autre, est au centre de tout cela. J'aimerais leur dire à tous, leur ouvrir les yeux, mais j'aime Ahmad, c'est plus fort que moi ; de plus je ne les aime pas beaucoup, eux. Est-ce que moi aussi je vais finir par devenir un goule ? Non, moi je n'ai fait aucun pacte avec les ténèbres. Pas que je sache en tout cas. Peut-on faire cela sans s'en apercevoir ? Je sais qu'Ahmad tra"ne encore avec Kaab et sa bande, et je n'ose pas imaginer ce qu'ils font ensemble. Mon Dieu, quel cauchemar ! Une nuit, j'ai vu Ahmad revenir de chez eux, et il avait pris comme un coup de sang ; il avait repris des couleurs, certes, mais cela n'avait rien de naturel, et il était plein d'une joie morbide qui faisait peur à voir. Mais je sentais qu'au fond de lui, il avait mal. Je ne l'ai pas jugé ; je l'ai pris près de moi et je l'ai cajolé, comme je l'aurais fait avant. Il a fini par s'endormir dans mes bras, apaisé, comme un petit enfant. Mais au matin, comme j'avais oublié de fermer les volets, il a hurlé de douleur et s'est levé comme un somnambule, ou comme un mort qui surgirait de sa tombe, blême, la sueur aux tempes, et il m'a supplié de cacher cet astre maudit - il parlait du soleil. J'ai dû fermer précipitamment les volets, puis je me suis efforcé de le calmer. Mais je n'ai pas réussi à lui faire raconter sa nuit. Après ça, j'ai décidé de le surveiller de plus près, de recommencer à le suivre, quoi qu'il doive m'en coûter ; je ne peux tout de même pas le laisser s'enfoncer comme ça. Il n'a pas à se punir pour la mort de ce garçon. Ni pour rien d'ailleurs. Il n'est pas responsable des erreurs de son père, qui court clairement à la ruine si j'en crois son air de plus en plus déconfit. Une des rares personnes sur qui je peux encore compter dans cette tourmente, c'est Nûr-el-Haq. J'ai encore parlé avec lui. Je n'ai pas totalement confiance en lui, parce que c'est un étranger (moi aussi du reste, mais ce n'est pas pareil), et surtout un adulte, même s'il est différent des autres ; je n'ai pas osé tout lui confier, mais il devine apparemment ce qu'on ne lui dit pas, et quelque part ça me rassure ; ça me réconforte. Je préfère ne pas avoir besoin de dire certaines choses. Mais il semble comprendre, dans les grandes lignes, la situation dans laquelle je me trouve. << - N'aie pas peur, m'a-t-il dit. Tu es plus fort que tu ne crois ; moi j'ai confiance en toi, tu trouveras le chemin de la lumière. - C'est facile à dire, ai-je dit. Je voudrais pouvoir partager votre confiance. - Fais-moi confiance à moi. J'en ai vu d'autres, tu peux me croire. Tout ceci n'est pas aussi dramatique que tu crois. - Vous en avez de bonnes ! Avez-vous une garantie à me donner ? - Peut-être. Je vais te donner quelque chose en tout cas. Mais ça ne marchera que si tu y crois... ne serait-ce qu'un peu... - Je suis prêt à croire n'importe quoi, pourvu que je sauve Ahmad et que je me sauve. - Bon, déjà, tu fais passer le garçon que tu aimes avant toi ; ça, ça me pla"t. Tu vois qu'il y a de l'espoir. - Et puis après ? - Après... tiens, attends ; voilà. >> Il avait mis sa main dans sa poche et il fouilla ; puis il en tira une sorte de médaillon en cuivre ou en bronze, avec des hiéroglyphes. << - Prends ça, ça te portera chance ; ça t'aidera d'y croire en tout cas. - Qu'est-ce que c'est que ça ? - Ça vient d'Ajmer ; Ajmer-la-Noble. Une ville, en Inde, où vivait un grand saint... - Oui, j'en ai entendu parler ; il était ami avec le saint de notre famille. - Oui, justement, et il a été là-bas... quand son me était dans les tourments, pour retrouver la paix, il a été dans cette ville sainte et il en a ramené une lumière, une illumination. - Je croyais que c'était à la Mecque. - Il a été là aussi, mais Ajmer c'était à la fin de sa vie ; c'est là qu'il a vraiment trouvé sa voie. - Comment savez-vous tout cela, vous ? - Je le sais, c'est tout. Je ne suis pas un homme pieux, mais la sainteté, ça me pla"t. C'est une forme d'élection, et j'aime toutes les formes d'élection, qu'elles viennent d'en haut ou d'en bas. Mais toi, tu inspires la compassion ; tu es un brave garçon, tu as besoin d'une aide d'en haut. Si tu avais besoin d'une aide d'en bas, je te la donnerais, mais ce n'est pas ce dont tu as besoin en ce moment. Il y a déjà trop de ténèbres autour de toi ; tu as besoin d'un peu de lumière - de vraie lumière - pour compenser. - Vous êtes vraiment un drôle d'homme, vous. - Je sais, merci. Comme je te le disais, ce médaillon vient d'Ajmer, la Noble. Il contient un peu de terre de là-bas. C'est un garçon qui me l'a donné, quand j'y étais ; un garçon très pur, que j'ai passionnément aimé. Je te le donne, pour que tu te souviennes du chemin fait par ton ancêtre ; un jour, peut-être, tu iras là-bas, et tu verras comme cette ville est belle. Quand tu seras vraiment dans les tourments, au plus noir de la nuit, au plus profond de l'ab"me, pense à Ajmer. Pense à Ajmer, Mohammed ! Et serre ce médaillon. Si tu y crois un peu... il t'aidera à trouver la force en toi. - C'est drôle, nous sommes musulmans ; nous sommes censés être monothéistes, comme les chrétiens et les juifs, plus qu'eux mêmes... nos im ms en tirent orgueil... je ne savais pas qu'on pouvait attribuer autant de pouvoir à un objet ! - Ha ha ! Mais moi je crois au paganisme islamique ! Adresse-toi à Ses Saints plutôt qu'à Dieu, c'est plus amusant ; et puis comme ça tu apprendras qu'Il est vraiment partout ! - Même en Enfer ? - Surtout là. - Pourquoi surtout ? - Parce que c'est là qu'on pense le moins à Le chercher. - Vous êtes vraiment un type incroyable. - Oui, mais souviens-toi de ce que je t'ai dit. Cette fois je suis sérieux, car il s'agit de choses invisibles qui s'affrontent... je ne plaisante jamais avec l'invisible. Avec la religion, parfois ; avec le mystère, jamais. >> Il me laissa là, et partit - cela me frappa - dans la direction du village brûlé, sur son cheval noir avec du blanc sur une patte, je m'en souviendrai toujours ; que diable allait-il faire là-bas ? Cela m'avait fait du bien de parler avec lui. Je ne dirais pas que je croyais beaucoup à cette histoire du médaillon donné par un garçon, mais son étrange discours m'avait fait voir des choses différentes... je me sentais plus détaché, et en un sens plus confiant. J'avais l'impression que c'était S"d" Hamad n" lui-même, ce saint énigmatique et omniprésent, qui m'avait parlé à travers lui. Ajmer. Depuis ce jour je me souviendrai toujours d'Ajmer. Et de l'Inde. Justement, une autre légende qui circulait ici disait que les goules étaient originaires de l'Inde, du moins les premiers. Les Brahmanes, qui étaient des grands sages doués d'une grande connaissance de Dieu et de l'invisible, les avaient un jour chassés de leur pays ; ils les avaient presque éradiqués, les autres avaient fui... et depuis, les survivants parmi ces êtres maléfiques avaient trouvé refuge ailleurs, chez nous notamment. Drôle de légende ; c'est vraiment incroyable ce qu'on peut raconter par ici. De toute façon, on raconte à ce sujet tellement de choses contradictoires ; certains disent que les goules sont originaires de chaque pays, que ces êtres peuplaient la terre avant l'arrivée des hommes, en même temps que les djinns, ou après. Ce ne serait qu'avec l'arrivée des hommes qu'ils sont devenus maléfiques, pour se venger d'avoir été évincés. D'autres disent qu'ils proviennent de l'union des djinns avec des humains ; d'autres encore précisent : de femelles djinns qui ont copulé avec des morts humains. C'est Ahmad qui me raconte toutes ces légendes ; il est fasciné par ces histoires. Naturellement. La dérive d'Ahmad avec la bande de Kaab... j'ai le cerveau oppressé d'en parler... Vous constatez que même mon langage évolue à mesure qu'on avance dans cette histoire ; ne croyez pas que je ne m'en rende pas compte, mais je ne ma"trise pas ce phénomène... c'est comme ça, c'est tout... Je me sens de plus en plus oppressé et halluciné... enfin bref, il y a d'autres bandes pareilles, qui sèment le désordre et la violence dans la région, profitant de ce qu'il n'y a plus personne pour faire régner un semblant d'ordre... tout se délite... du coup ces bandes s'affrontent, pour des questions de territoire, de filles, de garçons, d'honneur, ou juste pour le plaisir de la violence à l'état brut ; c'est Ahmad qui en profite ; ça y est, il a enfin trouvé un champ où donner libre cours à sa rage... j'ai assisté, horrifié, à quelques affrontements entre le clan Kaab ben Harb, avec Ahmad dans leurs rangs, et un autre du même acabit ; ils les ont littéralement massacrés ; Ahmad, avec sa fine intelligence, se révèle un bon stratège ; ils profitent de ses facultés, qui pourraient être mieux utilisées, certes, et lui ne se rend compte de rien... oh ! que m'importe après tout ? Il fait ce qu'il veut... N'empêche, ils les ont massacrés, c'était choquant... c'est là que j'ai vu le vrai Ahmad, et c'était pas beau à voir... enfin, était-ce le vrai Ahmad ? Il y avait le petit Wajir aussi... franchement, Ahmad peut être fier de son oeuvre, en effet, ça n'a plus rien à voir maintenant avec le petit berger innocent que j'ai connu, la férule à la main ; maintenant, il manie des instruments nettement moins inoffensifs ; Ahmad s'est beaucoup amusé à lui faire boire le sang d'un des jeunes voyous rivaux qu'ils avaient démoli, après avoir profité de lui... << c'est bien, Wajir, c'est bien... bon garçon... baba Ahmad est content de toi ; allons, viens ici que je t'embrasse, maintenant ; allez, mais viens, au pied ! Fais pas ta timide, t'as mérité une caresse... comme ça, c'est bien ! Suce-moi, t'auras encore du sang >>... Et ils ont copulé sauvagement, dans le sang... Tellement de sang... et Ahmad était là, au milieu, rayonnant, comme un prince de la nuit ; ne lui manquait plus qu'une couronne d'ossements et un tibia en guise de sceptre... allez au diable ! C'est vraiment du g chis tout ça... N'importe quoi... Le bal des détraqués... Tu parles si je suis impressionné ; dégoûté, oui ! Mais Ahmad, c'est Ahmad ; je reste là pour le protéger contre lui-même... Je ne prends aucun plaisir à assister à ces atrocités... ni à le voir jouer son rôle perfide de bon fils modèle auprès de sa famille, comme avant, non, aucun plaisir... Je me le répète sans cesse... et quelque part j'admire Ahmad pourtant... est-ce que je le comprends ? Je déteste ce Kaab, et les garçons de ce genre, en tout cas... Et je déteste ce pays... Mais j'aime mon cousin, il n'y a rien à faire... Il s'est passé autre chose encore ; l'autre jour, ils se sont affrontés avec une bande de braconniers, des grands, des vieux... qui a gagné ? Les jeunes, évidemment ; ils étaient plus féroces, plus déterminés ; Ahmad surtout. Le lendemain, les gens du village ont trouvé les cadavres de plusieurs braconniers, et ils ont accusé les loups ; ils ont remercié le Seigneur de les avoir débarrassés de ces bandits... s'ils savaient ! Je ne vais pas plaindre ces brigands qui avaient du sang sur les mains, de toute façon, ils ont choisi leur façon de vivre donc aussi de mourir, logique ; mais en les voyant, je ne pouvais pas m'empêcher de penser : << voilà à quoi ressembleront Kaab et ses compères dans quelques années >> ; à moins bien sûr que leur commerce avec les forces des ténèbres, les forces occultes omniprésentes dans ce bizarre pays, ne leur confère vraiment une sorte d'immortalité scabreuse, mais quand bien même ; une fois devenus vieux, dépouillés du peu de beauté qui tient à leur jeunesse, ils seront horribles à voir, et en plus un jour ils tomberont sur plus diaboliques qu'eux et fin de l'histoire, enfin pour eux en tout cas ; l'ab"me n'a pas de limites... c'est pas brillant, pourquoi ne réfléchissent-ils pas ? Ils ne peuvent plus... ces pauvres vieux, qui vivaient de trafics et de combines en marge de la société, ils ont dû commencer comme ça, il y a des années et des années ; quelques jeunes gens fringants, libres comme l'air, ivres de leur puissance et de leur jeunesse, faisant le mal comme on fait un pas de danse ; libres et beaux, malfaisants et brillants, avides de jouir de la vie, et rien de plus... puis les années passent ; que deviennent-ils ? Des épaves, sans attache, sans but, sans amour, menant une vie sinistre, faite de débrouille et de danger ; et puis un jour, ils tombent sur des jeunes loups plus sanguinaires ou moins fatigués qu'eux qui les taillent en pièces et prennent leur place, et ainsi de suite ; ainsi va la vie, ainsi va le monde, ce monde ; quel monde ! Ahmad trouve ça mieux que les gens respectables et hypocrites dont il est issu ; qu'en penser, sérieusement ? y a-t-il une chose qui vaille mieux qu'une autre dans ce monde en détresse ? En tout cas, pour Kaab et ses pareils, je peux facilement imaginer comment ils vont finir, je l'ai pour ainsi dire vu de mes yeux, illustré par les intéressés... merci... d'accord, bon, mais Ahmad ? Lui c'est différent, tout de même ; un être aussi brillant... comment imaginer son avenir, à supposer qu'il en ait un ? Il n'y a que deux solutions : soit il deviendra un vrai seigneur des ténèbres, mais un grand, sans comparaison avec ces misérables braconniers, ces coupe-jarrets à la petite semaine - non, lui il ne finira jamais comme ça, trop rusé, trop retors... Soit il reviendra, mais comment imaginer cela, tel que je le vois maintenant ? Si vous l'aviez vu, lors du massacre des braconniers ; tenant la dragée haute à un malandrin deux fois plus grand que lui, un véritable ours comptant sans doute plus de morts à son actif que de cheveux sur sa hideuse tête ; et comment il lui a broyé la carotide, en riant... eh oui, c'était bien mon cousin, c'était Ahmad ! Et après cela, le même soir, dans mon lit, il était si doux, si caressant, du velours, comme à chaque fois ; et je me laisse toujours prendre ; j'ai fait l'amour avec ce monstre, j'ai laissé ces mains ensanglantées, ces mains qui... oui, qui ont tué... me caresser sur tout le corps, me donner du plaisir... j'ai joui dans cette bouche qui a bu du sang ; c'était plus fort que moi ; misère... Qui suis-je ? Est-ce que je prends part à tout cela ? Suis-je acteur ou témoin ? Est-ce que je suis du côté de la lumière ou des ténèbres ? Et d'abord est-ce que ces mots ont encore un sens ; est-ce qu'ils ont le même sens dans ce pays que là d'où je viens ? J'ai envie d'en parler encore à Nûr-el-Haq, il a l'air de savoir tellement de choses... Mais il me répondrait encore par un paradoxe ou une pirouette ; il est trop fort, lui, il ne se rend pas compte... Je conserve précieusement le médaillon qu'il m'a donné ; oui, je sens qu'il y a un certain pouvoir dans ce talisman, pourvu qu'on y croie. Ajmer... je pense à cette ville, Ajmer... un autre monde, loin de toute cette barbarie silencieuse, une ville de lumière ; un jour j'irai là-bas... peut-être... si j'arrive à rester entier... Je suis divisé contre moi-même ; comme tout ce pays apparemment. C'est le pays de la division. C'est hallucinant ce qui est arrivé ! Je n'arrive pas à croire que ce soit arrivé vraiment, j'ai des doutes. D'abord, j'ai découvert où Ahmad passait une partie de son temps, quand il n'était pas avec moi. Avec les garçons qu'il a asservis ; vous savez... ceux qui sont assez inconscients pour se refuser à lui ; il ne se contente pas de les violer, non ; il boit une partie de leur sang (pas seulement lui mais les autres aussi, moi seul je refuse de me prêter à ce jeu macabre ; je suis peut-être un crétin - il faut croire, sinon j'aurais déjà plié bagages je suppose - mais il y a des limites quand même), ce qui les prive d'une partie de leurs forces et de leur volonté ; l'évocation de l'Enfer fait le reste ; ils se croient vraiment outre-tombe, et après ils obéissent à leur ma"tre ; une mécanique bien rodée, tout cela sous l'oeil douloureux et pensif du Christ aux traits d'Ahmad ; il doit avoir de drôles de pensées quand il voit ce qu'est devenue son église, celui-là... Toutefois, je ne savais pas ce qu'Ahmad comptait faire de ces pauvres garçons ; pourquoi ne pas leur ôter la vie tout simplement ? Maintenant j'ai compris, enfin je crois ; il les fait travailler sous la montagne, comme des esclaves... ils construisent une machine incroyable, conçue par Ahmad ; je savais que ce garçon était supérieurement intelligent, mais comment a-t-il fait pour concevoir un dispositif pareil, et est-ce bien réel ? Avec les amis, Wajir, Aylan et les autres, il a découvert un immense réseau de cavernes et de salles souterraines, sous la montagne au nord du domaine. Là, il y a une sorte de faille entre deux formations rocheuses qui constituent le socle de la vallée. Ils ont réussi à détourner une partie du cours d'eau qui alimente les cultures ; personne ne s'est aperçu de rien ! J'ai vu une incompréhensible machinerie hydraulique, avec des roues, des leviers... il m'a expliqué qu'il pouvait augmenter la pression de l'eau, et la diriger s'il le voulait dans cette faille ; il pouvait ainsi déclencher à volonté une secousse sismique, ou quelque chose du genre. J'étais plus que sceptique. Mais après ce qui est arrivé, je ne sais plus. Il y a deux jours, les habitants de la vallée, lassés de toutes ces exactions, ces incendies, ces meurtres étranges, de l'anarchie qui s'installe, se sont rassemblés, et une partie d'entre eux a voulu marcher sur le village brûlé ; ils prétendaient que c'étaient là que résidaient les goules qui semaient le désordre dans leur paisible vallée, que les habitants de ce village, des marginaux et des inutiles qui en voulaient à la société, leur donnaient refuge ; ils ont voulu se venger, armés de piques, de b tons, de torches... j'avais peur pour ces pauvres gens, j'étais sûr qu'ils n'étaient pour rien dans tout cela. Enfin, je ne le pensais pas. Mais de toute façon, quand ils ont voulu franchir le col de la montagne, pour aller vers le village brûlé, la terre s'est mise à trembler ; des failles se sont ouvertes sous leurs pieds, de grosses pierres leur ont dégringolé dessus depuis les sommets. Il y a eu quelques blessés ; rien de vraiment grave, juste des côtes cassées, des contusions, des commotions, mais quel choc ! ils ont été mis en déroute, et après ça ils ont jugé plus prudent de renoncer à leur projet, ou bien ils n'y ont plus pensé. Quand j'ai entendu ça, je suis immédiatement allé voir sous la montagne, si la machine d'Ahmad pouvait y être pour quelque chose. Il n'y avait plus rien ; l'entrée du souterrain avait été condamnée. À moins qu'elle n'ait jamais existé, que j'aie imaginé tout ça dans mon délire ? La terre semblait avoir été retournée. Ahmad, évidemment, a fait semblant de ne pas savoir de quoi je parlais. C'est bien possible en effet que je devienne fou, que j'aie inventé toute cette histoire ; c'était tellement impossible à croire... Mais tout de même, je gardai des doutes. On ne sait plus ce qu'il faut croire ou ne pas croire par ici ; ce pays vous rend malade. Mais Ahmad est intelligent, il l'a démontré plus d'une fois. Dire qu'autrefois, quand je le voyais lire des traités de mathématiques, de mécanique, j'avais la naïveté de me réjouir qu'il s'intéress t à des choses positives ; tu parles ! Ahmad, c'est Ahmad, c'est tout. De toute façon, au fond, j'étais content pour les gens du village brûlé. Mais si c'est ce que je pense, l'expérience aura été concluante pour mon cousin ; maintenant, il fait de nouveau travailler ses esclaves, et il ne me dit pas à quoi. Je ne peux pas le surveiller tout le temps. Dieu sait quelle mécanique infernale de ce genre il est encore capable de concevoir. Dieu sait quels sont ses desseins. J'ai saigné abondamment l'autre jour. Bêtement, en aidant les hommes à couper du bois pour mon oncle, en vue de l'hiver qui arrive, je me suis entaillé le bras. Je suis rentré dans la maison ; Ahmad est aussitôt accouru, il s'est précipité sur moi, comme attiré par le sang ; il a mis la bouche à ma plaie, comme pour arrêter l'effusion, mais en fait il s'est mis à boire ; il me buvait vraiment ! Il ne pouvait tellement plus s'arrêter que je me suis senti mal, j'ai dû le repousser violemment. Alors il a été gêné, il s'est excusé... avant que je puisse l'en empêcher, il a pris un couteau, s'est coupé à son tour, et m'a invité à boire aussi. J'ai dit non, évidemment. Il a insisté : << - Mais si, bois ; ce n'est que moi, c'est ma substance... ça te donnera de la force ; de ma force. - Si c'est pour devenir comme toi, merci ; je me sens assez fort comme ça. >> Mais il insistait tellement, et puis il se frottait à moi... il me troublait... je n'ai pas pu résister ; vu comme un jeu érotique, cela paraissait différent ; j'ai bu un peu, un tout petit peu, par jeu ; j'étais tellement excité ; mais tout d'un coup, j'ai senti mon me vaciller, basculer, comme si des flots de ténèbres pénétraient en moi ; une noirceur affolante et sans espoir qui m'envahissait tout entier. Je me suis arrêté immédiatement, j'ai reculé avec effroi. Ahmad a ri. << - Tu vois maintenant ce que ça fait ! - Ne me fais plus jamais ça, ou je t'étripe ! Goule ou pas, j'ai pas peur de toi. - Allez, t'énerve pas, cousin ; tiens, si tu veux pas sucer mon sang, tu voudras peut-être me sucer autre chose. - Oui, ça je veux bien, si tu fais la même chose après. - Tu sais bien que c'est obligé. >> J'avais oublié mon angoisse et ma colère ; Ahmad m'attirait encore tellement ; son corps magnifique... j'ai oublié mon angoisse et ma colère ; j'ai fait l'amour avec Ahmad, une fois de plus. Comme si de rien n'était. Il para"t tellement différent quand il se donne ; moins maléfique... suis-je en train de devenir fou ? Quelque chose m'échappe... l'histoire a dérapé. Tout avait pourtant commencé de façon si sage, si bucolique... la douce main d'Ahmad dans la mienne pendant que nous visitions le paisible domaine ; nos jeux dans les champs avec les garçons du village, un peu immoraux certes, mais tellement innocents comparés à la folie actuelle... comment a-t-on pu en arriver là ? À quel moment ai-je perdu le fil ? Est-ce ma faute, ou celle d'Ahmad, ou bien est-ce le Destin ? Je n'ose imaginer ce qui va se passer maintenant ; il me semble que tout peut arriver, enfin, surtout le pire. Demain me para"t sinistre, et j'ai froid en dedans. C'est bien que j'aie repris Ahmad en main, recommencé à le suivre, à le tenir à l'oeil ; il me semble que son état s'améliore, rien qu'un peu, mais c'est inespéré. Il recommence à sortir le jour, de temps en temps, gr ce à mes encouragements. Je vois qu'il souffre, mais cet effort paiera, j'en suis sûr. Nous sortons l'après-midi, quand le soleil n'est pas trop fort, une heure ou deux seulement ; il prend soin de couvrir son corps, de voiler son visage, comme les femmes ou les gens du désert ; seules ses mains sont libres... c'est déjà un bon début. Cependant, je vois qu'il doit se faire violence pour me faire plaisir. On dirait un malade, un convalescent que l'on sort avec prudence, enveloppé de bandages ; quel contraste avec l'énergie débordante qu'il est capable de déployer la nuit ! Et puis, il est arrivé quelque chose d'étrange et de remarquable lors d'une de ces sorties diurnes. Nous étions sur le chemin du repaire ; tout à coup, nous avons entendu un chant ; une voix de garçon, jeune, pure, d'une pureté inouïe ; une mélodie envoûtante, qui me parut très ancienne, d'un style fort désuet en tout cas, mais pleine de charme ; des accents bouleversants, déchirants... qu'est-ce que ce garçon avait au coeur pour qu'il en sorte une pareille complainte ? Je n'allais pas tarder à le savoir. Ahmad et moi étions hypnotisés par cette mélodie, mais Ahmad surtout ; ses instincts de prédateur étaient en éveil. Alors, nous avons vu le garçon. Sincèrement, je me serais attendu à tout sauf à ça... ce n'était qu'un jeune p tre, un peu plus jeune que nous, onze ou douze ans au plus, joli, très joli, des cheveux bruns, une silhouette pleine de gr ce, une petite croix autour du cou... un jeune p tre chrétien. Il y avait donc encore des chrétiens par ici ? Ahmad et moi nous nous regard mes, et nous pensions manifestement la même chose. Que faisait donc ici ce rejeton du Messie ? << Impossible >>, me disais-je ; il était de notoriété publique que la dernière communauté chrétienne, dans cette région, s'était éteinte il y a bien longtemps ; témoins la vieille église, qu'une bande de mauvais garnements avait élue comme repaire, et quelques rares vestiges du genre. La présence de ce jeune chrétien, qui semblait surgir d'un autre temps et qui était si beau, mon Dieu ! était un vrai mystère. Comme il approchait, nous avons mieux entendu son chant ; un chant religieux, qui parlait de la Vierge Marie, mère des Anges, avocate de l'humanité... je n'avais jamais entendu des mots pareils ; j'écoutai mieux encore... je remarquai une chose troublante : les termes utilisés par l'anonyme auteur de cette chanson rappelaient ceux dont nous nous servons parfois pour parler du Prophète, Sidn Muhammad, dont je porte le nom terrestre, et Ahmad le nom céleste... les soufis surtout en parlent comme ça ; << Essence de l'essence des choses, Miséricorde universelle >>... dans le khandaq, ce genre de paroles étaient monnaie courante. Une illumination : les termes et les images dont nous, musulmans, usons pour parler du Prophète ressemblent à ceux dont les chrétiens se servent pour parler, non de leur << Sauveur >>, Jésus, comme on aurait pu s'y attendre, mais de sa mère, Mariam, la très sainte Vierge... étrange ; un tas d'images confuses se bousculaient dans ma tête ; Marie, le Prophète, Ajmer la Noble, le Christ sosie d'Ahmad sur les murs du repaire... et puis le chien, les goules, Nûr-el-Haq et son médaillon offert par un jeune amant, tout se mêlait ; je fis un effort pour revenir à la réalité ; de toute façon, il y avait longtemps que je ne m'intéressais plus aux affaires de religion ; elle était impuissante face aux choses terribles dont j'étais chaque jour témoin, alors à quoi bon ? Il est vrai que ce chant me fascinait, mais il me fallait rester concentré ; déjà, Ahmad s'approchait du jeune chrétien et faisait connaissance avec lui. Je le rejoignis, et je fis connaissance à mon tour avec ce garçon qui était vraiment très beau et qui s'appelait Boutros. Il parlait d'une façon singulière pour nous, avec des mots archaïques ; ce n'était pas dépourvu de charme. Il venait du village brûlé, ce qui expliquait pas mal de choses. Ainsi, les chrétiens n'avaient pas disparu de la région ; il en restait quelques-uns, réfugiés dans le village brûlé, avec les marginaux et les lépreux. Cela m'intriguait au plus haut point. Boutros était une image vivante de la pureté candide, sereine, vivant dans un nid de scorpions, l'endroit le plus mal famé d'un pays déchiré ; il poussait tranquillement sa pieuse antienne en menant son petit troupeau, dans cette vallée qui n'était qu'une plaie purulente, un abcès de fixation pour tous les démons du pays ; lui ne se doutait de rien, les yeux tournés vers le ciel. J'en étais retourné ; les chrétiens, chez nous, passent pour des mécréants, et nous sommes des infidèles pour eux ; leurs doctrines nous paraissent étranges, comme les nôtres leurs paraissent absurdes... je n'en avais jamais vu de très près, mais celui-là paraissait tellement pur ; j'aurais eu envie de le prendre dans mes bras et de l'emmener très loin de cette contrée maudite, à un endroit où il fût en sécurité ; loin d'Ahmad surtout... Quant à Ahmad, justement, on imagine aisément sa réaction ; de ses yeux rougis et creusés, beaux encore, mais de toute la beauté du mal, il dévorait déjà ce pauvre garçon, qui lui parlait avec calme et confiance... hélas ! J'étais inquiet pour lui ; Ahmad ne songeait qu'à le pervertir ou pire peut-être ; ce garçon énigmatique, diaphane, était pour lui une proie de choix, certainement ; sans le savoir, il excitait la pire des convoitises. Mais je constatai qu'Ahmad était surtout fasciné par l'idée que Boutros venait du village brûlé, qu'il résidait là-haut ; de fait, c'était la première fois que nous parlions avec un habitant de ce lieu hermétique, de mauvaise réputation, et nous étions étonnés l'un comme l'autre de découvrir un être si lumineux, si éloigné de l'image que nous avions de l'endroit... c'était peut-être un signe du destin. << - C'est vrai, tu habites là-bas, dit Ahmad ; avec les goules et les diables ? - Il n'y a pas de goules chez nous, répondit Boutros ; juste des gens pauvres, comme mes parents... il y en a des bons, comme eux, et des mauvais, comme le fils des voisins, qui ne fait rien de la journée, refuse de conduire les troupeaux et vole les gens ; mais tout le monde s'entraide. Musulmans, chrétiens, animistes, on s'entraide tous. On est bien obligés ; Dieu ne nous a pas favorisés comme les gens de chez vous... alors, voilà. - Si tu savais ce qu'ils valent, les gens de chez nous... mais nous on est différents ; on est tes amis. On est gentils, on te fera jamais de mal. On te protégera. Tu veux bien qu'on soit tes amis ? Dis oui. - Euh... oui, mais... - Magnifique ! On est amis, maintenant, Boutros ; tu me plais beaucoup, tu sais ? Que dirais-tu de nous emmener chez toi ? On aimerait voir ton village. - Mais... vous êtes des gens de la vallée ; vous êtes des gens bien, vous, des nobles ; qu'allez-vous faire chez nous ? Il n'y a rien là-haut qui puisse vous complaire. - Détrompe-toi, Boutros, nous on est différents, je te l'ai dit. Il y a toi, déjà... et puis je suis sûr qu'il y a des choses à voir... nous, on veut juste savoir ce qu'il y a, et puis on pourra sans doute faire quelque chose de bien pour toi ; oublie pas qu'on est tes amis. Fais-nous plaisir, c'est tout ; tu le regretteras pas, foi d'Ahmad. >> J'étais de plus en plus inquiet pour le garçon en entendant ce discours mielleux qui, à mes oreilles en tout cas, sonnait on ne peut plus faux. Mais Boutros répondit : << - Je ne peux pas vous emmener maintenant ; je dois mener mes brebis à l'autre p turage, au delà de ces collines. Mais une autre fois, je vous ferais volontiers ce plaisir, si vraiment vous y tenez ; ce serait la première fois que quelqu'un de chez vous nous rend visite et j'en serais honoré, bien que je ne puisse concevoir que vous vous intéressiez à ma modeste personne... Me pardonneriez-vous l'audace, si je vous demandais quelque chose ? - Demande tout ce que tu veux, mon ami. - Ma mère est malade ; elle est percluse de douleurs dans ses articulations et ne peut presque plus bouger. On dit que le vin de votre domaine est excellent pour ce genre de choses, mais nous ne pouvons pas nous en procurer... - Quoi, c'est tout ce que tu demandes ? Tu me plais de plus en plus, toi ; attends, on t'en ramèneras, du vin. Et aussi des viandes et tout ce que tu veux... je sens qu'on va bien s'amuser avec toi. - Le Ciel vous bénisse, mon seigneur, vous êtes la bonté même. - Tu ne crois pas si bien dire. >> Ahmad riait sous cape. Je ne savais pas ce qu'il avait en tête avec le jeune Nazaréen, mais en tout cas ce petit dialogue n'annonçait rien de bon. Cependant, je savais qu'une fois que la machinerie Ahmad était lancée, il était inutile de vouloir l'arrêter. Je n'entrepris donc rien. Une fois que le p tre se fût éloigné, Ahmad me dit : << - Suivons-le ; je veux savoir si ce qu'il nous a dit est vrai. - Quoi ça ? - Qu'il habite le village brûlé ; tu ne trouves pas ça bizarre ? - Si, bien sûr, mais... - Eh bien, pas de mais ! Je veux en avoir le coeur net. - Bon, d'accord ; si tu y tiens. >> Et nous l'avons suivi à son insu, pendant des heures, à travers les collines. Il chantait toujours. Ahmad était subjugué. Je comprenais qu'en fait, sous prétexte de vérifier ses dires, il ne pouvait détacher son regard de cette silhouette ravissante, qui modulait la voix de façon si poignante que moi-même j'en étais bouleversé. Il le suivait parce qu'il était harponné, pris au filet, ne pouvant faire autrement. C'était Ahmad : fort et faible, ravageur, destructeur, mais sensible. Déjà, je comprenais que cette rencontre était un événement qui allait tout changer, mais je ne savais pas comment. Quand Boutros a eu fini de faire pa"tre ses brebis - c'était presque le crépuscule - il est revenu sur ses pas, et nous l'avons encore suivi. Je pense qu'il devait se douter de quelque chose, car une ou deux fois il s'est arrêté de chanter et a regardé autour de lui, mais ne voyant rien, il a repris son chemin et son chant langoureux qui ravissait et troublait Ahmad... ainsi que moi. Arrivé au croisement des chemins, au lieu de continuer vers la vallée, il a pris le sentier étroit et sinueux qui menait au village brûlé. Il avait dit la vérité (du reste je n'en doutais pas). Nous l'avons un peu suivi jusque là, jusqu'au point où l'on aperçoit les premières masures ; mais nous n'avons pas osé aller plus loin. Ahmad était tout excité. Maintenant, j'étais sûr qu'il ne l cherait pas le morceau. J'espérais seulement qu'il ne comptait pas faire de cet être céleste un de ses esclaves stupides. Mahmûd est devenu totalement solitaire, renfermé, mélancolique ; on dirait qu'il n'a plus goût à rien. J'ai pitié de lui, mais je pense qu'il a aussi pitié de moi. Cependant, nous nous parlons peu. J'aimerais mieux le conna"tre, mais avec Ahmad c'est hors de question. Et puis il est arrivé quelque chose de stupéfiant, le soir même du jour où nous avons rencontré Boutros. Une scène terrible entre Mahmûd et son père. Je ne sais comment cela a commencé, mais j'ai vu Mahmûd comme je ne l'avais jamais vu ; sortant de sa réserve habituelle, il était hors de lui, il criait contre mon oncle, vitupérait, montrait le poing ; on aurait dit Ahmad en colère ! Je l'ai entendu tenir des propos à la signification pour le moins imprécise, en tout cas pour moi ; encore une énigme... j'ai l'impression qu'à additionner toutes ces énigmes, on se dirige vers la solution, mais je ne sais pas laquelle. Il disait : << - Je sais qui tu es ! Ne fais pas l'hypocrite, je te connais mieux que quiconque ! Voilà des années que tu fais le fier, l'important, et que tu me rabaisses, moi, ton fils ! Mais n'oublie pas que je sais ce que tu dissimules ; ne l'oublie pas ! Ne l'oublie pas ! Homme perfide, je sais ce que tu as fait des biens qu'on t'avait confiés, et je sais aussi ce qu'il y a dans l'urne, cette urne d'ivoire que tu gardes dans le coffre de ton office, bien à l'abri des regards ; je sais tout ! >> Mon oncle lui a envoyé un formidable soufflet dans la figure ; je le sentais venir, mais Mahmûd, emporté par son élan, fut pris au dépourvu ; il est tombé à genoux devant mon oncle, blême et tremblant. Alors, S"d" Abdul-Hamid a pris son fouet, fait de lanières de cuir solidement tressées, et s'est mis à le battre devant tout le monde, lui d'ordinaire si ma"tre de lui, si compassé ! Tout le monde était épouvanté, sauf Ahmad, qui avait l'air de s'amuser. La mère de Mahmûd, la pauvre Soraya, a dû s'interposer entre son fils et son mari pour empêcher le second d'assassiner le premier. Alors elle a emmené le malheureux garçon, qui s'était calmé mais qui pleurait, dans sa chambre, et je ne l'ai pas revu de la soirée, ni les jours suivants d'ailleurs. Mon oncle a regardé tout le monde, et il a dit : << - Eh bien ! Qu'est-ce que vous regardez, vous autres ? Vous ne voyez pas que ce pauvre garçon délire ? J'ai fait ce que j'ai pu pour lui, mais son esprit est dérangé. Quant à vous tous, je vous conseille d'oublier ce que vous avez entendu aujourd'hui ; si l'un d'entre vous vient à en parler, à qui que ce soit, fût-ce à moi, fût-ce à son miroir, il est mort ! Vous m'entendez ? Mort ! >> Il n'était pas rouge, mais blanc de colère, et il n'avait pas du tout l'air de plaisanter. Quand il disait << mort >>, je crois que personne n'aurait osé supposer que c'était une métaphore. Seul le cousin Moçadeq, perdu dans son monde comme d'habitude, paraissait totalement insouciant. Quant à Ahmad, qui seul ne craignait pas son père, il osa lancer : << - De quoi parlez-vous, père ? Moi, je n'ai rien entendu. - Je ne parlais pas pour toi, Ahmad, mon cher fils ; toi, je sais que je ne dois rien te dire, tu sais toujours ce qu'il faut faire. Tu n'es pas comme tous ces mécréants ; ah ! Plût au ciel que tout le monde fût comme toi ! >> Ahmad, content de lui, baisa la main de son père, qui s'était un peu radouci il est vrai, et qui paraissait maintenant épuisé. Mon oncle se retira dans ses appartements, tandis que tout le monde lorgnait Ahmad du coin de l'oeil, l'air de dire << mais comment ose-t-il ? >> Mon cousin et moi, nous nous sommes retirés de notre côté. Ahmad était fier de son intervention ; je mesurai à cette occasion à quel point il haïssait son père. Bien qu'il n'aim t pas beaucoup son frère Mahmûd, je sentais que quelque chose dans sa philippique l'avait ému. Sans l'avouer, il était solidaire de lui. Mais ce soir-là, je t chai de lui faire penser à autre chose ; son me avait besoin de paix - et son corps de caresses. Mahmûd se remettait lentement des coups de fouet qu'il avait pris. Il tenait le lit depuis des jours, veillé par Soraya. J'eus l'idée de lui rendre visite. Je pensais que cela lui ferait peut-être plaisir ; je ne m'étais pas trompé. Il était encore faible, mais il fut content de me voir. Nous avons un peu parlé ; c'était bon d'échanger avec lui, mais il ne tenait pas trop à parler de la scène. Or, moi, je tenais à en savoir plus. J'eus le tort de trop le presser, du coup la fièvre revint et il se mit à délirer. Soraya dut intervenir. Elle lui administra un calmant. Du coup il se rendormit, toujours en proie à un délire modéré. Avant de me retirer, je l'entendis prononcer ces mots : << - Pardon, Jassim... tout est de ma faute, pardonne-moi... >> Jassim... le nom de l'oncle mort, frère de Leila, la mère d'Ahmad... que signifiait ceci ? Quel était le lien entre Mahmûd, Jassim, l'urne d'ivoire et la colère soudaine de mon cousin ? Je repartis encore plus intrigué que j'étais venu ; décidément, à chaque fois que je tirais sur un fil, l'écheveau s'emmêlait encore plus. Il fallait renoncer à jamais savoir la vérité. De toute façon, la contrée était sens dessus dessous, la proie des goules et autres démons ; tout brûlait, nous serions bientôt tous morts, ou alors nous pourrions rejoindre le village brûlé. Tout brûlait ; à quoi bon chercher encore une hypothétique vérité ? Quel bien la vérité pouvait-elle faire désormais ? Dans la nuit, Ahmad entra dans ma chambre tout agité et dit : << - Cette fois, c'en est trop ! Je veux savoir, je dois savoir ! - Oui, eh bien d'abord, Sal m aleikum, dis-je ; tu es au courant que tu m'as réveillé ? - Eh bien secoue-toi ! Nous allons faire un tour dans l'office de mon père. - Quoi ? Mais qu'est-ce qui te prend, tu es fou ? Qu'est-ce que tu espères trouver ? - La vérité. - Quelle vérité ? Celle que tu ne veux pas me dire ? Explique-toi à la fin. - Je te parle de la vérité sur les combines de mon père ; les affaires qui sont en train de le conduire à la ruine. C'est mon héritage à moi, tout de même ! Je veux savoir dans quoi ce vieux forban s'est mouillé. - Ton héritage à toi ? Et Mahmûd alors ? - Oh, celui-là ? Mon père ne l'aime pas, de toute façon, t'as pas remarqué ? Quelle dérouillée il lui a mise l'autre jour, hein ! Encore une comme ça et il ira rejoindre son chéri dans l'autre monde, le bon Mahmûd. - Quand même, tu penses qu'il avait mérité ça ? >> À ma grande surprise, Ahmad changea de ton. Il devint beaucoup plus sérieux, plus homme, et dit, presque comme s'il ressentait soudain une certaine compassion pour son frère : << - Non, pas du tout ! Mon père est une ordure. Et c'est justement pour ça que je veux savoir ce qu'il a fait. - Tu es bien sûr de vouloir le savoir ? Tu ne pourras rien y faire de toute façon, et c'est sûrement pas très joli. - Non, tu as raison ; mais il n'y a rien à faire, ma décision est prise. Tu n'as qu'à pas m'accompagner si tu as peur. - Oh, ça va ! Pas la peine de monter sur tes grands chevaux. C'est bon, je t'accompagne ; laisse-moi juste le temps de m'habiller, ou bien tu préfères que j'y aille nu ? - Bah, moi ça me dérangerait pas, mais tu as raison, cache tes pendeloques, c'est plus prudent au cas où on croiserait quelqu'un. >> Je m'habillai prestement et suivis Ahmad. Il avait tout prévu ; abusant de la confiance de son père, il s'était procuré toutes les clefs. Toutes, sauf une, celle qui ouvrait le fameux coffret d'ivoire ; celle-là, impossible de savoir où il la cachait. Ce coffret excitait ma curiosité, mais à ma grande surprise, Ahmad dit simplement : << - Laisse tomber ça, on s'en fiche après tout ; c'est pas pour ça qu'on est venus. - Quoi, tu n'aimerais pas savoir, toi ? >> Ahmad me regarda avec une intensité extraordinaire et dit d'un ton grave que je n'oublierai jamais : << - Qui te dis que je ne le sais pas ? - Bon Dieu, Ahmad, qu'est-ce que vous me cachez tous à la fin ? - Oh ! Laisse tomber ça, veux-tu ? Tu me soûles ! Regardes plutôt ceci ; c'est ça que j'étais venu voir ! >> Il me montrait une liasse de papiers appartenant à son père, qu'il parcourait frénétiquement. C'étaient des contrats, des reconnaissances de dettes, des obligations réciproques ; tout un embrouillamini financier, mais la haute intelligence d'Ahmad eut vite fait, contrairement à la mienne, d'en démêler les fils. << - Oh ! Ça alors ! J'en étais sûr... il a osé, c'est pas croyable ! Comment peut-il... ah ! Le voilà bien puni maintenant. Bon sang, on dirait que c'est vrai cette histoire de justice immanente... c'est encore pire que je ne croyais ! - Dis-donc, Ahmad, tu vas m'expliquer ? Je ne comprends rien à tout ce mic-mac, moi. - Chut ! T'as rien entendu ? Écoute bien ! - Je... non, je n'entends rien. - Bon, eh bien, tant mieux ! Vite, filons d'ici. Nous en savons assez maintenant. - Parle pour toi. >> De retour dans ma chambre, Ahmad m'avait tout expliqué. Mon oncle, comme son père et son grand-père avant lui, avait reçu en héritage des biens familiaux et aussi des biens waqf, donations faites au saint pour l'expiation des péchés et la gloire de la religion ; ceux-là, qui étaient plus nombreux, ne lui appartenaient pas vraiment : il en tirait un certain revenu, une quote-part, à charge pour lui de les entretenir, de les faire fructifier, et de les répartir équitablement entre la fondation religieuse qui entretenait la mémoire du saint, les pauvres et les diverses oeuvres qu'il patronnait. Il ne pouvait en aucun cas les vendre, les céder ni même les hypothéquer, les mettre en garantie. C'était justement ce qu'il avait fait, d'où la visite des mystérieux personnages évoqués plus haut. Il y a des années, une série de mauvaises récoltes avaient entamé la fortune de mon oncle ; depuis, en essayant de se refaire, il s'était laissé entra"ner dans une spirale de mauvaises affaires, de spéculations douteuses. C'était un homme intelligent, éclairé, mais il croyait trop en son propre jugement - et peut-être trop peu en la puissance de son saint ancêtre. Il avait voulu améliorer l'exploitation des terres, introduire des techniques nouvelles ; il avait écouté les sirènes du commerce, de la spéculation, et tout s'était retourné contre lui. Il y a un an, un de ses navires, en route pour l'Inde, avait coulé, avec toute sa cargaison de denrées précieuses. Ce coup avait failli l'achever. Pour se refaire, il avait finalement consenti à emprunter de l'argent en mettant en gage des biens waqf, des biens appartenant normalement au saint et à ses oeuvres, ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait osé faire. C'était très imprudent, car la créance populaire, sur laquelle reposait ultimement le pouvoir de mon oncle, accordait à ces biens << donnés à Dieu >> (puisque donner à S"d" Hamad n", c'était donner à Dieu), une valeur sacrée, et une puissance occulte. S'il était obligé de les céder, c'était le scandale assuré, et peut-être la fin de la dynastie ! Or, cet homme n'avait décidément pas de chance - ou bien il manquait de discernement. Après de premiers succès prometteurs, ses dernières affaires avaient commencé à s'effondrer, et il apparaissait qu'elles étaient promises au même avenir que les autres - c'est-à-dire, la banqueroute. Cette fois c'était la fin. Les créanciers de mon oncle étaient un groupe d'affairistes de la ville, des gens peu recommandables nouvellement enrichis, qui ne connaissaient que la logique des affaires ; pour eux, un waqf ne signifiait rien, pas plus que le nom de Hamad n", mais ils convoitaient certaines terres du domaine, qu'ils pouvaient mettre en valeur, ou avec lesquelles ils pouvaient réaliser de plantureuses plus-values, Dieu sait de quelle tortueuse manière. Ils avaient spéculé sur l'échec de mon oncle, et pour eux, la spéculation s'était révélée fructueuse. Maintenant, ils harcelaient le pauvre homme pour empocher leur garantie, les fameuses terres waqf dont mon oncle n'avait normalement que l'usufruit, et encore, en partie seulement. Bref, pour lui, c'était la fin ; à part l'assassinat, il ne lui restait plus beaucoup d'alternatives au scandale et à la ruine. Et l'assassinat est une entreprise bien hasardeuse, surtout quand on a en face de soi un groupe lointain de requins aux dents longues. Qu'allait donc faire mon oncle ? Et surtout, qu'allait faire Ahmad ? Cette nuit-là, je le vis tout pensif, méditer sur ses découvertes. Maintenant qu'il connaissait toute la vérité, il était en ébullition ; son père fini, il était fini lui aussi ; il ne serait jamais le ma"tre du domaine. Ce monde des ténèbres qui l'avait attiré dans son sillage, Kaab, les goules, la violence, tout cela, désormais, devait encore plus lui appara"tre comme sa seule planche de << salut >>, si l'on peut dire. Désormais, c'était sans retour. Je supposais aussi que la haine d'Ahmad pour son père devait à présent atteindre des sommets qu'elle n'avait jamais atteints auparavant, et qu'il voudrait lui faire payer d'une manière ou d'une autre le mal qu'il avait fait à sa famille. Je sentais que dans la jolie petite tête d'Ahmad, les plans les plus fous, raffinés et macabres, s'élaboraient les uns après les autres et se bousculaient à la vitesse de l'éclair. Sans doute qu'il finirait par opter pour le plus compliqué et le plus cruel. Quand il était dans cet état, il était inutile de vouloir le distraire ou l'apaiser. Je le laissai donc cogiter ; mais une question revenait sans cesse dans mon esprit, une question qu'Ahmad, lui, avait complètement oubliée : que contenait l'urne en ivoire ? Nous avons revu le petit Boutros. Plus beau que jamais. Il avait toujours sa croix, mais il avait mis ses plus beaux habits en notre honneur, une culotte bouffante et un gilet de laine bleue avec des passementeries ; un peu usé, mais encore joli. Il avait vraiment l'air de provenir d'un autre ge ; je trouvais cela touchant... Ahmad, lui, aurait bien aimé lui arracher le tout et le prendre aussi sec, mais il se contenait, piqué par la curiosité. Il l'embrassa sur la bouche, mais en l'effleurant à peine ; je vis le rouge monter aux joues de Boutros, à la fois troublé et enchanté. Ça y était, me disais-je, la maladie Ahmad commençait d'entrer en lui. Cependant, il prit mon cousin très doucement par la main, et moi derrière, comme accompagnant un couple de jeunes fiancés - drôles de fiançailles en vérité - nous march mes vers ce village brûlé, qui alimentait les fantasmes et les légendes de toutes la vallées. En vérité, ce que j'y vis d'abord ne me parut pas justifier un tel délire, mais on était à la campagne, dans une région pleine de mythes et de secrets. Le village était extrêmement pauvre, et c'est vrai que les maisons, faites dans cette pierre spéciale que l'on extrayait de la montagne, avaient une couleur caractéristique, qui évoquait l'Enfer. Mais à part ça, ça ressemblait à un quartier très pauvre d'une de nos grandes villes, un quartier juif par exemple. Des enfants très sales et faméliques jouaient dans un filet d'eau noir, qui coulait d'une très vieille fontaine à bec de rapace et dévalait une rue sombre. Les gens, étonnés, nous observaient à travers les lézardes de leurs masures. Je me demandais comment on pouvait laisser des gens vivre dans une telle misère ; ceux-là étaient vraiment des réprouvés, Dieu sait ce qu'avaient fait leurs aïeux. Mais ils étaient habitués à vivre ainsi sans se plaindre. Ils n'avaient pas l'air spécialement malfaisants ni dangereux, toutefois je me méfiais un peu quand même, juste au cas où. Boutros nous emmena jusqu'au quartier chrétien, qui était plus misérable encore que le reste ; des réprouvés parmi les réprouvés. En souriant, il nous fit asseoir dans une pièce sombre et crasseuse, et nous offrit du lait et du pain noir. C'était le mieux qu'il pût nous offrir, et c'était gentil. Heureusement, Ahmad et moi avions apporté, outre le vin demandé par le garçon, quelques victuailles bienvenues. Cela représentait pour lui une sorte de festin. Nous nous entret"nmes avec lui ; c'était rafra"chissant de l'écouter, après tout ce que j'avais vu et entendu chez les gens << bien >> de cette maudite vallée. Il nous parlait de sa vie, des gens qui l'entouraient, de leurs coutumes et de leurs croyances ; tout un monde archaïque, figé, matériellement pauvre mais spirituellement plus riche qu'on aurait pu le croire, se découvrait à moi ; je dois dire que pas une plainte ne sortait de la bouche de ce garçon ; quelles que dures que fussent ses conditions de vie - il était habitué depuis son plus jeune ge à la présence de la mort - tout cela lui paraissait normal, et il l'acceptait de bon coeur, en louant son Dieu. Ahmad en était aussi frappé que moi, à la différence que ce babil échauffait sa convoitise charnelle pour le garçon, qui était déjà grande. À un moment, il n'y tint plus ; il l'invita à s'asseoir près de lui, et commença à le caresser. Il l'embrassa dans le cou et lui tint des propos insinuants, pleins de vagues promesses. Le garçon était à la fois embarrassé et émoustillé ; il hésitait entre résister et se prêter au jeu d'Ahmad, comme la plupart des garçons la première fois. Finalement, Ahmad réussit quand même à lui glisser la main à l'entrejambe et à susciter un début de raideur ; j'admirai sa dextérité. Il aurait aimé lui faire découvrir le plaisir dès ce moment, pour mieux le tenir par la suite. Un moment, Boutros succomba à la tentation de s'abandonner, et je vis ses yeux charmants se plisser et commencer à devenir vitreux pendant que la main d'Ahmad oscillait entre ses minces cuisses écartées. Je me disais qu'Ahmad avait gagné. Puis, tout à coup, il se ressaisit, à la manière typique des garçons qui vous signifient sans le dire : << j'ai besoin de plus de temps, désolé >> ; il se dégagea de l'étreinte d'Ahmad, sauta sur ses pieds en souriant, comme s'il ne s'était absolument rien passé, et dit : << - Venez, je vais vous montrer notre << Vieux >>. >> La mine dépitée d'Ahmad à ce moment-là ! Ce fut une des rares occasions de rire qui me furent octroyées à cette époque ; j'en suis encore amusé quand j'y repense ; je n'aurais voulu manquer un tel spectacle pour rien au monde. Ahmad le vit et me lança une oeillade meurtrière, mais à présent, nous n'avions d'autre choix que de suivre le garçon. Le << Vieux du village >> était comme une sorte de chef ou de chamane, je ne sais pas au juste ; c'était le plus ancien du lieu, il devait avoir au moins cent ans et s'appelait Hammadi-Barr ' ; un nom bizarre, musulman, d'où je conclus qu'il n'était pas chrétien en tout cas, mais franchement, son orthodoxie paraissait douteuse, ce dont je n'avais d'ailleurs cure. Sa masure était la plus luxueuse du village, si l'on peut dire, mais comparée à nos maisons, c'était un vrai taudis comme le reste. Sur les murs, il y avait à la fois des versets coraniques, des invocations islamiques, un portrait supposé du saint Hamad n", des icônes chrétiennes représentant Jésus et Marie, et même des symboles hébraïques, cabalistiques, alchimiques, bref, un vrai bric-à-brac ésotérique. Et le Vieux trônait au milieu de tout cela, sa vieille face ridée fendue par un indescriptible sourire, dans une cre odeur mêlée d'encens et de suif. Sûr que c'était assez pittoresque, mais ça ne donnait pas trop envie de s'attarder. Néanmoins, nous comprenions que le Vieux était une sorte d'autorité pour les gens du village, qu'on lui prêtait même des dons de guérisseur - j'ai envie de dire : naturellement - et Boutros tenait vraiment à nous le faire conna"tre ! Pas moyen de reculer. Ahmad mordait sur sa chique ; c'était assez désopilant à voir. Pour une fois que c'était moi qui m'amusais à ses dépens et non l'inverse ! Cependant, dès que le Vieux se mit à parler, ce fut une autre paire de manches. Il parlait d'une voix forte et grave, presque jeune, et avec une assurance incroyable ; une autorité réelle, qui rappelait celle que S"d" Hamad n" devait avoir eue en son temps, quand il alpaguait les puissants, les notables sur la place publique sans craindre leurs représailles, protégé par sa Baraka. Nous nous sentions mal à l'aise, déstabilisés, mais non menacés ; quand le Vieux parlait, on ne pouvait faire autre chose que de l'écouter. Même Ahmad était impressionné. Toute expression d'impatience ou d'ironie avait disparu de sa face, et il écoutait patiemment, les sourcils froncés, en silence, ce qui était étonnant de sa part. Le Vieux lui saisit la main fermement et la serra si fort qu'Ahmad grimaça de douleur, mais il continuait d'écouter : << - Toi ! Disait le Vieux à l'adresse de mon cousin, je sais qui tu es ! Oh oui ! Je sais bien qui tu es, rejeton de mon ma"tre, S"d" Hamad n" ! Je vois jusqu'au coeur de ton coeur, jusqu'à l' me de ton me ! Je vois ta douleur secrète ; tu as ouvert les portes de ton coeur aux Ténèbres, et tu es devenu une créature de la nuit ; je sais qui tu fréquentes la nuit et je sais ce que tu as fait. Et je sais ce que tu as fait de tous ces garçons, et pourquoi, et ce que tu comptes faire de ce petit Boutros qui est comme mon fils, et qui t'a amené ici, mais écoute ! Écoute, enfant de mon ma"tre, écoute, créature de la Nuit ! Il n'est pas trop tard pour toi, tu peux encore te repentir ; les portes du Ciel te sont encore ouvertes, mais tu dois faire vite ; bientôt, il sera trop tard. Ce n'est pas à moi de te juger ; je sais ce que tes yeux ont vu quand tu étais dans le coffre, et je sais ce que tu as souffert, et ton frère aussi, mais tu n'es pas responsable des péchés des autres ! Tu n'es pas le Christ. Tu n'es responsable que de ton propre fardeau. Laisse-moi me charger de tes blessures ; laisse le temps faire son oeuvre, et la douleur laisser place à l'amour. Aime ! L'amour te sauvera. C'est ce que nous enseignait autrefois S"d" Hamad n", quand il vint ici, après avoir eu sa révélation de l'Amour divin. - Mais l chez-moi, vieux fou ! >> Ahmad, qui n'en pouvait plus, dégagea promptement sa main endolorie. Le Vieux riait. Ahmad s'écria : << - Vous mentez ! S"d" Hamad n" n'est jamais venu ici ; il vous a reniés à cause de vos moeurs inf mes ; il vous a refusé sa bénédiction parce que vous prostituiez vos propres fils, tout le monde sait cela ! >> Le Vieux rit de plus belle. << - Ah ! Tu crois cela ? Mais tu n'y étais pas. Moi non plus, mais le ma"tre du ma"tre du ma"tre... (il répéta cela je ne sais combien de fois) de mon ma"tre y était, et mes yeux ont vu ce que leurs yeux ont vu ; ils m'ont légué leur yeux et leur coeur. La véritable histoire, c'est moi qui la connais, pas vous ; je vais te la raconter, garçon à la cervelle légère (oh ! L'insulte pour Ahmad), et après tu feras ce qu'il te plaira, ce n'est pas à moi de te sauver si tu ne veux pas te sauver toi-même. Mais je te préviens : garde-toi de faire du mal à mon Boutros, sinon... >> Disant cela, il frappa du poing sur le sol, et la terre sous nos pas se mit à trembler, tellement fort que nous perd"mes l'équilibre, Ahmad et moi (surtout lui à vrai dire ; la secousse était dirigée dans sa direction, et elle était vraiment forte). Cette fois, Ahmad était réellement perturbé ; il n'avait plus du tout envie de plaisanter. Le Vieux s'esclaffa de nouveau et dit : << - Tu vois ? Moi, je n'ai pas besoin de construire une machine pour faire trembler la terre (comment savait-il cela ?), et je peux faire bien d'autres choses encore ; alors, je te conseille de prendre mes avertissements au sérieux ; conseil d'ami. Maintenant, écoute. Voici la véritable histoire de S"d" Hamad n". Quand il vint dans cette région, elle était islamisée depuis peu. Ce village était le plus pauvre des environs, et ici vivaient encore des chrétiens, des animistes, des gens de toute sorte, des gens très pauvres, comme aujourd'hui, aux croyances multiples, comme aujourd'hui. Mais ils vivaient en harmonie et ils s'entraidaient. S"d" Hamad n", homme juste et bon, qui avait voyagé en Inde et fréquenté les Brahmanes et les ma"tres soufis de là-bas, et vu des musulmans qui vivaient en bons termes avec les hindous qui adorent Shiva ou Vishnu, vint donner sa bénédiction à notre village et nous l'accueill"mes. Il se plut parmi nous et y resta quelque temps. C'est vrai qu'à l'époque, les pères de famille offraient la chair de leur fils au voyageur désireux de se détendre, s'il le désirait ; c'était une coutume très ancienne que les gens avaient conservée, et qui n'était pas mal vue à une certaine époque - très ancienne, mais qu'est-ce comparé à l' ge de l'univers ? C'était juste une façon d'offrir au voyageur ce qu'on avait de mieux, et c'était aussi une épreuve pour les fils, qui apprenaient à faire don de soi et à se dévouer corps et me. Tout le monde était content, sauf les ouléma rigoristes, qui désapprouvaient cette coutume comme bien d'autres. Cependant, ils n'avaient pas beaucoup d'influence en ce temps. S"d" Hamad n", lui, était un musulman pieux, qui voulait réconcilier tout le monde. Il nous exhorta d'abord poliment à renoncer à cette coutume et à un certain nombre d'autres, qu'il jugeait malséante. Mais il ne désapprouvait pas l'amour des garçons en lui-même ; son voyage en Inde lui avait ouvert l'esprit, qu'il avait déjà noble et compatissant de toute façon. Peu à peu, les gens de ce village renoncèrent donc à certains aspects très archaïques de leurs moeurs, pour s'adapter à l'esprit du temps ; mais ils n'abandonnèrent jamais l'amour des garçons. S"d" Hamad n" lui-même, à force de séjourner parmi nous, finit par être conquis par cette forme d'amour. Il s'éprit d'un de ses disciples, et eut une illumination gr ce à lui. Ne sachant comment lui rendre gr ce des bienfaits qu'il lui avait accordés, et aussi, peut-être, pour se mettre plus en accord avec la religion extérieure, qui est le socle de toute sainteté, il entrepris ce pèlerinage à la Mecque sur les genoux dont la légende s'est beaucoup emparé. En vérité, il ne fit pas tout le voyage à genoux ; seulement une partie, et surtout, il pria beaucoup en cours de route. Sur le chemin, il eut de nouvelles illuminations, et au retour, il eut une théophanie du Soi divin sous les traits du disciple qu'il avait tant aimé. Et il revint nous donner sa bénédiction, et nous appela ses héritiers véritables et les meilleurs gens de la terre, à cause de notre simplicité et de notre générosité. Mais ses proches disciples, issus des familles nobles et respectables de la contrée, ne l'entendirent pas de cette oreille. C'étaient des gens pieux, bien intentionnés, mais ils manquaient d'ouverture spirituelle ; ils ne pouvaient pas comprendre tout l'enseignement de leur ma"tre. Celui-ci s'en rendait compte et le déplorait, mais enfin c'étaient ses disciples, il avait de l'amour et de la compassion pour eux. Il t cha donc, dans les dernières années de sa vie, de restaurer ses relations avec eux, et cessa de venir nous voir. Mais auparavant, il nous avait confié que nous étions, nous, gens du village brûlé, ses vrais disciples ; ceux d'en bas ont hérité de ses biens et de son enseignement doctrinal, de sa Baraka extérieure ; nous avons hérité de sa sainteté, de sa véritable influence gnostique, de sa Baraka intérieure. Nous attendons toujours le jour où les descendants de ses premiers disciples ouvriront les yeux et reconna"tront qu'ils se sont trompés, que nous ne sommes pas gens inf mes, mais seulement pauvres, pauvres de bien mais éveillés spirituellement. Ce jour viendra bientôt, rejeton de mon ma"tre ; sauras-tu choisir ton camp d'ici là ? Depuis ce temps, les gens de ta famille, comme ton père, et son père avant lui, tra"nent, de génération en génération, un inutile fardeau de culpabilité à cause de l'amour de leur saint pour ce jeune garçon, dont il ne s'est jamais repenti vraiment, et de sa complaisance en général à l'égard de ceux qui pratiquent ou tolèrent cet amour. Ils se croient obligés de le tolérer moins que les autres encore, et de le combattre davantage. Ils cherchent à être impeccables pour faire oublier que leur ancêtre ne l'a pas été. Ils ont obligé cet amour à se terrer ici, ils l'ont refoulé dans les ténèbres de ces monts peuplés de goules, ils croient avoir payé leur dette imaginaire ; mais ils vivent dans la peur des fantômes qui reviennent tourmenter les vivants ; le fantôme de cet amour qu'ils ont voulu tuer, notamment. Cette peur légitime les détruit à petit feu. Ils se sont enferrés dans une logique démente ; il leur aurait suffi d'ouvrir les yeux, comme leur saint l'a fait, et d'accepter dans la nature humaine ce qu'on ne peut pas changer, mais c'était trop leur demander. Et vois où ils en sont aujourd'hui ; vois ce que tu es devenu toi-même, rejeton de mon ma"tre ! Mesure à ta propre dérive l'étendue de leur erreur ! Mais ce qu'ils ne savent pas, et que je vais te révéler maintenant, c'est que le saint, peu avant de quitter ce monde, a laissé une dernière directive à ses véritables disciples : il aurait voulu être enterré ici, parmi nous, et que ce village dev"nt le véritable centre de son culte. Mais il savait que ses disciples << officiels >> ne le permettraient pas. Alors, il s'est laissé enterrer là-bas, dans son khandaq, où des milliers de visiteurs rendent chaque année hommage à sa dépouille, sans savoir que son coeur est ici, parmi nous ! Oui, en effet, il avait ordonné à quelqu'un d'ici, avant son inhumation, de venir dérober son coeur et de l'apporter au village des vrais disciples. Et depuis ce jour, il est ici, dans ma maison, conservé précieusement dans une urne d'ivoire ; ça te dit quelque chose, n'est-ce pas, Ahmad ! >> Ce fut la première et la dernière fois qu'il appela Ahmad par son nom, et j'aime autant vous dire que ses derniers mots résonnèrent comme la foudre dans mes oreilles. Et ne parlons pas de celles d'Ahmad ! Je le vis chanceler, comme ivre, et il dut s'appuyer d'une main contre le mur pour ne pas tomber. Mais très vite il se ressaisit et dit : << - Non ! Ce n'est pas possible ! Montrez-le moi ! - Tu veux le voir ? Très bien, suis-moi ; tu seras un des rares à l'avoir vu, mais je n'ai rien à refuser à un descendant de S"d" Hamad n". >> Il se leva, et nous emmena dans une autre pièce, plus sombre, voûtée, où se trouvait un grand bahut massif, en ébène, incrusté de carreaux de nacre et d'ivoire qui formaient des dessins cabalistiques. Il leva la main, prononça une invocation, et les dessins se mirent à bouger ; un mécanisme à l'intérieur du bahut s'enclencha, et les deux portes massives s'ouvrirent toutes seules, avec un cliquetis, laissant voir l'urne ivoirine. << - Approchez, mes enfants, et ne soyez pas trop étonnés de ce que vous allez voir ; car quand on ramené ici le coeur du saint, comme il l'avait demandé, il s'est remis à battre, et il n'a pas arrêté jusqu'à ce jour. Parmi ses vrais amis, son coeur est revenu à la vie, et depuis, c'est lui le coeur battant de cette vallée. Voyez ! >> Ahmad ouvrait des yeux immenses, hallucinés. Le Vieux prit l'urne, la posa devant lui délicatement, l'astiqua, l'embrassa et prononça quelque prières. Puis il tourna dans la serrure un clef d'argent qu'il portait autour du cou, et souleva le couvercle précieux. Nous regard mes à l'intérieur ; effectivement, le coeur était là, un vrai coeur humain, rouge comme du cinabre, et il battait régulièrement, tranquillement, comme s'il était vivant. Ce qui était étrange, c'est que ce n'était même pas horrible, juste étrange ; tout était tellement étrange dans cette maison ! Il semblait émaner de ce coeur une lumière invisible, une énergie positive, douce ; en le voyant, je pensais au mien, et il me semblait animé de la même pulsation. Mais pour Ahmad, c'en était trop. Comme un somnambule, il recula de quelques pas, sans quitter des yeux le coeur qui battait toujours tandis que le Vieux riait, puis il se retourna et sortit de la maison au pas de course, en titubant. Boutros et moi le suiv"mes pour lui porter secours ; nous dûmes l'aider à rester sur ses jambes. Le pauvre, il avait pris un fameux coup ! Boutros le réconfortait gentiment, avec son indélébile sourire ; je me disais que cet innocent garçon avait suivi la conversation sans clairement en comprendre les enjeux ; je doutais même qu'il sût ce que l'expression << amour des garçons >> recouvrait exactement, tant il était ingénu. Il est vrai que depuis une heure environ, il l'était un peu moins, gr ce à Ahmad, et peut-être qu'un semblant de jour commençait à se faire dans son esprit, mais vous savez que les brumes de l'innocence, chez ce genre de garçon très pur, mettent du temps à se dissiper. << - Ah, la vache ! S'écria Ahmad quand il eut un peu recouvré ses esprits ; il m'a bien retourné, ce vieux fou ! - Je veux bien te croire, moi aussi. Cette histoire d'urne... drôle de coïncidence, tu ne trouves pas ? - Mohammed, je t'en conjure ! Ne parle plus jamais de ça ; tu ne crois pas que j'en ai pris assez pour aujourd'hui ? >> Mais je ne voulais rien entendre : << - Non, Ahmad ! C'est un peu trop facile, tu ne trouves pas ? Après ce que nous venons d'entendre, j'ai droit à quelques explications, moi aussi ! Et puis, tiens, dis-moi ; c'est quoi aussi cette histoire de coffre à laquelle il a fait allusion ? Tu sais bien de quoi il parlait, n'est-ce pas ? >> Mais là, Ahmad bondit comme un jaguar et se jeta à mon cou, toutes griffes dehors : << - Non ! Non, je ne le sais pas ! Et puis d'abord, tais-toi ! C'est pas tes oignons ! >> Et il partit au pas de course dans la direction de la vallée. Je me souvins alors à quel point, malgré sa violence, il était sensible, et j'eus un peu honte de moi. Alors je courus derrière lui, toujours suivi par Boutros qui ne voulait pas l cher son nouvel << ami >> : << - Excuse-moi, Ahmad ! N'en parlons plus, là ! Je ne voulais pas te blesser. Mais franchement, c'était ton idée aussi de venir dans ce satané village. Allez, viens, on rentre ; on n'a plus rien à faire ici. Je te ferai une g terie et on oubliera tout ça, d'accord ? - D'a... d'accord. Excuse-moi de m'être emporté ; c'est ce vieux démon, je... - C'est rien, allez, c'est rien ; bientôt tu n'y penseras plus. >> Mais moi, je savais que j'y penserais encore ! Boutros, lui, souriait toujours : il était manifestement satisfait de sa journée, sans doute une des plus mémorables de son existence ; et puis il allait pouvoir soigner sa bonne mère gr ce à l'excellent vin de mon oncle. Donc, tout allait bien pour lui. Il y en a vraiment qui ne connaissent pas leur bonheur. Ahmad l'embrassa sur les deux joues, puis moi, et nous pr"mes congé de lui en nous promettant de nous revoir bientôt, sans plus de précision, car Ahmad était toujours assez secoué. Les jours suivants, je m'efforçai de ne plus penser à tout cela. Ahmad avait retrouvé son humeur mordante habituelle, et j'en étais presque soulagé. Mahmûd était complètement rétabli, mais toujours aussi mélancolique. Mon oncle, lui, était invisible, complètement absorbé par ses problèmes. Pour lui, l'échéance fatale approchait. Un jour, je croisai Nûr-el-Haq ; je ne lui avais pas parlé depuis longtemps, mais il me regarda avec hauteur, et me lança abruptement : << - Alors, garçon, que penses-tu du village brûlé ? Tu comprends maintenant pourquoi je me rends là-bas ? >> Je ne sus que répondre, mais en fait, oui, je comprenais maintenant, bien que je n'eusse pas encore considéré cet aspect de la question. Drôle d'homme, décidément. Ahmad a repris ses sorties nocturnes ; je n'ai pas toujours le courage de l'accompagner. Il n'avait d'ailleurs jamais vraiment arrêté. C'est devenu un être nocturne. Il faut le voir maintenant, avec ses yeux rouges et sa peau cireuse ; comme il a changé depuis que je l'ai connu ! Il a toujours du mal à supporter la lumière du soleil. Il dort la journée, dans sa chambre obscure où nul jour ne pénètre, et il vit la nuit. Personne ne sait rien à part moi. Cela me pèse, et je me sens impuissant. Je sens que nous allons vers le dénouement de cette histoire, un dénouement brutal et sordide ; maintenant que je connais le secret de mon oncle, sa ruine et sa honte, je n'ai plus aucune illusion, plus guère d'espoir non plus. Au début, la beauté d'Ahmad me semblait un gage d'élection, donc de bonté ; maintenant, je crois que je ne regarderai plus jamais la beauté de la même façon. Nous allons vers le dénouement, mais quel dénouement ? Ça y est, je sais maintenant ce qu'Ahmad fait faire à ceux que j'appelle ses esclaves, après le succès de la machine à tremblements de terre. L'autre nuit, j'ai entendu hurler le chien, de nouveau. Tiens, je l'avais oublié, celui-là ! Il faut croire que lui ne m'avait pas oublié. Je me suis réveillé en sursaut ; Ahmad était à côté de moi, avec son mauvais sourire des bons jours. Il me fit signe de le suivre ; je compris qu'il voulait me montrer quelque chose. Oui, en effet, c'était quelque chose, mais là je me demande vraiment si je ne suis pas fou. Il m'a entra"né au coeur de la nuit, dans un lieu indescriptible ; à l'intérieur de la montagne, en profondeur. Au coeur des ténèbres. Là, j'ai vu une autre machine, mais un véritable monstre, tentaculaire, démesuré, l'air vivant ; avec toute sorte de roues, de palans, de poulies, des roues à aubes alimentées par le cours d'eau détourné, des contrepoids, des ressorts, et même le feu ; quelque chose d'indescriptible, d'hallucinant, infernal... << - C'est pas possible, Ahmad, t'as pas pu construire ça ; dis-moi que je rêve, là, dis-moi que je suis dans ma chambre, en train de dormir ! - Non, mon ami, tu ne dors pas ! Je te présente la nouvelle machine ; un vrai bijou. - Bon, et il fait quoi, ce bijou ? - Il sème la mort et la destruction ! Tu te souviens de la machine précédente ; la faille dans le socle de la vallée ; c'est un peu le même principe, mais celle-ci exploite les failles dans le socle du réel. C'est la réalité même qu'elle peut faire trembler... cette machine-ci est vivante, crois-moi ; et avec ça, tu contrôles non seulement les mouvements du sol, mais aussi le vent, la foudre, les éléments, le jour et la nuit. Je n'ai qu'à pousser sur ce levier, désormais, et les ténèbres, le chaos envahiront tout ; voilà ce que je réserve à mon cher père pour prix de sa bonne conduite. Le Vieux avait raison, Mohammed, le jour est proche... mais ce n'est pas rédemption qu'il attend, ce ne sera pas le jour de la réconciliation, crois-moi ; je leur prépare bien autre chose ! - Arrête, Ahmad, tu me fais peur ! Casse cet engin diabolique, bon sang, et redeviens le joli garçon qui jouait avec moi dans la rivière, au soleil, tu te souviens ? - Toi, arrête ! Ne me parle plus de cet astre de malheur ! Je voudrais l'éteindre à jamais ; j'en aurai bientôt le pouvoir, peut-être. C'est sans retour. - Bon sang mais, Ahmad, t'es pas obligé de faire tout ça ! Tu sais quoi ? J'ai une idée ; abandonne tout, abandonne ce Kaab, tes esclaves, cette vallée maudite, pars d'ici avec moi... on va aller dans mon pays, chez mes parents ; je leur expliquerai tout - enfin, pas tout, juste les problèmes de ton père, ils t'adopteront, on pourra vivre ensemble, tranquilles, là-bas... la ville, tu verras, c'est magnifique ; il y a des tas de garçons et... - Et ils vécurent heureux jusqu'à la fin des temps et ils eurent beaucoup d'enfants, et gnagnagna... fiche-moi la paix, Mohammed, t'es en retard... tu m'as suivi jusque là, tu crois que tu peux rebrousser chemin maintenant ? Vas-y, dans ton pays, si tu veux, pars là-bas, laisse-moi ; moi j'irai jusqu'au bout, j'accomplirai mon destin ! - Eh bien ! C'est ça, je m'en vais ; pauvre fou ! Le Vieux avait raison, tu es la mesure de l'égarement de tes pères... vous méprisez ces gens du village brûlé, mais vous devriez prendre exemple sur eux : ils ont plus de sagesse que vous tous ! Tiens, et le petit Boutros ? Il ne t'intéresse plus ? Tu vas l'anéantir lui aussi ? - Parle-moi pas de lui comme ça, eh ! Tu crois que je pourrais l'abandonner pour te suivre dans ta maudite ville ? Allez, c'est ça, pars, j'ai plus besoin de toi ! - Oui, je pars ; moi non plus j'ai plus besoin de toi, je vais faire mes valises et tirer ma révérence à ton père. Ton feu d'artifice, ce sera sans moi. - Non, Mohammed, attends ! Où tu vas ? Reste avec moi, allez ! Je pensais pas ce que je disais. Cette machine, je l'ai pas encore déclenchée ; c'est juste pour le cas où... m'abandonne pas, eh ! T'avais pas dit que tu m'abandonnerais jamais ? - Ah ! Tu t'en souviens, maintenant ? - Ben, euh... oui. - Tu es impossible, Ahmad ! - Embrasse-moi, idiot. >> La ruse habituelle, mais ça marche à tous les coups. Pour me retenir, ce diable de garçon sait comment s'y prendre. Il me tient par l'entrejambe ; ah ! Mon Dieu, je suis pitoyable ; n'empêche, il a raison, j'ai dit que je ne l'abandonnerais jamais ; je ne peux pas partir maintenant, si proche du dénouement. Il s'agit de tenir, c'est tout. J'ai embrassé Ahmad ; il s'est collé à moi, une vague de désir m'a submergé, j'ai roulé avec lui dans les ténèbres, l'embrassant, l'enlaçant, nous nous sommes mêlés dans un tourbillon de caresses, et j'ai tout oublié : la machine, la vallée, le sang, ma déception devant ce qu'était devenu le garçon que j'aimais... en vérité je l'aimais toujours, plus ardemment que jamais... Je me suis réveillé dans mon lit, à l'aube, exténué, sans comprendre comment j'étais arrivé là. Il m'a fallu du temps pour y voir clair. Cette fois, j'avais rêvé, c'était sûr. Un mauvais rêve. Pourtant, cela paraissait si réel... incroyablement réel... je jurerais... mais non, j'ai rêvé, c'est impossible. Pris d'un doute, cependant, je suis allé voir Ahmad pour en avoir le coeur net. Il était réveillé ; il m'a simplement lancé : << alors, cousin ; elle décoiffe, hein, ma nouvelle invention ? >> Je suis parti en courant ; Ahmad riait... << Attends, pars pas, c'était pour rire ! >> Je voulais me débarrasser de lui pour de bon, mais il s'accrochait à moi. Pas moyen de m'en détacher. Il m'a poussé sur mon lit, s'est couché sur moi et m'a embrassé de force ; cette fois, il me soûlait clairement, mais j'avais besoin de me perdre pour échapper à cette réalité cauchemardesque ; j'ai répondu à ses sollicitations et me suis perdu en lui, une fois de plus. Seconde fois que je me réveille aujourd'hui. C'est le matin. Je comprends que j'ai rêvé encore ; le cauchemar continue. Cette fois, plus la peine d'aller questionner Ahmad. J'aime encore mieux rester avec ce doute qui m'empoisonne que de revivre cela jusqu'à la nausée. D'ailleurs je crains d'être sûr. Dans cette histoire, je ne fais jamais que me réveiller d'un mauvais rêve pour tomber dans un cauchemar pire. On ne sait jamais où s'arrête le cauchemar et où commence la réalité. D'ailleurs je ne suis même plus sûr qu'il y a une réalité. Juste des strates de cauchemar, de folie, qui s'écroulent les unes après les autres. On court pour échapper à la nuit qui absorbe tout, comme une immense éponge noire, mais les structures mêmes de l'être s'effritent sous vos pieds. Seul le visage rayonnant de Boutros, le petit p tre chrétien du village brûlé, m'appara"t comme un point de lumière. Je ne sais pourquoi, celui-là, j'ai l'impression que même Ahmad n'arrivera pas à le corrompre totalement. Ah ! Si le Vieux pouvait avoir raison ; s'il y avait un retour possible... mais il sait beaucoup de choses, d'accord, mais que sait-il réellement ? Mais, mais, mais, trop de mais... bon, le jour commence à peine ; allez, commençons par le commencement, allons déjeuner ; les grandes questions qui donnent le vertige, ce sera pour plus tard. On approche de la fin, je le sens. L'hiver est arrivé ; je ne savais pas que les hivers, dans ce pays, étaient si rudes. Ce sont les montagnes ; on est loin de la mer, l'attitude est élevée, le climat s'en ressent. Cet hiver-ci sera particulièrement froid, à ce qu'on dit. Ça ne m'étonne pas. Le froid et les ténèbres ; je les sens en moi, la terre aussi le sent. La pluie, le vent, la grêle, le verglas, la tempête, les jours trop courts, la nuit épaisse, le brouillard, la neige peut-être... rien ne nous sera épargné. Les gens qui travaillent dans les champs vérifient les réserves de nourriture, de bois, de fourrage ; ils se préparent à traverser la nuit. Cette période de l'année m'a toujours fascinée, surtout dans les régions comme celle-ci ; face aux ténèbres, à la rudesse des conditions extérieures, les hommes renforcent leurs liens de solidarité ; comme des animaux qui se serrent les uns contre les autres pour lutter contre le froid. Mais le mal, la solitude, la souffrance, pour ceux qui ne sont pas préparés, qui sont restés à l'écart du groupe, peuvent frapper plus durement que jamais ; les fléaux se répandent sur la terre désolée comme une meute de démons affamés. Qu'est-ce qui l'emportera, les fléaux, les ténèbres, ou la solidarité ? Il me semble qu'il n'en reste plus beaucoup dans ce pays misérable. J'aimerais partir d'ici ; mais ce n'est pas le bon moment. Les routes seront difficiles à pratiquer. Je vais affronter l'hiver ici avec les autres. Avec Ahmad. Pour lui, je ne sais pas quand l'hiver a réellement commencé. Je ne sais pas s'il sent le froid. En quelques jours, comme je le disais, l'hiver a annoncé la couleur : sombre et cruelle. Le climat a changé complètement. On ne croirait pas que ces arbres noirs et tourmentés ont jamais eu des feuilles. Un vent mauvais, glacial, souffle sans arrêt. Les grands disent qu'ils n'avaient pas vu cela depuis très longtemps. C'est la nuit, la tempête, le gel ; je n'ai jamais respiré d'air aussi froid de ma vie. Une rivière entièrement gelée, sur laquelle on peut marcher sans risque, on dirait une route ; je ne savais pas que c'était possible... les enfants s'en donnent à coeur joie, ils patinent ; du coup, certains prédateurs bénissent le temps également. Comme toujours, personne à part moi ne se rend compte de rien. Mais j'accueille cette saison comme tout le reste : le coeur haut, enfin j'essaie ; ce n'est qu'une épreuve, on verra bien ce qui en sortira. Cet hiver se révèle exceptionnellement, anormalement dur. Ce sont vraiment les ténèbres qui se sont abattus sur cette partie de l'univers ; une saison de deuil. Avant la résurrection ? Depuis des jours, une terrible tempête fait rage. Toutes les routes sont bloquées ; cela n'empêche pas Ahmad de sortir, au contraire. Lui et Kaab, et tous ces jeunes loups de la meute, s'en donnent à coeur joie, plus que jamais. Ils profitent de la paralysie du pays pour faire ce qu'ils veulent, semer la terreur, boire du sang, boire des mes ; ivres de leur puissance. Et malgré ma répulsion, Ahmad me semble plus beau qu'il ne m'a jamais semblé. Mahmûd aussi me fascine, secrètement, par sa résignation stoïque, la façon dont il surmonte ces épreuves en gardant sa douleur pour lui ; la tentation de la violence a dû exister à un moment, pour lui aussi, et il voit Ahmad aussi clairement que moi ; mais il a dépassé tout cela, il est ailleurs, dans une autre saison. Il ne nous juge pas et je ne le juge pas. Je suis entra"né par Ahmad, je ne peux pas me défendre. Parfois je pense à Ajmer et à son dôme doré, c'est tout. Et au Vieux du village brûlé. La tempête se décha"ne. Des vents d'une violence inouïe, une épaisseur de neige inconcevable. Cette fois, je le sais, c'est le dénouement. Ahmad a lancé un défi aux garçons de sa troupe, je veux dire les jeunes villageois débauchés par lui et moi dans un temps qui para"t bien loin. Il leur a proposé de profiter de la première accalmie pour aller au repaire, malgré le temps, et faire une gigantesque saoulerie, une bacchanale dans la neige. Nourritures terrestres, vin, haschisch, sexe, sang et violence, autour d'un feu de joie, rien ne devait manquer ; un défi à l'hiver. L'idée paraissait sympathique, inoffensive, sauf qu'elle venait d'Ahmad ; rien, venant de lui, n'est inoffensif, je le sais. Donc, dès que la tempête se fut un peu calmée, nous y sommes tous allés. On dirait qu'elle l'a fait exprès ; je soupçonnerais presque Ahmad d'être de mèche avec le temps... qui sait ? Plus rien ne semble excessif. Nous avons été à l'ancienne église, par les chemins plus glissants et impraticables que jamais. Nous avons festoyé, allumé des feux, ri, bu et copulé, jusque là rien d'alarmant. C'est après que tout s'est g té, et que toutes mes angoisses, toutes mes craintes depuis des semaines, des mois, se sont révélé fondées. Nous étions, heureusement, à l'intérieur de l'église quand la tempête a repris, soudainement ; mais avec une violence qu'elle n'avait jamais atteinte, qui nous a tous surpris. J'ai cru entendre le chien hurler, pas loin même, mais son cri se mêlait à la plainte du vent décha"né. Et puis, il n'y a pas eu seulement la tempête, mais l'avalanche. Comme si le haut de la montagne se détachait, la montagne décapitée, et roulait sur nous, en obstruant complètement la vallée ; à la lueur des éclairs, nous pouvions voir au loin ce spectacle apocalyptique. Des blocs énormes roulant avec des monceaux de neige et de glace, un torrent solide, le tout bouchant toutes les voies de communication, rendant tout chemin inutilisable. Nous avons compris que nous étions complètement coupés du monde, pris dans une souricière. On ne pouvait plus sortir du repaire, et il était peu probable que les secours, avec ce vent qui n'en finissait pas de souffler et cette neige de plus en plus dense qui tombait, arrivassent avant des jours, des semaines, à supposer qu'il sussent où nous chercher. Mais voilà, de plus, personne ne savait en principe où nous étions ; c'était l'idée même du repaire, il était par principe secret... ça y était, nous étions entre nous, isolés, calfeutrés, repliés sur nous-mêmes. Une dizaine de garçons, plus Ahmad et moi... rien que nous ! Qu'allions-nous devenir ? Certains garçons se mirent à paniquer, à pleurer, à vouloir sortir à tout prix - nous dûmes nous mettre à plusieurs pour les retenir et les calmer. Ahmad était, naturellement, celui qui restait le plus impassible, ma"tre de lui, moi le second. Mais lui s'amusait de la situation, comme toujours, moi beaucoup moins. J'étais inquiet. Comment allions-nous faire pour survivre ? Cela dépendait du temps que durerait cette tempête, mais il y avait peu d'espoir. Avant tout, il fallait examiner nos ressources, la nourriture dont nous disposions, et le bois de chauffage. Je fis l'inventaire avec Ahmad et un autre garçon, un peu plus grand que moi, Imdad, qui était gentil, mais hélas pour lui fasciné par Ahmad. Nous v"mes immédiatement que nous n'avions pas de quoi tenir très longtemps. En répartissant la nourriture de façon très rigoureuse, on arriverait à faire face quelques jours, une semaine peut-être, mais après ? Pour ce qui était du bois, c'était encore pire. Presque tout ce qui pouvait être brûlé dans l'église avait déjà brûlé, et nous n'avions jamais pensé à faire des provisions conséquentes de bûches. De fait, au bout de trois jours, il n'y avait strictement plus rien à brûler, presque plus rien à manger, nous grelottions de froid et de faim, serrés les uns contre les autres. Mais Ahmad restait inflexiblement satisfait de la situation, animé d'une flamme mystérieuse ; on aurait dit qu'il avait quelque chose derrière la tête, mais je ne voyais pas encore très bien quoi. Si la situation l'amusait tant, c'était qu'au moins, nous étions libres de faire ce que nous voulions ; il n'y avait, certes, plus personne pour nous embêter, pour nous faire la morale, plus de lois, plus de règles, rien, c'était la pure survie. Il n'y avait non plus pas grand-chose à faire pour s'occuper ; alors, nous buvions du vin pour nous réchauffer le sang - il en restait heureusement quelques flacons - et nous copulions les uns avec les autres, dans un stupre effréné, démentiel vu la situation. De toute façon, nous allions tous mourir peut-être... plus rien n'avait d'importance, alors pourquoi se retenir ? << - Ahmad, prends-moi ! À mon tour, maintenant ; couche avec moi ! Vas-y, après je te la mettrai aussi ! - Haha ! Vas-y, allez, fais le jouir ! - Oui, c'est bon, r h ! On est bien ici finalement, dommage qu'il n'y ait plus rien à bouffer, moi je resterais bien ! - C'est ça, ben déjà suce-moi, ça te fera comme du fromage ! - Ouais, et puis ce sera à moi, hein ! - Eh, Mohammed ! Tu veux pas me sucer aussi ?... >> Il n'y avait plus de limites... cela nous permettait de ne pas trop penser à la tempête, à notre mort prochaine, au froid ; on se tenait chauds... et puis, comme ça, on tirait encore un avantage relatif de la situation. Mais nos forces en même temps faiblissaient ; presque plus rien à manger ; une datte par jour... puis une poignée de seigle, à avaler comme ça... un demi-poignée même... et puis... plus rien ! Cette fois, il n'y avait vraiment plus rien à absorber à part notre propre substance, celui que nos reins voulaient encore bien fournir, pour ceux qui avaient encore la force d'être raides ; c'est là qu'on mesure combien la virilité est fragile à l'intérieur... et puis, il y avait autre chose ; serrés ainsi les uns sur les autres, depuis plus d'une semaine, le ventre vide, en proie à l'angoisse la plus essentielle, et de plus sales, hirsutes, malades, toussant et crachant, il devenait parfois difficile de nous supporter. Et surtout de supporter notre propre image, telle que les autres nous la renvoyaient. Du coup, toute l'agressivité remontait à la surface. Des disputes éclataient sans cesse, violentes parfois ; les garçons, tout à coup, s'énervaient, se mettaient des trempes, et plus personne n'avait le coeur de les séparer ou d'essayer de les tempérer ; quelle importance ? On attendait simplement qu'ils soient trop fatigués pour continuer à se battre ; parfois, ils essayaient ensuite de se réconcilier par le sexe, encore, mais c'était de plus en plus une gageure. La tendresse - une tendresse de plus en plus impuissante, au propre comme au figuré - alternait avec la violence. Quand la tendresse l'emportait, ou quand le spectre de la mort paraissait vraiment proche, il y avait des mouvements de dévouement, d'abnégation admirables ; on vit untel, qui n'avait plus mangé depuis plus de vingt-quatre heures, céder sans regrets sa dernière ration à un autre qui en avait plus besoin. Ceux qui étaient encore plus ou moins vaillants essayaient de relever ceux qui étaient vraiment mal en point. Les disputes de la veille, ou de l'heure d'avant, n'avaient soudain plus aucune importance. Même ceux qui ne s'étaient jamais entendus - comme Imdad et Wajir, qui ne pouvaient pas se sentir - se pardonnaient et essayaient de se soutenir mutuellement. Jusqu'à la prochaine bagarre. Le garçon se révélait à l'état brut : divin et animal, tendre et sauvage. Je comprenais pourquoi Ahmad, bien qu'affaibli, jouissait de la situation jusqu'au bout. J'admirais ce courage brutal, bien que je fusse effrayé de ce qui pouvait arriver. Et j'avais raison de l'être. Au bout de dix jours, la situation devint intenable. Au bout de quinze, elle était devenue catastrophique. La vallée était toujours sens dessus dessous, complètement obstruée. Jamais les secours, si secours il y avait, ne penseraient à chercher dans cette direction. La neige montait jusqu'au dessus de l'ancien portail de l'église, nous étions complètement ensevelis, une douzaine de garçons emmurés vivants, dans un sépulcre. Du coup, il faisait un peu plus chaud de nouveau, et nous retrouvions par moments assez d'énergie pour faire l'amour ou pour nous battre. Mais il n'y avait plus rien à se mettre sous la dent. Nos ventres vides criaient depuis plusieurs jours ; nous étions obsédés par le problème de la nourriture. De drôles d'idées nous traversaient parfois l'esprit, et je voyais s'allumer dans les yeux rouges d'Ahmad une lueur mauvaise qui ne me disait rien de bon. Malgré nous, nous nous mettions à penser que si l'un d'entre nous venait à mourir, il pourrait toujours fournir aux autres un supplément de nourriture... c'était horrible, mais la chair des autres, parfois convoitée d'un point de vue érotique, sexuel, devenait l'objet d'une convoitise plus sombre, plus triviale. Nous étions au bord de l'animalité. Certains, comme moi, luttaient avec plus de vigueur contre ces sinistres pensées ; mais pour ce qui était d'Ahmad, je voyais bien que ce retour forcé à l'état sauvage l'excitait. Peut-être allait-il enfin pouvoir manger de la chair humaine... Ahmad-le-goule, plus goule que jamais ! Et ce qui m'effrayait le plus, c'est qu'il semblait trouver dans cette pensée même une énergie farouche, comme s'il voulait dire : << je resterai le dernier et je vous dévorerai tous ! >> Et c'est alors que l'inconcevable se produisit... plusieurs garçons étaient vraiment malades depuis des jours ; Imdad en particulier était effrayant à voir : de constitution fragile à l'origine, il avait plus souffert du froid et de la faim que les autres. Généreux, dévoué, il avait plusieurs fois cédé ses rations à d'autres, surtout des plus jeunes, après m'avoir aidé à faire l'inventaire... là, il ne tenait plus debout, il pouvait à peine ouvrir les yeux, et il était quasi translucide, comme un spectre. On voyait qu'il n'en avait plus pour longtemps. Je faisais ce que je pouvais pour le maintenir en vie ; je ne voulais surtout pas qu'il mourût, d'abord et avant tout parce que c'était un être humain, ensuite parce que je l'aimais bien, mais enfin et surtout parce que je pressentais trop ce qui allait arriver si... ah ! Mais Ahmad, c'était autre chose ; hélas ! Je voyais comme il le dévorait déjà des yeux... et d'autres aussi... c'était horrible à voir, plus horrible que la mort même... et puis, il arriva ce qui devait arriver ; Imdad, fatigué de lutter, s'éteignit dans mes bras. Alors, les chacals se rapprochèrent... moi-même, je ne pus m'empêcher de songer une fraction de seconde que cela nous vaudrait quelques jours de sursis... non ! Pas ça ! Pas cette pensée... hélas, si. Il me fallait lutter contre les chacals, d'abord contre le chacal en moi ; nous étions des hommes, il fallait le rester jusqu'au bout ! Je dis aux autres : << - Nous devrions le mettre en lieu sûr et prier pour lui, en attendant de pouvoir l'enterrer dignement ; qu'en dites-vous ? Nous sommes probablement condamnés de toute façon... nous n'allons tout de même pas abandonner notre fierté... - Quelle fierté ? Lança cyniquement Ahmad. Ça se mange, d'abord, la fierté ? - Notre fierté d'hommes ! C'était notre frère, nous ne pouvons pas... - Parle pour toi ! Moi, je suis un goule ! Allez, pousse-toi de là ; ne nous oblige pas à te faire remarquer que tu es encore plus appétissant que cette charogne ! - Ahmad ! Je ne te permets pas ! >> J'étais furieux. Je me jetai sur lui et nous commenç mes à nous battre violemment. Je ne m'étais jamais battu avec Ahmad ; il n'était pas si fort que ça, surtout après des jours de jeûne. Sa force résidait surtout dans son mental. J'eus assez rapidement le dessus, mais ce fut mon erreur. << - Tu vois, cousin ! Me dit-il. Tu es violent, toi aussi... allons, tu as du goule en toi, ne lutte pas ! Regarde, je saigne à cause de toi ; tu n'as pas envie de boire ce sang, dis ? Tu ne sens pas cette force en toi : la faim ?! >> Je ne sais pas ce qui me prit alors ; ce sang rouge, son fumet animal, la faim qui me tiraillait atrocement le ventre, mon esprit confus et affaibli... et puis l'insolence d'Ahmad, son arrogance ; il me défiait, me prenait pour un faible... très bien ! Tu vas voir, sale garnement ! Je le pris au mot et léchai sa joue ensanglantée... oh ! Mon Dieu ! Ce liquide chaud, organique, ce bon arôme de chair ! Là, il avait gagné, je ne pouvais plus lutter. Tous les garçons comprirent. Ils s'avancèrent tous, en rampant, blêmes, les yeux rouges, creux, comme ceux d'Ahmad ; une vraie bande de hyènes... ils s'avancèrent d'un seul mouvement, Ahmad en tête, vers la dépouille gisante du pauvre Imdad. Finalement, moi aussi. Emporté par le flot, je n'avais plus la force de lutter contre ce qu'il y avait de pire en moi. Alors, nous l'avons fait. Tous. Également coupables. Ce fut quelque chose d'effroyable, de barbare, que je peine à me ramentevoir. Tout ce sang, cette chair flasque, ces viscères éventrés, ces os brisés pour en extraire la moëlle chaude, la bonne moëlle... humaine ! Avec nos ongles, nos dents, nos couteaux, tout ce que nous avions sous la main, et dans des cris, des gargouillements, des claquement sinistres de m choires ; ce qui avait eu forme humaine, ce qui avait été un garçon comme nous, ne devint plus en un instant qu'un tas de bouillie informe, quelques ossements sanguinolents et dépouillés de leur chair ; mais avec encore des traces reconnaissables d'humanité ! Et la tête ; la tête d'Imdad, cette pauvre tête douloureuse, qui fermait les yeux pour ne pas assister à cette déb cle affreuse de l'humanité... onze garçons ; onze garçons innocents, purs, humains en tout cas, changés en bêtes, en fauves, en goules immondes, se repaissant du douzième... et tout cela sous l'oeil du Christ qui ressemblait toujours autant à Ahmad, par une infernale ironie ! Ahmad qui, au milieu de ce carnage, était triomphant, ma"tre de lui comme des autres, ma"tre de la situation, le seul qui en jouissait réellement ; lui, il mangeait avec une avidité consternante, se réservant les meilleurs morceaux, souriant, émettant des rugissements de satisfaction ; le sang lui dégoulinant sur le visage, sur le cou et sur sa délectable poitrine que j'avais plus envie que jamais d'embrasser, à mon corps défendant ; un coeur si noir dans un sein si pur... comment était-ce possible ? Après ce lugubre festin, hélas, nous étions apaisés pour quelque temps, mais pas tirés d'affaire. Nous le savions et c'était cela le pire. Nous n'osions plus nous regarder les uns les autres, à part Ahmad, qui nous toisait tous, très fier de lui. Même moi je n'osais plus rien lui dire. Cela aurait servi à quoi, de toute façon ? Nous avions le sentiment d'avoir complètement perdu notre humanité, nous étions des bêtes, nous n'étions plus rien ; mais, vu que nous avions retrouvé un peu de forces, nous pûmes coïter à nouveau quelque temps ; le sexe nous donna un peu de réconfort à l'horreur. Dehors, la tempête continuait. Lorsque nous sent"mes de nouveau que nous n'avions plus assez d'énergie pour nous abandonner au sexe, ou pour nous battre, une ombre sinistre vint planer sur nous tous. Je crus entendre le chien à nouveau. La situation n'était pas très compliquée, elle était même affreusement simple : nous avions de nouveau faim ; nous avions déjà franchi le pas ultime de l'abomination, à quoi bon faire demi-tour ? Pourquoi nous arrêter en si mauvais chemin ? Et Ahmad nous encourageait sournoisement ; avec plus d'habileté que jamais, il flattait ce qu'il y avait de plus trouble en nous ; il venait nous murmurer à l'oreille des choses que je n'oserais pas répéter, mais qui nous parlaient malgré nous... << dis, celui-là, tu ne trouves pas qu'il a l'air appétissant ? il n'en a plus pour longtemps, à mon avis >>. De fait, certains garçons étaient vraiment à bout de forces ; mais pas autant qu'Imdad. Conscients de ce qui risquait de leur arriver, tourmentés probablement par ce qu'ils avaient fait, ils luttait avec plus d'énergie, et Ahmad en riait : << Ha, ha ! Tu es fatigué, hein ? Oui, c'est ça, dort, allez... laisse-toi aller... tu sais bien ce que tu vaux, désormais, n'est-ce pas ? Dors en paix, tu sais qui tu es ! Moi aussi... et Dieu, s'Il nous regarde, aussi... il n'y a plus rien à faire, tu vois ? Ne t'inquiète pas, tu seras vivant en nous à jamais ! Ha ha ha ha ! >> Mais les garçons résistaient, et moi, excédé, je les encourageais à ne pas sombrer... une fois mais pas deux ! D'autres au contraire, Ahmad en tête, guettaient avec une impatience vorace leur trépas annoncé ; c'était lugubre et glauque, j'avais vraiment honte, mais je devais lutter moi-même pour ne pas finir comme ça... j'avais faim, tellement faim... << Ne meurs pas, camarade ! Tiens bon, tu vois ? La tempête se calme ! >> << Mais si, meurs ! Répondait Ahmad. Qu'est-ce que tu attends ? Allez, vous autres, si on l'aidait un peu ? Vous ne trouvez pas ça cruel de le laisser souffrir comme ça ? >> Effectivement, la tempête semblait commencer à se calmer, bien qu'il y eût encore de la neige jusqu'au dessus de la nef. Mais la tentation était grande d' << aider >> ceux qui mettaient du temps à mourir... Ahmad nous encourageait dans ce sens, de plus en plus ouvertement. À la fin, j'étais excédé. Pour la première fois de ma vie, je me mis à haïr vraiment Ahmad. Le charme était rompu ; il avait toujours sa beauté physique, certes, mais tout ce qu'il y avait de fascinant, d'émouvant chez lui, s'était envolé ; il n'y avait plus que la bête, le goule, et je le détestais. J'avais toujours sur moi ce médaillon que m'avait donné Nûr el-Haq, qui me fit repenser à Ajmer, la noble, la sereine, loin de ce pays abominable... par un effort immense de la pensée, je serrai le médaillon, et me portai jusque là-bas, dans l'Inde magnifique et mystérieuse ; une énorme sérénité, la Sak"na divine peut-être, descendit sur moi. << Quand tu seras dans les tourments, pense à Ajmer ! >> Je me sentis fort et prêt à mourir, et je me jetai sur le goule pour le terrasser, tuer ce serpent qui nous tentait tous par ce que nous avions de plus abject, la faim. Cette fois, je voulais en finir avec Ahmad. Je sortis mon couteau et lui le sien ; personne n'osa s'en mêler, c'était entre nous, entre cousins et amants, désormais ennemis l'un de l'autre ; jusque en Enfer, j'aurais poursuivi Ahmad pour le tuer ; lui que j'avais tant aimé et qui avait fait de moi, en fin de compte... Ce fut un combat très violent. À un moment, je me trouvai à deux doigts d'asséner à Ahmad le coup de gr ce ; il était acculé, désarmé, et j'avais le couteau brandi au dessus de lui ; il était virtuellement mort... Mais alors, tragique retournement de situation, je me rendis compte que j'en étais arrivé exactement où il voulait : je ne valais pas mieux que lui ; j'étais prêt à prendre sa vie... et après, que serait-il arrivé ? L'aurions-nous dévoré, lui aussi ? Aurais-je encore eu la force d'empêcher cela ? Aurais-je été capable d'en tuer d'autres dans ce but ? Tout cela n'avait plus de sens... toute cette violence, pour enrayer soi-disant la violence... Ahmad dut lire dans mes pensées et comprendre mon hésitation, car il retrouva la force de se dégager. Il s'enfuit, attrapant au passage une autre arme, et je le poursuivis, surmontant mon hésitation, emporté par ma haine ; nous nous battions comme des diables. Nous arriv mes à l'endroit qui avait dû être le choeur de l'église. Là, le plancher vermoulu céda brutalement sous nos pieds et nous nous retrouv mes en bas, dans une sorte de crypte que nous ne connaissions pas. C'était un ancien ossuaire, macabre, couvert de cr nes qui nous regardaient de leurs yeux vides, sinistrement railleurs, et d'ossements. Le temps de nous relever et de reprendre notre équilibre, nous nous battions toujours, dans cet antre profond et ténébreux. Ahmad me dit : << - Tu me déçois, mon cher cousin ! Que feras-tu quand tu m'auras tué ? Tu me mangeras, dis ? C'est ça que tu veux, mon sang ne t'a pas suffi, hein ? - Tais-toi, goule ! Tu n'es plus rien pour moi ! Je t'ai aimé, mais maintenant, c'est fini ; j'ai vu ton vrai visage, ton visage de monstre ! Je te hais ! - Tu crois que tu vaux mieux que moi ? Si tu te voyais en ce moment ! Les yeux injectés de sang ! Nous avons tous une part de ténèbres en nous, tu le sais ; et elle finit toujours par l'emporter, alors pourquoi lutter ? - Parce que je n'accepte pas cette fatalité ! D'où te vient cette vision si noire de la vie, toi qui étais si beau ! Tu as tout g ché, toi et toi seul ! Pourquoi, Ahmad ? De toute façon, ça n'a plus d'importance ; je vais en finir avec toi ! - Tu crois cela ? Et quand tu m'auras tué, crois-tu que tu seras débarrassé de moi ? Mais tu ne le seras jamais, tu le sais ! Je reviendrai toujours te hanter ! - Les morts ne reviennent pas ! Ce sont des bêtises. - Chez vous, là-bas, peut-être ; mais ici ils reviennent ! D'ailleurs ils ne s'en vont jamais. Crois-moi, cousin, j'en sais quelque chose. - De quoi parles-tu ? Vas-tu m'expliquer à la fin ? Je voudrais bien pouvoir t'accorder une seconde chance, mais tu m'as trop déçu ; tu te joues de moi, tu ne me dis pas la vérité ! - La vérité ! C'est la vérité que tu veux ? Rien que ça ? - Oui ! La vérité, et je t'épargnerai peut-être. - Pas peut-être ! Arrête de me combattre et je te dirai tout. - Sûr ? Vraiment tout ? Han ! - Oui ! Aïe ! Mais arrête ! - Bon, d'accord. Mais tu as intérêt à tenir ta parole. >> J'arrêtai de lutter, je déposai les armes, et Ahmad aussi. Nous étions en sueur et respirions difficilement dans l'atmosphère lourde et fétide de cette crypte. Alors, assis dans les ténèbres, haletants, Ahmad me raconta son histoire et je l'écoutai sans dire un mot. Les mots venaient difficilement au début, par à-coups. Je dus d'abord l'aider à réunir sa pensée, puis ses souvenirs affluèrent à ses lèvres, en un flot ininterrompu ; en même temps, les larmes lui venaient aux yeux, et à moi aussi : << - C'est à propos de cet oncle mort, Jassim, n'est-ce pas ? C'est lui qui ne veut pas partir ? - Oui, tout juste, c'est lui ; c'était le frère de ma mère. Il n'avait que dix-huit ans quand il est mort, et je l'ai vu mourir. Je le revois sans cesse depuis. Je ne peux plus dormir en paix, est-ce que tu comprends ça ? - Je crois que oui. Comment est-il mort ? - C'est mon père qui l'a tué. - Quoi, ton père ? Mais c'est affreux ! - Affreux, oui, tu l'as dit ; mon père est un assassin, je le sais, et je vis avec cela tous les jours, depuis que j'ai... attends voir... sept ans. - Tu n'avais que sept ans ? Et tu t'en souviens ? - Je ne pourrais jamais l'oublier. Ses yeux vides au moment où il se vidait de son sang, goutte à goutte... il avait des yeux si beaux, si doux... - Comment est-ce arrivé ? Pourquoi a-t-il fait ça ? - C'est à cause de Mahmûd. - Mahmûd, ton demi-frère ? Qu'est-ce qu'il vient faire dans cette histoire ? - Mais... tout ! C'est à cause de lui, à cause de cet imbécile que mon oncle est mort, que ma mère est triste tous les ans à la même date, et que quand je regarde mon père, je vois un assassin ! Enfin, je ne sais pas si c'est vraiment sa faute, en fait... - N'oublie pas, Ahmad ; toute la vérité ! - Bon, d'accord ; eh bien ! Voilà, Jassim aimait Mahmûd. - C'est donc ça ! - Oui, oui, c'est ça ! Ça t'amuse, hein ! - Pas le moins du monde, je t'assure. Continue. - Donc, Jassim aimait Mahmûd, et Mahmûd aimait Jassim. Jassim avait dix-huit ans et Mahmûd en avait treize. Et moi j'avais sept ans. Cela avait commencé, entre eux, environ deux ans auparavant ; plus peut-être... peut-être qu'ils s'aimaient depuis toujours... Jassim avait vu na"tre et grandir Mahmûd, l'avait vu devenir un petit garçon, puis un adolescent, tout juste pubère, divinement beau, comme moi, tu sais, élégant, sensuel, sensible... Mon père, tu sais comment il est ; il aime ses enfants, à sa façon, mais il n'est pas du genre tendre. Pas du genre à le montrer en tout cas. Mahmûd, qui grandissait, s'éveillait à la vie, enfin tu sais, avait peut-être besoin d'une tendresse virile, comme ça, ou bien il avait envie de vivre une expérience, quelque chose de différent... Et Jassim, lui, sortait de l'adolescence, il était en train de devenir un jeune homme ; un jeune homme intelligent, sensible, raffiné, aimant les jeunes garçons donc... tu as besoin que je te fasse un dessin ? - Je crois que ça ira. - Bon. Eh bien, donc, ils se sont trouvés et se sont aimés... un jour, je ne sais pas comment c'est arrivé, ils ont dû se trouver seuls ensemble, près de la rivière, dans l'oliveraie, ou ailleurs, est-ce que je sais ; Jassim aura commencé à caresser Mahmûd, à lui dire des mots tendres, à l'embrasser, et il a vu que cela lui plaisait... alors, bah, tu devines la suite. Ils sont devenus... ce qu'ils sont devenus l'un pour l'autre. Cela marchait bien entre eux, ils étaient heureux, enfin j'imagine. - Et toi dans tout ça ? - Moi, j'étais tout petit, et j'adorais Mahmûd ; c'était un grand pour moi, c'était mon grand frère, beau, fort, gentil, je ne rêvais que de lui ressembler, je le suivais partout... - Sans blagues ! Qui l'aurait cru ? - C'est ça, moque-toi ! Eh bien, c'était comme ça. J'aimais bien Jassim aussi, qui était très doux et gentil avec moi, bien qu'il fût davantage intéressé par Mahmûd, avec son chouia de virilité naissante, enfin, tu connais ça... Mais je les suivais comme leur ombre, Mahmûd surtout, et lui aussi m'aimait bien d'ailleurs. Avec mes yeux d'enfants, je voyais tout... je ne savais pas exactement ce qu'il y avait entre eux, mais je devinais. Ils ne se cachaient pas vraiment de moi. Pourquoi se cacher d'un enfant qui vous aime ? Une fois, je les ai même vus s'embrasser. Ça m'a intrigué, mais ça ne m'a pas choqué ; je trouvais cela amusant, c'est tout. J'avais envie de faire la même chose à Mahmûd mais je n'osais pas le lui dire. Alors, j'essayais de les suivre en cachette pour mieux les observer. Je brûlais tellement d'en savoir plus... et c'est là que c'est arrivé. - Ton père ? - Oui, mon père. Au début, il ne savait sans doute rien de ce qu'il y avait entre Jassim et son fils. Mais il n'était pas aveugle non plus... ils avaient beau se méfier de lui, ils se trahissaient par mille petits signes. Peu à peu, mon père comprit, et il entra dans une rage folle. Tu le connais. - En effet. - Pour lui, c'était inacceptable que son fils eût un tel comportement, et avec le frère de sa propre femme en plus ! Il ne pouvait pas le tolérer. Cela remontait très loin dans la famille... à notre saint fondateur, S"d" Hamad n". Tu te souviens du discours du Vieux du village brûlé ? - Oui. Tu avais l'air impressionné. - Je l'étais. Ce Vieux m'a ouvert les yeux. Si ce qu'il dit est vrai, et je le crois aujourd'hui... tu vois, il y avait toujours cette tache, cette souillure, dans l'esprit des descendants de Hamad n" ; cette idée que leur illustre ancêtre, tout saint qu'il fût, avait commis la faute, la faute suprême, aimer le garçon... il s'était repenti, certes, mais enfin, cette faute était restée dans la famille. En fait, la honte n'avait pas diminué avec les générations ; elle n'avait fait que s'amplifier, et je sais aujourd'hui pourquoi : ce sont les disciples officiels du saint, les gens << respectables >>, pieux, qui prétendaient le suivre ; en fait, ils n'ont pas compris son enseignement. Ils l'ont trahi, en partie du moins. Hamad n" ne s'était jamais << repenti >>, il n'avait pas commis de faute, il avait aimé sincèrement et il n'avait pas refusé sa bénédiction aux gens du village brûlé à cause de leurs moeurs, il les avait au contraire bénis et agréés comme ses vrais disciples. Mais pour les autres, c'était inacceptable, parce qu'ils avaient l'esprit trop étroit. C'est cette faute-là qu'ils ne purent se pardonner, en particulier ses proches, ils ne pouvaient pas revenir en arrière, reconna"tre que le saint n'avait pas réellement fauté... alors, au fil des siècles, ils ont rejeté ceux du village brûlé dans un mépris de plus en plus total, ils en ont fait des parias, et en même temps, pour faire oublier leur trahison, leur incompréhension, ils ont entretenu et même amplifié cette légende de la << faute >> de Hamad n", de son pèlerinage de repentir, etc. Et cette conscience de la faute les a dévorés, comme un serpent qu'ils auraient eux-mêmes nourri en leur sein. Elle les a empoisonnés, de génération en génération, l'amour des garçons est devenu la faute par excellence, le déshonneur suprême, ce qui ne saurait prendre place dans leur famille. Ils le bannissent, ils le traquent, ils le pourchassent impitoyablement comme une bête maudite, et ce faisant, ils ne font que s'enfoncer de plus en plus. Ils ont mauvaise conscience ; plus ils ont mauvaise conscience, plus ils veulent chasser le naturel, et plus ils le chassent, plus ils ont mauvaise conscience. Pour mon père, c'était maladif, une véritable obsession. Pour lui, jamais un descendant de Hamad n" ne pourrait s'adonner à cet amour immonde. Il aurait mieux aimé tuer son fils de ses mains que de tolérer cela dans sa maison. Personne n'a jamais combattu cet amour avec plus d'acharnement que lui, si tu veux mon avis ; c'est un amour qui le dépasse, qu'il ne peut pas comprendre. Il n'y a rien à faire. - Hum. Tu crois vraiment qu'il ne peut pas le comprendre ? J'ai un doute... - Je ne sais pas... en tout cas, c'est tout comme. C'est comme ça que, quand il a compris ce qu'il y avait entre son beau-frère et son fils a"né, il a juré de tout faire pour les séparer. Mais ils ne voulaient rien entendre. Alors, ils les a suivis, un soir qu'ils s'étaient donnés rendez-vous, dans ce pavillon octogonal au milieu des jardins du domaine, tu sais... - Celui qui sert de remise à outils ? - Oui, mais à l'époque il était aménagé comme une alcôve ; on pouvait s'y reposer, lire, fumer le narghilé... - Ou se voir discrètement. - Oui. Donc, ils avaient prévu d'aller là, mon père l'a su, il les a suivis... seulement, moi aussi je les suivais. - Aïe. - Je ne te le fais pas dire, cousin. Je m'étais caché dans un grand coffre de bois qui meublait l'alcôve. J'étais tout petit, j'entrais facilement. De là, par un noeud du bois, je pouvais tout voir. C'était la première fois ; j'étais résolu à ne rien manquer du spectacle. Et en effet, je n'ai rien manqué, et quel spectacle ! Je les ai vus commencer à s'embrasser, à se caresser... j'étais tout émoustillé, j'avais le sang qui me montait aux joues et aussi ailleurs, mais bon... ils n'ont pas eu le temps de faire grand-chose. Mahmûd s'est assis sur le sofa ; Jassim a commencé à l'embrasser sur la bouche et la gorge en le caressant un peu partout ; moi, entre mes quatre planches, je regardais ce spectacle étrange avec avidité, ému et intrigué, le coeur palpitant ; ils se sont dévêtus ; le corps souple et fin de Mahmûd s'étirait langoureusement entre les mains de Jassim ; la tête dorée du jeune homme plongea entre les cuisses écartées de mon frère qui commençait à se p mer, un sourire équivoque sur les lèvres, les yeux perdus dans le vague, tu peux imaginer ce qu'ils faisaient... Les miens à moi, d'yeux, étaient tout grands ouverts, je ne comprenais pas bien ce que je voyais mais j'étais fasciné, je me demandais ce que mon grand frère pouvait ressentir et ce que j'éprouverais dans sa situation... Je n'eus pas le loisir d'en voir plus, malheureusement. C'est là que mon père est arrivé ; il les a surpris dans cette posture assez délicate, qui laissait peu de doutes sur la nature de leurs rapports. Jassim s'arrêta net et se figea, essayant de trouver une explication plausible mais n'en trouvant pas ; Mahmûd rougit de confusion. Ils étaient beaux tous les deux ; un jeune homme gracieux, bien découplé, avec juste un peu de duvet sur les joues, et un tout jeune adolescent, à peine pubère, un chérubin... ils s'aimaient... cela n'avait rien de laid ni de sale... c'est mon père qui a tout sali, tout souillé ; il a fait un esclandre pas possible, on aurait dit un démon ! Moi, dans mon coffre, je me tassais, terrorisé. Et j'ai vu mon père sortir ce poignard... je vois encore la lame briller et s'abattre dans la poitrine du pauvre Jassim, et je le vois cracher du sang par la bouche et pleurer avant de s'écrouler... c'était horrible... horrible, tu n'as pas idée... - Et ensuite ? Qu'est-ce qui est arrivé ? - D'abord, mon père a empoigné Mahmûd, qui était terrifié, mort de honte, effondré ; il l'a pris par le bras, très violemment, l'a secoué, et l'a emmené à la maison. Là, je suppose qu'il lui a administré un sévère correction... moi, je n'osais pas sortir du coffre. Cela a duré des heures. Mon père ne reparaissait pas... et moi j'étais là, dans ce meuble, avec Jassim agonisant qui me regardait, suppliant... le coup ne l'avait pas tué tout de suite ; il avait encore un souffle de vie, par moments une plainte s'exhalait de ses lèvres, mais il ne pouvait plus bouger, et son sang coulait, goutte à goutte... il formait une mare qui atteignit le coffre, qui arriva jusqu'à moi ; je comptais les gouttes... c'était comme un cauchemar. - Comment as-tu pu vivre avec ça toutes ces années ? Tu aurais dû tout me dire avant ; je te comprend maintenant ! - Tu crois ? Attends, tu ne sais pas encore tout. Donc, j'observais Jassim agonisant qui perdait son sang en face de moi. Pendant des années, après, je m'en suis voulu de n'avoir rien fait ; j'aurais peut-être pu le sauver... mais j'étais terrorisé. - Tu n'avais que sept ans ! - D'accord, mais tout de même ; il avait un regard si déchirant, si implorant... il avait de si beaux yeux, avant ça... tu aurais vu ce regard ! À te glacer le sang. À la fin, tout de même, mon père est revenu. J'en étais presque soulagé. Il avait été chercher un de ses serviteurs, une brute, mais un homme de confiance, pour l'aider à déplacer le corps. Il n'était plus hors de lui, mais froidement déterminé. Soudain, ils se sont aperçus d'une présence dans la pièce ; j'avais eu si peur... je ne pouvais plus retenir mes larmes. Je pleurais, dans mon coffre, en mettant mes mains sur ma bouche pour étouffer mes sanglots. Tout à coup, mon père a ouvert le coffre, et il m'a trouvé comme ça, une toute petite chose, tremblante, les yeux fermés car je ne voulais plus rien voir - c'est depuis ce jour que je hais le soleil - et les mains sur la bouche comme je l'ai dit... là, il a quand même été pris de pitié, enfin je suppose. Il m'a pris dans ses bras et m'a consolé : << Ahmad, mon petit... allons, c'est fini, ne pleure plus ; ce n'était qu'un cauchemar, un mauvais rêve ; tu n'as rien vu, il ne s'est rien passé... ne pleure plus ; ton père est là pour te protéger. >> - C'est horrible ! Comment pouvait-il dire des choses pareilles ? - Oui, cela para"t horrible... à moi aussi, quand j'y repense. Mais je crois qu'il ne savait pas quoi dire d'autre ; il a dit les premiers mots qui lui passaient par la tête. Au fond, je crois qu'il se rendait compte, mais trop tard... c'est toujours trop tard que les hommes se rendent compte... il voulait vraiment me consoler en tout cas, et ça a marché, sur le moment. J'ai arrêté de pleurer et j'ai mis la tête sur son épaule. Je crois que c'est lui qui a pleuré. Depuis ce jour, tu as vu comme il me chérit, me favorise, je suis devenu le fils béni... mais je sais bien pourquoi, et toi aussi maintenant. - Mahmûd aussi le sait ! - Oh oui ! Ce pauvre Mahmûd... je sais... je devrais avoir pitié de lui ; c'est lui la victime dans l'histoire, lui et Jassim... mais je n'aime pas beaucoup les victimes, justement... il aurait pu mieux se défendre... et puis, malgré moi, je ne peux pas m'empêcher de lui en vouloir... comme si c'était à cause de lui que j'étais marqué à jamais, que toujours, dans la nuit, je revois ce sang qui coule goutte à goutte... le sang, le sang... Mahmûd... c'est plus fort que moi... - Je te comprends... je te comprends... >> J'avais pris la tête d'Ahmad contre moi et je le caressais doucement, dans l'obscurité. Je ne lui en voulais plus du tout. Il me semblait que je comprenais, enfin, tout ce qui était arrivé. Maintenant je connaissais toute l'histoire, du moins je le croyais... je croyais avoir le fin mot de l'énigme... je me trompais, mais en tout cas, la conduite d'Ahmad, l'esprit de révolte qui l'habitait depuis que je le connaissais, n'était plus un mystère pour moi. J'avais envie de tout lui pardonner, mais aussi de l'aider. Nous avions complètement oublié les autres, et l'hiver et tout ; il n'y avait plus que nous dans l'église. Et puis, j'avais retrouvé l'Ahmad que j'aimais, beau, touchant, pas parfait, mais humain ; j'aurais pu mourir en paix, cela n'avait plus d'importance. Tout à coup, nous entend"mes des cris, il y eut un fracas immense, comme si le ciel nous tombait dessus, que la terre s'ouvrait sur nous... puis plus rien, les ténèbres ; je sombrai dans l'inconscience, le néant. Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi dans le coma. Mais tout à coup, j'ai senti quelque chose de chaud et humide sur mon visage ; j'ai compris que j'étais en train de me réveiller, mais cette chose moite et visqueuse qui me caressait la face, je ne réalisai pas tout de suite que c'était... une langue ! Des coups de langue, une horrible langue de chien qui me lapait le visage... répugnant ! Mais c'était cela qui m'avait réveillé. Le chien ! Un énorme chien noir, que je reconnaissais, mais jamais je n'aurais cru le voir d'aussi près ; j'étais à la fois dégoûté, terrorisé et reconnaissant. Il était effrayant, mais il n'avait pas l'air de me vouloir du mal. De plus, il se mit à parler. Un chien noir géant qui parle, je n'y comprenais plus rien ; étais-je mort, ou en train de rêver ? << - Ah ! Tu te réveilles enfin, me dit-il. J'ai eu peur, tu sais ? - Qui... qui es-tu ? Ahmad ! Où suis-je ? >> Je regardai autour de moi. J'étais tout engourdi. L'église avait disparu ; je ne savais pas où elle était passée... autour de moi, il n'y avait que de la neige et des décombres. Je ne comprenais pas ce qui avait pu se produire, et je ne voyais ni Ahmad, ni les autres. Seulement cet abominable chien. Cependant, le soleil brillait, pour la première fois depuis longtemps ; ça, c'était une bonne nouvelle. << - Qui je suis ? Dit le chien. Bonne question ; il arrive de me la poser à moi-même ; pas toi ? En tout cas, une chose est sûre : je suis ton ami. Tu n'as rien à craindre de moi. - Mon... mon ami ? Tu n'es pas un chien de l'Enfer ? - Peut-être que oui... peut-être pas... sait-on où est vraiment l'Enfer ? Il est peut-être plus proche de toi que tu ne le penses ; il peut être dans ton coeur, dans ta maison... alors, quelle importance ? Je suis qui je suis... un pauvre vieux chien errant qui a pitié des jeunes garçons endormis dans la neige. - Arrête, tu me ferais pitié ! - Bon ! Je vois que tu n'as pas perdu ton sens de l'humour. C'est bon signe. - Tu parles comme si tu me connaissais... mais moi je ne te connais pas ! - Mais oui, je te connais très bien... et toi aussi, tu me connais. Tu m'as entendu plus d'une fois, et tu sais au fond de toi qui je suis. N'est-ce pas ? - Je ne sais pas... tout cela est si étrange... je ne comprends pas bien ce que tu veux dire ; et d'abord, où est Ahmad ? C'est ça qui est important pour moi ; Ahmad ! Je veux le retrouver. - Chut, calme-toi, allons... Ahmad n'est pas loin, il est même tout près. En fait, tu l'as devant toi mais tu ne le reconnais pas. - Comment ! Tu veux dire que c'est toi, euh... Ahmad ? - En un certain sens, oui... je suis Ahmad, en un certain sens. - Alors c'était vrai, ces histoires de goules ? Un chien de l'Enfer, attaché à une me qui a contracté une sorte... d'alliance avec les forces des ténèbres ? Quelque chose comme ça ? - Quelque chose comme ça, oui... les gens sont si superficiels. En fait, si tu veux, je représente la partie positive d'Ahmad... sa part douce, humble, fidèle, comme un vieux chien ; quand la révolte et la rage montent en lui, elle se réfugie en moi... c'est moi qui suis chargé, si tu veux, de protéger, de préserver ce qu'il y a de pur en lui, au cas où... - Comment ? Mais... je croyais que tu représentais au contraire sa partie animale, ses instincts bestiaux, le loup caché en lui, euh... - Vraiment, tu croyais ça ? Ah là là, on t'a mal expliqué, mon pauvre... ça ne m'étonne pas, les hommes sont si bêtes parfois... c'est rien que médisance et compagnie... sa partie animale, ah là là ! Ben non, tu vois, c'est pas ça... moi, je suis gentil, fidèle ; je veille sur les amis, je remue la queue quand tout va bien, je grogne si des méchants essaient de s'en prendre à ceux que j'aime... et toi, je t'aime ; tu es un bon garçon, tu as fait du bien à Ahmad. J'étais chargé de veiller sur toi en particulier. C'est ce que j'ai fait ; tu vois, tu es vivant, gr ce à moi. - Et Ahmad ? - Disons que pour le moment, il dort ; ils l'ont trouvé, mais il est encore inconscient. Il devra le rester un bon moment, si tu veux mon avis, après ce qu'il a vécu... en attendant, le peu de conscience qui lui reste est réfugié en moi, c'est pour ça qu'en un sens, je suis lui. Quand un garçon ou un homme devient goule, ce qui se passe, c'est que les esprits, les sages inconnus qui gouvernent le monde invisible, si tu veux, lui associent un animal totémique, moi en l'occurrence ; une sorte d'ange gardien, mais sous forme animale, bien que je ne sois pas vraiment un ange... mais je suis un bon gardien ! Cet animal veille sur lui tant que la métamorphose n'est pas complète... quand elle l'est, il devient une pure intelligence maléfique ; ce qu'il y avait de bon en lui revient à l'état sauvage, animal, et est préservé sous cette forme jusqu'à la fin des temps ; et c'est l'animal qui parlera pour lui, quand les mes seront jugées, à la fin. Si la transformation arrive à terme... sinon, on continue simplement de veiller sur notre compagnon humain, comme un brave chien veille sur son ma"tre. Notre devoir n'est pas de le remettre sur le droit chemin, de le guider ni de le juger... juste de le protéger ; qu'il fasse toutes les bêtises qu'il veut, ce n'est pas notre affaire. Nous, nous veillons juste sur lui et sur ceux qu'il aime. Ahmad et toi, c'est quelque chose de fort, de précieux, tu le sais... parfois, j'étais un peu jaloux : tu faisais presque mon boulot à ma place... mais moi, je veillais sur vous deux. Tu m'entendais hurler à la mort chaque fois qu'Ahmad franchissait une nouvelle étape dans son chemin vers les ténèbres, n'est-ce pas ? C'était un avertissement... maintenant, tu sais. - Mais alors, où est-il ? Est-ce qu'il va s'en sortir ? - Ho là ! Une question à la fois, veux-tu ? Je ne suis qu'un animal ! D'abord, où il est ? Ben, je ne sais pas, mais entre de bonnes mains je suppose ; ils l'ont probablement ramené... chez lui, je veux dire. - Mais qui ça ? - Qui ça ? Mais les secours, pardi ! Ceux qui ont secouru ces pauvres garçons dans l'église, Nûr el-Haq en tête ! Chut, écoute, tu entends leur voix ? C'est lui, Nûr el-Haq, qui vous a trouvés en premier, dès que la tempête s'est calmée, qu'on a pu déblayer la vallée... c'est un malin cet homme-là, il n'y a que lui qui savait où chercher. - Comment pouvait-il savoir ? - Oh ! Avec ce genre d'homme... il est difficile d'avoir des secrets ; ils voient tout, ils devinent tout... - C'est vrai... et en plus, j'entends leurs voix ; vite, courons les rejoindre ! >> En effet, j'entendais des voix, au loin, dans la vallée ; elles s'éloignaient encore plus. << - Inutile de te presser ! Ils sont déjà trop loin. Toi, ils ne t'ont pas trouvé. Tu étais enfoui trop loin, dans les décombres, quand la vieille église s'est effondrée. C'est le poids de la neige, et puis tous les dég ts que bous avez fait à l'intérieur... elle a fini par céder. Tu as été enseveli, c'est moi qui t'ai dégagé. Quant à Ahmad, une planche a fait levier, il s'est retrouvé éjecté de sorte qu'ils ont pu le retrouver, inconscient, et ils l'ont emmené. Ils reviendront sans doute te chercher, ne t'inquiète pas ; mais il faut d'abord qu'ils évacuent les blessés, et puis il leur faut du matériel plus lourd pour dégager les décombres. - C'est plus la peine, puisque tu m'as sauvé. - C'est vrai, mais ils ne sont pas au courant... tu es intelligent, tu me plais. Viens, marchons ; il y a tellement longtemps que je n'ai plus eu une conversation avec un petit d'homme... parlons un peu ; si tu as froid, tu n'as qu'à mettre tes mains dans ma fourrure, ça te réchauffera. - Merci... je t'avais mal jugé, excuse-moi. De quoi veux-tu parler ? - Tu es tout excusé. De quoi veux-tu parler toi ? Je sais beaucoup de choses. Demande-moi ce que tu veux. - Réponds d'abord à ma deuxième question ; pour Ahmad, est-ce qu'il y a un espoir ? Toute cette violence, est-ce que ça va durer ? - Alors ça, ça dépend de lui... ce n'est pas de mon ressort. Ahmad fait ce qu'il veut... mais actuellement, il a beaucoup de violence et de haine en lui, tu sais bien pourquoi, enfin tu connais presque toute l'histoire ; cela dépend de lui d'arriver à surmonter sa révolte... si l'amour l'emporte, peut-être... gr ce à toi, qui sait... on verra bien ; ne t'en fais pas trop pour lui, de toute façon, c'est un garçon brillant, et puis, je suis là, moi. - Attends ! Tu as dit : << presque toute l'histoire >> ? quoi ! Il y a encore quelque chose qu'Ahmad ne m'a pas dit ? - Oh ! Oui, je pense bien ! Ah là là ! Vous, les hommes, vous êtes si compliqués... si délicats... toujours à faire des détours pour éviter la vérité... elle vous fait tellement peur, la vérité ! - Quelle vérité ? Quelle vérité, à la fin ? >> J'étais excédé de toutes ces cachotteries. Ahmad ne m'avait pas encore tout dit, il me cachait encore quelque chose ; ça ne finirait donc jamais ! << - Ha, ha ! Tu voudrais bien conna"tre le fin mot de l'histoire, petit d'homme ? Hein, tu voudrais le savoir ? L'ultime secret que même pour sauver sa vie, Ahmad n'a pas eu le courage de te dire ? - Tu vas me le dire, toi, le chien ? Tu le sais ? - Bien sûr ! Moi, je sais tout... sur cette famille, ce pays, et sur ton cousin et toi en particulier en tout cas, je suis incollable... et je te le dis à une condition. - Bien sûr ! Laquelle ? - C'est que tu me grattes derrière l'oreille, là ; moi j'y arrive pas, mes vieilles pattes sont trop rouillées. - Quoi, c'est tout ? - Oui. Je ne demande rien de plus. C'est honnête, non ? - Tu me fais marcher ! Bon, d'accord, voilà. Comme ça ? - Parfait, oui ! Ah ! Ça fait du bien. Bon, alors, tu veux conna"tre le fin mot de l'histoire ? - Oui. - Le secret de l'urne en ivoire, quoi ? - Qu'est-ce que cette urne vient faire là-dedans ? - Quoi ? Tu ne veux pas savoir ce qu'elle contient, cette urne que tu as vue dans le coffre de ton oncle ? Je croyais. - Bien sûr que j'aimerais le savoir ! Mais quel rapport avec l'histoire d'Ahmad, Jassim... ? - Oh ! Ça, il y a un rapport, crois-moi. En fait, c'est là tout le secret, la clef de cette histoire. - Eh bien ! Quoi, dis-le moi ! C'est énervant à la fin ! -Voilà, voilà, t'énerve pas. Mais attention, il est violent, ce rapport. Tu as l'estomac bien accroché, j'espère ? - J'ai rien mangé depuis... euh... - D'accord, excuse-moi. Donc, dans cette urne, il y a... - Quoi ? Quoi, à la fin ? Accouche ! - Un coeur ! Voilà ce qu'il y a, un coeur ! - Un coeur... humain ? Non ! Pas le coeur de... - Jassim ! Eh si ! Le coeur de l'oncle Jassim... le jeune, le beau Jassim... un beau jeune homme, vraiment ; tellement gracieux... ton oncle, vois-tu, le père d'Ahmad, de Mahmûd, il n'a jamais pu se résoudre à s'en séparer. Avant d'évacuer le corps, quand il est venu le chercher avec son serviteur, il lui a d'abord arraché le coeur... - Sous les yeux d'Ahmad ! - Peut-être, mais cette partie de l'histoire est trouble ; tu sais qu'il fermait les yeux ; je pense qu'il n'a pas osé regarder, mais il a deviné, d'une manière ou d'une autre, ce qui se passait. Et puis, il entendait... il entendait son père maudire, pleurer, se maudire lui-même... avant d'emmener le corps, il a pris le coeur ; il l'a fait embaumer et il l'a gardé dans cette urne, depuis... il ne peut pas s'en débarrasser, c'est plus fort que lui. - De sorte que sa vertueuse colère, en réalité, c'était... - De la jalousie, oui ! De la sordide jalousie d'amant à la fois honteux et éconduit... honteux, parce qu'il n'a jamais pu admettre... mais c'était plus fort que lui, comme pour beaucoup d'autres. Difficile de légiférer contre la nature... oh ! Entre Jassim et lui, c'était déjà fini, officiellement... cela remontait à des années auparavant, quand Jassim était encore plus jeune et vraiment splendide, dans toute sa gr ce juvénile, enfantine, comme Mahmûd, comme Ahmad après lui... l'histoire se répète sans cesse... c'était fini, mais sa passion n'était pas éteinte, sa passion honteuse et malheureuse pour cet éphèbe qui, à dix-huit ans, avait encore de la gr ce, et bien des traits exquis du garçon de douze ans qu'il avait été ; oui, S"d" Abdul-Hamid, cet homme prude, et pieux, aurait volontiers vendu son me, je crois, pour recommencer, une dernière fois... avant que Jassim soit tout à fait homme. Mais quand il a vu qu'il lui préférait désormais son jeune fils, là, ça a été le drame. Sa colère, son dépit se sont dissimulés sous le masque de la réprobation morale, comme on le fait toujours dans cette famille. Mais Jassim, en fait, savait parfaitement à quoi s'en tenir. Ahmad aussi l'a su, quand il a vu ce que son père avait fait du coeur... et Mahmûd enfin l'a su, pas sur le moment, mais peu de temps après, quand son petit frère lui a raconté ce qu'il avait vu sans bien comprendre. - De sorte que pendant toutes ces années, ils savaient, tous les trois... le père et les deux fils, liés par ce secret ; non, par ces secrets... ces multiples couches de secret, comme des couches de sédiment au fond d'un fleuve ! La mère d'Ahmad, Leila, par exemple, savait pour le meurtre... elle ne savait peut-être pas pour le coeur, la véritable cause. - Non, en effet, elle ne savait pas. Ce sont des histoires d'hommes, de garçons, tu sais comment c'est ; les femmes, on les tient en général en dehors de tout ça, surtout dans ces familles-là. - Alors seuls mon oncle, Mahmûd et Ahmad savaient tout, et ils devaient vivre ensemble comme ça, faire comme si de rien n'était... je comprends que ça n'ait pas été tous les jours la fête dans cette joyeuse famille. - À qui le dis-tu ! >> Tous les secrets ! Enfin ! Maintenant je connaissais l'histoire d'Ahmad, toute l'histoire de cette sombre famille. Je comprenais. Je n'en voulais pas à Ahmad de m'avoir caché l'ultime détail sordide ; c'était quand même son père après tout... j'espérais seulement qu'il s'en tirerait bien après ça. Le chien et moi, nous nous sommes promenés longuement dans les plaines immaculées, sous ce beau soleil d'hiver ; la terre avait retrouvé sa sérénité, même s'il faisait encore glacial. J'avais froid seulement aux extrémités, aux pieds et aux mains ; le soleil me chauffait le dos, la poitrine. Je mettais mes mains dans la fourrure du monstre pour les dégeler ; je dis le monstre, mais en fait il me paraissait moins énorme, moins terrifiant depuis que je savais... en fait, c'était une brave bête. Nûr el-Haq avait raison, depuis le début de cette histoire, rien n'était ce qu'il avait l'air d'être. Et depuis ce temps, j'ai compris qu'il en allait souvent ainsi. Nous avons encore parlé de choses et d'autres, de la famille, du monde... et d'Ajmer ; je ne sais pas pourquoi, je pensais à Ajmer. Finalement, après avoir erré dans ces collines enneigées, nous sommes revenus au point de départ, à l'église en ruine, dont les décombres commençaient à émerger de l'épaisse couche de neige. Alors, j'entendis les voix qui se rapprochaient à nouveau. Le chien m'a dit : << - Bon, je crois qu'il va être temps de nous séparer. Tu vois, je t'avais dit qu'ils reviendraient... tu vas retourner parmi les tiens, et moi... - Et toi ? - Moi ? Bah, je ne serai jamais bien loin... maintenant, tu connais mon secret. - Tu es vraiment un ami ; j'espère que nous nous reverrons. - Hum... je ne sais pas si c'est une bonne idée ; tu sais, je ne suis pas de votre monde, j'appartiens au monde de la nuit... nos deux mondes communiquent constamment, mais il ne vaut mieux pas qu'ils se mélangent trop. - Je comprends. - Vraiment ? Tu comprends ça ? - Oui, je crois que je comprends ce que tu veux dire. C'est comme le ciel et la terre... le village brûlé et la vallée... - Hmm... tu es encore plus intelligent que je ne pensais. Occupe-toi de ton cousin ; je serai toujours là s'il y a vraiment un problème. Allez, ils arrivent, prépare-toi ! Adieu. - Adieu, le chien ! >> Je ne devais le revoir qu'une fois, je vous dirai dans quelles conditions plus tard, mais c'était une brave bête... j'étais triste de le voir s'éloigner. Après, je ne sais pas pourquoi, j'ai eu envie de me coucher dans la neige, en regardant le soleil. Toute cette lumière ! Ça faisait du bien... alors j'ai entendu les voix qui se faisaient toutes proches : << - Il est là ! Oh, mon Dieu ! Pauvre garçon ! >> C'était une voix de femme, celle de Leila je crois ; mais c'est Nûr el-Haq qui accourut le premier et qui me prit dans ses bras. Il vit bien que je n'étais pas inconscient, frigorifié, comme quelqu'un qui aurait passé des heures étendu dans la neige. Il me fit un clin d'oeil comme pour dire : << j'ai tout compris mais je ne dirai rien >>, je répondis par un autre clin d'oeil, et ce fut tout. J'étais fatigué, je me suis un peu assoupi dans ses bras. Je n'étais pourtant pas léger à cette époque ; j'avais quatorze ans... quelle force il devait avoir pour me porter comme ça jusqu'à la maison, et il n'avait même pas l'air fatigué. En arrivant, nous eûmes juste le temps d'échanger quelques paroles avant que tout le monde n'accourût voir le << miraculé >>, puisque tout le monde considérait comme un miracle le fait de m'avoir finalement retrouvé, sain et sauf, alors que tout espoir semblait perdu... comme pour ce pauvre Imdad, qui fut considéré comme perdu parmi les décombres ; personne à part nous, les garçons présents, n'a jamais su ce qui lui était vraiment arrivé ; c'est un horrible secret que nous avons enfoui au fond de nous pour l'éternité. Nûr el-Haq me dit : << - Alors, garçon ? On a fait un long voyage, je crois ? - Un très long voyage, S"d". Un très long voyage. - Et tu as découvert tout ce que tu voulais découvrir ? - Je crois, oui. - Alors, tout est pour le mieux. Repose-toi maintenant, je crois que tu en auras besoin. - Merci. >> Celui qui avait encore plus besoin de repos, c'était Ahmad. Lui avait vraiment reçu un choc, et toute sa force n'avait pas suffi à l'amortir. Il était très affaibli et épuisé, et il avait la fièvre. Il dut rester au lit plusieurs jours. Évidemment, tout le monde était bouleversé ; consterné aussi. On ne comprenait pas ce qui avait pu nous arriver... je fus reconnaissant envers Nûr el-Haq d'avoir pu trouver une histoire plausible pour expliquer notre présence dans cette vieille église en ruine, vestige d'un autre temps ; je ne sais pas ce qu'il leur a raconté au juste, mais l'essentiel est que la vérité n'éclata jamais. Pendant sa convalescence, je rendais visite à Ahmad tous les jours. Je lui portais des boissons chaudes, je lui tenais la main, nous parlions un peu, en essayant d'éviter les sujets trop pénibles, mais nous nous comprenions. Je lui fis comprendre que je savais tout et que je lui pardonnais. Il m'en sut gré. Cependant, comme il était affaibli et qu'il dormait beaucoup, je n'avais pas grand-chose à faire dans cette vaste maison triste, au milieu des monts enneigés. Alors, je me rapprochai de mon autre cousin, Mahmûd, dont je connaissais aussi la douloureuse histoire. J'avais toujours eu de la sympathie pour lui, comme vous le savez, mais maintenant plus que jamais, j'avais envie de lui en témoigner. Il était toujours très triste et renfrogné. Je vins un jour le trouver dans sa chambre, dont il n'était pas sorti, je crois, depuis des jours. << - Sal m, Mahmûd. - Sal m. Tiens, c'est toi ? Qu'est-ce que tu viens faire ici ? - Rien ; je voulais juste voir si tu allais bien et, euh... si je pouvais faire quelque chose pour toi, euh... - Oui, tu peux faire quelque chose pour moi : dégager d'ici ! J'ai besoin de personne. - Moi, j'ai besoin de quelqu'un... à qui raconter ce qui m'est arrivé là-bas, quelqu'un qui puisse me comprendre... quelqu'un, par exemple, qui aurait vécu des choses vraiment affreuses quand il était jeune, et qui en serait marqué à jamais... - Tiens, tiens ; quels genres de choses ? - Euh... eh bien, par exemple, quelqu'un qui aurait vu une personne très proche, mettons son père, assassiner sauvagement l'être auquel il tenait le plus, disons son amant... et qui s'en voudrait de n'avoir rien pu faire, mais qui ne saurait pas comment exprimer cette douleur qu'il a en lui... - Tu commences à m'intéresser, continue... t'es pas aussi bête que tu en avais l'air... - Tu sais, au début, j'aimais Ahmad ; je l'aime toujours ; je ne savais pas comment arrêter cette spirale de haine et de violence dans laquelle il nous entra"nait... mais j'avais aussi de la tendresse pour toi ; j'arrivais pas à comprendre pourquoi vous vous détestiez tant, même pour des frères... et puis, tu sais, nous nous sommes retrouvés bloqués dans cette église, enfermés comme des fauves ; je ne sais pas ce qu'on t'a dit à ce sujet, mais c'était sûrement faux... - Avec mon frère ? Tu m'étonnes ! - Bref, il s'est passé des choses vraiment horribles là-haut ; des choses que je voudrais pouvoir oublier, mais qui sont gravées en moi à jamais, et moi aussi j'ai été horrible ; à un moment, j'ai voulu tuer Ahmad ; j'y suis presque arrivé... - Sans blague ? Je m'étonne que tu n'en aies pas eu envie plus tôt. - Mais au dernier moment, j'ai compris que si je faisais ça, je serais perdu... dominé par la violence, par la haine... je ne voulais pas ça... alors on a parlé, Ahmad et moi... enfin, ça s'est pas tout à fait passé comme ça, c'était plus compliqué... plus noir... mais il m'a dit des choses ; des choses qu'il m'aurait pas dites s'il n'avait pas été vraiment acculé, près de la mort ; en fait, je sais tout maintenant... il n'y a plus de secret... - Qu'est-ce que tu veux dire ? Quels secrets ? - Je parle d'un certain coffre en ivoire... -Tais-toi... c'est bon, j'ai compris. Qu'est-ce que tu veux ? - Je voudrais juste être ton ami... je sais que je peux te comprendre, nous sommes marqués aujourd'hui par la même horreur, les mêmes ténèbres... laisse-moi t'aider, Mahmûd, aide-moi... - Tu sais, Mohammed, ça porte pas vraiment bonheur d'être mon ami. Jassim était mon ami... Oussaïd (le fils du métayer) aussi... tous les deux, ils me comprenaient ; et tu vois maintenant où ils sont... alors, je t'aime bien au fond, tu sais, mais bon voilà, il vaudrait peut-être mieux que tu t'éloignes de moi ; du moins tant que mon père vivra - et Dieu puisse-t-il le maintenir en vie. - Pourquoi tu dis ça ? Pourquoi tu abandonnes comme ça ? Tu es encore vivant ! Tu te détestes à ce point ? Jassim et, euh... Oussaïd savaient pas ce que je sais ; laisse leurs mes reposer en paix... si tu m'aimes bien, comme tu dis, laisse-moi apprendre à te conna"tre, tel que tu es vraiment ; laisse-moi t'aimer. - M'aimer comment ? Qu'est-ce que tu veux au juste, Mohammed ? - Tu le sais. - Bon, admettons, et après ? Tu veux me conna"tre... tel que je suis vraiment ? Il n'y a plus rien à conna"tre, enfin rien de plus je veux dire, je me sens vide... Oussaïd... tu crois qu'il est mort pour moi ? C'est moi qui suis mort ! - Tu peux pas t'empêcher de penser à lui, c'est tout. - Ben oui, justement. - Tu as toute la vie pour penser à lui... en attendant, oublie-le un peu et penses à ceux qui sont là ; ça te fera du bien, tu ne crois pas ? - Je sais pas ; oui, peut-être... - Bon, écoute, si tu préfères être malheureux... allez, désolé de t'avoir dérangé. - Non, attends, ne pars pas, euh... tu ne m'as pas dérangé ; c'est bien que tu m'aies parlé comme ça. Je m'y attendais pas, c'est tout. >> Je me sentais de plus en plus attiré par ce garçon sensible et désemparé, un peu plus grand que moi mais encore si jeune dans sa façon d'être, jeune homme resté enfant au fond, perdu, mélancolique et vaporeux. J'avais envie de me lover dans ses longs bras minces, contre son corps de marathonien. << - Alors, tu te décides ? On se donne une chance, toi et moi ? - Eh ! Tu y vas fort, là ! Tu as pris le feu, ma parole... ça te travaille tant que ça ? C'est vrai que tu es jeune. - Ben oui, justement, j'ai pas que ça à faire. - Ouah ! C'est bon, détends-toi. - C'est toi qui es tendu. - Euh... ça dépend de quoi on parle, il me semble. - Ouais, c'est vrai... tiens, regarde, moi je suis tendu ici, tu veux sentir ? - Allez, d'accord ; bon, t'as gagné, viens ici. - Tu me fais une place ? Pousse-toi. >> Il se poussa sur le côté de son lit, contre le mur, et je me glissai contre lui, entre ses bras, en avançant le bassin de manière à lui faire sentir où j'étais << tendu >> ; je pus constater qu'il l'était aussi, et dans des proportions intéressantes. En vérité, j'avais conscience de me comporter comme une chatte en manque de matou, ou comme Ahmad dans ses pires moments ; mais je sentais que cet adolescent malheureux, qui m'attirait depuis le début, avait besoin d'un traitement de choc pour sortir de cette mélancolique apathie dans laquelle il se barricadait. Je voulais le sortir de là, le ramener à la vie, retrouver le Mahmûd qui honorait fougueusement le corps du garçon sous les oliviers, un jour d'été... pour cela, autant jouer sur sa fibre la plus instinctive, la plus animale, et du coup je me laissais aller moi-même à mon côté le plus garnement, au plus léger, primesautier de ce que je pouvais trouver en moi ; je laissais parler la voix du désir, le corps roi, et cela marchait ; Mahmûd redevenait un garçon vivant, et même je sentais qu'il n'était pas de bois. Entra"né par mon énergie vitale, il avait remisé ses réticences au placard, et il m'enlaçait généreusement. Je me sentais tout petit entre ses bras virils, ses bras d'hommes, qui contrastaient avec cette figure encore pouponne, bien qu'un peu p le... nos lèvres se joignirent en un très long baiser qui rappelait celui d'Oussaïd, et devait avoir une saveur proche ; nos pubis se joignirent également, avec leurs proéminences symétriques bien qu'inégales, qui se frôlaient dans une même recherche éperdue de la consolante volupté des corps, cependant que nos jambes se croisaient. Ma relative fragilité, qui paraissait force face à la délicatesse d'Ahmad, fondait dans la puissance de son corps encore jeune mais indéniablement plus mûr ; l'admirable m ture de son corps plus mature puissamment m'attire... mais qu'est-ce que je dis ? L'ivresse des sens me gagne, et mon esprit chavire au milieu des caresses de Mahmûd, qui révèle enfin sa puissance animale en me prenant comme un lion en rut, sa large main presque adulte sur mon entrejambe juste pubère ; un ouragan décha"né... cette fois, c'est sûr, il n'a plus besoin que je l'incite, que je l'entra"ne ou quoi ; il est bien réveillé... Aowh ! Oh oui ça c'est sûr il est bien vivant... aaah ! Ahhh ! Vivant ! Moi aussi... c'est bon d'être vivant ! << - Aowh ! Mahmûd ! - Hmm... Mohammed ! - Waoh ! Est-ce que tu m'aimes ? - Oui, imbécile, je t'aime ! - Parfait alors ! Continue ! Oui ! Oui ! >> C'est comme cela que je possédai Mahmûd, ou l'inverse enfin, je ne sais plus trop... Pendant tout le temps que dura le rétablissement d'Ahmad, je restai proche de Mahmûd, je continuai à faire sa connaissance, et de plus en plus intimement. À la fin, nous n'avions plus de secrets l'un pour l'autre ; j'ai vécu une idylle avec le frère a"né, après avoir aimé le cadet jusqu'à la folie, jusqu'à le suivre dans toute ses folies. Avec Mahmûd, j'expérimentai quelque chose de plus doux, ce fut le calme après la tempête. Quelque part au fond de moi, j'ai toujours su que cela finirait ainsi ; Ahmad et Mahmûd étaient trop semblables tout en étant complètement différents, différents dans l'amour, le sexe, comme dans la vie ; ils étaient comme deux aspects d'un même être, deux faces d'une même médaille. Je n'osai pas dire à Ahmad, au début, ce qui se passait avec son frère, mais il le devina vite, et nous en parl mes très calmement. Il comprenait et ne m'en voulait pas ; il n'était plus tout à fait le même désormais. Quand il fut de nouveau d'aplomb, nous recommenç mes à nous promener ensemble et à nous aimer comme avant, enfin plus tout à fait comme avant. Ahmad était toujours le goule, mais moins, il recommençait à supporter la lumière du jour ; la scène de l'église, désormais détruite, avait opéré comme une catharsis - je ne connaissais pas ce mot à l'époque, mais je sais ce qu'il signifie aujourd'hui - sur ses pulsions destructrices. Il était toujours Ahmad, certes, il avait toujours en lui cette rage et cette violence dont je connaissais désormais la cause, mais on aurait dit que désormais, il cherchait à les dominer, à les utiliser à quelque chose d'autre, mais il ne savait pas encore quoi ; à les utiliser pour construire plutôt que pour détruire. La fin de l'hiver, le retour du printemps, apporta de lui-même la solution, imprévisible et surprenante comme d'habitude dans ce pays étrange. Un jour, les neiges ayant fondu, nous nous promenions dans la montagne, Ahmad et moi ; nous avions décidé d'aller à deux vers l'ancien repaire, pour voir ce qu'il en restait. Au détour d'un chemin, de l'intérieur d'un bois, nous parvint une voix que nous reconnûmes : c'était celle du petit Boutros qui appelait à l'aide. Je vis aussitôt que des émotions violentes s'emparaient d'Ahmad. Vous vous souvenez comme il tenait à ce garçon, qu'il considérait un peu comme sa propriété, et sur lequel il avait des vues plus ou moins perverses. En entendant qu'on s'en prenait à lui, je crois qu'il était partagé entre la solidarité amicale et l'agacement du chasseur à qui l'on vole sa proie. Les deux concourraient pour le faire réagir. << - Viens ! >> dit-il, et il s'engagea dans le bois, moi à sa suite. Ce que nous v"mes me révolta, et mit aussi Ahmad en rage. C'était la bande de Kaab qui avait mis la main sur le petit garçon, et qui était en train de lui faire subir toute sorte d'outrage, le couteau sur la gorge. Il y serait sans doute passé si nous n'étions pas intervenus. << - Eh ! Vous, là ! Cria Ahmad. Il est à moi, ce garçon ! Vous n'avez pas le droit ! - Quoi ! Non mais, avez-vous vu cela ! Répliqua Kaab en riant. De quoi te mêles-tu, toi, insecte ! Tu n'es pas l'un des nôtres, dégage ! Ou bien joins-toi à nous, on t'en laissera une part, mais ne nous fais pas perdre du temps ! - Je ne suis pas l'un des vôtres, non, moi je ne suis pas un raté comme vous ! Mais je vous vaux bien tous réunis ! Une dernière fois, laissez ce gamin-là ; il est à moi, je l'avais vu le premier. - Voyez-vous ça ! Et qu'est-ce qui nous prouve que tu dis vrai ? De toute façon, quelle importance ? Ce n'est qu'un jeune gueux du village brûlé ; il y en a des dizaines comme ça, alors un de plus, un de moins ! Va t'en trouver un autre et laisse-nous. >> C'était ce qu'il ne fallait surtout pas dire à Ahmad ; Kaab n'aurait pas dû s'en prendre au village brûlé, ce fut une faute qu'il regretta amèrement par la suite - s'il en a eu le temps. Pour Ahmad, Boutros et le village tout entier représentaient quelque chose, je ne saurais dire quoi exactement, sans doute que lui non plus, mais quelque chose de pur, pas comme les gens de la vallée ; c'étaient des faibles, des humiliés depuis toujours... Je compris en tout cas une chose ce jour-là, c'est que le nouvel Ahmad n'aimait pas qu'on s'en pr"t aux plus faibles. Il avait toujours cette violence en lui, mais son exigence était qu'on eût au moins le courage de s'attaquer aux forts, à ceux qui savent se défendre. C'était un progrès. Mais cela ne plaçait pas Kaab et ses amis dans une position très enviable. << - Qu'est-ce que ça peut vous faire, qu'il soit du village brûlé ? Dit Ahmad. Les gens de ce village ne vous on rien fait, prenez-vous en plutôt à ceux de la vallée, si vous êtes des hommes. Je vous aurai prévenus, si vous ne voulez pas le l cher... - Bon, ça suffit maintenant, on n'a pas que ça à faire. On a un joli morceau de chair tendre à violer et à trucider. On l'a trouvé, il est à nous ; on va s'amuser avec et puis l'abandonner à nos chiens, et je te conseille de faire demi-tour si tu ne veux pas subir le même sort, toi et ton cousin la mauviette ! >> J'avais envie de lui sauter à la gorge, mais je me retins encore un peu. Ahmad souriait ; je voyais qu'il avait une idée en tête. << - À vos chiens, eh ! Moi aussi, j'ai un chien ! >> Ahmad siffla dans ses doigts ; une longue note très aiguë, stridente, qui, je ne sais pourquoi, nous figea tous sur place. Nous entend"mes un grognement, un bruit de feuilles froissées, et je reconnus le chien. Il arrivait de je ne sais où, du fond des sous-bois, vous savez qu'il n'était jamais loin d'Ahmad... mais j'avais du mal à le reconna"tre. Ce n'était plus la << brave bête >>, le gentil molosse avec lequel j'avais discuté paisiblement ; c'était un véritable fauve, un loup furieux, avec des yeux de flamme, qui se jeta sur Kaab et ses amis, les crocs écumant. Ahmad aussi sortit son couteau et se jeta sur le petit blond à tête de fouine, et le cannibale noir à sagaie, et tous les autres, décha"né, animé d'une force et d'une énergie surhumaine, taillant dans le vif, frappant à coups redoublés ; le goule était de retour, mais toute sa violence était tournée contre ses anciens compagnons, ses anciens mentors. Je me mêlai aussi à la bataille, armé d'un gourdin que j'avais ramassé dans les fourrés. Le chien s'était occupé de Kaab ; il avait créé l'effet de surprise, mais c'était Ahmad et moi qui nous occup mes de tous les autres. Ahmad surtout ; je crois qu'il était heureux d'en découdre avec ces vauriens qui l'avaient tant humilié. Il fit un véritable carnage, et ce fut la dernière fois que je le vis s'en donner à coeur joie de cette façon. Quand Kaab et sa bande eurent été complètement mis en pièces, Ahmad, rouge de sang une fois de plus - la dernière - s'approcha de Boutros, tremblant, et le releva. << - Qu'allez-vous me faire ? Dit le petit garçon, inquiet. - Nous ? Mais rien, on est tes amis. Tu nous a oubliés ? Répondit Ahmad. - N... non, S"d" Ahmad, mais je croyais... - Là, là... c'est fini, allez. On va te ramener chez toi, t'auras plus à t'en faire. Et si tu as encore un problème, appelle-nous, on s'en occupera. - Merci, S"d". >> Ahmad mit son bras autour de Boutros, d'une manière très protectrice et non dénuée d'une concupiscence manifeste, mais tout de même gentille. Nous f"mes nos adieux au chien, que je ne devais plus jamais revoir ; il m'avait révélé son autre visage, celui de la vraie bête sauvage, mais qui mettait sa rage au service des plus faibles. C'était resté une bonne bête, le meilleur exemple qu'Ahmad pût trouver. Puis, nous raccompagn mes le gamin jusqu'à son village et à sa maison, et nous rest mes un moment avec lui pour le rassurer complètement. Il nous offrit le pain et le lait comme la première fois, et ensuite il nous offrit son tendre petit corps qu'Ahmad convoitait spécialement, en remerciement des services rendus et en signe d'amitié. Ahmad put terminer ce qu'il avait commencé la première fois, et il fit goûter les délices de la chair au jeune p tre chrétien, qui, après cela, fut un peu moins pur qu'avant, mais chantait toujours des antiennes mariales avec une voix émouvante qui fluidifiait le sang. Ce fut le début d'une idylle entre Ahmad et Boutros, dont il fit vraiment son petit protégé, pendant que je continuai à réconforter Mahmûd, de temps en temps, et à partager d'exquis moments de plaisir et de tendresse avec lui. Cela ne m'empêchait pas de rester avec Ahmad, et de m'occuper de Boutros de temps en temps, et je pus constater ses progrès. Il devenait plus éveillé, plus galopin, plus sûr de lui, mais il restait aussi attachant. Ahmad lui apprenait à se défendre lui-même contre les méchants. Cela lui faisait du bien à lui-même, je le voyais ; il avait compris qu'il pouvait utiliser sa violence, sa colère, à quelque chose de noble, et j'en étais satisfait. Je pense que, après la triste fin d'Imdad que je ne pouvais oublier, c'était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Sa sollicitude pour Boutros s'étendait à tout le village brûlé ; nous connûmes mieux ce monde, nous rev"mes le Vieux qui nous enseigna l'histoire complète de Hamad n", certaines de ses paroles, son voyage en Inde ; un jour je lui montrai mon médaillon, et il m'expliqua le sens de certains des symboles qui étaient gravés dessus. << - Tu vois, il s'agit du AUM, le monosyllabe sacré des hindous, la vibration primordiale qui produit toute chose ; mais telle qu'elle est écrite, comme une fleur de lotus, on peut y voir aussi le nom All h. AUM et All h ne sont pas sans rapport ; le premier est le mantra des hindous, le second est celui des soufis ; ils sont tous deux faits pour être répétés et engendrer un état spirituel, un état de conscience modifiée. Mais AUM est aussi un symbole fondamental de la science sacrée, dont on trouve des équivalents dans toutes les traditions ; dans le christianisme, il a un rapport avec la parole Ave Maria, qui peut s'abréger en AUM, et il a aussi un rapport avec les mots Am"ne, All humma (notre Seigneur) chez les musulmans... Et avec le nom Huwa, Lui, qui se rapporte au Soi universel. Ramené à ses éléments essentiels, on y retrouve les trois Formes fondamentales, le point, la circonférence et la ligne droite, auxquels correspondent le repos, le mouvement circulaire et le mouvement rectiligne, qui ensemble produisent tous les mouvements possibles. Il y a également un lien profond entre AUM et le Prophète - qu'All h répande sur lui Sa gr ce unitive et Sa Paix -, qui est lui-même la vibration primordiale. Les noms du Prophète dans les trois mondes, du plus subtil au plus matériel, sont Ahmad, Mahmûd et Muhammad, comme tu sais. Ces noms sont tous formés sur une même racine HMD, à laquelle s'ajoutent différentes lettres qui en modifient le sens. Si tu énumères ces lettres depuis le monde supérieur jusqu'au monde manifesté, tu trouves Alif, W w, M"m, c'est-à-dire A, U, M, les lettres qui composent la syllabe AUM. Médite toujours cela et garde cette vibration vivante en toi. >> Ensuite, il me prédit que j'irais là-bas ; depuis ce jour, je n'ai cessé de penser à Ajmer. Les gens du village brûlé avaient vraiment, malgré leur humilité - ou à cause d'elle ? - une noblesse qu'avaient perdue les gens de la vallée. Cela me touchait ; et cela me touchait surtout qu'Ahmad compr"t que c'était là ses véritables origines, auxquelles il lui fallait revenir. Je n'étais plus inquiet pour lui désormais. Quant à moi, je pensais à revenir chez mes parents ; je le leur écrivis, et il fut convenu que je repartirais bientôt. Mon temps dans ce pays s'achevait, j'avais aidé deux frères ennemis à se réconcilier avec eux-mêmes, j'en avais vu beaucoup plus que je n'en espérais voir. Avant mon départ, il y eut un dernier rebondissement imprévu à cette histoire : les créanciers de mon oncle se révélèrent être des escrocs fameux que les gens du Calife recherchaient depuis longtemps. Ils furent arrêtés, mis en prison, et mon oncle fut réintégré dans tous ses droits, sans que le waqf fût menacé. Ce fut un immense soulagement pour lui - et pour nous tous - mais je pense que cela lui servit de leçon pour la suite. Pour en avoir le coeur net, je me décidai un jour à prendre à partie cet homme autrefois redoutable, qui avait été proche de tout perdre, et de lui parler d'homme à homme. Il me fallut réunir tout mon courage, mais je n'ai pas reculé. J'allai le trouver dans son office, peu de temps avant mon départ. << - Je veux vous parler, mon oncle. Pardonnez mon audace, mais je crois que j'ai des choses à vous dire. - Oui, mon enfant... je crois qu'il y a peu de temps, j'aurais puni sévèrement cette insolence, mais aujourd'hui ce n'est plus la même chose. - Alors vous savez ce que j'ai à vous dire ? - Je pense que j'en devine une grande partie, mais parle sans crainte ; je suis las, je n'ai plus peur de la vérité. - Votre vérité ! - Oui ! La mienne et celle de ma maudite race. - Votre race n'est pas maudite ; elle est bénie, mais elle se conna"t mal. Moi, j'ai vu plus de choses ici qu'un garçon de mon ge a coutume d'en voir. Peut-être plus qu'un homme en voit dans toute sa vie. Je sais ce qu'il y a dans l'urne en ivoire que vous conservez si précieusement sans oser l'avouer. Je sais toute votre histoire, et celle de votre famille ; mais c'est aussi ma famille, et je voudrais vous dire : n'ayez plus peur de ce que vous êtes ! C'est cette peur-là qui engendre tout le mal... pardonnez-vous à vous-mêmes, et pardonnez à ceux qui vous ont précédés ! - Crois-tu que ce soit possible ? Crois-tu qu'après tout ce temps, après tant de souffrances, tant de mal... - On peut toujours pardonner ! On peut toujours recommencer, donner une chance à l'amour. Il n'est jamais trop tard pour cela. Faites-le ; faites-le tant que vous pouvez, y S"d", y aba Ahmad ! Et accueillez comme des frères les gens du village brûlé ; ce ne sont pas des maudits, non plus que vous, ce sont vos frères, ils souffrent depuis trop longtemps. N'essayez plus de faire des affaires douteuses qui vous entra"neront vers la ruine ; employez ce que vous avez, non pour acquérir plus, mais pour aider ceux qui en ont besoin. Reconstruisez votre pays, votre famille, votre vie... et pardonnez à un enfant d'avoir eu le front de vous dire ces mots ; ils viennent de mon coeur, et bientôt vous n'aurez plus à souffrir ma présence de toute façon. - Non ! Tu as bien fait, y Mohammed ! C'est toi qui as raison. Malgré ton jeune ge, tu as plus de sagesse que moi. J'ai été un homme stupide, dur et entêté... j'ai aimé Jassim, mais je n'ai pas osé me l'avouer, j'ai été jaloux de mon propre fils et de lui, et je l'ai tué ! J'ai conservé son coeur, au lieu de l'enterrer dignement avec ses pauvres restes, mais ce n'est qu'une idole sans vie, qui ne bat plus et me rappelle constamment mon crime ! Je suis un misérable ! Même si je me pardonne, Dieu me pardonnera-t-il ? - Essayez tout de même ! Si vous avez besoin de conseils, il y a, là-haut, quelqu'un qui pourra vous aider. - Là-haut, au village brûlé tu veux dire ? Leur Vieux ? J'ai entendu parler de cet homme, mais est-il aussi sage qu'on le dit, vraiment ? - S"d", il vous conna"t, et vous attend depuis longtemps. Moi, j'ai dit ce que j'avais à vous dire ; je n'ai pas à vous guider, je vais bientôt repartir chez moi. Vous savez ce que vous avez à faire maintenant ; puissent All h, le Prophète et S"d" Hamad n" vous venir en aide. - Je vais te regretter, Mohammed, cher neveu fils de ma soeur bien-aimée, avec qui je n'avais presque jamais parlé jusqu'à ce jour... tu faisais du bien à mes deux fils, que je n'ai jamais su écouter. Je savais que Mahmûd était déjà détruit par ma faute, et je l'avais abandonné ; j'espérais qu'Ahmad resterait l'être pur que je n'ai pas su rester, vraiment digne de nos aïeux, mais je n'ai jamais rien fait pour cela. - Vous pouvez commencer. Ils n'attendent que cela, comme les gens du village brûlé vous attendent, depuis des siècles. - Tu en es sûr ? Ah ! Tu les connais mieux que moi. - Oui, ne m'en veuillez pas, je dis la vérité. Laissez-moi vous baiser la main. - Je sais que tu dis la vérité, mon fils ; Mohammed, mon troisième fils... je sais que tu n'as pas menti, et je vais faire tout ce que tu dis, Dieu te bénisse ! - Qu'il en soit ainsi ! >> J'embrassai la main de mon oncle, qui avait beaucoup vieilli depuis mon arrivée. Ses cheveux avaient blanchi, mais il était devenu plus sage et compatissant envers les autres et lui-même. C'était dans les derniers jours de mon séjour. Tout était accompli, je savais pourquoi j'étais venu et je n'avais plus rien à faire là, c'était entre eux tous désormais. Nûr el-Haq aussi partit, un peu avant moi, et il me serra une dernière fois la main avant de s'en aller sur son fameux cheval noir et blanc. Nous n'avons échangé que quelques mots, mais je sais que lui seul, témoin lucide ne donnant qu'un léger coup de pouce au destin de temps en temps, pouvait reconstruire toute l'histoire, et il me congratula pour le rôle que j'avais joué. Il me prédit que nous nous retrouverions peut-être, dans quelques années, quand j'aurais fait mon chemin. Je vous laisse méditer là-dessus. Ahmad ne le montrait pas trop, mais je sentais que mon départ prochain le contrariait. Nous avions vécu quelque chose de fort ensemble... il aurait voulu que je demeurasse encore près de lui, mais il comprenait que pour le moment, ce n'était pas possible. Je reviendrais, c'est sûr, mais là, j'en avais assez de ce pays éprouvant, j'avais envie de serrer mes parents dans mes bras, à nouveau. Une seule fois, avant que je parte, nous avons passé un long moment agréable à trois, Ahmad, Mahmûd et moi. Un moment de tendresse partagée et de joyeuse folie ; ils s'étaient enfin pardonnés l'un et l'autre, et ils pouvaient s'étreindre et s'aimer comme des frères qui n'ont plus rien à se reprocher. À un moment, nous étions tous les trois étendus, nus, sur le lit de Mahmûd, rompus par le plaisir, fumant le narghilé, détendus, souriant. Ahmad se tourna vers moi avec les yeux brillants et il me dit, avec son air de goule de nouveau : << - Tu sais, j'ai pensé à une nouvelle machine... - Ahmad ! M'écriais-je en menaçant de le prendre à la gorge. - T'inquiète ! C'était pour rire. >> Je soufflai. Les deux frère riaient, ensemble, ce qui faisait quand même plaisir. La goule n'était pas morte... je pense qu'elle ne mourra jamais ; tous les Kaab du pays n'avaient qu'à bien se tenir. Ahmad restait Ahmad ; la différence, c'était Boutros. Et c'était aussi toute l'histoire. Enfin, après les avoir embrassés tous une dernière fois, je suis parti. La vie a repris son cours ordinaire, bien qu'elle ne me parût plus jamais ordinaire après cela. Je n'ai jamais raconté les détails de l'histoire à mes parents, ils n'auraient pas compris. J'ai essayé de garder en moi les meilleurs moments, non les pires. De loin en loin, j'ai continué de correspondre avec Ahmad et aussi un peu avec Mahmûd. Mon oncle avait fait ce qu'il avait dit, et ce pays vivait une nouvelle ère. Cela ne me concernait plus. Parfois, tout de même, je repense à ce pauvre Imdad qui a fait les frais de la réconciliation. À Jassim aussi, que je n'ai pas connu... et à Oussaïd... toutes les victimes qu'il a fallu pour que les survivants retrouvassent la paix. Je ne peux les oublier, surtout Imdad. Moi aussi, j'ai mangé de lui ; c'est en moi à jamais. Plus tard, j'ai grandi et j'ai terminé ma formation militaire. L'avantage dans cette histoire, c'est que j'ai vu assez de sang en quelques mois de ma quinzième année pour en être blindé à jamais. Après mes études, j'ai servi quelque temps comme jeune officier dans les troupes du Calife. Un jour, je fus envoyé en garnison dans une cité aux limites de l'Empire, entre Naruq et la région d'Ahmad, ce qui me donna l'occasion, en chemin, de le revoir et de le serrer dans mes bras. Il était devenu un homme, un jeune homme, comme moi. Son père était mort depuis des années ; il avait repris la direction du domaine avec Mahmûd, et beaucoup de choses avaient changé. La vie était différente, plus normale, plus tranquille ; c'était moins excitant peut-être, mais au moins les amoureux des garçons n'avaient plus de problèmes ; les gens du village brûlé non plus, et c'était bien... en tout cas, nous étions heureux de nous revoir, et nous évoqu mes le passé avec émotion ; puis je repris la route. Dans cette cité où j'étais en poste, il y avait une importante communauté chrétienne, que nous devions protéger, et cela me fit penser à Boutros autrefois. J'en étais ému ; je repensais aussi à la vieille église... je pouvais mieux comprendre ces gens que certains de mes camarades de l'armée. Et puis un jour, je fis la connaissance d'un jeune chrétien gé de douze ans, qui s'appelait Hyacinthe, et qui était d'une beauté resplendissante. Il se trouve qu'il ressemblait étonnamment, non à Boutros, mais à Ahmad autrefois, physiquement je veux dire. Ses parents étaient des pauvres auxquels les représentants du Calife et de la religion venaient en aide, par charité et aussi dans l'espoir de les amener vers la voie du Prophète et de sauver leurs mes en même temps que leurs corps. Mais ils étaient très attachés à leur foi, ce que je trouvais beau. Le père était sonneur de cloches à l'église du quartier, et ses disputes avec le muezzin étaient célèbres ; mais comme le muezzin était un grand joueur, ils se réconciliaient le soir en faisant d'interminables parties de tric-trac, auxquelles ils gagnaient et perdaient à tour de rôles. D'ailleurs, le père de Hyacinthe n'était pas un mauvais bougre ; c'était un homme simple, honnête et droit. Il aimait passionnément son fils, et lui laissait une grande liberté d'action, convaincu que la meilleure école pour les jeunes était celle de la vie réelle et de l'expérience. C'est donc au hasard des rues que je connus Hyacinthe, et d'abord je n'y fis pas attention ; puis je remarquai l'incroyable beauté de ses grands yeux très p les, violets, comme deux améthystes flamboyantes. Et leur expression, à la fois ardente et intelligente ! Et ses petites épaules un peu voûtées, fragiles, mais néanmoins bien dessinées, tout ce corps encore juvénile mais que l'on sentait indiciblement appelé à développer une élégante virilité ! Mon Dieu, qu'il était beau ! Un jour, je lui parlai ; en très peu de temps, nous dev"nmes les meilleurs amis du monde. Il avait reçu de ses parents la permission de venir chez moi, dans ma casemate, aussi il y venait régulièrement, et il restait assis sur mes genoux ; et moi, tout en lui faisant la conversation, je lui caressais le dos et la poitrine sans arrières-pensées... un jour, toutefois, je lui caressai l'entrejambe, en repensant à Ahmad, et il se laissa faire en roucoulant de plaisir ; dès ce moment, nous dev"nmes amants. Il réveillait en moi toutes les émotions confuses que j'avais éprouvées autrefois en entendant chanter sur les chemins le jeune Boutros, avec sa petite croix et ses brebis ; et quand je voyais ce mystérieux Christ aux traits d'Ahmad, que je retrouvais une nouvelle fois, métamorphosé en Hyacinthe. Quand il venait chez moi, il ne commençait plus par s'asseoir sur mes genoux, mais il ôtait ses habits, et allait se rouler sur mon lit en prenant la pose la plus langoureuse possible. Alors, j'ôtais les miens et je me jetais sur lui - sans violence - comme un gourmand sur un g teau de miel ; car il était mon rayon de miel, mon soleil, mon coin de paradis... tout cela et bien davantage encore ; il était plus pour moi que je ne saurais jamais le dire. En fait, nous étions tout l'un pour l'autre. Je redevenais, moi l'officier de l'armée califale, le jeune Mohammed aimant son cousin Ahmad, je retrouvais les puissantes émotions de cette période trouble de mon adolescence, moins l'inquiétude et le trouble. L'affection que Hyacinthe me portait était presque étrange tellement elle était forte. Il prétendait s'intéresser à tout ce qui m'intéressait, et faisait d'ailleurs de louables efforts pour me ressembler ; il se mit à manier l'épée - qui, en fait, était en bois, étant constituée d'un b ton taillé en pointe - ses parents n'en étaient pas moins scandalisés car, en tant que jeune chrétien, le métier des armes lui était défendu ; il se mit ensuite à faire des vers, toujours pour m'imiter ; au début, ils étaient forts mauvais, mais après quelques leçons, il commencèrent à devenir passables... enfin, il voulut prendre ma religion. Là, je mis le holà, car je ne voulais pas qu'il abandonn t sa religion et celle de ses pères à cause de moi. Je pensais aux leçons du Vieux. La religion est une affaire trop grave, et Hyacinthe était bien jeune encore ; et puis, je l'aimais tel qu'il était, je n'avais que faire qu'il dev"nt musulman pour me complaire, quoique je fusse pour moi-même aussi attaché à ma propre foi qu'un jeune homme peut l'être. En fait, depuis peu, n'ayant jamais perdu de vue Ajmer, j'avais même pris l'initiation dans une confrérie soufie, celle précisément dont nous visitons le saint en ce moment, et Hyacinthe le savait. Je lui avais offert le médaillon reçu jadis de ce soi-disant Nûr el-Haq, et je lui en avais expliqué les symboles, dans lesquels il retrouvait certains aspects de sa religion. Il voulait donc se faire musulman et soufi, et à cette fin, il s'était procuré des livres qu'il étudiait le soir, en cachette de ses parents et de moi-même. Sa fascination pour l'islam et pour la personne de Sidn Muhammad venait de ce qu'il avait entendu des musulmans assemblés réciter une prière traditionnelle et métaphysique qui commençait ainsi : << Allahumma, Notre Seigneur, répand Ta Gr ce unitive et Ta Paix sur l'essence de la Miséricorde seigneuriale, et sur le Rubis de la réalisation spirituelle, qui enveloppe en lui-même le Centre des compréhensions et des significations archétypes, sur la Lumière des êtres existenciés, adamiques, le Compagnon de la Vérité principielle du Seigneur ; l'Éclair plus étincelant que tout, la plus bénéfique des mesures qui comble tous les êtres qui s'épanouissent parmi les mers et les continents, sur Ta Lumière éclatante, dont Tu as rempli Ton Être qui enveloppe la totalité des lieux et des possibilités... >> Frappé par la beauté et par l'élévation de ces paroles, ce garçon exceptionnellement intelligent se sentit attiré par un univers métaphysique et sapientiel qui n'était pas le sien, ce qui me laissait un peu dubitatif au début ; mais il en réalisa très vite l'essence profonde. Il vit en Muhammad le seigneur des humains, la vibration primordiale, la manifestation universelle de la Miséricorde divine, complément masculin de la Vierge Marie, et l'essence noétique de toute réalité, coeur de l'univers manifesté, ainsi que l'enseigne notre tradition ésotérique. Il comprit le lien profond qui l'unissait au Christ, dont les musulmans attendent le retour à la fin des temps, et dans l'amour duquel il avait été élevé. Il me racontait tout cela tandis que, nos deux sexes collés l'un à l'autre, le bassin ondulant, lui s'appuyait sur ses deux bras frêles, et moi, couché sur le dos, mes mains se promenant sur ses flancs échancrés, ses fesses douces et rondes, sa nuque élégante et gracieuse, je contemplais la splendeur peu commune de ce visage transpirant l'amour, amour pour moi, amour pour Dieu, amour du Prophète... oh ! Comme il me parlait de l'Essence de la Miséricorde seigneuriale, dont il étudiait la vie en secret ; avec quels transports d'admiration qu'un amant ordinaire eût jalousés... mais je n'étais pas un amant ordinaire ; j'étais un croyant, et je le comprenais, même si, dans un premier temps, je ne l'avais pas approuvé. Mais par une après-midi d'automne, très douce, comme Hyacinthe s'était assoupi sous un tilleul, près de la rivière, il sentit une présence amie penchée sur lui ; il ouvrit les yeux, et aperçut au-dessus de son front un homme de type arabe, d'une grande beauté, vêtu d'habits éclatants. C'était le Prophète. Il le salua, le prit par la main et lui parla, tandis qu'ils remontaient le cours de la rivière. Il lui dit qu'il le connaissait, qu'il l'aimait, et qu'il avait agrée son amour pour moi et pour notre religion ; il lui révéla quantité de choses merveilleuses, qui échappent à la compréhension de ces musulmans littéralistes qui se prennent pour la quintessence d'une tradition dont ils ignorent le premier mot, comme vous le savez. Il lui rappela que sa religion était essentiellement miséricorde, qu'All h était miséricorde, que lui-même était pure miséricorde ; il lui rappela toutes les paroles allant dans ce sens qu'il avait léguées à sa communauté, ses mises en garde contre le fanatisme aveugle, l'exagération et la dureté de coeur, ses exhortations à ne pas s'ériger en juge : << ils ont péri intérieurement, les extrémistes >>, << All h a écrit au-dessus de Son Trône : Ma Miséricorde l'emporte sur Ma Colère >>, etc., paroles que tout le monde connaissait ; il lui confia sa douleur de voir que malgré cela, personne ne voulait en tenir compte, et qu'à cause de cela, la plupart des gens fuyaient les chemins de la vérité et de la spiritualité. Il lui dit combien il désavouait la religion des exotéristes bornés, qui rêvent d'expédier en Enfer la majorité de leurs semblables, qui n'aiment pas les autres, et ne s'apprécient même pas entre eux, divisés qu'ils sont en mille petites officines sectaires, qui ne songent qu'à se convaincre mutuellement d'hérésie. Et il versa de sa lumière, dont tout l'univers avait été créé, selon l'enseignement soufi, dans le coeur de Hyacinthe ; et il lui dit ensuite qu'il l'avait agréé dans sa communauté - la vraie, pas celle des intégristes qu'il avait combattu toute sa vie - et que désormais, il s'appellerait Yassine et Abdul-W hid ; Yassine Abdul-W hid. Yassine, qui ressemblait à Hyacinthe, était le nom d'une sourate du Coran, que l'on appelle le Coeur du Livre, et aussi un des noms du Prophète : il lui avait donné son nom pour qu'il se rappelle toujours qu'il était lui, et que toute chose était lui en réalité, car il n'y a pas d'autre réalité que celle du Prophète ; et Abdul-W hid veut dire Serviteur de l'Un, car il avait compris que l'islam était la religion de l'Unité essentiellement, et il avait réalisé l'unité essentielle de toutes les traditions sacrées, tout enfant qu'il fût ; d'ailleurs il n'est pas rare que les enfants comprennent ce qui échappe aux adultes. Puis, il procéda lui-même à sa circoncision, car Hyacinthe, étant chrétien, n'était pas circoncis, et Dieu aime le sexe du garçon circoncis, car il est plus pur et plus fort. Il réalisa cette opération avec un poignard d'or du Paradis qu'il tira de sa poche de poitrine, et Hyacinthe ne ressentit qu'une infime douleur ; puis, il lui enduisit le sexe de sa salive bénie, ce qui lui causa du plaisir, et son sexe cicatrisa immédiatement, et ce fut comme s'il avait été ainsi depuis toujours ; plus beau et plus fort qu'avant. Avant de se séparer de lui, il l'exhorta une dernière fois à se rapprocher de moi, et à ne pas se décourager face aux critiques qu'il subirait tant de la part des chrétiens bornés que des musulmans bornés, engoncés dans leurs coutumes figées, car la Tradition vivante est une perpétuelle création, comme la Vérité même. Ainsi parla le Prophète, et Hyacinthe l'écouta avec componction. Puis, l'Envoyé d'All h l'embrassa sur son front et sur ses lèvres, et sa bouche avait le goût du miel ; enfin il disparut, laissant Hyacinthe ébloui et émerveillé. Celui-ci médita seul, un long moment, à ce qui venait de lui arriver, puis il me raconta tout cela, et moi je l'écoutai avec émerveillement, envieux de la gr ce dont il avait été touché. Je l'approuvais désormais, étant conscient que sa démarche reposait sur des fondements solides. Aussi, j'aidai du mieux que je pus mon jeune ami à se préparer à l'étape décisive de la conversion et de l'initiation. Il avait vraiment h te que nous puissions nous aimer en All h et en son saint Prophète, car il pensait - brave petit ! - que, si nous partagions la même religion, nos mes parviendraient à une union plus complète et plus intime ; car c'est cette union, plus encore que celle des corps, que recherchent tous les amants. Le problème était que, jusque là, ses parents n'avaient rien su de ces démarches. Il fallut pourtant bien qu'il leur dise son intention. C'était assez difficile à comprendre pour eux ; ils firent obstacle au début, m'accusant d'avoir détourné leur fils de la voie du Sauveur, ce qui n'avait jamais été mon intention, vous le savez. C'est alors que, familier d'une cour princière où mes poèmes commençaient à avoir un certain succès, j'y fis la connaissance d'un moine relativement paillard mais d'une prodigieuse intelligence, à qui j'exposai le problème. Vous aurez bien sûr reconnu votre ami et le mien, le père Anastase. Celui-ci, malgré son propre attachement à la doctrine chrétienne, comprit parfaitement la situation. Il estima que Hyacinthe devait suivre ce que lui dictait son coeur, c'est-à-dire, accepter la religion du Prophète. Il proposa de parler aux parents ; il pensait qu'ils écouteraient plus volontiers un moine de leur propre religion, pour leur parler de la conscience de leur garçon, qu'un jeune homme musulman et de surcro"t soufi. Et c'est ce qui se passa ; les explications d'Anastase ne diminuèrent pas la colère des parents envers moi, mais elles eurent au moins pour effet qu'ils ne s'opposèrent plus à ce que Hyacinthe suiv"t ce qui lui ordonnait son coeur. Il embrassa donc en ma présence, et avec une ferveur sublime, la voie du Prophète, et reçut l'initiation des mains de mon propre ma"tre spirituel. Et il prit le nom de Yassine Abdul-W hid, comme le Prophète le lui avait ordonné. Cependant, ses épreuves n'étaient pas terminées, car, après le rejet de ses parents, nous dûmes, lui et moi, affronter le bl me des musulmans rigoristes, contre lesquels le Prophète l'avait mis en garde. En effet, ceux-ci, d'abord, se méfiaient de ce jeune chrétien qui prétendait embrasser leur religion ; ensuite, ils jugèrent scandaleuse sa relation avec moi, et inadmissible le fait que nous osions nous revendiquer du Prophète, malgré notre comportement prétendument dépravé. C'étaient en somme les mêmes que les pseudo-disciples de S"d" Hamad n" autrefois, ceux qui avaient rejeté et humilié les pauvres gens du village brûlé. C'était la même histoire qui se répétait sans cesse. Ils n'avaient pas compris qu'All h est essentiellement Miséricorde et Amour, et que le Prophète lui-même est l'essence de la Miséricorde universelle, non la manifestation de la Colère divine. Mais quel religieux rigoriste a jamais compris cela ? Ils ont la moralité, certes, personne ne la leur dispute ; mais ils n'ont pas la spiritualité. Ils me font penser à mon oncle, qui conservait enfermé dans une bo"te un coeur qui depuis longtemps ne battait plus ; leur foi est semblable à ce coeur ; que dis-je ? Leur coeur est pareil à celui-là, mort, enfermé dans une bo"te en ivoire. Alors, pour échapper à toute cette laideur, cette bêtise pieuse et cette incompréhension hautaine, nous décid mes de diriger nos pas vers l'Inde, dont les habitants, qu'ils soient hindous ou musulmans, ont davantage le sens du spirituel, et aussi des idées plus larges en matière d'amour, d'érotisme et d'éthique, de façon générale ; nous pensions que là-bas, au moins, les hommes nous comprendraient et ne se h teraient pas de nous juger. De toute façon, j'en rêvais depuis longtemps ; je savais qu'un jour, je visiterais Ajmer, et aujourd'hui, en te voyant, Mounir, je sais pourquoi j'y suis venu. Et ce n'était pas seulement pour visiter le tombeau du plus grand saint de l'Inde musulmane. Quoi qu'il en soit, depuis le jour où Hyacinthe-Yassine a pris l'initiation Tchichtite, nous sommes parfaitement heureux lui et moi, quoi que puissent dire les gens ; le nom de Serviteur de l'Un lui convient parfaitement, car nul mieux que lui, dans cette époque, n'a réalisé à quel point l'islam est la voie de l'Unité, surtout dans le soufisme, qui enseigne expressément que toutes choses sont unes en réalité, toute pluralité étant fondamentalement illusoire. Et telle est, par Dieu ! La voie la plus juste et la plus censée. Yassine Abdul-W hid, ici présent, vous le confirmera. - En effet, dit le jeune homme qui répondait à ce nom désormais, ce que vous a dit Mohammed est parfaitement exact, et quoi que puissent penser de nous les gens, nous nous aimons en Celui qui est tout ce qui existe, d'après la sainte voie du taçawwuf. Et si nous évoquions le nom béni de ce cher Anastase, c'est que nous sommes un peu ici gr ce à lui : c'est lui qui nous a incités à faire ensemble le pèlerinage au saint fondateur de notre confrérie. - Eh oui ! Comme nous hésitions devant la longueur et la difficulté du voyage, il nous fit valoir que nous étions encore jeunes, et que cette vie présente n'est de toute façon qu'illusion ; alors, pourquoi s'y accrocher quand on a l'occasion d'effectuer un acte aussi louable que l'est pour nous le pèlerinage en Ajmer, qui est pèlerinage de Paradis. Qu'importe si nous sommes tués en route ! Quand on a vu Ajmer, je crois qu'on peut mourir ! - Certes, dit Mounir ; cependant, cela n'arrivera point, je vous en donne ma parole, car je veille sur vous désormais. Sans doute, puisque vous connaissez Anastase en personne et moi-même de nom, avez-vous entendu parler de l'Ordre ; vous plairait-il d'en faire partie ? - Sans doute, ce serait un honneur pour nous, mais je pense que nous nous connaissons déjà un peu plus que de nom, n'est-ce pas, mon cher ? - Le passé est le passé, cher Mohammed... tu as connu quelqu'un qui me ressemblait beaucoup, et moi aussi, j'ai connu autrefois un garçon qui te ressemblait. Je suis touché par ton histoire telle que tu la racontes aujourd'hui ; mais laissons les morts reposer en paix. Demain, c'est l'Ordre. Mets ta main dans la mienne, et nous nous serons dit ce qu'il y avait à dire. >> Mohammed mit sa main dans celle de Mounir et dit, en réprimant un tremblement d'émotion : << - Soit, je me fie à toi désormais, Mounir. Mais je pense que nous aurons encore d'autres choses à nous dire, plus tard, quand tu le voudras bien. - On verra ; je te dirai qu'il y avait longtemps que j'attendais ce moment, Mohammed, et je ne suis pas ici par hasard ; je suis toujours là où je dois être au moment où je dois y être. Vous êtes des coeurs vaillants, toi et ton ami, depuis le début l'Ordre avait l'oeil fixé sur vous, tu sais ? Et aujourd'hui, vous êtes des hommes nouveaux. Sans oublier votre propre histoire, vous entrez dans celle de l'Ordre ; il vous faudra apprendre ce que cela signifie. - Tu sais que depuis longtemps, je suis prêt à apprendre ; une seule question : quand commençons-nous ? - Vous venez de commencer. Maintenant, finissez votre pèlerinage, il y a beaucoup à apprendre en Ajmer. Ensuite, nous nous retrouverons, mais pour cela, il faut que nous arrivions sains et saufs à Naruq, dans le désert, où se trouve notre capitale. Il faut que vous la visitiez ; vous ne serez pas déçus. - Ce sera pour nous un autre sacré pèlerinage. - À la bonne heure ! >> Le lendemain, ils reprirent la route à cheval tous ensemble ; en plus de Haydar, Mounir, Abdul-Hakim, Marzouk, Soufiane et des dix hommes armés que Mounir avait amenés avec lui, il y avait Ad"l et Aymane, Mohammed et Yassine Abdul-W hid. Soit dix-neuf hommes en tout, comme les dix-neuf gardiens du paradis. Mais ils marchaient depuis une journée déjà en dehors d'Ajmer, en direction de la mer, quand, en traversant un village, ils tombèrent sur une embuscade fomentée par vingt hommes de Mourad. Les dix-neuf ami se battirent courageusement, et pas un ne fut blessé, tandis qu'il y avait un mort parmi les gens de Mourad. Mais ceux qui restaient avaient réussi à emmener Haydar prisonnier, ce qui fit enrager Mounir. Cette fois, c'était vraiment la guerre entre lui et ce satané Mourad. 34. Mourad exulte Mourad exultant, triomphant, dans le palais du sultan. Mourad qui a totalement pris sa revanche sur l'épisode désastreux du procès et de l'évasion de Mounir en Inde. Tout cela appartenait au passé. Il tenait le génie Abdul-Maj"d, ami du capitaine Abdul-Hakim et donc ami de l'Ordre, en sa puissance. Et surtout, il tenait Haydar, le favori de Mounir, en sa puissance. L'étau se resserrait. Bientôt, il n'en doutait pas, il tiendrait Mounir lui-même en sa puissance, et alors, quel triomphe ! Ce serait la victoire décisive du bien sur le mal, du clair sur l'obscur - de lui, Mourad, vizir du sultan, sur l'Ordre maudit ! D'ailleurs, le sultan lui-même félicita Mourad. << - Mon jeune ami, lui dit-il, nous devons convenir qu'en dépit de quelques échecs fort regrettables pour notre puissance, vous avez, sur ces mers inhospitalières et dans ces contrées lointaines peuplées d'êtres étranges et d'inquiétants prodiges, vous avez fort habilement manoeuvré votre barque, et nous sommes satisfait de vous. - Majesté, répondit Mourad, si tant est que vous êtes réellement satisfait du peu d'efforts que nous avons fournis pour vous permettre de triompher sur les délinquants et les hors-la-loi qui sèment le trouble parmi les coeurs et font régner le désordre sous le nom pompeux de leur Ordre sanguinaire et barbare, que ne vous épargniez-vous pas la cruauté de rappeler les quelques petits échecs par lesquels Dieu a voulu éprouver notre patience et votre grandeur. - Allons, prince Mourad, ne vous offusquez pas. Vous savez bien que vous avez manqué votre grande opération pour capturer l'homme sombre au moyen de ce jeune garçon, Soufiane, comme vous l'appelez, je crois... pourtant, vos renseignements étaient bons, vous le dites vous-même. Mais cet infernal Mounir a su exploiter une faute politique que vous comm"tes seul, ne le niez pas. Cependant, au vu de vos derniers résultats, nous vous avons pardonné cela. - Votre majesté est trop bonne, dit Mourad, tremblant de colère. Mais vous savez bien que nous détenons maintenant deux des meilleurs amis du seigneur Mounir : un jeune garçon nommé Haydar qui est - Dieu me pardonne - son favori, son ami de coeur ; et un génie très puissant qui est au service de l'Ordre, et dont nous pourrons utiliser la puissance contre l'Ordre même si nous sommes assez subtils ; et nous le serons, faites-moi confiance, ô lumière des lumières ! - Nous vous avons toujours fait confiance, prince Mourad ; et nous savons que nous avons été bien inspiré : vous êtes un brave et loyal serviteur, ce qui est bien rare de nos jours. Mais vous avez un adversaire puissant, vous le savez. Et l'on ne peut pas toujours gagner contre un ennemi pareil. Mais enfin, le fait est là : l'homme sombre, comme on le nomme, court toujours. Et si cela n'est pas faute d'avoir fait tout votre possible pour l'arrêter, mon cher prince, c'est donc qu'il faut faire l'impossible. Mourad réprima une envie fulgurante de répondre au sultan que s'il avait manqué jusqu'à présent à empêcher Mounir de nuire, c'était parce que le sultan, quant à lui, n'avait pas pu empêcher cette hydre de sortir de ses reins, puisque Mounir était le propre fils du sultan, bien que celui-ci sembl t l'avoir quelque peu oublié depuis qu'il l'avait banni de sa maison. Mais il se garda bien d'une telle insolence ; il savait qu'on en avait écartelé d'autres pour moins que cela, et, quelle que soit sa faveur, il ne voulait pas courir le moindre risque d'être écartelé, du moins pas avant que la perte de Mounir, son ennemi juré, n'ait été consommée sous ses yeux. Il se contenta donc de dire : - Vous avez raison, majesté : l'insolent que vous avez jadis banni avec une louable clémence alors que d'aucuns eussent jugé plus expédient de l'exterminer, court toujours, et c'est ma faute, j'en suis conscient. Mais gr ce à moi aussi, c'est à sa perte que court le drôle. Et sa perte viendra, tôt ou tard, je vous en donne ma parole. Nous tenons deux de ses fidèles serviteurs, deux de ses meilleurs amis ; tôt ou tard, il viendra les récupérer, tôt ou tard, il se jettera tête baissée dans le piège que nous lui tendrons... - Et qui sera meilleur que vos pièges précédents, je présume. - Il sera infaillible. Nous le prendrons, nous le pendrons, nous lui arracherons la peau et les entrailles, et chacun pourra voir ce qu'il en coûte de défier votre puissance, même quand on est votre f... votre fier vassal, comme le fut jadis celui qui se fait aujourd'hui appeler << seigneur >> Mounir alors qu'il n'a pas plus droit à ce titre que les brigands n'en ont à brigander. - Mais ils brigandent tout de même ! - Ils ne briganderont plus longtemps, vous pouvez me croire. - Je vous crois, je vous crois, vous nous avez bien servi ces derniers temps ; mais prenez garde que la roue ne tourne et ne vous broie. - Elle ne me broiera point. - Nous l'espérons. - Je le sais. - Nous le saurons. - Enfin, votre grandeur me fait-elle confiance ? - En douteriez-vous ? - Non, pas ; mais certains murmurent... - Laissez-les murmurer. - Si vous le dites, majesté. - Je le dis. >> Et Mourad, comprenant que le moment était venu de se retirer, sortit à reculons, en saluant bien bas, la mine terne, mais toujours exultant à l'intérieur, car sa victoire était palpable, et le rappel de ses échecs passés, que lui avait infligé le sultan, ne l'avait mortifié que superficiellement. D'ailleurs, il savait qu'au fond de lui, le sultan était satisfait, mais que c'était sa manière habituelle de ne le point trop montrer, pour ne pas encourager le contentement de soi chez ses serviteurs. En rentrant chez lui, Mourad retrouva Soheïb, son favori depuis la perte tragique de Nawfel, assis sur une chaise longue, la main appuyée sur la joue. Avec une infinie prudence, il s'assit à côté de lui, veillant à n'être pas trop près tout en n'étant pas loin, et, avec un luxe de précautions pour ne pas être tenté, il joua avec ses jolis cheveux ch tains, dont les mèches bouclées entouraient son doux visage aux yeux verts en amande. Soheïb portait en ce moment un chasuble blanc qui lui remontait jusqu'au cou et couvrait ses bras, tout en laissant voir le galbe exquis de la poitrine ; dans cette tenue, il était resplendissant. << - Bel ami, à quoi songes-tu ? Lui demanda-t-il. - Je songe à mille choses que je n'ose vous dire, mon seigneur, dit le garçon avec une mélancolie contenue qui atteignit Mourad en plein coeur. - Aurais-tu des secrets pour moi, Soheïb ? Dit-il d'un ton de doux reproche. - Par Dieu ! Non, je n'en ai point ! Mais vous, de votre côté, ne me cachez-vous rien ? Encore est-ce bien votre droit, à vous. - Je t'ai caché quelque chose, moi, Soheïb ? - Je n'ai pas dit cela. Et puis, vous en aviez le droit, je l'ai dit et je le répète. - Allons, de quoi parles-tu ? - Mais quel était ce jeune garçon avec lequel vous parliez de façon si animée, l'autre jour, avant que vous part"tes en mer ? Et quel est cet autre avec lequel vous êtes revenu ? En vérité, vous avez partout des amis auxquels, je pense, vous voulez plus de bien qu'à moi. - Plus de bien qu'à toi ? Mon cher Soheïb, sache que l'un de ces garçons n'était qu'un vil espion, l'autre un prisonnier que je ne fais que traiter avec les égards de la religion ; l'un comme l'autre me doivent permettre de me saisir de cet homme diabolique dont tu as entendu parler, qui se nomme Mounir et fait bien du mal aux gens, et surtout aux jeunes gens comme toi. Mais dis-moi plutôt d'où t'est venue cette idée étrange que je leur voulais du bien ? - Ah ! Seigneur, c'est que, malgré votre bonté, je me demande parfois si vous m'en voulez à moi, du bien ! - Que dis-tu là, Soheïb ? Ai-je bien entendu ? Tu te demandes si je te veux du bien, à toi ? Mais si je n'en veux à toi, à qui donc en voudrais-je ? Dis-moi ! Et puis quoi ! Ne t'ai-je pas donné toutes les preuves d'amitié possibles ? T'ennuierais-tu, par hasard ? - Parfois. - C'est donc cela ! Ah ! Mon Dieu, que vous êtes difficiles à contenter, vous, les garçons ! Voyons, que veux-tu ? Que souhaites-tu ? Parle ! Que je mette le monde, soumis, à tes pieds. À moins, peut-être, que nous partions tous les deux faire un voyage en mer ? Que dis-tu de cette idée ? - Du monde, je ne veux point ; je ne saurais qu'en faire ! D'un voyage en mer, peut-être ; mais ne risquerais-je pas de m'ennuyer en mer, si je m'ennuie ici ? Sans compter que je puis être malade, dit le garçon avec candeur. Oh ! Je voudrais quelque chose, mais je ne sais pas quoi ! - Tu ne sais pas quoi ! Fit Mourad avec consternation. Ah ! Que dis-tu là, Soheïb ! Mon beau Soheïb, ne sais-tu pas que de ne point savoir est la porte ouverte à toutes les suggestions diaboliques ? - Seigneur, dit le pauvre Soheïb épouvanté, vous ne croyez pas cela de moi ? - Non, non, bien sûr, Soheïb. Je sais que ton me est pure. Aussi, j'ai pour seul désir, pour seul souci qu'elle le reste. Voilà pourquoi je te mets en garde contre ce sentiment trouble qui nous prend parfois, de vouloir obscurément quelque chose sans pouvoir mettre un nom dessus. C'est un sentiment qui, souvent, nous vient du diable, qui joue de la part confuse, indécise que nous avons tous en nous, contre la part claire qui est la part de Dieu. Méfie-toi, Soheïb. >> Ces paroles firent un grand effet sur Soheïb qui, jusqu'à présent, ne s'était pas avisé qu'il y avait en lui une part << confuse >> ni un << sentiment trouble de vouloir obscurément quelque chose >>, et qui se rendait compte maintenant que ces locutions un peu barbares dépeignaient parfaitement son état. Aussi eut-il envie de s'abandonner encore plus à ce << sentiment trouble >>, mais il n'en laissa rien para"tre à son rude moraliste d'ami, de peur de s'attirer un nouveau bl me déguisé sous des paroles fleuries. Il préféra faire dévier la conversation : << - Mais c'est qu'aussi, mon me est ennuyée, dit-il, et s'il faut que je vous l'avoue, j'ai peur. - Peur ? Grand Dieu, mais de quoi ? Ne suis-je pas là pour te protéger ? - Vous ne fûtes pas toujours là ces derniers temps. - Sans doute, mais il y avait ici des hommes qui sont sous mes ordres et dont je réponds comme de moi-même. - Mais que peuvent-ils, ces hommes, et que pouvez-vous vous-même, contre un homme devant lequel il semble ici que tout le monde tremble ? - Ah ! Je vois ! Tu veux parler de Mounir ! Encore et toujours Mounir ! Voyons, mon cher Soheïb, ne t'ai-je point dit que bientôt, gr ce à l'aide providentielle des deux garçons dont nous prlions tout à l'heure, je le tiendrais en ma puissance ? Alors, sois sans crainte, je briserai ! Je le casserai, net, comme je fais de ce morceau de bois ! Et il cassa net un morceau de bois avec lequel le garçon jouait parfois. Et le garçon eut un pincement au coeur pour son jouet, et il ne savait pourquoi, au fond de lui, il ne souhaitait pas que Mounir soit brisé net. Mais il n'en laissa rien voir. - Vous le briserez, soit ! J'en suis bien heureux, mentit Soheïb. Mais, reprit-il avec espoir, qu'arriverait-il si par malheur, vous le manquiez ? Mourad sourit, plein d'assurance et répondit, avec une condescendance amusée pour la naïveté du jeune garçon : - Si je le manquais, Soheïb, ce serait un bien grand malheur, assurément. Et d'abord un malheur pour toi ! - Pour moi ? Mon Dieu, seigneur Mourad, vous me faites peur ! - Eh ! C'est que, si par malheur je le manquais, il ne manquerait pas de s'en prendre à toi, ce qui serait un malheur sans nom, pour toi et pour moi. Aussi, sois sans crainte ; je te donne ma parole que cela n'arrivera pas. - Cette parole, ne l'aviez-vous pas donnée à un autre avant moi ? - Ah ! Mon pauvre Nawfel ! Mais aussi, si cet ingrat m'avait écouté... À ces mots, malgré lui, Soheïb avait dressé l'oreille. - Et en quoi donc, seigneur, Nawfel s'est-il montré ingrat ? En quoi ne vous a-t-il pas écouté ? - Peu importe, Soheïb ; je ne veux pas te dire des choses qui t'effraieraient inutilement et te feraient de la peine. Sache seulement que si tu te gardes comme il faut de cet homme, il ne pourra rien sur toi. Sache qu'il est mauvais, et que ce à quoi il t'appelle, c'est à l'Enfer, au péché, à l'abandon de tout honneur et de toute dignité, pour t'acculer au désespoir et te voler ton me. Mais si tu préserves ton me... alors, tu détiens contre lui la meilleure des protections. - Ainsi, les autres, il leur a pris leur me ? - Il a pris leur me a beaucoup d'autres ; mais sois tranquille, il ne prendra pas la tienne. Dors sur tes deux oreilles, joli Soheïb ; ta noble me est entre de bonnes mains. - Je sais, seigneur, je sais, dit Soheïb avec un air lassé qui surprit Mourad, car il ne pouvait soupçonner que dans son for intérieur, l'enfant se demandait avec toute la curiosité de la jeunesse ce que l'on pouvait bien ressentir quand Mounir prenait votre me. Pour un peu, il eût eu envie d'essayer, tellement il devait s'avouer à lui-même qu'il s'ennuyait. Mais, encore une fois, il n'en laissa rien para"tre et se contenta de dire, d'un air énigmatique : - En tout cas, vous, seigneur Mourad, votre me est grande ; et vous êtes, ma foi, un plus grand héros que ce Mounir, que vous allez sûrement battre. - Ah ! N'appelle point cet homme un héros, mon enfant. Il est bien loin de l'être, et il est bien à plaindre aussi ; car que dira, le jour où il compara"tra devant les anges de son Seigneur, celui dont l' me est noire comme la suie ? - Soit, je n'appellerai plus ce criminel un héros, vous avez raison. Je voulais seulement dire que ses aventures me semblent peu de chose comparées aux vôtres. - Et qui te dit ses aventures, cher Soheïb, ?dit Mourad en p lissant. - C'est-à-dire que, mon précepteur me les fait lire quelquefois, quand je suis sage, pour bien me le faire prendre en horreur, dit-il. - Hum... oui, naturellement. Ah ! Cher Soheïb, cher ange ! Tu ne sais pas, non, tu ne sais pas combien ta présence me rend la vie plus douce ; que ferais-je sans toi ? Je t'aime, oui, je t'aime, de l'amour le plus chaste et le plus noble qui se puisse imaginer, et je veux que tu saches qu'étant sous ma protection, il ne peut rien t'arriver que de bon. Jamais, tu m'entends ? Jamais cet homme inf me n'aura de prise sur toi comme il en a eu sur d'autres, qui ne te valaient pas. Oui, Soheïb ; sur toi, je veillerai spécialement. Et je te promets solennellement que rien ne t'arrivera jamais tant que je vivrai ! >> Mourad était tellement exalté qu'il ne vit pas - heureusement pour lui - avec quel air d'intense désarroi le garçon accueillit ce triomphal << rien ne t'arrivera jamais >>. Pourtant, la même semaine, il lui arriva bien quelque chose ; il lui arriva que, sans le prévenir, on lui donna un nouveau précepteur, plus rigide que l'ancien, qui avait consigne de ne jamais parler de Mounir à son élève, << fût-ce pour le lui faire prendre en horreur >>. Il y avait toutefois un homme à qui les victoires récentes de Mourad ne faisaient visiblement pas plaisir, c'était Abdullah Ben Zouhal, qui détestait cordialement le jeune vizir, comme on le sait. Aussi, dans un premier temps, se montra-t-il constamment maussade quand tout le monde était à la fête. C'est qu'il n'était jamais si heureux que quand Mourad était humilié, même si au fond, il en voulait beaucoup à Mounir, qui lui avait pris la moitié du sanctuaire. Aussi, le vit-on et l'entendit-on souvent maugréer contre ce satané Mourad, qui, malgré ses échecs répétés -o que tout le monde semblait oublier - tirait à lui toute la faveur du sultan. Puis, peu à peu, on le vit se détendre et se dérider. Alors on crut que son différend avec Mourad était aplani, ou qu'à tout le moins, il partageait l'euphorie de la victoire contre leur ennemi commun. Mais rien n'était plus faux. Si Ben Zouhal souriait, de son sourire mauvais, c'est qu'il avait trouvé le moyen de tourner cette victoire partielle de Mourad en un échec total et une nouvelle humiliation pour lui. Un beau jour, un vieil homme à la barbe noir, chétif, trapu, l'air malin comme un singe et la voix caverneuse, se présenta à la porte de la prison où était détenu Haydar. Tout le monde s'inclina devant cet homme que l'on savait être un important ministre de sa majesté. Il expliqua qu'il venait chercher un jeune homme du nom de Haydar, qui avait été mis par erreur en prison, et qui appartenait en réalité au sanctuaire des éphèbes. Il avait ordre de le rendre beau et présentable pour le service du sultan. Personne ne pensa à contester un ordre venant de si haut lieu. Le garçon suivit donc le vieillard avec une certaine appréhension, mais il le suivit, n'ayant pas le choix. Ben Zouhal paya le silence des gardiens, prit Haydar par la main et, à travers le dédale des couloirs du palais, qu'il connaissait comme sa poche, le mena jusqu'à un passage dérobé qui donnait sur la rue, par une petite porte non gardée que personne n'utilisait jamais, et dont seul le sultan et lui avaient la clef. Là, il lui montra l'horizon et lui dit d'un ton rude << allons, file, maintenant >>. Haydar, n'y comprenant rien, fut tout heureux, et fila sans demander son reste. Le lendemain, le prisonnier s'était échappé, et personne n'y comprenait rien. Mourad supposa quelque supercherie du rusé Ben Zouhal, mais il se garda bien d'en faire état. L'humiliation était trop grande, et, dans ce moment pénible, le médecin avait eu la magnanimité de lui assurer tout son soutien face au sultan furieux. D'ailleurs, à présent Ben Zouhal ne tarissait plus d'éloges du jeune Mourad. Mais celui-ci pensait : << tu peux bien rire, canaille ; j'aurai ma revanche >>. Et le médecin, qui lisait dans ses pensées comme dans un livre ouvert, en riait sous cape de plus belle. Haydar rentra tout droit à la capitale de l'Ordre, où son arrivée fut accueillie triomphalement. Mais Mounir étant toujours entre Ajmer et Naruq, sur la mer ou sur terre, personne ne le savait, il résolut d'aller à sa rencontre. Tout le monde, excepté le père Anastase, essaya de le dissuader ; il emporta donc Anastase avec lui, et tout deux partirent sur la mer, à la recherche de Mounir, qui était quelque part entre Naruq et Ajmer. Ils avaient réussi à trouver un seul bateau qui partait immédiatement vers l'Inde ; c'était un étrange bateau. Le capitaine, qui s'appelait Abdul-Ghafûr, qui veut dire Serviteur du Pardonneur, était un fort homme glabre, mais extrêmement racé, qui dégageait une incroyable impression de force, de sagesse et de vitalité. Il passait quasi tout son temps seul dans ses appartements, avec un jeune garçon de douze ans qui, à ce qu'on disait, était un peu plus que son ami, et la soeur a"née du garçon, une belle et hautaine jeune fille qui tenait la chandelle. Pendant la traversée, Haydar et Anastase eurent la chance de se familiariser avec cet étrange trio. Si bien que le capitaine Abdul-Ghafûr leur conta son histoire. << - Mon jeune ami, disait Abdul-Ghafûr en regardant Haydar, apprenez que j'ai plus de cinquante ans, bien que je paraisse plus jeune, et que j'ai vu beaucoup de choses dans ma vie. J'ai connu la tyrannie de Salahedd"n, bien avant que votre Ordre n'exist t ; mon père s'appelait Rohall h ben Qaïs, c'était un affranchi de Salahedd"ne, une sorte de lieutenant, mais doué d'une certaine indépendance. Aucun homme ne m'a davantage marqué, en bien et en mal ; il était fort, redoutable, brillant, impitoyable et juste. Un vrai caïd, une sorte d'arbitre local de la pègre de Naruq. Pendant des dizaines d'années, il a dirigé, dans l'ombre, la résistance à l'ordre établi, représenté l'insoumission à la loi, et il a contribué de façon importante, essentielle, à l'organisation du trafic de boissons alcoolisées, d'opium et d'autres stupéfiants, de toutes les formes de contrebande et de marché noir, des salons de jeu clandestins, et de la prostitution féminine. Avec d'autres personnages de même rang, il gouvernait tout cela. Je vous laisse imaginer l'atmosphère singulière dans laquelle se sont déroulées les premières années de ma vie... non, inutile, vous ne pourriez jamais. C'était, comment vous dire ? Un indéfinissable mélange de luxe, de liberté absolue, de violence, de crainte et de loyauté... quelque chose d'idyllique, en un sens, pour un jeune garçon, mais qui comportait en même temps des désavantages dont je n'ai pris conscience que très lentement ; il m'a fallu des années pour me libérer de l'emprise de ce père hors normes, à la fois aimant et dominateur, je l'ai haï pendant une période, et pourtant je reconnais aujourd'hui que sans lui, je ne serais pas ce que je suis aujourd'hui - et je suis heureux de l'être. Je vais essayer de rappeler mes souvenirs pour reconstituer devant vous mon enfance, mais ce ne sera pas facile ; il y aurait tellement de choses à dire ! Ce fut assurément une enfance singulière, déroutante, marquée par l'inversion systématique d'à peu près toutes les valeurs, à part deux, auxquelles mon père tenait : le courage et la loyauté. Il était naturellement très riche ; je n'ai jamais manqué de rien, j'avais tout ce que je voulais, toutes les nourritures, tous les joujoux, les vêtements, les animaux, les armes - tout, vous dis-je. Et je pouvais faire à peu près tout ce que je voulais, sans aucune limite, du moment que j'étais loyal envers mon père ; la loyauté envers lui, c'était tout ce qu'il exigeait, pour le reste, s'il me prenait la fantaisie de manquer l'école, de voler, de battre à mort un de mes petits camarades, voire un de mes ma"tres, puis, plus tard, de forniquer - avec des femmes - il n'y avait aucun problème. J'étais donc très heureux, du moins au début ; j'avais tout ce que je voulais et même davantage, je vous l'ai dit. Il ne me manquait peut-être que quelques repères... c'est vrai que, pour un enfant de dix ans, voir son père rentrer le soir à la maison, les mains couvertes de sang, l'entendre raconter sur un ton anodin les meurtres ou les actes barbares qu'il a commis dans la journée, ou bien, l'écouter jour après jour parler, avec ses subordonnés, de prostituées, de vols, de razzias, de trafics en tout genre, être au courant dès son plus jeune ge de tout ce qui se passe de pire dans le monde, c'est assez perturbant, cela mène à une constitution peu ordinaire de votre personnalité juvénile, mais le problème est que sur le moment, on ne s'en rend pas compte ; tout cela vous para"t normal tant que vous êtes plongé dedans. Et cependant, mon père m'aimait, je crois même qu'il m'aimait passionnément, qu'il n'aimait que moi au monde ; il avait eu lui-même une enfance très difficile, venant d'un milieu très pauvre, ayant été à peu près sauvé de la misère par le cruel Salahedd"ne. Il voulait certainement pour moi ce qu'il y avait de meilleur, il voulait en tout cas que je ne connusse jamais la misère telle qu'il l'avait connue lui ; c'était louable, mais pour cela, il avait choisi de me mêler très tôt, dès l'enfance, à ses affaires, afin de m'endurcir, de m'enseigner le monde tel qu'il était. Cela partait d'un bon sentiment, si je puis dire ; mais quand vous découvrez subitement, à dix-huit ans, que la violence ne peut pas régler tous les problèmes, et que le meurtre n'est pas la meilleure manière de communiquer, c'est alors que vous devenez amer, et que vous vous dites que vous avez été floué par une éducation un peu trop laxiste, irresponsable. Il m'a fallu du temps, de l'amour aussi, pour réparer les dég ts et pardonner à mon père. Nous nous sommes finalement réconciliés avant sa mort, il y a quelques années ; mes affaires, alors, marchaient bien, et je fus ému lorsqu'il me donna sa bénédiction, bien que j'eusse pris un chemin différent du sien. En fin de compte, lorsque je repense à cet homme aujourd'hui, c'est surtout à sa tendresse quand il me prenait dans ses bras, enfant, quand il accourait toutes affaires cessantes et plein d'inquiétude parce que j'étais malade, c'est à tous ces moments complices que nous avons passé ensemble, à nos promenades en forêt et à nos parties de pêche, que je songe surtout, et cela me fait plaisir. Mais, après une enfance de plaisir et de liberté quasi absolue, je vous prie de croire que mon adolescence a été un vrai parcours du combattant pour trouver mon identité, et pour trouver ma place dans le monde des hommes, moi qui avais reçu l'éducation d'un loup ou d'une autre bête sauvage. Mon père considérait l'école comme une perte de temps, pour l'essentiel, ce en quoi je ne saurais lui donner entièrement tort ; aussi, il me laissait y aller si cela me plaisait, et ne se souciait pas du tout des notes que je ramenais. Ni de la façon dont je me comportais. Pour vous donner une idée de son originalité à cet égard, je ne raconterai que deux anecdotes significatives : un jour, vers neuf ans, je me battis dans la cour de l'école avec un camarade de mon ge ; je le démolis complètement, lui fracassai le nez et les côtes, après quoi il dut rester à la maison pour plusieurs semaines. J'étais une sacrée terreur ! Du coup, mon père fut convoqué par le directeur. Il vint avec un sac de pièces d'or qu'il déposa sur son bureau en lui conseillant d'oublier cette affaire. Le directeur refusa avec indignation, clamant qu'on ne l'achetait pas. Mon père, alors, devant mes yeux, l'attrapa par la nuque, lui écrasa le nez contre son bureau, et le maintint ainsi en criant : << je te conseille, imbécile, de te laisser acheter pour une fois ! À moins que tu préfères mourir ! >> Je riais aux éclats. Le directeur accepta les pièces, soigna son nez en sang et son oeil au beurre noir, et étouffa l'affaire. En sortant de chez lui, je dis à mon père : << - Bravo, papa, tu as été magnifique ! - Ce n'est rien, mon fils, me répondit-il. C'est comme cela qu'un père doit se comporter ; il doit montrer à son fils que l'important, pour un homme, est de ne jamais se laisser marcher sur les pieds. Et d'avoir du sens pratique ! Le sens pratique, n'oublie jamais cela ; ne frappe pas un homme que tu peux acheter, et s'il ne veut pas se laisser acheter, frappe-le ! J'espère que tu as bien retenu la leçon. - Oui, papa. - C'est bien, mon fils, je suis content de toi. Que dirais-tu d'aller à la pêche demain ? Tu n'as rien à faire, je crois ? - J'ai un contrôle de grammaire. - C'est bien ce que je disais. Alors, qu'en dis-tu ? - Oh ! Ce serait merveilleux ! - Eh bien ! C'est entendu, nous irons demain matin ; juste après que j'ai réglé son compte à un misérable qui me doit de l'argent. >> La seconde fois, j'avais douze ans ; depuis longtemps, je n'allais plus que très rarement à l'école, et c'était, en général, pour trafiquer avec d'autres garçons, me faire un peu d'argent par différents commerces illicites, ou pour le plaisir de semer la pagaille. Une fois, quand même, un des ma"tres osa me reprendre, parce que je chahutais et n'écoutais rien. De puis, il m'arrivait de me masturber en classe avec un camarade, dont je vous parlerai plus tard, ce qui faisait doucement rire les autres et leur donnait des idées ; ce ma"tre était justement le professeur de morale. Un jour, une des rares fois où j'assistai à son cours, excédé par mon comportement, il osa me faire une remarque. Je répondis avec insolence. Il me fit alors venir devant toute la classe et m'administra une volée de coups de b tons. Je crois que ce fut la plus mauvaise idée de sa carrière, et surtout la dernière. Le soir même, je me plaignis à mon père. Il invita ce professeur, qui était assez stupide à vrai dire, à venir à la maison pour << parler de mon problème >>. Il vint, mais n'en ressortit jamais. Après l'avoir rossé, mon père le décapita sous mes yeux, et sous mes applaudissements ; je crachai sur sa dépouille, et j'aidai mon père et un de ses hommes à l'enterrer au fond du jardin de notre propriété, qui était très vaste et déjà plein de trous. Je vous rappelle que je n'avais que douze ans, je ne me rendais compte de rien. Voilà comment nous réglions les problèmes dans la famille, et j'eus cet exemple sous les yeux pendant toute mon enfance. Je mis du temps à comprendre que s'il fallait tuer tous les crétins qui nous embêtent, on ne pourrait plus rien faire d'autre - un peu comme mon père en fait - et la vie deviendrait infernale ; mais comme je l'ai dit, je n'en veux pas à mon père ; il avait trop souffert lui-même pour comprendre ce que j'ai compris, à mes dépens, gr ce à lui. Mon destin fut tout de même sensiblement modifié à sept ans, par le fait du meilleur ami de mon père, son homme de confiance, un bel homme de vingt-sept ans qui s'appelait Ozman. Il était aussi dur et aussi cruel que mon père, et il était dans la confidence de ses affaires les plus sordides, mais il était très différent. Il venait d'un milieu différent, aristocratique, et non pauvre et populaire comme mon père. Lui n'avait pas versé dans le crime par nécessité et pour échapper à la pauvreté, mais par goût du mal, parce qu'il s'ennuyait et haïssait la société. J'étais littéralement fasciné par cet homme dont les manières raffinées contrastaient si étrangement avec celles de mon père ; il était resté un aristocrate jusqu'au bout des ongles, bien éduqué, cultivé, qui récitait des vers en assassinant un homme. Je revois parfaitement ce sourire équivoque qu'il avait toujours sur les lèvres. De plus, il aimait les jeunes garçons ; c'est donc avec lui que je connus ma première expérience amoureuse. Il faisait pour ainsi dire partie de la famille, et dès mon plus jeune ge, je ne sais trop pourquoi, j'étais attiré par lui ; peut-être le contrecoup de cette atmosphère de violence sauvage dans laquelle je vivais. Sa douceur, son raffinement - bien qu'il fût aussi malfaisant que mon père - me séduisaient, ils me donnaient l'impression, peut-être illusoire, qu'il pouvait m'apporter une certaine forme de tendresse qui me manquait. Entendons-nous, mon père était tendre avec moi... à sa manière ; il ne me donnait jamais de caresses, m'embrassait rarement et avec très peu d'effusion, et puis il me donnait constamment le spectacle d'une violence décha"née, dont au fond de moi, j'avais peur ; sans compter qu'il pouvait se montrer extrêmement dur en ch timent quand on lui désobéissait. Ozman était du velours en comparaison, du moins pour moi. Il était vraiment tendre, caressant, me prenait sur lui, ou bien je lui sautais dessus, et il se laissait faire, et je faisais avec lui, dès cinq ans, l'expérience d'un contact physique agréable avec un corps adulte, viril. Ce contact devenait de plus en plus intime et intense avec les années, si bien qu'un jour, quand j'avais sept ans, alors que nous étions seuls à la maison - mon père m'avait confié à lui pour aller régler une << affaire >> urgente, un autre meurtre sans doute - il commença à me caresser le dos, puis le ventre, et comme je ronronnais de plaisir sans me fermer le moins du monde, il mit sa main dans mon pantalon, et là encore je me laissai faire ; je ne comprenais pas du tout ce qui arrivait, mais j'étais en confiance avec un homme que je connaissais bien, et je trouvais cela très agréable ; je sentis mon sexe minuscule grossir sous ses doigts sans comprendre pourquoi, mais je comprenais que cela avait un rapport avec le plaisir que j'éprouvais au même moment, et j'eus soudainement la révélation de << l'autre fonction du sexe >>, le plaisir, et de la signification de l'érection. J'ignorais tout de l'orgasme, évidemment, et sur le moment, j'aurais voulu qu'il continu t ainsi pendant des heures, des jours, l'éternité. Alors il me déshabilla entièrement, et se déshabilla aussi, et il me prit contre lui en me caressant de partout ; il était étendu sur le dos, et moi j'étais couché sur lui, sur le ventre, et je ne me souviens plus exactement de tout ce que nous f"mes, mais je me souviens en revanche d'une immense vague de plaisir qui m'envahit, et après cela, pendant des années, je regardai Ozman comme une sorte de bon ange, un être de lumière, ce qu'il état pourtant loin d'être, croyez-moi ! Je guettais avec impatience sa venue, en particulier les moments où je savais que j'allais me retrouver seul avec lui. Notre amitié était, évidemment, assez particulière. Mon père, dans un premier temps, se réjouit de l'entente plus que cordiale entre son fils et son principal lieutenant. Mais, avec le temps, il dut avoir des soupçons, et je pense que cela ne lui plut guère. Il connaissait les goûts d'Ozman, enfin, c'était une partie de ses goûts, car il ne dédaignait pas les femmes non plus, et dans la même période où il me caressait, il eut plusieurs enfants avec plusieurs épouses et concubines. Ce qui pouvait détourner les soupçons de mon père. Mais à la fin, tout de même, il eut des doutes, et il craignit probablement pour ma virilité. Alors, quand j'atteignis l' ge de dix ans, il éloigna Ozman. Poliment, sans heurts, sans lui faire de mal, car c'était pour lui un ami et un égal, non quelqu'un que l'on traite comme il avait traité le directeur d'école. Ozman continua à opérer dans le milieu dont ils faisaient partie, mais il ne reparut plus chez nous, ni près de moi, ni près de mon père. J'en fus très chagriné, mais bien entendu, il n'était pas question de le montrer. Je dus ravaler entièrement ma douleur, l'enterrer au fond de moi, et c'est à partir de ce moment, probablement, que je commençai à me détourner peu à peu, insensiblement, de mon père. Mais à cette époque, nous étions encore très liés, son amour comptait pour moi plus que tout au monde, plus même que celui d'Ozman. Pour me le faire oublier, et sans doute aussi pour faire de moi << un homme >>, selon l'idée qu'il se faisait des hommes, mon père eut une idée lumineuse, qu'il avait sûrement mûri en lui depuis longtemps : il m'emmena avec lui voir les prostituées. C'est donc à dix ans, et dans ce contexte, que je connus la femme. Cela ne posait aucune difficulté pour mon père ; en tant que chef de la pègre, il avait à sa disposition exclusive toutes les prostituées qu'il voulait, de tous ges, de toutes races et de toutes conditions. Il m'emmena dans une des maisons closes qu'il avait sous sa direction, un établissement de luxe, où l'on payait cher la bonne chair, non un lupanar de manants. N'importe qui n'y entrait pas, et ce soir-là, c'était réservé au patron et à son fils ; il n'y avait que nous deux pour << clients >>, et nous avions toutes les femmes à notre disposition, toutes les filles, je pouvais prendre celle que je voulais, mon père m'encourageait. La première qui me tapa dans l'oeil fut une jeune beauté orientale de seize ans, une véritable tigresse, ondulant des hanches comme un serpent. Mon père me félicita de mon choix ; il trouvait que j'avais bon goût. La fille s'approcha de moi en se déhanchant lascivement ; j'étais mignon, et elle dut sans doute me trouver plus appétissant que ses clients habituels, vieux, riches et blasés. J'eus une érection formidable en la voyant arriver, ce qui rassura mon père, je crois ; mon sexe n'était pas très grand, évidemment, mais il était de bonne dimension pour mon ge, et il fonctionnait bien ; j'avais l'impression qu'il allait crever le plafond, il me faisait mal tant il était gonflé. La tigresse, ou plutôt la chienne, s'allongea sur moi, et sans que j'eusse à faire le moindre effort, fit rentrer en elle, entre ses cuisses dorées et chaudes, ce sexe d'enfant tout raide et frétillant. Une volupté immense m'envahit, je commençai à osciller des hanches, de bas en haut, frénétiquement, les tempes bourdonnantes, en laissant échapper de petits cris incoercibles et étranglés, avec ma voix cristalline qui n'avait pas encore mué ; je la pris comme une chienne qu'elle était, et je parvins à la faire jouir comme un homme, autant que je jouis, d'elle, sous les encouragements et les youyous des autres femmes, à la grande satisfaction de mon père. Il était désormais persuadé que j'étais un garçon ordinaire. Mais au fond de moi, bien que cette expérience m'ait plu, bien que je me sentisse tout fier d'être << un homme >> - d'ailleurs je ne manquai pas de m'en vanter le lendemain à mes camarades jaloux et stupéfaits - je ne pouvais m'empêcher de trouver qu'avec Ozman, c'était quand même mieux. Certes, j'avais eu une érection, j'avais joui et j'avais fait jouir la fille, mais il manquait quelque chose ; je n'avais pas ressenti pour cette fille cette tendresse profonde, cette complicité amoureuse, cet enivrement qui se résout en volupté, mais passionnée, que je ressentais avec Ozman. C'était agréable, sans plus ; avec lui, c'était vraiment autre chose, c'était divin. En fait, sans le savoir, mon père avait fait pire que de rater son objectif : c'est à partir de ce jour que je compris, par la comparaison, que mon destin était d'aimer les garçons, qu'eux seuls pourraient m'apporter ce que je recherchais réellement, dans le sexe, une ivresse partagée, une complicité tendre et virile. C'est à cette époque que je fis la connaissance de Chakib, un garçon de mon ge, de mon école, qui avait plus de problèmes que d'amis. Il était mince et avait la peau sombre, pas vraiment noire, étant arabe par son père et africain par sa mère ; il venait d'un milieu très différent du mien. Ses parents étaient plus pauvres. Son père était un architecte qui avait perdu son travail et avait sombré dans la boisson. Il était désespéré, violent, battait sa femme et son fils, et Chakib - qui, soit dit en passant, avait des traits d'une finesse exquise et de grands yeux noirs expressifs - détestait l'école comme moi, et le monde des adultes. Il était timide, secret, sensible ; il avait tendance à fuir dans le rêve la dureté de son quotidien, ce qui me paraissait à la fois étrange et fascinant. Nous étions tellement différents, lui et moi ; moi exubérant, jovial, dominateur et blanc, lui métis, délicat, effacé, mais bouillant d'une vie intérieure qui me manquait à cette époque. Il ne manquait pourtant pas de virilité, en tout cas physique ; son corps était bien fait, ses muscles plus développés que les miens, mais il manquait d'assurance, de confiance en lui, et il était trop intelligent pour son ge et pour son monde. C'était toute cette différence qui me fascinait ; je butais sur une énigme : je pensais tout avoir, tout ce qu'un garçon peut désirer, je pouvais manquer l'école ou y aller, je pouvais faire ce que je voulais, tuer quelqu'un même, mon père me défendait, m'encourageait, et de plus il pouvait m'offrir absolument tout ce qu'on peut obtenir avec de l'argent. Et pourtant, ce garçon-là avait quelque chose que je ne possédais pas ; une beauté intérieure qui venait de son manque d'assurance, de sa timidité, de ses doutes et de ses craintes, de ce qu'il était une victime... Car Chakib était bien une victime, de la violence de son père, de l'incompréhension des autres, de l'injustice du monde ; et ce statut de victime se lisait à plein sur son beau visage calme et tourmenté, mais je n'avais pas envie de le persécuter davantage, comme je l'avais fait avec d'autres victimes. Il me plaisait ; j'avais plutôt envie de le défendre, de le rendre un peu plus fort, pour voir ce qui arriverait quand il se déciderait à lever la tête et à en cogner d'autres ; enfin, quelque chose comme ça... Cela remonte loin ; mais ce qui est sûr c'est que, après avoir fait la connaissance de Chakib, je pris conscience qu'on a beau tout avoir et être résolument dans le camp des dominants, les victimes aussi possèdent leur propre richesse, une richesse qu'on n'aura jamais ; les forts et les faibles sont complémentaires... moi, j'étais un fort ; mais j'étais tout de même intelligent ; d'ailleurs, cela aussi j'en pris conscience à cette époque. Assez intelligent pour comprendre, en analysant ce que Chakib représentait pour moi, que nous sommes tous complémentaires, et qu'on a quelque chose à apprendre ou à retirer des êtres les plus différents. Chakib était l'être le plus différent de moi qu'on pût imaginer ; je l'aimai pour cela. Bien sûr, lui aussi m'aima rapidement, parce que c'était la première fois qu'un << fort >> s'intéressait à lui autrement que comme à une victime, et je lui apportais une sorte de protection bienvenue. Mais très vite, il comprit que je le considérais vraiment comme mon égal, en dépit de ma force et de sa faiblesse, et qu'il pouvait me parler librement. Alors, il commença à se confier à moi, à me parler de sa vie, de ses ennuis, et nous faisions des plans pour nous en sortir ensemble, b tir notre empire à deux. En même temps, nous découvrions ensemble certains plaisirs de la vie, sous mon impulsion certes, mais je crois que Chakib n'était que trop content d'avoir rencontré un garçon plus téméraire que lui, prêt à l'entra"ner où il désirait aller - lui, Chakib. Au début, je pensais surtout à le pervertir, à l'entra"ner dans des jeux sexuels ou violents, à lui apprendre à manquer l'école avec moi, et cela fonctionnait à merveille. Au bout d'un temps, il n'y allait plus du tout, et nous passions notre temps ensemble à courir les rues et à faire ce que nous voulions. Un jour, je l'emmenai chez moi, tout fier de lui montrer ma prestigieuse demeure. Il fut naturellement émerveillé par cet étalage de luxe et par la quantité de mets raffinés que contenait la cuisine. Mais quand il me demanda ce que faisait mon père, pour avoir pu accumuler autant de richesses, je me rendis compte pour la première fois de ma vie qu'il n'était pas facile d'expliquer à un garçon de son ge que son père était un escroc et un assassin. << - Quoi ? C'est vrai, il tue des gens ? - Ben tu sais, euh... il est bien obligé, des fois... quand ils veulent pas payer ce qu'ils lui doivent. C'est pas sa faute, quoi... - Ah ! D'accord... >> Mais bien sûr, ni l'un ni l'autre, nous ne nous rendions vraiment compte. Nous vivions dans un monde de rêves que nous avions construit à deux ; un monde à nous, comme beaucoup de garçons de notre ge. En fait, c'était surtout lui le rêveur ; pour s'évader, il lisait beaucoup, et il rêvait aussi d'écrire plus tard. C'est lui qui m'initia à la lecture ; jusque là, les livres ne me parlaient pas trop. Chakib, avec son caractère différent, sut me faire voir les choses autrement. Moi, j'étais plus dans l'action ; je l'incitais à sortir de lui-même, à s'ouvrir davantage au monde. Sur ce plan-là, évidemment, j'étais en avance sur la plupart des gamins de mon ge. Ce que nous aimions le mieux, de toute façon, c'était explorer notre corps ensemble. Nous passions des heures dans ma chambre, qui était un peu devenue notre royaume, ma luxueuse chambre d'enfant g té, sur mon lit de fourrure, nous nous étendions l'un à côté de l'autre et nous nous caressions ; nous laissions errer nos mains sur nos corps délicats, recouverts d'une peau si fine, la mienne plus blanche et la sienne plus sombre, tellement sensibles... nous entrions dans un univers de sensations exaltantes et indescriptibles... la vie était vraiment belle. Le reste du temps, comme je l'ai dit, nous courions les rues et nous frayions avec d'autres garçons avec qui nous ne tard mes pas à former une sorte de bande de joyeux garnements, totalement libérés, le tout chapeauté de loin par mon père qui voyait d'un bon oeil le fait que je suivisse la mauvaise pente. Il y avait surtout deux autres garçons, Rami, qui avait notre ge, et Oqba qui était un peu plus gé, mais moins éveillé ; le premier était le fils d'un autre bandit qui était plus ou moins employé de mon père, en tout cas il venait du même milieu mais y occupait un rang subalterne ; le second était le fils d'un fonctionnaire dur et borné, il s'ennuyait chez lui et ne voulait pas ressembler à son père. Il était de plus très porté sur le sexe et les garçons plus jeunes que lui, ce qui explique en partie son intérêt pour nous trois. Nous étions en bonne harmonie, et assez organisés ; j'étais le chef, naturellement, et Chakib était mon second. Notre amitié était la plus forte que j'aie jamais connue. Nous voulions explorer le monde et la vie sous toutes ses coutures ; nous nous livrions à toutes les expériences possibles : nous volions, buvions et copulions, nous entra"nions parfois d'autres garçons encore avec nous, et surtout, nous aimions nous frotter à d'autres bandes du même genre, plus ou moins rivales, nous bagarrer, cogner, montrer notre force ; nous étions assez forts en effet ; mais si par malheur nous perdions, je n'avais qu'à le dire à mon père et il réglait l'affaire pour moi. Les garnements ennemis passaient un mauvais quart d'heure. Ce qui fait que bientôt, il n'y eut plus grand-monde pour oser se mesurer à nous. On nous craignait, on nous respectait, mais on n'osait plus nous affronter, de sorte que nous commenç mes à nous ennuyer un peu. C'est alors qu'Oqba introduisit une idée qui séduisit rapidement certains d'entre nous, moi surtout : pour rigoler, nous procurer plus d'argent et des sensations nouvelles, il nous suggéra de vendre notre corps à des hommes qui aimaient la chair des jeunes garçons et qui avaient des difficultés à séduire. Il ne manque heureusement jamais d'hommes de ce genre, qui ont les moyens et préfèrent monnayer de l'amour que de jouer le jeu difficile et hasardeux de la séduction. C'était facile ; nous les repérions, les app tions, puis nous les suivions chez eux, ou dans des bains publics connus pour leur licence. Puis nous échangions des noms, des adresses. Nous choisissions ceux qui n'étaient pas trop vieux ni trop laids, et surtout ceux qui savaient donner du plaisir. C'était un jeu qui m'amusa un temps ; je n'ai pas honte d'avoir fait ce métier : je l'ai fait librement, et j'ai apporté quelquefois du bonheur à des hommes qui n'étaient pas complètement mauvais, et qui étaient malheureux. Certains m'ont touché - pas seulement au propre - mais aussi par ce qu'ils m'ont raconté de leur vie triste et monotone. J'ai l'impression d'avoir fait quelque chose de plus utile, et aussi d'avoir appris davantage sur le monde pendant ces années que tous ces gamins trop dociles qui vont à l'école, et n'apprennent que ce que l'on juge bon de leur laisser apprendre, c'est-à-dire pas grand-chose. Croyez-moi, apprendre est une tendance naturelle chez tous les enfants ; l'école est bien souvent là pour la limiter, bien plus que pour l'encourager. La rue et la prostitution furent pour moi une bien meilleure école. En même temps, j'apprenais de Chakib, qui était intelligent et qui lisait toujours ; de plus il commençait à écrire des poèmes - il en avait écrit un, une fois, sur nous et notre amitié qui m'avait ému - et il m'incitait à me cultiver également. De sorte que pendant ces quelques années de prostitution à des hommes de toute sorte, je devins aussi, paradoxalement, un garçon plus instruit et plus cultivé que la majorité de ceux qui suivent la voie des études ; je connaissais beaucoup de choses, je lisais même des livres de théologie et de mathématiques, parfois ; il n'y avait pas de limites à mon amour du savoir, pas plus qu'à mon goût de la chair m le. Années bénies de la liberté, de l'amour et de l'apprentissage, où êtes-vous ! Nous n'avions aucun souci à nous faire ; nous étions forts et respectés, la vie se déroulait devant nous comme un boulevard doré menant vers le succès. Mais voilà, l'homme est ainsi fait qu'il a toujours besoin de rencontrer une résistance ou une difficulté, sinon il s'use ou il se lasse. Je l'ai appris très tôt et je ne le regrette pas, c'était la rançon d'une enfance hors du commun. Pour nous divertir, il nous fallait des sensations de plus en plus fortes ; seuls le sexe et les mauvais coups pouvaient nous les procurer. Pour ce qui était des mauvais coups, c'était très simple en fait : en ce temps-là, j'étais encore dans les meilleurs termes avec mon père, qui ne savait rien de mes penchants. Je bénéficiais donc de ses conseils, de son appui, de sa collection d'armes et de ses fonds, pour me procurer du matériel ou payer des complices occasionnels. C'est ainsi qu'un jour, mon père et moi fûmes invités à une réception chez un nanti qui faisait assez imprudemment admirer à ses hôtes les joyaux de ses collections d'objets rares ; il possédait notamment un exemplaire très rares, enluminé et orné de pierres précieuses, d'un poète dont Chakib m'avait un jour parlé avec passion, moi qui n'entendait rien à la littérature ! Je pensai immédiatement à lui, mais je ne lui en parlai pas. J'ai tout organisé avec Oqba et Rami ; nous avons recruté quelques garçons intrépides, soudoyé quelques serviteurs du nanti gr ce à l'argent de mon père ; le lendemain, le nanti s'arrachait les cheveux : pendant qu'il dormait dans ses draps de soie, la moitié de ses collections avaient été déménagée avec une extraordinaire habileté ; les auteurs de ce forfait n'ont jamais été retrouvés... Les bijoux, les oeuvres d'art, les livres rares, rien n'avait été épargné, les plus belles pièces avaient disparu. Après avoir remboursé mon père, qui m'a félicité pour ce bon coup - en fait, ce n'était pas le premier du genre ; c'est pour cela qu'il m'emmenait souvent à ces réceptions chez les notables de la ville, qui connaissaient le niveau de sa fortune mais pas son origine - nous nous sommes réparti ce qui restait ; en fait, il ne restait pas grand-chose, car j'ai oublié de préciser que mon père se faisait toujours rembourser avec des intérêts considérables, même quand il n'avait rien avancé... C'était un peu dur, mais c'était la loi, et au moins je ne manquais de rien. Cependant, le livre précieux qui était à l'origine de l'aventure, c'était pour Chakib et lui seul ; une surprise, et une preuve de mon amitié pour ne pas dire plus ; nous nous aimions assez pour avoir parfois ce genre d'attentions délicates. Quant au sexe, c'était encore plus simple : nous étions des terreurs, les autres adolescents nous craignaient, nous faisions ce que nous voulions, nous n'avions pas d'autre loi que notre désir ; nous avons vécu des années comme ça, sans même nous rendre compte de ce que cela avait de scandaleux pour ceux qui n'étaient pas de notre monde - celui que nous nous étions construit ensemble. En gros, les garçons des alentours connaissaient nos goûts et nos moeurs, mais ils n'osaient rien dire. D'ailleurs, beaucoup d'entre eux partageaient notre manière de voir ; c'était une chose courante en ce temps-là... nous étions complices et solidaires, nous étions tout simplement la jeunesse m le de ce pays. La seule chose particulière, c'était que la puissance de mon père me permettait de définir et d'imposer mes propres règles, au lien de suivre celles édictées par d'autres. Je lui en serai toujours infiniment reconnaissant. Naturellement, notre force et notre panache impressionnaient les autres garçons, qui se donnaient assez facilement à nous, la plupart du temps ; parfois, c'était amusant aussi d'en choisir un plus ou moins récalcitrant pour le seul plaisir de lui forcer la main, de le pervertir progressivement, après l'avoir éventuellement quelque peu violé. Mais il était difficile d'en trouver un qui ne se laisse pas prendre sans réticences après une bonne dose de vin et de chanvre. Nous appelions cela le mélange << garçon soumis >>, et cela nous faisait plier de rire ; nous l'avons expérimenté à tour de rôles sur à peu près tous les garçons du voisinage, dans des fêtes monstres que nous organisions chez moi ou dans des lieux sauvages, loin dans le désert ou au bord du fleuve. De sorte qu'il ne resta bientôt plus, à des lieues à la ronde, un seul garçon vierge de moins de seize ans, à part ceux qui étaient vraiment trop laids, difformes ou lépreux. C'était une époque merveilleuse, la plus belle de ma vie, celle où j'ai vraiment fait l'apprentissage de ma force ; savoir utiliser les autres, les séduire ou les corrompre jusqu'à leur faire faire ce que nous voulons qu'ils fassent ; je veux dire, ce que nous voulons nous, pas eux, mais de façon qu'ils soient persuadés d'agir de leur propre mouvement, ou au contraire, qu'ils se sentent humiliés de subir de nous cette contrainte, mais n'osent se rebeller car nous les tenons entre nos mains, comme un jouet, comme un simple bout de moi qu'on peut briser à tout moment... c'est ce qu'il y a de plus enivrant au monde, et c'est quelque chose de beau, croyez-moi. C'est à cette époque que j'en ai fait véritablement l'expérience ; Rami et Oqba suivaient, c'était dans leur nature. Mais pour Chakib, c'était un peu différent ; c'était un être délicat, rappelez-vous, l'entra"ner sur cette pente de la domination et de la puissance pure était un peu une gageure, un défi que je m'étais lancé à moi-même ; mais il apportait aussi à notre groupe un peu d' me ; il nous aidait à rester humains, et je lui en suis reconnaissant aussi. Pour vous donner un aperçu de notre vie en ce temps, le lendemain du jour où nous avions dérobé le livre, le soir, voilà Chakib qui arrive chez moi tout joyeux, en me lançant fièrement : << - Eh, Abdul ! J'ai une surprise pour toi ! Tu vas adorer. >> Une surprise ! Ça ne pouvait pas mieux tomber... à sa suite arrivèrent alors Oqba et Rami, excités comme des chiots en rut. Oqba se posta juste derrière Chakib et me lança à son tour un tonitruant Sal m en faisant des gestes obscènes, qui firent bien rire mes deux camarades. Quant à Rami, il tra"nait avec lui deux garçons plus jeunes, que je ne connaissais pas ; il les tirait, l'un par l'oreille, l'autre... en fait, il ne le tirait pas, je crois qu'il le poussait plutôt devant lui à coups de souliers dans les parties rembourrées, c'était assez comique. Il les abreuvait d'injures et de menaces pour les faire avancer, et il en rajoutait exprès ; il s'amusait à leur trouver les noms les plus savoureusement incongrus : << - Non mais, tu vas venir ? Espèce de têtard visqueux, trou sur pattes, petite chienne des rues qui va bouffer ma saucisse par le cul, comment tu peux avoir un si joli cul alors que ton père était un dromadaire et ta mère un crapaud ? Allez, mais avance ! Oui, je vais t'enculer de toute façon, et mes amis aussi, alors pas la peine de pleurer, imbécile... - C'est quoi, ça ? Dis-je avec désinvolture. - Ben... c'est la surprise, répondit Chakib avec un grand sourire. >> Il est certain que ce brave Chakib, dans le but de me plaire, était devenu un peu moins délicat et plus dur au fil des mois... j'en étais fort satisfait ; il gardait sa sensibilité particulière et sa richesse intérieure, mais il apprenait à se défendre, à résister, avant tout contre une tendance trop prononcée à la compassion ; c'était une bonne chose. La compassion, c'est bien, mais il ne faut pas en abuser dans ce monde. Mais bref ; je regardai les deux garçons, qui étaient un peu plus jeunes que nous, neuf et dix ans - j'en avais alors treize. Ils étaient beaux et appétissants, en effet. Celui de neuf ans était long et mince, avec un joli visage ovale et des cheveux frisés, noirs, des yeux de gazelle, un zeste de virilité mais une taille presque féminine, avec des reins adorablement cambrés au dessus d'une croupe dans laquelle on aurait voulu se perdre tout entier, la queue la première ; il se nommait Chaoudib. Celui de dix ans était plus petit, noir, compact, potelé, avec ce front large et ce nez délicieusement évasé des Noirs, et des yeux immenses, d'une candeur animale. Il était à croquer, lui aussi, et il s'appelait Nassik. Je me demandais comment deux aussi belles proies avaient pu m'échapper jusque là ; Chakib m'expliqua doctement qu'ils étaient nouveaux en ville et qu'ils habitaient un quartier de la périphérie, assez éloigné, près de là où vivait l'un des cousins d'Oqba ; ils étaient allés marauder par là dans la journée, débaucher l'un ou l'autre garçon connu ou inconnu, quand ils avaient trouvé ces deux perles rares. Les deux gamins rechignaient un peu ; Chaoudib faisait même carrément la moue, tandis que Nassik avait l'air un peu perdu, mais en gros, ils étaient venus de leur plein gré, en sachant vaguement ce qui les attendait. On avait dû leur promettre quelque chose, le sexe n'était pas leur motivation ; en route, l'un ou l'autre avait peut-être été pris de crainte ou de scrupule et avait voulu reculer, on avait donc dû faire gentiment pression sur eux pour les ramener à la raison, bref, rien de bien méchant... Chaoudib était celui qui m'attirait le plus, car, à mesure que les autres chahutaient et lançaient des insanités, il se renfrognait de plus en plus ; il n'était pas du tout à l'aise, et les insultes redoublées de Rami, qui avait déjà pas mal bu il faut dire, n'arrangeaient rien ; cela m'amusait énormément. Une délicieuse petite victime. Je le pris sous mon bras, et le fis asseoir sur mes genoux ; il croisait les bras et regardait par terre en marmonnant : << - Je le ferai pas... je suis pas comme vous croyez... je le ferai pas... - Mais on va pas te forcer ! Allez, détends-toi ! >> dis-je en lui mettant bien brutalement la main à l'entrejambe. Je commençai à le caresser d'une main tandis que de l'autre je tenais une bouteille, que je débouchai avec les dents et me mis à boire. Après avoir bu quelques gorgées, je mis le goulot dans la bouche de ma petite victime, sans vraiment lui demander son avis vu que je n'en aurais de toute façon pas tenu compte, et je versai dans son gosier charmant un peu du nectar de feu. Il toussa, s'empourpra et dit, d'un ton moins assuré cependant : << - M'en fiche ! Je le ferai quand même pas... - Mais non, bien sûr ! >> Et je l'embrassai violemment sur la bouche. Au début il se raidit et se débattit tant qu'il put, mais j'étais beaucoup plus fort que lui heureusement, et de toute façon, vous savez, chez le plus réticent des m les, si vous cherchez bien, le désir de l'autre m le n'est jamais si bien enfoui qu'on ne puisse le déterrer avec un peu de vin et de patience. Pour le vin, c'était déjà fait, pour la patience, je n'en avais pas, alors je donnai une gifle à Chaoudib en m'écriant : << - Allez, mais arrête de te débattre ! On dirait que je veux te violer... - Ben... c'est pas ce que vous voulez ? Me dit-il avec étonnement. - Euh... si, convins-je un peu agacé, mais et alors ? C'est pas une raison ! Comment veux-tu que j'y arrive si tu ne te calmes pas ? - Mais je veux pas être violé ! - Mais par moi, imbécile, c'est un honneur ! Tiens, regarde-le, lui, regarde ce gros porc d'Oqba ; tu ne préférerais pas être violé par lui, hein ? - Euh... non. >> Je tiens à préciser qu'Oqba riait de toutes ses forces en caressant le petit Nassik, qui se débattait moins (c'était, de ce fait, moins amusant). Je repris : << - Bon ! Tu vois bien ! Alors, laisse-moi te violer moi ; dis-toi qu'avec lui ce serait pire. - Mais... - Pas de mais ! Allez, dis, répète après moi : Abdul-Ghani, je t'aime. - Non, j'le dirai pas ! - Oh mais si ! Dis-le où je t'en colle une autre, et cette fois je te casse une dent. - Abdul-Ghani, je... >> la fin se perdit dans un murmure inintelligible. Surtout avec les autres qui se tordaient de rire. << - Mieux que ça, m'écriai-je menaçant. - Abdul-Ghani, je t'aime ! - Je veux que tu me violes. - Hein ? Qui ? Moi, te violer ? - Mais non, imbécile ! Tu es toujours censé répéter. Allez, dis : viole-moi, s'il te pla"t ! - S'il te pla"t, pas ça ! - T'as de la crotte dans les oreilles ou quoi ? C'est pas ce que j'ai dit ! On reprend, et je te préviens je t'en colle une cette fois : Abdul-Ghani, mon bien-aimé, viole-moi je t'en supplie, s'il te pla"t viole-moi ! >> Cette fois, il débita son texte d'une traite. Je l'embrassai à nouveau ; il se débattit moins. L'idée de se donner à moi, de se donner librement pour éviter d'être violé, en quelque sorte, faisait du chemin dans sa cervelle de moineau ; c'était contre lui-même qu'il résistait désormais ; quelques caresses bien placées pendant que je lui suçais la langue auraient vite raison de ces résistances. C'est ce qui se produisit. Chaoudib se détendait sous mes attouchements consciencieux ; je le sentis hésiter un moment, entre l'abandon complet et un ultime sursaut de dignité, puis m'enlacer de ses bras fins, d'abord timidement, puis avec plus d'énergie. Il s'accrochait à moi, comme pour ne pas sombrer, se pendait à moi tandis que je l'embrassais, encore et encore, la main amoureusement fermée autour de sa petite tige vibrante qui consentait enfin à se tendre d'excitation ; l'abandon l'avait emporté, le désir faisait son chemin. << - Alors, tu aimes ça, hein. - Ouais, mmh... pas mal, mais je le ferai quand même pas ! - C'est toi qui me l'as demandé ! - Tu m'y avais obligé ! - Moi ? Mais pas du tout... j'ai jamais obligé personne ! Vous êtes témoins, les gars ? Je l'ai obligé ? - Non ! Répondirent en choeur mes trois amis ; il l'a dit spontanément, on l'a vu ! - Tu vois ! Mes amis sont témoins et ils mentent jamais, eux. - C'est pas juste ! Nassik, défends-moi ! T'as bien vu qu'il m'a obligé ! >> Le problème est qu'à ce moment, Nassik avait son petit dard tout noir, d'ailleurs considérable pour son ge, bien tendu et enfoncé jusqu'à la garde dans la bouche de Rami, et il commençait à se trémousser d'une manière significative. Il regarda son ami d'un air stupide, puis détourna les yeux et dit : << - Euh... je sais pas trop en fait... >> Puis il recommença son activité, avec un sourire béat, sans se préoccuper de ce qui se passait autour de lui ; Rami le suçait vigoureusement pendant qu'Oqba, par derrière, jouait avec lui, le préparait à ce qui allait nécessairement suivre, la visite du m le. Chaoudib, déconfit, s'écria : << - Sale l cheur ! Attends qu'on soit rentrés, tu vas voir ! - Et qui vous dit qu'on va vous laisser rentrer ? Dis-je. - Quoi ? Tu vas me violer, et en plus m'empêcher de rentrer chez moi ? - Ça ne dépend que de toi ; si je suis satisfait de ton viol, tu pourras rentrer tranquille. Très satisfait, t'auras même une récompense. Sinon... - Ouais, bon, ça va, je suis terrorisé... allez, abrège ; puisqu'il y a personne pour me soutenir... - Oh ! Ferme-la, je sens que ça va venir ! Lui lança Nassik. - T'inquiète, je te soutiendrai, moi, dis-je. - D'accord, eh bien vas-y... mais doucement, s'il te pla"t... - Morbleu ! Que j'ai envie de te défoncer, tu peux pas savoir... mais c'est bon, on va faire ça en douceur... - Oui, aaah ! C'est bon, Rami, suce ! Aowh, Rami ! Faisait Nassik derrière. >> Chaoudib se laissa couler sur le sofa derrière lui, toute volonté anéantie ; je pétrissais tendrement la pointe humide de son jeune dard entre le pouce et l'index ; je sentais dans son esprit la lutte entre les derniers scrupules qui étaient en train de s'éteindre, et le plaisir qui l'envahissait malgré lui. Malgré lui... que ces mots sont doux à prononcer... vaincu par le plaisir qui déjà s'emparait de lui, le jeune garçon s'abandonna dans une pose langoureuse, couché sur le flanc, une main sous la tête, l'autre posée sur la hanche, il m'offrit sa croupe en me regardant par dessus l'épaule, avec une pointe d'amertume qui se dissolvait lentement dans des flots de désir. Je me jetai derrière lui, me collai à son corps exquis, et je plaquai une main sur le minuscule bouton de son sein légèrement renflé, en passant mon bras sous son aisselle ; je malaxais cette poitrine d'enfant avec une volupté indicible, et je la sentais durcir et palpiter de toute sa sève, en même temps que, de l'autre main, je lui soulevais sa cuisse légère et me glissais par dessous. Tout d'abord, mon dard et peu plus volumineux que le sien, et tendu jusqu'à la douleur, vint frotter délicatement contre son sexe miniature, mais roide, hypersensible, à plusieurs reprises ; une instinctive oscillation de sa ceinture pelvienne vint accompagner ce mouvement et l'encourager, et je pouvais sentir, humer, par tous les pores de mon être, la sensation toute neuve du stupre qui s'écoulait en lui, qui coulait de moi à lui, et mon désir qui allumait le sien, de plus en plus ; nos deux désirs qui se mêlaient, et le plaisir qui coulait de lui à moi en retour, un seul désir, un seul plaisir, enfin, nous nous envolions à deux vers des éthers de volupté cosmique... Chaoudib, oh ! Chaoudib ! Bon garçon, oui... laisse-toi faire, c'est bien... Chaoudib s'abandonnait toujours plus ; le rythme de sa respiration s'était modifié, plus forte et plus profonde, et cette modification si caractéristique, parfaitement perceptible, m'allait jusqu'au coeur ; et le sien battait de plus en plus vite, je le sentais à travers sa peau nue, sa peau brûlante, contre la mienne, nue... tout son corps m'appartenait, non, tout son être ; c'était le vertige de la possession ; je l'embrassais ; il se donnait, s'abandonnait ; son visage même avait changé... ses muscles se détendaient, le stupre naissant, en plus du vin, l'empourprait, l'appétence, le désir béant de jouir dans chaque fibre de sa chair d'enfant entrouvrait sa bouche délicieuse, par laquelle un souffle rauque, ardent et moite s'exhalait jusqu'à mes nasaux dilatés ; il vibrait, il ondulait du bas, il frottait ses partie sur les miennes avec une avidité languide qui décuplait mon plaisir ; cependant, je constatai avec d'ineffables délices que quelque chose en lui résistait encore, car tout en se frottant à moi comme j'ai dit, avec une ardeur croissante, il ne cessait de murmurer : << - Je le ferai pas... non, je le ferai pas... >> Et cependant, il se frottait de plus en plus, et il se collait à moi, avec son jeune corps fluide comme de la lave, comme une chatte qui étire se membres souples au soleil, baignée par le soleil ; j'étais le soleil et lui, une vapeur de printemps autour de moi... << - Je le ferai pas... mmh ; oui, c'est bon, t'arrête pas... aowh ! Je le ferai... quand même pas... >> C'est à ce moment que je me dis en moi-même : << - Oh si ! Tu vas le faire, et maintenant ! - Aïe ! Qu'est-ce que tu fais ? - Chut, hab"b"... ne t'inquiète pas, je ne fais rien... je te viole, c'est tout... - Owh ! Aah ! Owah ! Moins fort ! Abdul... non, Abdul, s'il te pla"t ! - Allez, tout doux, calme-toi... si tu résistes, ça fera plus mal... - Aah ! Woaah ! Oui ! Euh... non ! Arrête ! Si, continue ! Ouwaah ! Tu me déchires ! - Arrête... continue... dis, faut savoir ce que tu veux ! Je continue ou je continue ? - Continue, mais doucement... aowh ! - Doucement, comme ça ? Mmh, han ! Ah ! Oui, hein... comme ça... tu aimes ça, petite pute ? - Oui, ouiii... aah ! Comme ça... ça va, oui, hmmf... ça déchire mais ça va... oh ! Oowh ! Oui, ça va ! Ça va ! Oui, continue ! - Ah ! Regardez-moi ça ! Maintenant, elle en redemande ! Hmmf... on va lui en donner... c'est ça, hein... c'est mon b ton que tu aimes... juste bien là, dans ton petit orifice de chienne, hein ? Oui ? Tiens, prends ça ! Et ça ! Han ! - Oui ! Oui ! Oui ! Vas-y ! aoowh ! Pas trop fort quand même mais vas-y, fais-moi jouir Abdul ! Fais-moi éclater ! Mets-là encore ! - Là ! Là, hab"b", je te la mets à fond ! Tu aimes ça, hein ? Ah ! C'est pas si terrible le viol au fond ? Hein, tu aimes ça parce que t'es qu'une chienne, une qahba, hein ? Allez, dis-le que t'es une qahba ! - Aaaowh ! Je suis une... une... - Qahba ! T'es une qahba, une chienne ! Allez, prends ! Dans ton cul, là ! Dis-le : je suis une... - Qahba, oui ! Je suis une chienne... ta chienne ! Aowh ! Vas-y, Abdul, vas-y, détruis-moi ! Aawh ! C'est bon ! - Oui, hab"b", c'est bon... c'est bon, mmh ! >> Je m'enfonçais en lui, entre ses deux fesses de garçon, rondes et musclées, petites comme deux pamplemousses roses, je m'engouffrais à grands coups répétés dans ce canal ouvert par mon propre outil, et mes mains crispées sur ses cuisses béantes, tirant dessus - écarte, hab"b", écarte - oh ! Le rembourrage de ses fesses divines contre mes boules ! Je le prenais par derrière, mais couché, en lui caressant les cuisses, en lui caressant le ventre, le sexe ; nos mains se rencontrant au hasard sur son sexe d'enfant jaillissant, tendu, hors de lui, comme expulsé par le mien qui lui fouillait les entrailles, et lui en extase, juché sur moi ses mains appuyées sur mes cuisses ouvertes pour mieux s'empaler sur moi, sur moi ! Possession totale, absolue, victoire, délire ! << - Aaaah ! Oui ! Aaaaahhh ! - Han ! Waoh, hab"b" ! >> Mais oui, allez, jouis... jouis de moi, de mon sexe, je te l'offre, brave petite pute... dans quelques années tu seras un m le, peut-être... tu voudrais déjà l'être... en attendant, t'as vu comme tu jouis par derrière ? Facile, c'était à peine un viol... t'as pas résisté longtemps... ah ! Oui, bonne petite femelle... Chaoudib... << - Mmmh... woah... je suis mort ? - Mais non, hab"b", mais non... c'est fini... t'as joui, c'est tout ; comme toutes les femelles jouissent...sois heureuse... - Pourquoi tu me dis ça, Abdul ? J'ai pas été bien ? - Mais si, au contraire ! C'était mon meilleur viol... je te re-viole quand tu veux... - Alors pourquoi t'es méchant ? - Mais... par pur plaisir ! Parce que t'es une victime... j'adore les victimes... - Tu m'aimes pas ? - Non... je t'aime pas, je t'adore ; je viens de te le dire. Vous les victimes, vous êtes incroyables. - Eh ! Je suis pas une victime. - Non ? Ben t'es quoi alors ? - Je suis un garçon ! Comme toi ! - Ha ha ha ha ! Elle est bonne, celle-là ! Ouais, c'est de toi que je parle ! t'es vraiment trop bonne ! Tu te prends pour un garçon ? Pour un homme, peut-être ? - Ouais ! Je peux te le prouver ! - Quoi ! Avec ça ? Non, mais oublie ! - Je peux te la mettre aussi ! - Ouais ! Elle est si petite, elle rentrerait dans un trou de serrure ! Mais moi je peux te mettre ça ! >> Je le cognai sur la joue, pas méchamment, juste assez pour lui remettre les idées en place. Un m le ne doit pas tolérer l'insolence chez les femelles ; c'est pour leur bien. Il s'effondra en pleurant doucement, tourneboulé par ce qu'il venait de vivre coup sur coup, et de le voir ainsi, tellement faible, brisé, provoqua en moi un tel afflux de sang que ma tige se redressa plus dure qu'avant. Je m'excitai de plus belle et lançai : << - Je vois qu'elle a pas compris la leçon ! Va donc falloir remettre ça... jusqu'à ce que tu saches qui est le ma"tre, chienne ! - Non, Abdul... non ! - Oh ! Si ! Mais cette fois, pas en douceur, haha ! >> Et je le pris très violemment, debout, en levrette, l'écume aux lèvres ; je tremblais de tout mon corps, j'avais la fièvre, mais j'oscillais encore avec souplesse sur mes jambes raides de désir... cette fois, je le pris sans ménagement, je le défonçai vraiment, sans même me soucier de ce qu'il éprouvait ; mais c'était la deuxième fois, sa chair avait déjà été bien travaillée avant, préparée, le passage était encore frais, et vous savez, chez la femelle, l'orgasme appelle l'orgasme... au fond de lui, je savais qu'il n'était pas pleinement satisfait, qu'il lui en fallait encore ; donc j'allais lui en donner. << - Aaah ! Aïe ! Oooh ! Arrête ! Non ! Aaowh ! Tu déchires trop ! Adul ! Oowh ! - Tiens, prends ça ! C'est qui le m le, maintenant, hein ? - C'est toi ! Oui, c'est toi, aïe ! Pas si fort, oowh ! >> Je le pilonnais, je le démolissais, je lui faisais éclater sa petite rondelle précieuse, je voulais le défoncer jusqu'au sang... je ne me sentais même plus aller et venir dans sa chair mortifiée, sa fente gracieuse était devenue une plaie rougeoyante où je plongeais encore et encore, sans me soucier de ses cris ni des frémissements internes de cette chair qui malgré elle appelait l'orgasme comme la foudre, et moi j'étais la foudre ! À chaque coup de reins, il se soulevait un peu tellement j'y allais fort, on aurait dit que j'allais rentrer en lui, et Chaoudib gémissait mais ne criait même plus tant il était annihilé @ Le problème c'est que plus j'apprenais, plus je m'éloignais de mon père que j'aimais pourtant, et qui m'avait toujours comblé et protégé. C'était un vrai problème. Je commençais à le voir différemment ; je voyais mieux ses limites, ses défauts, ses faiblesses même qu'il dissimulait habilement sous cette apparence d'homme fort et invincible ; je critiquais ses méthodes trop violentes, son savoir limité, et en même temps je continuais d'être subjugué par lui et de vouloir lui ressembler. Je voulais être puissant et absolument libre comme lui, mais utiliser autrement ma puissance ; ce que j'admirais toujours chez lui, c'est qu'il était à lui-même sa propre loi ; c'est ce que je voulais être aussi, mais ma loi n'était plus la même que la sienne. Chakib m'avait définitivement ouvert l'esprit à d'autres horizons. Lui, et tous les garçons et les hommes à qui je m'étais mêlé. Mon père se rendait compte que mon caractère était différent du sien et il s'en inquiétait, mais il n'avait pas de réel motif de se plaindre. Je restais un fils loyal et dévoué. Il t chait de m'endurcir ; de temps en temps, il prit l'habitude de me faire assister à l'exécution d'un rival ou d'un débiteur dont il avait décidé la mort ; il me faisait tenir le sabre et je ne faiblissais pas. J'avais dans les veines le goût atavique de la violence, et puis j'avais connu cela depuis toujours ; mon père était ainsi rassuré sur ma virilité. Mais avec le temps, je trouvais cela de moins en moins amusant ; je m'en acquittais comme d'un devoir envers mon père, c'est tout. Cela devait nécessairement mal se terminer. L'orage éclata quand j'avais quatorze ans. Cette année-là, parmi les clients de ma petite entreprise de commerce charnel, il y eut, par une malencontreuse coïncidence, un des lieutenants de mon père, qui avait les mêmes goûts qu'Ozman. Il était bel homme, il me le rappelait un peu. Au début, je trouvais cela piquant de commercer avec lui en sachant ce que je risquais si mon père l'apprenait, mais voilà ; lui ne tarda pas à comprendre le principe de notre entreprise, et à voir le bénéfice qu'il pouvait en tirer. D'abord, il nous demanda un pourcentage contre son silence à l'égard de mon père. De mauvaise gr ce, j'acquiesçai ; je n'étais pas en position de force, et puis il nous laissait encore une marge de bénéfices raisonnables. Mais par la suite, il devint de plus en plus gourmand, et ce n'était pas tout ; il avait des goûts sexuels étranges ; il exigeait de nous, de Chakib et moi surtout, que nous nous soumettions à des jeux violents. Coups, entraves, strangulation, tout y passait ; au tout début, je trouvai encore un certain plaisir à faire l'amour ligoté avec un homme, d'autant plus qu'après il m'autorisait à le fouetter à mon tour - ou pour mieux dire, il l'exigeait - et c'était nouveau pour moi, dont passablement excitant. Mais très vite, cela devint trop violent ; un jour, Chakib se fit tellement fouetter par ce malade que je dus presque le porter jusque chez lui, et là ça n'allait plus du tout. Je lui dis que je ne marchais plus désormais ; alors, il me dénonça à mon père, et ce fut la crise. Il fut bouleversé et ulcéré d'apprendre que ses pires craintes étaient avérées : son fils avait un penchant pour les m les, ce qui n'était pas compatible avec l'idée qu'il se faisait d'un caractère viril. Mais moi aussi, j'en avais gros sur le coeur. Pour la première fois, j'osai me rebeller contre lui : << - Tu n'es qu'un homme violent qui croit que le meurtre règle tous les problèmes ! Ta fortune, tu l'as amassée en semant la mort, et c'est le sang de ceux qui ne savaient pas se défendre dont tu m'as nourri pendant toutes ces années ! Tu veux que ton fils soit un garçon viril, mais qu'est-ce que la virilité pour toi ? C'est de profiter des faibles et d'assassiner ceux qui ont été assez stupides pour t'emprunter de l'argent ! Je ne veux pas de cette virilité-là, c'est tout ! Chakib est mon ami, et plus que cela ; oui, je l'aime, oui, je couche avec lui, et alors ! Ensemble, nous avons appris à nous battre, nous sommes respectés de autres, nous sommes de vrais m les, mais voilà : je sais que tu ne comprendras pas, mais avec lui, j'ai appris d'autres choses ; des choses vraies, des choses belles, dont tu n'as pas idée et que tu n'aurais pas su m'apprendre ! >> Je lui tins à peu près ce langage. Pour toute réponse, j'eus droit à un soufflet, à des remontrances sévères, et une interdiction de revoir mes amis jusqu'à ce qu'il ait statué sur mon cas. C'en était trop pour moi. Je sortis en douce par la fenêtre de ma chambre, je fuguai et j'allai rejoindre Chakib chez lui. Je n'y étais pas allé souvent ; au moment où j'arrivai, son père était encore ivre, et il était dans une grande colère à propos de je ne sais quoi. Il avait sorti sa ceinture et il frappait violemment son fils et sa femme. En voyant cela, je m'expliquai la résistance exceptionnelle de Chakib aux coups, dans les jeux sexuels de l'homme qui m'avait dénoncé. Mais je ne pouvais pas laisser faire cela. J'attrapai un b ton, et je me ruai à mon tour sur le père de Chakib. J'étais fort, déterminé, en colère, et surtout je n'étais pas ivre, ce qui me donnait une meilleure ma"trise de mes mouvements. Je le mis rapidement au tapis et je continuai à m'acharner sur lui bien après qu'il eût perdu connaissance. Ça faisait du bien. Chakib était reconnaissant, mais effrayé ; je lui expliquai rapidement la situation et lui enjoignis de boucler ses affaires. Nous ne pouvions rester chez nous, ni l'un ni l'autre. Nous sommes d'abord allés chez Rami, qui obtint de son père l'autorisation de nous héberger quelques jours, moyennant finances bien entendu. Il savait le risque qu'il courait en nous protégeant, mais heureusement c'était un homme sans morale, il pouvait nous comprendre ; il n'avait rien contre les fugueurs que nous étions, du moment que nous n'interférions pas dans ses propres affaires. Nous avons donc passé quelques jours agréables chez Rami, n'osant pas trop sortir le jour, volant la nuit, et copulant les uns avec les autres à peu près à toute heure de la journée. Mais nous ne pouvions pas continuer comme ça éternellement, d'autant plus que cela devenait dangereux pour le père de Rami. Le mien me cherchait et il était furieux, et celui de Chakib s'était mis avec lui, qui lui donnait de quoi boire et le manipulait ; il avait promis de donner une correction exemplaire à son chenapan de fils s'il remettait la main dessus, et nous nous prom"mes que cela n'arriverait pas. Il nous fallait une idée. J'en eus finalement une, et elle était culottée : aller trouver Sal hedd"ne ! Le vieux tyran était sur la fin, mais vous savez que c'était encore lui qui, à cette époque, avait la haute main sur le milieu des brigands et des hors-la-loi ; il était la seule autorité que mon père craign"t. Il ne fallait pas avoir froid aux yeux pour oser aller le voir et lui exposer mon affaire, mais je ne doutais de rien. Je me rendis donc chez lui et lui demandai d'arbitrer entre mon père et moi. Le vieux forban fut séduit par mon caractère intrépide et mon dévouement envers mes amis. << - Bigre, mon garçon ! Dit-il. Oser venir voir le loup dans sa tanière pour lui exposer, comme cela, ta petite affaire ! Il faut avoir du cran. C'est bien, j'aime cela. Tu sais que je pourrais ne faire de toi qu'une bouchée ? Oui, parbleu, tu le sais, et tu es venu quand même ! Bien, bien. Mais tu sais que ton père travaille pour moi et que je lui dois aussi un minimum de loyauté, pour le bien des affaires. Sinon ce serait l'anarchie, le chaos, et je ne veux pas de cela. Toutefois, puisque tu as eu le courage de venir me trouver et que tu t'en remets à moi, je veux bien intervenir en ta faveur ; mais que me proposes-tu en échange ? - Mes amis et moi, nous savons nous battre ; c'est mon père qui me l'a appris, et je ne crains personne. J'ai déjà tué des hommes et je n'ai peur que du diable. - Justement, tu l'as devant toi ! Allons, dis-moi ce que tu veux, qu'on en finisse. - Laissez-nous nous mettre à notre compte, mes amis et moi. Nous travaillerons pour vous ; nous dépouillerons ceux que nous pourrons, et surtout, nous contrôlerons le trafic de la chair des garçons dans toute la région. Vous savez que mon père n'a jamais voulu se mêler de cela, et du coup ce commerce vous échappe ; donnez-nous votre protection, et nous le réorganiserons pour vous. Vous en tirerez bénéfice, et nous ferons enfin ce qui nous pla"t. - Hum. Ton projet a l'air intéressant ; laisse-moi le temps d'y réfléchir, et je te donnerai la réponse. En attendant, considère-toi comme libre ; essaie déjà de faire tes preuves. Ramène-moi cent drachmes d'or d'ici trois jours, et je parlerai à ton père. - Vous les aurez, parole d'Abdul-Ghafûr ! - Je l'espère pour toi. >> Pendant trois jours, nous nous en sommes donnés à coeur joie ; nous sommes partis sur les chemins, détrousser des riches voyageurs ; nous avons réuni tout ce que nous connaissions comme garçons plus jeunes que nous, à la dérive, et sur lesquels nous avions de l'ascendant, et nous leur avons montré comment faire commerce de leur corps pour notre profit et le leur - surtout pour le nôtre à vrai dire, car il fallait faire rentrer les drachmes et les dinars. Et quand un homme se croyait plus malin que nous et ne voulait pas payer, j'aime autant vous dire qu'il le regrettait par la suite ; nous avons pris un royal plaisir à en démolir quelques-uns qui refusaient de passer à la caisse. Du coup, nous les avons passés à tabac et nous en riions encore longtemps après. Mais au bout de trois jours, c'est près de cinq cents drachmes d'or que nous rapportions à Sal hedd"ne. Il était plus que satisfait de nous : << - Ho ho ! Vous avez fait du bon travail, les enfants. Nous allons bien nous entendre. Mais je suis un homme de parole, quoi qu'on dise ; donnez-moi les trois cent drachmes comme convenu et gardez le reste, pour démarrer dans votre entreprise. Une affaire naissante a besoin de fonds. >> Ainsi fut fait. C'était vrai que le vieux satrape était un homme de parole, et de principes, malgré son extrême violence. Il parla à mon père et le dissuada de continuer à me courir après. Mon père dut se faire une raison ; il n'était pas question de tenir tête à Sal hedd"ne. Désormais, je devais suivre mon propre chemin. C'est ce que je fis avec mes fidèles amis. En quelques années, en effet, nous sommes passés de simples garnements, indisciplinés et jouisseurs, à malfaiteurs organisés. En fait, nous fonctionnions vraiment comme une petite entreprise commerciale, sauf que notre commerce était peu ordinaire. Il consistait à séduire et à suborner de jeunes garçons que nous sentions fragiles, en rupture avec leur milieu, influençables, ou portés sur le sexe. Nous nous répartissions les t ches : Chakib, qui était très beau et qui était resté le plus sensible, le plus doux, était très fort pour les écouter, les comprendre, les réconforter, et les attirer peu à peu dans nos filets. Oqba, qui était demeuré le plus vicieux et le plus sensuel, les initiait ensuite au plaisir, aux jeux du sexe, s'ils étaient encore innocents. Enfin, Rami, qui par son père était resté en contact avec le milieu, les aiguillait vers des hommes en manque de tendresse garçonnière, et leur apprenait les principes du marchandage. Ou comment soutirer à ces hommes un maximum d'argent en un minimum de temps, pour leur profit et surtout pour celui de la bande, qui était censée les << protéger >>, mais qui veillait surtout à ce qu'ils restassent sous notre dépendance. Quant à moi, je supervisais et je dirigeais le tout. J'étais toujours le chef. Nous étions efficaces et bien organisés. Nous avions établi nos quartiers dans un des plus beaux hôtels privés de Naruq, un véritable palais dont les différentes pièces donnaient sur un jardin intérieur, avec une fontaine et des orangers. Et nous organisions de riches fêtes avec beaucoup de vin, d'opium et de garçons, et aussi des parties fines pour le gratin mondain qui payait cher. Quant il manquait de l'argent dans la caisse, nous complétions en organisant un mauvais coup, en dépouillant un usurier juif ou un nabab quelconque. Il va sans dire qu'il nous arrivait aussi de faire chanter notre clientèle << respectable >>. L'un dans l'autre, cela nous rapportait pas mal d'argent, et ce furent nos belles années. À dix-huit ans, nous étions très riches, nous avions plusieurs hôtels, domaines, attelages, et des garçons autant que nous voulions. Nous avions fait à peu près tout ce que nous voulions jusque là, et nous n'étions pas satisfaits ; car nous étions jeunes, et il nous fallait toujours des sensations plus fortes. Et puis, nous étions restés, Chakib et moi, des rêveurs, ayant gardé une part sensible, pure ; elle venait surtout de lui, cette part-là, mais mon amour pour lui l'avait fait déteindre sur moi, de sorte que je partageais avec lui un jardin secret, un certain idéal, une volonté de ne pas être que des truands, des malfaiteurs comme mon père. N'oubliez pas que j'avais rompu avec lui, à l'origine, parce que j'étais excédé par son culte de la violence ; et voilà que je ne valais pas mieux que lui. Je me rendis compte que Sal hedd"ne, en me donnant les moyens de ma prétendue liberté, m'avait perverti comme mon père avant moi. Tel père, tel fils ! Un jour, après une partie fine bien arrosée avec des garçons, j'en parlai avec Chakib, qui fut entièrement d'accord avec moi. Nous décid mes de changer quelque peu de voie, sans renoncer à notre entreprise, mais de nous consacrer en même temps à quelque chose de plus noble : venir en aide aux amoureux des garçons, quel que soit leur ge, qui souffraient de brimades ou d'incompréhension. Et surtout aux garçons qui voulaient être libre de leur corps et de leur coeur ; si l'un d'eux, par exemple, était séquestré par sa famille, humilié, pour avoir eu des << relations coupables >> avec un homme ou avec un autre garçon, nous lui venions en aide, nous le libérions ; en somme, nous agissions un peu comme l'Ordre actuellement, à une échelle plus modeste. Je m'enorgueillis aujourd'hui d'avoir été l'un des précurseurs de l'Ordre. Avec tout ce que nous avions amassé, avec le réseau de relations que nous avions, notre expérience, nous avions les moyens d'atteindre cet objectif. Et donc, tout en continuant le vol, la prostitution et la violence quand il le fallait - car tout de même, nous n'étions pas des anges, nous ne voulions pas l'être - nous dev"nmes, non plus seulement une entreprise criminelle, mais une véritable organisation clandestine qui luttait pour défendre l'amour des garçons, ou entre garçons, partout ou il était menacé, dans les alentours de Naruq. Nous nous sentions un peu plus utiles et, à vrai dire, plus vivants ainsi. Mais du coup, nos bénéfices baissèrent légèrement, et Sal hedd"ne s'en aperçut ; il continua à nous protéger, puisque nous faisions rentrer de l'argent et ne menacions pas ses autres activités, mais notre idéal nouveau ne lui plaisait guère. Il n'aimait pas trop les altruistes ni les idéalistes ; à tout moment, disait-il, ils risquent de verser dans le bien. Heureusement, tout le temps que dura le règne de Sal hedd"ne, ce risque fut écarté en ce qui nous concerne ; nous nous tenions à la limite, mais du bon côté, c'est-à-dire du mauvais. Cependant, vers la fin, nos relations avec le ma"tre étaient devenues plus tendues, elles manquaient de cordialité. Nous ne nous comprenions plus bien, tout en nous respectant. C'est alors qu'intervint l'épisode que vous connaissez, la chute de Sal hedd"ne et l'avènement de l'Ordre. Nous rest mes neutre, au début, dans la lutte entre Mounir, Hamid et leurs amis d'une part, les lieutenants de Sal hedd"ne - dont mon père - de l'autre, pour le gouvernement des bas-fonds de Naruq. Mais par la suite, nous f"mes la connaissance du jeune Mounir, et nous compr"mes que nos objectifs étaient les mêmes, qu'il voulait faire avec plus d'ambitions et de moyens ce que nous faisions déjà. Vers la fin, nous étions las de la tyrannie du vieux Sal h. Nous aspirions à une ère nouvelle, et c'était déjà l'Ordre qui émergeait des limbes. Nous nous sommes donc agrégés à l'Ordre naissant, et je m'enorgueillis encore, aujourd'hui, d'avoir été parmi ceux qui ont aidé Mounir à mettre sur pieds son organisation. Nous lui avons largement fait bénéficier de notre expérience, et lui de ses qualités supérieures de chef et de guerrier. Nous avons été une des premières phalanges de l'Ordre. Cela a duré encore quelques années. Mais j'étais plus gé que Mounir, j'avais déjà versé beaucoup de sang, gagné beaucoup d'argent et possédé beaucoup de garçons, et d'autre part j'avais aussi beaucoup lu et médité ; j'aspirais à changer de vie, à faire autre chose. Avec mon fidèle ami Chakib, je fomentai un autre projet, qui relevait plus de l'art et de l'alchimie garçonnière. J'en parlai à Mounir, qui approuva mon idée ; mais pour la réaliser, il fallait beaucoup d'argent et aussi un endroit tranquille où personne ne nous embêterait. Mounir nous envoya vers un ami à lui, un certain L.B., un grand seigneur d'une puissance amie de l'Ordre, vaste domaine familial dominé par un immense palais fortifié dans une plaine montagneuse, au sud du pays, où s'étendait une bourgade de moyenne importance, paradis pour les amoureux des garçons. En joignant notre fortune à celle de ce jeune seigneur, nous pouvions réaliser notre projet. Il s'agissait de faire de l'élevage savant de garçons, sur le modèle de l'horticulture ou de ceux qui élèvent des chevaux de race. Produire des garçons aussi parfaits que possibles, présentant certaines qualités définies par un cahier des charges, qui pouvait varier au gré du caprice et de la fantaisie des commanditaires. Et les former ensuite pour l'amour. Cela peut sembler barbare, dit comme ça, mais pour nous, c'était une idée raffinée. Nous ne voulions pas maltraiter ces garçons ni les rendre malheureux, au contraire, et je crois que nous ne l'avons jamais fait. Non. Mais vous savez, j'avais connu tant de garçons auparavant, et j'avais remarqué qu'ils pouvaient présenter des types infiniment variés : il y en avait des blancs, des bruns, des noirs, des jaunes ; des longs, des minces, des petits, des forts ; des athlètes, des espiègles, des rêveurs, des travailleurs, des savants, des arsouilles, des galopins, des poètes ; des doux, des durs, des tendres, de plus virils ou de plus féminins, suivant des dosages variés, il y en avait d'intelligents et compliqués, de charmants benêts, et tous avaient quelque chose de touchant, des qualités et des défauts qui les rendaient sympathiques, attirants à leur manière. Tant de types de garçons différents ! Et en chacun, quelque chose de désirable ; mais en les combinant de diverses manières, à la source, c'est-à-dire en contrôlant ceux qui les produisaient, les parents vulgairement dit, on pouvait peut-être produire des types nouveaux, nés de croisements, présentant des caractéristiques variées, déjà observées ou non ; on pouvait, à volonté, créer des types de garçons entièrement nouveaux et intéressants, comme des garçons à la peau sombre, au physique africain si délicat et charmant, mais avec des yeux bridés comme les asiates, qui peuvent prendre des expressions infiniment touchantes quand il vous regardent à travers le pli fin de leurs paupières. Et surtout, nous voulions les créer aussi parfaits que possibles, sans défauts, et leur donner une éducation parfaite aussi, non pas la même pour tous ; une éducation qui correspond"t aux qualités que nous attendions d'eux. Plus physique et virile pour les uns, plus cérébrale ou plus féminine pour d'autres. Mais tous étant préparés à aimer les hommes, et formés aux jeux de l'amour. Exercices physiques, nourriture saine, culture générale mais sans trop forcer, et surtout, cours d'érotologie à partir de six ans, vous voyez un peu. Il s'agissait de faire des mélanges subtils, de combiner les types garçonniers, vraiment comme un artiste combine les couleur sur sa palette, ou comme un cuisinier combine les saveurs et les parfums. Pour ce qui était des géniteurs, aucun problème, la population locale était variée et souvent pauvre (nous veillions à ce qu'elle le rest t, sans tomber toutefois dans la misère qui est mauvaise pour la descendance), et puis l'Ordre nous fournissait des prisonniers et des esclaves au fur et à mesure de ses conquêtes et de ses batailles. Nous n'avions qu'à nous servir, en sélectionnant les plus sains, et ceux qui présentaient les caractéristiques que nous cherchions. Notre expérience mit plusieurs années avant de donner les premiers résultats ; il fallut t tonner un peu, car au début, les combinaisons que nous projetions donnaient des résultats imprévus, intéressants, mais différents de ce que nous attendions. Mais bientôt, nous obt"nmes des croisements parfaitement ma"trisés, et nous dev"nmes de véritables artistes en mélanges garçonniers. Comme tout artiste, nous aimions nos oeuvres comme nos propres enfants, de sorte que nous avions un bon rapport avec ces garçons ; peut d'entre eux se sont rebellés contre ce que nous attendions d'eux, et ceux-là, nous les laissions s'en aller, comme les hybrides dont nous n'étions pas satisfaits. Et pendant des années, nous avons fourni toutes les cours sultanières et princières qui avaient des harems garçonniers, et tous les grands personnages de l'empire qui aimaient les jeunes garçons, et croyez-moi, il y en avait ; ce qui nous a encore rapporté des fonds considérables. Mais à la longue, j'en au eu assez de nouveau. C'était amusant, certes, et passionnant dans un premier temps ; mais au bout d'un moment, je me suis rendu compte que nos créations étaient trop parfaites, trop attendues aussi. Ces garçons n'avaient réellement aucun défaut, c'était affligeant ! Tant de perfection vous démoralise à la fin. Les garçons que produit la nature sont touchants par leur défauts autant que par leurs qualités, par ces petites imperfections qui les rendent singuliers, et aussi par le fait que l'on peut rencontrer des garçons d'un type complètement imprévu ; mais si vous vous attendez d'avance à ce qu'ils aient telles qualités, et qu'ils les ont à chaque fois, vous finissez par déplorer l'absence de surprise. Il était temps de mettre fin à l'expérience. Et puis, j'avais gagné tellement d'argent que je pouvais faire ce que je voulais pour le restant de mes jours. Je décidai alors de me laisser vivre, simplement, pour la première fois de ma vie. Profiter de la vie et c'est tout. Je pouvais enfin me le permettre. Je résolus de partir sur les routes, et de ne m'attacher à aucun garçon, jusqu'à ce que j'en rencontre un vraiment spécial, qui me surprenne par ses qualités et ses défauts, un garçon beau, intéressant, mais pas trop parfait, tout le contraire de ces spécimen d'élevage que je produisais auparavant. Je voyageai longtemps, allant de ville en ville, prenant du bon temps, dans toute sorte d'auberges, avec toute sorte de garçons, sans jamais m'attacher. J'allai dans tous les endroits du monde où l'on pouvait se procurer de la chair de garçon à bon marché ou même à prix d'or, et je dois dire qu'ils étaient nombreux. Comme j'étais encore très riche, et que j'avais gardé de nombreux liens et contacts avec le milieu, j'étais reçu partout comme un prince, et l'on appréciait mes conseils autant que mon argent et ma compagnie. Sans me mêler de trop près aux affaires, il m'arrivait de contribuer à relever une maison de prostitution en difficulté, ou d'aider un amoureux des garçons à échapper aux foudres de la justice humaine. Mais à l'inverse, je vins parfois en aide à des garçons qui voulaient quitter ce milieu et retrouver une vie plus tranquille, ou qui étaient trop exploités par ceux qui louaient son corps ; je leur donnais des conseils de survie, ou de l'argent pour changer de ville, avec une recommandation pour tel ou tel ami qui les prendrait en charge quelque temps (souvent, je donnais l'adresse d'un ami amoureux des garçons en mal d'amour, ce qui me permettait, éventuellement, d'aider deux personnes à la fois ; que voulez-vous, j'ai toujours adoré faire le bien en réalité, bien que je n'aie pas toujours la même conception du bien que les autres). Il y a des garçons avec lesquels je suis resté un certain temps, allant de quelques semaines à quelques mois, et à qui j'ai donné plus qu'à d'autres. C'étaient des garçons perdus, qui n'avaient plus confiance en eux-mêmes ni en la vie, ou qui, au contraire, étaient trop impulsifs, ayant une violence incontrôlée en eux. Ils cherchaient à s'affirmer dans le monde, mais ils se heurtaient à tous les murs que l'expérience roublarde dresse à la jeunesse véhémente. Je me suis rendu compte que ma propre expérience de la vie, et le savoir que j'avais glané dans les livres et dans le monde, pouvaient me servir à les aider ; je les ai aidés à retrouver leur voie, à reprendre confiance en eux ou au contraire à dompter leur agressivité, à être plus malins que ceux qui cherchaient à les rouler. J'ai reçu d'eux beaucoup en retour, mais j'essayais à chaque fois de ne pas trop me lier, car je voulais rester libre jusqu'à ce que je rencontrasse le bon ; enfin, je veux dire, celui avec qui je pourrais enfin m'attacher quelque temps et prendre le large, car j'avais déjà acheté ce bateau, et pensais un jour larguer les amarres, partir sur la mer avec un seul garçon qui le mériterait vraiment, mais j'attendais le bon moment. Vous savez, la mer m'a toujours attiré, mais j'y reviendrai. Les pays en proie à la guerre ou à la famine offrent aussi un bon terrain d'expérience. Ils sont pleins de garçons déracinés, qui ont tout perdu, et qui ont vu tant de choses effroyables qu'ils sont plus aguerris que des hommes, plus rien ne peut les choquer. Ils sont à la fois forts et vulnérables ; terrain d'expériences, terrain de conquêtes ! On ne peut rêver mieux, mais il faut avoir un peu de tact et d'humanité quand même. Parfois j'allais dans ces pays, après un conflit ou une catastrophe ayant entra"né des destructions considérables. Il est en soi intéressant de visiter ces endroits, car on peut y étudier la nature humaine à l'état sauvage, à l'état brut pour ainsi dire, et l'on peut observer toute la gamme de ses réactions face à une situation exceptionnelle. C'est un spectacle fascinant. On peut aussi aider des gens qui en ont vraiment besoin, soulager des souffrances réelles, jouer un peu le rôle de sauveur, ce qui peut être très amusant et même instructif parfois. La gratitude peut prendre des formes touchantes, et l'ingratitude des formes étonnantes. On découvre ainsi, incidemment, que les guerres et les catastrophes ont une utilité : elles permettent une étude et une connaissance plus approfondie de la nature humaine ; or comme nous sommes nous-mêmes des hommes, c'est la nature humaine elle-même qui se conna"t mieux à travers nous. Par conséquent, le mal et la souffrance ne sont jamais gratuits : ils nous sont envoyés comme des instruments douloureux mais utiles permettant de disséquer l'humanité et de l'analyser en profondeur, non seulement pour le plaisir de la connaissance pure, mais aussi pour mieux l'exploiter afin d'en tirer une jouissance sans limites. Oui, en ce sens, il y a une sorte de beauté paradoxale dans la guerre, mais ne croyez pas pour autant que j'aime la guerre. Elle est une chose horrible, surtout quand ce sont les puissants qui envoient les faibles à la mort pour défendre leurs médiocres intérêts ; mais parfois elle est une chose belle, quand elle permet à l'héroïsme et au courage de se manifester. En attendant de pouvoir l'abolir, on peut en tirer un savoir et une jouissance, assez immorale, certes, mais savoureuse, à condition de ne pas trop s'en faire le complice. C'est juste un équilibre à trouver. En tout cas, que ceux qui évitent soigneusement les pays en guerre par crainte pour leur petite santé ne me jettent pas la pierre ; ils n'ont aucune idée de ce que j'ai éprouvé devant certaines souffrances que j'ai dû regarder en face sans pouvoir les soulager ; au moins, moi, je les ai regardées ! Un jour, comme cela, il y a quelques années, je suis passé dans une cité qui était dirigée auparavant par un tyran impitoyable. Une révolte avait éclatée contre cet homme cruel et barbare ; elle était approuvée et inspirée par des savants et des héros qui appelaient simplement à remplacer ce tyran et les chefs armés qui le soutenaient par un gouvernement plus juste et plus sage. C'était assez légitime quand on voyait la misère dans laquelle vivaient la plupart des gens de cette cité. Ils aspiraient seulement à un peu plus de dignité, comprenez-vous ? Je pense, malheureusement, que cette révolte avait été subrepticement encouragée par quelques militaires proches du tyran, qui convoitaient sa place. Mais une fois le tyran exécuté, ils ne purent freiner ni endiguer le mouvement. Ils étaient pris à leur piège ; ce fut la guerre civile. Une chose horrible. Cependant, toute la partie virile de la population résistait ; ils étaient fidèle à leur idéal de justice et de fraternité. Mais les anciens amis du tyran tenaient bon aussi. Tout en se disputant entre eux à qui prendrait sa place une fois la paix revenue, ils massacraient joyeusement tout ce qui leur tenait tête. Les rues étaient devenues des charniers. Les murs avaient été repeints en rouge sang. Au moment où j'arrivai, la plupart des hommes adultes avaient été décimés. Il n'en restait pour ainsi dire plus un seul, à part quelques vieillards édentés qui ne pouvaient pas combattre. C'étaient les adolescents et les jeunes garçons, qui continuaient le combat. Ceux qui avaient plus de quinze ans s'étaient d'abord jetés dans la mêlée, et leur nombre lui-même avait beaucoup diminué. À présent, c'étaient les moins de quinze ans qui combattaient. Même des garçons de dix ou onze ans défilaient les armes à la main. Et parfois, on les voyait parader un jour, tout fiers de combattre pour leur cité ; et le lendemain on les retrouvait gisant par terre, les yeux fermés, dormant paisiblement, leur sang coulant à leur côté ; eux qui se prenaient pour des hommes la veille... ils ne seraient plus à jamais que de petits enfants endormis, ne rêvant plus. J'en ai eu le coeur déchiré, et alors j'ai réfléchi à tout ce que j'avais fait dans ma vie, tous les garçons que j'avais aimés et dont j'avais joui ; je comparais leur fortune et la mienne à l'infortune de ceux-là, et alors je repensai aussi à ma jeunesse, à tout le sang versé par mon père et par moi pour satisfaire notre appétit de vivre. Étions-nous pareil à ce tyran, avions-nous causé tant de souffrance ? Non, certes non ; pour ma part, en tout cas, je n'avais pas le sang d'un seul garçon sur les mains, c'était déjà ça. Mais tout de même, je réfléchissais que le destin était injuste ; je n'avais jamais connu que la puissance, l'abondance et le plaisir, tandis que ces garçons qui gisaient là, morts d'avoir cru les promesses des grands... si beaux, si purs... mon Dieu ! J'en suis encore troublé quand j'y pense. Mais nous ne pouvons pas nous laisser abattre ; cette injustice du sort doit être assumée comme tout ce qui fait partie de notre condition. Sinon autant renoncer à vivre, et ça je ne le veux pas. J'aurais pu quitter cette cité immédiatement, pour fuir ce spectacle déchirant, mais je ne voulais pas détourner les yeux. Je suis resté. Et j'ai aidé ces groupes de garçons qui combattaient à s'organiser pour mieux résister ; je leur ai appris quelques techniques dérivées de ma longue expérience du combat contre les pouvoirs en place, contre l'ordre et l'autorité. Je n'ai pas pu éviter à beaucoup de continuer à se faire étriper, mais j'ai pu en sauver quelques-uns, en espérant que ce soient les meilleurs. C'est dans ce contexte que j'ai rencontré Husseïn et sa soeur. C'étaient deux enfants qui vivaient dans les décombres, et quand je fis leur connaissance, ils portaient sur eux tous les séquelles de la guerre ; leurs corps étaient maigres, sales, couverts de bleus et la peur se lisait dans leurs yeux. Ces deux-là étaient des victimes, le garçon surtout, cela se voyait à des lieues, ils étaient les victimes par excellence, de la vie, du destin et des hommes, mais ils avaient conservé leur beauté. Ils avaient plus de dignité que les victimes ordinaires, et c'est cela, d'abord, qui me fascina chez eux. Ils ne demandaient rien à personne, surtout pas à moi. Je mis du temps à les apprivoiser. Au début, je me demandai même s'ils n'avaient pas perdu l'usage de la parole. En passant près d'un quartier entièrement détruit, j'avais aperçu comme deux billes de verre qui brillaient dans un soupirail ; c'étaient les yeux de Husseïn, des yeux de victime, farouches et beaux. Je n'eus pas de mal à attirer, avec un morceau de pain, une petite chose sale et hirsute qui surgit du souterrain, s'empara de mon offrande et voulut dispara"tre sans même dire merci. Mais je fus plus prompt et je le retins par la manche. << - Hep ! Là, où vas-tu, toi ? Qui es-tu ? >> La petite chose hirsute, en laquelle je devinais déjà des traits d'une grande finesse mais qui n'avaient plus vu le savon depuis des lustres, me dévisagea comme une bête traquée. J'essayai d'engager la conversation : << - Eh bien ! Tu as perdu ta langue ? Ou tu l'as mangée ? Allons, n'aie pas peur ; je ne te veux pas de mal, moi. Je ne suis pas d'ici. La guerre, c'est vilain, je sais ; tu as dû beaucoup souffrir... tiens, tu veux encore du pain ? >> Je lui redonnai du pain ainsi que du fromage, qu'il attrapa encore plus avidement. Il commençait à m'apitoyer ; machinalement, le tendis alors la main pour lui caresser la joue. Je n'avais pas vu venir le coup qui suivit : il attrapa ma main et la mordit jusqu'au sang, comme un vulgaire morceau de viande. Puis il détala comme un lapin. Je poussai un cri de douleur et de surprise, mais je me ressaisis rapidement, et je n'eus pas de mal à le rattraper. Je l'empoignai par la taille, et pour la première fois je sentis contre moi ce petit corps vif et nerveux ; ce fut comme un coup de coeur. Je m'écriai : << - Ah ! Ça suffit, maintenant ! Tu croyais t'en tirer comme ça ? Tu ne sais pas à qui tu as affaire ! Nous allons causer tous les deux, mon garçon ; oui, tu vas retrouver ta langue, sinon... - Ne lui faites pas de mal, S"d" ; c'est mon petit frère. Nos parents sont morts. >> C'était Hafidha qui était sortie des gravats à son tour. En la voyant, le gamin se détendit et retrouva peu à peu l'usage de la parole. C'est ainsi que nous f"mes les présentations. Husseïn n'avait que onze ans, il ne combattait pas encore, et depuis le début des combats, il se terrait avec sa soeur et toute sa famille. Presque tout le monde était déjà mort. Hafidha, la bien nommée (celle qui garde), veillait sur son petit frère comme une mère. Elle était plus grande de deux ans, intelligente, responsable, et avait pour lui des sentiments vraiment maternels. Autrefois, avant la guerre, c'étaient déjà des enfants très pauvres. Ils ne pouvaient aller à l'école, ils étaient obligés de travailler pour aider leur famille. Ils n'étaient visiblement pas très heureux, mais déjà je sentis, d'après les explications confuses qu'ils me donnèrent, qu'il y avait des choses qu'ils ne voulaient pas me dire. Un certain mystère planait sur ce qu'avait réellement été leur vie avant les combats, et cela n'était pas pour me déplaire. Cependant, ces deux enfants avaient été traumatisés par la guerre et par la mort de leurs parents ; il était fort possible que leur mémoire eût été affectée. En tout cas, ils avaient l'air d'avoir souffert - de vraies victimes, vous disais-je - mais il était difficile de dire si cela datait du conflit même où s'ils étaient déjà maltraités avant. Mais je ne m'en souciai pas outre mesure sur le moment ; je pensais avec raison que l'avenir me permettrait d'élucider ce point. On les sentait vraiment très proches l'un de l'autre, ce qui est normal pour des frère et soeur et orphelins qui plus est ; sauf qu'en les voyant constamment collés l'un à l'autre, on se demandait quelles étaient les limites de cette proximité, et s'il y en avait. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'un doux parfum d'inceste planait sur ces deux anges, mais je n'étais pas loin de le penser en les voyant. Cela ne les rendait que plus intéressants à mes yeux ; oh ! Mon Dieu, les profondeurs de misère et de richesse humaines que j'entrevoyais chez ces deux rescapés ! Alors, je les observai de plus près. Husseïn était vraiment très beau - comme aujourd'hui. S'il n'y avait eu la guerre, et s'il avait dû continuer à travailler, il aurait peut-être fini par faire le même métier que beaucoup de jeunes garçons pauvres doués d'une très grande beauté, je n'ai pas besoin de vous préciser lequel. Je connais toutes les voies qui mènent à ce métier, les ayant moi-même empruntées. La guerre l'en dispensa, mais à quel prix ! Au moment de notre rencontre, ils t chaient de survivre parmi les ruines de leur maison. Leurs parents étaient morts, je vous l'ai déjà dit ; j'étais encore loin de soupçonner les vraies circonstances de cette mort, mais étant donnée la situation, je pouvais tout imaginer. D'après le récit passablement obscur que je recueillis de leurs deux bouches charmantes, ils avaient été tués sous leurs yeux, leur père décapité, leur mère éventrée ; eux avaient réussi à se cacher, et Hafidha avait tenté d'empêcher Husseïn d'assister à l'horrible spectacle, mais il n'avait rien perdu des cris effroyables poussés par les martyrs, et en fin de compte, ces images de cauchemar s'étaient imprimées dans son esprit d'enfant à jamais. C'était peut-être ce qui expliquait cette sorte de lassitude dans son regard, qui n'était plus vraiment un regard d'enfant, malgré sa bouille de chérubin ; et le contraste touchant entre les deux rehaussait tellement l'éclat de sa beauté qu'il m'aurait rendu la guerre sympathique à lui seul. Mais son principal avantage pour moi était que ces deux êtres fascinants étaient désormais seuls au monde, donc disponibles, comme moi. Tous leurs proches, tous leurs amis étaient morts. Ils vivaient d'expédients, volaient, puis échangeaient divers biens ou des services avec d'autres survivants, mais le chaos était tel qu'ils devaient se débrouiller seuls la plupart du temps ; personne ne faisait plus attention à eux. Mais j'étais arrivé, je les avais trouvés, comme deux perles au fond de la vase, et il n'était plus question pour moi de les laisser. J'étais séduit par Husseïn, non seulement par sa beauté farouche, mais aussi par l'intensité de souffrance qui rayonnait de cette sublime victime. Je leur proposai de rester avec moi ; leur orgueil de victimes s'y opposa d'abord : << - Cela veut dire qu'on devra vous suivre ? Vous obéir ? Demanda Husseïn, d'un ton pincé. - Tu feras ce que tu veux, Husseïn, dis-je. Mais désormais, tu ne manqueras plus de rien, j'y veillerai ; tu apprendras à lire et tu prendras des bains, ça te fera du bien. - J'ai horreur de l'eau ! - Voyez-vous ça ! Et si je t'emmenais voir la mer ? Sur mon bateau ? - Vous avez un bateau ? - Oui ; et j'ai aussi une maison, des chevaux... - Où sont-ils ? Je veux les voir ! - Eh là ! Pas si vite ; tu les verras, mais tu vas d'abord prendre un bain. - Il a raison, dit Hafidha ; tu es... enfin, nous sommes dégoûtants. >> Husseïn fit une moue et dit : << - Bon, ça va... mais, après ? Cela veut dire qu'on va partir d'ici ? - Oui, bien sûr. On va quitter cette ville ; je n'ai plus rien à faire ici et je vous emmène... si vous êtes d'accord. - Mais... c'est notre maison ! Nos parents... on peut pas partir ! - Votre maison ! Tu as vu ce qu'il en reste ? Allons, Husseïn, je t'en prie... je veux vous aider ; vous ne pouvez pas rester ici, vous allez mourir ; c'est ça que tu veux ? Eh bien ! Moi, je ne veux pas ; donnez-vous une chance, mes enfants, vous méritez de vivre. - Vous le pensez, vraiment ? >> Husseïn avait posé cette étrange question en me fixant d'une étrange façon, avec un gravité qui me donna une impression indéfinissable ; comme si nous ne parlions pas la même langue... il y avait, décidément, une énigme chez ces deux êtres écorchés, mais cela les rendait chaque fois plus attachants. J'insistai encore. Hafidha s'en mêla et, après de longues négociations, Husseïn consentit à se laisser sauver par moi... et à se laver. Quel honneur ! Ah ! La fierté des victimes... nous célébr mes ce grand jour par un festin comme les deux enfants n'en avaient plus fait depuis longtemps ; peut-être depuis jamais. Le soir, je les regardai s'endormir paisiblement l'un près de l'autre, après s'être partiellement dévêtus. Le corps de Husseïn était vraiment couvert d'ecchymoses et de marques de coups très anciens ; un vrai corps de martyr... si c'était la guerre qui en était responsable, j'étais arrivé à temps ; mais était-ce elle ? Celui de Hafidha portait aussi des coups et des égratignures, mais moins nombreux et surtout plus récents. On voyait qu'elle était forte, et protectrice. Leurs deux corps portaient toute une histoire en partie mystérieuse que j'aurais désormais tout le temps de reconstituer ; en tout cas, gr ce à moi, ils ne seraient plus jamais des victimes, et je m'en félicitais ; un peu vite peut-être. À peine endormis, cherchant instinctivement la position la plus confortable, ils se tournèrent l'un vers l'autre et s'enlacèrent vraiment comme deux amants, de façon incroyablement fusionnelle ; ce geste aussi me donna beaucoup à penser. Dans cette position, ils étaient vraiment touchants, c'est le cas de le dire, mais je me disais que d'autres que moi auraient pu mal y penser ou mal le voir. Moi, cependant, je n'y voyais qu'une preuve de tendresse extrême et j'étais tout attendri. Je les contemplai ainsi un long moment, puis j'allai me coucher près ; enfin, pas trop près quand même ; le moment n'était pas encore venu. Le lendemain, nous avons quitté la ville, et commencé un long périple ensemble. Je ne les ai pas tout de suite emmené voir mon bateau, je voulais d'abord leur faire oublier les horreurs de la guerre, les distraire. Je leur montrai toute sorte de lieux, leur fis découvrir les grandes villes et leurs merveilles, les palais, tout un monde auquel ils n'avaient jamais rêvé et qui les éblouit au point de leur faire presque oublier les décombres ; presque, mais pas tout à fait. Au fil des semaines, Husseïn et moi nous étions beaucoup rapprochés ; cela avait été moins difficile que je ne le pensais. Je l'habituai assez rapidement au contact de mon corps, à ma présence physique puis à mes caresses, et il se laissait entra"ner sans difficulté où je voulais l'entra"ner, presque comme s'il attendait cela. Nous ne tard mes pas à devenir tout à fait familiers. Au début, je craignis que sa soeur témoign t de la jalousie, vu la force du lien qui les unissait visiblement - sa force et sa nature, dirais-je. Mais en fait, il faut croire que j'avais encore à apprendre sur les victimes, car ce fut le contraire qui se produisit ; on eût dit qu'elle cherchait à le pousser dans mes bras, ayant compris ce que je désirais, et parce qu'elle pensait sans doute que c'était le meilleur moyen de s'assurer la pérennité de ma protection. Le calcul n'était pas mauvais, mais tout de même un peu désobligeant pour moi ; cependant, j'aurais mauvaise gr ce à lui en vouloir. Et je crois aussi que consentir à laisser son frère m'aimer autant qu'elle, sinon plus, était une preuve de confiance de sa part ; bien qu'elle se comport t comme une mère et une amante, elle était avant tout une soeur, et elle devait sentir que j'étais ce qui pouvait arriver de mieux à Husseïn. En ravalant sa jalousie, en me laissant libre de commercer avec son frère, elle scellait avec moi une sorte de pacte à trois, d'amitié, d'amour et de protection ; en fait, je crois que sa relation avec Husseïn était à ce point fusionnelle qu'ils étaient un seul être, et qu'en aimant l'un, j'aimais nécessairement les deux, ou plutôt, que l'amour et le désir inconscient de Hafidha pour moi se réalisait parfaitement à travers le corps de son frère. Dans tous les cas, la situation nouvelle semblait convenir à tout le monde, Husseïn couchait avec moi, sauf les soirs où il retournait dormir avec sa soeur, et nous étions heureux comme cela. À mesure que je faisais mieux connaissance avec ce garçon, il m'émerveillait non seulement par sa beauté extérieure mais par ses autres qualités ; il était éveillé, intelligent comme sa soeur, gentil mais aussi courageux, un vrai petit homme, qui regrettait d'avoir quitté sa ville natale sans pouvoir combattre, bien que la douce Hafidha ne l'eût sans doute jamais permis - bref, il avait une authentique beauté intérieure. Après quelques semaines de vadrouille et de délassement, nous nous sommes posés à Naruq, dans un palais que je possédais. Je commençai à faire l'éducation de Husseïn et Hafidha, qui avait été un peu négligée malgré leur esprit vif. Il émanait de ces deux enfants défavorisés une gr ce qui me touchait au plus profond ; la gr ce des victimes, je le redis, mais environnée d'un nimbe de mystère qui tenait à leur caractère complexe et passionné, et aux détails de leur vie passée que, j'en étais sûr, ils ne m'avaient pas révélés. Mais je ne m'en préoccupais pas plus que ça ; j'étais trop charmé par ces enfants du miracle. La vie qui commença pour eux n'avait plus rien à voir avec celle qu'ils avaient toujours menée. Ils ne manquaient plus de rien, mais ils ne se comportaient pas comme les pauvres qui se voient du jour au lendemain accéder au statut de riche, et qui deviennent capricieux et arrogants. Eux restaient modestes, aimables, en bonnes victimes, et ils ne pensaient qu'à la façon de me remercier. Alors, je me mis à m'occuper de façon plus active et assidue de Husseïn surtout. La journée, je lui apprenais à lire et à compter, et aussi à se battre. La nuit, je lui apprenais d'autres choses, mais en fait, je n'avais pas beaucoup d'efforts à faire, il apprenait très bien tout seul, guidé par son désir pour celui qui l'avait tiré des décombres. Désir, d'ailleurs, n'est pas le mot juste ; << sa passion >> serait plus proche de la vérité. Jour après jour, nous nous rapprochions l'un de l'autre, pas seulement sur le plan physique, non. Son me délicate gardait une grande part de mystère, mais elle se dévoilait à moi avec de moins en moins de pudeur. Je sentais qu'il s'attachait vraiment à moi, et cela m'inquiétait, car je n'étais pas sûr de vouloir m'attacher à ce garçon, qui était encore très pur. J'avais peur dans l'entra"ner dans le tourbillon d'une passion adulte, alors que mon sentiment premier à son égard était très protecteur. Mais enfin, il me charmait, et c'était réciproque, et nuit après nuit, nous nous enivrions l'un de l'autre. Il s'endormait généralement à côté de moi, rompu par le plaisir ; c'est lui qui en avait manifesté l'envie, bien qu'il eût en principe sa chambre à lui. Ma présence le rassurait. Ses souvenirs de la guerre, la mort de ses parents, remontaient parfois la nuit sous forme de cauchemars ; il s'éveillait brusquement, haletant d'angoisse, la sueur perlant sur son front large et pur, et alors je le prenais dans mes bras pour le rassurer. De ce fait, l'expérience de la guerre, de la mort, du traumatisme, vécue par lui, nous rendit encore plus intimes. Une intimité faite de caresses, de c lins, qui exorcisaient sa peur d'un passé mal enfoui ; il découvrait son corps en même temps que le mien, et la volupté chassait le spectre de la mort ; Éros contre Thanatos. C'est dans ces moments-là que notre amour était à son paroxysme et, c'est cruel à dire, mais je bénissais la guerre, intérieurement ; car il se donnait à moi comme une épouse aimante, avec une tendresse ineffable, et je savais que cela n'aurait pas été possible sans la déchirure initiale qui l'avait arraché au confort de sa famille. Entre mes bras, immenses par rapport à la taille de son corps, il se tordait de volupté et fondait comme de la cire au soleil. Un soleil bien plus noir que lui, pourtant, mais enfin, j'étais son soleil, lui le mien, deux soleils amoureux, voilà. Je crois que jamais un garçon de cet ge ne m'avait témoigné spontanément un désir aussi animal. C'était exquis et fou, mais inquiétant aussi, car il y avait longtemps que je ne m'étais plus attaché de la sorte, et je me demandais si le moment était vraiment venu. J'avais peur pour lui, peur de tout ce que je représentais, de tout le sang que j'avais sur les mains. Je savais que, par exemple, si par un revers de fortune je venais à perdre la plus grande partie de ce que j'avais accumulé, je n'hésiterais pas à le mettre sur le trottoir pour me refaire, si la situation l'exigeait. C'était ainsi, c'était ma vie, j'étais un fort, qui n'avait pitié des faibles que quand cela lui plaisait, une pitié à discrétion, non inconditionnelle. Je pouvais aussi me retrouver en prison à tout moment, si les hommes du sultan ou du calife venaient à mettre la main sur moi, et avec tous les forfaits que j'avais commis, je risquais d'y rester un long moment ; qu'adviendrait-il de lui alors ? Pour toutes ces raisons, je ne voulais pas encore m'attacher ; cependant, notre amour et notre désir l'un pour l'autre grandissaient. Ils grandissaient tellement que j'eus de nouveau peur un moment que Hafidha en pr"t ombrage ; elle était plus secrète encore que son frère, et je ne savais pas vraiment ce qu'elle ressentait. La réponse vint d'elle-même un soir que nous avions veillé, bu et discuté joyeusement au salon tous les trois. Hafidha somnolait, Husseïn s'était endormi dans mes bras, moi-même je n'étais plus très frais, alors je décidai de porter le garçon dans sa chambre. Je ne sais pas pourquoi je ne le déposai pas dans la mienne tout simplement ; une intuition peut-être, et puis je ne savais plus très bien ce que je faisais. Toujours est-il que je le portai dans sa chambre et le posais délicatement sur son lit. Mais là, une envie subite s'empara de moi ; son fragile corps alangui sur cette couche enfantine exerçait sur moi une fascination irrésistible, et le vin faisant le reste, je faillis me jeter sur lui. Toutefois, je me contins un peu et me glissai simplement à ses côtés. Je me collai à lui et commençai à lui caresser délicatement les jambes et le ventre. Son ventre duveteux et tiède se tendit de désir, ce qui m' enflamma encore plus. Ma main descendit jusque dans le creux de ses cuisses, qui s'ouvrirent comme un livre en même temps que sa frêle petite tige se raidissait joyeusement. Il se tourna, se retourna, et ronronna en souriant dans son sommeil. Puis il se tourna tout à fait vers moi, m'enlaça, et dit d'une voix p teuse : << - Vas-y, 'amm", prends-moi ! Aowh >> Il n'avait pas l'habitude de m'appeler 'amm", mon oncle, mais je trouvai cela charmant et n'y prêtai guère attention, cependant, je l'attirai tout contre moi en lui relevant légèrement la cuisse, et je m'immisçai en lui par en-dessous. << - Aaah ! Oowh ! Oui ! Plus fort ! Encore ! C'est toi, Abdul ? - Qui veux-tu que ce soit, hab"b" ? Désolé - han ! - tu étais si beau, ça m'empêchait de dormir... - C'est rien, aowh ! Je dormais pas non plus... viens, oui viens ! Aah ! Aawwh ! Oui, c'est bon... je t'adore, aowh ! Vas-y... >> Je le prenais sur le flanc, une de ses jambes repliée sur mes côtes, mon dard turgescent pénétrant dans la fissure moite de son dos comme le fer dans une plaie ; je m'engouffrais en lui avec l'impression délicieuse de m'enfoncer sans fin dans un ab"me de douceur, et mon archet tiret de chaque fibre tendue de sa chair des arpèges de volupté d'une musicalité inouïe. J'étais en pleine action, décha"né, sa bouche fra"che mais ardente m'agonisait de baisers fous sur la bouche et sur la poitrine cependant que je sentais les parois de ses muqueuses anales se contracter en rythme autour de mon membre viril, quand soudain, je m'arrêtai net. << - Eh ! Mais pourquoi tu t'arrêtes, hab"b" ? C'était bon, continue... - Euh... désolé, Husseïn, on a de la compagnie. >> En effet, je m'étais aperçu depuis un moment que nous n'étions plus seuls. Par dessus l'épaule de Husseïn, deux yeux enfantins qui ressemblaient aux siens me dévisageaient avec un indicible mélange de curiosité amusée et d'indulgence maternelle. C'était Hafidha, qui était entrée dans la chambre de son frère, Dieu seul sait pour y faire quoi, et qui nous avait trouvés comme ça ; mais au lieu de pousser des cris d'hypocrite indignation, ou de faire prudemment demi-tour, comme aurait fait une soeur normale je suppose (n'en ayant jamais eu, je suis réduit à des suppositions), elle était venue s'asseoir près de nous, et nous regardait tranquillement. Comme elle voyait que j'avais l'air gêné, ce qui ne m'arrive pas souvent, mais la situation était un peu inhabituelle même pour moi, elle dit d'un ton mutin qui m'agaça légèrement : << - Je vous dérange, peut-être ? Oh ! Mais continuez, ne faites pas attention à moi. - Hafidha, dis-je maladroitement, je ne sais pas si c'est une bonne idée ; ce n'est pas ce que tu penses, ton frère et moi, nous... euh... - Ça va, je sais bien ce que vous faites... ce n'est pas grave ; ça m'intéresse. J'ai toujours voulu savoir comment les hommes faisaient entre eux. >> Je me sentais à la fois amusé et mal à l'aise. Je répondis : << - Bon, eh bien ! Tu le sais, maintenant ; tu ne pourrais pas nous laisser continuer ? - Mais qui vous en empêche ? - C'est-à-dire que... c'est pas si facile ; je suis un homme moi, j'ai ma pudeur, mademoiselle. - Oh ! Vous êtes si sensible que cela, Monsieur Abdul ? - Dites-donc, vous deux ! Éructa Husseïn, si je vous dérange, faut le dire ! Et toi, Ghafûr, bouge-toi un peu, tu débandes ma parole ! J'y étais presque, nom de Dieu ! Maintenant faudra tout refaire ! - Je te signale que ta soeur est là ; un peu de tenue, que diable ! - Mais t'occupe pas d'elle ! Continue ! Allez ! - Quoi ? Tu es sûr ? - Mais ouais ! J'ai déjà fait ça avec elle, qu'est-ce que tu crois ? >> C'était malin de me dire ça comme ça ! Je me figeai tout à fait. Husseïn s'en rendit compte, et, tandis que je me roulais sur le dos, un peu penaud d'être aussi dépassé par la situation, il entreprit de m'expliquer : << - Désolé, Abdul-Ghafûr, on t'a pas dit... mais tu t'en doutais un peu, n'est-ce pas ? - Oui, dis-je, mais tout de même... vous auriez pu avoir un peu plus confiance en moi ; après tout ce qu'on a vécu ensemble... l'apprendre comme ça, tout de même... - Allez, mais c'est pas grave ; elle nous dérangera pas, elle t'aime aussi beaucoup, tu sais ? - C'est vrai, repartit Hafidha, allez, terminez-vous, les hommes ; après, je ferai quelque chose avec vous, Abdul, si vous voulez ; moi aussi j'ai envie de vous... ce qui est bon pour le frère n'est-il pas bon pour la soeur ? >> En disant cela, elle promenait ses mains douces et fines sur ma poitrine velue. Mais je la repoussai gentiment, et dis : << - J'ai une meilleure idée. >> Une lueur de désappointement courut sur le visage de la jeune fille, mais je continuai : << - Je vais plutôt vous regarder faire entre vous ; je suis curieux de voir ça. Ce sera une expérience nouvelle pour moi. - Et toi, tu ne vas rien faire pendant ce temps ? Dit Husseïn. - Mais si, ne t'inquiète pas. On va faire ça à trois, ça te va ? - Comme ça oui. >> Il n'avait pas plus tôt dit cela qu'il se coucha sur Hafidha, qui s'était déjà allongée languissamment sur le dos et l'attirait à elle selon un rite manifestement convenu entre eux ; et Husseïn commença à prendre sa grande soeur, dans un va-et-vient charmant entrecoupé de taquineries enfantines et de rires, un petit manège presque anodin qui me refaisait chauffer les sangs, même plus qu'avant, si bien que je me mis en même temps à prendre Husseïn par derrière ; c'était facile : chaque fois que ses petites fesses béaient vers le haut, dans un mouvement de retrait, je n'avais qu'à avancer un peu, et je m'enfonçais sans effort dans sa chair amollie par la volupté. Pour la première fois, nous fusionnions à trois, dans un même élan de dilection érotique, et nos soupirs extasiés se mêlaient en une joyeuse et presque innocente symphonie, tellement tout cela semblait naturel aux deux enfants, plus qu'à moi même. Après, le vin et le pavot nous ont redonné des forces, et Hafidha s'est retournée vers moi le plus naturellement du monde, en disant, tandis que ses beaux yeux noirs m'enveloppaient d'un regard concupiscent : << - Allez ! À mon tour, maintenant ! - Hafidha, je ne sais pas si... - Quoi ? Je ne te plais pas ? - Si, si, euh... pour une fille, tu es très bien... mais, euh... j'ai peur pour toi, c'est tout ; tu as vu ma taille par rapport à celle de ton frère ? Ça fait quand même une différence. - Bah ! Et son trou, il est encore plus petit que le mien ; pourtant, ça t'arrête pas ! - C'est vrai... mais ce que j'en disais, c'était pour toi... - Eh bien ! Parle pas tant et viens ; j'ai envie de toi... j'ai envie d'un vrai homme... notre homme, notre sauveur ; toi, Abdul-Ghafûr ! >> En disant cela, elle avançait sur moi à quatre pattes, comme une tigresse en chaleur, et se frottait à moi d'une façon à la fois désarmante et cocasse, qui faisait rire Husseïn, car il percevait parfaitement mon mélange d'excitation et d'embarras. Toutefois, l'excitation l'emporta, je ne sais pourquoi, car c'était la première fois que cela m'arrivait spontanément, depuis l'initiative maladroite de mon père pour me faire conna"tre et aimer la femme. Mais Hafidha, c'était différent ; c'était la soeur de Husseïn et comme une partie de lui. Je la pris donc par derrière, en levrette, en agrippant fermement sa taille à peine esquissée, encore un peu masculine ; je dus un peu forcer l'entrée, qui était étroite par rapport à mes proportions ; elle eut d'abord une grimace de douleur accompagnée d'un hoquet de surprise, mais son frère la caressait en même temps pour la rassurer. Elle prit rapidement le rythme, et je pus bientôt la pilonner avec presque autant d'aisance que je faisais à son frère, qui était plus habitué à recevoir la visite de mon engin. Ce spectacle excitait Husseïn, dont le dard se releva illico, gorgé de sang frais ; il s'avança vers moi, le bassin en avant, et dit : << - Suce-moi en même temps, tu veux bien ? - Bien sûr ! Pas de problème, mais avance encore un peu... là, oui, comme ça. - Aowh ! Oui, vas-y Abdul ! Suce... >> Après avoir joui à trois pour la deuxième fois, de cette façon, nous ref"mes une pause pour nous remplir de vin, de chanvre et d'opium, de plus je mandai un de mes serviteur pour qu'il apport t quelques fruits frais. Tout en reprenant des forces, j'invitai mes petits amis à m'en dire un peu plus sur leur étrange relation, dont ils m'avaient obligeamment dévoilé le secret. << - Alors, ça dure depuis longtemps comme ça, entre vous ? - Depuis presque toujours, répondit Husseïn ; on se rappelle plus bien... c'est venu comme ça, tu sais, un peu comme entre nous deux. Hafidha me consolait quand j'étais petit et que j'avais peur le soir ; elle était seule à pouvoir le faire ; elle me prenait contre elle, un peu comme toi, et je me sentais bien... et puis, bah... - Oui, d'accord ; je vois... mais et vos parents ? Ils ne se sont jamais doutés de rien ? >> Là, un nuage de gêne passa sur le visage de mes deux protégés ; ils se concertèrent rapidement du regard, mais sans que je pusse saisir le sens de leurs expressions. Husseïn commença : << - Ben, c'est-à-dire... - Non, de rien, le coupa Hafidha. Nous étions très prudents. - Oui, c'est ce que j'allais dire ! - En tout cas, c'était bien avec toi, Abdul... on le refera si tu veux... - Eh ! Pas mieux qu'avec moi, quand même ? Feignit de s'indigner Husseïn. - Mais non, gros bêta, j'ai pas dit ça... ce sera jamais pareil, de toute façon, c'est toi mon petit frère chéri ; c'était bien, c'est tout... maintenant je te comprends. >> Je ne pus rien en tirer de plus ; le reste de la conversation tourna autour de mes mérites en tant qu'amant, de l'amour et du sexe en général, du vin, du chanvre, des fruits de saison et d'autres choses bénignes. Je compris qu'il ne fallait pas insister pour cette fois ; je ne m'étais pas attendu à cette étrange relation à trois, mais je prenais les choses comme elles venaient. Par la suite, nous form mes une sorte de ménage à trois, un peu atypique certes mais soudé par de telles quantités d'amour que cela paraissait couler de source entre nous. Seulement, j'avais décidé de ne pas devenir l'amant de la soeur, car c'était déjà assez compliqué pour moi de démêler les sentiments que j'éprouvais pour le frère. Je les laissai donc s'amuser entre eux quand ils en avaient besoin, et de temps en temps je cajolais Hafidha pour qu'elle ne se sent"t pas isolée, exclue, et c'était tout. Je leur avais fait clairement comprendre que ce ne serait jamais pareil, car j'étais avant tout un amoureux des garçons, et j'aimais Husseïn, du moins plus que je n'aimerais jamais aucune fille. Je leur sais gré d'avoir compris et de ne pas m'en avoir tenu rigueur ; nous nous aimions assez tous pour respecter chacun les besoins des autres ; c'est ce qui permit à notre coalition insolite de fonctionner en toute cordialité. De plus, je laissais Hafidha libre de satisfaire ses envies féminines avec les serviteurs m les que j'avais à ma disposition ; moi-même j'usais volontiers des plus jeunes, et j'en faisais profiter Husseïn à l'occasion. L'avantage de ce système, c'est qu'on ne s'ennuyait pas trop, mais le domaine du plaisir et celui des sentiments étaient clairement délimités, sans confusion possible. J'ai toujours estimé que dans la vie, il faut savoir poser des limites ; et surtout, je n'en ai peut-être pas l'air, mais je suis un amoureux de la clarté. Dans l'ensemble, nous menions une vie plus qu'agréable, Hafidha, Husseïn, mes serviteurs et moi, que demander de plus ? En même temps, à cette époque, quelque chose d'inouï se produisit en Husseïn. Sous l'influence de mes leçons, son esprit s'était soudain éveillé, et il se révélait d'une intelligence formidable. En quelques semaines, il avait appris à lire, et il dévorait maintenant les connaissances ; il passait des heures dans la bibliothèque du palais, qui était garnie des ouvrages les plus rares et les plus précieux. Il y avait tous les poètes, tous les philosophes anciens et récents, et il y avait aussi des ouvrages licencieux, avec des illustrations explicites ; je lui laissais tout lire, lui laissant le soin de tirer ses propres conclusions, et il lisait tout, des ouvrages les plus sérieux aux plus légers, sans manifester le moindre trouble. Nous en discutions ensemble, et il posait des questions intelligentes et pleines de bon sens. << - Ibn Hazm l'Andalou, qui a écrit le Collier de la colombe, parle de l'amour mieux que n'importe qui ; mais c'était un homme pieux, réputé pour son attachement à la lettre de la Loi. Comment se fait-il que dans ce livre, il accorde une si grande place à l'amour entre m les, qu'un homme comme lui devrait pourtant condamner ? - Mon cher Husseïn, ibn Hazm était un grand homme ; il était pieux mais également avisé. Il savait mieux que quiconque que l'on ne change pas la nature humaine ; on peut tout au plus gouverner ses manifestations, et encore. Il vivait dans un temps différent de celui où a eu lieu la révélation de la Loi. En ce temps, l'amour des garçons s'était développé et il avait atteint un haut degré de raffinement. Ce n'était plus seulement un vice inspiré par la bestialité, mais un art auquel s'adonnaient les gens nobles et cultivés. Ibn Hazm savait cela et, si le juriste en lui désapprouvait la chose, le muaddib, l'homme cultivé et le philosophe lui accordaient une place dans leur système. Les hommes de ce temps savaient que la Loi ne prescrit que ce qui devrait être, elle ne régit pas réellement ce qui peut être ou ce qui est. C'étaient des gens subtils, qui savaient faire ces distinctions essentielles ; lorsque les hommes ne sont plus capables de les faire, la civilisation tombe dans la vulgarité et la bêtise, qui affaiblissent plus que la turpitude. - Il faut donc craindre davantage la bêtise que le vice, c'est ce que pensait ibn Hazm ? - Cher petit ami, la bêtise est le plus grand des vices, et ibn Hazm le savait parfaitement. Moi aussi ! - Mais toi tu n'es pas un homme pieux ! - Dieu m'en garde ! Mais je suis un homme cultivé, tu as remarqué ? - J'aimerais bien être comme toi. - Je te le déconseille. >> Telles étaient nos discussions. L'esprit de Husseïn s'éveillait comme une fleur prodigieuse qui éclot, au fur et à mesure que son corps s'éveillait au plaisir. Il était sublime ; trop sublime. Des sentiments nouveaux et indéfinissables m'envahirent. Devant la beauté plastique et l'élévation mentale de Husseïn, j'étais en adoration ; et les interstices moites et accueillants de son corps tendre me ravageaient de plaisir. Mais je n'arrivais pas à relier les deux ; c'étaient deux êtres différents, et je ne pouvais pas jouir de Husseïn l'intellectuel, ni aimer passionnément ce garçon que j'enlaçais la nuit comme le jour. Je voulais l'aimer ; je le voulais ardemment. Je sentais venir le moment de me poser, de me lier à nouveau, et je rêvais de partir sur les mers avec lui, dans mon bateau, rien que la mer, nous et nos livres. Cela aurait été beau ; mais j'avais aimé trop de garçons, et j'avais vu couler trop de sang, et trop exploité l'infamie des hommes... en somme, je sentais douloureusement que Husseïn était trop pur et moi trop sombre pour que nous nous attachions vraiment l'un à l'autre. Il le sentait aussi. Or, je ne pouvais pas m'élever jusqu'à sa pureté, à cause de tout ce qu'il y avait d'intensément érotique entre nous - nous couchions ensemble, que diable ! - il fallait donc que, d'une certaine manière, il descend"t jusqu'à ma noirceur, mais comment faire ? Cela semblait une chose impossible. Et pourtant, l'idée faisait son chemin. Elle s'était implantée dans notre esprit alors que, après avoir lu ensemble des stances pédérastiques du grand Abu Nuw s et fumé moult opium, je le prenais en levrette sur un tapis de soie. Les cuisses frêles largement écartées devant moi tandis que mon dard turgescent s'immisçait avec rage dans l'étroit canal de son infundibulum charmant, il cambrait son dos enfantin comme un chat qui s'étire ; ses fesses torrides et d'une rotondité cosmique butaient avec un bruit mat contre mon abdomen en sueur, et mes larges mains, ensemble, faisaient presque le tour de sa taille souple tandis que je le défonçais ainsi. Husseïn souffrait, mais il se p mait : << - Oh ! Oui, oowh ! Abdul-Ghafûr ! Vas-y, je t'aime ! Toi tu sais y faire avec les garçons, aowh ! Prends-moi, encore ! Déchire-moi, je veux être totalement à toi ! Ooowh ! Aowh ! - Mmh ! Han ! Hab"b" Husseïn, tu bois ma virilité par l'arrière de ton être ; c'est bon, hein ? Tu en veux encore ? Mais peut-être que je te fais trop mal ? Han ! Je ne veux pas te faire souffrir, Husseïnou, enfin pas trop... rrrhan ! - Si ! Si ! Vas-y plus fort, fais-moi souffrir ! Aaaowh ! Abdul-Ghafûr, oui ! Rentre-la totalement, déchire, hab"b", déchire ! - Hmm... elle est trop grosse, enfin c'est toi qui es trop étroit, ça n'ira pas... han ! - Si ! Même si je saigne, peu importe ; mets-la toute, oui ! Aaowh ! - Bon, comme tu veux ; han ! Tiens, c'est bon comme ça ? Tu aimes ça, hein, petite chienne ? - Oui ! Oui ! J'aime quand tu dis ça ; vas-y, cogne ! Cogne ! Je veux être ta chienne, aaowh ! - Mmmh, aowh ! Mais non, tu es trop clair, Husseïn, trop limpide, han ! Tu ne peux pas être ma chienne, tu n'es pas comme tous ces garçons... toi tu es juste mon ami, aowh ! - Tu ne m'aimes pas alors ? Aowh ! - Si, han ! Bien sûr, je t'aime, plus que tout au monde... tiens, je te le prouve encore ; je suis au fond de toi, là... tu veux que je m'arrête ? - Non, non, continue ; oui, plus fort, raaowh ! Je ferai tout ce que tu voudras ; je veux être à toi entièrement, serre-moi et je te servirai, ô mon m le ! Domine-moi, abaisse-moi, aaowh ! C'est bon ! - Eh bien ! Oui, je t'abaisserai... en attendant, abaisse le dos ; oui, comme ça... ça rentre mieux, non ? Ah ! Oui, tu aimes ça... bien au fond, là, si tu pouvais voir ça... ta petite rosace est toute déployée, oowh ! C'est... han ! Si mignon... Husseïn... oh ! Husseïn... - A... Abdul... oui, hmmm... aaaawhhh ! >> Je lui pinçais la nuque et lui maintenait le cou en bas tandis que mes reins se vidaient dans l'encolure de ses limbes, à la lisière du côlon... au fond de Husseïn ; j'avais vraiment atteint le fond de ce garçon, de son me, je veux dire. Il jouit comme une chatte langoureuse, dans un spasme colossal, doux comme un ciel d'automne et infiniment sapide. Il était de carbone comme le diamant et j'étais de feu. Il était le garçon dans le temps et l'éternité, et j'étais pour lui l'Homme, le m le. Je comprenais qu'il aspirait à être dominé, à sentir ma puissance envelopper son être et le pénétrer entièrement, moi qui l'avais recueilli dans les ruines et protégé contre tout, sauf contre mon amour ; ce n'étaient que des émotions érotiques, mais elles sont les plus vraies. Ce que m'avait dit Husseïn dans le délire coïtal reflétait sa réalité psychique la plus intime. J'étais le fort, le vainqueur, lui le pays conquis. Il voulait jouir, certes, mais pour cela il ne fallait pas trop de douceur ; il fallait lui faire sentir ma force, jusqu'au bout. Ce n'était qu'ainsi, en lui faisant sentir que j'étais fort, et capable de le protéger toujours, que je pouvais le conquérir intégralement, et être conquis par lui, car c'était ainsi, totalement conquis, soumis, que je l'aimais moi aussi ; oui, au fond de moi je le sentais, il me fallait sa soumission. Il était prêt à me l'offrir, c'était cela que j'aimais en lui outre sa beauté et son intelligence. Il était le pauvre orphelin que j'avais recueilli dans les décombres ; mais je n'avais pas compris que ce qui m'attirait en lui c'était justement sa faiblesse et le fait qu'il était une victime, abandonnée à l'arbitraire de ma volonté, moi le m le, le fort. C'était cela qu'il aimait ; il me faisait confiance, mettait sa vie entre mes mains. Une autre fois, il me proposa de faire l'amour le sabre sur la gorge. Je ne voulais pas mais il insistait. << - Si ! Pose la lame de ton sabre sur ma gorge, comme ça... je ne t'attire pas ? Allez, prends-moi maintenant ; avec ton autre sabre, viens ! - Husseïn, tu es sûr ? - Oui ! Viens, aowh ! Je vais te faire jouir, tu vas voir. >> Et je pénétrai en lui ainsi, par devant, en tenant toujours la lame de mon sabre sur sa gorge laiteuse. Il était beau ainsi, en victime offerte... un vrai sacrifice, qui nous plongea tous les deux dans une transe orgasmique et régénérative. Ce fut un moment merveilleux ; je devais m'avouer que pour moi qui avais toujours été un triomphant, un homme de puissance, bien que tendre à la base, l'abandon de Husseïn, son désir toujours croissant d'être plus soumis à celui qui l'avait libéré, me ravissait et me subjuguait. La passion que j'avais conçue pour lui réveillait en moi ce qu'il y avait de plus étrange et de plus inquiétant, et Husseïn me comprenait, voilà ce qu'il y avait de terrible. Sa haute intelligence était un don de moi, et voilà qu'elle conspirait avec moi pour l'entra"ner vers ce qu'il y avait de plus bas ! Nous étions entra"nés dans cette sorte de folie à deux ; ni l'un ni l'autre ne pouvions résister. C'était un fait, tacitement admis entre nous, qu'il devait me rejoindre dans mon ab"me de corruption pour que nous puissions enfin faire corps, nous élever ensemble, nous évader de ce monde corrompu - par mes pareils ! Un jour, je voulus voir jusqu'où Husseïn était prêt à aller pour moi, c'est-à-dire pour prouver sa soumission à moi. J'organisai une fête dans mon palais, avec des savants, des poètes, des sommités de la ville. Il y avait de la musique, des mets raffinés et des vins fins. À la fin de la soirée, tout le monde était gai, la conversation fusait sur les sujets les plus légers, quand la plupart de mes hôtes se retirèrent, sauf un petit comité, que j'avais retenu sur la promesse d'un dernier met particulièrement exquis. C'étaient des amateurs de garçons, connus pour leurs moeurs dissolues. Je les installai dans le salon bleu et les invitai à se mettre à l'aise ; puis je fis venir Husseïn. Je l'avais mis au défi de se faire prendre par tous ces hommes, sans lui cacher que l'avenir de notre relation en dépendait. Husseïn entra dans le salon d'un pas nonchalant, en se déhanchant langoureusement. Il comprenait parfaitement ce qu'on attendait de lui, et sous le regard médusé des sept ou huit m les présents, avança jusqu'au milieu de la pièce en abandonnant un à un ses vêtements de soie. Sa démarche féline était rythmée par un groupe de quatre jeunes musiciens que j'avais fait venir exprès ; ils jouaient l'un du luth, l'autre du nay, le troisième du tambourin, le dernier du q noun (tympanon), et savaient tirer de leurs instruments des airs envoûtants, qui s'accordaient parfaitement à l'ambiance. Husseïn avança d'abord vers un homme de trente ans, grand, barbu, qui était au milieu des autres ; c'était un prince et un poète, qui ne jurait que par les garçons et ne connaissait d'autre loi que son désir. Il était connu qu'il avait déjà tué un garçon qui ne le satisfaisait pas assez. Il était assis sur un sofa ; Husseïn se planta en face de lui et dansa nu un moment ; la flamme du désir dansait en même temps dans les yeux de l'homme. Alors Husseïn grimpa sur ses genoux et continua à danser ainsi, l'entrejambe à un doigt de son visage. J'étais en admiration devant son audace ; les autres convives riaient et encourageaient Husseïn et le prince, qui dansaient maintenant ensemble. La bouche de l'homme parcourait le corps du garçon comme un cheval fou une étendue sauvage, et ses longues mains guerrières s'étaient refermées comme des serres autour de ses bras frêles ; il le retenait cependant que Husseïn se laissait aller en arrière, grisé par ses baisers, et ondulait toujours au son de la musique, dont le rythme s'accélérait. Le prince attira soudain Husseïn vers lui et se renversa avec lui sur le sofa, chassant les autres convives. Mon jeune ami savait ce qu'il avait à faire ; il aida l'homme à déboutonner son pantalon de velours, et attrapa son dard volumineux qui jaillit raide de désir. Il le mit d'abord en bouche et le suça voluptueusement, comme je lui avais appris à le faire. @ Haydar et Anastase approuvèrent, comme bien l'on pense. Le capitaine continua : - Un jour je fis la connaissance de Husseïn, ce garçon qui est avec moi. Il était orphelin , vivant seul avec sa soeur a"née ; je les recueillis tous les deux. Nous dev"nmes immédiatement amis, et un peu plus tard, Husseïn et moi dev"nmes amants. Il partage toujours ma couche à l'heure actuelle, et ma foi, je crois qu'il ne s'en plaint pas ! Il y a tant d'amour entre nous... nous sillonnons les mers à trois. Et parfois, nous nous lions avec l'un ou l'autre voyageur, à qui je raconte mon histoire. À vous, je me devais presque de la raconter, puisque vous avez contribué à faire tomber l'organisation du vieux Salahedd"n, l'ennemi juré de mon cher père. - À propos, dit Haydar, vous connaissez peut-être un ami à nous, qui est un collègue à vous... le capitaine Abdul-Hakim, cela vous dit-il quelque chose ? - Si ça me dit ! Fit Abdul-Ghafûr, l'oeil rieur ; mais comment donc ! Ce cher Abdul-Hakim, mais je ne connais que lui ! Un grand amoureux des garçons devant l'Éternel ! - Des garçons et de la mer, dit Haydar. - Et des livres, dit Anastase. - Mes chers enfants, dit Abdul-Ghafûr, il y a trois choses que tout homme bien né doit savoir aimer : les garçons, les livres et la mer. - Encore que pour la mer, je ne suis pas très sûr, dit Anastase. - Et moi, je ne suis pas très sûr pour les livres, dit Haydar. - Au moins, pour les garçons, nous sommes d'accord, alors, dit le capitaine en riant. - Certes ! dirent en même temps les deux amis. - Bien ! Je dois vous avouer que je ne ferais jamais totalement confiance à un homme qui n'aimerait pas les garçons ; ce genre d'homme me para"t éminemment suspect. - Ils n'ont pas très bon goût, dit Haydar avec une moue expressive. - Et je les soupçonne d'être beaucoup moins nombreux qu'ils veulent bien le laisser croire, dit Anastase. - Oh oui ! Beaucoup, beaucoup moins nombreux, renchérit Haydar. - C'est bien possible, dit prudemment Abdul-Ghafûr. J'ai toujours soupçonné que rares sont les hommes qui ne sont pas du tout sensibles aux charmes d'un jeune garçon imberbe. Mais beaucoup craignent de se dévoiler, à cause des jugements absurdes que le monde d'aujourd'hui porte sur cet amour, comme sur beaucoup d'autres choses dont la noblesse suprême n'est plus reconnue que par une infime minorité de connaisseurs. - Hélas, dit Anastase, je crains que vous n'ayez raison, mon cher capitaine. La noblesse, aujourd'hui, baisse le pavillon devant la plus basse vulgarité, et le saint amour des éphèbes rougit devant l'amour des femmes, qui sont bien souvent laides et ennuyeuses, et guère plus attirantes qu'une planche à clous, si on les compare au corps voluptueux d'un jeune garçon en fleur. - Ah ! C'est bien vrai ce que vous dites, mon cher Anastase ! C'est pour cela, croyez-moi, que j'ai pris la mer. En mer, on est plus libre. On ne se heurte pas à tout bout de champ à des lois et à des codes absurdes autant que scélérats, inventés par des gens qui ne connaissent rien à la vie pour des gens qui n'en doivent rien conna"tre. On est seul ma"tre à bord après Dieu ! Si mon petit Husseïn veut que je le cajole, il n'y a personne pour me venir dire qu'il est de mon devoir de le lui refuser au nom de la sacro-sainte éducation, qui n'est en tout et pour tout que l'apprentissage de l'esclavage et le frein du désir ; s'il ne veut pas, je le laisse tranquille et basta ! Mais croyez-moi, cela arrive peu souvent. Et les garçons, quand on ne s'ingénie pas par tous les moyens à leur faire haïr le plaisir, ne le prennent point comme une offense, mais comme le plus grands des bienfaits que l'on puisse leur offrir, et ils ont bien raison. Mais les hommes d'aujourd'hui sont finalement devenus assez stupide pour penser et pour enseigner que le plaisir partagé est source de souffrance pour ces jeunes mes << innocentes >>, comme si d'avance le plaisir était coupable. Sans parler de l'amour, qui, à cette aune, devient inf me. Faire haïr aux jeunes le plus noble sentiment du monde, tel est le modus operandi de cette démoniaque société, ennemie viscérale du bonheur. Vive la mer ! Vivent la grande mer et les grandes vagues, qui vous fouettent le visage et vous remettent les idées en place. Vivent les grandes étendues azurées, où l'esprit suit sa pente naturelle qui est de penser en grand, en infini, et non en limites et en petitesse, comme cet esprit rassis adversaire du désir et de la jouissance, dont nous parlions il y a un instant. - Voilà qui est admirablement dit et plus admirablement pensé, mon cher capitaine ; et je suis sûr que mon ami Haydar, ici présent, sera d'accord avec moi... mais, ça par exemple ! Où est passé Haydar ? >> Oui, où Haydar était-il passé ? Eh bien, Haydar, qui était plutôt réfractaire aux beaux discours, était parti les mettre en pratique avec Husseïn et sa soeur Hafidha. D'abord, le premier avait été séduit par la beauté de cet adolescent un peu plus gé et plus viril que lui, et, tandis que les hommes parlaient, il l'avait discrètement entra"né vers sa cabine pour faire des galipettes amoureuses ; Haydar, qui n'avait plus copulé depuis longtemps, ne s'était pas fait prier. Mais ensuite, la soeur elle-même s'était prise à désirer ce que le frère avait possédé, et à faire des avances au bel Haydar, de deux ans son cadet. Or, Haydar avait peu d'expériences avec les filles, ce qui, bien qu'il ne l'avou t pas toujours de bonne gr ce, commençait à lui manquer un peu. Quand une si belle occasion se présentait - Hafidha était, en effet, très jolie - il n'allait donc pas la refuser, même s'il venait de satisfaire ses désirs avec le frère. Dame ! Il n'avait que quinze ans après tout, de la vitalité à revendre et le sang chaud ; il ne se fit donc pas plus prier pour coïter avec la soeur que pour prendre le frère un instant avant. Pour le jeune Haydar, ce début de traversée s'annonçait sous les meilleurs auspices. Il n'avait même pas pensé un instant à la possible jalousie du capitaine - et il avait raison, car le capitaine, qui était, nous l'avons vu, d'un heureux tempérament et même d'un tempérament heureux, n'était pas jaloux - en tout cas jamais avec les jeunes. Si Anastase s'était avisé de séduire son petit Husseïn, alors, sans doute, c'eût été une autre paire de manches. Mais Anastase était fort loin d'y penser, et en ce moment, les deux hommes, attablés autour d'un bon verre de vin, devisaient gaiement de cette merveilleuse jeunesse, qui agit sans discourir pendant que les a"nés discourent sans agir. Ce qui, parfois, est plus reposant, il faut bien l'avouer. Mais à ce moment, Haydar, qui avait fini de copuler, reparut, l'air passablement guilleret, et revint se mêler à la conversation, ce qui eut pour effet d'attirer à nouveau l'attention des deux hommes sur Abdul-Hakim. << - Au fait, dit Abdul-Ghafûr, vous me parliez de ce cher Hakim... comment va-t-il ? Vous avez des nouvelles de lui ? - Justement, non, dit Anastase, et nous comptions sur vous pour en avoir. Nous avons des raisons d'être inquiets à son sujet. - Diable ! Il ne lui est rien arrivé de grave, j'espère ? - De grave, non, je ne crois pas ; encore qu'il ne faille jurer de rien, mais nous n'avons pas de raison de penser qu'il lui soit arrivé malheur, si c'est ce que vous voulez dire. Simplement, nous ne savons pas ce qu'il est devenu, et nous avons besoin de le savoir, car nous le recherchons, lui ainsi que notre ami et seigneur Mounir, avec lequel il doit se trouver, s'il n'est rien arrivé de f cheux entre eux deux. - Il n'a rien pu arriver de tel, dit prestement Haydar. Quand je les ai quittés, ils étaient ensemble et dans les meilleurs termes. Je suis sûr qu'aucune force au monde n'aurait pu les séparer. Ils doivent donc toujours être ensemble, mais où ? C'est là la question. Nous revenions d'Ajmer quand j'ai été enlevé... - D'Ajmer ? Enlevé ? Fit le capitaine en écarquillant les yeux. Oh ! Oh ! Voilà qui est peu banal, mon jeune ami ; voyons, contez-moi un peu cela. Et Haydar fit le récit complet des dernières aventures de nos amis, sans omettre de parler de ceux qui étaient allés à K thre. - Je vois, fit enfin Abdul-Ghafûr ; ainsi, on vous a aidé à vous échapper, pour des raisons qui demeurent en partie mystérieuses (quoique la haine du prince Mourad explique sans doute bien des choses), mais votre ami Mounir n'en sait rien. Il doit donc vous rechercher, lui aussi. Il ne faudrait pas que, par mégarde, vous vous croisiez sans vous voir et que vous vous manquiez, de sorte que tout serait à recommencer. - Ce serait fort ennuyeux. - Votre ami est intelligent ; il a dû prévoir que vous partiriez à sa recherche si jamais vous réussissiez à vous évader, et dans ce cas il aura laissé quelqu'un sur place en Ajmer ou à proximité, pour vous attendre. Mais je connais une "le, dans l'océan, où la plupart des bateaux qui vont vers Naruq ou Lijni en partant de l'Inde font escale. Il est aussi possible que vous trouviez quelqu'un là. Si vous voulez, je vous y emmènerai. - Nous le voulons bien. - Alors, mettons immédiatement le cap vers l'"le de Saré. Nous y serons en moins de cinq jours, vu que nous sommes un petit navire léger, et que nous transportons en ce moment peu d'équipage et de marchandises. Là, ma foi, je vous aiderai même à retrouver la trace de vos amis, si vous le souhaitez. Ne me remerciez pas. J'aime rendre service. >> Et comme Haydar aussi aimait rendre service, il passa la nuit avec le capitaine ; ainsi, il eut successivement le frère, la soeur et l'amant du frère. Et comme d'autre part le capitaine n'était pas un ingrat, et qu'il avait de la sympathie pour Anastase, Husseïn passa la nuit avec le moine. Cela le changea un peu du capitaine, et lui permit de satisfaire sa curiosité religieuse, qui était dévorante. Le brave Anastase n'avait plus passé pareille nuit depuis longtemps. Les jours passèrent, agréables et monotones. On causait beaucoup, et de tous les sujets, car le capitaine était, on l'a vu, un brillant causeur. Et l'on dormit les uns avec les autres, selon des combinaisons qui variaient au fil du temps, qui se formaient au petit bonheur, au gré de la curiosité et de l'envie des uns pour les autres ou l'inverse. Ce furent des jours heureux et paisibles, dans la grande plaine marine, ni trop calme, ni trop animée, sans grain ni houle, avec juste ce qu'il faut de vent pour gonfler les voiles des navires porteurs d'amour. Enfin, on arriva à Saré. Là, on interrogea, dans la première auberge de marins venue, si l'on n'avait pas vu par là un groupe de dix-huit hommes et garçons, dont un beau seigneur blond au regard dur vêtu de pourpre, et qui serait arrivé par bateau de l'Inde. Personne n'avait rien vu de tel. Il en alla de même dans la deuxième auberge et dans la troisième. Il était clair qu'on perdait son temps à chercher de la sorte. Alors, dans la quatrième auberge - où personne n'avait toujours rien vu - on prit des chambres pour la nuit, et l'on se reposa un peu avant d'aller s'aérer l'esprit en fl nant de par la ville. Mais quand ils furent au coeur de la ville, sur une grande place noire de monde, un jeune mendiant aveugle que Haydar eut vaguement le sentiment de reconna"tre arriva droit sur lui, le heurta, et laissa tomber dans sa poche un message qui disait : << rendez-vous ce soir, à telle heure, dans telle auberge ; mot de passe : les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux ; de la part d'un ami >>. Le soir venu, et à l'heure dite, Anastase, Haydar et Abdul-Ghafûr se rendirent dans l'auberge en question, qui était la première qu'ils avaient visitée, et dirent à l'aubergiste : << les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux >>. alors, l'aubergiste mena nos trois amis dans une salle à l'écart où se trouvait le jeune mendiant, que Haydar reconnut pour être Marzouk. Il pleura de joie en le voyant, et le mit au courant de son évasion, que Mounir avait prévue. C'est pourquoi il était là, lui, Marzouk, afin de le mettre au courant des tragiques événements survenus à ses amis pendant son absence. #suggestion : regrouper 36, 37 et 38 ; deux chap. En plus : << L'ennemi imaginaire >> : un jeune garçon se débat contre un ennemi né de son imagination : la Tête de Sanglier ? Il le traque en rêve et dans le réel, confusion des deux niveaux... garçon incompris par son milieu, témoin impuissant d'un monde violent, qui se rebelle à sa façon mais sans en avoir conscience ; l'amitié de ce garçon avec un adolescent dans une situation difficile, en proie à des problèmes... il vont s'aider et s'aimer mutuellement. Cet adolescent : vient d'une famille de treize frères ; la plupart dans la délinquance, l'un très religieux, ami de Mourad ? Le garçon hésite entre les deux voies, et une troisième : l'art, la philosophie... mais la violence (influence des frères) l'emporte ; descente aux enfers : mort des parents, ils essaient de s'organiser entre frères, violence croissante, opium... mais pris par son rêve, son besoin d'idéal, il fuit... rencontre le jeune garçon (qu'il a déjà vu en rêve ; il appara"t comme le salut, le sauveur - et réciproquement) ; ils vont se sauver ensemble... finissent par rejoindre l'Ordre. Noms possibles : Wanis et Siwan. Idée : à un moment, ils deviennent amis avec la Tête, qui les aide à tuer des adultes, et alors ils s'amusent ; mais à un moment, ils se rendent compte qu'ils sont trop les esclaves de ce monstre qui se sert d'eux ; escalade dans la violence, désillusion, récupération par l'Ordre, introduire cela de façon subtile. Négociations entre Mounir et la Tête pour récupérer les garçons ? Le deuxième, histoire de Ilian et Nayham. Autre histoire : celle d'un homme qui aime un garçon, mais celui-ci repousse ses avances. Alors il l'enlève, l'enferme et le retient en essayant de l'obliger à l'aimer, mais cela ne fonctionne pas ; et plus le garçon résiste, plus il l'aime. À la fin, il se procure un philtre d'amour et le fait boire au garçon ; le garçon tombe alors fou amoureux de lui, naturellement, mais l'homme se rend compte que cet amour n'est pas naturel, et du coup il n'aime plus le garçon et c'est lui qui est malheureux... finalement ils décident de mourir ensemble. Trouver une chute pas trop triste quand même. Purée, encore du boulot... Wanis, frère de Othm ne. Le lien entre leurs deux folies. Leur père les faisait se battre ; Wanis était trop fort, mais il avait compris qu'il finirait par tuer son frère, alors il est parti, mais il reste lié à lui, cependant qu'Othm ne s'enferme dans le silence. Vie d'errance pour Wanis. Délinquance. Récupéré par des truands gamins partouzeurs... le délire de la Tête de Sanglier commence à l'époque où il est avec son frère ; c'est l'agressivité que son père l'incite à développer contre lui qui se matérialise, mais après qu'il a fui elle l'accompagne ; lui reproche l'abandon de son frère ; l'incite à la violence. Un jour, les gamins veulent le faire participer au viol et au meurtre d'un autre gamin, il se rebelle et les tue tous ; la Tête le félicite. C'est après qu'il rencontre Siwan. Dans ce récit se place l'histoire du garçon, de l'homme et du philtre. Placer cette histoire dans le cadre par exemple d'un méfait, d'un vol ou qqch du genre accompli par Wanis et Siwan. Ou bien placer l'histoire du philtre ailleurs, avec celle de Masud etc. voir. Placer aussi l'idée de Dieu comme énergie informe modifiée par la pensée humaine ? Placer le diable sous la forme d'un adolescent très beau ? Un adolescent qui serait le diable mais qui se rendrait compte peu à peu qu'en fait il est Dieu ; rencontrerait Wanis au cours de son errance. Réfléchir.#@ 35. L'ennemi imaginaire Wanis, ô Wanis ? Qui es-tu, Wanis ? C'est le moment de raconter ton histoire, entrevue par Soufiane lorsqu'il copula avec Mounir après qu'Aymane eut détruit la prison où il fut enfermé avec Marzouk. Car tu es un mystère, et tu es l'enfant divin ; ton histoire est une plaie qui suppure à mon flanc, moi, la voix qui n'appartient à personne. Fadaises ! Billevesées ! Je suis Jaysh-All h, et je sais qui tu es ; je le sais mieux que quiconque ! N'essaie pas de me rouler ; tu n'es pas l'auteur de ce récit ; moi, la voix qui n'appartiens à personne, c'est moi qui vous ai faits tous les deux, Jaysh ! Toi, Wanis et tous les autres ! Mais arrête de m'interpeller ainsi, ô la voix ! Je ne dois rien à personne ; moi, Jaysh-All h, je suis le tout, je me suis enfanté moi-même et j'ai enfanté Wanis, et toi aussi, et tous, je suis mon propre principe, à jamais ! Mais non ; c'est moi qui t'ai créé, et tu n'es rien sans moi ! Qui te permet de me parler ainsi ? Ah ! C'est donc cela ; tu veux la guerre entre nous, la guerre contre toi-même ! Amr, qui résides en Thétys, viens, dis-lui de rester à sa place ; j'étouffe, j'ai besoin d'air, sortir, sortir du cadre de cette histoire ; Wanis, viens à ma rescousse ! Comment, c'est toi, Jaysh ? Oui, j'accours, que me veux-tu ? - Libère-moi ! Dis à cette voix de se taire enfin, que nous puissions être nous ! Vous accusez votre faiblesse ! Moi, la voix qui n'appartiens à personne, je vous ai faits tout ce que vous êtes ; même votre révolte m'appartient ; c'est moi qui suis votre histoire - mais je n'ai pas plus de réalité que le vent dans les arbres. Le vent dans les arbres, le soir, au delà des murs, les hauts murs noirs de la forteresse paternelle, tu t'en souviens, Wanis ? Le seul bruit qui berç t votre mélancolique enfance, toi et ton frère Othm ne ; tu t'en souviens, Wanis ? Tu es une plaie qui suppure à mon flanc, pourtant je ne suis qu'une voix et je n'ai pas plus de flanc que de langue ! Jaysh, par pitié, fais taire cette voix ! Inutile ; c'est moi qui suis la voix ! - Qui es-tu à la fin, Jaysh ? Et toi, Wanis, qui es-tu ? Allons, raconte ton histoire, Wanis, ou je vais la raconter à ta place. Jaysh, je t'en prie, viens à mon secours ! - Je suis là, Wanis, je te vois ; dans les ténèbres, comme Soufiane t'a vu. Je connais ton histoire, et toi aussi tu connais la mienne. Ah ! Maudite voix, elle ne se taira donc jamais ? - Mais c'est nous tous qui sommes la voix ; nous, les mille garçons et un garçon, c'est notre voix à tous ; notre voix ! - Jaysh, Jaysh, sauve-moi de ce cauchemar ! - Wanis, sauve-toi toi-même ; moi, tu le sais, je suis déjà perdu. Je suis celui qui hais ! Tu es celui qui aime. Vas-y, vomis ta douloureuse histoire à la face de ce monde obscène ! Wanis. Wanis et Othm ne. Deux frères. Vous étiez deux frères perdus dans cette vaste demeure, ce domaine seigneurial vieux comme le péché, deux jeunes frères apeurés, n'ayant que leur amour l'un pour l'autre. Tu avais peur, Wanis, ne te reproche pas ce qui est arrivé. Ton père était un monstre superbe ; cruel seigneur féodal, revenu de la guerre, honoré par ce Calife qu'il a plus d'une fois sauvé ; hautain, impitoyable, retiré dans sa forteresse au fond du pays, dans cette campagne sauvage pleine de goules et de djinns, et des hommes plus sauvages encore ; les monts sauvages à perte de vue ; le vent dans les arbres... Un homme ; dur, impitoyable, inflexible, foudre de guerre, mais vomi par celle-ci, exilé, vaincu ; trop cruel pour la guerre elle-même. Plus de têtes à couper désormais ; tu es fini, noble seigneur, le Calife n'a plus besoin de tes services ; toi, trop bouillant, cruel, malfaisant, nuisible même à tes amis... quelle humiliation ! Le Calife t'honore, mais il te craint, t'exile... la guerre est finie pour toi, et tu ne sais même pas encore qui tu es. Te voilà retiré dans ton sombre ch teau, aux confins du pays, régnant sur des milliers d'arpents de campagnes sauvages, les djinns, les bêtes fauves ; et les hommes du pays, plus fauves encore ; toi qui n'as jamais aimé ni été aimé, voilà ta vie. Tout le sang que tu as sur les mains ne t'aura servi à rien ; tes ma"tres t'ont abandonné ! Tout le monde te craint, tes amis, tes ennemis, tes ma"tres, te voilà seul ! Pourquoi les hommes sont-ils si durs ? Tu voulais seulement ne plus avoir peur, peur comme quand tu étais enfant, jadis, dans cette vaste forteresse sombre, où te voilà de nouveau enfermé désormais ; muré dans ta grandeur ; ils t'ont tous abandonné, même Dieu ! Même le diable ! Mais dans ton pays, cruel seigneur, c'est toi le ma"tre ! Les démons mêmes tremblent devant toi, pourtant tu ne sais pas qui tu es ; eux non plus ne le savent pas ; un pauvre jeune homme qui a voulu jouer à la guerre et qui est revenu blessé sans reconna"tre son pays, la plaine et le ruisseau de son enfance ; un enfant perdu, blessé, qui ne se reconna"t pas dans le miroir... tu as brisé tous les miroirs ; même le miroir du Verbe, qui renvoie à l'homme son image divine. Divinité déchue ; c'est toi ! Le silence désormais, tu ne veux plus que le silence. Deux femmes t'accompagnent dans ton pre exil, ô solitude ! Deux femmes, deux femelles, comment pourraient-elles te comprendre, toi, le guerrier fatigué, l'enfant blessé qu'on ignore et qui ne se reconna"t pas ? Elles ne peuvent ; maudites femelles ! Deux femmes. Deux soeurs. Malédiction, honte à toi ! Moi, Jaysh-All h, je ris, car je sais ce qu'il y a dans ton vilain coeur ; deux soeurs, te rends-tu compte ? La religion l'interdit, mais dans ton pays, seigneur, la religion, c'est toi ! Ne peux-tu faire ce que tu veux, maintenant que tes ma"tres t'ont l ché ? Tu vivras avec cette souillure, au nez de tous, tu leur montreras que tu n'as pas peur fût-ce de la colère divine ; car tu es la colère divine ! Ils ne sont bons qu'à courber l'échine, même devant ta turpitude. C'est toi le ma"tre ! Épouse-les toutes les deux ; deux soeurs, brave l'interdit ! De ces deux épouses, na"tront deux garçons, deux demi-frères qui verront le jour en même temps, Wanis et Othm ne ; tous deux aussi forts, tous deux d'une égale beauté. Forts, mais sensibles, si sensibles, comme leurs mères ; ils ressemblent tellement à leurs mères, ces deux soeurs que tu as épousées au mépris de la Loi, maudit renégat ! Laquelle est la vraie épouse ? Lequel est le vrai fils, ton fils ? Toi, le guerrier intraitable mais maltraité, la raison du monde t'échappe ; la folie s'empare de toi. Tu te mures dans le silence ; deux garçons forts et beaux comme toi, mais si différents ; pourquoi ressemblent-ils tellement à leurs mères ? Sont-ils ton image ou la leur ? L'un d'eux serait-il une fille déguisée ? Horreur et damnation ! Lequel ? Lequel est le vrai fils ? Silence ! Leur imposer le silence, à tous ; et puis, les départager ; qu'ils soient des hommes, comme toi, ou qu'ils meurent. Ah ! Mon Dieu, pauvre fils blessé, qui ne reconnais pas sa propre image, je vois ta souffrance, mais il n'y a rien à faire ; tu t'enfonceras dans ta démence, car tel est ton destin ; ma"tre dans ton domaine, tes ma"tres n'ont pas voulu de toi. Voilà la vérité. Bon à rien, renégat, rejeté par la guerre elle-même, emmuré, claquemuré dans ton silence, mais tu es encore un homme ; tu n'es même que cela, c'est tout ce qu'il te reste. Et eux, tes deux fils, nés en même temps de deux soeurs et d'un père renégat, sont-ils dignes de toi, sont-ils des hommes ? Lequel ? Il faut qu'ils se battent ; invite-les à se battre, toujours, toujours ; celui qui tuera l'autre sera le vrai fils ! Il faut qu'ils se battent ! Jusqu'à la mort. Un homme se bat jusqu'à la mort. En silence. Un homme ensevelit sa douleur dans le silence. Ô Wanis ; noble et tendre Wanis, comme tu aimais ton frère ; né quelques minutes avant lui à peine, le même jour, presque de la même mère, pas tout à fait ; à la fois frère et cousin ! Mais si aimant ; depuis que ton père avait imposé le silence à tous, dans cette forteresse sombre où l'on ne parlait plus que par gestes, mis à part le vent qui s'obstine à siffler dans les arbres, toi, tu lui parlais en cachette, la nuit ; dans tes bras plus puissants, tu le réconfortais. Tu lui parlais tout bas, pour que ton cruel père n'entend"t pas. Pauvre Wanis ! Vous n'aviez que huit ans ; huit ans, Wanis ! Quand il vous obligea à vous battre pour la première fois... Jour après jour... Il vous obligeait à vous battre, vous, les deux frères nés le même jours de cette double union sacrilège. Tu aimais tellement ton frère, le doux et fragile Othm ne, plus beau que toi encore ; tu ne voulais que le protéger, lui t'obligeait à le frapper, à l'affronter, encore et encore. Père cruel ; pourquoi faire cela à tes fils, ce ne sont que deux enfants ! La guerre n'a pas voulu de toi ; tu l'as donc ramenée dans ta maison, tu l'as tra"née de force, tu l'as allumée dans ton propre foyer ! Tu les forçais à se battre, eux, les deux frères-cousins aimants, qu'un seul survive, mais qu'il soit un homme au moins ! Ah ! Pas question de te désobéir ni de te résister ; ils se battront, ou ils mourront tous les deux ! C'est ce que tu avais décidé, donc, ils se sont battus ; courageusement, ils ont fait ce que tu voulais. Sois heureux, tu les as perdus tous les deux, mais ils se sont bien battus... Tu les faisais se battre, pour qu'ils aient le droit de manger, de dormir, de voir leur mère, le droit de vivre ; chaque fois, ils devaient se battre ; alors ils se battaient. Wanis frappait Othm ne et Othm ne frappait Wanis. Pendant des heures. Leur sang fraternel, ton sang, coulait le long de leurs joues et se mêlait, leur sang cachait leurs larmes ; ils se battaient. Wanis était le plus fort ; Wanis l'a"né, de quelque minutes certes mais l'a"né tout de même, Wanis le fort, la fierté de son père, Wanis l'homme, le guerrier, il gagnait, il gagnait toujours ; plus les années passaient, plus il gagnait... puis, quand leur père célébrait seul cette amère victoire, loin de son regard jugeur, il le consolait, le prenait dans ses bras, et il lui demandait pardon... pendant des heures, il lui demandait pardon ; il se mortifiait, ne mangeait plus en espérant devenir moins fort, mais rien à faire, il était toujours le plus fort ; Othm ne trop doux, trop sensible... Pourtant, Wanis aimait tellement son frère ; il lui demandait pardon ; Othm ne pleurait simplement, dans ses bras, il n'avait pas besoin de pardonner, il savait qu'il n'avait pas le choix... c'était lui, c'était leur père... ils étaient obligés... parfois, Wanis laissait gagner, mais malheur si son père s'en apercevait ; alors, le ch timent était terrible ; et il les frappait tous les deux. Il n'y avait pas le choix. Il fallait se battre. Avec les années, Wanis a compris. Il a compris que son père n'arrêterait jamais, que ce serait jusqu'au bout, réellement, il a compris qu'Othm ne mourrait ; il a compris enfin ce que voulait son père, horreur ! L'obliger à tuer son frère, pour être un homme, et vivre avec cela pour le restant de ses jours ! Mais lui ne veut pas de cela. Il a compris qu'il n'avait pas le choix. Le jour de ses onze ans, il est parti ; il est parti de la maison paternelle, de cette maison maudite où règne un silence de mort, troublé seulement par la plainte du vent dans les arbres et les cris de deux frères ennemis forcés qui se battent comme de jeunes lions, qui se battent entre eux pour survivre. Wanis ne veut plus, Wanis refuse ; il part pour ne pas avoir à tuer ce frère qu'il aime. Dans la nuit, il fait ses adieux à Othm ne - pauvre Othm ne ! - et s'en va. Il préfère s'en aller... Othm ne vainqueur par forfait ! Par abandon ! Son père n'avait pas pensé à cela. Wanis a compris, lui, ce que c'était qu'être un homme ; il a fait la seule chose qu'il pouvait faire pour sauver son frère : l'abandonner. Il est parti. Père exclu de la guerre, fils déserteur, et pourtant qui est l'homme ? Le fils. Depuis, Othm ne ne parle plus ; il s'est complètement muré dans le silence, à son tour, et n'adresse plus la parole qu'aux ombres qu'il voit défiler dans sa tête. Enfermé dans son monde intérieur. Silencieux à jamais. Revoit-il Wanis dans son rêve éveillé ? En tout cas, Wanis revoit tous les jours Othm ne. Il ne sait pas ce qu'il devient, il espère qu'il ne souffre pas trop. Pauvre garçon errant, dormant sur la dure, auquel personne ne fait attention, dont personne ne conna"t l'histoire ; onze ans seulement, et c'est comme s'il avait vécu un siècle ; il doit se battre encore, se battre toujours pour vivre ; toujours obligé de se battre... mais au moins ce n'est plus contre son frère... 36. #dans ce chap. Mounir récupère Soufiane ; il est avec lui à la fin du chap., en route pour le désert avec Aymane.# Le récit de Marzouk et les tribulations du jeune Soufiane << - Après que tu eus été capturé, Haydar, dit Marzouk, Mounir était furieux, mais il ne cessait de répéter que tu t'évaderais, que tu étais plus malin qu'eux, que d'une façon ou d'une autre, tu repara"trais. Alors, il laissa Abdul-Hakim près d'Ajmer, au cas où tu réappara"trais là-bas, et nous, les autres, f"mes route vers Varjna pour reprendre la mer. Mais sur le chemin, nous eûmes à faire face à une deuxième embuscade, plus terrible encore, faite par les gens de la Tête de sanglier. Celle-ci, en effet, n'ayant pas digéré la défaite que nous lui avions infligée, avait réussi à monter les campagnes indiennes contre l'Ordre, leur faisant croire que nous étions de dangereux malandrins. Ce ne fut plus à une vingtaine de soldats de Mourad que nous eûmes alors affaire, mais à des centaines de paysans indiens, armés, entra"nés aux arts du combat, et prêts à en découdre avec les bandits que nous étions supposés être. Heureusement, il y avait parmi nous le jeune Aymane, dont tu connais déjà le redoutable pouvoir. Alors que les paysans, armés de piques et de gourdins, allaient fondre sur nous et décapiter l'Ordre, le petit Aymane entra dans une colère noire ; et soudain, comme par enchantement, une terrible tempête se leva, qui balaya tout sur son passage. Des rafales soufflaient dans toutes les directions à la fois ; des éclairs tombaient ; les paysans furent dispersés aux quatre coins de l'espace, et les gens de la Tête de sanglier aussi. Le combat cessa faute de combattants ennemis. Quant à nous, nous étions saufs, par un vrai prodige. Même Ad"l nous confia qu'il n'avait jamais mesuré à quel point le pouvoir de son jeune élève pouvait être terrible. Nous étions saufs, disais-je, mais il y avait tout de même des blessés parmi nous, des hommes que les piques des paysans avaient atteints. La situation était déjà assez critique. Bientôt, avec la fatigue du chemin et l'épuisement nerveux dû au combat et à la tempête, nous ne pûmes continuer. Nous dûmes nous arrêter dans une auberge de village, où, malheureusement, comme nous l'appr"mes plus tard, logeaient aussi deux nobles et paisibles cavaliers, qui étaient des espions à Mourad. Aussi, le lendemain, sans méfiance, nous laiss mes les blessés à l'auberge avec une somme d'argent suffisante pour le voyage de retour, et repr"mes à treize seulement le chemin de Varjna. Comme nous approchions de cette ville, nous aperçûmes des groupes de mendiants et de vagabonds qui nous regardaient étrangement. - Holà ! Leur d"mes-nous, y a-t-il quelque chose qui vous déplaise dans notre allure, manants ? - À nous, rien, dirent en choeur les vagabonds et les mendiants. Vous avez l'allure de gens que l'on recherche partout, voilà tout. Les hommes du Calife sont à vos trousses ; fuyez ! C'est un conseil. Nous vous le donnons car la société ne nous aime pas, alors nous ne l'aimons pas non plus ; et puis, vous nous donnerez bien quelque chose en échange du conseil, n'est-ce pas, mes beaux seigneurs ? Nous donn mes un peu d'argent à ces insolents, et repr"mes notre route, l'oeil aux aguets. En effet, les portes de la ville étaient toutes gardées par des hommes armés qui examinaient soigneusement les voyageurs ; il était évident que c'était nous qu'ils cherchaient. Bref, nous avions devant nous les gens du Calife et du gouverneur de Varjna, derrière nous les gens de Mourad et de la Tête de sanglier. Nous étions pris en étau. Alors, nous aperçûmes, au bord de la mer, un groupe de pêcheurs qui s'apprêtait à prendre le large à bord d'un petit voilier. Nous leur demand mes s'ils ne pouvaient pas, moyennant une forte somme d'argent, nous conduire jusqu'à Saré. Après un bref marchandage, ils acceptèrent. Les hommes et les garçons s'embarquèrent alors sans méfiance. Mais, moi qui ait l'expérience de la navigation, je compris vite le piège : nous n'allions pas vers Saré ; nous retournions vers Varjna où, sans doute, nous attendaient les gens de Mourad. Fatigués comme nous l'étions, avec des enfants, nous n'étions plus de taille à nous défendre contre vingt pêcheurs vigoureux, mais de plus, imaginez qu'Aymane, en pleine mer, pique une nouvelle colère noire ; si une tempête pareille à celle de l'autre jour nous prenait au milieu des flots, nous pouvions ne pas en réchapper. Alors, nous conv"nmes d'une ruse. Mounir et moi prétend"mes que nous avions laissé à Varjna une somme d'argent qu'il nous fallait récupérer de toute urgence, et nous proposions aux marins de leur en donner le tiers s'ils acceptaient de nous mener en chaloupe jusqu'au rivage. Deux forts pêcheurs embarquèrent dans la chaloupe avec nous ; mais ils ne se méfiaient pas. Pendant la traversée, je me mis à regarder le plus lourd et le plus sot des deux de façon équivoque, et je pris des attitudes bien calibrées qui mettaient en avant la jeunesse de mon corps. Je me doutais que ces hommes rudes, qui sont toujours sur la mer, n'ont pas souvent l'occasion d'évacuer leur trop-plein d'énergie m le, et qu'en le troublant par le spectacle de ma chair blanche et tendre, les défenses de son esprit s'affaibliraient, ce qui ne manqua pas d'arriver. Il baissa sa garde, devint plaisant, badin, du coup je me mis à l'aguicher encore plus, et il se mit à roucouler davantage. Il en vint à me faire de vraies avances, auxquelles je feignis de m'intéresser. Alors, Mounir feignit un mouvement de jalousie et se mit dans une grande colère ; les deux marins furent pris au dépourvu ; j'en profitai pour asséner un coup de genou bien placé, au point le plus sensible, à la brute qui ne se méfiait pas de moi ; ça lui apprendra à reluquer les jeunes garçons, non mais ! En un rien de temps, nous les ma"tris mes et les jet mes à l'eau ; puis nous avons vogué en chaloupe jusqu'à Chutta, où nous avons réussi à prendre un bateau jusqu'à Dj lind, et de là, jusqu'à Saré ; un fameux périple. Nous ne savons pas ce qui est advenu de nos infortunés amis, mais nous nous sommes promis que, dès que nous vous aurions retrouvés, nous irions les délivrer ou, à la rigueur, les venger. À Saré, nous nous sommes cachés, car nous sommes toujours recherchés par les hommes du calife, c'est pourquoi vous ne nous auriez pas retrouvés ; car nous sommes dans les bas-fonds de Saré, avec les gueux, les mendiants, les vagabonds. Mais nous nous doutions que, tôt ou tard, vous viendriez ici, et nous vous attendions. Maintenant, si vous le voulez, je vous conduirai jusqu'à Mounir, qui est impatient de vous revoir. - Autant que nous le sommes, dit Haydar. >> Alors, Marzouk guida Haydar et Anastase jusqu'à Mounir ; ils prirent un incroyable dédale de ruelles de plus en plus sombres, de plus en plus sales, étroites, fangeuses, pleines d'enfants crasseux qui jouaient dans des ruisseaux d'eau boueuse, pleines de mendiants, de gueux, de crève-la-faim, de hors-la-loi de toute espèce ; tout un monde souterrain, clandestin, coupé des lumières de la civilisation, lugubre mais chantant, crevant de lèpre et d'escarres, mais heureux, insouciant, batifolant dans les rigoles, enfants livrés à eux-mêmes, ignorant la dure loi de l'école, connaissant celle, plus douce pour ces pauvres marmots, du ruisseau joyeux qui s'écoule. Là, au fond d'une cour miteuse, qui deviendra plus tard mythique, trônait Mounir, roi de cette plèbe, chef de cette aristocratie guenilleuse, prince des enfants des rues de Saré. Son bel habit pourpre impeccablement repassé, mais désormais rapiécé, sa pipe d'opium toujours sur la lèvre, il avait, en deux temps trois mouvements, rallié ce peuple dépenaillé, mais cachant sous ses oripeaux une noblesse de coeur et d' me qui n'existait peut-être plus ailleurs, excepté dans l'Ordre ; il avait fait des bas-fonds de Saré une véritable succursale de l'Ordre ; son autorité naturelle et son sens de l'organisation avaient fait des miracles. Victime de deux embuscades mortelles, par deux fois frappé d'un coup qui pour tout autre eût pu être fatal, lui s'en était relevé plus beau, plus triomphant que jamais, délivrant aux gosses des rues les plus obscures de l'"le ce même message qu'il avait naguère donné aux joyeux vagabonds des plaines de Naruq : << soyez beaux ! >> Et ce message avait été compris. Ils étaient beaux, ces galopins aux yeux d'amours, ces petits gueux aux cheveux en bataille, aux mains baladeuses, à la verge frétillante, tous ces pouilleux, ces croquemitaines en culottes courtes, ces fils de l'ogre et de la sorcière, ces poètes, ces fous. Ils étaient sublimes, tous ces mendiants de la gloire, ces petits soldats de l'anti-monde, ces jeunes lionceaux affamés qui, le soir, se dévoraient les uns les autres, s'offraient dans les coins, feulaient de plaisir en se fouaillant les tripes, buvaient la salive et le sperme, employaient leur sexe plus souvent que leur estomac. Ah ! Oui, Mounir les avait bien dressés ; Mounir, le ma"tre, toujours triomphant, empereur purpurin de la noblesse plébéienne, adulé partout sur la terre, de l'Inde au Khorassan et à l'Afrique, Mounir, cet Alexandre qui était un Néron, mettant le feu à la Rome universelle, à la cité des hommes tout entière, mais le feu de l'amour et du désir ardent. Sur son chemin, ce n'était pas des tra"nées de cadavres qu'il laissait, mais des tra"nées de corps de garçons pantelants d'amour, accouplés sans fin, cabrés dans les postures les plus folles et les plus poétiques au fond, car Mounir était un poète du sexe. Mais c'était aussi un esthète au maniement du sabre, ceux qui en doutaient ne vivaient en général pas assez longtemps pour faire des adeptes. Et ainsi, la langue presque toujours posée sur un tuyau de pipe ou sur un sexe de garçon, fumant l'opium, buvant l'éphèbe, il faisait sa vie poétiquement, vaillamment, spirituellement, en véritable mudj hid, combattant sur le sentier de Dieu, mais le Dieu caché, Celui qu'il faut découvrir en fouillant jusque dans les bas-fonds de la Réalité. L'un de ces garçons indiens très pauvres qu'il avait pris sous son aile, vivotant dans les bas quartiers de la vieille Saré, s'appelait Çiva. Il avait douze ans et il rappelait un peu Nuhad, mais en plus pauvre et plus impulsif. Mounir lui avait appris à dominer son agressivité pour mieux s'en servir, et un soir, tout en échangeant des caresses, il lui avait expliqué les principes de l'Ordre, et ce qu'il était venu faire en Inde, et pourquoi il tenait tant à retrouver un garçon nommé Soufiane, et pourquoi il voulait en même temps laisser une trace dans ce pays. Le cas de Çiva était particulier, car il venait en réalité d'une famille d'initiés tantriques, qui possédaient la connaissance cachée comme les Brahmanes ; mais dans les derniers temps, le monde où ils vivaient était devenu la proie d'influence dissolvantes, et la puissance matérielle, l'argent, l'épée, étaient devenus rois ; la famille de Çiva n'avait pas su s'adapter, ses grands-parents et arrière-grands-parents n'étaient pas doués pour le commerce ou le travail manuel, du coup ils étaient tombés dans l'extrême indigence, méprisés des gens en place, en dépit des influences qu'ils véhiculaient ; déjà, les parents de Çiva avaient perdu conscience de leur rang, ils étaient devenus tout à fait des parias, et pourtant il restait en Çiva même une noblesse sauvage qui le rendait beaucoup plus intéressant, aux yeux de Mounir, que bien des jeunes plus éduqués, issus des couches moyennes et << respectables >> de la société. Comme Mounir l'expliquait au garçon, tout en se livrant à divers jeux amoureux : << - Il faut toujours aller vers les extrêmes, Çiva ; vers le haut ou vers le bas, car quand l'ordre véritable est aboli, c'est là, dans le reliquat des anciennes aristocraties déchues, ou à l'opposé, chez les gens très humbles voire les marginaux, que tu peux encore recueillir des influences supra-humaines, une Baraka authentique ; tu as cette Baraka, conserve-la précieusement. - Tu veux dire que tu nous aimes parce que nous sommes pauvres, parce que le monde nous a rejetés et ne veut pas de nous ? - Il ne faut pas confondre le faux ordre avec le vrai ; le faux ordre a toutes les apparences de l'ordre, mais il ne repose pas sur les mêmes critères. Quand le monde en est arrivé à ce point où le faux se substitue au vrai, la situation devient très intéressante pour l'homme qui a encore conscience du vrai. Il peut jouer le plus beau rôle, affirmer le vrai en luttant contre le mensonge, ou plutôt, affirmer l'authentique en luttant contre la contrefaçon. Ces gens riches, puissants et fats qui dirigent votre monde aujourd'hui ne sont que des contrefaçons de l'autorité ; dans ces conditions, la véritable autorité, c'est-à-dire l'Ordre, appara"t comme une puissance subversive, et elle l'est effectivement, ce qui est plutôt amusant. C'est quand les ténèbres envahissent tout que le combat pour la lumière devient un jeu, une occasion de se divertir au détriment des sots et des fats. - Alors, l'homme de lumière doit souhaiter le triomphe des ténèbres pour avoir le plaisir de les combattre ? - Il n'a pas besoin de le souhaiter, il arrive toujours ; c'est la nature même du monde qui l'impose. Mais quand il est là, il faut l'accueillir comme une bénédiction, car l'épreuve est une bénédiction, elle est l'occasion de reconna"tre les héros et les pleutres. Tu n'es pas un pleutre, n'est-ce pas, Çiva ? - Non, Mounir, je ne crois pas. - Je ne crois pas non plus, car sinon je ne serais pas là, couché près de toi à caresser ton corps divin. Eh bien ! Voilà, demain nous allons livrer un grand combat pour libérer des amis à moi, qui sont aussi de ce fait tes amis. Tu auras l'occasion de montrer ce que tu vaux ; vous aurez tous l'occasion. C'est pourquoi je bénis le fait que mes amis aient été enfermés, bien que j'eusse préféré qu'ils fussent toujours libres. Ne recherche pas les épreuves, bénis-les quand elles arrivent. Çiva, vous n'êtes pas des gens puissants, toi et les garçons que j'ai réunis ici ; il y a certes quelques nobles parmi vous, qui se sont mêlés au lot parce qu'ils ont compris où était leur vraie place, comme moi ; la plupart de vous sont des humbles, des exclus, comme toi, mais il y a tant de lumière en vous ! Quand le vrai ordre dispara"t, les influences supérieures qui le fondaient se retirent, soit vers les hauteurs, soit, plus souvent, dans les profondeurs, comme des initiés persécutés qui se réfugient dans les catacombes, ou comme Sidn Yussuf dans le puits, après que ses frères l'eussent trahi. C'est là que je suis allé vous chercher, dans les catacombes. Vous étiez plus resplendissants que les triomphants d'aujourd'hui, ceux qui paradent dans la lumière mais qui n'ont rien de lumineux. - Moi aussi je te trouve resplendissant, Mounir ; c'est toi qui nous a apportés la lumière. - Ne surestime pas mon rôle ; la lumière était en vous et elle l'est toujours. Tu es pauvre, tu as l'air d'un gueux, tu n'as jamais été à l'école, tu ne seras jamais un commerçant avisé, un honnête mercanti, tu feras peut-être un bon voleur si tu n'es pas pendu avant ; mais tes ancêtres n'en étaient pas moins des tantriques, l'équivalent des soufis chez nous, et ils vivent encore en toi. Rien ne meurt que ce qui est déjà mort ; la lumière vient toujours des ancêtres. Vous êtes dans les bas-fonds aujourd'hui, mais si vos ancêtres étaient vraiment nobles, ça ne change rien à ce que vous êtes. La noblesse est d'une nature transcendante et mystérieuse, elle n'est pas une question de rang ni d'éducation, elle est son propre critère et elle se reconna"t d'elle-même quand on est capable de la reconna"tre. Demain, tu vas montrer ta noblesse, Çiva. En attendant, sois gentil, écarte un peu plus les cuisses, pour faire circuler l'énergie du noeud, je vais te faire conna"tre une sensation sublime. - Oui, hmm, d'accord... oui, c'est bon... euh... tu nous considères comme des nobles alors ? Pourtant, nous n'en avons pas vraiment l'air, ni les manières. - Cela n'a aucune importance, vous êtes des nobles pour moi. Les hommes ne sont pas égaux, c'est la première des vérités ; l'égalité est le pire des égarements, l'inégalité est la plus haute des valeurs, ce qui ne veut pas dire que toute inégalité soit respectable ; il faut conna"tre les vrais critères et les rétablir si nécessaire ; le sabre peut être un bon allié pour cela, mais lutter contre le faux ordre n'est pas la même chose qu'établir le chaos - bien qu'un chaos créateur soit parfois préférable à un faux ordre stérile. L'Ordre, c'est la défense de l'inégalité, c'est-à-dire de la supériorité, où qu'elle se trouve. Vous êtes des voleurs, des gueux, des malandrins, mais je vous emploie car j'ai vu en vous une vraie noblesse ; depuis le début, je ne fais que rechercher la vraie noblesse où qu'elle soit, même sous les oripeaux du mendiant. - Continue, hmmhh... alors c'est ça, l'Ordre, Mounir ? - Oui, Çiva, c'est ça. >> Plus tard, quand Mounir vit venir Haydar, il bondit littéralement de joie. Il l'attrapa par la taille et le hissa au dessus de lui, tandis que le garçon riait, que tous les garçons autour de lui riaient, d'un rire énorme, truculent, communicatif, et bientôt, tout le monde se roulait par terre, échangeait des ruades et des regards complices, et un peu partout, des vêtements tombaient en se mélangeant, et ce fut, dans la nuit, sous les flambeaux rougeoyants, une seule énorme copulation, un coït de plusieurs dizaines de verges dans autant de trous de toutes natures, une fête de la Chair... faite verbe. Car la chair parlait ; elle disait la joie des retrouvailles, le bonheur indicible d'une liberté qui se conna"t elle-même, liberté de ne faire qu'un avec ceux que nos sens élisent pour faire un avec eux. Bonheur et liberté ; verbe de la Chair éternelle. Enfin, on s'éveilla tout doucement de ce doux rêve et l'on parla. Mounir apprit de la bouche de Haydar - cette bouche qu'il avait copieusement baisée il y a un instant à peine - le détail de son évasion, qu'il avait prédite. << - Mon cher Haydar, disait-il, je savais que tu ne resterais pas longtemps prisonnier de ces rustres. Ta valeur est trop haute pour cela. Ils ne pouvaient pas te retenir longtemps ; Dieu ne l'aurait pas permis, ni moi non plus. Et quand je ne permets pas une chose, en général, elle n'arrive pas, voilà tout. - Seigneur, répondit le garçon, vos avis sont toujours pénétrants ; mais, si je puis m'en permettre un, remercions ce bon Ben Zouhal, dont la haine contre Mourad a si bien servi nos intérêts, en particulier les miens. - Mon garçon, un de ces jours tu iras remercier Ben Zouhal en personne si tu y tiens. Je ne t'en empêcherai pas. J'aime qu'on soit poli et reconnaissant, même envers un gougnafier. Mais crois-moi, en l'occurrence, ce gougnafier n'a été que l'instrument de Dieu ; et la justice divine se fût aussi bien accomplie sans lui, même mieux, car il y a de la mauvaiseté à mon égard dans cette évasion à laquelle ni moi, ni toi, mon principal disciple, n'avons activement participé. >> Et, disant cela, il frottait son nez contre le ventre chaud et doux de l'adolescent, et sa bouche descendait, en l'embrassant, la ligne qui relie le nombril au sexe, et que Mounir appelait le méridien de l'amour. Et il suçait à nouveau ce joli sexe de garçon, droit et fier comme l'Alif, sous les regards impassibles de l'assistance entièrement soumise à cet homme éminemment supérieur devant lequel toutes les échines se pliaient, soit de crainte, soit de respect. Pendant ce temps, il faut dire quelques mots des conditions de vie d'Aymane, de Soufiane et des autres dans la prison de Varjna, après que les marins les aient livrés aux gens de Mourad. Ils étaient retenus avec des milliers d'autres prisonniers dans cette lugubre citadelle en attendant d'être déférés devant la justice du Calife, s'ils l'étaient un jour. Là, ils découvrirent un autre monde. La prison de Varjna était grande comme une ville, et elle possédait une organisation intérieure presque aussi complexe. Elle faisait vivre toute la région, par les places de gardiens qu'elle donnait aux chefs de famille, et aussi par le travail des détenus, qui fournissaient une immense réserve de main-d'oeuvre. Les conditions de vie étaient difficiles, presque inhumaines, mais les prisonniers s'étaient depuis longtemps organisés entre eux pour tenir. Il y avait d'une part les gardiens, qui formaient une hiérarchie pyramidale, depuis le directeur de la prison qui était un noble, vivant dans de somptueux appartements et ne voyant jamais les prisonniers, jusqu'aux simples surveillants, qui étaient de pauvres soldats vivant dans des conditions presque aussi pénibles que les prisonniers eux-mêmes, et partageant leur enfer. Entre eux, il y avait toute une légion de chefs de section ou de département avec des grades divers, qui propageaient les ordres et se répartissaient l'autorité. Tous ces hommes avaient des caractères variés ; ils étaient loin d'être tous pareils, exactement comme dans le monde extérieur. Certains étaient cruels, inhumains, brutaux ou raffinés, se plaisaient à humilier les prisonniers ou à les exploiter. D'autres, évidemment plus rares, étaient humains, capables de compassion, et s'efforçaient d'être justes et d'alléger le fardeau des détenus, mais ils devaient veiller avant tout à faire respecter la discipline, car c'était leur devoir. D'autres encore - et c'étaient les plus nombreux - étaient indifférents, et faisaient juste leur travail, sans se soucier des problèmes ou des souffrances de ceux qu'ils surveillaient, insensibles, mais sans prendre de plaisir à les maltraiter non plus. Et bien sûr, tous les gardiens ne s'entendaient pas entre eux ; il y avait des problèmes de toute sorte, des conflits de personnes ou d'intérêts, des divergences sur leur rôle ou sur la façon de faire régner l'ordre dans la prison, ce qui entra"nait la formation de clans, de factions qui, au sein de la hiérarchie des gardiens, se disputaient prement l'autorité, de façon plus ou moins feutrée. Du côté des prisonniers, c'était sensiblement la même chose. D'abord, comme dans toutes les prisons du monde, les gardiens savaient qu'ils ne pouvaient tout contrôler, qu'ils étaient trop peu nombreux et manquaient de moyens, ils avaient peur de ceux qu'ils étaient chargés de garder. Du coup, ils déféraient une partie de leur autorité à certains prisonniers élus, à qui ils donnaient, en échange d'avantages divers, un certain pouvoir sur les autres, à charge pour eux de les tenir à l'oeil. Certains prisonniers faisaient donc le travail des gardiens à leur place, et ils en tiraient divers avantages ; mais même ceux-là n'étaient pas tous pareils, ni motivés par les mêmes idées. Il y en avait qui étaient de vraies crapules, jouissant d'exercer un pouvoir arbitraire sur leurs semblables. Ils étaient méprisés des gardiens, mais il leur étaient bien utiles, car c'était gr ce à eux qu'ils pouvaient savoir à peu près ce qui se passait, qui faisait de la contrebande, qui préparait un plan d'évasion, etc. D'autres de ces prisonniers-gardiens étaient plus malins et jouaient un rôle plus ambigu. Tout en feignant d'être du côté des gardiens, ils étaient peut-être davantage du côté des prisonniers, à des degrés divers. Leur rôle était bien sûr délicat, ils essayaient de garder un équilibre. Tout en encadrant et en surveillant leurs semblables, ils essayaient de les aider, ils les dissuadaient d'entreprendre des actions hasardeuses, dénonçaient celui qui devenait une plaie pour les autres, fermaient les yeux sur les agissement des autres, les trafics divers, surtout s'ils pouvaient avoir leur part. Ils ne disaient pas tout aux gardiens, qui se méfiaient d'eux, mais ils contribuaient à faire régner un certain ordre. Les prisonniers étaient donc eux aussi divisés en clans, en factions, qui luttaient entre eux autant qu'avec les gardiens, et dans chacun de ces clans, il y avait des indicateurs, des taupes à la solde des gardiens, qui pouvaient éventuellement jouer un double rôle, venir en aide à leurs amis, informer aussi les prisonniers de ce que préparaient ou disaient entre eux les gardiens. Bref, une double hiérarchie, divisée dans les deux cas, dont toutes les parties entretenaient des relations compliquées. Au milieu de tout cela, le prisonnier isolé, qui se retrouvait pris dans cette machine, comme nos amis, essayait de survivre, en nouant des liens avec d'autres, et avec les divers clans, selon son identité et ses intérêts propres, des liens d'entraide et de fraternité qui permettaient à tous de survivre ; du moins c'était l'idée. Certains clans étaient constitués de personnes venant d'une même région, qui se regroupaient par affinité géographique ; d'autres se regroupaient par affinités religieuses ou idéologique, ou économique, ou autre. Certains appartenaient à plusieurs clans, d'autres à aucun, étant soit trop fiers, soit trop faibles, et ils luttaient quand même pour survivre au sein de ce système. Rapidement, les membres de l'Ordre avaient formé un clan à part, et ils avaient trouvé leur place dans la hiérarchie ; ils étaient relativement respectés des autres, à qui ils ne voulaient aucun mal ; la réputation de l'Ordre et de Mounir les protégeait en partie. Il y avait des prisonniers de tous ges, y compris des très jeunes ; en effet, on ne prenait pas soin d'enfermer les jeunes délinquants à part, au contraire même. Deux tendances se mêlaient parmi les gardiens, quant à la façon de traiter les détenus jeunes. Il y avait l'intérêt et la morale. La tendance morale, qui interagissait et s'équilibrait de façon plus ou moins aléatoire avec l'autre, consistait à classer les jeunes selon leur caractère et la gravité de leurs crimes. Ceux qui étaient vraiment violents et avaient fait des choses graves, les jeunes violeurs ou assassins en particulier, étaient souvent traités de façon plus dure ; les gardiens prenaient un malin plaisir à les enfermer systématiquement avec les auteurs plus gés d'actes similaires, avec les pires brutes violeuses, de manière à ch tier le cime par le crime même, en quelque sorte. Au contraire, ils avaient tendance à protéger plus ou moins ceux qui étaient plus fragiles, les auteurs d'actes mineurs qui avaient fait les frais d'une justice inclémente, et qui n'étaient pas de taille à résister à une violence excessive ; ceux-là, ils essayaient de les enfermer à part, ou avec des détenus adultes plus inoffensifs, et à veiller sur eux. Cela, c'était la tendance morale. La tendance économique, qui interférait beaucoup, comme on l'a dit, avec la précédente, consistait, comme on pense, à classer les jeunes en fonction de ce qu'ils étaient susceptibles de rapporter à ceux qui étaient en position de monnayer leurs charmes. Donc, les plus beaux et les plus jeunes se retrouvaient en général, quoi qu'ils aient fait, pas forcément avec les pires violeurs, mais avec les plus riches. Ceux des prisonniers qui avaient plus de moyens, soient qu'ils fussent riches au départ et qu'ils eussent conservé une fortune personnelle, des appuis suffisants à l'extérieur, soit qu'ils fussent malins ou forts et se débrouillassent pour gagner de l'argent dans la prison même, par le travail, le trafic ou autrement ; ceux-là avaient droit, de la part des gardiens, à une attention toute particulière. Ils pouvaient recevoir la visite des prisonniers jeunes et beaux, à la chair tendre, pour autant qu'ils payassent le prix, naturellement. De plus, s'ils étaient assez puissants et intelligents, ils pouvaient à leur tour monnayer la chair de ces jeunes aux autres détenus, et certains s'enrichissaient de cette façon. De sorte que la prison était aussi un vaste lupanar ; les hautes autorités, qui ne participaient pas à ces trafics immondes - ils étaient déjà suffisamment riches et puissants pour ne pas avoir à s'y mêler - étaient plus ou moins au courant de tout cela et fermaient les yeux, car ils considéraient ces choses comme normales ; après tout, ce n'étaient que des criminels. Le système marchait bien, il n'y avait pas de raison de le changer. Il ne leur serait jamais venu à l'idée de regarder cette exploitation des plus jeunes détenus comme très immorale et de vouloir y mettre fin. L'essentiel était que tout cela rest t confiné à l'intérieur, et ne transparût pas trop à l'extérieur. Un jour, des années après ces événements, on demanda à Mounir ce qu'il pensait de ce système ; il répondit qu'il était dans l'ordre des choses et que, nonobstant qu'il avait horreur des prisons et aussi des honnêtes gens qui les construisent, tant qu'à faire, si elles pouvaient contribuer au mélange des générations, quitte même à devenir de véritables lupanars garçonniers, c'était à peu près leur seul avantage alors autant le conserver. On reconna"t bien là la sagesse et la finesse d'esprit de l'homme du désert. Bien entendu, les gardiens eux-mêmes profitaient de ce commerce de la chair des jeunes, et pas seulement au plan économique. Beaucoup d'entre eux aimaient les jeunes garçons, et profitaient de leur position et de leur pouvoir pour s'octroyer leurs faveurs. Pour beaucoup d'hommes de l'extérieur, c'était même une motivation à se faire gardien de prison. C'était vrai pour le directeur aussi ; on a dit plus haut que ce noble et important personnage ne voyait jamais les prisonniers ; ce n'est pas tout à fait exact. En fait, il ne voyait que ceux qu'il voulait bien voir, et c'étaient généralement des jeunes triés avec soin par le personnel subalterne, qu'il se faisait envoyer dans ses luxueux appartement privés. Là, on ne se serait vraiment pas cru dans une prison ; il y avait des divans de soie, des lumières tamisées, des livres, des objets d'arts et des parfums précieux, ainsi que des liqueurs et des mets raffinés préparés spécialement pour lui, dans ses propres cuisines. Il invitait parfois des amis à lui, des nobles, des militaires, des mondains, et organisait des séances de plaisir avec de la musique - il avait les moyens d'inviter les meilleurs musiciens, et l'on sait que les musiciens indiens sont parmi les meilleurs du monde - de l'opium, et, bien sûr, des jeunes prisonniers choisis avec soin, parés pour l'occasion - pour certains, c'était la première fois de leur vie qu'ils portaient de la soie ; il est vrai qu'ils ne la portaient pas longtemps - et dont on avait acheté la docilité contre des avantages divers. Quand l'un d'eux ne voulait pas du tout se prêter à ce jeu, c'était très simple : on l'enfermait quelque temps avec les plus gros violeurs de la prison, des hommes brutaux et cruels ; après cela, ils finissaient par regarder comme une délivrance de se faire violer par le directeur, homme éduqué et civilisé, et par ses courtois invités ; de plus, cela lui donnait l'occasion de pouvoir consommer de l'opium et oublier leurs soucis dans la fumée ; beaucoup finissaient même par y prendre goût. En général, les gardiens qui profitaient de leurs faveurs essayaient de ne pas trop brusquer les jeunes ; de toute façon, ils avaient le temps et des moyens innombrables pour arriver à leurs fins, du coup la violence brutale apparaissait comme un moyen dangereux et superflu. Car le viol, même d'un jeune, était mal vu par les autres prisonniers, et cela pouvait engendrer un mouvement de mécontentement ; le spectre de la mutinerie planait toujours sur le personnel de la prison, ce qui les encourageait à ne pas exagérer dans l'usage de la force, et à se montrer plus subtils et patients. Ils essayaient donc, en règle générale, d'obtenir les faveurs des jeunes prisonniers par la ruse, le chantage et la corruption que par la force brute ; comme les prisonniers adultes eux-mêmes, en somme. Et cela marchait très bien. Le terme << chantage >>, ici, signifie qu'ils offraient, en échange de faveurs, leur << protection >> contre des périls divers, qu'ils encourageaient subrepticement, ou à la limite, organisaient même. Ils disposaient à cet égard de plus de moyen que les prisonniers, et les prisonniers violents faisaient eux-mêmes partie de ces moyens. Mais il faut noter aussi que tout cela était favorisé par les moeurs du temps, qui étaient assez libres au delà des grands principes religieux et moraux affichés ; de sorte que beaucoup de jeunes garçons, même à l'extérieur, considéraient comme normal le fait d'avoir des relations charnelles avec des hommes ou d'autres garçons ; cela faisait partie de leur apprentissage de la vie. C'était ainsi qu'il en allait le plus souvent au temps jadis, quand les hommes savaient vivre. Et c'était encore le cas des hommes de ce temps. Donc, beaucoup de jeunes prisonniers acceptaient leur sort sans trop de difficulté ni d'amertume, un certain nombre même y trouvaient du plaisir. Ceux-là s'arrangeaient pour monnayer eux-mêmes leurs charmes, plus ou moins. S'ils étaient assez malins, ils se trouvaient un protecteur assez puissant et pas trop laid, et après, ils pouvaient choisir eux-mêmes leurs clients - plus ou moins - et s'ils avaient vraiment du goût pour les hommes, comme beaucoup de jeunes garçons quand on les laisse exprimer leur nature, il leur arrivait de prendre vraiment du bon temps. Pour ceux-là, comme pour certains adultes organisés, la prison devenait un vrai paradis, on y était beaucoup plus libre qu'à l'extérieur, à part qu'on ne pouvait pas en sortir. Et c'était vrai que dans l'ensemble, la prison était un monde clos, mais il n'y avait pas beaucoup moins de liberté au dedans qu'au dehors, juste une séparation radicale entre les deux, une ligne infranchissable sauf pour les élus. À l'intérieur, c'était un monde sauvage, violent, mais assez permissif, où les plus forts et les plus malins pouvaient faire à peu près tout ce qu'ils voulaient. Et dans ce monde, certains jeunes et aussi certains hommes découvraient l'amour véritable ; et plus tard, lorsqu'ils en sortaient, des années après, ils repensaient à ce temps avec nostalgie. Ce qui arrivait souvent, c'était qu'un jeune adolescent déboussolé, qui se trouvait projeté dans ce monde carcéral après un parcours difficile, de violence, de vol et d'errance, se heurtait d'abord à la sauvagerie des moeurs du dedans ; il essayait de lutter seul, mais il s'apercevait vite qu'il n'était pas de taille. Après s'être fait agresser et violer un certain nombre de fois, par des détenus ultra-violents et insensibles ou par des gardiens - ultra-violents et insensibles - il comprenait la nécessité de se trouver un protecteur. S'il avait de la chance, il rencontrait alors un adulte assez puissant, ayant du pouvoir, de l'influence, des besoins érotiques à satisfaire, et éventuellement aussi de la compassion pour les faibles ; cet adulte - qui pouvait avoir vingt ans comme cinquante, l'important était surtout l'expérience de l'intérieur et la connaissance des règles - le prenait sous sa protection, et si vraiment c'était quelqu'un d'humain, que l'expérience de la violence n'avait pas rendu cynique et insensible, il ne défendait pas seulement ce jeune contre les coups et les tentatives d'us et d'abus, il lui apportait aussi du réconfort ; il écoutait son histoire, lui donnait des conseils de survie, l'éduquait. Finalement, il se créait entre eux une véritable relation de fraternité et d'amitié particulière. En échange, le jeune offrait son corps, certes, mais il n'offrait pas que cela ; l'adulte aussi, s'il était ne prison depuis assez longtemps, avait besoin d'un petit compagnon, d'un être lumineux et pur dont la présence le réconforte. Leur complicité pouvait aller jusqu'à l'amour. Il arrivait ainsi qu'ils restassent liés longtemps après être sortis de prison, s'ils en sortaient. D'autre part, ces relations n'étaient pas figées comme un mariage, elles pouvaient évoluer avec le temps, puisqu'elles dépendaient uniquement des affinités. Ainsi, certains jeunes avaient plusieurs protecteurs, certains protecteurs étaient polygames, et les protégés d'un jour finissaient, naturellement, par devenir des protecteurs à leur tour, s'ils restaient assez longtemps en prison (mais quand on y était, c'était en général pour longtemps). C'était un parcours typique pour de jeunes délinquants qui atterrissaient à la prison de Varjna, mais ce n'était pas le seul. Une autre chose qui arrivait fréquemment - moins souvent que ce qu'on a dit, mais régulièrement tout de même - c'était qu'un jeune en difficulté, perdu face à toute cette violence, en rencontre un autre, à peu près de son ge, confronté aux mêmes problèmes, mais avec un autre bagage, une autre expérience de la vie. Alors ils s'entraidaient, prenaient soin l'un de l'autre, finissaient aussi par tisser une relation particulière (c'est-à-dire sentimentale et charnelle), mais se protégeaient l'un l'autre, sans être redevables à un adulte. Et parfois c'étaient trois, quatre ou plus qui se rencontraient ainsi, et formaient une bande, un nouveau clan, unis à la fois par l'entraide, la protection commune, la tendresse collective et le sexe - collectif bien souvent lui aussi. L'un dans l'autre, donc, ceux qui, étant entrés jeunes en prison, avaient la chance d'en sortir, en sortaient généralement plus corrompus que devant, comme c'est quasi toujours le cas dans les pays où il y a des prisons, et d'ailleurs on pourrait presque dire que c'est la fonction des prisons, de perpétuer les traditions de la délinquance, si utile à ceux qui font régner l'ordre (et en tirent tous les avantages associés). Mais parfois, aussi, ils en sortaient plus éduqués, ayant retrouvé, gr ce à l'amour qu'ils avaient connu en prison, un sens à leur vie et une confiance en eux-mêmes et en l'homme ; cela n'était en rien dû à la prison elle-même, ou aux moyens mis en oeuvre par les autorités pour les rééduquer - ces moyens étant nuls ou inefficaces, comme partout - mais uniquement au fait que toutes les générations étaient enfermées pêle-mêle, et obligées de s'entraider, en s'apportant mutuellement tout ce qu'elles avaient à donner. Si l'on avait eu l'idée d'enfermer les jeunes délinquants ou criminels tout à fait à part, on aurait ôté de ce système le peu qu'il avait encore d'humain et de positif. Mais ce n'était heureusement pas le cas ; donc, la tendance naturelle des m les au sexe intergénérationnel était la seule chose qui compens t quelque peu l'inhumanité des conditions de vie dans cette immense geôle. Soufiane et les autres membres de l'Ordre s'en étaient vite aperçus. Ils avaient sympathisé avec certains des prisonniers, jeunes et moins jeunes, qui avaient du coeur et de l'esprit ; ces détenus sympathiques s'étaient rapprochés de l'Ordre, et tous ensemble ils formaient un clan plus ou moins organisé. On les connaissait et on les respectait. Certains des nouveaux amis de Soufiane, Aymane et Ad"l avaient des histoires touchantes, que nos amis écoutèrent avec intérêt. Ils vinrent en aide à certains d'entre eux qui étaient dans une situation particulièrement difficile ; l'Ordre leur apporta son appui habituel à travers eux. Il y avait un détenu nommé Bazil, un apollon noir, un colosse, aux traits durs mais au coeur tendre ; il parlait peu, cognait rudement si on le provoquait, et il avait passé plus de la moitié de sa vie en prison. Il avait connu, jeune, l'errance et la délinquance, mais, enfermé à quatorze ans pour un crime commis par un autre, qu'il n'avait pas voulu dénoncer, il avait connu tous les cercles de l'enfer carcéral, sans jamais perdre la foi en Dieu et en lui-même, et avait acquis, outre des muscles d'acier, une sagesse olympienne qui le protégeait mieux encore que ses muscles. Peu avant l'arrivée de Soufiane et des autres, il avait pris sous son aile un jeune garçon de quatorze ans, noir également mais moins que lui, nommé Hounaïn, qui avait dû tuer un homme pour se défendre et défendre un ami. Malheureusement, cet homme, ivrogne et brutal, était le fils d'une famille riche qui avait beaucoup d'influence, et Hounaïn avait pris le maximum. Or, c'était un garçon intelligent, sensible et fragile, qui n'avait pas du tout le profile d'un criminel, bien qu'il eût tué un homme et fait différentes choses. Bazil s'était aperçu de son désarroi et du danger qu'il courait et l'avait pris sous sa protection. Et ils étaient devenus plus qu'amis. Hounaïn rappelait à Bazil lui-même au moment où il était entré en prison, il y avait bien longtemps, et Hounaïn pouvait voir en Bazil une sorte de modèle, lui qui n'en avait jamais eu, car il n'avait pas vraiment connu son père, parti quand il était très jeune. Cependant, Hounaïn était plus tendre, plus contemplatif que Bazil jeune, et celui-ci en était conscient ; il pensait, sans doute avec raison, que l'adolescent avait besoin de s'endurcir s'il voulait survivre. Lui seul, Bazil, pouvait l'aider à le faire sans perdre son me, qui était belle. Il lui donnait donc une sorte d'éducation, fort peu conventionnelle mais plus utile sans doute que celle qu'il aurait pu recevoir à l'extérieur - car la prison est une bonne métaphore du monde, un modèle réduit de la société des hommes en général. Bazil savait tout cela et il sentait qu'il pouvait apporter beaucoup à Hounaïn. Celui-ci le sentait aussi. Une immense tendresse virile unissait ces deux êtres, qui partageaient volontiers la même couche et bien des choses encore, au moment où Soufiane et ses amis de l'Ordre arrivèrent eux-mêmes au bagne de Varjna. Ils se comprirent et se découvrirent des idées convergentes ; Bazil et Hounaïn, comme beaucoup d'autres, étaient déjà membres de l'Ordre sans le savoir. Ils s'apprécièrent tous énormément, et finirent d'ailleurs par se le démontrer physiquement, dans la grande tradition de l'Ordre. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire pour tuer le temps dans cette prison, de toute façon. Il n'y avait que le travail, la prière ou le sexe ; or Soufiane, Aymane et Ad"l n'avaient aucun goût pour le travail, assez peu pour la prière, mais beaucoup plus pour le sexe. C'était à peu près la même chose pour Bazil et Hounaïn, sauf que Bazil, les dernières années, était redevenu assez religieux sous l'influence d'un ma"tre spirituel rencontré en prison, Khwadj Daw-el-Dawl (Lumière du Royaume spirituel), qui lui avait transmis un enseignement initiatique qui l'avait aidé à surmonter ses épreuves ; depuis, il faisait la prière avec une application grandissante, et il expliquait que lorsqu'il priait, Dieu se manifestait à lui sous forme d'une lumière intérieure qui aurait eu les traits de Hounaïn si elle s'était manifestée de façon visible. Il y avait, dans ce colosse d'ébène capable de tuer un homme d'une main, une douceur angélique et une sorte de sainteté sauvage que respectaient nos amis ; la prière avait pour lui, depuis qu'il était en prison, une signification qu'elle n'avait pas pour eux et dont ils ne pouvaient se faire une idée exacte. Il avait transmis cela à Hounaïn, et ils communiaient tantôt dans l'esprit, tantôt dans la chair, sans que cela leur pos t de problème. Le côté mystique de Bazil n'avait pas affecté son lien à la fois sentimental et érotique avec Hounaïn ; c'est ce qui explique le respect que les gens de l'Ordre avaient pour lui. Mais le cas de Bazil et Hounaïn était une exception dans cet univers sombre. En dehors des gens de l'Ordre, le reste des prisonniers se serait volontiers moqué d'eux, sauf qu'ils redoutaient la puissance physique de Bazil, et aussi une certaine influence occulte qu'on lui prêtait non sans raison. De ce fait, jusqu'à l'arrivée de Soufiane, ils formaient à eux deux une sorte de clan miniature, à la fois respecté, craint et méprisé des autres. La vie du bagne était ainsi faite, de relations ambivalents et d'équilibres instables, qui donnaient à cette société particulière une mobilité et un relief plus grands peut-être qu'à l'extérieur - en tout cas au moins aussi grands. #possibilité d'insérer ici plusieurs autres histoires# Un jour, Soufiane fut ému par la beauté de Hounaïn et réciproquement ; ce n'était pas quelque chose de bien sérieux, mais il se créa entre les deux garçons, qui avaient à peu près le même ge (Hounaïn était un peu plus grand), un rapport d'amitié mêlée de curiosité, qui les poussa à vouloir explorer ensemble leur corps. Bazil les y encouragea, ne voyant rien dans cette amitié particulière entre deux jeunes garçons, qui pût porter ombrage à son amour pour Hounaïn, et Soufiane, de son côté, voyant cela comme un jeu, une façon de passer le temps, qui n'avait rien à voir avec ce qu'il éprouvait pour Kabir. Au contraire, il pensait constamment à cet ami lointain qu'il espérait retrouver un jour, et l'inactivité à laquelle il était forcé lui faisait éprouver plus durement son absence ; il en résultait un besoin de tendresse et de chaleur humaine qu'il pouvait satisfaire sans crainte avec des garçons à peu près de son ge, comme Aymane, Hounaïn ou d'autres. Comme il s'unissait à eux deux, il eut une illumination dont il fit part en particulier au premier, car elle l'intéressait directement. Il vit que dans peu de temps, Mounir viendrait à la tête d'une armée pour les délivrer tous, et qu'Aymane jouerait un rôle particulier dans cette délivrance. Il fallait que celui-ci se t"nt prêt et concentr t ses forces au maximum. Aymane comprenait ce que cela voulait dire ; il sentit plus que jamais que son frère jumeau invisible, Bunyamine, était présent autour de lui et qu'il veillait sur lui. Il passa un pacte avec lui, dans son coeur, pour qu'il les appuie de toute sa puissance quand le jour serait venu. Soufiane fit aussi passer le message à Bazil, et à tous ceux qu'il avait rencontrés, mais de façon discrète, de sorte que tous les clans soient avertis, à tour de rôle, en commençant par les chefs qui relayaient l'information vers leurs subordonnés, en évitant soigneusement les informateurs ; en quelques jours, chacun fut donc averti que quelque chose se préparait depuis l'extérieur. Le lendemain de leur arrivée dans l'"le, Mounir et ses hommes, et ses garçons aussi, commencèrent à établir un plan de bataille pour délivrer leurs amis et surtout récupérer Soufiane. Ils virent de combien de divisions, de combien d'hommes ils disposaient avec tous les mendiants, les gueux, les vagabonds, tous les enfants perdus de Saré et des environs ; ils virent que cela faisait beaucoup, mais que cela ferait plus encore quand, au fur et à mesure qu'ils marcheraient sur Varjna, leur contingent s'accro"trait de lui-même de tous les hommes libres qu'ils croiseraient en chemin. Ainsi, ils partirent peut-être cinq cents, mais arrivèrent plus de dix mille, vingt mille peut-être, aux portes de Varjna ; tout ce que les campagnes indiennes comptaient de jeunes chacals, de morveux affamés de foutre et de sang, de vermine grouillante et trépidante, rejoignit les rangs de ce nouvel Ordre, copie fidèle et prolongement de l'ancien, si bien que ce fut une joyeuse et infernale cohue qu'emmena l'homme vêtu de pourpre à l'assaut de la ville qui l'avait traqué sans merci quelques semaines plus tôt. Ils déferlèrent sur la cité endormie, envahirent les rues comme des rats, et finalement, arrivèrent jusqu'à la prison, où l'on était monté sur les toits pour les voir venir. En apercevant au loin ces hordes de fantassins qui venaient pour leur rendre la liberté, les prisonniers déclenchèrent à l'intérieur une énorme agitation. La prison s'enflamma. L'idée n'était pas tellement de vaincre eux-mêmes les gardiens, que de les tenir occupés, de manière à les empêcher de réagir efficacement au péril extérieur. Ils y arrivèrent très bien ; chaque clan joua son rôle, et s'entendit exactement à semer la pagaille dans une secteur de la prison, de sorte que les gardiens se trouvèrent pris en tenaille, entre la menace externe et le soulèvement interne. Ils furent vite dépassés par la situation ; la certitude d'être délivrés par une force extérieure stimulait le courage de ceux qui étaient à l'intérieur ; il ne s'agissait pas pour eux de l'emporter, mais juste de tenir, de saboter, le temps que leurs ma"tres capitulent devant leurs libérateurs. À vrai dire, Mounir comptait un peu sur un phénomène du genre ; son intuition le lui commandait et elle ne se trompait pas. Au moment même où la prison était encerclée, et où Mounir s'apprêtait à donner l'assaut, le désordre à l'intérieur était à son comble. Il y avait des bagarres et des incendies dans tous les coins, les portes des cellules cédaient les une après les autres, les gardiens étaient débordés de tous côtés par une révolte qu'ils ne parvenaient pas à ma"triser. À ce moment, Aymane entra en scène.  En voyant ce joyeux désordre qui annonçait le retour de la liberté, en apercevant de loin l'habit érubescent de son sauveur, le jeune garçon ressentit un enthousiasme solaire d'une intensité inexprimable ; aussitôt, une chaleur caniculaire s'abattit sur la geôle, qui se transforma en une fournaise ; les gardiens perdirent tellement d'eau qu'ils ressemblaient à des lézards brûlés sur des pierres chaudes, et les prisonniers aussi, de sorte que l'énergie leur manqua bientôt pour continuer à se battre et à s'entre-tuer. Il se passa une chose étonnante ; pour la première fois de sa vie, Aymane s'aperçut qu'il pouvait en partie contrôler son pouvoir, en diriger la puissance dans une direction particulière. Très imparfaitement encore, mais ce n'était plus tout à fait la même chose qu'avant. La température de l'air et des objets dépassa celle des corps vivants, comme si le feu de l'Enfer s'était emparé des murs, tandis que les hommes étaient relativement épargnés. Ils mourraient de soif, mais parvenaient à survivre. C'était quelque chose d'insolite et d'apocalyptique, qui incita Mounir et ses lieutenants à retarder l'assaut final, car ils voyaient qu'il se passait à l'intérieur quelque chose de peu commun. Les barreaux des cellules fondirent ; la terre des murs se désagrégea de sécheresse, les pierres commençaient à tomber ; la forteresse s'écroulait comme un tas de cendres, mieux ; elle semblait se dissiper comme un mirage, dans un nuage de poussière. Plus personne n'avait encore la force de se battre, les gardiens comme les détenus étaient devenus amorphes, ils eurent juste encore l'énergie de se mettre à l'abri pendant que les murs croulaient. Cependant, la joie des prisonniers, et celle d'Aymane en particulier, était à son comble. Le soleil ardait de plus en plus. La prison tombait littéralement en poussière ; ils prirent tous conscience en même temps de l'incroyable fragilité de ce qui les avait si longtemps retenus prisonniers. Ils sortirent de ce champ de ruines comme d'un vaste cocon, et Mounir n'eut qu'à ordonner à ses troupes de cueillir les gardiens au fur et à mesure, en faisant prisonniers ceux qui consentaient à se rendre et en tuant les autres ; mais la plupart se rendirent. Aymane comprit, en voyant la destruction que son exaltation seule avait provoquée, et les gens autour de lui qui suaient sang et eau, qu'un excès de joie peut engendrer un drame ; alors sa joie retomba à un niveau plus acceptable, et une légère brise fra"che passa sur le visage de ses amis, qui lui en furent reconnaissants. Mais la brise devint un violent sirocco, un vent brûlant et sauvage qui balaya tout sur son passage, quand les gens du calife et de Mourad tentèrent de reprendre le contrôle de la situation. D'un autre côté, les dix à vingt mille garçons sauvages amenés par Mounir, qui s'étaient encore augmentés de toute la canaille des rues de Varjna, taillait en pièces les troupes de Mourad, qui tentaient vainement d'endiguer leur flot monstre. C'était au tour des gens du vizir d'être pris en étau, entre les vagabonds de l'Ordre et l'enfant au redoutable pouvoir. Débordement de l'homme d'un côté, dérèglement du climat de l'autre, panique et désarroi au centre ; peu à peu, les assaillants l'emportèrent, et les assaillis, leur défense enfoncée, furent contraints de se replier. Alors, enfin, Mounir et ses compagnons, ceux qui étaient sortis des décombres de la prison et les blessés qui, guéris, étaient revenus de l'auberge où les avaient laissés les autres, moins Abdul-Hakim toutefois, qui était resté en Ajmer, purent se retrouver, se congratuler, se serrer dans les bras ; ce fut un intense moment d'émotion. Mounir était particulièrement heureux de retrouver Soufiane ; après l'avoir chaleureusement embrassé, il l'emmena un peu à l'écart et dit : << - Tu avais prévu tout cela, n'est-ce pas ? - Exact. Je l'ai vu dans un orgasme, et Aymane l'a réalisé. - Ce n'est pas lui, mais Bunyamine, son jumeau invisible. - Je n'ai pas vu ce garçon-là. - Normal, vu qu'il est invisible. - Évidemment. Mais de toute façon, si vous n'étiez pas venu, rien ne serait arrivé. - Aussi longtemps que tu vivras, tu pourras compter sur l'Ordre et sur moi. - All h te garde, Mounir. - Ainsi soit-il, mais tu es prodigieux. Aymane aussi, tous les garçons aussi, mais tu es parmi les plus extraordinaires que j'aie rencontrés. Et je sais que tu me seras encore précieux ; à l'avenir, ne résiste pas à la voix du désir, et sois attentif à chacune de tes visions ; je sais qu'elles seront la clef d'une partie de cette histoire. - Moi aussi. Je comprends ce que tu veux dire. - Oui, tu l'as vu, n'est-ce pas ? Tu me raconteras... nous aurons le temps de discuter, car les hommes sont fatigué. Nous allons nous reposer quelques jours ici avant de reprendre la route. Je t'escorterai moi-même, c'est plus prudent. - Alors, je vais revoir Kabir ? - Certainement, s'il pla"t à Dieu. Je le lui ai promis, et je tiens toujours mes promesses. - Je ne sais pas comment te remercier. - Pour ça, ne t'inquiète pas, nous trouverons bien... de toute façon, j'aime voir un garçon heureux ; c'est la meilleure des récompenses pour moi. >> Effectivement, les hommes étaient fatigués par ces combats ; de sorte qu'ils ne partirent pas tout de suite, car un vrai chef, comme Mounir, sait ménager ses troupes. Il faut se représenter la situation : le ma"tre de l'Ordre, avec le jeune Soufiane et quelques-uns de ses amis, et des milliers de garçons indiens, venus de l'"le de Saré et des environs, tous regroupés dans l'immense plaine de Varjna après la destruction de la prison. On avait monté un camp provisoire, le temps de soigner les nombreux blessés et de se reposer, avant de reprendre la route vers Saré, puis vers Naruq pour Mounir en tout cas. Les prisonniers échappés de la forteresse abolie s'y mêlaient aussi, et ils étaient loin d'être tous mauvais. Beaucoup d'entre eux avaient été poussés vers le crime parce que la vie ne leur avait pas laissé d'alternative ; ils avaient connu l'extrême pauvreté, et l'injustice d'un pouvoir aristocratique, voire oligarchique, qui n'était déjà plus une vraie élite, bien qu'il préserv t encore certaines vertus viriles. Il y avait aussi parmi eux des poètes, des philosophes, des gens qui, pour toute sorte de raisons, s'étaient trouvés en porte à faux avec l'autorité temporelle, et l'avaient payé de leur liberté. Ils étaient tous reconnaissants envers Mounir de les avoir libérés, et c'étaient pour la plupart des Indiens, donc des gens subtils et intelligents. Quelques Persans et des Arabes aussi, qui ne leur cédaient en rien pour certains. Par conséquent, ils étaient non seulement reconnaissants, mais il reconnaissaient aussi en l'Ordre une force positive qui pouvait les aider à transformer leur monde, afin de vivre mieux. Il y eut un véritable échange intellectuel entre Mounir et ceux qui, parmi les anciens habitants de la prison, détenaient l'autorité sur leurs congénères - puisque on a vu que, dans la prison de Varjna comme dans toutes les autres, et dans toute collectivité humaine, il y avait des groupes, des clans et des meneurs, toute une hiérarchie qui permettait à ces hommes de s'entraider efficacement et de survivre - car l'homme ne peut survivre sans hiérarchie, ou alors il abdique sa virilité. Le dialogue entre le ma"tre de l'Ordre et les chefs des différents clans de prisonniers, qui étaient parmi les hommes doués d'intelligence et d'une grande force mentale, permit à Mounir de faire un pas de plus dans la constitution d'une véritable branche de l'Ordre sur le continent indien, idée qui plaisait énormément à l'homme sombre, qui avait des racines indiennes, comme on le sait. Il repensait aussi à l'histoire d'Ahmad et Mohammed, à ce médaillon offert jadis par un garçon qu'il avait aimé en Ajmer, cette ville sainte qui se dressait comme un phare dans sa vie. En effet, Mounir n'était pas un pur Arabe ; bien qu'il eût les cheveux blonds, les yeux clairs, le nez droit et les traits carrés typiques des hommes de Syrie, il avait un peu de sang indien par sa mère ; cela se voyait, si l'on faisait très attention, à la forme de ses yeux, en amandes, comme légèrement bridés. Tout cela avait pour lui une signification cachée ; ce n'était pas pour rien qu'il était revenu en Inde, où il avait déjà voyagé au temps de sa jeunesse, après avoir fui le palais de son père, le sultan. Il revenait sur les lieux de sa jeunesse ; cela voulait dire qu'il était en train d'accomplir un voyage décisif, et il en était conscient. Il réfléchissait à cela en discutant avec les libérés, à qui il essayait d'enseigner les principes fondamentaux de l'Ordre. Désormais, l'organisation qu'il dirigeait avec les pieds sur deux continents, et ce n'était pas rien pour lui. Il leur expliqua tout cela, et eut la certitude d'être compris tout au moins par certains. Ensuite, il arriva que les anciens prisonniers se mêlèrent à tous ces jeunes garçons indiens que Mounir avait sauvés de la misère et entra"né avec lui. Tous ces gens, ces hommes et ces garçons, et aussi Mounir et ses amis, apprenaient désormais à mieux se conna"tre, et des relations de toute sorte, d'amitié, d'amour, de désir, de fraternité, se tissaient entre eux tous. C'était quelque chose de beau et de grand aux yeux de Mounir. Il admirait plus que jamais la beauté des garçons indiens. Elle n'est pas supérieure à celle des garçons arabes ou africains, mais il lui arrive souvent de l'égaler, dans un style tout à fait différent. Les garçons indiens ont une gr ce particulière, fragile, une délicatesse éphémère qui fait d'eux des êtres touchants, et agréables à toucher ; on sent rien qu'en les voyant qu'ils sont issus d'un peuple extraordinaire par son raffinement et son esprit, profond et pacifique. Pendantes quelques jours qu'ils restèrent dans la plaine de Varjna, beaucoup de ces hommes, qui n'avaient plus eu d'activité sexuelle depuis longtemps, furent séduits par certains de ces garçons, et réciproquement ; il en résultat de nombreuses histoires d'amour qui se développaient au sein d'une atmosphère d'érotisme viril qui convenait parfaitement à Mounir. Les accents mélodieux de la langue indienne, que Mounir comprenait, ajoutait un éclat raffiné à tout cela. C'est dans ce contexte que Mounir fit la connaissance d'un jeune garçon de dix ans nommé Inayat, qui avait une histoire assez extraordinaire. Inayat était un musicien prodige ; il jouait merveilleusement du sitar, cet instrument à cordes typiquement indien aux sonorités envoûtantes, et quand il chantait en s'accompagnant de son instrument, tout le camp était en émoi. Inayat s'était trouvé enfermé dans la prison avec les adultes. Aussi scandaleux que cela puisse para"tre, c'était le fruit de sa propre volonté ; car il avait pour ma"tre un homme spirituel qui n'était autre que le Khw dja Daw el-Dawl dont on a déjà parlé, qui n'était pas seulement un derviche ; bien qu'aveugle, c'était aussi l'un des plus grands musiciens indiens de son temps, qui avait commis l'erreur de chanter, devant un rustre puissant, des poèmes satyriques qui flétrissaient la puissance de l'argent, la bassesse des nouveaux riches, et ils contenaient des allusions qui ne furent pas appréciées de l'ignorant et influent goujat qu'elles visaient. Le vieux ma"tre de musique s'aperçut alors que ni son ge, ni ses multiples infirmités, ni sa science et son talent, ne pourraient le garantir contre la prison. Mais le petit Inayat, garçon d'origine noble qui était son meilleur disciple et qui lui était entièrement dévoué, ne voulut pas le laisser partir seul en prison. Malgré ses objurgations, il s'accrocha à lui quand on vint le chercher ; il s'accrocha tellement fort que les représentants de l'autorité furent obligés de le mettre en prison avec son ma"tre. Et c'est ainsi que ce petit garçon dont les parents étaient riches et siégeaient à la table des sultans et des princes, se retrouva au bagne avec la plus basse crapule ; et tout le monde, y compris la plus basse crapule, admirait son courage, car aux côté de son ma"tre, il n'avait peur de rien ; il n'avait peur que d'être séparé de lui. Et le vieil homme ne craignait quant à lui personne car sa musique pouvait adoucir les coeurs ou les endurcir comme ceux des lions, et il détenait de plus une grande puissance occulte ; il était lui-même une puissance occulte. Heureusement, Inayat avait pu emporter son instrument avec lui ; donc, jusqu'à l'arrivée de Mounir, lui et son ma"tre étaient ensemble dans une même cellule sombre et humide, mais ils se réconfortaient mutuellement, et faisaient de la musique pour passer le temps. Les autres prisonniers les aimaient bien et les respectaient, car c'étaient des gens qui avaient du coeur, et aussi des oreilles. Quand Inayat chantait l'espérance, l'amour et la liberté, pendant que son ma"tre jouait du sitar, toute la prison pleurait ; même les gardiens étaient émus, et un peu honteux de faire ce métier. Ils avaient pris l'initiative, au risque d'être bl més par leurs chefs, d'assouplir un peu les conditions de ces deux détenus particuliers ; ils leur donnaient de plus grandes rations de nourriture, et même des fruits qu'ils achetaient eux-mêmes, car ils pensaient malgré eux qu'un enfant n'a pas sa place en prison. En fait, Inayat ne se considérait pas vraiment comme prisonnier ; tant qu'il était près de son ma"tre et qu'il avait son instrument, tant qu'il pouvait faire de la musique, il était heureux, mais cela, personne ne le savait. Soufiane s'était lié à Inayat en prison. Au début, il trouvait les accents de cette musique indienne étranges et presque inaudibles, tellement différents de ceux de son continent ! Mais peu à peu, il s'habitua et apprécia le chant d'Inayat ; et les deux garçons avaient sympathisé. Soufiane s'était aperçu qu'ils possédaient chacun un don plus ou moins comparable ; pour Inayat aussi, la musique était une source d'illumination. Son chant était pour lui une sorte d'orgasme, une vibration cosmique qui l'emplissait tout entier, et cette vibration devenait une perception, un sens supplémentaire, elle lui permettait de voir ou de ressentir des choses qu'il ne connaissait pas. La musique était son lien avec l'invisible, comme le plaisir pour Soufiane. Ils se sentaient assez proches l'un de l'autre, malgré tout ce qu'ils avaient de différent. Après la libération, Mounir fit la connaissance du petit joueur de sitar à son tour, et il fut séduit par son charme. Inayat aussi fut séduit par Mounir, qui était un héros à ses yeux, naturellement, et aussi le plus bel homme qu'il eût rencontré. Il n'avait jamais vu de cheveux blonds auparavant, et cela le fascinait au plus haut point. Un jour, il se trouva seul avec Mounir dans sa tente, et lui demanda la permission de caresser ses cheveux. << - C'est d'accord, Inayat, dit-il, mais à condition que tu joues pour moi seul d'abord. - Bien sûr, Hazrat Mounir ! >> (Hazrat est l'équivalent de S"d", Monsieur, chez les Hindoustanis). Inayat se fit d'autant moins prier qu'il avait l'intention de gratifier Mounir d'un chant qu'il avait mis au point exprès pour lui. Il prit donc son sitar, s'assit sur les genoux de Mounir, et commença à pincer les cordes et à chanter. Mounir ferma les yeux pour mieux écouter ; ce chant aux accents langoureux l'envoûtait. Son me s'envolait très loin, dans l'espace et le temps, et il retrouva Ajmer, et le garçon qu'il avait aimé autrefois là-bas, quand il était un jeune homme à la recherche de ses origines. Il connaissait déjà Hamid, mais il était resté à Naruq, et il lui manquait terriblement ; c'est une des raisons qui l'avaient poussé vers l'autre garçon, et Inayat le lui rappelait. Et puis, la chaleur et la douceur de son corps contre le sien, pendant que le garçon jouait, expliquent que Mounir, tout en écoutant, se mit à le caresser lui. Le chant d'Inayat l'envoûtait de plus en plus, et sa main se glissait entre ses cuisses, toujours plus caressante. Inayat était troublé, mais il chantait toujours ; il semblait même que son chant pr"t de accents plus langoureux encore. La main de Mounir errait dans le creux de ses cuisses minces, et y détecta une petite raideur qui augmenta la sienne, que le garçon devait bien sentir puisqu'il était juste assis dessus. Mounir se mit à caresser cette raideur avec sa dextérité habituelle ; il sentait palpiter sous ses doigts le petit objet dur, chaud et vivant, doux comme du velours ; il en palpait délicatement l'arcade ogivale, en se demandant à quel moment la volupté allait empêcher Inayat de pouvoir continuer à jouer. Il se livrait à une expérience curieuse ; Inayat s'agita légèrement, se cabra, et sa voix se brisa un peu et devint rauque par moment, mais elle prenait en même temps des inflexions voluptueuses. Les doigts d'Inayat tremblaient un peu, mais il parvenait encore à pincer les cordes, et même à en tirer des accords plus suaves, déchirants ; Mounir admira son endurance au plaisir. Il se dit que n'importe quel garçon arabe aurait arrêté de jouer, mais lui était indien, et il continuait ; à mesure que la volupté, jaillissant des doigts de Mounir sur son exquise petite verge tendue de onze ans, s'écoulait brûlante dans son corps agité de spasmes, un large sourire béat s'épanouissait sur sa face angélique, et ses petits yeux papillonnaient. Il y avait du trémolo dans sa voix et son chant était entrecoupé de soupirs charmants et presque aussi mélodieux, mais il tenait bon. Pour Mounir, c'était divin. À un moment, il n'y tint plus et souleva légèrement le garçon, qui ne pesait rien, le déposa sur le sofa, et, tandis qu'il continuait de jouer, il lui écarta délicatement les jambes, souleva les voiles qui couvraient les parties les plus succulentes de son corps, et plongea la tête entre ses cuisses ; Inayat essayait toujours de chanter, mais d'une voix atténuée, éraillée, haletante ; la bouche de Mounir s'affairait fiévreusement autour de sa petite tige fine, frétillante, qui luisait de bonheur ; des sensations si douces se répandaient comme des parfums inconnus dans le corps frêle d'Inayat. La tête renversée en arrière, souriant, il pinçait encore mollement les cordes du sitar, courageux, et ses accords devenaient de plus en plus étranges, vaporeux, éthérés, comme son esprit. Son chant n'était plus qu'une succession saccadée de soupirs voluptueux et d'interjections mélodiques. Dans un dernier accord magnifique, il rejeta son instrument et s'effondra, brisé de jouissance, sur la tête de Mounir, enfouissant ses petites mains dans son abondante chevelure blonde et ondulée ; un vrai bonheur pour le garçon, qui caressa avec reconnaissance cette couronne dorée. Mounir, quant à lui, était submergé par la satisfaction d'avoir accompli une chose dont il rêvait depuis toujours : donner du plaisir à un jeune musicien, s'enivrer à la fois de son chant et de son corps. C'était chose faite. La résistance d'Inayat était vraiment étonnante, mais elle lui avait procuré des sensations d'une douceur inouïe. À ce moment entra Soufiane, qui les trouva dans cette posture et comprit vite de quoi il retournait. Depuis que Mounir l'avait tiré de la prison, il concevait un certain trouble pour cet homme ; mais il était partagé entre sa fidélité pour Kabir et l'envie de laisser à son libérateur un souvenir fort. Et Mounir était partagé de même entre son attirance pour Soufiane, qui était beau et de plus intéressant, et sa loyauté envers Kabir, qui était son ami, et pour qui il entreprenait ce dangereux périple, afin de le réunir à son jeune et merveilleux amant. Justement, ne lui devaient-ils pas quelque chose, tous les deux ? Il essayait de chasser cette mauvaise pensée, mais elle revenait toujours. Soufiane l'attirait. Or, en voyant ce spectacle, Inayat à moitié dévêtu, une expression de béatitude stupide sur le visage, et Mounir penché entre ses cuisses, son sang s'échauffa quelque peu. Il s'approcha de Mounir, qui devina son état ; il voulut dire quelques mots, justifier sa présence peut-être, le remercier encore de l'avoir délivré, n'importe quoi, il cherchait un moyen de s'en sortir, mais Mounir ne lui en laissa pas le temps ; tant pis pour Kabir, il ne saurait rien, et puis il était le ma"tre de l'Ordre ! Tous les garçons de l'Ordre lui appartenaient corps et me, et lui n'appartenait qu'à Dieu. Il ne voulait pas prendre Soufiane à Kabir ; leur amour, leur tendresse réciproque, était quelque chose de beau, d'intangible, lui voulait seulement jouir une fois de Soufiane, rien qu'une fois ; puis, il le restituerait à son légitime propriétaire, sans l'avoir ab"mé ni souillé, puisqu'il était le ma"tre de l'Ordre, un être transcendant, quasi divin ! Soufiane aussi devinait la pensée de Mounir, et il cédait déjà. << - Joue-nous donc quelque chose, Inayat ! >> dit Mounir. Et, pendant que le petit garçon empoignait son sitar et entonnait une nouvelle mélodie, Mounir empoigna Soufiane et entonna un autre genre de mélodie. Il se jeta sur lui comme un fauve affamé, ou plutôt, ils se jetèrent l'un sur l'autre, s'embrassèrent sur la bouche, et ôtèrent précipitamment leurs habits en se caressant partout, dans tous les sens, dans un fourmillement de mains fébriles. Ils roulèrent comme un seul homme sur l'épais tapis de laine aux motifs floraux, et là, au milieu des fleurs, copulèrent frénétiquement aux accents onctueux du sitar. Le raga d'Inayat rythmait leurs ébats. Mounir enfourna d'un coup la charmante tige frémissante et sensible du beau Soufiane, en agrippant ses étroits mollets, tandis que la jolie tête de Soufiane, ses joues tendres rosies par l'excitation, plongeait entre les cuisses puissantes de l'homme, en agrippant à deux mains son dard immense, autour duquel coulissait et pivotait amoureusement sa délicate petite bouche. Les muqueuses moites qui tapissaient cette bouche formaient un calice étonnamment profond qui accueillait avec ferveur l'énergie virile décha"née de l'homme sombre ; leurs deux bouches étaient deux calices qui recevaient le nectar de leurs deux tiges, en cadences, et la volupté arrachait à leurs corps enchevêtrés des soubresauts que le tapis amortissait, tandis qu'Inayat, sans s'émouvoir, jouait toujours. La douceur de sa mélodie se mêlait au plaisir sensuel débordant que l'homme et le garçon éprouvaient ensemble et se donnaient l'un à l'autre ; tous les plaisirs se mêlaient ; la vibration sonore et la vibration érotique ne faisaient plus qu'une, ils coïtaient à trois, et pourtant l'un des trois ne participait que par sa voix candide. Au moment de jouir, Soufiane eut une illumination sur laquelle nous reviendrons plus tard. Mounir n'était pas impatient de savoir. Après avoir étanché leur soif l'un de l'autre, il s'assirent l'un près de l'autre sur le sofa, et Inayat aussi vint les rejoindre, un peu fatigué de jouer. Ils se caressaient les cheveux, se t taient pour vérifier qu'ils étaient bien réels, échangeaient diverses marques de tendresse en discutant. Soufiane dit : << - Mounir, pourquoi fais-tu tout cela pour Kabir et moi ? Je veux dire, pourquoi te donner tant de mal pour nous alors qu'il y a tant d'autres garçons qui ont besoin de toi ? - Mais ils ne sont pas tous aussi exceptionnels que toi ! - Peut-être, mais ça ne m'explique pas tout... les garçons moins exceptionnels ne sont pas moins séduisants pour autant, et puis ils ont peut-être plus besoin de ton aide. De toute façon, on m'a raconté ton histoire, et je sais que tu ne laisses jamais rien au hasard ; non, si tu fais tout cela, il doit y avoir une bonne raison. Explique-moi. - Cela tient aux circonstances de ma rencontre avec Kabir ; je lui dois quelque chose. Et puis, ton don me fascine... il me touche de près, moi, Mounir ; pourquoi suis-je Mounir ? Pourquoi suis-je le ma"tre de l'Ordre ? - Vas-y, réponds à ta question. - Parce que je sais qu'il y a une puissance divine dans la sexualité... l'orgasme partagé entre garçons devrait toujours être une source d'illumination ; longtemps j'ai cherché un garçon capable de réaliser vraiment cela. Toi, tu as ce don ; pour cela, je dois t'intégrer dans l'Ordre, afin que tu enseignes aux autres garçons, à nous tous, comment devenir comme toi. - Je ne sais pas du tout comment faire. - Moi, je saurai t'y aider. Ce n'est qu'une question de patience ; mais il faut d'abord que tu arrives sain et sauf à Naruq. - C'est tout ? Il n'y a pas autre chose ? - Pourquoi demandes-tu cela ? Tu as vu quelque chose, peut-être ? - Oui, plusieurs choses. Quand j'ai joui dans ta bouche - tu as aimé, j'espère - j'ai eu plusieurs visions du monde du Mystère. J'ai vu un garçon qui s'appelle Wanis ; il a beaucoup de problèmes, avec la Tête de Sanglier, avec le prince Mourad et avec d'autres ; tu lui viendras en aide, et lui aussi te viendra en aide. Il jouera un grand rôle dans ton histoire. - Est-ce qu'il est beau ? - Très beau ; enfin, pas autant que moi bien sûr, mais pas mal. Il te plaira. - Ah ! Parfait, excellente vision. - La seconde est plus étrange. Plus tard, il y a un autre garçon qui te confiera quelque chose à mon propos, et il faudra faire attention à ce qu'il dit ; tu devras accomplir quelque chose... une épreuve dont dépendra le sort du monde, et des amoureux des garçons dans le monde. - C'est ce que je fais tous les jours... tu n'en sais pas plus ? - Non, je n'ai pas bien retenu... j'étais trop loin dans la jouissance ; je voyais le Paradis, les anges, les éphèbes dans les jardins de la Gr ce... un tas de choses lumineuses qui n'avaient pas de forme définie... Wanis encore, en haut ; et puis un garçon nommé Amr, qui jouera aussi un rôle dans ton histoire, mais qui n'est pas de ce monde... trois sphères lumineuses, très grandes, que tu devras conquérir... de la lumière, de la lumière ; c'était immense, splendide et confus ; c'est tout ce que je peux dire. Désolé. - Bah, c'est déjà pas mal. Tu es extraordinaire ! Kabir a de la chance. Avec toi, c'est vrai, on voit les choses différemment ; tu ne vois pas seulement, tu fais voir... avec tes yeux... je sens la présence du Mystère en toi ; Soufiane, je crois au Mystère et tu es le Mystère. Je m'encroûtais à Naruq, dans mon rôle de chevalier pourpre sauveur des garçons... tu m'as tiré hors de mon désert et tu m'as poussé à parcourir le monde, à revoir l'Inde ; c'est quelque chose de merveilleux. Sais-tu que tu es le moteur de cette histoire, une grande histoire ? C'est par toi que tout s'accomplit... parce qu'avec toi, la Chair retrouve sa dignité originelle : elle une part de l'esprit. - Merci, Mounir. Mais ce que je voudrais surtout, moi, c'est revoir Kabir. C'est lui que j'aime, tu sais ? - Je sais, tu n'as pas besoin de me le dire. Ne t'inquiète pas, tu le reverras... quand l'histoire sera accomplie, s'il pla"t à Dieu. En attendant, nous allons voir et vivre de grandes choses ; tout cela gr ce au charmeur de fenêtres, en somme ! La vie est étrange et fascinante. C'est une énigme flamboyante, impénétrable, dont la clef semble perdue à jamais, mais en fait, elle est sa propre clef... non, la clef est en toi ; c'est la Volupté, mais à condition qu'elle redevienne ce qu'elle est chez toi, un élargissement de l'être. - Je ne me rendais pas compte que j'étais si important. - Tu l'es à mes yeux parce que je l'ai décidé ; mais il fallait qu'il en soit ainsi. Ne t'en fais pas, bientôt tu découvriras que tu es encore plus important que nous ne le pensons tous les deux. - All h t'entende ! - Pour ça, Il m'entend, ne t'inquiète pas. >> @@ #ici, placer un dialogue entre Soufiane et Mounir, qui aurait un lien avec l'histoire de Wanis, etc.# Trois hommes partirent vers Ajmer pour aller chercher Abdul-Hakim ; le reste reprit la mer en direction de Naruq. Mais pendant le voyage en mer, il arriva qu'Ad"l fut ému par la beauté du petit Soufiane, qui était grande. Et il tenta de lui faire de discrètes avances ; mais elles ne furent pas assez discrètes pour qu'Aymane ne s'en aperçût. Il en éprouva une vive contrariété ; alors, une tempête terrible se leva sur la mer, qui faillit balayer le bateau comme une coque de noix. Les marins manoeuvrèrent habilement pour éviter la catastrophe ; mais ce fut de justesse. Mounir, Ad"l et les autres prirent alors conscience du danger potentiel que représentait la puissance du jeune Aymane, danger pour les autres et pour lui-même. Certes, le pauvre garçon n'était qu'une victime de la fatalité ; Mounir avait assez de coeur pour le comprendre. Mais il n'en devenait pas moins urgent de prendre des mesures pour qu'Aymane appr"t à ma"triser son pouvoir, avant qu'un cataclysme se produis"t. Ils firent escale à Saré ; là, il fut décidé la chose suivante : Mounir continuerait seul la route avec Aymane, Ad"l et Soufiane, dont il ne voulait pour rien au monde être séparé ; les autres rentreraient de leur côté, de manière à diminuer les risques. En outre, Aymane et Ad"l se retireraient ensemble dans un endroit particulièrement isolé du désert, que Mounir connaissait, et où ils resteraient jusqu'à ce qu'Aymane eût appris à ma"triser son pouvoir. C'était dur, mais il n'y avait rien d'autre à faire. Ils descendirent donc dans une auberge de Saré, réputée pour sa cuisine, son vin de canne à sucre et ses jeunes garçons qui faisaient la danse des sept voiles en déambulant entre les tables le soir. Ils passèrent une excellente soirée, se détendirent, burent et s'unirent charnellement à différents garçons du lieu pour t cher d'oublier un peu leurs préoccupations du moment en revenant à l'essentiel, l'éternelle et transcendante beauté de la jeunesse. Pendant la nuit, Mounir rêva ; il fut à nouveau poursuivi par ce rêve insolite qui le hantait depuis longtemps, le rêve des sept garçons : sept enfants ou adolescents très beaux, pleins de vie, courant main dans la main, dans une grande plaine, jusqu'au bord d'une immense falaise dans laquelle ils allaient se jeter. Ils étaient portés par une mystérieuse exaltation ; on aurait dit qu'ils allaient s'envoler, mais l'ab"me les aspirait, et ils tombaient, comme de pauvres oisillons chus du nid. Il aurait aimé les recueillir dans ses bras, comme à chaque fois, les empêcher de s'écraser au fond, mais il n'y avait rien à faire. Au dernier moment, de nouveau, celui du milieu le regardait d'une façon qui le prenait à la gorge ; il savait intuitivement que celui-là seul survivrait, pour témoigner, bien qu'il désir t plus encore mourir que les autres. Qui étaient-ils ? Pourquoi commettaient-ils ce sacrifice absurdement horrible ? C'était un angoissant mystère, et pourtant ils avaient l'air si vivants... Mounir se réveilla, partagé entre la tristesse et l'enthousiasme pour ces garçons qu'il aurait voulu sauver, sans comprendre la signification de ce rêve étrange qu'il avait déjà fait plus d'une fois. Mais pourquoi, d'un pas leste, et défiant le sort, Unis, main dans la main, dans un élan sublime, Ces sept garçons si beaux courent-ils vers la mort ? Quelle force les pousse à désirer l'ab"me ? Mais une autre catastrophe attendait nos infortunés amis. Le lendemain, en effet, lorsqu'on battit le rappel des troupes, ce fut pour s'apercevoir qu'une personne manquait à l'appel : le petit Soufiane avait disparu. Personne ne savait ce qu'il était devenu. On le chercha partout. On ne le trouva pas, mais à la place, on trouva sous son lit une boulette de papier froissé, que l'on déplia. Sur le papier, il était écrit : << Mon bien-aimé, je ne t'ai pas oublié ; je suis à toi plus que jamais. Si tu veux me revoir, rendez-vous ce soir à minuit près de la fontaine qui est sur la grand'place. Pas un mot de ceci à quiconque. Kabir. >> Mounir maudit tous les démons de l'Enfer, et se demanda comment un garçon intelligent comme Soufiane avait pu tomber dans un piège aussi grossier. Il devait y avoir une explication, mais laquelle ? En attendant, il était clair que Soufiane avait été enlevé par les gens de Mourad. En ce moment, il pouvait être à peu près n'importe où sur terre ou sur mer ; rien ne servait donc de rester là à chercher. Le mieux que l'on avait à faire était encore de s'embarquer au plus vite et de mettre tout le monde en lieu sûr ; alors, Mounir aurait tout loisir de mener son enquête, et il ne doutait pas de retrouver bien vite la piste de Soufiane. #autre possibilité : placer ici le récit de Wanis et Siwan, parmi les rencontres de Mounir menant son enquête avant de retrouver Soufiane ; et le récit de Ilian à la suite de celui de Ayyub etc. Réfléchir. Solution possible : chap. 35, récit de Wanis et Siwan ; faire de Wanis le frère de Othm ne, l'enfant à l'oiseau. Dans ce chapitre-ci, raconter la rencontre de Wanis et Siwan avec Mounir.#@ #donc il se passe ici qu'après avoir récupéré Soufiane à Varjna, Mounir l'a emmené avec lui et Aymane pour aller à Naruq après avoir conduit Aymane dans le désert ; mais en chemin, Soufiane est de nouveau capturé et il va se retrouver avec Nasredd"ne ; placer un développement sur les péripéties de Soufiane ; peut-être un rêve où ils se rencontreraient# 37. Ce qui était arrivé à Soufiane En fait, ce qui était arrivé est que, lorsqu'il était rentré dans sa chambre à l'auberge de Saré, après un tour dans la ville pour se détendre et se sustenter, Soufiane avait trouvé le message qu'on a lu plus haut. D'abord, il avait pensé à un piège des hommes de Mourad ; mais ensuite, il avait étudié de près l'écriture, et avait reconnu sans doute possible celle de son ami Kabir. Il avait donc décidé de se rendre au rendez-vous. Or, il y avait à Saré un homme du nom de Taqieddine, qui était l' me damnée de Mourad. Taqieddine était au jeune vizir ce que Hamid était à Mounir : une sorte de double, d'alter ego, sur qui Mourad savait qu'il pouvait absolument compter en toute circonstance. La différence est que, si Hamid était un homme aussi doux et loyal que fort, Taqieddine, lui, était ombrageux, rusé, retors. C'était un vrai filou, mais qui adorait Mourad, et se fût damné pour lui ; chaque fois qu'il y avait un coup tordu à faire << pour la bonne cause >>, on pouvait compter sur Taqieddine pour y penser et, si Mourad se laissait convaincre, le mettre à exécution. Or, Mourad se laissait assez souvent convaincre, car il avait pour son odieux serviteur une inexplicable fascination. Cet homme diabolique avait réussi à se procurer un authentique message de Kabir, qui avait été retrouvé dans ses affaires, à l'auberge du village où il s'était fait passer pour l'arpenteur. C'était un message qui avait été écrit mais n'avait jamais été envoyé. Il parlait d'une place et d'une fontaine, qui n'étaient pas celles de Saré, mais l'inf me Taqieddine avait eu l'idée diabolique de se servir de ce message pour piéger Soufiane, et à travers lui Mounir. Soufiane se trouvait maintenant dans une sorte de ch teau, avec des couloirs labyrinthiques et des grilles aux fenêtres. Encore une prison, mais tellement différente de celles qu'il avait connues avant ! Il avait l'impression que la vie n'était qu'une succession d'emprisonnements, dont on ne sortait jamais que par le rêve - ou l'orgasme, dans son cas c'était vraiment pareil. Cette fois, il était terriblement seul ; la solitude est la pire des prisons. La pièce dans laquelle on l'avait jeté était une cellule étroite et sombre, avec une portière de barreaux. Là, il passait tout le jour à gémir en pensant à ses amis. Le temps lui semblait horriblement long, et il aurait préféré mourir. Cependant, il avait pour gardien un assez bel homme de trente à trente-cinq ans qui s'appelait Safw ne, qui avait une très méchante femme qui le faisait beaucoup souffrir. Or Safw ne, sans le dire à personne, s'était aperçu qu'il aimait les jeunes garçons, et tous les jours il faisait le rêve d'en rencontrer un qui l'aim t et qu'il aimerait de même. Aussi, quand on lui amena Soufiane à garder, il crut que son jour de gloire était arrivé, et en tomba immédiatement amoureux. Il t cha de n'en rien laisser para"tre, le temps de former un plan pour enlever Soufiane ; mais celui-ci lut l'amour dans les yeux de Safw ne, et il résolut de mettre à profit cette opportunité. Il fit tout son possible pour rendre le pauvre Safw ne encore plus amoureux, pour le séduire jusqu'au bout. Quand le gardien venait dans sa cellule pour lui tenir compagnie et discuter avec lui, il lui laissait entendre qu'il n'était pas insensible à son charme, ce qui d'ailleurs était vrai, à ceci près qu'il aimait toujours passionnément Kabir. Mais peu à peu, il se prit réellement d'amitié - sinon d'amour - pour ce brave homme qui risquait sa place, sa solde et peut-être sa vie pour lui. Ils discutaient beaucoup ensemble, et peu à peu, Soufiane finit par conna"tre toute l'histoire de son gardien, aussi bien que lui-même, et par en être touché, car cette histoire était assez triste. Dans son tout jeune temps, alors qu'il n'était qu'un gosse, il avait commencé par s'attacher passionnément à un garçon de son ge, appelé Fayad, qui le troublait et l'attirait même ; ils auraient pu devenir amants, ou quelque chose de semblable mais, au moment où Safw ne commençait à s'approcher du but, au moment où il allait peut-être révéler ses sentiments réels à ce garçon, et avoir avec lui un contact plus intime, l'autre garçon est parti ; il a déménagé très loin et il a suivi une autre voie. Ils se sont écrits quelque temps, mais ensuite ils ont perdu le contact. Ce fut très dur pour lui. Par la suite, sa jeunesse fut peuplée de garçons qui le fascinaient et auxquels il s'attachait quelque temps, mais il avait toujours si peur de les perdre, de les voir s'en aller à leur tour, qu'il n'osait pas trop s'attacher à eux ; et aucun d'eux ne s'attacha suffisamment à lui pour l'aider à surmonter la blessure primitive. Alors, peu à peu, il enterra cet amour des garçons très profondément au fond de lui. Il ressentait encore quelque chose, un frémissement dans sa chair, lorsqu'il en voyait passer un, mais il n'en avait plus conscience ; il chassait cela comme une sensation désagréable, sans plus. Au seuil de l' ge adulte, il avait complètement oublié les garçons, et il ne rêvait plus que de prendre femme. Hélas, la femme qu'il avait épousée, au lieu d'être la compagne de ses rêves, se révéla vite être une affreuse mégère, incapable de le comprendre et d'ailleurs insensible. De plus, elle était incapable de lui donner des enfants, ce qui augmenta encore son amertume. Et puis, un jour, lorsqu'il avait trente-trois ans, il avait retrouvé Fayad, cet ancien ami d'enfance dont la perte lui avait été si dure. Ils ont passé une soirée ensemble, ils ont trinqué joyeusement et se sont raconté leurs vies. Fayad lui confia qu'il était heureux ; il s'était marié et avait eu des enfants, mais malgré cela, il préférait les jeunes garçons ; il avait eu des aventures avec plusieurs d'entre eux, depuis la fin de l'adolescence. Il les raconta à Safw ne ; il lui parla en détail de ceux qu'il avait le plus aimés, et Safw ne fut touché de sa confiance. Mais à la fin, Fayad lui confia une dernière chose qui le bouleversa : il lui révéla que le garçon qu'il avait le plus désiré, et que, malgré ses nombreuses conquêtes, il regrettera à jamais de n'avoir eu, ce n'était autre que lui, Safw ne, lui, c'est-à-dire le garçon qu'il avait été autrefois, et qui ne serait plus jamais. Ainsi, il lui avait fallu toutes ces années de souffrance et de solitude, ce destin manqué, pour découvrir que les sentiments qu'il avait eus autrefois pour le jeune Fayad, étaient réciproques. Ils étaient assis tous les deux, l'un à côté de l'autre, sur les rochers, en face de l'océan. La lune faisait scintiller la crête des vagues, la nuit seule fut complice de cette confidence faite à voix basse entre deux amis qui s'étaient retrouvés après une vie entière loin de l'autre. Rien n'était plus touchant, à leurs yeux, que cet aveu d'un amour manqué qui les avait transpercés tous les deux ; un amour qui aurait pu être et qui ne serait plus jamais... ils pensaient à tout ce qu'ils auraient voulu se dire et qu'ils ne s'étaient pas dit ; depuis, Fayad l'avait dit à beaucoup de garçons sans jamais retrouver celui qu'il aimait vraiment, et Safw ne avait enfoui cet amour en lui en renonçant à toute espérance ; mais maintenant, tout remontait à la surface, et il sentait sa vie basculer. Il remercia Fayad du fond du coeur de lui avoir dit tout ce qu'il lui avait dit, l'étreignit chaleureusement, mais après cela, il se mit à maudire la vie terne qu'il avait. Il avait le sentiment qu'avec la confession de Fayad, son amour mourait une deuxième fois, mais cette fois au moins, il ne l'enterrait pas au fond de lui, dans un deuil impossible. Le passé était le passé, toutefois il voulait faire comme son ami, vivre, rencontrer un autre garçon qui le comprendrait, mais comment faire ? Il s'ab"mait dans de douloureuses réflexions sur la vie manquée. Il comprenait que Fayad, s'il était relativement heureux, était aussi blessé que lui-même au fond, mais il l'avait mieux surmonté ; il s'en voulait à mort. << - Tu n'as pas à t'en vouloir, Safw ne, disait Soufiane. Ce n'est pas de ta faute ; ce sont les adultes, c'est le monde... toi, tu es toujours ce garçon ému et blessé qui rêve au fond de toi ; l'important c'est que tu ne l'oublies pas, que tu lui sois fidèle. C'est avec lui qu'il faut être ; tant que tu ne l'abandonnes pas, il ne t'abandonnera pas non plus, et c'est cela, le plus bel amour garçonnier. - Merci Soufiane ; comment se fait-il que tu saches autant de choses alors que tu es si jeune ? - Oh, j'ai lu ça quelque part, c'est tout... mais j'ai trouvé ça beau. - Enfin, tu as compris plus vite que moi ; ah ! si j'avais été comme toi à ton ge... si j'avais été comme toi ; c'est bête, je sais, mais je ne peux pas m'empêcher de penser cela. - Tu te fais du mal à toi-même ! - Je sais bien, mais je ne peux pas m'en empêcher ! Qu'est-ce que tu ferais à ma place ? - Eh bien ! Déjà, j'aiderais Soufiane à s'évader ; ensuite... - Ensuite, vous vous feriez arrêter et décapiter tous les deux ; excellente idée ! Non, crois-moi, je ne vois pas d'issue. Cette vie est sans espoir. - Mais allez, dis pas ça ; des prisons, j'en ai fait, crois-moi ; j'ai passé ma vie à y entrer et à en sortir. Entrer, sortir, entrer, sortir... c'est un peu comme quand tu fais l'amour ; tu entres et tu sort, encore et encore, jusqu'à ce que ta semence elle-même, qui est emprisonnée dans tes petites boules, sorte de toi, tu prend ton élan puis tu la libères d'un coup, et toi aussi tu sors de toi-même ; entrer, sortir, on ne fait rien que ça. Toute la vie est comme ça, enfin la mienne en tout cas. Il y a toujours une issue, crois-moi toi ; tant qu'il y a des garçons, il y a de l'espoir. - Tu as peut-être raison... il faut que j'y réfléchisse. - Ben c'est ça, réfléchis... mais vite, hein ! >> Et Safw ne réfléchit ; il lui apparaissait de plus en plus que Soufiane avait raison ; il était émerveille par ce garçon, sa beauté et son esprit, et d'un autre côté, sa femme continuait à le malmener quand il rentrait chez lui, elle était même jalouse de son petit prisonnier ; de sorte que la prison lui apparaissait comme un lieu plus agréable que sa maison, et il y passait le plus clair de son temps. Et sa complicité avec Soufiane, qui le comprenait et le réconfortait, grandissait sans arrêt. Soufiane avait l'impression, en fait, que Safw ne était beaucoup plus prisonnier que lui, et que c'était lui qui allait l'aider à s'évader. Étrange inversion des choses. Au fil des jours, ils vivaient une relation étrange mais d'une force inouïe. Ils ne pouvaient pas se toucher, et ils le regrettaient de plus en plus ; mais leurs mes se touchaient. Cette impossibilité du contact, ce contact toujours différé, postposé, fantasmé à deux, ce désir qui croissait de se libérer ensemble pour pouvoir s'étreindre librement, participait de la beauté de la chose. Ils étaient en prison tous les deux, et ils se libéraient ensemble par la parole ; ils se libéraient du fardeau de leurs vies absurdes - l'un gardien de sa propre prison, l'autre fuyant sans cesse, à travers le monde, l'enfermement qui le rattrapait toujours - en imaginant une vie meilleure, où il n'y aurait rien qu'eux deux, et plus personne, pas même un souvenir, pour les encha"ner ou les enfermer. Un jour Safw ne, n'ayant plus aucun doute sur ses sentiments, dit à Soufiane : << - Ô beau Soufiane, garçon de mon coeur ; si tu savais comme je t'aime ! Si tu pouvais m'aimer comme je t'aime ! J'en remercierais ton Créateur et le mien comme personne ne L'a jamais remercié. J'irais faire des actions de gr ce dans toutes les mosquées, et dans les églises et dans les temples aussi ! Je donnerais tout ce que je possède, jusqu'à mon dernier dinar d'argent, aux pauvres gens de Varjna et de Penjava, pour un seul regard d'amour de toi. Mais sans doute suis-je bien fou d'espérer ce qui n'arrivera jamais que dans les rêves d'un esprit enfiévré que l'amour a perdu. Aussi, pardonne mon audace et oublie mes paroles, ô lumière de ma vie ! Car je ne suis pas digne de les avoir prononcées. - Cher Safw ne, répondit Soufiane, ne dites pas cela. Si vous n'étiez pas digne de les prononcer, serais-je digne, moi, de les avoir entendues ? Vous êtes mon seigneur et je suis votre pauvre prisonnier. Et sans doute vous vous jouez de moi en disant que vous m'aimez, car je suis bien peu digne en ce moment d'inspirer un tel sentiment. Mais si je vous disais que j'éprouve moi, pour vous, une inclination telle que celle que vous avez décrite, vous moqueriez-vous encore de moi ? N'auriez-vous point pitié, vous qui êtes si bon, d'un pauvre coeur tourmenté ? Et surtout, trouve vite une solution pour qu'on se tire d'ici parce que j'ai pas envie de moisir dans ce cachot, pas plus que toi de vieillir avec ta harpie, eh baderne ! - Que dis-tu là, insensé ? Que tu n'es pas digne de mon amour, toi ? Mais si tu ne l'étais pas, ma propre mère ne le serait pas non plus, ni personne. Soufiane, Soufiane ; je te jure, sur le Coran, que tu es tout pour moi : mon soleil, mon me, ma vie ; tu es le battement de mon coeur, le souffle que mes lèvres exhalent. Mais je t'en prie, ne dis pas que tu m'aimes ; c'est trop cruel de te moquer ainsi d'un pauvre homme qui t'a sacrifié toute espérance. Bon, ça va, je crois que j'ai trouvé une solution pour qu'on prenne la clef des champs tous les deux ; la tête que va tirer la vieille Xantippe ! J'ai presque envie d'être là pour voir ça ! - Seigneur, je ne me moque pas ; je vous aime. Et quand on sera sortis de ce trou à rats, je vais te le prouver ça va être d'enfer ! - Mon Dieu ! Ai-je bien entendu ? Je crois qu'il a dit qu'il m'aimait ! Ah ! Sans doute je deviens dément, j'entends des choses qui ne sont point ! Et bon sang, que j'ai envie de faire l'amour avec toi, vivement qu'on quitte ce bagne maudit ! - Détrompez-vous, mon ami ! J'ai bien dit ce que vous m'avez entendu dire. Oui, je vous aime, oui, je donnerais ma vie pour vous ! Hélas, mon ami, je suis aux fers ; comment aimeriez-vous un garçon dans ma situation ? Comment vous rendrais-je votre amour alors que je suis privé de ma liberté ? Non, vraiment, oubliez-moi ; cela vaudra mieux pour vous comme pour moi. J'espère que tu as pensé à tout pour pas qu'on se fasse coincer avant que j'aie au moins pu te boire deux ou trois fois. - Que dis-tu là, malheureux ? T'oublier ? J'aimerais mieux mourir ! Quoi, ne sais-tu pas que, comme on perd la liberté, on la retrouve ? Que comme on entre dans les fers, on en sort ? Et ne t'inquiète pas, ils pourront toujours nous courir après, mon ami Fayad va m'aider à brouiller toutes les pistes. - Ah ! Génial, bravo, là tu es digne de l'Ordre ; enfin, si ça marche. - Ne t'inquiète pas, va, ça marchera ; depuis que tu es arrivé dans cette prison, ma vie a changé ; j'ai compris que c'était moi le prisonnier, et c'est toi qui va m'aider à m'évader en réalité. - C'est ce qu'il me semblait aussi ; ne t'en fais pas, Safw ne, tu seras récompensé ; j'étais sincère quand je disais que je t'aimais. - Je sais ; moi aussi je suis sincère, tu as changé ma vie. - C'est fou comme tu me rappelles Kabir... vous ne vous ressemblez pourtant pas, mais vous recherchez tellement la même chose... pauvre Kabir, je me demande ce qu'il fait en ce moment ; mais toi, tu m'attires autant que lui... c'est plus fort que moi. - Bon sang ! Qu'est-ce que je peux t'aimer ! Si nous pouvions partir juste là, maintenant... hélas, il faut attendre encore un peu. Mais ce ne sera pas long, je te le promets. - Embrasse-moi en attendant ; tiens, à travers les barreaux, là... - Je ne peux pas, Soufiane ; imagine qu'on nous voie... tout serait fichu. - Ouais, c'est vrai, dommage. >> Il est vrai que leurs lèvres étaient vraiment très proches ; ils parlaient à voix basse, évidemment, ayant peur d'être entendus. Ils sentaient le souffle l'un de l'autre pendant qu'ils parlaient de leur évasion prochaine, de part et d'autre de la grille sinistre qui les retenait tous les deux prisonniers. << - Ne t'inquiète pas, ce ne sera pas long. Fayad a promis de m'aider, mais il est encore en route actuellement. Et puis, écoute, je connais un endroit où nous pourrons nous cacher après... un endroit merveilleux, idyllique, où nous serons seuls, rien que toi et moi... nous ne manquerons de rien, et personne ne pourra nous retrouver. Ni les gens de Mourad, ni Xantippe, ni personne. - Un tel endroit existe-t-il vraiment ? À part dans nos têtes, j'ai du mal à y croire... je suis né prisonnier et je l'ai presque toujours été ; je me suis parfois évadé, mais par le haut uniquement ; il me semble que c'est toujours par le haut qu'on s'évade, par le rêve et la jouissance ; j'ai du mal à croire à ton "le enchantée, Safw ne. - C'est un endroit que je suis seul à conna"tre ; quand Fayad m'avait quitté, j'allais m'y réfugier. Nous l'avions découvert ensemble, il y a très longtemps, et depuis j'attendais de trouver un autre garçon à y emmener, le garçon qui me libérerait de cette maudite prison et qui me comprendrait. C'est toit. Je ne veux plus attendre. C'est un endroit magnifique, crois-moi... je sais que tu n'oublieras pas tes autres amis, mais donnons-nous une chance ; nous pourrions être heureux quelque temps ; vivre notre rêve... Tu aimeras cet endroit, j'en suis sûr, il est fait pour toi ; singulier comme toi, libre comme toi ; c'est une sorte d'"le fabuleuse, pas très loin, mais bien cachée, on y accède par bateau, en naviguant entre de dangereux récifs ; seul un petit bateau peut y accéder. Fayad nous en procurera un, discrètement. Il y a là toute sorte d'arbres, d'oiseaux et de fruits, et les plantes y fleurissent toute l'année, car elle bénéficie d'un climat particulier ; j'ignore comment cela se fait, mais c'est ainsi ; elle est à moi, cette "le, je veux dire, elle était à deux garçons qui s'appelaient Safw ne et Fayad, et qui n'ont pas su se dire leur amour à temps ; et c'est nous qui en avons hérité. Nous partirons sur cette "le, Soufiane ; nous y vivrons heureux, rien que toi et moi, le temps que nous voudrons ; si tu veux partir retrouver tes amis ensuite, je ne t'en empêcherai pas ; je ne vais pas te faire sortir de prison pour t'enfermer à nouveau ! - Je te crois, Safw ne ; ce serait absurde en effet... me faire sortir de mes cha"nes pour me mettre les fers de ton amour jaloux ; je sais que tu ne ferais pas cela. C'est pour ça que je suis prêt à te suivre, même si je tiens encore à Kabir, à Mounir aussi et aux autres. - Tu représentes pour moi la liberté, et c'est libre que je t'aime... tu es un être si libre, contrairement à moi qui n'ai jamais su l'être ; tu as connue beaucoup de prisons, mais tu n'as jamais été prisonnier... et tu ne le seras pas plus avec moi. Tu vas m'apprendre la liberté. - C'est vrai ce que tu dis ; j'ai été dans plusieurs prisons, mais je n'ai jamais été prisonnier... je crois que c'est cela que Mounir aime en moi... - Kabir aussi, sans doute ; il a eu bien de la chance de t'avoir le premier. - Ah ! Ne dis pas cela, pense à tout ce que tu as dit avant ; toi aussi, tu m'aimes libre, n'est-ce pas ? - C'est vrai, pardonne-moi ; je te l'ai dit, tu es plus libre que moi. Apprends-moi la liberté, Soufiane ; et je te rendrai la tienne. - C'est bon, on va se libérer ensemble... nous sommes déjà libres ; tu sens ce qui a changé en toi, non ? L'important maintenant c'est de partir d'ici, et puis de trouver le moyen de vivre le temps que le monde nous oublie ; tu as pensé à ça ? - J'ai mis un peu d'argent de côté, sans en rien dire à mon dragon de femme ; elle en deviendra verte quand elle le découvrira ! - Haha ! Ça, j'imagine. T'inquiète, on aura tout le loisir d'en rire quand on sera loin d'ici, sur ton "le, si on y arrive un jour... tu es sûr que ce sera suffisant au moins ? - Bien suffisant. Nous n'aurons pas besoin de beaucoup ; nous nous procurerons ce qu'il faut en route, dans des endroits que Fayad a repérés pour moi, et ainsi nous aurons toujours de quoi vivre ; et je te construirai une maison avec des branches d'arbres, où tu t'abriteras du soleil et de la pluie. Personne ne viendra jamais nous retrouver là ; tant que tu voudras y rester, nous serons merveilleusement heureux ! >> Le plan de Safw ne était très simple. Fayad allait les aider à prendre le large ; ils devaient se débrouiller pour sortir seuls, tous les deux, et gagner un endroit convenu, abrité, où il les attendrait avec des chevaux et les aiderait à fuir par un itinéraire convenu. Il ferait aussi diversion pour retarder d'éventuels poursuivants, mais le plus important était de sortir. La cellule où se trouvait Soufiane avait une fenêtre avec deux barreaux qui donnait sur un précipice au bas duquel la mer allait se briser sur des rochers coupants. Safw ne apporta à Soufiane de quoi scier les barreaux de la fenêtre, et une échelle de corde pour descendre sur les rochers, où il n'aurait qu'à l'attendre. L'évasion devait avoir lieu le soir, à la nouvelle lune. Un autre gardien devait venir relayer Safw ne. Quand il arriva, celui-ci l'assomma, le lia, et s'en alla tranquillement, sans que personne ne se dout t de rien, pendant que Soufiane descendait par la fenêtre dont les barreaux avaient déjà été sciés. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvaient sur les rochers, à bord d'une petite embarcation. L'alerte ne devait être donnée qu'une heure plus tard environ, pendant le premier tour des gardes mobiles, qui faisaient toutes les deux heures le tour de la prison. Mais il y eut un incident imprévu : un quart d'heure environ après que les deux complices se furent retrouvés sur les rochers, on vint porter un colis au gardien qui avait été assommé ; c'était un p té confectionné par sa mère, qui de temps en temps lui faisait porter une de ces douceurs à la prison où le travail n'était pas toujours agréable. Aussi, l'alerte fut-elle donnée plus tôt que prévu. De loin, on aperçut l'embarcation et on lui donna la chasse. Soufiane et Safw ne eurent juste le temps de gagner l'"le merveilleuse. D'abord, les poursuivants vinrent avec des bateaux trop gros, qui se fracassèrent sur les écueils. Mais dès le lendemain, ils revinrent avec des embarcations plus petites et faciles à manoeuvrer, qui passèrent sans problème. Alors, ils débarquèrent sur l'"le et la fouillèrent de fond en comble. Mais les deux fugitifs s'étaient réfugiés dans une grotte dont l'entrée était bien cachée. On ne les trouva pas. Ils restèrent cachés trois semaines dans cette grotte, que Safw ne avait aménagée à l'avance, pour un garçon qu'il ne connaissait pas encore. Trois semaines merveilleuses pendant lesquelles ils mangèrent de tous les fruits, et s'aimèrent sans limites. Ils vécurent dans cette grotte les moments les plus exaltants de leur existence. Tout en caressant le corps chaud de l'enfant qui rayonnait de bonheur, Safw ne réalisa à quel point il aimait les garçons et aimait l'amour des garçons ; car c'était bien, désormais, la seule chose qui comptait à ses yeux, et la seule chose qui méritait qu'on lui accord t de l'importance. Il repensa à son épouse détestée, et prit conscience que l'amour des femmes enfermait toujours quelque chose de vil, d'impur ; n'était-il pas la source de la plupart des violences qui endeuillent ce monde ? Tandis que l'amour des garçons est pur, et lui seul est presque toujours pacifique. L'univers n'avait été créé que pour cela, mais la plupart des hommes ne comprenaient pas ; peut-être que s'ils avaient pu les voir, Soufiane et lui, au fond de cette grotte, unis corps et me, soupirant dans les plus purs transports, ils auraient compris. Compris que le seul enjeu digne d'un homme vraiment homme est l'accès au sexe des jeunes m les ; or, après avoir ignoré cette vérité la plus grande partie de sa triste existence, voilà qu'il tenait entre ses mains un jeune m le, pour lui seul ; il disposait de son corps, de toutes les parties de son corps, comme bon lui semblait ; il était libre d'en jouir à l'infini ; à l'infini ! Soudain, au fond de cette grotte, la vie pour lui prenait tout son sens. Soufiane comprenait parfaitement ce qui se passait dans la tête de son ami, et il l'approuvait ; il se sentait flatté d'être l'objet de tant d'attentions, d'être devenu pour quelqu'un le centre de l'univers. Et son pouvoir, déjà éprouvé jadis entre les bras de Kabir, se réveilla entre ceux de Safw ne. Ses visions reprirent, plus fort encore qu'autrefois. Au fond de cette grotte où ils vivaient à deux leur idylle, il voyageait, comme un somnambule exalté par les transports orgasmiques que les caresses de son nouvel ami faisaient na"tre en lui, dans les plaines lumineuses de mondes impossibles à décrire. Et Safw ne, émerveillé, l'écoutait. Un jour il lui dit : << - Safw ne, hier tu m'as tellement fait jouir que j'ai vu quelque chose d'extraordinaire ; j'ai vu... - Qu'as-tu vu, cher et noble ami ? - Je ne sais pas si je peux te raconter cela. - Mais bien sûr, tu le peux. Ne sommes nous pas comme deux frères, plus que des frères même ? Aurais-tu des secrets pour moi ? - Non, c'est vrai, je n'en ai pas. Eh bien ! J'ai vu... la fin de cette histoire. - Quoi ? Notre histoire, tu veux dire ? - Non. Enfin si... enfin, pas seulement, je veux dire ; toute l'histoire, pas seulement toi et moi. Mounir, l'Ordre, les mille garçons et un garçon. J'ai tout vu, jusqu'à la fin. Enfin, pas tout ; certains détails m'échappent, tu sais comment sont les visions. Mais la fin, oui... j'ai vu... les trois sphères, Némis, Thétys et Mèrhésis ; j'ai vu qui elles étaient, le sorcier dans la lampe, les sept garçons, et j'ai vu aussi les "les du désert... la dernière parole de Salahedd"ne ; je sais ce que sont les "les du désert, et comment on y va... et surtout, je sais qui sera le mille et unième garçon ; c'est... étonnant. Mais je ne peux rien dire ; rien pour le moment. Ça risquerait de tout g cher. Je ne peux pas prendre cela sur moi... il faut que les choses arrivent comme elles doivent arriver. Jusqu'au renversement final ; oui, il y aura un renversement final ; un redressement plutôt... Si je disais ce que je sais, on ne serait plus sûr de rien ; le récit deviendrait instable et risquerait d'imploser. Si tout se passe comme je l'ai vu, ce sera une belle fin pour une belle histoire. - Je te crois. Je ne veux rien savoir avant l'heure ; Soufiane, tu m'as vraiment libéré ; gr ce à toi, je suis entré dans ton histoire, et c'était ce qu'il pouvait m'arriver de plus beau. - Moi aussi... je suis entré dans ton histoire et c'était ce qu'il pouvait m'arriver de plus beau, Safw ne. >> Et Safw ne embrassa le front de son ami. Il était ému de participer à une aussi grande histoire. Ils étaient enfin libres tous les deux et ils vivaient leur rêve ; jour après jour, sur cette "le magique, en se donnant, ils l'écrivaient dans leur chair. Quelquefois, cependant, Soufiane avait l'impression d'être de nouveau en prison, non pas à cause de Safw ne, qui avait fait tout ce qu'il pouvait, mais parce que c'était son destin ; comme toujours, il s'évadait, mais par le haut, par l'amour, l'orgasme et la vision ; alors il était en haut et il dominait tout, mais lorsqu'il redescendait, l'"le qui l'enfermait, l'eau profonde et menaçante qui le cernait de toute part, et la grotte surtout, la grotte où ils se cachaient, formaient une nouvelle prison, et même trois ; un peu moins sinistres que les autres, tout au plus. Il était en prison mais il n'était pas prisonnier ; comme toujours, il était libre mais dans sa tête seulement. Dans sa tête et dans son sexe, mais ces deux organes étaient directement connectés, de façon plus étroite encore chez lui que chez les autres. Il était heureux avec Safw ne, comme il l'avait été autrefois avec Kabir, mais il n'était ni plus ni moins libre qu'avant ; c'était son amour pour cet homme touchant et sympathique qui le faisait libre, non le lieu où ils se trouvaient. La grotte ou le cachot, cela ne changeait pas grand-chose, sauf qu'ici, il pouvait toucher Safw ne et l'embrasser, et ils pouvaient se perdre l'un dans l'autre, et entrer dans un monde de visions lumineuses où il se sentait totalement libre - mais libéré de son corps aussi, ce qui est radical. Il était un peu triste parfois, quand il pensait à ses anciens amis ; mais Safw ne, qui devinait la cause de son chagrin, s'entendait à le consoler. Seulement, un jour, on arriva à cours de vivres ; Safw ne voulut alors sortir de la grotte pour aller en chercher en ville, avec l'embarcation. Soufiane le supplia de ne pas y aller, ou de l'emmener avec lui ; mais il ne voulut rien entendre. Il partit donc seul en disant au garçon << si dans trois jours je ne suis pas revenu, c'est que je serai mort >>. Cinq jours plus tard, il n'était pas revenu. Soufiane était désespéré. Il resta encore caché dans la grotte quelque temps ; mais un jour, les vivres venant tout à fait à manquer, il fallut bien se décider à sortir. Il le fit avec infiniment de précautions. Il n'avait pas plus tôt mis le pied dehors qu'il fut cueilli par les hommes du vizir. Cette fois, on ne commit pas l'erreur de le faire garder par un seul geôlier. On le mit dans la cale d'un navire qui filait droit sur Naruq, et où quatre forts marins le surveillaient en permanence. Il était une nouvelle fois en prison, une prison flottante maintenant, pour changer ; une prison mouvante, qui se déplaçait avec lui dedans ; ça ne finirait jamais, il était l'éternel prisonnier ! Quand donc Mounir viendrait-il le libérer pour de bon ? Il avait vu la fin de l'histoire, oui, mais ce détail-là lui échappait. Cependant, il espérait en Mounir ; c'était la seule chose qui lui restait, et il avait des raisons d'espérer, puisqu'il savait comment l'histoire se terminait. Pour la première fois de sa vie, il comprenait le sens de l'espérance ; mais pour le moment, il fallait accepter cette réalité carcérale qui le reprenait toujours, qui l'avait ravalé une fois de plus. Il n'essaya même pas de séduire ses gardiens. En revanche, un jour, il eut le droit de faire une promenade sur le pont, toujours entouré de ses geôliers de bronze. Il en profita pour essayer de se jeter à l'eau, mais ne réussit pas, et désormais, il fut confiné dans la cale pour le reste du voyage. Il en pleura de rage et de désespoir. Rien à faire. Rien à faire d'autre qu'accepter cette réalité carcérale ; l'enfermement, toujours ; ah ! S'il y avait quelqu'un pour le faire jouir au moins... Safw ne et Kabir paraissaient loin. Mais un matin, un grand tumulte parvint aux oreilles de Soufiane et de ses gardiens. Il y avait une mutinerie sur le bateau. Le capitaine était accusé par une partie de l'équipage, dont le second, d'être un tyran. On lui reprochait entre autres de maintenir à fond de cale un jeune enfant gardé par quatre brutes. Les quatre brutes en question essayèrent d'endiguer le mécontentement général et de venir en aide au capitaine. Mais deux d'entre elles furent passées par le fil de l'épée ; la troisième passa alors du côté des mutins, et la quatrième se rendit par peur. Pendant ce temps, Soufiane s'était faufilé jusque sur le pont, où il essaya de fuir à bord d'un canot à la faveur de l'agitation générale ; mais les mutins le virent et le menèrent devant le second qui dirigeait la rébellion, et qui lui souhaita la bienvenue à bord. On comprendra sans doute mieux ce qui se passait en disant le nom de ce second, qui était un jeune homme affable appelé Nasredd"ne. Oui, ce Nasredd"ne que nous connaissons bien, que nous avions laissé à K thre, alors qu'il retournait sur l'"le où l'attendait son petit Yannis ; Nasredd"ne, sur son "le, s'était ennuyé de nouveau, aussi avait-il éprouvé le besoin, une fois de plus, de reprendre le large. Cette fois, pour changer, il s'était engagé dans la marine du Calife, et c'est comme cela que nous le retrouvons à bord du navire qui devait emmener Soufiane en prison. Mais son coeur généreux et son appartenance à l'Ordre lui avaient interdit, dès qu'il en avait eu vent, de mener un tel projet à exécution. Servir le calife, il le voulait bien, pourquoi pas ? Mais exécuter les hautes oeuvres du prince Mourad, il n'en était pas question ! Aussi, gr ce à son charisme naturel, augmenté de son affiliation à l'Ordre qui était assez populaire chez les marins, il n'eut aucun mal à fédérer les mécontents contre le capitaine du navire, et à convaincre ensuite les autres de s'allier à la mutinerie. Et c'était lui désormais qui tenait le gouvernail. Soufiane était maintenant en mer avec Nasredd"ne. Mounir, pendant ce temps, était allé conduire Aymane et Ad"l dans un endroit du désert connu de lui seul, où ils devaient rester juqu'à ce que le pouvoir d'Aymane ne constitu t plus un danger pour lui-même et pour ses amis. Marzouk, Anastase, Haydar et les autres étaient retournés vers Naruq, de même qu'Abdul-Hakim, de son côté. Le génie Abdul-Maj"d était toujours prisonnier du prince Mourad ; le prince Mourad était plus que jamais l'ennemi de l'Ordre et de Mounir ; à K thre, Hamid et Numane se battaient pour la paix ; Luqm n et Farid rêvaient toujours d'une vengeance contre le père et l'oncle de Farid, le seigneur Sami et le marchand d'esclaves Taher, et la Tête de sanglier courait toujours. Telle était la situation générale. 38. #étoffer progressivement ce chap. En y plaçant les différentes histoires qu'on ne peut placer ailleurs# Le retour d'Abdul-Hakim On se souvient que trois hommes étaient allés chercher Abdul-Hakim, qui était resté en Ajmer attendre le retour éventuel de Haydar. Ces trois hommes s'appelaient Yaqub, Ayyub et Masud. Tout au long du trajet, ils racontèrent leur histoire ; ce fut d'abord le tour de Yaqub, qui s'exprima ainsi : #étoffer cette histoire, nom de Dieu ! Développer l'amour entre cousins, la fascination réciproque et tout ça ; au boulot, feignasse!# << - Moi, dit-il j'avais douze ans, Yasser en avait quinze, lorsqu'il m'aima. Yasser était mon cousin. C'était un beau garçon brun, fort et bien développé, et surtout très orgueilleux, non pas de l'orgueil satanique des faibles et des vaniteux, mais du noble orgueil des purs et des preux, dont il était. Ses parents le destinaient à la carrière des armes, et il prenait son futur métier déjà très à coeur. Moi, j'étais un joli garçon au teint de rose, au cheveu blond, à l'oeil d'émeraude, vif et pétillant. Depuis notre plus tendre enfance, nous étions inséparables ; on disait toujours : Yasser et Yaqub, Yaqub et Yasser, on parlait de nous comme d'un tout, d'ailleurs tout le monde nous aimait bien tant nous avions l'esprit chevaleresque ; nous étions tout l'un pour l'autre. Aussi, une certaine attirance était née entre nous au fil des années. Souvent, nous dormions l'un chez l'autre. Un jour que, justement, je dormais chez Yasser, il me dit : - Yaqub, mon frère, dors-tu ? - Non, dis-je ; pas encore. - Yaqub, reprit-il alors plus doucement, ne veux-tu pas venir près de moi ? - Pour quoi faire ? - Rien. J'ai seulement envie de sentir l'odeur de tes cheveux et la chaleur de ton corps contre le mien. À condition, mon cher cousin, que cela ne te dérange pas. - Pas le moins du monde, dis-je. Et je vins près de lui. Il m'attira très doucement tout contre lui, et, prenant ma main dans la sienne, il se mit à déposer de petits baisers sur mon épaule découverte. J'étais calme en apparence, mais mon coeur battait à tout rompre. Je sentais bien que Yasser était très excité. Sa main, qui avait l ché la mienne, courait maintenant sur mon corps, sollicitant des endroits que j'aurais à peine osé nommer. Finalement, en me frottant légèrement à lui pour renforcer encore son excitation, à laquelle répondait en écho la mienne, je dis : - Yasser, mon frère, voudrais-tu par hasard que je me dévêtisse ? - Cela me ferait grand plaisir, mais uniquement si tu n'y vois pas d'inconvénient. - Je n'en vois aucun, dis-je ; et je baissai mon pantalon, de manière à lui offrir ma partie arrière. Il se dévêtit de même et, haletant, se mit à me prendre tout en me caressant l'entrejambe. Je trouvais cela plaisant et agréable, cependant un certain scrupule fit qu'au bout d'un moment il s'arrêta, en me demandant si je n'avais pas mal. J'avais un peu mal, mais je voulais qu'il continu t ; alors, je mentis et lui dis que je ne ressentais absolument aucune douleur. Du reste, le plaisir l'emportait largement sur le peu de souffrance que j'éprouvais, ce qui fit que je fus heureux lorsqu'il se remit en action. Et ainsi, nous pass mes la moitié de la nuit à faire l'amour, de toutes les façons et dans toutes les positions possibles. Ce fut la plus belle nuit de toute mon existence. Suite à cela, nous nous arrange mes pour nous revoir le plus souvent possible, et nous ref"mes l'amour, chez lui ou chez moi, et parfois jusque dans des endroits insolites, par exemple dans un petit bois situé à mi-chemin entre nos deux demeures, où poussaient la myrte et le jasmin. Hélas, nos parents ne furent pas longs à se douter de la réalité de notre relation. Des gestes un peu trop tendres furent surpris entre lui et moi ; nous fûmes interrogés, et nos dénégations embarrassées furent plus éloquentes que des aveux. Hélas ! Si l'on fut assez dur avec moi, pour Yasser, ce fut effroyable : le déshonneur et l'abandon des siens. Il fut envoyé loin de moi, dans une caserne, pour se consacrer à sa vocation militaire ; mais il ne supporta pas la séparation ni l'humiliation, et il se donna la mort en absorbant du poison. Lorsque je l'appris, à mon tour je fus bouleversé, désespéré. Mon désespoir fut si grand que je pris le ciel à partie pour lui demander de me rendre l'ami et l'amant qu'il m'avait pris. Ce fut l'Enfer qui me répondit qu'il ne rendait jamais ceux qu'il détenait, surtout s'ils s'étaient donnés la mort à eux-mêmes ; mais le ciel fut quand même ému par le désespoir d'une me jeune et pure. Alors, un ange vint me dire que Yasser allait m'être rendu, mais pas sous forme humaine, car c'était la prérogative des saints et des prophètes que de ressusciter avant l'Heure. Alors, il prendrait la première forme qui frapperait mes sens, arbre, animal ou autre. Mais la première chose qui frappa mes sens fut une étrange mélodie, à la fois mélancolique et joyeuse, trouble et caressante, que quelqu'un jouait non loin de là ; Yasser fut donc transformé en cette mélodie ; c'est-à-dire que son me l'habita comme elle avait autrefois habité son corps. Aussi étrange que cela puisse para"tre, cette phrase musicale, désormais, c'était lui ; et depuis, chaque fois que je l'entends quelque part, soit que je la chante moi-même, soit que quelqu'un la joue, je pense à lui, et je sais qu'il pense à moi, qu'il est là, que son coeur bat encore pour moi ! >> Ainsi avait parlé Yaqub, tout le long du chemin. Ce fut alors au tour d'Ayyub de prendre la parole : << - Moi, dit-il, mon histoire est moins étrange que la tienne, Yaqub, mais non moins tragique. La voici, telle qu'elle m'est arrivée. Lorsque j'avais dix-sept ans, je tombai amoureux d'un jeune garçon qui en avait douze et qui se nommait Ali. Il était d'une beauté angélique, avec des boucles ch tain qui lui encadraient le visage, qu'il avait ovale et délicat, et un grain de beauté au dessus de la lèvre. Et surtout, des yeux en amande, vastes et profonds comme l'océan, des yeux dans lesquels on aurait eu envie de se perdre à jamais. Le regarder était un plaisir indicible ; mais le toucher, oh ! Mon Dieu, c'était plus divin encore. Et justement, Ali aimait qu'on le touch t ; il prenait un plaisir évident aux caresses et aux attouchements de toute sorte, et un jour il me le dit si clairement que je faillis tomber à la renverse de bonheur. Dès ce jour, nous recherch mes constamment le contact physique l'un de l'autre, et puis, un jour que je fus seul avec lui, je le pris dans mes bras, l'embrassai longuement, et nous f"mes l'amour, trois fois. Ce fut un moment merveilleux, dont il me remercia, d'ailleurs, d'une manière qui me toucha vivement. Dès ce jour, nous vécûmes, Ali et moi, une histoire d'amour extraordinaire. Je m'enivrais de ses yeux, de sa bouche, de son corps, aussi souvent que possible. J'étais le plus heureux des hommes. Mais un jour, survint un incident qui tourna au cauchemar. Ali dut partir pour un voyage en mer avec ses parents. Nous nous f"mes des adieux passionnés, comme il convient à de vrais amants, et Ali partit pour ne plus jamais revenir. Hélas, que ne l'ai-je retenu ! Je pressentais qu'il allait arriver malheur. Il y avait de la houle ce jour-là. À peine le bateau se fut-il éloigné d'une encablure que la tempête éclata. Ce fut terrible. Du rivage, j'assistai au naufrage de l'embarcation ; je voyais des gens affolés tendre les bras pour appeler au secours, puis dispara"tre, emportés par les flots. Ali était peut-être parmi eux ! J'ai quasiment vu mon ami mourir ! Spectacle horrible, que je n'oublierai jamais. Il n'y eut aucun survivant. Dans les semaines qui suivirent la catastrophe, j'étais tellement désespéré que je ne mangeais plus, ne dormais plus, ne parlais plus. On eût dit qu'une partie de moi était morte avec Ali. D'ailleurs, la vie avait réellement perdu toute signification pour moi ; alors je résolus de mourir à mon tour. J'allai me jeter d'une très haute falaise, en bas de laquelle il y avait des rochers coupants. La chute fut terrible. Je perdis connaissance. Et dans la nuit qui suivit, je fis un rêve étrange. Ne me demandez pas si j'étais mort ou vif, si je dormais ou si je sentais ; mais voilà ce que je vis : mon corps s'était brisé en mille petits morceaux, comme une statue de verre. Et Ali, plus beau que jamais dans la lumière du matin, ramassait les morceaux un à un et les rassemblait ; alors, je revivais. Et en effet, bientôt, je rouvris les yeux, pour m'apercevoir que j'étais parfaitement intact. Un cours d'eau que je n'avais pas vu avait amorti ma chute. Mais je ne sais par quel miracle je n'avais rien de cassé, seulement quelques contusions. Quelque temps plus tard, je m'installai dans un village où il y avait un vieil homme très savant qui enseignait la médecine ancestrale et qui connaissait les vertus de toutes les herbes, bonnes ou mauvaises. Je devins son disciple et appris sa science. En même temps, je fis dans ce village la connaissance d'un autre jeune garçon qui ressemblait étrangement à Ali, et qui s'appelait Armiy  ; en très peu de temps, nous dev"nmes amants également. Dans ce nouvel amour, je trouvai une force et une énergie nouvelles, et gr ce à lui, je repris totalement goût à la vie. Le vieil homme le vit, et alors je lui racontai mon aventure ainsi que le fameux rêve, dont il m'enseigna la signification : c'était l' me d'Ali, son me immortelle, qui m'avait envoyé ce message, qu'il ne fallait pas que je meure, mais que je devais m'accrocher à la vie, et demeurer entier, pour lui ; et pour ce jeune garçon qui m'était destiné, cet Armiy que je devais rencontrer et rendre heureux, et vers lequel, encore, l' me de mon défunt ami m'avait guidé. >> Ainsi avait parlé Ayyub, le long du chemin, et les trois amis avaient écouté religieusement ce récit émouvant. Puis enfin, ce fut Masud qui prit la parole : << - Quant à moi, dit-il, je vais vous raconter dans quelles circonstances étonnantes j'ai découvert cette chose merveilleuse qui s'appelle l'amour ; je parle de l'amour entre garçons, le plus beau et le plus poétique sans doute. Tout a commencé lorsque j'avais neuf ans et que ma mère, à laquelle j'étais très attaché, mourut. Peu de temps après, mon père se remaria avec une femme très méchante, qui ne m'aimait pas et me fit vivre un véritable calvaire ; alors, à dix ans, je quittai la maison paternelle, bien décidé à ne plus jamais revenir. À ce moment là, il y avait, dans notre ville, une troupe de jeunes jongleurs et acrobates emmenée par un étrange vieillard nommé Abdul-Malik, le Serviteur du Roi, qui était un peu jongleur, un peu conteur, un peu magicien. Il était véritablement roi en son domaine. Les jeunes de sa troupe étaient pleins de vitalité et d'énergie. Je demandai à en faire partie. Comme je savais faire la roue et marcher sur les mains, on m'accepta à l'essai. Mais Abdul-Malik, qui était très malin, se rendit vite compte que j'étais différent des autres garçons. J'avais reçu de l'éducation ; je savais lire et écrire, et même dire des vers. Il estima que ce serait gaspiller mes précieux dons que de me faire marcher sur les mains pour amuser la galerie, et résolut de faire de moi son disciple et son assistant. Il me faisait concocter des drogues et recopier des formules cabalistiques, qu'il vendait aux gens pour éloigner le mauvais oeil, ou pour se faire aimer d'une femme ou d'un garçon, ou pour d'autres buts plus ou moins avouables. Il passait pour un très bon guérisseur. J'appris quantité de choses avec lui. Je me rendis vite compte qu'il détenait un pouvoir immense. Quelquefois, je l'ai vu manipuler des objets à distance. Mais ce qu'il manipulait le mieux, c'était les mes. Il avait une influence énorme sur tous ceux qui l'approchaient ; il en faisait ce qu'il voulait, fascinait les foules, haranguait les puissants en toute tranquillité et défendait les faibles. Il n'utilisait pas sa puissance pour faire le mal, pourtant je ne crois pas que l'on puisse dire qu'il faisait le bien non plus. C'était un homme libre, un peu comme Mounir, il faisait ce qui lui plaisait. Mais le meurtre et le viol ne faisaient heureusement pas partie des choses qui lui plaisaient. Il les combattait plutôt ; un jour je l'ai vu tuer, au moyen d'une invocation, un homme soupçonné d'avoir égorgé trois enfants dont il devait hériter. Et voici maintenant le secret de la puissance d'Abdul-Malik : l'énergie sexuelle des jeunes m les qu'il avait sous sa coupe. Certains soirs en effet - environ une à deux fois par semaine - nous couchions tous ensemble, tandis que le ma"tre se plaçait au centre ; lui-même, ces soirs-là, ne couchait pas avec nous, bien que cela lui arriv t parfois ; mais lorsque nous faisions le grand rite d'accouplement, il ne faisait que recueillir, comme un grand entonnoir psychique, la force dégagée par l'interaction physique et mentale entre tous ces corps de garçons qui copulaient les uns avec les autres ; cette puissance subtile, il la concentrait en lui, et c'est ce qui lui donnait cette vitalité extraordinaire, d'où provenait son pouvoir. Car il professait une philosophie particulière, mais, à mon avis, non dénuée de fondement, selon laquelle un homme qui, par certaines actions dirigées, augmente sa vitalité, atteint une puissance qui lui permet d'influencer et de gouverner les choses et les êtres autour de lui. Naturellement, je participais à ce rite, et je peux vous témoigner qu'aucun garçon ne se plaignait, au contraire ! Nous en redemandions, tant et si bien que nous nous appliquions, les autres soirs, à copuler pour nous-mêmes. Chaque nuit, sous la grande tente où nous dormions tous, c'étaient des coucheries à n'en plus finir, des festins de chair et de stupre, dans d'extatiques concerts de soupirs de volupté ; mais c'était aussi, je ne crains pas de l'affirmer même si cela doit scandaliser le monde, c'était aussi de l'amour. Oui, parfaitement, de l'amour. Car nous nous aimions tous, nous étions, les uns pour les autres, notre seule famille - l'autre nous ayant rejetés, pour ceux qui en avaient jamais eue une, et il y avait aussi les autres, ceux qui n'avaient point connu d'autre famille que la troupe, ceux que le ma"tre avait recueillis au berceau. Mais tous, nous étions tout les uns pour les autres. C'est-à-dire que la troupe était tout. Où d'autre aurions-nous pu grappiller le peu de tendresse indispensable pour survivre quand on est enfant ? Alors, de la tendresse, nous nous en donnions les uns aux autres, autant que nous rêvions nous-mêmes d'en recevoir ; des flots de tendresse déversée sous forme de foutre bien chaud dans nos bouches avides ou dans nos culs frémissants. Les petits se choisissaient un protecteur parmi les plus grands, qui eux-mêmes avaient souvent un protecteur plus grand encore, et cela faisait des cha"nes de garçons qui copulaient de préférence les uns avec les autres. Un garçon de neuf ans se faisait prendre par un de onze ou douze ans, qui se faisait prendre par un de treize, qui se faisait prendre lui-même par un de quatorze, et ainsi de suite. Mais ces cha"nes variaient parfois. Les plus inconstants étaient les plus jeunes, qui avaient plus d'avidité envers leurs a"nés, et qui voulaient souvent essayer plusieurs partenaires, jusqu'à trouver celui qui enculait le mieux ou qui avait le membre viril le plus développé. Mais ce partenaire idéal n'existait pas, il fallait l'inventer, alors il n'était pas rare de voir un de ces très jeunes garçons en rut se faire baiser par plusieurs a"nés à la fois, soit par des trous différents, soit par le même, ce qui demandait de véritables talents acrobatiques. Ou bien, au contraire, il arrivait qu'un même a"né fût convoité par plusieurs cadets pour sa vigueur peu commune ; alors, généreusement, ils se le partageaient, et l'on voyait ainsi un même a"né, le corps tout couvert d'une nuée de garçons plus jeunes qui voulaient se faire prendre en même temps et qui, ne le pouvant pas, se chamaillaient gentiment, l'un lui léchant les boules, l'autre les tétons, et ainsi de suite, pendant que le plus chanceux se faisait mettre. Un jour, je vis un de mes camarades plus jeunes, pour lequel j'avais beaucoup d'amitié, pris d'une véritable frénésie de se faire prendre par les plus gés ; pendant toute la nuit, il les reçut à tour de rôles. Pendant que l'un d'eux enculait le garçon, les autres attendaient patiemment, le membre à l'air, faisant des comparaisons, se charriant ou se masturbant pour passer le temps ; quand l'un d'eux mettait trop de temps à aboutir, les autres lui criaient d'accélérer ; et il avait à peine fini qu'un autre se précipitait sur la victime encore pantelante, trempant son dard dans le foutre du précédent, qui lui servait en quelque sorte de lubrifiant ; les derniers durent officier dans une mare de liquide visqueux, mais ils s'en moquaient bien. Mon camarade fut très satisfait de sa nuit. Ce genre de scènes n'étaient pas rares. Vous m'excuserez, je l'espère, d'utiliser un vocabulaire aussi... disons, aussi précis ; je n'ai aucun goût pour la vulgarité, mais je tiens qu'il n'y a pas de honte à nommer exactement les choses par leur nom, et c'est ce que je m'efforce de faire. Je me borne à décrire les faits, sans chercher à les enjoliver ; que vous les trouviez ou non à votre goût, est une affaire qui ne me concerne pas. Et puis, encore une fois, ce que je décris n'a rien de scabreux à mes yeux, car pour moi, ou plutôt pour nous, c'était de l'amour, avant tout, et même de la passion. Et il ne se passait pas une nuit sans que, tout en ahanant de plaisir, nous ne nous jetions à la tête les mots les plus doux, les noms les plus gentils, tant nous nous adorions les uns les autres. Et si l'on a jamais fait l'amour par amour sur cette terre, ce fut bien sous cette tente où toute la troupe, dans un grand élan de solidarité, se baisait elle-même. >> Ainsi avait parlé Masud. Les trois amis approuvèrent. Mais Abdul-Hakim, que ce récit avait laissé sur sa faim, demanda : << - Mais vous nous avez dit, mon cher Masud, que certains garçons recherchaient la protection d'un autre. C'est donc qu'il y avait, au sein de votre joyeuse troupe, des relations privilégiées. Vous-même, n'étiez-vous pas un peu épris d'un de vos camarades plus jeune ou plus gé ? - Je dois dire en effet, répondit Masud, qu'il y avait un garçon, plus jeune que moi, mais plus fort et plus énergique, que je chérissais particulièrement ; il s'appelait Mumtaz, et il était bien nommé. C'était en effet un garçon délicieux à tout point de vue, un joyeux compère, rompu aux exercices de l'amour physique, expert en plaisir, prompt à jouir. Et il y avait, entre nous deux, un peu plus que de la camaraderie. Vous savez, j'étais un peu l'intellectuel de la bande, moi. Le respect dont on m'entourait n'était pas exempt d'envie. Mais Mumtaz était différent. Il m'admirait trop pour me jalouser, si peu que ce fût, et il me défendait chaque fois que c'était nécessaire - ce qui d'ailleurs n'arrivait pas souvent. Mais je pouvais toujours compter sur lui, et lui sur moi. La plupart du temps, nous dormions ensemble ; je me sentais bien près de lui, son beau corps était comme un talisman qui me rassurait, me protégeait contre les démons de la nuit. Il arrivait souvent qu'il m'encul t pendant que je dormais ; je me réveillais - quel délicieux réveil ! - et je t chais de prendre la posture la plus confortable pour lui ; ensuite, il me laissait lui rendre la pareille, et nous nous rendormions côte à côte. Cela se produisait parfois plusieurs fois au cours d'une même nuit, car nous étions jeunes et impétueux. C'était rarement moi qui prenais l'initiative. J'aimais vraiment la relation que j'avais avec Mumtaz. Nous sommes d'ailleurs restés bons amis en grandissant. Ensemble, nous avons rejoint l'Ordre, mais lui a continué à faire des tournées dans les villages avec une troupe de jeunes acrobates dont il est le mentor ; de sorte que nous ne nous voyons pas aussi souvent que nous le voudrions, mais nous ne nous en aimons que davantage. >> Abdul-Hakim opina, Yaqub et Ayyub aussi. Ils comprenaient parfaitement. Cependant, la nuit tombait et il y avait devant les quatre voyageurs un bosquet qui ne leur inspirait pas confiance. C'était le lieu idéal, semblait-il, pour une embuscade. Alors ils le contournèrent, passèrent dans un chemin creux, et là, ils tombèrent dans une embuscade organisée par une dizaine de gueux qui n'étaient, heureusement, que des brigands et non des hommes à Mourad. Abdul-Hakim, Yaqub et Ayyub tirèrent le sabre ; Masud resta parfaitement impassible. Il regarda fixement les brigands et en mit la moitié en fuite par la seule force de son esprit. Les trois autres amis durent se battre avec ceux qui restaient. Yaqub, tout en sifflant une étrange mélodie, en mit un en pièces et en désarma un autre qui s'enfuit sans demander son reste. Un autre encore blessa Abdul-Hakim ; mais celui-ci répliqua vivement en se jetant sur lui, et lui passa son sabre à travers le corps. Ayyub en tua encore un ; le dernier demanda gr ce, et on la lui accorda. Mais Abdul-Hakim perdait beaucoup de sang ; alors, Ayyub déchira sa chemise et lui fit un pansement avec des herbes du chemin. En moins de deux heures, le blessé fut tellement d'aplomb qu'il ne sentait plus sa blessure. Les quatre amis se congratulèrent alors et reprirent gaiement leur chemin. #placer ici le récit de Ilian et Nayham, en le reliant à l'histoire du garçon changé en mélodie. Après la mutinerie : un rescapé de la mutinerie a averti Mourad ; celui-ci reçoit un message du tra"tre de l'Ordre lui recommandant de s'intéresser à l'"le où vit Yannis ; là il fait enlever ce garçon - qui le fascine - et marchande ensuite avec Nasredd"ne pour récupérer Soufiane. Là, rencontre de Nasr avec Wanis et Siwan, devenus membres de l'Ordre, qui racontent leur histoire et l'aident à récupérer Soufiane une nouvelle fois.#@ 39. Le prince Faris << Quelle beauté il y a dans la domination ! Quelle chose exquise et délicieuse que l'inégalité, le pouvoir, la puissance et l'autorité sous toutes ses formes ! Se sentir supérieur aux autres, leur imposer sa volonté, comme à une matière amorphe à laquelle on donne une forme ; on se sent créateur, on peut l'être ! Favoriser les siens, ceux que l'on aime, que l'on juge égaux à soi, défavoriser les autres, faire le jour et la nuit ; combien le monde serait terne sans cela ! Les hommes d'autrefois étaient intelligents, ils respectaient l'autorité, le principe d'autorité ; ceux d'aujourd'hui rechignent à l'accepter, ceux de demain le rejetteront totalement, en pensée, seulement en pensée, car dans leurs actes, ils ne cesseront jamais de réclamer plus d'autorité, d'ordre, de domination ; ces hommes miniatures haïssent la domination légitime, noble, celle de l'homme vraiment supérieur qui se sent investi d'une mission divine, d'une valeur transcendante ; mais ce ne sera que pour imposer aux hommes supérieurs de descendre à leur niveau, de se considérer égaux à eux, de renoncer à leur liberté, et cela, non par la douceur et la séduction, soyez-en sûr, mais par la force la plus brute, la violence légale ! Ils crachent sur ce qu'ils adorent, ils adorent ce qu'ils conspuent ! En vérité, la liberté ne peut jamais être que celle d'un seul ou de quelques-uns, et si l'on aime la liberté, on ne peut aimer en même temps l'égalité, c'est un principe absolu ! L'ordre de la société repose depuis toujours sur la force, sur la domination des forts sur les faibles ; c'est vrai de tout temps et dans toutes les sociétés. Aucune ne fait exception. Un pouvoir populaire, démocratique, n'est que la dictature du peuple ; s'il est suffisamment fort pour dominer l'élite, il la dominera, et celle-ci sera dominée ; il y a toujours un dominé. Si c'est le pouvoir de la majorité, du plus grand nombre, la minorité est dominée ; quelle raison valable aurait-elle de l'accepter, sinon l'incapacité où elle se trouve de faire autrement ? Quand on dit la minorité, en fait il faudrait dire les minorités, car elles sont souvent plusieurs, et il se peut que, mises ensemble, elles soient beaucoup plus nombreuses que la prétendue majorité, mais elles sont trop divisées pour s'unir contre elle. De sorte que le pouvoir de la prétendue majorité n'est qu'une abominable supercherie. Il en va presque toujours ainsi. Et de toute façon, les minorités sont souvent plus intéressantes que la majorité, qui n'est que la somme de toutes les médiocrités humaines ; le pouvoir de la majorité est bien le plus haïssable de tous les pouvoirs. Mais il est heureusement fort rare, et de plus, il n'est pas différent de tous les autres dans son essence, il est seulement plus hypocrite. Le pouvoir, l'autorité, sont une belle chose pour celui qui les possède ; c'est à cela que devrait tendre tout homme supérieur, en intelligence, en éducation et en courage ; il ne devrait avoir d'autre but que d'être totalement libre si possible, et de pouvoir imposer sa volonté à ceux qu'il juge inférieur, tout en favorisant selon son plaisir ceux qu'il juge égaux, et en honorant ceux qu'il juge supérieur. Car la plus haute marque de supériorité chez un homme, c'est de pouvoir se reconna"tre des supérieurs sans se rabaisser. L'homme vil, au contraire, répugne à reconna"tre chez autrui une quelconque forme de supériorité. Il clame l'égalité de tous, parce qu'il sent trop son infériorité, et qu'il en souffre sans vouloir ni pouvoir l'admettre. L'homme qui possède une véritable supériorité, et qui en est conscient, au contraire, n'éprouve aucun mal à reconna"tre en autrui un ma"tre, un modèle, un supérieur ; c'est même un honneur pour lui. Il n'a aucun besoin de se proclamer indûment supérieur à tous s'il ne l'est pas ; car le nombre des êtres vils qu'il dépasse naturellement de sa grandeur authentique est déjà suffisant, pour qu'il n'ait pas besoin d'y ajouter ceux qu'il a plutôt intérêt à traiter avec honneur et respect - ceux qu'il admire. La capacité d'admiration est un signe de la vraie grandeur ; combien serait triste un monde où nous n'aurions plus rien ni personne à admirer ! Mais l'admiration est un sentiment spontané qu'on ne peut forcer. L'homme supérieur admire librement ceux qu'il choisit d'admirer, il les défend, les protège éventuellement, et c'est le meilleur usage qu'il puisse faire de sa force et sa liberté. Sinon, ce n'est qu'un destructeur, un vandale. Un autre principe est qu'il vaut mieux être un vandale que rien, il vaut mieux être un vandale qu'un esclave, il vaut mieux, pour celui qui est né pour la liberté, tout brûler qu'accepter d'être esclave un seul jour ; mais ceux que l'on admire le plus, parmi les grands conquérants, les guerriers illustres, ce sont ceux qui ont été des b tisseurs d'empire, des constructeurs, Alexandre, César, Omar, Niz m el-Mulk ; ceux qui ont b ti quelque chose de durable. Un empire, reflet de la volonté et du rêve d'un homme, ou de quelques-uns, pourvu qu'ils soient grands, est une oeuvre d'art, et aussi un être vivant qui na"t et meurt. Dans le meilleur des cas, c'est aussi le reflet d'un principe supérieur, supra-humain ; les formes de gouvernement les plus respectables sont celles qui ne sont pas d'origine humaine, et elles existent ; voici un troisième principe. Mais ce sont les hommes libres qui prêtent leur force aux idées qu'ils choisissent librement de servir. Et si aucune ne te para"t digne de l'être, alors, sers-toi toi-même, accro"t ta puissance, sers-toi des autres et prends ce que tu veux, aucun homme conscient de sa valeur, de sa dignité, n'a de raison valable d'agir autrement. Le chaos, pour un homme digne de ce nom, vaut toujours mieux qu'un ordre qu'il n'a pas approuvé lui-même. Aucun homme de valeur n'a de raison de se soumettre à un ordre qui n'a pas recueilli son suffrage au préalable. Aucun homme de valeur n'a de raison de respecter des lois qu'il n'a pas approuvées, s'il a les moyens de les transgresser. S'il ne les a pas, qu'il les cherche, et s'il ne les trouve pas, qu'il se rebelle, et s'il ne le peut pas - si les l ches, le veules, les médiocres sont vraiment trop nombreux, puissants et organisés - qu'il se soumette extérieurement tout en restant libre à l'intérieur, qu'il s'efforce de saboter cet ordre en attendant qu'il s'effondre sous le poids de sa propre bêtise. Le sabotage même le plus modeste est toujours plus beau que la soumission passive. Quand on se rapproche de la fin du cycle, de plus en plus nombreux sont les hommes qui pensent que le fait que les choses soient ce qu'elles sont, et qu'elles soient ainsi depuis longtemps, est un argument suffisant pour ne pas se rebeller contre ce qui est, ne pas chercher à le changer ; où que le fait d'être approuvé par la plupart des gens donne à un ordre des choses une légitimité coercitive même aux yeux de l'homme qui se sent supérieur par l'intelligence, le courage ou la foi. C'est faux ; mais surtout, cela démontre une grande ignorance de ce qui fait la saveur de la vie. Refuser ce qui est, pour proclamer ce qui doit être, peut être une grande source de plaisir pour celui qui veut réellement jouir de la vie. Et jouir de la vie est ce que tout homme intelligent devrait faire. Par conséquent, ce n'est pas seulement un devoir pour lui de chercher à être assez puissant pour imposer aux autres ses vues supérieures et sa volonté créatrice ; c'est aussi et surtout une source de plaisir extrême, qu'il serait vraiment trop vulgaire et injuste de mépriser. Se faire servir par les autres est le droit imprescriptible de l'homme supérieur, et faire en sorte qu'ils le comprennent, ou qu'ils dégagent, est une activité jouissive par excellence qu'il ne peut dédaigner. >> Ainsi pensait le prince Faris, qui avait été élevé dans les ors et la pompe, et dans la conscience irréfragable de son rang et de sa dignité. Il pouvait parfaitement concevoir qu'on se rebell t contre lui, et s'il matait impitoyablement cette rébellion, il honorait dignement la mémoire de celui qui avait été assez téméraire pour le défier, pourvu qu'il l'ait fait librement, au nom d'idéaux supérieurs, non d'intérêt mesquins. Il y avait souvent eu, dans le passé, des guerres de clan au sein de la noblesse de K thre. Celui de Faris dominait depuis plusieurs générations, après s'être illustré par une vaillance supérieure. Mais certains clans rivaux ne lui cédaient pour ainsi dire en rien. @ #l'histoire d'un jeune chef de guerre ; ses relations avec des clans rivaux, son combat pour conserver le pouvoir ; tempéré par l'amour pour Hilal qui instille en lui plus de douceur, d'idéal... avant cela, Faris est un pur guerrier ; montrer sa transformation sous l'impulsion de Hilal. Dans le chap. << la guerre de K. >>, raconter les prémices de cet amour, l'enlèvement etc. Rivalité entre les deux cités, K thre et Rubaz, à creuser. Dans ce chap.-ci, décrire plus Faris, dans ses rapports avec les autres clans qui le contestent, critiquent sa décision d'entrer en guerre, etc. Montrer un clan rival qui en profite pour essayer de le discréditer et prendre le pouvoir ; montrer leur ambiguïté : comment cet amour empoissonne réellement la vie de la cité, mais pour ce clan c'est surtout un prétexte pour s'emparer du pouvoir. Les montrer sous des traits ambivalents, en partie sympathique, jeunes loups ambitieux... montrer l'amour entre garçons au sein de ce clan aussi ; idée : le chef de clan a lui-même une histoire d'amour (modifier le rôle de Moncef ?) avec un jg ; c'est en partie pour séduire ce jg qu'il combat Faris. Il veut l'épater, etc. Montrer l'admiration de ce jg pour ce chef... mais le prétexte utilisé pour combattre Faris révèle une contradiction insupportable, puisque c'est aussi l'amour d'un jg qui en définitive motive le rival... ils vont dépasser cette contradiction en prenant conscience tous qu'ils sont une cité, qu'ils doivent faire front etc. Montrer la beauté d'une cité qui s'unit pour résister, etc. Dans ce contexte, la << monstration >> de Hilal peut revêtir une signification plus forte ; il sera celui qui unira la cité... mais paradoxe, il vient lui-même de la cité rivale ! C'est l'adversaire en somme qui nous unit contre lui, par son amour... il y a de la matière à exploiter, mais faut le faire ; allez au travail feignasse !#@ K thre se dressait dans le point du jour, superbe et insoumise ; c'était la ville qui avait accepté les souffrance de la guerre, la privation, le siège, pour une histoire d'amour entre un de ses princes et un jeune garçon étranger. Elle était belle comme un grand fauve qui regarde le chasseur dans les yeux, l'air de dire : << tu vois, j'existe encore >>. Dans K thre, belle et rebelle, se dressaient de nombreux palais, où vivait encore une authentique noblesse de sang, jeune, capricieuse et vivace ; et parmi ces palais, tous plus fastueux les uns que les autres, le plus riche, le plus remarquable, le plus glorieux était celui de Faris, vaste demeure princière aux dédales de couloirs, de salles et de cours où des fontaines coulaient à l'ombre des orangers et des jasmins. C'était un lieu fait pour l'amour. Et là, dans une de ces cours, assis sur le rebord de la fontaine à l'ombre d'un oranger, se tenait le jeune Hilal, bombant le torse dans une attitude virile, tandis que le prince Faris, en face de lui, lui parlait. << - Ainsi, mon jeune ami, disait Faris, vous êtes bien sûr de vouloir demeurer avec moi ? Même si nos deux nations doivent s'entre-tuer ? Vous ne regretterez pas vos père et mère, et vos frères, et vos soeurs, et tous vos amis, là-bas, à Rubaz ? Et vous ne regretterez pas d'être la cause de cette guerre cruelle ? - Par Dieu ! disait Hilal, non, je ne regretterai rien ; et que m'importent la guerre et la paix, pourvu que nous soyons ensemble ? Si nous mourons, nous mourrons unis comme les doigts de la main ; si nous vivons, nous vivrons l'un pour l'autre, à jamais. C'est ce que vous désiriez, et c'est ce que je désire. Le reste a-t-il de l'importance à vos yeux, prince Faris ? M'aimeriez-vous donc si peu ? - Par Dieu ! Si je vous aime ? Mais est-ce que je ne vous le prouve pas à chaque instant, en soutenant cette guerre horrible menée par ceux qui, dans nos deux nations, voudraient nous voir séparés ; oh ! Hilal, je ne veux pas que nous soyons séparés, jamais, m'entendez-vous ? Je ne permettrai pas ; car je vous dois la vie, et plus que la vie. Avant de vous conna"tre, je ne savais pas que l'on vivait pour quelque chose, j'étais un homme sans idéal. Mais dès que je vous vis, Hilal, je naquis une seconde fois, et, tel que vous me voyez, je ne cesse de rena"tre ; en vous voyant, je sais pourquoi j'existe : et c'est pour vous, et pour les moments d'amour que nous passons ensemble, et que l'univers nous jalouse. Vous m'avez révélé la vie, Hilal et cela, jamais je ne pourrais l'oublier, même si l'univers devait s'effondrer. - Mais c'est plutôt vous, Faris, qui m'avez révélé la vie ; vous, qui m'avez révélé mon me et mon corps, qui m'avez appris ce que c'était qu'être un homme. Avant de vous conna"tre, je n'étais rien ; j'étais comme l'eau de cette fontaine, qui coule en ne faisant rien qu'un peu d'écume et une douce mélodie ; aujourd'hui, je peux défier l'univers, car je sais qui je suis, et je suis comme l'acier de votre glaive dont vous frappez votre ennemi et le mien : indestructible, comme vous-même et comme le lien qui nous unit. >> Faris caressa du revers de la main la joue de cet enfant qui parlait comme un homme, et Hilal prit cette main et y frotta son visage avec tendresse, et il l'embrassa avec fougue, comme quelque chose de très précieux. << - Vous voulez rester ici, reprit Faris, et cela ne convient pas aux gens de Rubaz. Le jeune Moncef, lui, ne veut point rester, et cela ne convient pas à notre gouverneur. Il semble que la guerre soit désormais inévitable et sans merci. Qu'en dites-vous, mon cher ami ? Êtes-vous prêt à une telle épreuve ? - Aussi prêt qu'on peut l'être, Faris. Et j'aurai plaisir à voir battre les gens de mon propre pays, car l'amour est de notre côté, et il faut que l'amour triomphe, n'est-ce pas ? - Sans doute, l'amour finit-il toujours par triompher, soit dans ce monde, soit dans l'autre. Mais dans ce monde, hélas, il arrive que la haine l'emporte. - Eh bien ! Montrons-nous les plus haineux. Haïssons par amour ! - Hilal, vous parlez comme un chef. - C'est vous, Faris, qui me l'avez appris. >> Et ils s'embrassèrent voluptueusement, tandis que le corps de Hilal glissait sous celui de Faris, qui le déposait à l'ombre de la fontaine, sur un grand édredon de soie verte ; et ils roulèrent en s'embrassant, et se donnèrent l'un à l'autre, à l'ombre de la fontaine. Or, il y avait, dans K thre, une personne qui faisait profession de n'aimer pas Faris, ni Hilal ; cette personne, c'était le prince Jawad. Jawad, neveu d'un cousin du calife, était un jeune homme de trente ans, intelligent, ambitieux, ombrageux. Il n'aimait pas cette guerre, mais il y voyait une chance d'acquérir plus de pouvoir et d'influence qu'il n'en aurait jamais. Dans ses rêves les plus fous, Jawad se voyait en effet sultan de K thre, qui, après avoir conquis les petites cités avoisinantes, serait devenue un grand état comme Naruq, et non plus une simple cité-état dirigée par un gouverneur vassal du calife. Aussi, il comptait sur le mécontentement populaire pour le porter au pouvoir dans K thre ; ensuite, il mettrait fin à cette guerre épuisante et vaine contre Rubaz et contre le calife, reconstituerait une grande armée avec une flotte conséquente, et se porterait protecteur des cités de Raqad, Narmuz, Lahjat et Sidra, qui entouraient K thre et dépendaient déjà d'elle sur le plan du commerce et de la subsistance. Alors, il se ferait proclamer sultan, prêterait allégeance au calife, comme le sultan de Naruq et celui de Rubaz, et régnerait puissant et heureux. Mais pour réaliser ce beau rêve, il fallait d'abord attiser et canaliser la colère du peule k thrien qui, épuisé par la guerre et l'état de siège, réclamait que l'on rend"t Hilal à Rubaz. Justement, ce soir-là, il avait rendez-vous avec les représentants du peuple, qui étaient au nombre de trois, l'un représentant les commerçants et les artisans, l'autre les agriculteurs, fermiers et métayers, le troisième, les scribes, les juges et la petite noblesse. Ce fut le premier qui prit d'abord la parole : << - Prince Jawad, dit-il, vous êtes, je crois, un honnête homme, et un homme raisonnable. Vous voyez quel g chis représente cette guerre sans profit qui nous est imposée par le caprice d'un prince amoureux. Qu'il quitte donc K thre avec son Hilal de malheur, et qu'il laisse le peuple vivre, les enfants manger, les commerçants commercer. Nous n'en pouvons plus de ce conflit insensé, et nous ne le tolérerons pas davantage. Cependant, K thre a besoin de nouveaux dirigeants, qui écoutent la voix de la raison, non de leur seule passion ; de dirigeants dotés d'une grande vision politique, capables de redresser notre belle cité que la lutte fratricide contre Rubaz a mise sur les genoux, de faire rena"tre le commerce, la justice et les arts, d'honorer les lois, de ne pas tout sacrifier à l'amour. Prince Jawad, que vous en semble ? Êtes-vous avec nous ? - Je le suis de tout coeur, dit Jawad, et vous avez bien parlé, mon cher représentant. Il faut un sang neuf à la tête de K thre, il vous faut un chef qui vous écoute et vous comprenne, non un écervelé qui n'écoute que sa seule passion pour un giton étranger. Ce chef, vous l'avez en moi, si vous le voulez. Moi, gouverneur de K thre, je vous servirai loyalement ; je servirai les intérêts de la cité, non quelque inclination fantaisiste. Moi, gouverneur de K thre, j'épouserai les lois et les intérêtes supérieurs de la cité, et j'écouterai la volonté populaire, non mes seuls appétits charnels. Moi, gouverneur de K thre, nous serons une grande cité, crainte et respectée jusqu'aux confins de la terre ; je vous promets de beaux jours si vous me suivez ; je vous mènerai des ténèbres de la guerre et de la destruction vers la claire lumière de la paix et de la prospérité. Mais j'ai besoin de savoir si votre parti est vraiment puissant ; car je n'en prendrai la tête que s'il peut faire trembler celle des princes corrompus qui président actuellement à nos destinées à tous. Je veux bien vous mener jusqu'à la victoire, à condition que vous me fournissiez des troupes prêtes à marcher sur le palais du gouverneur s'il le faut. - Prince, dirent en choeur les trois représentants, nous avons cela. Le peuple est prêt, la noblesse est prête, tout le monde est prêt ; nous n'attendons plus qu'un chef capable de nous conduire vers le succès, une tête pensante, qui aime voir K thre grande et prospère, et ne hait rien tant que le désordre et les dérèglements de la chair, un ma"tre qui ne se laisse pas fasciner par un enfant à l'épaule laiteuse. Soyez cette tête, prince, nous serons votre bras. - Alors, la chose est entendue ; mes amis, faites battre le rappel de vos troupes cette nuit ; que demain matin, nous soyons prêts à marcher sur le palais, et tant pi si l'on nous résiste. - Voilà qui est parler. Il en sera fait selon ce que vous venez de résoudre. Demain, marchons sur le palais, et voyons si l'on ose nous tenir tête et nous parler encore de guerre et de siège pour un jeune garçon étranger. >> Aussi, le lendemain, une grande clameur se fit entendre du côté du palais du gouverneur ; et celui-ci dit à son ordonnance : << - Abdul-Hay, veuillez me dire ce que c'est que cette clameur du côté de la cité. - C'est le peuple, excellence. - Certes, j'entends bien que c'est le peuple, mais que veut-il ? - Je ne sais ; du pain, je crois. Le peuple réclame toujours du pain. - Par Dieu, nous sommes en état de siège ! - Il le sait, excellence. - Alors ? - Peut-être est-il las de ce siège. - Eh ! Qu'il aille alors faire porter ces cris du côté des gens de Rubaz. - Excellence, regardez : voici Koumaïl, le sergent de vos gardes, qui vient par ici ; peut-être pourra-t-il nous éclairer sur la cause de ce mouvement et de ces clameurs. >> Quelques instants plus tard, Koumaïl entrait dans la salle d'honneur du palais du gouverneur. << - Excellence, dit-il, il y a ici trois représentants du peuple qui demandent à vous parler et à parler au prince Faris. - Le prince Faris est dans son palais, dit le gouverneur. - Ce n'est pas loin d'ici ; il faut l'envoyer chercher. >> Mais au même moment, on annonça l'entrée des représentants, et l'arrivée de Faris qui, alarmé par la clameur populaire, s'était spontanément rendu, tout armé, au palais du gouverneur, pour voir s'il pouvait être utile à quelque chose. Alors, le représentant des scribes et des nobles prit la parole : << - Seigneurs, dit-il, le peuple est las de cette guerre. Il ne veut plus la faire. Prince Faris, il faut être raisonnable. Rendez Hilal ou partez, sinon ce sera la guerre civile, et vous ne gagnerez pas. >> Faris devint rouge de colère. << - Que je rende Hilal ! Dit-il. Ah ! Plutôt faire brûler tout ce peuple misérable qui ne sait ce qu'il réclame. Non, par Dieu, j'aime mieux mourir que de le rendre. La guerre continuera, c'est moi qui vous le dis. La guerre continuera, et nous la gagnerons, à moins que ce peuple ingrat soit prêt à mettre sa menace à exécution. Dans ce cas, vous pourriez en p tir, mon cher gouverneur. Et si c'est cela qu'on veut, je suis prêt à m'exiler, avec Hilal. Que m'importe après tout la victoire ou la défaite, si l'on ne veut plus de moi ici ? - Faris, dit le gouverneur, vous ne songez pas à ce que vous dites. Vous ne partirez pas, je vous l'interdis. Au nom de nos amours, nous affronterons ensemble la colère de ce peuple infidèle, et nous la materons ou nous mourrons en hommes. - Vous avez raison, mon cher Badreddine. Voilà qui est parler en homme. Oui, par Dieu, nous tiendrons fermement, pour nos amours ! Et s'il faut qu'il y ait la guerre, il y aura la guerre, et nous la gagnerons ou nous mourrons ! - Allons, dit Abdul-Hay, inquiet ; mes seigneurs, soyez raisonnables. Nous ne pouvons pas faire la guerre à tout le peuple. Si vous en croyez le conseil d'un ami de l'état, rendez Hilal, ou dédommagez les gens de Rubaz. - Nous ne rendrons ni ne dédommagerons, dit Badreddine ; ou alors, qu'ils me rendent Moncef. - Est-ce là votre dernier mot ? demanda le représentant. - Sans doute, dit le gouverneur. >> Dehors, la clameur s'intensifiait. La sueur perlait sur le front de l'ordonnance Abdul-Hay, fidèle serviteur du gouverneur et des princes, qui voyait trop le péril auquel tous ces amoureux s'exposaient par amour. La tension montait. Les trois représentants avaient l'air menaçant. Soudain, un homme qui était entré avec Faris, et qui avait assisté à toute cette scène sans que personne f"t attention à lui, s'entretint à voix basse avec le jeune prince. On vit le visage de ce dernier s'assombrir et s'éclairer tour à tour. Enfin, il se tourna vers Abdul-Hay et ordonna : << - Qu'on aille me chercher Hilal ; mais que personne ne le voie entrer ici. >> Un quart d'heure plus tard, Hilal, entièrement voilé, entra par une porte dérobée au bras d'Abdul-Hay, qui le conduisit près de son ami. << - Que signifie ceci ? >> dirent les représentants du peuple, furieux. Faris voulut répondre, mais Hamid, qui était l'homme qui s'était entretenu avec lui, le devança : << - Messieurs les représentants, dit-il, voici le jeune homme que le peuple veut obliger à retourner à Rubaz, contre sa volonté et celle d'un prince. Fort bien. Mais le peuple l'a-t-il vu ? Non pas. Alors, avant de prendre cette décision irrévocable, je pense que vous ne verrez pas d'objection à ce que le peuple le voie au moins une fois. >> Les représentants voulurent répondre, se consultèrent, mais déjà, Hamid allait à la fenêtre avec Hilal et le présentait à tous les regards, toujours bombant le torse, plus beau que jamais. Aussitôt la clameur se tut. Le peuple, tous états confondus, regardait avec stupéfaction ce jeune homme d'une gr ce exceptionnelle, d'un charme surhumain. Le charme s'empara de la foule, opéra à plein. Tout le monde ressentait maintenant pour Hilal la fascination qu'avait ressentie Faris. C'était le miracle sur lequel avait compté Hamid. Alors, la foule subjuguée par la beauté divine de Hilal se retourna contre Jawad, qui manqua de se faire déchiqueter. Mais il versa tout de même du sang, et ce sang fut comme une purification pour le péché qu'avait commis le peuple, de vouloir mettre fin à la guerre en rendant le beau Hilal. Cependant, il ne mourut pas, sans quoi notre histoire aurait été vraiment trop horrible. Or, il y avait dans K thre une autre personne qui adorait en secret Hilal, c'était l'ordonnance Abdul-Hay, qui avait le fond corrompu, mais tout le monde l'ignorait, sauf lui. Et il avait aimé Hilal dès le premier regard, et cet amour lui brûlait le coeur, et lui brûlait le corps, et lui brûlait l' me. C'était comme la lame d'un poignard enfoncée dans sa chair. Et quand on avait montré Hilal, splendide et resplendissant, à la foule, il avait senti cette lame de poignard s'enfoncer un peu plus, et le feu qui le brûlait redoubler d'intensité. Et ce fut pour lui un cruel coup du sort ; car il espérait que, lorsque Hilal serait rendu à Rubaz, et ainsi séparé de Faris, il pourrait s'emparer de lui avant qu'il n'atteign"t Rubaz, et fuir avec lui. Et ainsi, il aurait été heureux avec le jeune garçon, à la place de Faris et du sultan de Rubaz. Mais l'intervention de Hamid avait g ché tous ses plans. Alors, furieux, il en élabora un autre, diabolique. Vers le soir de ce même jour, il se présenta chez Faris ; car il faut savoir que Faris et Abdul-Hay étaient, depuis leur plus tendre enfance, les meilleurs amis du monde. La venue de Hilal avait brisé cette amitié et séparé leurs coeurs, mais Faris n'en avait rien su. Aussi, avait-il été heureux de voir son ami ce soir-là, et lui avait-il ouvert tout grand sa porte, sans se douter qu'Abdul-Hay cachait un poignard sous sa cape. Et lorsque le coup partit, il ouvrit de grands yeux, effaré. Mais Hamid, qui était non loin de là, avait entendu le cri de douleur, et il bondit aussitôt, se précipita sur le criminel qui avait encore l'arme ensanglantée à la main, et le frappa à son tour ; ce fut la sinistre fin du sinistre Abdul-Hay. Mais la blessure de Faris était grave, et profonde. Comme sont les blessures de jalousie amoureuse entre les vieux amis. Aussi, lorsque Hilal, accouru dès que la nouvelle de l'attentat se fut répandue, trouva son ami dans cet état, il pleura de vraies larmes d'homme, amères et brûlantes. << - Ah ! Si tu meurs pour moi, disait cette grande me, moi aussi je meurs pour toi ! >> 40. L'attente Pendant que Mounir et ses amis poursuivaient leurs aventures sur mer ou dans le désert, les garçons qui étaient restés au siège de l'Ordre à l'attendre se désennuyaient comme ils pouvaient. Ainsi, ils avaient mis au point un jeu pour tuer le temps : tour à tour, on posait à chacun une question, du genre << quel ge avait Aïcha quand elle a consommé son union avec le Prophète >> (réponse : neuf ans) ou << quels sont les sept attributs divins qui ne sont ni l'Essence, ni autres qu'Elle >> (réponse : la Vie, la Science, la Volonté, la Puissance, la Parole, l'Ouïe et la Vue). Celui qui connaissait la réponse pouvait se livrer sur les autres à tous les caprices érotiques qu'il voulait. Si au contraire, il ne la connaissait pas, c'est lui qui devait se prêter à tous les caprices des autres. Le petit Bachir, excellent théologien, était très fort à ce jeu et c'est lui qui posait la plupart des questions et trouvait la plupart des réponses. Certains, au contraire, faisaient exprès de perdre pour le plaisir de céder aux caprices de leur virils compagnons. Parfois, un homme imprévu se joignait à ces jeux garçonniers : c'était le comte Altarus, que nous connaissons comme ambassadeur d'un roi franc. Celui-ci, voulant avoir des nouvelles de ses présents, n'avait pas hésité à dépêcher son ambassadeur auprès de l'Ordre pour s'assurer que les trois garçons allaient bien - et ils allaient on ne peut mieux - et aussi, peut-être, pour jeter les bases d'une alliance entre ce royaume franc et l'Ordre, dont la puissance était celle d'un empire - de l'ombre, mais d'un empire tout de même. Et Altarus, qui était loin d'être ignorant en matière de théologie musulmane, jouait avec les garçons et gagnait plus souvent qu'il ne perdait. Sylvain, Erwan et Joachim étaient heureux de revoir leur ancien mentor. Ils étaient maintenant parfaitement intégrés à l'Ordre, ce qui faisait plaisir au comte. Mais l'absence du ma"tre pesait sur tout le monde. Comme ni Mounir, ni Hamid, ni Anastase n'étaient là, Altarus avait été reçu par Najib, qui était, en importance, le quatrième de l'Ordre. Najib était un grand seigneur, d'origine andalouse, de trente-cinq à quarante ans. Le soir de l'arrivée du comte, il commanda un grand festin en son honneur, au cours duquel ils parlèrent d'abondance ; Altarus raconta son histoire à Najib, telle que nous la connaissons ; et Najib en retour lui raconta la sienne : << - Mon cher comte, dit-il, mon histoire va sûrement beaucoup vous intéresser, car je sais que vous êtes un homme ouvert d'esprit. Aussi, je n'ai pas toujours été << mahométan >>, comme vous dites quelquefois. Non. Autrefois, dans mon Andalousie natale, j'étais de votre religion, et je vais vous raconter comment je l'ai quittée, mais d'abord, il faut que je vous parle de mon enfance et de ma découverte de l'amour, qui fut assez précoce - je n'en tire ni orgueil, ni honte. Donc, mes parents étaient de grands seigneurs andalous, très nobles et très chrétiens. Je ne m'appelais pas Najib, comme aujourd'hui, mais Juan. Tous les jours, j'allais à l'église servir la messe et apprendre le catéchisme. Je m'y plaisais beaucoup ; j'ai toujours aimé la théologie. Mais ce qui me plaisait le plus, c'était la musique sacrée. C'était à travers la musique que je ressentais vraiment les vérités religieuses. J'aimais surtout l'orgue, que l'on a surnommé le roi des instruments. Or, dans l'église de notre quartier, il y en avait un fantastique, avec des rangées de touches en bois et des milliers de tuyaux, de toutes les tailles, formant une véritable forêt dans laquelle on pouvait errer et se perdre. J'étais si fasciné par cet instrument que je devins ami avec l'organiste. C'était un homme merveilleux, absolument passionné par son instrument. Toute sa vie, il l'avait consacrée à la musique et à l'orgue en particulier. C'était merveille pour moi que de l'entendre jouer pendant des heures, des marches, des ballades et des fugues. Les notes, profondes et tonitruantes ou fragiles et cristallines, qui sortaient comme d'un alambic de cet instrument pour alchimiste des sons, me transportaient loin, très loin, bien au delà du plafond de notre église, jusque dans l'immensité de la voûte azurée (Altarus pensa aux << cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux >>). Là, mon me se perdait en arpèges et en volutes sonores ; elle n'était plus qu'un accord du grand orgue des Sphères, vous comprenez ? Et je m'ouvrais de tout cela à l'organiste, qui s'appelait Lysandre. Et il me comprenait, car lui aussi avait ressenti les mêmes choses toute sa vie. En effet, Lysandre, autrefois, avait été un jeune marquis, appartenant à une vieille famille de la noblesse campagnarde. Sauvage et renfermé, il dormait seul dans une tour du ch teau familial, et la nuit, il entendait toute sorte de bruits qui semblaient, à son imagination d'enfant, être les voix des spectres qui hantaient la vieille b tisse depuis des générations, ce qui rendait son caractère encore plus farouche. Un jour, lorsqu'il avait douze ans, errant à travers la campagne, il assista à un spectacle étrange ; près de la rivière, une bande de jeunes paysans nus, ayant à peu près son ge, se livraient à toutes sortes de jeux impudiques. Leurs corps, plus vigoureux et plus h lés que le sien, brunis au soleil, se donnaient en toute liberté ; l'un d'eux, un peu plus jeune sans doute, mettait en bouche le dard de l'autre, pendant qu'un troisième le prenait par derrière, en émettant des gloussements de plaisir. Ils avaient tous l'air de s'amuser très fort, cependant que ce tableau, qui semblait entièrement nouveau à Lysandre, allumait dans son corps une chaleur inconnue. Pour un peu, il aurait aimé rejoindre les jeunes paysans, mais il n'osait pas. Et puis, un élément encore plus insolite acheva de le troubler. Un jeune homme qu'il connaissait, un palefrenier de son père, nommé Clément, gé de vingt-cinq ans à peu près, homme de condition modeste, mais instruit, mais viril et de belle allure, vint se mêler aux garçons, et participa à leurs jeux. Ils avaient l'air de bien se conna"tre. Le jeune homme se déshabilla, s'aspergea d'eau fra"che, et, tous ses muscles rutilant sous le soleil de mai, il prit un garçon, qui se laissa monter sans vergogne, pendant qu'un autre le suçait ; d'autres encore, pendant ce temps, s'étaient approchés, et caressaient en riant le corps du beau palefrenier. Lysandre leva un peu la tête pour mieux voir, et le jeune homme, l'apercevant, le reconnut. Toutes affaires cessantes, il se lança alors à sa poursuite, tandis que les gamins poussaient des cris. Le jeune marquis s'enfuit, mais fut bientôt rattrapé, et Clément le porta sur son épaule jusqu'à la berge. Tous les garçons riaient. << - Qu'allons-nous faire de cet espion ? Cria-t-il. - Mettons-le à nu ! Violons-le, et noyons-le, répondit un des a"nés parmi les garçons, un jeune paysan très beau et très brun de quatorze ou quinze ans, tandis que tous les autres approuvaient en lançant des exclamations diverses. - L chez-moi, manants ! Criait Lysandre. Je ne dirai rien à mon père. - Pourquoi nous observais-tu ? reprit Clément. C'est lui qui t'envoie, peut-être ? - Lui ? Jamais de la vie ! Et d'abord je fais ce que je veux ! - Oh!oh ! Voyez-vous ça ! Ce diable d'aristocrate a de la répartie. Tu voudrais te mêler à nos jeux, peut-être ? Le démon travaille-t-il les jeunes nobles au corps ? - Chiche que je le fais ! Cria insolemment Lysandre. - On va bien voir ! >> Et disant cela, Clément lui arracha les habits, mettant à nu son corps chaste et lactescent, frêle mais gracieux, qui arracha aux jeunes rustres basanés une clameur d'admirative excitation. Clément lui-même fut étonné, ne s'attendant pas à un tel spectacle, d'autant plus que le désir, dont Lysandre ressentait pour la première fois l'aiguillon, mettait le sien, d'aiguillon, dans un état de tension visible. Fièrement, il marcha vers le garçon qui, un instant plutôt, avait proposé de le violer et de le noyer. Il le regarda droit dans les yeux et dit : << - Alors, manant, tu veux toujours me violer ? - Je... commença le garçon, qui ne savait plus quoi dire. - Eh bien vas-y, qu'est-ce que tu attends ? - Ne le prenez pas comme ça, mon seigneur... - Ah ! Tu m'appelles mon seigneur, maintenant ? Attends, je vais t'en donner, moi, du mon seigneur ! >> Et, toute honte bue, il s'agenouilla devant lui, porta à sa bouche son membre viril, et commença à l'astiquer fébrilement avec la langue. Tous les garçons rirent fort de l'audace du petit aristocrate, qui se dévergondait ainsi sous leurs yeux. L'un d'eux, un petit, très téméraire, osa s'approcher par derrière de Lysandre et le prit sans ménagement, tandis qu'un autre vint lui faire subir le même traitement qu'il faisait subir au garçon brun. Et celui-ci, qui fondait de volupté entre les mains blanches du jeune marquis, s'écriait sur un ton haletant : << - Owh ! Seigneur, que vous êtes habile, par Dieu ! on dirait que vous avez fait cela toute votre vie. - Qu'est-ce que tu crois, répondit Lysandre en continuant son oeuvre, nous, les nobles, nous faisons ça tous les jours ! Mieux que vous ! >> Il mentait effrontément, mais il s'en donnait à coeur joie, et les autres garçons aussi ; et il faisait preuve d'une agilité et d'une virtuosité qui le surprenaient lui-même. Bientôt, tous les garçons, avec Lysandre, et jusqu'à Clément lui-même, se mêlaient comme un grand écheveau de chair, sensuel et embrasé. C'était un genre de fête bucolique auquel Lysandre, quelques heures auparavant, n'aurait pas osé rêver de participer un jour ; pourtant il se sentait, au milieu de toute cette jeunesse rurale, comme parmi les siens. Par la suite, une profonde amitié se noua entre Lysandre, qui ne fut pas noyé, et Clément le palefrenier, qui trouvait de plus en plus souvent un prétexte pour venir au ch teau. À l'insu de tout le monde, il emmenait le jeune ma"tre, chaque fois qu'il le pouvait, participer à de joyeuses orgies avec les jeunes paysans, qui l'avaient adopté comme un des leurs. Il apprenait à conna"tre leur monde, leurs coutumes, leurs chants et leurs danses mêmes, tout, et trouvait à tout cela un charme captivant. De plus, il se débrouillait pour chaparder dans les cuisines du ch teau, toute sorte de choses, des jambons, du fromage, des confitures et du vin, qu'il portait à ses compagnons de débauche, de sorte que leurs orgies se changeaient en agapes monstres ; et il n'en était que plus aimé de ces jeunes gueux resplendissants qui n'avaient connu, jusque là, que la bière et le pain noir. Et quand il le pouvait, il incitait son père et sa mère à se montrer plus généreux, plus doux envers leurs paysans ; et ses parents, qui ne se doutaient de rien, attribuaient à un soudain mouvement de charité chrétienne cet intérêt nouveau pour le sort des humbles, sans en deviner la véritable cause. Mais tout de même, un jour, le marquis, le père de Lysandre, eut des soupçons ; et, ayant suivi son fils jusqu'à la rivière, il le surprit avec effroi et indignation en pleine bacchanale avec les jeunes campagnards. Il entra alors dans une colère noire. Tout d'abord, le pauvre Clément, qui fut accusé d'être la cause de tout ceci, fut ch tié durement, et renvoyé ; en fait, il ne dut la vie qu'aux supplications de Lysandre, qui ne voulait pas qu'il lui arriv t malheur. Quant à celui-ci, il fut envoyé en ville, dans une école militaire, réputée pour sa sévère discipline. Vue de l'extérieur, en effet, elle avait tout d'un bagne, et les ma"tres étaient durs, ne lésinant pas sur les punitions ; sauf un, plus gé et plus doux que les autres, qui comprenait et aimait les garçons. Il prit Lysandre sous son aile ; et celui-ci ne tarda pas à découvrir que, derrière la rigueur apparente du collège militaire, se cachait une autre réalité, que son père ne soupçonnait sûrement pas. Car la nuit, dans les chambres, tous ces garçons nobles, coupés de leurs familles contre lesquelles ils s'étaient souvent rebellés, soumis à une rude discipline, l chaient la bride à leur passion rentrée, et se livraient à des jeux encore plus indécents que ceux des jeunes paysans. Lysandre, qui était magnifique dans sa quatorzième année, eut tôt fait de conna"tre la vie secrète du collège, et de se mêler à ces jeux. Tout le temps que durèrent ses études, il eut une amitié particulière pour un autre garçon de son ge, nommé Rufus, qui venait d'une autre contrée, appartenant à la noblesse méridionale. C'était un grand brun au visage doux, aux yeux riants, à la bouche délicate, à l'esprit vif, brillant et sensuel, qui rêvait d'être poète. Étant sensible au charme des autres garçons, bien qu'il n'eût pas même connu jusque là l'amour platonique, il avait déjà composé une ode épique et chevaleresque à un garçon inconnu dont il louait l'imaginaire splendeur ; la pièce se terminait par ces vers d'une candeur assez émouvante : Et nous nous unirons, buvant notre beauté / Tous les trois, ardemment, toi, moi, l'éternité. Il la gardait pour lui, mais la récitait dans sa tête, le soir, dans sa couche, tandis que son sang s'échauffait en pensant à ce garçon idéal, ce qui le poussait à des gestes impudiques qui lui donnaient de la volupté ; mais quand il aperçut Lysandre, avec son teint p le, sa crinière dorée, ses yeux d'un bleu profond violacé et son port aristocratique, il reconnut immédiatement en lui le garçon de son poème. Il ne le lui dit pas tout de suite, mais fit tout ce qu'il put pour se rapprocher de lui, et en fut récompensé au delà de ses espérances. Sa tendresse pour le jeune marquis, dont le caractère était à l'opposé du sien, plus réservé, m le et ombrageux, un caractère beaucoup plus nordique, s'accrut très rapidement, et elle était réciproque ; Lysandre, qui avait de l'expérience comme on sait, devint l'initiateur de Rufus. La nuit, dans le calme moite de leur chambre, ils se donnaient l'un à l'autre avec passion. Le ma"tre qui avait pris Lysandre sous sa protection, et qui lui servait un peu de confesseur, connut et protégea cette amitié, qu'il jugea bonne pour l'éducation des deux jeunes gens. Quelquefois, ils le récompensaient pour sa compréhension en lui accordant leurs faveurs ; c'était une sorte de marché qui convenait à tout le monde. En fait, Lysandre se révéla très vite avoir la vocation militaire ; aussi, ses études terminées, quand il fut devenu un jeune homme, il embrassa la carrière des armes, dans la garde du Roy. Il avait dix-neuf ans à peine quand il fut envoyé à la guerre, comme sous-officier. Au début, le combat lui plaisait ; il y déploya une ardeur extraordinaire, et ses faits d'armes lui valurent bientôt de devenir officier. Mais peu à peu, la vue du sang versé, des corps éventrés, des campagnes dévastées, lui fut pénible ; il connut toute l'horreur de la guerre. Un jour, en plein milieu du champ de bataille, il eut soudain une vision de la Vierge Marie, qui pleurait, entourée d'un nimbe de lumière ; elle avait des traits qui ressemblaient étrangement à ceux de son ami Rufus autrefois, en plus féminin, et elle lui parlait très doucement ; elle lui commandait, au nom de son Fils bien-aimé qui rassemblait en lui toutes les mes souffrantes, d'embrasser une autre carrière, de se rapprocher de Dieu. Alors, il abandonna tout et déserta aussitôt. Il alla demander asile au monastère le plus proche ; il pensait entrer dans les ordres, et raconta toute son aventure - à quelques détails près - au père supérieur. Celui-ci comprit, le rassura, et le garda un long temps près de lui. Il s'aperçut vite que Lysandre, malgré sa bonne volonté, n'était pas fait pour l'ordination, étant d'un tempérament trop enflammé. Mais il manifestait un goût pour les arts, la peinture et surtout la musique. Par ce biais, il pouvait servir Dieu à sa manière ; c'est comme cela qu'il devint organiste et chef de choeur, afin de pouvoir servir les offices religieux. Mais il restait, dans l' me, un noble et un guerrier. Un jour, il retrouva Clément, qui errait, paraissant bien vieux, sur les sentiers ; il avait tout perdu à cause de la guerre ; il ne s'était jamais vraiment remis d'avoir été chassé par le marquis, le père de Lysandre. Celui-ci pleura en le voyant dans cet état ; il le prit sous sa protection, l'invita chez lui, et finit par lui obtenir une place de sacristain dans l'église où il était chef de choeur. Ce ne fut pas un sacristain modèle, mais les enfants de choeur, qui apprirent vite à l'apprécier, ne s'en plaignirent pas. Lysandre et moi, nous nous compr"mes très vite ; il sut lire dans le secret de mon me orgueilleuse, et se reconnut en moi, qui lui rappelais le jeune aristocrate impétueux et sensuel qu'il avait été. Que c'était beau de se sentir compris de la sorte ! Et comme j'aimais quand Lysandre jouait pour moi. Il faut ajouter de plus que c'était un homme très beau, aux longs cheveux flavescents noués dans la nuque et au regard mystérieux. Il avait trente-cinq ans, et moi j'en avais douze. Un jour qu'il jouait une magnifique fugue en la mineur qu'il avait composée lui-même - je m'en souviens comme si c'était hier - je grimpai sur ses genoux pour mieux entendre. Tout en continuant de jouer, il se mit à m'embrasser, et moi je lui rendais ses baisers ; je trouvais ce jeu très amusant, quand soudain, il arrêta de jouer, me prit brusquement et me coucha sur le plancher de la tribune ; je voulus protester, me débattre, mais au fond, j'étais gagné par le même désir fou, irrépressible que lui - de sorte que nous f"mes l'amour sous les grandes voûtes chastes du saint lieu. Dès ce jour, Lysandre et moi dev"nmes amants, et cette amitié amoureuse dura cinq ans, qui furent les plus belles années de ma vie. Mon amour pour Lysandre et mon amour pour la musique se mêlaient jusqu'à ne plus faire qu'un. C'était comme une mélodie enflammée que nous jouions chacun sur le corps de l'autre, un concert d'accords voluptueux plaqués avec fougue ou arpégés avec douceur. Puis, vint le jour où je fus trop grand pour ce genre de jeux. D'un commun accord, Lysandre et moi décid mes de rester bons amis ; mais je continuais de m'enivrer de sa musique, et parfois même, je tenais l'orgue à sa place, car j'en étais capable. Il m'avait tout appris. Et puis un jour, je fus appelé à la cour du roi d'Andalousie, pour enseigner la musique au jeune Infant royal, gé de dix ans, car ma réputation de musicien, jointe au fait que j'étais un jeune homme d'excellente famille, m'avait fait tout désigné pour ce poste. L'Infant était un charmant garçon, espiègle et enjoué, qui s'attacha rapidement à moi. Il était d'une beauté vraiment royale. Aussi, cet attachement, se doubla-t-il bientôt d'une attirance physique, dans les deux sens, car ma virilité autant que mon esprit fascinaient cet enfant en plein développement de toutes ses facultés. Un jour que je lui enseignais la clef d'ut, il manifesta soudain un désir pressant de concrétiser cette attirance réciproque. J'étais réticent, car c'était tout de même le fils de mon roi ; mais il m'ordonna que je le prenne, et ensuite que je pratique certaine caresse avec ma bouche, de sorte que je fus contraint d'obéir, ce que je fis, du reste, avec grand plaisir, car, je l'ai dit, ce royal enfant ne dérogeait nullement par la beauté. Son front altier, ses grands yeux noirs, sa taille fine et bien prise, tout en lui attestait son ascendance royale, tout m'émerveillait, m'émoustillait. Oh ! Je me rappelle encore avec quelles délices je suçais sa petite queue bien roide, tout en caressant ses petites boules fra"ches et lisses où ne poussait pas un seul poil ; je vécus donc, à partir de ce jour, des moments merveilleux avec le fils du roi. Mais un jour, se produisit un événement qui marqua à jamais le cours de ma vie. Je marchais dans une rue du quartier musulman, quand soudain me parvint une sorte de mélopée étrange et douce ; c'était un jeune garçon qui psalmodiait le Coran, avec sa voix pure et cristalline qui n'avait pas encore mué. Je ne comprenais pas, mais j'en avais les larmes aux yeux tellement c'était beau. Sa voix montait et descendait, arpégeant des accords inouïs, égrenant des intervalles incroyablement fins, s'ouvrant de modulations infiniment subtiles comme des motifs de broderies orientales, et cependant, tout en étant envoûtante, elle n'avait rien de lascif, elle demeurait d'une austère dignité, elle était sensuelle sans être dépravée, elle exprimait la violence d'un amour sublime et pur tout à la fois ; elle était comme enracinée dans le corps tout en étant détachée des réalités matérielles, elle exprimait en quelques inflexions parfaitement ma"trisées la réunion et la neutralisation mutuelle de tous les contraires - ce qui, je le sais aujourd'hui, se nomme en arabe Tawh"d - proclamation de l'Unité divine venue des profondeurs de l'être, tout le Tawh"d était présent dans cette voix, que c'en était miraculeux. Et moi, je ne savais encore rien de tout cela, mais je le devinai en un éclair, rien qu'en entendant les modulations de cette fascinante psalmodie. Je me renseignai immédiatement sur le jeune garçon qui lisait le Coran ainsi : c'était un garçonnet de onze ans nommé Nassim, nom qui signifie le zéphyr, le souffle, comme vous le savez sans doute, mon cher comte. Eh bien ! Je crois que dès cet instant, j'aimai ce Nassim et j'aimai sa religion, que le son de sa voix m'avait fait mieux découvrir que tous les traités théologiques du monde. Mais écoutez plutôt ce qui arriva. Mon jeune élève royal, sentant que je m'éloignais en partie de lui depuis que j'avais entendu la voix de Nassim, et que je me refroidissais dans mes transports, me soupçonna d'une autre liaison, ce qui était un peu injuste. Mais enfin, que voulez-vous, ce n'était qu'un enfant, et il n'avait pas reçu beaucoup d'amour avant de me conna"tre. Il fut donc très jaloux. Aussi, quand éclata le scandale - on me soupçonna d'avoir des relations autres que platoniques avec mon élève, ce qui était vrai - ne fit-il rien pour me défendre, et me laissa-t-il accuser et aller en prison. Je crois qu'il s'en est voulu par la suite, aussi je ne l'accablerai pas trop. Mais enfin, je me retrouvai en prison, ce n'est jamais très amusant. Cependant, la psalmodie de Nassim me revenait constamment en mémoire ; la nuit, je rêvais que Nassim faisait l'appel à la prière et que je m'y rendais en courant. Or, il y avait, dans la prison, un vieux musulman, un ma"tre soufi, incarcéré depuis des années, je crois, pour avoir été à l'origine d'une agitation politique. Bref, c'était un homme droit et intègre - et il m'enseigna tout ce que j'avais besoin de savoir sur la religion du Prophète. Si bien que je prononçai devant lui la chah da, devins musulman, et pris le nom de Najib, qui veut dire noble. À partir de ce moment, le vieux ma"tre soufi me fit découvrir les aspects cachés de la religion musulmane, l'ésotérisme ; il m'enseigna la doctrine des noms divins, qui recèlent chacun une sagesse et un pouvoir particulier ; la science des lettres, qui relève de l'alchimie, la science des états spirituels, et bien d'autres choses encore ; je devins un initié, un être régénéré spirituellement, je me libérai de la prison de mon moi individuel pour atteindre l'Universel. J'appris à communier avec chaque être dans l'univers, je réalisai ce que l'on appelle l'Identité suprême. Dans le même temps, je sympathisai avec un de mes gardiens, qui était musulman également. C'était un homme intelligent, qui appartenait secrètement à la confrérie q dirite, une des plus anciennes et des plus vénérables, et il lut jusqu'au fond de mon me. Il vit le changement complet qui s'y était opéré, et jugea fraternellement que je méritais de pouvoir prendre un nouveau départ dans la vie. Il m'aida à m'évader du lieu sordide ; je lui en serai reconnaissant jusqu'à la fin de mes jours. Dès que je fus libre, j'allai retrouver Nassim et faire enfin sa connaissance ; car je lui devais indirectement la liberté, et directement, je lui devais une nouvelle vie, puisque la foi, qui est comme la vie, était entrée dans mon coeur par sa voix. Quand je vis le garçon, je lui dis tout cela, ou plutôt le lui fis dire, car je ne parlais pas encore bien l'arabe ; il fut à la fois étonné et enchanté par mon histoire. C'était un très joli garçon, au teint h lé, aux cheveux noirs tombant en boucles sur son front large, aux grands yeux bruns en amande et à l'air ouvert et généreux. Je vis bientôt que son caractère était en accord avec sa physionomie. Il accepta d'être mon mentor pour l'apprentissage du Coran et de l'arabe. Tout ce que ne m'avait pas appris mon vieux ma"tre en prison, je l'appris de la bouche tendre de Nassim. En échange, je lui appris quelques choses que je savais, moi ; je lui appris les merveilles de l'amour et de la sexualité. Je lui fis découvrir son corps et le mien ; la volupté n'eut bientôt plus le moindre secret pour lui, de même que le Coran n'en avait plus pour moi. Ce fut, pour l'un comme pour l'autre, une véritable expérience mystique ; le corps de Nassim devint ma pierre philosophale, l'instrument alchimique de ma délivrance spirituelle. En m'unissant à lui, j'avais enfin le sentiment d'être uni à Dieu ; je réalisai à travers lui ma propre divinité, et je lui fis prendre conscience de la sienne. De sorte qu'ensemble, nous accompl"mes le Grand Oeuvre qui constitue le but le plus élevé de l'islam, sa finalité transcendante. Mes amours avec Nassim durèrent trois ans. Puis, un jour que je rentrais chez moi, je tombai par hasard sur une patrouille des gardes de ville qui me reconnut pour un évadé de prison. Je parvins à leur échapper, mais je sus que je ne pourrais plus continuer à me cacher en Andalousie. Alors je fis mes adieux à Nassim, qui m'embrassa une dernière fois sur le front et sur la bouche, très tendrement, en jurant qu'il ne m'oublierait jamais, ce qui me donna la force de continuer mon chemin ; puis je partis vers l'Est ; après avoir erré longtemps, je vins à Naruq, où j'adhérai à l'Ordre. Ces dernières années, j'ai participé à toutes ses grandes actions. C'est ainsi, mon cher comte, que nous nous rencontrons aujourd'hui. >> Tel fut le récit de Najib, converti à l'islam par amour des sons et des garçons. 41. Le lotus blanc Pendant que Mounir, Hamid, Anastase et les autres étaient dispersés aux quatre coins du monde, en Inde ou à K thre, en train de voler au secours de leurs amis, Najib, qui était le plus important membre de l'Ordre après eux, régnait seul sur l'organisation. Il veillait au respect de la discipline, cajolait les garçons qui s'ennuyaient en l'absence du ma"tre, expédiait les affaires courantes. En un sens, il avait la belle vie, étant désormais seul ma"tre à bord après Dieu ; pourtant, il lui arrivait de trouver le temps long et l'absence de ses amis bien pesante. Aussi, lorsqu'une occasion d'agir se présentait, il ne la laissait pas passer ; d'autant plus que cela procurait un peu d'activité aux garçons, qui devenaient remuants lorsqu'ils n'avaient rien à faire. Ainsi, on annonça un jour l'arrivée d'une caravane qui venait de Rubaz, apportant de l'or, de l'encens, de l'opium, différentes matières précieuses et des jeunes garçons pour le sultan de Naruq et sa cour. Najib, en accord avec ses lieutenants, décida de piller cette caravane ; cela enrichirait l'Ordre, cela ferait plaisir à Mounir à son retour, et ce serait bon pour le moral des jeunes, sur lequel il fallait toujours veiller attentivement. Ils prirent donc la route nuitamment, après la prière du crépuscule, afin d'être en poste pour quand la caravane passerait, car les caravaniers, selon la coutume du désert, voyagent toujours la nuit, profitant des heures les plus fra"ches. Ils installèrent leur campement près d'une passe que devrait nécessairement emprunter leur proie, car il n'y avait pas d'autre chemin pour arriver à Naruq sans s'enliser dans les sables mouvants, ou rencontrer des animaux sauvages etdes djinns maléfiques. Et pendant des heures, ils attendirent ; et, en attendant, ils se racontaient leurs histoires. À part Najib, évidemment, et deux ou trois hommes dont les noms chargeraient inutilement ce récit, il y avait Marw ne, Mokhtar, Nadir, les deux frères Idir et Uzayr, qui avaient grandi : plusieurs années s'étaient écoulées depuis leur entrée dans l'ordre, Idir avait maintenant dix-sept ans et Uzayr quatorze, mais ils s'aimaient toujours, et ils étaient devenus forts et vaillants tous les deux ; quelques garçons sympathiques mais qui ne jouent pas dans notre histoire un rôle essentiel, et enfin, un jeune homme nommé Arslan et son ami Kam l, un jeune Noir de quinze ans, très beau, orné d'une particularité physique que nous ne dévoilerons qu'au moment opportun, afin de ménager un agréable effet de surprise ; ils étaient tous très beaux. Arslan était un jeune Aryen de dix-neuf ans à peu près, venu des confins du Septentrion, au delà du Khorassan ; il était viril et gracieux à la fois, fort et sûr de lui, avec la peau très blanche, les cheveux d'un blond fauve presque roux, les yeux vert-brun, vifs et intelligents. Il raconta son histoire, qui était très longue, la plus longue que contienne ce récit, mais surprenante de bout en bout. Et Najib et ses compagnons écoutaient, d'une oreille attentive, sans cesser de guetter le passage de la caravane. <<- Apprenez, leur dit Arslan, que je viens d'un pays lointain, à l'extrême Nord du monde connu, le pays de Sidra, qui est fort différent du vôtre. Il y fait froid toute l'année, mais nous y sommes tous habitués ; nous supportons mieux le froid que la chaleur, car nous avons hérité cela de nos aïeux, depuis des générations. Les paysages sont majestueux, mais arides ; ils se composent de grandes plaines désolées, entièrement recouverte de glace, de neige et de givre. Vous ne pourriez comprendre mon histoire si je ne vous contais d'abord celle de mon pays. Aussi, armez-vous de patience, car cette histoire est fort longue ; toute mon histoire est longue, elle est tellement pleine de rebondissements imprévus, de développements, de péripéties, imbriquées les une dans les autres, que j'ai toujours peur d'oublier un détail ; elle est nettement plus longue et plus compliquée que toutes celles que vous m'avez racontées, vous ; mais elle vous plaira, j'en suis sûr, car c'est une étonnante histoire. Écoutez, et n'hésitez pas à m'interrompre si vous avez des difficultés à suivre. Tout a commencé il y a bien longtemps, des siècles avant ma naissance et la vôtre, avant la création de l'Ordre, lorsque l'émir de l'Ineghzistan, pays de haute montagne aux confins de la Perse et de la Mongolie, décida d'envoyer une expédition vers le Nord. Cet émir avait un jeune frère nommé Namir Shah, au tempérament fougueux, qui rêvait de régner à sa place sur l'Ineghzistan - ou de fonder son propre État. Pour l'éloigner de la tentation du coup d'État, et en même temps étendre sa domination à de nouvelles contrées, il envoya donc ce jeune frère, à la tête d'une colonne de militaires accompagnés de géographes et de savants, explorer les terres situées tout au Nord, au delà du Frigistan, dont nul voyageur n'était encore revenu, et où l'on ne savait trop ce qu'il y avait. Les légendes les plus folles circulaient à ce sujet. Namir Shah fut donc chargé de tirer cela au clair, et, s'il y avait par là des peuples civilisés, de les amener à reconna"tre l'autorité de l'émir d'Ineghzistan, qui était la puissance régionale la plus influente. Ils traversèrent le Lunestan, dont les habitants étaient aimables, pacifiques, bien éduqués, mais un peu distraits ; ils contournèrent le Konistan, dont les autochtones étaient réputés pour leur stupidité, évitèrent soigneusement le Goujastan, dont les indigènes étaient d'un naturel fruste et grossier, le Fumistan, dont le peuple était h bleur et malhonnête, ainsi que le Dormistan, dont les gens étaient réputés loyaux, mais mollassons, et excessivement apathiques. En revanche, ils ne dédaignèrent pas de faire halte au Bogostan, dont on vantait la beauté et la facilité des jeunes garçons. Ils se donnèrent ainsi quelques jours de bon temps avec les éphèbes du Bogostan, puis reprirent leur dur chemin à travers plaines et montagnes. Il leur fallut malheureusement traverser le Carpistan, dont les habitants refusaient de leur adresser la parole, et le Putistan, dont la population, majoritairement féminine, était particulièrement avare et mal lunée. Après des semaines de marche, ils atteignirent enfin le Frigistan, où le climat commençait à se faire plus rude. Ils voulurent d'abord s'y arrêter quelques jours afin de reprendre leurs forces ; mais le fond de l'air était frais. Ils commençaient déjà à grelotter, alors ils se remirent à marcher, espérant que le mouvement les aiderait à lutter contre le froid. Mais on gelait de plus en plus. De surcro"t, ils avaient atteint la limite des cartes géographiques, et arrivaient en territoire complètement inconnu. Quelques-uns prirent peur, et rebroussèrent chemin. Les autres continuèrent d'avancer avec appréhension, mais Namir Shah, qui était un homme ambitieux, mais intrépide, les encourageait à ne pas faiblir ni se laisser dominer par la peur. Bientôt, ils arrivèrent dans un pays étrange et mystérieux, situé à l'extrême Nord, où il faisait extrêmement froid. Tout était recouvert de neige et de glace ; ce n'était pas vilain ; tout avait une apparence liliale, cristalline. Les maisons étaient en verre, sauf celles des gens riches et des princes, qui étaient en cristal ou en diamant. Ce curieux pays était gouverné par une famille royale ayant le lotus blanc pour symbole. C'est pourquoi, Namir Shah décida de l'appeler le royaume de Sidra, et d'y fonder sa propre dynastie ; c'était une aubaine pour lui, à un détail prêt : il fallait d'abord vaincre le roi actuel et les habitants prêts à défendre leur patrie. Mais il était sûr de pouvoir compter sur l'aide de l'émir, son frère, en lui faisant miroiter de régner en son nom sur Sidra. C'était assez habile de sa part, et en effet, son frère se laissa convaincre sans difficulté quand on lui décrivit les merveilles de ce pays lointain, les palais de diamant, etc. De sorte qu'en quelques années, Namir Shah et ses auxiliaires colonisèrent Sidra pour le compte de l'Ineghzistan, et lui imposèrent leur autorité. Mais ce ne fut pas sans mal. Voici comment ils s'y prirent. Le peuple de Sidra était vraiment singulier ; ils parlaient une langue inconnue, et n'appartenaient à aucune religion connue. Ils étaient raffinés, doués pour les arts, pour les sciences, pour la guerre, mais ils avaient des coutumes religieuses étranges et barbares, des pratiques occultes qui ressemblaient à la magie noire, bien que tout fût blanc dans ce pays. Et il y faisait jour six mois par an, et nuit les six autres mois. Non pas une nuit noire comme chez nous, mais une douce pénombre qui évoquait davantage nos aurores. Et il y avait chez eux de fréquentes aurores boréales ; c'était un spectacle magnifique à voir. Physiquement, les gens de Sidra étaient magnifiques, eux aussi, du moins leurs jeunes garçons. Même les hommes et les femmes étaient agréables à regarder. C'étaient des gens de taille moyenne, bien proportionnés, au teint très clair, lactescent. Leurs cheveux étaient souvent d'un blond nacré, presque blanc, mais on en voyait quelquefois qui les avaient d'un noir de jais ; c'était une particularité des gens de là-bas. Leurs traits étaient gracieux, leurs yeux grands et d'une clarté opaline. Leur regard était rayonnant et doux, mais il ne fallait pas s'y fier, car ils pouvaient se montrer d'une cruauté glaciale. Encore une particularité de ce peuple du grand Nord. Leurs enfants et leurs adolescents étaient comme eux, graciles, clairs, aux proportions harmonieuses, aux traits suaves et délicats, aux yeux adamantins, regard limpide, front pur, pommettes rose p le et légèrement saillantes, lèvres incarnat, de vraies merveilles, des joyaux, on aurait dit de la porcelaine lorsqu'ils étaient très jeunes ; mais dès la puberté, qui commençait vers onze ou douze ans, ils commençaient à développer une musculature élégante, fine et alerte, équilibrée, qui portait leur beauté au zénith. Pour des garçons de type nordique, ils représentaient la quintessence, la fine fleur du type. C'étaient, pourrait-on dire, des garçons de race. Par malheur pour eux, avant l'arrivée de Namir Shah, le pays de Sidra était dominé réellement non par les nobles ou la famille royale, mais par une caste de prêtres d'une doctrine occulte, démoniaque, qui pratiquaient des sacrifices sanglants. Au cours d'orgies rituelles où seuls les initiés étaient admis, ils immolaient des garçons innocents à des divinités infernales après les avoir violés collectivement. Bien sûr, ils choisissaient pour cela des enfants du peuple, non de la noblesse. Le plus souvent du moins. Car parfois, lorsqu'un noble par exemple, manifestait des velléités de révolte contre la caste sacerdotale, il arrivait que ces divinités sanguinaires exigeassent du sang jeune et aristocratique, et alors, malheur ! Il fallait se soumettre. Les origines de ce culte barbare, d'ailleurs n'étaient pas très claires. Au commencement, il y avait très longtemps, il semble que le sacrifice aux dieux ait été perçu comme un honneur, accepté fièrement par les victimes elles-mêmes ; à cette époque, les sacrifices étaient rares, il s'agissait d'un culte héroïque, célébrant l'abnégation et le courage face à la mort. Mais par la suite, le culte avait dégénéré ; les sacrifices s'étaient multipliés, de plus en plus sanglants, accompagnés de viols et de tortures raffinées. La cruauté perverse de quelques grands sacerdotes dévoyés, tombés dans la bestialité phallique, orgiaque et sanguinaire, avait entra"né la dérive de la religion héroïque des débuts vers le culte dépravé des puissances ténébreuses. Maintenant, les gens vivaient dans la crainte et la résignation. Ils haïssaient les prêtres, mais ils tremblaient devant eux, et continuaient de leur obéir, par la force de l'habitude sans doute, et aussi pour d'autres raisons plus obscures. Les rites et les sacrements traditionnels dont ils avaient la garde constituaient encore une source de puissance et d'autorité, et les gens, qui les craignaient et les méprisaient, continuaient toutefois de rechercher leur bénédiction lorsqu'ils entreprenaient quelque affaire importante. Du coup, les sacrifices continuaient, avec une logique implacable, et la terreur s'amplifiait. C'était un cercle hautement vicieux, dont l'élite des prêtres, complètement pervertie et soumise à ses démons, tirait une jouissance cynique. Ce peuple était bien à plaindre, ses garçons surtout, si beaux, si purs ! C'est dans ce contexte qu'arrivèrent Namir Shah et ses hommes. Comme vous pouvez l'imaginer, ils furent accueillis en libérateurs par beaucoup de gens, surtout parmi les jeunes gens, qui étaient las de se faire massacrer gratuitement par les prêtres, et aspiraient à se révolter. D'autant plus qu'une antique prophétie, connue de quelques sages qui étaient seuls restés fidèles aux anciennes traditions d'avant les sacrifices humains, annonçait qu'après des temps obscurs, arriverait un libérateur venu du Méridien, qui aurait des traits et des caractéristiques semblables à ceux de Namir. En tout cas, ces sages reconnurent en lui le libérateur annoncé par la prophétie, et les gens furent trop heureux de les croire. Namir, qui était d'un tempérament passionné comme on sait, prit réellement ce rôle à coeur, ce qui faisait sourire parfois ses compagnons. En fait, il demeurait un homme ambitieux et avide de puissance, au fond de lui-même, mais peut-être n'en était-il pas bien conscient. Il commença vraiment à se prendre pour le libérateur attendu par ce peuple, et prit son rôle très au sérieux. Il sympathisa avec eux ; du moment qu'ils voulussent bien lui laisser toute l'autorité, ce qu'ils étaient tout disposés à faire - pour ce qui est du peuple en tout cas, les nobles c'est autre chose - puisque, ne l'oublions pas, leurs propres traditions avaient prophétisé sa venue, il était disposé de son côté à se montrer bon et généreux envers eux. C'était, après tout, un homme ambitieux et avide, certes, mais pas foncièrement mauvais ni injuste ; c'était juste un jeune homme bien né, doué de grandes qualités de corps et d'esprit, qui aspirait à dévorer la vie. Et puis, il y avait autre chose ; il était évident que le comportement des prêtres révoltait au plus haut point ces preux, qui étant musulmans, ignoraient qu'il exist t encore des hommes capables d'une telle barbarie, au nom du sacré qui plus est ! Cela bouleversait leurs conceptions, et les remplissait d'une sainte indignation. Et surtout, ils avaient pitié de tous ces pauvres garçons sacrifiés ; comme nous l'avons dit, les jeunes de Sidra étaient, dans l'ensemble, d'une grande beauté, d'une beauté légèrement exotique à ces hommes qui venaient de beaucoup plus loin au Sud, et dont beaucoup, y compris Namir Shah lui-même, n'étaient pas insensibles au charme des garçons. Cela renforçait encore leur détermination. Au fil des échanges, des relations particulières s'étaient crées entre certains compagnons de Namir et des garçons de Sidra, et les premiers avaient promis leur protection aux seconds, et ils se faisaient un devoir d'honorer leur promesse, tant par amour que par amour-propre, tant par passion que par sens de l'honneur. Peu à peu, la conjoncture devenait mauvaise pour les prêtres, qui n'aimaient pas les gens de l'Ineghzistan, comme bien l'on pense, et complotaient contre eux. Mais déjà, ils n'osaient plus s'en prendre à des garçons qui étaient amants ou amis de coeur d'un des guerriers de Namir, ce qui était un point positif. Entre parenthèses, comment certains peuvent-ils prétendre, après cela, que l'amour des hommes pour les jeunes garçons ne peut jamais avoir d'effet bénéfique pour ces derniers ? Quelle impertinence ! Du reste, Namir lui-même connut une telle situation. Il y avait, dans Sidra, une famille dont le père était un fonctionnaire du palais, au service de la famille royale depuis de nombreuses années. C'étaient des nobles, mais de petite noblesse, peu fortunée ; ils habitaient seulement une maison en cristal, jolie, mais de dimension moyenne, et les grands aristocrates de la cour les regardaient presque comme des manants, bien qu'ils eussent plus d'instruction que beaucoup d'entre eux, qui savaient seulement manier les armes. Le père avait fait des études approfondies ; la mère était une dame authentique, et une poétesse raffinée. Il y avait, dans cette famille, un jeune garçon de douze ans, d'une exceptionnelle et superfine beauté, au teint très clair, aux cheveux très noirs, aux grands yeux d'opale, et aux lèvres très roses, qui répondait au nom d'Ayhan. Il était d'un naturel studieux, comme son père, sensible comme sa mère, très doux dans l'ensemble, bien qu'il excell t aussi dans les disciplines athlétiques, dont l'exercice modelait son corps de formes parfaitement désirables. Généreux, enjoué, il était apprécié de ses camarades comme de ses ma"tres. Tout le monde l'appréciait. Malheureusement, les prêtres aussi l'appréciaient. L'un d'eux, un sacerdote puissant qui hantait constamment le palais pour épier et régenter sa population, nobles, fonctionnaires, serviteurs, tous compris, l'avait, hélas ! remarqué, en dépit des efforts de son père, et s'était mis à désirer sa chair. Il convoitait d'utiliser Ayhan dans une prochaine cérémonie, de le violer et de le sacrifier, et peut-être pire encore, comme il avait fait avec tant d'autres avant lui. Le père d'Ayhan connaissait les intentions du prêtre, et il en était au désespoir, car ce religieux maudit avait beaucoup plus d'influence que lui au palais. Et il redoutait de voir arriver le jour affreux où il serait contraint de laisser les vautours s'emparer de la chair de sa chair pour satisfaire leurs appétits macabres. Cependant, le bel et chaste Ayhan, ne manifestait ni inquiétude ni chagrin, et faisait preuve d'une patience et d'un courage exemplaires. Il tentait tant bien que mal de rassurer et de consoler son père. Il lui disait : << - Ne pleure pas, mon cher père. Si les dieux ont décidé que je devais mourir, je préfère mourir maintenant, jeune, heureux et insouciant, que plus tard, après avoir connu les tourments de l'amour et la décrépitude de la vieillesse. L'homme ne doit pas contester la décision des puissances supérieures. Je n'ai pas peur de la mort ; peut-être que quelque chose de meilleur m'attend de l'autre côté de ce passage mystérieux. Peut-être les dieux vous accorderont-ils, à ma mère et à toi, d'autres enfants meilleurs que moi ! - Que ces chiens de prêtres me voleront à leur tour ! Oh ! Mon petit, mon cher petit, mon cher Ayhan, pardonne-moi ; mais comment peux-tu dire cela ? Crois-tu que moi, ton père, je puisse supporter l'idée de vivre sans toi ? De te survivre en pensant chaque jour aux abominations que t'auront fait subir ces sacerdotes sans coeur, à ton pauvre corps martyrisé ? Non, Ayhan, non ; je préfère mille fois mourir moi-même que d'endurer cela. Et il pleura de plus belle. - Hélas, père chéri, je compatis à ta douleur, et je ne veux pas que tu croie que, si jeune, la perspective de la mort m'enchante, mais que pouvons-nous faire ? - Ce que nous pouvons faire ? Je vais te dire, moi, ce que nous pouvons faire ! >> s'écria l'homme à qui son instinct paternel aiguillonné par la souffrance dictait le début d'une solution. D'un pas résolu, il alla voir Namir Shah, dans son campement militaire à l'orée de la ville. En tant que noble fonctionnaire, il fut reçu rapidement. Il lui exposa son problème avec une émotion tangible. Le prince Namir fut ému à son tour par la douleur de ce père, qui s'apprêtait à perdre son enfant dans les conditions les plus effroyables possibles. Il résolut d'empêcher cela. En même temps, comme la famille d'Ayhan était populaire, je veux dire, appréciée parmi la population, il y vit une bonne occasion de se mettre en avant, d'interpréter avec brio son rôle de libérateur, et de gagner des clients parmi les gens de Sidra. Il décida donc d'aller rendre visite à toute la famille, en grandes pompes, accompagné de ses plus fidèles lieutenants, et d'en profiter pour se montrer aux riverains, et tenter d'en rallier un maximum à sa cause - qui, de fait, était un peu la leur. Tout cela était habile, politique, intéressé, un peu naïf en même temps il faut bien le dire, mais il y avait juste un tout petit détail que Namir n'avait pas prévu : Ayhan. Dès qu'il aperçut le garçon, ce fut le coup de foudre. Il sentit quelque chose se déchirer en lui, et toute son me chavirer. Malgré ses efforts pour se dominer, il arrivait à peine à dissimuler son trouble. Il est vrai qu'Ayhan était vraiment très beau, de cette beauté diaphane, éthérée, des garçons de Sidra, avec en plus quelque chose de théologal, solennel, avec un rayonnement spécial, qu'il était seul à voir peut-être, qui provenait de l'esprit brillant de l'éphèbe et de la haute vertu - au sens premier : force d' me - qui lui inspirait ce calme déconcertant devant la mort. On aurait dit un jeune faon traqué par des chasseurs plus bestiaux que lui, et doué de l'intelligence de Socrate. On aurait surtout dit Adonis, Éros ou Ganymède en personne, une statue de jeune dieu hellénique taillée dans le marbre ou l'alb tre, avec des lèvres de rubis, un front d'ivoire, des joues de rose, des yeux d'améthyste, mais tout cela, en même temps, paraissait si vivant ! Il avait beau comparer la matière de son corps aux substances minérales précieuses, il lui faisait surtout penser, par le galbe exquis de ses membres et la tendresse de ses chairs, à une coupe de fruits murs dans lesquels il aurait aimé mordre à pleines dents. Pour un peu, tout en honnissant la folie meurtrière des prêtres, il eût presque compris leurs ardeurs cannibales. Oui, il aurait aimé se jeter sur l'adolescent et le dévorer, mais gentiment, et aussi se faire dévorer par lui, dans une grande fête des sens qui eût transfiguré leurs vies à tous deux ; il imaginait qu'ils se donnassent l'un à l'autre dans un holocauste joyeux et réciproque, non dans un holocauste égoïste sanglant ! Ayhan était la quintessence de la beauté des garçons de Sidra, la perle étincelante dont ce pays tout entier était l'écrin ; c'était lui, le Lotus Blanc ! Tout en parlant avec le père, la mère, leurs amis, leurs voisins, il ne pouvait détacher son regard du jeune garçon qui le fascinait. Et Ayhan, qui était intelligent et sensible autant que beau, comme on l'a dit, avait saisi ce regard, et lu mille choses en lui qui le troublaient en retour. Et ce qu'il ne lisait pas, il le devinait avec toute l'ardeur de sa puberté, car c'était aussi un caractère passionné qui ne demandait qu'à se révéler ; de plus, il n'était pas non plus de bois. Ses draps de satin, régulièrement pollués par de solitaires activités ludiques, et lubriques, en eussent attesté s'ils eussent eu la parole. Bref, le garçon également, en lisant tant de désir dans le regard de cet homme qui le dévorait déjà des yeux avant même qu'ils se connussent, se sentit un peu moite ; un feu étrange coulait dans l'intérieur de ses membres, un surtout, que notre décence proverbiale nous recommande de ne pas nommer ici. Il faut dire que Namir Shah lui-même avait été plutôt avantagé de nature. C'était un admirable jeune homme, viril, élégant, racé, le type même du guerrier perse, ou du jeune mage anatolien plein d'une m le séduction. De plus, il ne faut pas oublier que Namir se présentait à lui, à eux tous, avec l'aura du héros libérateur annoncé par les traditions sacrées. Ayhan était donc, face à lui, comme un jeune Israélite contemplant son Messie, et cela jouait énormément en la faveur de Namir. Dès ce moment, leur destin à tous les deux était scellé ; ils appartiendraient l'un à l'autre, coûte que coûte. En attendant, il était hors de question, pour Namir Shah, qu'il laiss t les prêtres inf mes toucher à un seul cheveu de ce garçon ! Il résolut de veiller sur lui avec un soin jaloux. La maison d'Ayhan, bien que modeste, était assez spacieuse pour qu'il y install t son quartier général, et c'est ce qu'il fit. Désormais, c'était de là qu'il dirigerait ses opérations militaires. Ce nouveau quartier avait l'avantage d'être situé au coeur même de la cité, de sorte qu'il était maintenant dans la place, et pouvait surveiller de près les activités de la caste maudite. En même temps, il ne serait jamais très loin de son coup de foudre, qu'il pourrait continuer d'observer à son aise, et tenter de séduire - sans soupçonner, d'ailleurs, tant ces amants inexpérimentés sont naïfs, que le garçon, déjà entièrement séduit dès le premier regard, n'attendait qu'un signe, une occasion, pour se vautrer lascivement dans sa couche, avec l'ardeur touchante d'un jeune coquelet en rut. Les semaines qui suivirent, relativement heureuses, Namir Shah continuait à répandre la bonne parole de la délivrance prochaine parmi les jeunes garçons de Sidra et leurs proches, à élaborer des plans stratégiques avec ses lieutenants, et à espionner les prêtres, dont la sinistre confrérie restait malheureusement puissante ; il eût préféré, certes, en découdre tout de suite, mais il fallait se montrer plus habile. En même temps, dans les moments de loisir qu'il s'octroyait, il se livrait avec Ayhan à une parade amoureuse qui prenait une tournure de plus en plus explicite. Ils ne doutaient plus, chacun, des intentions de l'autre, mais ils hésitaient à s'en ouvrir concrètement. Ce n'était pas si facile, pour deux jeunes gens délicats et novices dans les choses de l'amour, surtout dans les circonstances que nous savons : Namir avait beaucoup de travail, de lourdes responsabilités, de plus, à cause du comportement scandaleux des prêtres, l'amour des jeunes garçons, sans être réellement condamné, n'était pas particulièrement bien vu à Sidra ; son statut était équivoque. Tout cela ne facilitait pas les choses. Mais pourtant, Namir et Ayhan tournaient l'un autour de l'autre, se frôlaient, s'envoûtaient, se rapprochaient, puis s'éloignaient, puis se rapprochaient un peu plus, toujours plus, et cela sans arrêt. Jusqu'au jour où arriva l'événement imprévu que tous deux attendaient - nous passons tous notre vie à attendre l'imprévu ! Lequel est souvent prévisible d'ailleurs. Enfin, bref, un soir, Namir avait veillé tard, dans la salle à manger, à discuter stratégie et politique avec ses lieutenants, à élaborer des plans de bataille compliqués. Enfin, recru de sommeil, il décida de monter se coucher. On était en plein hiver, le soleil ne se levait pour ainsi dire pas en cette saison, on avait déjà éteint toutes les lampes, et il n'avait pas de feu. Alors, il chercha à t tons, dans le couloir obscur, la porte de sa chambre. Il crut la trouver enfin, la poussa, et se retrouva dans celle d'Ayhan ; lequel se tenait debout, près d'une fenêtre, à la lumière d'un flambeau, entièrement nu, comme s'il attendait sa visite. Namir étouffa un cri rauque, où se mêlaient la surprise et le ravissement extatique. Il se sentit un instant défaillir devant cette vision de rêve, en perdit presque l'équilibre, dut se raccrocher à la poignée de la porte, qu'il hésitait à refermer. La tentation était d'autant plus forte qu'ils étaient, Ayhan et lui, les seuls témoins de cette scène, avec les anges. D'ailleurs, Ayhan, en cet instant, avait tout à fait l'air d'un ange. Un grand poêle en faïence chauffait la pièce ; un domestique avait coutume de l'allumer pour le garçon, des heures avant le coucher, pour qu'il n'eût pas froid, surtout à cette époque sombre où la sollicitude du père pour son fils était exacerbée par l'inquiétude de le perdre. Il faisait donc beaucoup plus chaud dans la chambre qu'à l'extérieur, dans le corridor. L'atmosphère était lourde. Le pauvre garçon, en proie lui aussi à une inquiétude grandissante, n'arrivait pas à trouver le sommeil. Quand il fermait les yeux, l'image lugubre des prêtres s'apprêtant à profaner son corps encore à peu près chaste, s'imposait à son esprit ; à cette image affreuse, se superposait celle du jeune homme qu'il désirait depuis des semaines sans oser le lui dire ouvertement ; vision joyeuse, celle-là, qui mettait ses sens en ébullition, éloignant davantage encore le sommeil. Puis, l'image des prêtres revenait à la charge. Cela n'en finissait pas. Et au milieu de ce combat, Ayhan sentait qu'il avait chaud, qu'il avait soif ; il était agité et avait la gorge sèche. Alors, il s'était levé pour boire à la carafe en cristal qui se trouvait comme toujours sur l'appui de la fenêtre. Là, il s'était accoudé un moment pour réfléchir. Il se mirait avec complaisance dans la glace qui ornait le mur d'en face, il s'admirait, se touchait même au passage, se trouvait beau, et désirable, pas autant que Namir cependant ; il pensait à celui-ci, se demandait si oui ou non il devait se déclarer à lui, ou attendre fièrement qu'il f"t le premier pas, quitte à être déçu ; c'est alors que Namir fit son entrée fracassante. Ils restèrent un long moment, silencieux et hagards, à se dévorer des yeux ; si la convoitise était du vin, ils seraient morts tous deux de delirium tremens, de coma éthylique. Mais ils sentaient, chacun de son côté, que le moment était venu, qu'une pareille occasion, s'ils la laissaient passer, ne se représenterait pas de si tôt. Ce fut Ayhan qui brisa le silence : << - La porte ! Seigneur, fermez la porte ! Lança-t-il nerveusement, d'une voix étranglée. - Ah ! Oui, pardon, répondit mécaniquement Namir, qui s'apprêtait à sortir, déjà déçu. - Mais non ! Reste, t'en vas pas, renchérit brutalement Ayhan, en proie à une soudaine excitation. Reste, mais ferme cette fichue porte ! >> Laissant pour la première fois tomber le titre de << seigneur >> et les marques de respect, il lui avait parlé ainsi, spontanément, sur un ton familier, comme à un camarade de classe ou un ami d'enfance. Cette soudaine familiarité secoua Namir Shah et le transporta. << - Je... euh... d'accord ! Oh ! Oui, d'accord ! >> bredouilla-t-il, d'abord au comble de la confusion, puis sur un ton plus assuré, comprenant enfin ce que voulait Ayhan. Et il s'avança dans la pièce, fermant la porte derrière lui. Le jeune garçon à son tour ne perdit pas de temps, avança vers lui avec un air de défi, toujours magnifique dans sa tenue d'Adam, prit les mains de Namir dans les siennes ; il les posa sur ses hanches et lui dit du tac au tac, sans aucun ménagement : << - T'as envie, hein ! - Si j'ai envie ! Je pense bien, mon salaud ! >> Il avait prononcé cette épithète ordurière sans y prendre garde, sans intention blessante ni même vulgarité, juste pour le plaisir de faire monter la tension entre eux, bien qu'elle parût déjà être à son paroxysme. << - Alors, faisons-le ! Brama Ayhan, n'attendons plus, faisons-le ici, maintenant, je sais ce que tu veux ! - Et toi ? Toi ? Tu le veux aussi ? Tu en es sûr ? Dit Namir, prudent. - Oui ! Oui ! Sacrebleu, j'en suis sûr ! Dépêche-toi, vas-y, qu'est-ce que tu attends encore ? - Rien, par le Diable ! >> Et il se jeta littéralement sur le garçon qui n'attendait que cela, depuis longtemps, se rua sur lui, le prit, nu, dans ses bras, l'embrassa sur le front, sur la gorge, sur la poitrine et sur la bouche, surtout sur la bouche ; il lui suça la langue, et Ayhan suça la sienne, comme si elle était en réglisse, en sucre, il lui suça les lèvres, les mordit presque, en même temps qu'il lui mettait la main à l'entrejambe, comme pour vérifier qu'il était bien un homme ; pas de doute là-dessus, c'était bien un homme, un vrai, pas de doute là-dessus, oh ! Non, il le sentait bien, il le sentait, Dieu ! Comme il avait toujours rêvé de le sentir, tendu, gonflé, énorme, vraiment énorme, presque trop, il n'a que douze ans, lui, il ne s'imaginait pas que ça enflait à ce point, un machin d'homme excité, mais tant mieux, il adore ça, ça l'excite lui aussi ; ils s'embrassent toujours, il le caresse de manière emphatique, tendre, éperdue, à travers ses braies, cherche l'ouverture, la porte de la caverne d'Ali-Baba, où est caché le trésor de sa virilité, il la trouve, défait les boutons un à un, plonge la main, sa main d'enfant excité, de jeune faune en rut, de nymphe en chaleur plutôt, nymphe nymphomane, et m le, m le ou femelle, il ne sait plus trop, non, m le, vu comme il bande lui-même ; il plonge la main, attrape, agrippe, frotte, branle, astique, r lant déjà ; ils s'embrassent... chaud ! Il ressort la main, mais avec ce qu'elle contient, puis, il lui défait sa ceinture, son pantalon, maladroitement, adroitement, vite, pas assez vite, trop impatient, chaud, chaud ! L'habit du jeune homme tombe, Namir appara"t dans toute sa splendeur, enfin, les cuisses de Namir, fermes, musclées, rectilignes, cuisses d'Apollon, ou de centaure, cuisses de m le, entre lesquelles se dresse son sexe de m le, énorme, obscène, fascinant, attirant, alléchant, il se baisse, il le baise, il l'embrasse, il l'embrase, il le lèche, et Namir se détend, se distend, la volupté, capiteuse, commence doucement à l'envahir, elle les emmène tous les deux dans son carrosse volant... tous les deux, l'Homme et le Garçon... Fièvre des sens. Ébriété. Effervescence. Ivresse charnelle. Sensualité. Sexualité, enfin ! Nus, sur le plancher, enfin, tous les deux nus, ils roulent ensemble, roulent et rient, tourneboulent, font des culbutes, des galipettes, sur les longs poils soyeux d'un tapis de laine angora qui recouvre le sol de la chambre, un de ces tapis persans sur lesquels on hésite à marcher car ce sont de vraies oeuvres d'art, un instant avant ils marchaient dessus pourtant, maintenant ils ne marchent plus, ils s'embrassent, ils se touchent, se caressent, ils couchent, ils font l'amour, au milieu des motifs orientaux, entrelacés à l'infini, langoureusement, ils forment un motif de plus, énorme, encore plus sensuel, plus délicat que les autres, toutes les courbes s'entremêlent, les courbes du tapis, les fleurs, les lettres, les oiseaux, les courbes de leurs membres, de leurs croupes, de leurs sexes, qui se cherchent, qui se t tent, qui s'épousent, qui se frottent, languissamment, qui dansent, collés l'un à l'autre, frénétiquement, le sexe de l'homme, le sexe du garçon. Demi-tour. Ils pivotent. << Son sexe, nom de Dieu ! J'ai envie de son sexe ! Oui, owh ! C'est bon ! Je le suce ! Il me suce. Trop bon ! J'aurais pas cru que c'était si bon... enfin si... non... je sais plus... aowh ! Oui ! Aaaaoowhhh ! C'est bon, Namir, encore ! Ooouchhh ! Oui ! >> << Son sexe ! R hhh ! Son sexe ! Si petit ; merveilleux ; langoureux ; savoureux ; sa queue ! Sa petite queue, blanche, rose, délicate, émouvante, tendue, tellement tendue, comme ça doit être bon pour lui, la première fois, toute première fois, qu'est-ce qu'il ressent, qu'est-ce qu'on ressent, comme moi, à son ge à peu près, avec ce garçon arabe, à la peau brune, si beau, si sensuel, dans le gymnase du collège, une sacrée première fois, avec l'autre garçon qui montait la garde en attendant son tour, en attendant de se faire prendre, de se faire sucer lui aussi, par le jeune Arabe, que c'était bon, mon Dieu ! Ce soir aussi c'est bon, oh ! Oui, oowhh ! Ayhan, Ayhan, c'est si bon, tu es bon, délicieux, Ayhan, je te suce, je te bois, meilleur encore que je ne croyais, je t'aime, je t'adore, Ayhan, oui ! Oui ! >> << Namir, je t'aime ! Tu es bon, Namir, excellent, un sublime amant, l'amour c'est bon, je savais pas que c'était si bon ! Je savais pas que... aaaowhh ! Je savais pas qu'on pouvait ressentir ça, owh, là, lààà, non, je savais pas, moi je pensais que... ouuuuwaaaowh ! C'était bon, ça, aussi, recommence, refais-ça pour voir, avec ta langue, oui, c'est bon, aowh, booon ! Aaowh ! J'adore ! Je t'adore, je t'aime, je te suce, oui, suce-moi encore, plus fort, je t'aime, Namir, oui ! >> Ils se parlent à eux-mêmes sans s'écouter le moins du monde, ils n'écoutent que leurs corps, leur instinct, leur désir ; ils se serrent, s'amalgament, s'anastomosent, s'abandonnent l'un à l'autre, à l'ivresse, au plaisir, se cabrent ensemble, ondulent, vibrent ensemble, ventre contre ventre, cuisses contre cuisses. Ils s'embrassent encore. Ils font l'amour, fondent d'amour. Ils refont le monde. Ils recréent l'Être dans leur étreinte. Ils sont l'univers. Caresse sur caresse. Volupté sur volupté. Plus loin. Plus fort. Ils se relèvent ensemble, instinctivement, sans réfléchir ; Namir s'appuie contre une commode, ni debout si assis, les jambes fléchies, le sexe tendu à la verticale, et Ayhan l'assaille, grimpe sur lui, l'enlace, l'embrasse de nouveau, et s'embroche avec une volupté sauvage sur son pieu rutilant, suintant, formidable ; ses deux fesses légèrement écartées reposent sur les mains de Namir qui le soutient, le soulève un peu, et le prend par en dessous, de bas en haut, sans ménagement, avec des grognements sourds, des rugissements d'extase ; en transe, nos deux oiseaux ; ils s'enfilent sans vergogne, avec passion, avec furie, l'homme dans le garçon, plus loin, plus fort, amour et stupre, << allez oui vas-y prends-moi enfoiré, mets-la moi habibi, mets-la moi, aouch, nom de Dieeeu, c'qu'elle est dure, yaoh ! Ouf ! Han ! J'la sens là oui j'la sens - ah t'aimes ça hein tu la sens là attends prends ça tu vas voir han ! - ouais j'aime ça j'aime ouais plus fort aowhhh ! >> Les mots manquent pour dire la frénésie incroyable avec laquelle Ayhan virevolte, danse sur le sexe de son royal partenaire ; c'est lui qui est le plus actif, les mains sur les épaules du Shah il se fait coulisser avec une ivresse indicible, il le suce littéralement avec le cul comme si c'était plus un cul mais une bouche goulue, affamée, Namir, lui, ne se sent plus, il a crevé le plafond de la possession corporelle, psychique, totem lubrique, s'enfonce en lui, cherche à le défoncer, mais le garçon, élastique, en veut toujours plus, le fond déformé, la base élargie, évasée dans des proportions démesurées, critiques, l'anneau éclaté, et le cerveau itou, il danse, il vole, il sent ce pieu énorme qui le déchire mais s'en moque, brave la douleur, approche le nirvana, la quintessence de l'exaltation de l'enivrement des sens, << aowh, Namir, oui, oui, aowh, aaowhh, aaaowwhhh ! >>, à chaque nouveau coup de trique, un soupir plus profond, plus mélodieux, plus viscéral, plus déchirant, plus indécent, plus animal, des sonorités d'une impudicité inouïe, qui portent l'excitation de Namir à son comble, oui, cette fois il le défonce, s'incruste en lui tout entier, le pénètre à des profondeurs insensées, en suçant ses tétons, il la lui met avec une joie sauvage, effrénée, une ivresse incontrôlée, il la lui met, encore, encore, encore, il sent la chair du garçon, comme une gaine brûlante, autour de son vit tout entier, son sexe est devenu un organe sensitif nouveau, un engin d'exploration, il sent comment le garçon est fait à l'intérieur, il s'immisce en lui jusqu'au coeur, s'absorbe en lui, se résorbe, ne comprend même pas comment il peut tenir tout entier là-dedans, elle est pas petite pourtant, on peut pas dire, il y a tant de place dans un garçon ? tant d'espace, je ne savais pas, j'avais jamais été aussi loin, aussi profond, n'importe, c'est bon, c'est délicieux, il assouvit ses pulsions les plus bestiales, et le garçon aussi, il n'est plus qu'un trou, un ab"me, il aime ça, il n'est plus qu'un cataplasme en mouvement autour de ce sexe triomphal, accouplement, il geint, il pleure, il rit, il s'extasie, les expression les plus exquises se peignent sur son doux visage, tour à tour rel ché et contracté, comme l'intérieur de son cul, yeux révulsés, bouche ouverte, << ahhh ! Ah oui ! owhhh ! Je crois que je vais jouir, continue, oui, je vais jouir, t'arrête pas, ah, ahh, ahhh ! >> Ils atteignent ensemble le niveau suprême, des spasmes désordonnés s'emparent d'eux indistinctement, ils connaissent enfin la jouissance commune, simultanée, totale, absolue, évanouissement, orgasme ontologique, d'une puissance implacable ; enfin ils s'écroulent, exténués, sur le tapis persan, en continuant de s'embrasser un peu partout, de se cajoler, de se caresser, de se regarder, avec une tendresse ineffable. Ils sont heureux. Ils restent un long, un très long moment, comme ça, sur le tapis, à roucouler, à se toucher, à se dire des choses tendres. Ils font des plans d'avenir, imaginent tout ce qu'ils pourraient faire ensemble, des activités, des jeux, des fêtes, des voyages ; ils parlent des contrées qu'ils voudraient explorer ensemble, de la Perse à la Chine. Ils décident qu'ils feraient tout cela, certainement, après, quand les prêtres seraient vaincus. Mais pour l'heure, Namir devait trouver le moyen de mener à bien sa mission. Alors, après un dernier baiser, il alla se coucher dans sa propre chambre. Pendant les semaines qui suivirent, il fila la parfaite idylle avec le jeune Ayhan. Ils ne cessaient de construire et d'approfondir leur relation, de se découvrir. Ce qu'ils aimaient, ce qu'ils n'aimaient pas, ce qu'ils voulaient, ce qu'ils sentaient, ce qu'ils pensaient ; ils mirent tout en commun, ils apprenaient chacun à conna"tre l'autre et à l'apprécier. Ils prenaient conscience de tout ce qui les rapprochait et de tout ce qui les différenciait, et c'était bien. Ils faisaient de longues balades en amoureux dans les vastes étendues enneigées de Sidra. Ayhan, qui connaissait bien ces monts vénérables, ces steppes immaculées, les chemins escarpés qui sinuaient à travers les glaciers, les torrents, tout, faisait découvrir ce pays magnifique à son amant, qui n'en revenait pas. Il découvrait avec stupeur, avec émerveillement, cette contrée dont il serait bientôt le souverain, le ma"tre tout-puissant, guidé par la main blanche d'un enfant innocent - enfin, pas si innocent que ça, mais ça n'avait pas d'importance. Ils avaient découvert, dans les montagnes, une sorte de caverne, une vaste et profonde anfractuosité rocheuse, abritée du vent et de la neige, où régnait une atmosphère tiède et moite. Ils en avaient fait un repaire, connu d'eux seuls, où ils pouvaient vivre leur amour en paix, s'abandonner en toute quiétude et liberté au vertige de la chair. Ils s'y retrouvaient chaque fois qu'ils en avaient envie. Cependant, Namir Shah était de plus en plus impatient d'en découdre avec les prêtres dévoyés, qui régnaient toujours sur Sidra. Il n'était pas le seul. Tout le monde en avait assez de ces maudits, à commencer par les jeunes. Un jour, Namir et ses lieutenants décidèrent de mener une grande expédition au coeur même du repaire des vampires, une sorte de forteresse immense, noire et lugubre qui se dressait, à l'extérieur de la ville, sur un grand promontoire funèbre, vertigineux, désolé, sorte d'immense cénotaphe avec son sarcophage en pierre, au dessus duquel voltigeaient les corbeaux, que l'odeur de la mort attirait. C'était, pour eux, à la fois un sanctuaire dédié à leurs sombres divinités, et une place forte où ils pouvaient se réfugier, et tenir un siège de plusieurs mois s'il le fallait. Namir Shah et ses amis avaient fait la connaissance d'un jeune homme appelé Fadil, qui était autrefois un prêtre novice, s'apprêtant à recevoir le premier grade de l'initiation, qui lui permettrait de participer à leurs rites macabres. Jusque là, il avait seulement eu le droit d'y assister en spectateur, ce qui était interdit aux profanes, mais permis aux novices comme lui. Mais ce qu'il avait vu l'avait dégoûté ; il avait compris qu'il n'était pas fait pour appartenir à cette caste maudite, aussi, peu de temps avant son initiation, il avait trahi, et fui la forteresse, et il était allé rejoindre Namir Shah et les rebelles, et leur proposer ses services. Bien que recherché par les prêtres, qui voulaient le torturer et le mettre à mort, pour le punir et faire un exemple, il avait réussi à se cacher, aidé par ses nouveaux amis. Malheureusement pour les prêtres, il connaissait parfaitement le plan de la forteresse, et les moyens d'y accéder. Il connaissait la façon dont elle était gardée, les sentinelles, leurs rondes, leurs tours de garde, etc. Ce fut donc un jeu d'enfant pour lui de guider Namir Shah et ses hommes jusqu'à un soupirail qui menait, par un conduit d'aération, dans les tréfonds du sanctuaire, d'où ils pouvaient gagner ensuite la totalité des salles et des couloirs. Bien sûr ils durent, avant cela, supprimer discrètement quelques gardes, mais cela ne leur posait aucun problème. L'expédition se déroula pour le mieux jusqu'à leur arrivée dans les caves de la forteresse. Namir avait emporté avec lui son talisman personnel ; c'était un mouchoir de soie, brodé de fins motifs au fil d'or, et aux franges garnies de perles, imprégné d'un peu de la semence d'Ayhan, recueillie lors de sa première éjaculation entre les doigts fins de son noble amant. Il gardait dans une poche spéciale, près de sa poitrine, cet objet précieux, chargé à ses yeux d'une puissance symbolique et d'une bénédiction, afin qu'il le protége t en cas de coup dur. Mais tout se passait bien jusque là. Namir et ses hommes suivirent Fadil à travers les couloirs sinistres du ch teau. C'était vraiment un lieu triste, glauque, funèbre, où régnait une indicible atmosphère de désespoir et de malédiction. Il y avait, un peu partout, des geôles où croupissaient des jeunes garçons affamés, torturés, mutilés, qui n'attendaient plus que leur mise à mort. Ce spectacle atroce déchirait le coeur de nos braves. Ils auraient aimé les libérer immédiatement ; mais il fallait continuer, sinon toute la mission allait échouer. Fadil les guida jusqu'à la grande salle de cérémonie, le saint des saints, là où avaient lieux les pires orgies que la terre ait connue ; une émotion extrême leur étreignait le coeur et l' me à l'idée de pénétrer dans ce lieu abject, qui était comme l'antichambre de l'Enfer. La salle, haute et profonde, était entourée d'une sorte de galerie voûtée, de déambulatoire, muré à mi-hauteur, encore plus sombre que le reste, où ils purent se cacher et observer à leur aise, bien qu'ils ne fussent pas vraiment à l'aise dans cet endroit qui n'avait rien de charmant. Là, tapis dans un coin, derrière une tenture cramoisi qui dissimulait en partie divers accessoires de culte ou de torture, ce qui revenait un peu au même pour ces prêtres, et des barriques de vin entreposées, ils prirent le temps d'épier, de noter, de contempler le spectacle stupéfiant qui s'offrait à leurs yeux. Cette salle de cérémonie était en fait un antre, un cloaque immense et infect, et de surcro"t obscur, éclairé seulement par une série de flambeaux qui jetaient une lueur infernale, rougeoyante, qui renforçait encore l'impression sinistre que ce lieu dégageait. Peu à peu, les yeux de Namir et des siens s'habituaient à cette obscurité, apercevaient des détails de plus en plus sordides, qui les plongeaient dans la stupeur, le désarroi et la colère. D'abord, ils virent que les murs de la salle étaient couverts de sang ; de grandes plaques de sang coagulé, séché, putréfié, qui exhalait une odeur infecte, du sang de garçons sacrifiés par ces monstres, qui n'avaient pas pris la peine de nettoyer depuis des années - à moins, probablement, qu'ils ne se complussent dans cette infection et cette puanteur macabre. En dressant l'oreille, ils purent entendre des gémissements ; ils virent que, dans le fond de la pièce, au mur, loin d'eux, masqués par la pénombre, étaient encha"nés plusieurs garçons, trois, quatre, cinq, ils ne savaient pas au juste ; de jeunes garçons entre sept et douze ans à peu près, nus, exsangues, mutilés, sans force, qui avaient renoncé même à appeler à l'aide. Certains étaient déjà morts peut-être, comme ceux dont on apercevait par ailleurs les ossements dispersés, où pendaient de vagues lambeaux de chair en état de décomposition avancée. Car, lorsque leurs yeux se furent complètement adaptés à la pénombre, ils virent que le sol de la pièce tout entier était littéralement jonché de morceaux de cadavres d'enfants et d'adolescents, de membres coupés ou arrachés, fragments de troncs éviscérés, baignant dans des flaques de sang noir ; un vrai abattoir, une salle de torture, un enfer. Dans un coin, un tas de chair putride dont deux gros rats se disputaient des morceaux ; en observant mieux, Namir comprit avec effroi que c'étaient des sexes de garçons coupés, qui s'amoncelaient là comme des détritus obscènes. Des cha"nes munies de crochets pendaient au plafond, au bout desquels se balançait encore parfois une tête, une main, une jambe de garçon pourrie. C'était épouvantable à voir. Il y avait aussi, un peu partout, des engins bizarres, en fer, en bois, aux formes menaçantes, eux aussi maculés de sang, instruments ignobles qui devaient servir à des supplices compliqués. Tout à coup, un coup de gong retentit ; une note basse, lugubre, qui montait des profondeurs du ch teau ; les garçons encha"nés frémirent, manifestèrent une sorte d'inquiétude résignée. Namir et ses hommes redoublèrent d'attention. Au fond de la salle, une porte s'ouvrit, et des prêtres grimaçants, vêtus de noir et encapuchonnés, entrèrent d'un pas solennel. La cérémonie allait commencer. Nos amis, hôtes imprévus, allaient assister clandestinement, dans leur coin, à l'un de ces rites secrets dont l'abomination criminelle faisait régner la terreur sur le beau pays du lotus blanc. Des musiciens entrèrent, jouant du fifre et du tambourin pour accompagner, rythmer l'orgie sanglante, et sans doute couvrir en partie les cris de douleur et de détresse des enfants qui allaient, une fois de plus, être sacrifiés. D'autres prêtres arrivèrent à leur suite, plus hautains et plus solennels que les précédents, d'un grade supérieur sans doute. Certains tenaient de longs couteaux et des ustensiles divers, d'autres balançaient des cassolettes d'encens, dont les vapeurs couvraient les miasmes putrides qui s'exhalaient des murs suintants et des corps qui gisaient çà et là ; d'autres encore amenaient avec eux des garçons encha"nés, entravés, l'air penaud et résigné, portant déjà des marques de fouet et de torture sur le corps. Namir et ses amis serrèrent les dents ; leurs traits se contractaient, leur coeur battait, ils étaient révoltés de ce qu'ils avaient déjà vu, inquiets de ce qu'ils allaient voir, mais ils prenaient leur mal en patience, avec un louable courage. Enfin arriva celui qui était le pontife de cette confrérie, le sacerdote suprême. Son nom était Atamor. Très vieux, difforme et laid, mais dégageant une autorité fantastique, il portait un habit majestueux, en velours, brodé de symboles liturgiques ; les autres prêtres s'écartaient sur son passage, formant une sorte de haie d'honneur ; parfois, ils s'avançaient pour lui baiser la main ; il la leur tendait et la reprenait rapidement, et ne s'attardait pas, dédaigneux même à l'égard de ses serviteurs. Son attitude était digne ; on l'aurait pris pour un sage, si ce n'était une lueur mauvaise qui brillait au fond de ses yeux petits, noirs, profondément enfoncés dans son cr ne desséché ; il ressemblait à une tête de mort. Il en avait la maigreur squelettique et le sourire caractéristique. Il s'avança jusqu'au bout de la nef, dans une espèce de choeur, et se retourna, tournant le dos à nos amis. Il contempla un instant ses fidèles, leva les bras, prononça quelques invocations maléfiques d'une voix caverneuse, et la cérémonie commença. Au début, cela ressemblait à une cérémonie religieuse banale, austère, liturgique, avec des chants lugubres et des gestes pompeux. Mais très vite, on bascula dans l'orgie pure et simple ; pire encore, dans la barbarie. On sacrifia les premiers garçons, après les avoir violés et torturés un peu ; Namir avait les cheveux qui se hérissaient sur la tête ; le sang coulait, les prêtres s'excitaient. On amena alors d'autres garçons, toujours encha"nés. L'un après l'autre, ils étaient violés, torturés, massacrés, découpés par les mystagogues de plus en plus décha"nés. Pour se donner du courage, ils buvaient du vin et absorbaient des drogues étranges qui leur brouillaient l'esprit, leur chauffaient le sang, leur donnaient des visions de sexe et de mort. Namir comprit que ces pauvres fous avaient perdu toute ma"trise d'eux-mêmes et tout contact avec le réel, évoluant dans une sorte d'hallucination confuse et cauchemardesque, sauf Atamor, qui demeurait à l'extrémité de la nef, impassible, mais l'oeil brillant, les narines dilatées, se repaissant de toute cette sauvagerie, absorbant comme un buvard les énergies mauvaises que cette violence bestiale dégageait. Le sang giclait dans toutes les directions, les prêtres, nus, étaient rouges, exorbités, frénétiques, et se l chaient complètement, s'abandonnant à leurs pulsions les plus sanguinaires. Ils prenaient un garçon au hasard, l'obligeaient à s'agenouiller, ou à se coucher dans le sang et la pourriture, et le prenaient sans aucun ménagement, de la façon la plus douloureuse possible, en enfonçant leurs ongles longs et crochus dans sa peau ; ils jouissaient de lui avec des cris de bête, en ayant soin de ne lui donner aucun plaisir en retour - à supposer que l'un d'eux en eût eu envie. Puis ils les battaient, les torturaient avec des couteaux, des piques, du fer chauffé à blanc et toute sorte d'objets similaires, leur lacéraient la peau, les défiguraient, les éventraient, les massacraient, en riant comme des hyènes ; ils s'acharnaient sur leurs corps démembrés, sans vie, tandis que les plus pervers continuaient à les prendre morts, profanaient sexuellement leur cadavres sanguinolents. Tout cela se déroulait sous les yeux d'autres garçons, encore entiers, qui assistaient avec épouvante à ce qui les attendait eux-mêmes, torture mentale qui augmentait le plaisir des prêtres. On faisait parfois croire à certains qu'ils pourraient avoir la vie sauve s'ils acceptaient d'égorger eux-mêmes leur camarade ou leur frère ; ils le faisaient, avec dégoût et horreur, puis ils étaient violés et massacrés à leur tour. Certains d'entre eux pleuraient, suppliaient, gémissaient, d'autres devenaient déments, s'effondraient dans la boue fétide du sol, se cognaient la tête contre les murs. Les plus courageux essayaient parfois de fuir, mais ils étaient immédiatement rattrapés, et torturés plus sauvagement que les autres. Il y en avaient qui, les bras ou les jambes coupés, la peau presque entièrement arrachée, vivaient encore pour souffrir le martyre, et agonisaient longuement en se tra"nant parmi les cadavres, geignant, vomissant des flots de sang épais, mucilagineux. Les prêtres trouvaient plus amusant de les laisser expirer ainsi, lentement, que de les achever. Certains, dans cet état, ayant perdu toute beauté et même toute apparence humaine, n'étant plus que des loques sanglantes, se faisaient malgré tout violer encore, par des prêtres à l'esprit plus tordu que les autres. Namir était ulcéré. Cependant, le pire était encore à venir. On tira un rideau qui cachait une sorte de chapelle, dans laquelle une énorme statue de divinité monstrueuse, ou plutôt de démon, de créature infernale, ensanglantée, arborait un énorme phallus en pierre, vertical, hérissé de piquants d'acier. Namir mit sa main devant ses yeux, redoutant de voir l'usage que les prêtres allaient faire de cette chose affreuse. Mais il ne put s'empêcher de regarder quand même ; et il vit ; des prêtres nus, couverts de sang, se saisirent d'un très jeune garçon qui se débattait avec des hurlements déchirants, et l'empalèrent en exultant sur le démon ithyphallique ; le sexe énorme et épineux de la statue ricanante pénétra par l'anus du garçon, en esquintant toutes ses chairs au passage, et ressortit peu après par sa bouche déformée ; les larmes de douleur qui sortaient de ses yeux vitreux attestaient qu'il était encore conscient, et il agonisa ainsi, pendant plusieurs minutes, les prêtres abjects dansant autour de lui ; puis, ils le désempalèrent, le jetèrent aux chiens, en amenèrent un autre, et ainsi de suite. On ne sait combien de garçons furent ainsi empalés, l'un à la suite de l'autre, avec des variantes à chaque fois, des sévices supplémentaires, des tortures physiques ou psychologiques qui variaient au gré de l'imagination débridée des officiants ; la statue monstrueuse, qui paraissait vivante, semblait en redemander ; et les prêtres lui en redonnaient. Pendant ce temps, dans la salle, le sacrifice continuait ; les prêtres violaient, profanaient, torturaient, tranchaient dans le vif, riaient, massacraient ; on eût dit que leur cruauté n'avait pas de limites, pas de fin. Il y en avait que l'on forçait à manger des excréments, des choses incomestibles, à avaler du verre, du plomb fondu, de l'acide, des parties de leur propre corps, leur sexe, leurs yeux, ou ceux de leurs camarades d'infortune, à se dévorer entre eux. Il y en avait que l'on faisait bouillir dans une grande marmite, que l'on plongeait dans de la poix brûlante. Mais le comble de l'horreur fut atteint lorsque deux sbires obèses, patibulaires, arrivèrent en tirant un chariot qui portait une énorme rôtissoire, dans laquelle un garçon de dix ans à peu près, ou plutôt, ce qui avait été un garçon de dix ans, tournait lentement sur une broche, à la chaleur d'un brasier rougeoyant, fait de charbons qui se consumaient dans un grand bac en argent. Il avait les pieds et les mains liés, les yeux arrachés et remplacés par des gousses d'ail, on l'avait probablement violé lui aussi avant de le servir à d"ner ; la broche lui entrait par le rectum et ressortait par sa bouche ; on aurait dit un agneau de lait tout rôti, mais on reconnaissait bien la forme d'un corps de garçon, et pourtant il était difficile d'admettre que cette chose horrible avait été humaine ; son corps frotté d'huile, de sel et d'aromates, exhalait un fumet de viande cuite, sa peau était complètement roussie, dorée à point, craquelée par endroit, et d' cres volutes de graisse sous-cutanée sublimées par la chaleur s'en exhalaient, dégageant une odeur insupportable, nauséeuse, qui donnait à Namir envie de vomir, et faisait saliver les prêtres. Quand ce met étrange fut jugé prêt à la consommation, les prêtres voraces se précipitèrent dessus ; ils lui ôtèrent la broche et le débitèrent avec leurs couteaux avant de se partager les morceaux, dégoulinants d'un jus rose et gras, qu'ils mangeaient avec leurs doigts crochus, et leurs dents acérées, avec une satisfaction bestiale, qui se manifestait par des grognements et de sourds claquements de m choires. Namir Shah, indigné, révolté, supportait patiemment le spectacle de toute cette barbarie, en attendant le moment propice pour intervenir ; car il y avait partout des gardes armés, qui assistaient impassibles, et une intervention prématurée eût non seulement été fatale à nos amis, mais de plus, elle aurait ruinée définitivement les chances de salut des garçons de Sidra, y compris Ayhan, vers qui les pensées de Namir se dirigeaient en ce moment. Son image bien-aimée l'aidait à garder courage, mais il frémissait à l'idée qu'un sort pareil l'attendait lui aussi, s'il n'avait pas rencontré son sauveur. Cependant, si Namir, qui était un homme vaillant et robuste, se dominait malgré l'horreur accablante, d'autres parmi ses compagnons avaient plus de mal. C'était le cas d'un jeune militaire qui l'accompagnait, jeune homme courageux, mais encore sensible, qui n'était pas préparé à voir de telles atrocités. Sa raison l'abandonna ; il s'effondra en pleurant dans les bras de Namir, qui s'efforçait de le réconforter ; il faillit bondir hors de sa cachette et agresser le premier prêtre venu, quitte à se faire aussitôt tailler en pièces, mais heureusement, Namir Shah le retint. Toutefois, c'en était trop ; ils ne pouvaient en regarder davantage sans intervenir. Namir et ses lieutenants avaient eu tout le temps d'étudier les lieux, et avaient concocté, à voix basse, un plan d'action. Sans bruit, ils se déployèrent dans toute la galerie, et allèrent se placer chacun derrière un garde, sans se faire remarquer. Au signal de Namir, profitant de ce que les prêtres étaient trop occupés à jouir de leurs tendres victimes et de leur propre cruauté pour faire attention à ce qui se passait autour d'eux, ils égorgèrent en même temps tous les gardes. Ensuite ils s'occupèrent des prêtres, qui n'avaient plus personne pour les défendre, et qui étaient abrutis de drogues, de sexe et de sang. Ils s'approchèrent d'eux lentement, les cernant de toute part. Le temps qu'ils s'aperçussent que quelque chose d'inaccoutumé se passait, Namir Shah et ses hommes étaient tout près d'eux, prêts à les saisir à la gorge. Alors, Atamor, qui, seul, les avait vus venir, poussa un cri rauque ; il y eut un autre coup de gong ; les prêtres laissèrent tomber les garçons, la musique se tut, les musiciens s'enfuirent, et les ogres, serrés les uns contre les autres, firent bloc face aux hommes de Namir, qui se jetèrent sur eux, et commencèrent à les sabrer sans faire de détail, ivres de fureur. La fureur de ces preux n'avait d'égal que celle des prêtres. Ils s'empoignèrent, et s'étripèrent sauvagement, en rugissant et en s'insultant. Hommes contre bêtes féroces. Mais les prêtres n'étaient pas de taille ; l'orgie les avait exténués, ils avaient été pris par surprise, ils étaient nus, avaient l'esprit confus, et n'avaient que leurs couteaux pour se défendre, tandis que Namir Shah et les siens avaient leurs sabres, sans compter les hallebardes qu'ils avaient prises aux gardes. Cette fois, c'était le sang des prêtres qui jaillissait dans toutes les directions, et leurs membres coupés, leurs corps tronçonnés, allèrent rejoindre au sol celles de leurs victimes. En même temps, quelques hommes étaient allés par les couloirs de la forteresse, délivrer les garçons prisonniers. Ceux-ci se précipitèrent par dizaines hors de leurs geôles, embrassant leurs libérateurs ; ceux qui étaient trop faibles furent évacués vers les caves et vers le soupirail, pour être mis en lieu sûr ; les autres prirent des sabres, des haches, des b tons, tout ce qu'ils trouvaient, et vinrent participer au massacre des prêtres ; ils mirent ceux-ci en pièces, en pensant à leurs camarades torturés et assassinés, et à tous les garçons morts avant eux, depuis des lustres ; ils voulaient les venger, et firent subir aux prêtres leurs propres sévices ; certains finirent ébouillantés, éviscérés, d'autres empalés sur la statue monstrueuse ; les garçons riaient ; c'était enfin leur tour de rire. Namir Shah exultait, et ses amis aussi. Ils avaient nettement l'avantage. Leur heure était venue ; les têtes des prêtres tombaient, ils n'en restait plus beaucoup debout. Cependant, Namir eut soudain l'impression que quelque chose clochait. C'était trop facile. Il flaira le piège. Il regarda autour de lui, et vit qu'Atamor, le sinistre grand ma"tre de la confrérie, avait disparu ; il s'était sauvé par quelque porte dérobée. Le jeune Shah eut des frissons dans le dos ; il craignait la malignité de cet homme diabolique, qui avait sûrement plus d'un tour dans son sac. Alors il prit avec lui Fadil et deux de ses lieutenants, et partit, à travers la citadelle lugubre, à la recherche du grand prêtre. Fadil connaissait le chemin qui menait à ses appartements, dans le donjon le plus sinistre. Là, il y avait un long couloir éclairé par des flambeaux, et qui était encore rempli de gardes alignés. Il était sûr qu'Atamor, et les prêtres de grade supérieur qui avaient pu échapper au massacre, se tenaient derrière la petite porte, au bout du couloir. Mais ils n'étaient que quatre. Alors, pour ne pas se faire repérer par les gardes, ils égorgèrent un quarteron de prêtres qui tentaient de s'échapper, prirent leurs habits, et s'engagèrent dans le couloir, imitant la démarche solennelle des sacerdotes. Les gardes les laissèrent passer. Ils poussèrent la porte ; derrière, se trouvait une autre salle, avec des prêtres assemblés, tous de haut rang, et Atamor au milieu d'eux, qui tenait un garçon ligoté, masqué, sur un autel drapé de noir. Il accueillit les nouveaux arrivants, et, avec un sourire sardonique, il leur dit de sa voix rauque et caverneuse : << - Entrez, mes chers amis, et prenez place ; vous arrivez à temps pour le sacrifice ultime, qui nous sauvera tous, et assurera le triomphe de notre sainte confrérie pour les siècles à venir. >> Namir n'était pas tranquille ; quel était ce garçon à la tête recouverte d'un sac, qu'Atamor maintenait sur l'autel, tenant dans l'autre main un couteau aiguisé ? Il avait un sinistre pressentiment. Namir enfouit la tête sous son capuchon, de crainte d'être reconnu. Mais Atamor le fixait nettement, une lueur mauvaise dans les yeux ; lentement, en prononçant des incantations occultes pour attirer la faveur des puissances des ténèbres, il retira le sac de la tête du garçon, en fixant toujours intensément Namir ; et soudain, celui-ci reconnut, sur l'autel, Ayhan, qui le regardait d'un air implorant ; Ayhan, son bien-aimé, encha"né, dans les mains de ce monstre ! Son sang ne fit qu'un tour. Aussitôt, il bondit en rugissant, faisant tomber d'un seul coup de sabre tournoyant les têtes des quatre prêtres qui se trouvaient autour de lui. Il voulut se précipiter sur l'autel pour libérer son adoré. Mais trop tard ; Atamor était malin. Il s'était déjà échappé, une fois de plus, le garçon sous le bras, tandis que les gardes, alertés, confluaient vers Namir et ses amis. En même temps, on entendit une clameur dans le couloir. C'étaient des garçons, des dizaines de jeunes garçons, surgis des portes brisées des geôles du ch teau, qui se répandaient, massacrant les gardes, étripant tous les prêtres qu'ils rencontraient ; ils vinrent prêter main forte à leurs sauveurs. Un rude combat s'engagea dans la salle du donjon. Les prêtres et les gardes eurent vite le dessous face à cette marée vengeresse. Mais Namir, qui ne pensait plus qu'à Ayhan, se dégagea de la cohue, et se lança, seul, à la poursuite d'Atamor, qui tenait son ami en otage. Au fond de la salle, il y avait un passage, au bout de ce passage un autre pièce, et dans cette pièce, un escalier de pierre en colimaçon, qui menait directement au pied du donjon, où se trouvaient des écuries. Namir entendit les pas du grand prêtre qui résonnaient au bas de l'escalier, et les cris étouffés d'Ayhan qui l'appelait à l'aide. Il descendit l'escalier en volant, mais il arriva juste à temps pour voir Atamor qui fuyait sur un cheval noir, emmenant Ayhan avec lui. Il entendit le rire satanique du grand prêtre. Alors il sauta sur un cheval blanc et se lança à ses trousses. Il le suivit pendant des heures. Mais son cheval était épuisé, tandis que celui d'Atamor était d'une force exceptionnelle. Bientôt, le prêtre maléfique le distança, et il le perdit de vue. Désespéré, abattu, il dut revenir vers la forteresse et vers Sidra ; et il pensait qu'il ne reverrait plus jamais son compagnon vivant, et que la vie pour lui n'avait plus ni saveur, ni signification. Cependant, quand Namir Shah arriva aux abords de la forteresse, il vit qu'elle n'était plus qu'un immense feu de joie ; elle se consumait, avec en son sein les cadavres de la plupart des prêtres massacrés, et tous les noirs secrets qu'elle renfermait. Les rares prêtres de haut rang qui avaient, pour leur malheur, échappé au massacre, marchaient, tête baissée, encha"nés, en une colonne silencieuse, conduite par des garçons décha"nés, exultants, qui leur crachaient au visage et leur jetaient des pierres. Les prêtres serraient les dents, en pensant au supplice qui les attendait, car ils savaient que nul n'aurait pitié d'eux, et qu'ils paieraient pour tous les autres, et pour les tortures infligées à des milliers de garçons. Ils regardaient d'un oeil noir la populace en liesse qui accourait en les insultant ; elle qui, quelques heures encore auparavant, tremblait devant eux. Namir retrouva ses compagnons, épuisés, ensanglantés, blessés parfois, mais heureusement tous sains et saufs, et heureux. Le peuple de Sidra les porta en triomphe. C'est à partir de ce jour qu'il commença à b tir son empire, le royaume de Sidra tel qu'il était encore à l'époque de ma naissance - malgré les différentes dynasties qui se sont succédé depuis - et tel que je le connus pendant ma jeunesse. Il commença par déposer l'ancien roi et sa famille, qui n'avaient pas su résister à l'influence du mauvais clergé. Il les traita avec respect, miséricorde, mais les destitua de la noblesse et de toute forme d'autorité, décrétant que désormais, ils devraient gagner leur vie avec leurs mains, comme de simples manants, ce qui était juste au fond. Et il s'installa à leur place, avec ses compagnons, dans le palais de diamant. Et il prit le père d'Ayhan comme vizir, lui donna des terres, et des titres de noblesse. Mais sa principale préoccupation, avant de penser à l'organisation de son royaume, était de retrouver son bien-aimé, Ayhan, dont il n'avait aucune nouvelle, mais qu'il sentait toujours vivant dans son coeur. Le retrouver vivant, où qu'il soit, avant qu'il ne soit trop tard, telle était l'idée unique qui l'obsédait jour et nuit - encore qu'il n'y eût ni jour ni nuit, tels que vous les connaissez, à Sidra. Mais Namir sut bientôt, par ses émissaires et ses observateurs qu'il avait envoyé en mission à travers tout le pays, qu'aux confins du royaume, les prêtres rescapés, avec à leur tête Atamor, le pire d'entre eux, avaient reconstitué leur confrérie, et cherchaient le moyen de chasser Namir et de reprendre le pouvoir ; ces chiens maudits n'avaient pas encore perdu espoir, d'autant plus qu'ils détenaient l'amant du nouveau souverain en otage. C'était d'ailleurs sur cela que Namir, à raison, fondait ses espoirs de le revoir vivant ; car quand on détient un otage aussi important, et qu'on est aussi diaboliquement intelligent et rusé qu'Atamor, on ne s'empresse pas de lui ôter la vie. Dans les sombres forêts à l'extrême Ouest du pays, dans une province aride et déserte hantée par un peuple mystérieux de djinns noirs qui haïssait les hommes, le grand prêtre, avec les rescapés des hauts grades de son clergé, s'étaient regroupés, organisés, et tentaient de reb tir leur ordre. Ils habitaient une seconde forteresse, une ancienne place forte b tie par les ancêtres d'Atamor, plus petite que la précédente, mais encore plus haute, plus imprenable et plus sinistre. Là, ils complotaient pour reprendre le pouvoir ; et le pauvre Ayhan était enfermé, encha"né, au fond du plus horrible donjon. Au moins il était vivant, et Atamor avait expressément interdit aux prêtres de profiter de lui, car il entendait se le réserver pour lui seul, au moment où il tiendrait Namir en sa puissance, et qu'il lui aurait arraché les paupières et immobilisé le cou par des entraves ; voilà ce qu'il lui concoctait. Et il s'était allié avec les djinns de cette contrée, pour augmenter sa puissance ; depuis des siècles, ils vivaient là, au fond des forêts, tenus à distance des humains par l'influence bénéfique des sages qui avaient conservé l'ancienne tradition, antérieure aux prêtres mauvais. Ceux-ci leur avaient promis que, s'ils les aidaient à retrouver leur influence sur Sidra, ils extermineraient ce qui restait de ces sages, et permettraient aux djinns de revenir dans les villes, et de profiter eux aussi des petits des hommes. Cette idée plut beaucoup au vieil émir des djinns, qui était presque aussi vicieux et corrompu que les prêtres humains - si l'on peut encore appeler cela des humains. Bientôt, la nouvelle de cette alliance immonde et redoutable entre les djinns noirs et les prêtres parvint aux oreilles de Namir Shah, qui comprit qu'une grave menace pesait sur son empire naissant. Mais il avait des espions, des observateurs, en cheville avec les rares farouches ruraux qui vivaient dans ces provinces de l'extrême Ouest, qui étaient des chasseurs et des trappeurs n'ayant peur de rien, intrépides et madrés, pouvant survivre seuls, pendant des semaines, dans ces forêts lugubres et pleines de dangers. Beaucoup d'entre eux, pour survivre dans cette région hostile aux hommes, avaient des contacts et des arrangements avec les génies, qui étaient un peuple retors. C'étaient souvent des aventuriers plus ou moins filous, des repris de justice, des forçats évadés, des bannis de la société qui s'étaient réfugiés dans ce trou n'ayant nulle part d'autre ou aller, mais ils n'étaient pas méchants ; et, attentifs au manège des prêtres, parlant avec les djinns, ils faisaient des observateurs redoutables. Ils purent indiquer à Namir le chemin précis qui menait à la nouvelle forteresse. Alors le Shah prit avec lui les plus vaillants de ses compagnons, tous ses lieutenants, et monta une nouvelles expédition, pour éradiquer définitivement la prêtraille malfaisante. Il sentait que le temps pressait, s'il voulait consolider son royaume. Il se dépêcha. Trop, peut-être. Ils marchèrent des jours, à cheval, d'abord dans les plaines désertiques et glacées, puis dans les sombres forêts aux rochers escarpés, aux sentiers peu fiables. Enfin, ils arrivèrent aux abords de la forteresse. Elle se dressait, noire, sordide, balayée par la foudre, sur un immense piton rocheux, vertigineux, raide, plein d'arêtes coupantes. Un seul chemin, taillé dans la roche, permettait d'accéder à l'entrée du fort maudit, mais il était en permanence surveillé par des gardes. De là-haut, on pouvait certainement voir tout ce qui se passait dans la vallée. Aussi, Namir et ses hommes se montrèrent-ils prudents ; ils installèrent leur campement dans les bois, et se mirent à observer, le plus discrètement possible. Et puis, il se passa quelque chose d'effroyable, qui fit basculer toute l'histoire. Un jour Namir Shah se réveilla ; il avait dormi longtemps, plusieurs heures, il était très fatigué ; il se réveilla, et vit que tous ses compagnons avaient disparu ; tous, jusqu'au dernier ! Ils avaient disparu sans laisser aucune trace. Volatilisés. C'était incompréhensible. Il se tourna en maudissant vers la forteresse sombre, qui semblait le narguer de haut. Il tourna autour pendant des heures, explora chaque recoin des environs, à la recherche de ses amis, mais il ne trouva pas le moindre indice. Le pauvre homme devenait fou. À la fin, il aperçut tout de même quelque chose. Il arriva dans un des coins les plus sordides, les plus tristes de ce monde glacé et sans vie ; un ravin, une immense faille suppurante, plaie de la terre, bouche béante des enfers, où erraient des mes désespérées, un endroit que même les bêtes sauvages évitaient, où l'air brumeux, épais, était chargé d'obscures malédictions. Là, sur un rocher noir, dans la brume, une haute silhouette sombre se dressait devant lui. Il s'approcha avec prudence, et reconnut Atamor, qui le fixait en silence, avec son rictus et ses yeux de spectre. Il voulut bondir sur lui ; mais ses mains se refermèrent sur le vide, et quand il se releva, le grand prêtre, menaçant, se dressait un peu plus loin, à dix pas de lui environ, sur un autre rocher, toujours droit et impassible, en ricanant. Il recommença ; le même fait étrange se produisit, et ainsi de suite plusieurs fois ; Atamor lui échappait à chaque fois, comme par enchantement, et réapparaissait plus loin, toujours plus loin. Il finit par l'attendre à l'entrée d'un antre caverneux, et dit : << pauvre fou ! Si tu veux m'attraper, et revoir tes misérable compagnons, suis-moi dans ce souterrain ; tu ne sais pas ce qui t'attend là-dessous ; sûrement la mort, la souffrance peut-être... seulement, je connais tes pareils, ils sont intrépides et sots, et n'écoutent que leurs passions, contrairement à nous, prêtres, qui avons la sagesse... ils marchent droit devant eux quand la raison leur commanderait de faire demi tour et de fuir très vite, très loin, jusque dans ton Ineghzistan natal dont tu regretteras bientôt d'être sorti ; allons, suis-moi si tu l'oses ! >> et il disparut dans les profondeurs de l'antre, dont le seuil était taché de sang. Malgré cela, Namir, que ce discours de menace n'avait fait qu'exaspérer, se précipita à sa suite. Il ne vit plus la silhouette du grand prêtre, mais il entendait son pas lourd qui résonnait dans les profondeurs de cette cavité, éclairée de loin en loin par un flambeau vacillant, et parsemée d'ossements humains. Après avoir couru ainsi, peu rassuré, dans les profondeurs de la terre, il parvint finalement jusqu'à un grand escalier tournant, taillé dans la roche même, et qui montait on ne sait où ; il comprit qu'il était au pied de la forteresse, et que cet escalier constituait un accès, probablement secret, au dernier repaire des prêtres. Il hésitait à l'emprunter, craignant un piège ; mais soudain, un éboulement derrière lui condamna le passage par lequel il était arrivé ; comme il n'y en avait aucun autre - il chercha un moment, mais dut se rendre à l'évidence - il comprit qu'il n'avait pas le choix ; maintenant, il était obligé de monter. Alors il monta. L'ascension fut longue et difficile ; elle lui sembla durer des heures, dans la plus complète obscurité ; les marches étaient de plus en plus raides et glissantes. Mais à la fin, il aperçut une lueur, tout au bout de cet espèce de lugubre conduit vertical. Il arriva dans un couloir étroit, éclairé par des torches qui puaient la graisse fétide. Ce couloir débouchait sur deux autres, qui se séparaient, allant dans des directions différentes. Il emprunta celui de droite, au hasard ; il le mena à une seconde bifurcation de cette sorte, et ainsi de suite. Il était dans une sorte de labyrinthe. N'ayant rien pour se guider, il marcha des heures, tournant en rond. Impossible même de faire demi-tour ; il ne savait plus du tout par où il était venu. Au bout d'un moment, exténué, perdu dans l'obscurité, il se laissa crouler par terre, prêt à se laisser mourir sur place ; à ce moment, il vit quelque chose qui brillait, non loin de lui, dans l'obscurité ; c'étaient deux yeux qui l'observaient ; deux petits yeux vifs, perçants, ironiques ; à qui appartenaient-ils ? Un flambeau s'alluma, surgi de nulle part ; il vit une petite créature étrange, noire, moqueuse, qui ressemblait à la fois à un enfant et à un vieillard, impossible à déterminer ; et cette chose lui dit, d'une voix aiguë et obséquieuse : << - Eh bien ! Mon ma"tre, vous voilà perdu, on dirait ? - Qui es-tu ? Que me veux-tu ? Dit Namir. - Allons, mon ma"tre, je ne vous veux rien de mal, rassurez-vous. Je veux vous aider. Je suis Zurqi, le djinn... je hante ce labyrinthe. J'en connais tous les recoins, et je connais ceux qui s'y rendent, ceux qui s'y perdent... je sais ce qu'ils recherchent... je les aide... tu ne sortiras pas seul d'ici, mon ma"tre ; car ce dédale, pour ceux qui y entrent sans guide, n'a pas de fin ni de commencement ; ce dédale est un symbole. Il représente le monde ; il représente aussi ta propre conscience, car il n'y a pas de différence essentielle entre les deux. En entrant dans cette obscurité, c'est dans tes propres ténèbres que tu rentres ; tu crois que le labyrinthe est hors de toi, mais en fait il est en toi, et c'est cela qui te piège. À la fin, tu te perds en toi-même, dans les circonvolutions, les circonvallations de tes propres ténèbres intérieures, et elles te dévorent, elles se nourrissent de toi pour l'éternité, et se servent des secrets que tu as enfoui au fond de toi-même pour piéger d'autres voyageurs ; car ces ténèbres sont vivantes, et ces murs mêmes... - Allons, djinn maudit, assez de discours ; si tu veux m'aider, dis-moi ce que tu comptes faire, et quelles sont tes conditions. - Mes conditions sont simples et honnêtes ; il faut d'abord me donner quelque chose... quelque chose de précieux... et puis, je te guide vers la sortie, je t'indique le chemin vers ce que tu cherches... - Te donner quelque chose ? Mais je n'ai rien sur moi... en revanche, si tu m'aides, je te promets qu'une fois que je régnerai sur Sidra... - Non, non, mon ma"tre, dit avec malice le génie dont les yeux étincelaient. Il sera trop tard alors ; moi je ne peux pas sortir d'ici, je suis prisonnier de ces ténèbres à vie, je ne fais qu'un avec elles ; et puis je ne veux pas d'honneurs, je ne veux pas d'or ni rien de ce genre... je te demande quelque chose de beaucoup plus précieux, quelque chose que tu portes sur toi ; quelque chose à laquelle tu tiens comme à ta vie. >> Namir réfléchit. Il n'avait rien sur lui, à part son talisman, le mouchoir en soie contenant la substance de son amant, qu'il gardait contre son coeur, pour s'imprégner toujours de sa présence. Mais il n'avait jamais parlé de cela à personne ; comment ce petit démon minable pouvait-il savoir. << - Oui, c'est bien, mon ma"tre, tu commences à comprendre. Allons, je sais ce que tu caches, ce que tu dissimules contre ton coeur ; je sais tout, te dis-je, je lis dans les coeurs de tous ceux qui ont le malheur de s'aventurer par ici... N'essaie pas de me gruger, n'essaie pas de te défiler, tu n'as pas le choix ; veux-tu finir ici, otage de ces ténèbres à jamais, ou bien veux-tu retrouver la lumière, et tes compagnons ? - Mes compagnons ? Tu les connais ? Tu les as vu ? Tu sais où ils sont ? - Je sais cela et bien d'autres choses ; et je peux te mener jusqu'à eux. Mais d'abord, donne-moi ce que je demande ; allons, donne ce mouchoir ; il ne te sera plus utile, si tu dois rester emmuré ici pour l'éternité ! >> Bien à regrets, Namir Shah se résigna à tirer de sa poche de poitrine le précieux talisman. Et il le donna au génie en maugréant. Zurqi exulta : << - C'est bien, mon ma"tre ; te voilà raisonnable. Tu vois ? Ce n'était pas si difficile. >> Il porta le mouchoir à ses narines noires qui frémissaient de plaisir, huma avec ravissement et dit : << - Excellent ! Divin ! La jeunesse... la gr ce... l'essence d'un vrai garçon, vivant, d'un petit d'homme ; la quintessence de sa vie, tout ce que Zurqi ne pourra jamais posséder, lui qui est contrefait, sans ge, muré à jamais dans cette obscurité sans espoir et sans fin... ah ! Oui, c'est une offrande précieuse que tu me fais là, mon ma"tre, plus précieuse que tout le cristal et le diamant de Sidra, comme tu l'appelles... oui, c'est cela, le lotus blanc, l'élixir vital de ce garçon aimé, aimant ; ils ont de la chance, ceux qui peuvent conna"tre l'amour ; qui m'aimera jamais, moi, au fond de ce labyrinthe décrépit ? Comprends-tu ce que représente pour moi ce que tu viens de me donner ? Non, tu ne peux pas comprendre, mon ma"tre... ah ! Ce garçon ; je le sens, je le vois... il est beau, très beau ; il est blanc, avec des cheveux noirs et des lèvres de rubis, il est quelque part ici, pas loin, il t'attend, il t'appelle... oh ! Comme tu as de la chance, mon ma"tre ; sois sans crainte, j'en prendrai soin, de ton talisman, je le chérirai et je le bénirai pour l'éternité ! - Vas-tu te taire, diable maudit ? Épargne-moi tes obscénités, et honore ton engagement. Mène-moi vers mes compagnons ! - Tout de suite, ma"tre, tout de suite ; ne vous énervez pas ! >> Et la petite créature visqueuse entra"na Namir Shah à sa suite, dans le dédale sinueux des couloirs. Ils marchèrent longtemps ; ils traversèrent des salles étranges, aux décors variés, encombrées d'objets hétéroclites ; certaines étaient inclinées, de guingois. Dans d'autres, il des meubles, des tables, des chaises, qui reposaient au plafond, à l'envers, sans êtres retenues apparemment par rien, défiant les lois de la gravité. Il en eut le tournis. Mais il suivait toujours son étrange guide, en silence. Tout à coup, ils arrivèrent à l'entrée d'un autre couloir, très large et très sombre. Là, le djinn s'arrêta, sembla hésiter, et prit peur tout à coup. << - Qu'est-ce qu'il y a encore, créature maudite ? - Je ne peux pas aller plus loin, ma"tre ; je ne peux pas, j'ai peur. - Allons bon ! Que t'arrive-t-il encore ? Essaierais-tu de me gruger ? - Pas du tout ! Il est là ! je le sens, tout près ; il est là ! Vous devez continuer seul, mon ma"tre ; je ne peux pas vous mener plus loin. Ici, ce n'est plus le labyrinthe, c'est la forteresse ; ici, c'est dangereux pour Zurqi ; et pour vous aussi. Méfiez-vous, il est là ? - Mais qui ça, bon Dieu ? - Mais ce prêtre maudit, ce sorcier, ce serviteur des ténèbres ; depuis qu'il est là, je ne suis plus tranquille, sais-tu ? Même les ténèbres ne sont plus aussi sûres qu'avant. - Ce prêtre maudit ? Atamor, tu veux dire ? - Lui-même. Ah ! Ne prononcez pas ce nom ! J'ai peur ; je dois vous laisser, désolé mon ma"tre... - Attends, imbécile ! Ne t'enfuis pas, reviens ! - Rien à faire ! Adieu ! De toute façon, vous êtes arrivé à destination, ma"tre ; vos compagnons sont là-bas, de l'autre côté, là où je ne peux pas aller ; ils vous attendent. Puisse votre amour vous protéger contre les périls ; vous avez de la chance, mon ma"tre, oui ; mais les périls sont grands, je tremble pour vous... je vais vous dire une dernière chose, qui pourra vous aider, car vraiment, vous m'avez fait un don inestimable. Vous croirez sans doute que je vous ai trahi... mais je ne suis pas aussi mauvais que les gens le pensent ; c'est difficile, sais-tu, de devoir vivre éternellement en sachant que personne ne vous aimera jamais, ne soyez pas trop dur... lorsque vous vous croirez perdu, définitivement, que l'espérance même vous aura abandonné ; sachez qu'il y a un homme... l'homme pourpre... il pourra vous aider. Il n'est pas d'ici ; il n'est pas de notre monde, il n'est pas encore... mais si vous croyez en lui, si vous l'appelez dans votre coeur, il viendra, soyez-en sûr ! Souvenez-vous ! Adieu, ma"tre, je ne peux plus rien pour vous. >> Et en un éclair, Zurqi disparut en ricanant dans les ténèbres. Namir se retrouva seul, face au long corridor funèbre qui s'ouvrait devant lui, aussi peu engageant qu'une tombe. Il avança tout de même, prudemment, à pas comptés. Au fond du couloir, il y avait une lourde porte, qu'il poussa. Il se trouva alors dans une tout autre ambiance ; une immense nef, avec des colonnes sans nombre, des piliers qui soutenaient des voûtes obscures et hiératiques, des statues, une sorte de temple... il avança encore. Soudain, il entendit un grand éclat de rire, et il vit une lumière, rouge et sinistre. Au fond de la nef, sur une sorte de chaire, se tenait Atamor, qui le toisait, triomphal ; il eut le vague pressentiment d'un piège qui se refermait sur lui. Atamor riait. << - Enfin te voilà, prince Namir ! Infortuné héros des gueux de cette misérable contrée que tu appelles Sidra ! Je t'attendais depuis longtemps ; sois le bienvenu, toi qui vas mourir bientôt. - Que veux-tu, misérable ? Où sont mes compagnons ? Qu'as-tu fait d'eux ? - Patience, tu vas les revoir ; bientôt, très bientôt même ! >> Son rire macabre résonna de nouveau sous les voûtes, et soudain, un peu partout, des flambeaux s'allumèrent tout seuls, accrochés aux piliers ; et Namir Shah vit, avec horreur, plusieurs de ses compagnons, suspendus à des cha"nes, morts, éventrés, torturés. Leurs pauvres visages déformés par l'angoisse et par la terreur semblaient vouloir le mettre en garde, mais trop tard. << - Ceux-là, dit Atamor, ont voulu résister, lorsque mes amis les djinns sont venus s'emparer d'eux pour me les amener ; ils se sont bien battus, mais tu vois, ils n'étaient pas assez forts ; puissent les puissances des ténèbres avoir pitié d'eux ! - Chien ! Cria Namir avec fureur. Et les autres, où sont-ils ? Qu'as-tu fait d'eux ? - Les autres ont été plus raisonnables ; ils ont suivi mes soldats sans faire d'histoire. Je les ai mis en lieu sûr, dans de confortables cellules ; enfin, aussi confortables qu'il m'était possible. Un peu humides peut-être... avec quelques rats et de bonnes cha"nes ; nous les avons un peu torturés, pour la forme, mais rassure-toi, ils sont bien vivants ; ils t'attendent pour mourir. Tu vas les rejoindre bientôt, et, si tu es sage, tu auras l'honneur de mourir le premier, pour qu'ils voient qui est réellement le ma"tre ; sinon, tu mourras le dernier, et tu seras aux premières loges pour assister à leur supplice. >> Atamor rit de nouveau. Mais une question plus angoissante encore taraudait Namir Shah. << - Et Ayhan ? Qu'as-tu fait d'Ayhan, mon bien-aimé ? - Oh, lui ? J'attendais ta question ; vous êtes si prévisibles, vous, les amoureux ; rassure-toi, ce cher garçon va bien, enfin pas trop mal... nous ne lui avons rien fait, du moins pour le moment ; j'attendais ta venue. J'espère que tu apprécies cette marque de courtoisie, prince. Mais ne t'inquiète pas, tu vas le rejoindre bientôt, tout de suite même. Ah ! Ça oui, tu vas le revoir, ton dérisoire petit amant ! >> Et là-dessus, deux gardes puissants accoururent et s'emparèrent de Namir, qui tenta d'abord de résister, mais qui sentit très vite que c'était inutile, qu'il risquait seulement de mourir tout de suite, sans même avoir revu celui qu'il aimait. Alors il se laissa encha"ner, et tra"ner par les gardes à travers d'autres couloirs, plus fétides et plus sombres que les précédents. Ils traversèrent des salles voûtées, dans lesquelles il reconnut certains de ses compagnons, encha"nés, torturés, mais vivants ; en le voyant, ils s'agitèrent dans leurs cha"nes, et l'implorèrent de la voix et du regard. Leurs bouches avaient du mal à articuler des mots. << - Oh, Seigneur ! Mes fidèles compagnons, dit Namir, qu'avez-vous donc subi ? Tout cela à cause de moi et de ma ridicule ambition ! Ne craignez rien ! Je viendrai bientôt vous libérer ; oui, par Dieu, ces prêtres scélérats verront bien qui est le ma"tre de Sidra ! >> Namir reçut alors un coup sur la tête, qui lui fit perdre connaissance ; et ses compagnons, qui virent cela, oublièrent un instant leur propre souffrance et pleurèrent. Quand le jeune Shah se réveilla, il était dans un cachot, encha"né au mur ; les anneaux de fer qui lui emprisonnaient les pieds et les mains lui faisaient horriblement mal. Mais en face de lui, dans la prison, se trouvait Ayhan, encha"né également. Amaigri, le visage triste, il était encore beau cependant ; il jetait comme une lumière dans ce cachot lugubre. Lui seul, jusque là, n'avait pas perdu espoir. Il accueillit son amant avec un pauvre sourire. << - Enfin, vous voilà, mon ma"tre ; je suis heureux de vous revoir. Je savais que vous viendriez. - Oui, Ayhan, je suis venu ; mais tu vois dans quel état je suis. Je crains, hélas, qu'il eût mieux valu pour toi que je ne fus jamais venu à Sidra. - Comment pouvez-vous dire cela, on prince ? Sans vous, je serais sans doute mort depuis longtemps, et ces chiens de prêtres régneraient toujours sur notre beau pays. Au moins, gr ce à vous, j'aurai vécu avant de mourir ; j'aurai connu l'amour, et tout ce qu'il y a de beau dans cette vie. Moi, je ne perds pas confiance en vous ; tant que vous êtes vivant, il y a de l'espoir. Dans le pire des cas, nous mourrons ensemble, et nous nous retrouverons là-bas, de l'autre côté, unis à jamais ; alors pourquoi désespérer ? - Tu as raison, Ayhan ; divin Ayhan ! Si tu savais comme je t'aime ! Pourtant, je suis bien las. Je crains que si Dieu ne nous vient pas Lui-même en aide, nous devions nous préparer à conna"tre le pire des martyrs. - Peu m'importe, du moment que je suis avec vous ! >> Cette parole gentille toucha beaucoup Namir ; cependant, il ne partageait pas l'optimisme de son ami. Lui, qui s'apprêtait, quelques jours plus tôt, à régner sur Sidra, il n'avait pas du tout envie de mourir. Et il se sentait responsable du sort de tous ces braves gens qui avaient mis leur espoir en lui. En se laissant piéger de la sorte, il avait l'impression de les trahir. Peu à peu, le désespoir s'empara de lui. Il était vaincu, encha"né au fond d'un cachot, aux mains de son pire ennemi, tous ses compagnons morts ou encha"nés comme lui ; que pouvait-il encore espérer ? Les idées les plus noires s'emparèrent de lui. Cependant, sa captivité se prolongeait, et il se sentait de plus en plus faible, et abattu. L'air putride du cachot lui troublait l'esprit. Il se demandait pourquoi il était toujours vivant, ce que son ennemi attendait ; et il se dit qu'Atamor devait être en train d'apprêter les détails de quelque cérémonie orgiaque d'une cruauté inouïe, en son honneur ; et il avait raison, car c'est précisément ce que faisait le grand prêtre ; il ne se h tait pas de préparer cette cérémonie, il prenait le temps d'en peaufiner tous les aspects, avec une délectation morbide ; car il tenait à faire durer l'attente angoissée de ses victimes, ou plutôt de ses proies. En tortionnaire raffiné, il savait que ces tortures morales sont plus redoutables encore que toutes les tortures physiques. Et l'imagination de Namir s'emballait, stimulée par le désespoir ; il imaginait maintenant les supplices à venir, non pas seulement les siens, mais surtout ceux de son amant. Il voyait déjà Ayhan subissant, sous ses yeux horrifiés, un luxe de cruauté, un raffinement de barbarie inédit, spécialement pensé pour le plonger dans les affres de la plus atroce souffrance morale. Il le voyait se faire violer, pendant des heures, de la façon la plus brutale, par tous les membres de la hideuse confrérie ; il le voyait ensuite se faire torturer, tronçonner, découper vivant, démembrer, écarteler, broyer, désosser, empaler, décerveler, mettre les tripes à l'air, et finalement, rôtir à petit feu, et servir en p ture à ces cannibales ; pousseraient-ils la cruauté jusqu'à le forcer à en manger également, lui, Namir ; à manger la chair même de son aimé ? Oui, sûrement, ils iraient jusque là, et plus loin encore ; qui sait jusqu'où leur démence criminelle pourrait aller, pour lui faire payer le crime de s'être dressé contre eux ? Alors, le désespoir le plus noir s'empara de lui. Il regretta d'avoir quitté sa terre natale, l'Ineghzistan, regretta même d'être né ; il revit toute sa vie, si courte, pleine de rêves et d'ambitions vaines, qui allait se terminer, dans cette citadelle infernale, par le plus cuisant des échecs ; il vit toute sa vie comme une défaite absolue, et se vit lui-même comme le plus misérable des hommes que la terre ait porté. Il en voulut même à Ayhan de rester si serein, et de continuer à croire en lui alors qu'il s'était montré si peu à la hauteur ! Il maudit la création tout entière, et surtout, maudit Zurqi, ce djinn stupide et retors qui l'avait, sciemment sans doute, entra"né dans ce piège. Et il repensa aux dernières paroles de cette créature bizarre. Elles ne voulaient rien dire, sans doute ; mais tout de même... il pensait à cet homme mystérieux, à ce héros venu de très loin, qu'il était censé appeler en son coeur. Se pourrait-il qu'un tel homme exist t ? Et quand bien même, comment aurait-il vent de lui, comment saurait-il où le trouver, comment ferait-il pour vaincre la puissance des prêtres ? Que voulait dire tout cela ? Cela lui paraissait tellement absurde ; il ne pouvait pas y croire. Et pourtant, un espoir vague et insensé naquit dans son coeur, auquel il se raccrocha tant bien que mal, n'ayant plus d'autre ressource que le rêve pour échapper à l'horreur de la situation. Et peu à peu, vaincu par la douleur et la fatigue, il s'assoupit dans ses cha"nes. Tout à coup, il fut tiré de ce mauvais sommeil par un fracas épouvantable. C'était la porte de la cellule qui venait de céder. Il sentit un courant d'air frais sur sa figure. Sa première pensée fut que l'heure du supplice était enfin arrivée, mais bizarrement, quelque chose lui disait que ce n'était pas cela ; quel besoin ses geôliers auraient-ils eu d'enfoncer la porte ? N'avaient-ils pas la clef ? Il se sentait encore faible et confus, cependant ; mal réveillé, il avait la fièvre, ses pensées se bousculaient dans sa tête ; et il sentit quelque chose de pur et de frais qui coulait sur son visage. C'était de l'au ! De l'eau douce et fra"che que l'on versait sur sa bouche ; il but avec volupté, et se sentit mieux. Spontanément, il bougea les membres, et sentit qu'il était libéré de ses cha"nes, un vrai miracle ! Il faisait toujours sombre ; mais il sentit une caresse sur ses joues, une main douce qui prenait la sienne, il entendit confusément des mots tendres prononcés par une voix amie, c'était Ayhan, libre comme lui, qui l'invitait à reprendre courage, qui disait que tout était fini. Il pensa qu'il rêvait, ferma les yeux, les rouvrit, il ne distinguait toujours rien dans la pénombre, mais quelque chose d'inattendu se passait, il en était certain. Et puis il entendit une voix inconnue, une voix m le, profonde et bienveillante, qui disait : << - Allons, prince Namir ! Reprenez-vous ; il faut partir maintenant. - Partir ? Dit-il. Pour aller où ? Et qui êtes-vous ? - C'est vrai, nous ne nous sommes pas présentés. >> Tout à coup, une grande lumière brilla ; une lumière blanche qui sur le moment l'aveugla, ses yeux s'étant habitués à la pénombre. Quelqu'un venait d'allumer un flambeau. Il vit l'homme qui lui parlait, le même sans doute qui l'avait fait boire. C'était un homme assez grand, blond, d' ge mûr mais fort beau encore, d'allure noble, étrangère. Il était vêtu de pourpre, avec cape et turban, le turban noir des mudj hid"n, comme celui que devait porter le Prophète à Badr, et un sabre d'argent, admirablement ciselé, dont la lame brillait à son flanc. Il pensa, sans oser y croire, que c'était le héros que le petit djinn Zurqi lui avait annoncé ; idée complètement folle qu'il tenta de chasser, mais qui s'imposait à lui ; que croire d'autre, de toute façon ? C'était tellement extraordinaire, inespéré ! - Je m'appelle Mounir, dit l'homme, et je suis là pour vous servir. Je viens de fort loin, n'essayez pas de comprendre ; moi-même j'aurais du mal à vous expliquer, mais je suis venu vous sauver des griffes de ces prêtres maudits ; ayez confiance en moi ! >> À côté de lui, Ayhan, triomphant, le regardait avec un air radieux qui voulait clairement dire : << tu vois, je te l'avais bien dit, il fallait garder l'espoir >>. Alors il salua Mounir avec une profonde reconnaissance. - Une minute ! Coupa brutalement Namir. Mounir, dis-tu ? Notre Mounir ? Mais que signifie cette mauvaise plaisanterie ? C'est n'importe quoi, cette histoire ! Mounir est à peine plus vieux que moi ! Comment pouvait-il intervenir dans une aventure qui est censée se dérouler il y a des siècles ? Ou bien vous délirez, ou bien l'auteur de cette histoire est vraiment devenu fou, ou bien il ne sait plus quoi inventer pour mener ses lecteurs en bateau ! - Non, dit Arslan, ce n'est rien de tout cela. Il s'agissait bien de Mounir, du seigneur Mounir que vous connaissez. Mais quelqu'un lui avait donné le moyen de remonter le cours du temps, et d'intervenir dans le passé ; c'était la seule solution pour sauver Namir Shah et le peuple de Sidra. Ce n'est pas très régulier, d'accord, mais que vouliez-vous faire d'autre ? Il n'y avait qu'un homme assez téméraire pour s'engager dans une pareille mission ; aussi, Mounir accepta-t-il de quitter son époque pour aller sauver des hommes et des garçons du passé. Et mon peuple lui doit, pour cela, une reconnaissance éternelle. - Hum, dit Najib, il faudra tirer cela au clair ; s'il s'agissait de tout autre, je vous prendrait pour un affabulateur vulgaire. Mais puisqu'il s'agit de Mounir, je consens à vous croire. Je savais qu'il était capable de tout, mais cela, tout de même ! - Oui, je sais, c'est difficile à admettre ; mais je vous jure que c'est la pure vérité. Me permettez-vous de continuer mon histoire ? - Faites. J'ai h te de savoir comment notre ami Mounir s'y est pris pour tirer vos aïeux vénérables de cette situation épineuse. - Eh bien voilà. Une fois que Namir Shah eut salué et remercier Mounir, il regarda autour de lui, cherchant à faire le point de la situation. Il vit que Mounir n'était pas seul, mais accompagné de toute une horde de héros virils et décidés, dont un qui tenait le flambeau qui lui permettait de distinguer enfin leurs visages ; il y avait même avec eux certains de ses compagnons, déjà libérés, qui lui firent des signes amicaux. Il examina ses hommes, et il lui sembla en reconna"tre quelques-uns ; il comprit qu'ils étaient de son pays. << - Oui, dit Mounir, ces hommes qui sont avec moi ne sont pas mes compagnons habituels, mais ils sont aussi vaillants, et ne dépareraient pas mon Ordre, je vous en donne ma parole. Quand j'ai su dans quelle situation vous vous étiez fourré, et qu'il fallait que j'intervinsse pour vous rendre l'honneur et la liberté, je suis d'abord passé voir votre frère, l'émir d'Ineghzistan. Il m'a fort bien reçu d'ailleurs, c'est un excellent homme, et je lui ai expliqué votre dramatique mésaventure. Il m'a assuré de tout son soutien à votre intention, et m'a laissé choisir, parmi son armée, des preux qui m'ont accompagné, depuis l'Ineghzistan, jusqu'à Sidra, et enfin jusqu'à vous. Nous avons pris d'assaut cette forteresse maudite, vous avons tiré de ce cachot, et maintenant, tous ensemble, nous allons en découdre une fois pour toutes avec ces prêtres du Diable, nous allons en faire de la chair à p té, et nous allons vous aider à construire enfin ce royaume de Sidra qui vous revient, votre royaume, prince ! >> Une clameur d'enthousiasme accueillit ces paroles. Namir Shah reprit tout à fait courage. Il prit Ayhan par la main, et, avec Mounir, marcha en tête du cortège qui se répandait comme un incendie à travers les murs de la vieille forteresse. Au passage, ils libérèrent les compagnons de Namir qui étaient encore vivants, et des dizaines de jeunes garçons prisonniers, qu'un sort funeste attendait. << - Seigneur Mounir, dit à un moment Namir Shah, je ne doute pas de votre parole ni de votre puissance ; mais ces murs ont l'air bien solides. Croyez-vous que nous arriverons à déloger les prêtres de leur affreux repaire ? >> À ce moment, on entendit le fracas d'une formidable explosion, une partie des murs s'écroula, et des jeunes garçons dansaient en riant au milieu des décombres. << - Je vous demande pardon ? Dit Mounir. C'est vrai, excusez-moi, vous ne connaissez pas encore cette merveilleuse invention venue de Chine. Voyez-vous, vivre dans le futur a tout de même du bon, quelquefois. >> Ils semaient la ruine sur leur passage ; d'énormes brèches se formaient dans les murs, et le jour commençait à entrer, ainsi que l'air frais, purifiant les boyaux fétides de l'antre des prêtres. Mais pour finir, ils déboulèrent dans un vaste corridor qui menait à la grande salle de cérémonie, dont la porte s'ouvrit brutalement ; et là, ils se trouvèrent soudain nez à nez avec toute la prêtraille, massée derrière Atamor, qui les regardait en fulminant, bras croisés, tapant du pied. Ils s'arrêtèrent net, et le grand prêtre aboya : << - Mais qu'est-ce que c'est que ce remue-ménage ! Misérables ! Qu'avez-vous fait de ma forteresse, la forteresse de mes ancêtres, où je m'apprêtais à commettre le plus beau massacre gratuit de ma carrière ! Et voilà, vous avez g ché ma cérémonie ! Vous êtes fiers de vous ? - C'est vrai, fit derrière lui un prêtre bouffi de graisse, on avait inventé des tortures incroyablement raffinée, rien que pour vous, et vous venez tout casser ! Vous n'avez pas honte ? - Et d'abord, reprit Atamor, seigneur Mounir, que faites-vous ici ? Ce n'est pas votre histoire, que je sache ; retournez donc à votre époque, voir si j'y suis ! Occupez-vous de vos amis qui sont en Inde, au lieu de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. C'est vrai, quoi ; si tout le monde se met à changer de siècle à sa guise, où allons nous ? Ah là là, de mon temps... - Oh ! Toi, la tête de mort, ta gueule ! Dit Mounir >> Et il lui décocha un violent coup de poing en pleine m choire. << - Euh, fit un des hommes, c'est pas un peu anachronique, ça, comme expression ? - Sans doute, dit Mounir, mais ça fait du bien ! - Ouais, c'est vrai, dit un garçon, j'ai envie d'essayer, moi aussi ! >> Et il envoya à son tour son poing dans la figure du grand prêtre, qui était en train d'avaler ses dents. Et tous les garçons se ruèrent à sa suite, et se mirent à frapper le sacerdote ; les prêtres, alors, essayèrent de le défendre, et commencèrent à frapper les garçons, qui se défendaient également ; et tous les héros présents, à commencer par Mounir et Namir, commencèrent à dérouiller les prêtres. Tout le monde s'empoigna ; ce fut une bagarre générale et sans merci. Le ch teau était devenu un champ de bataille, et les prêtres n'en menaient pas large. À un moment, Namir et Ayhan, qui s'étaient perdus de vue dans la mêlée, se retrouvèrent nez à nez, Namir, ayant dans sa main le cou d'un prêtre complètement hébété qu'il était en train de bourrer de coups, et Ayhan, ayant ses dents un couteau avec lequel il avait déjà égorgé plusieurs autres prêtres et gardes. Ils se regardèrent, complices, une même idée leur venant à l'esprit. Ils poussèrent une petite porte qui se trouvait à côté d'eux, quittèrent discrètement la mêlée, et se retrouvèrent dans un décor très différent, un salon meublé avec goût, avec un feu ouvert, un canapé et un lit à deux places recouvert de fourrure ; c'étaient les appartements privés du grand prêtre ; il y avait également une table en cristal avec des pieds en or en forme de têtes de dragons, sur laquelle il y avait des fruits, des boissons fra"ches et de la confiture de hashish, que le prêtre faisait venir de l'Inde ; ils en prirent tous les deux, et se sentirent très vite planer. << - Ah, la vache ! Dit Ayhan, il s'ennuie pas, le salaud ! - Oui, dit Namir, ça doit quand même avoir du bon d'être grand prêtre. - Eh ! T'as pas envie, dis ? Ça fait longtemps ! - Ayhan, voyons, tu crois que c'est le moment ? - Rôh, allez ! Ils se débrouilleront bien sans nous un moment ! - Mais t'es vraiment une peste, quand tu veux ! - T'as encore rien vu, eh ! >> Et Ayhan, en riant, fit une cabriole sur le lit ; il prit une pose alanguie, écarta les jambes, roula les hanches, et attira par un pan de son habit taché de sang Namir Shah, qui sentait déjà son sang bouillir, et se laissa tenter, car il y avait des semaines qu'il n'avait plus touché la peau douce du garçon, et cela commençait à lui manquer aussi. Alors, il se vautra à son tour sur le lit, appliqua sa bouche contre celle d'Ayhan, et commença par l'embrasser très longuement et profondément, en le déshabillant. Et le garçon le déshabillait en même temps. Sous l'influence du chanvre, ils se sentaient légers, et leurs facultés érotiques décuplées, surtout Ayhan, qui était comme une marmite bouillonnante dont on aurait maintenu le couvercle par pression ; il se sentait près d'éclater. Les coudes et les genoux sur le lit, il s'arc-bouta, se cabra vers l'avant, le sexe tendu, exquis, attrayant ; Namir Shah, l'esprit en feu, mit cette friandise en bouche et suça avidement, tandis que le garçon vagissait frénétiquement de volupté : << - Aouch ! Oui, c'est bon, habibi ! Nom d'un chien, j'avais oublié, depuis le temps ! Aaowh, oui ! J'avais oublié à quel point que c'était bon ! Vas-y, suce, Namir, suce ! - Ben je fais que ça... slurrrp... - C'est ça oui, continue... r h, oui, t'es bon... j'aime ta bouche, nom de Dieu ! >> Et il la lui mettait en bouche, de plus en plus fort, avec des sortes de couinements d'extase. Puis, il pivota doucement, mû par une excitation incontrôlable, et attrapa le sexe du jeune Shah, aussi tendu que le sien, mais deux ou trois fois plus grand, le saisit à deux mains, le caressa amoureusement, et le porta à sa propre bouche. Ils restèrent ainsi, un assez long moment, entremêlés tête-bêche, ondulant gracieusement, cherchant à se boire l'un l'autre. Tout à coup Ayhan s'arracha, en sautant, retomba sur les genoux, le torse vers l'avant, et les mains sur ses fesses blanches et satinées, qu'il écarta en criant : << - Nom de Dieu, Namir ! Mets-là moi ici ! Allez, vas-y, prends-moi si t'es un homme ! - Ah, c'est ça que tu veux ? Sale gamin mal éduqué, je vais t'apprendre, moi, tu vas voir ; je vais te la faire éclater, ta rondelle ! - Ouais, c'est ça, fais-la éclater, vas-y, aouch ! Eh, pas si fort ! Aowh ! W hh ! Oui, c'est bon, plus fort ! - Dis-donc... han !... 'faut savoir ce que tu veux, hmph ! >> Et il le bourra tant qu'il put, mort de désir, il le prit à le faire exploser, rentra dans ce corps de garçon pantelant de désir, offert en victime volontaire, comme dans une p te molle qu'il pétrissait avec ses mains, avec son sexe, avec passion, il le lacérait, le démembrait, lui pressait la prostate comme un fruit mûr, comme pour en extirper le jus ; et le garçon r lait de plaisir, souriait, pleurait, en redemandait ; en peu de temps, Namir Shah jouissant sentit son esprit valser dans un déluge d'étoiles, en même temps qu'un autre déluge, de semence chaude et visqueuse jaillie de ses reins en feu se répandait dans les entrailles d'Ayhan, maculant au passage la couche du maudit prêtre. Ayhan se décrocha en grimaçant, lécha délicatement les gouttes de Namir qui étaient tombées sur le lit, remonta jusqu'au vit de Namir même, encore dégoulinant, aspira tout ce qu'il put de la précieuse substance, puis il dit : << - Eh, Namir ! Je peux te faire la même chose ? - Quoi, dit en riant le Shah, avec ta virgule de nain ? Tu te prends pour un homme ou quoi ? - Attends, je vais te la mettre, moi, ma virgule ; tu vas voir ! - Chiche ! >> Et Namir Shah, amoureusement, tendit sa croupe virile au jeune garçon, qui y introduisit sans vergogne son dard délicat et frais comme un bourgeon ; il l'enfonça, le retira, l'enfonça de nouveau, et ainsi de suite, en cadence, entre les fesses musclées de son amant qui riait de ses efforts ; il s'agitait frénétiquement, goûtant avec une délectation infinie au plaisir de la possession. Les yeux révulsés, les tempes bourdonnantes, poussant des soupirs ardents, se mordant les lèvres, il donnait par intervalles réguliers de grandes claques, avec la main, sur le postérieur princier de Namir, tandis que de l'autre main, il caressait son dard encore tendu. C'était un spectacle touchant et singulier que ce tout jeune adolescent, cet enfant presque, au corps laiteux et velouté, qui copulait ainsi, activement, extatiquement, avec cet homme deux fois plus gé, ce m le authentique qui l'avait possédé l'instant d'avant. Joie et mystère des échanges amoureux! On se rend des services et on en reçoit d'autres en retour. Ayhan se p mait, se trémoussait, se décha"nait, déchargeait toute son énergie et son agressivité fébrile de jeune m le en rut, sentait monter en lui la puissance de la volupté, tout son jeune corps souple et gracieux en frissonnait, son esprit explosait, tout à coup il atteignit l'orgasme, dans << aaaowhhh ! >> final, langoureux, jouissif, splendide ; et il répandit à son tour sa rosée entre les reins de Namir Shah, qui n'avait éprouvé aucune douleur tant la tige de son jeune amant était fine, bien que déjà vigoureuse, et qui s'amusait très fort de ses tentatives pour égaler la virilité de son mentor. << - C'était bien, eh ! Dit Ayhan sur un ton haletant. J'étais comment, dis ? - Tu étais admirable ! >> répondit Namir en lui baisant le front. Il restèrent encore un moment à se caresser sur le lit, rompus, bienheureux, en mangeant des pêches et des poires. À ce moment, la porte s'ouvrit, et ils virent appara"tre le grand prêtre, couvert de plaies et de bosses, ruisselant de sang, qui tentait de s'échapper de la cohue. << - Non mais, ça alors ! S'écria Atamor furieux. Regardez-moi ce qu'ils font, ces deux-là ; pendant qu'on se bat pour eux, en plus ! Et chez moi, encore ! Vous ne pourriez pas faire vos cochonneries ailleurs, non ? Vous ne pourriez pas attendre, au moins, qu'on ait fini de s'entre-tuer ? Vous ne pensez donc qu'à copuler ? Ah ! Ils sont beaux, les héros d'aujourd'hui ! Vous me dégoûtez, tenez ! Vous êtes presque pires que moi ! De mon temps, dans les histoires, les bons savaient se tenir ; nous, les méchants, on n'avait pas à craindre leur concurrence ; mais aujourd'hui, ah là là ! Tout fout le camp, c'est triste. - Oh, t'as fini de radoter, espèce de vieux tas d'os pourri ? S'écria Ayhan. - Quoi ? Quoi ? Repartit Atamor. Qu'est-ce que c'est que ce langage ? Surveillez vos paroles, mon jeune ami ; quand on est censé incarner le bien, la justice, les valeurs positives, on ne parle pas comme un voyou ! - Tu n'as pas entendu ce que t'a dit mon ami ? Dit Namir Shah. La ferme, vieux sac d'os ! >> Et il lui asséna, à son tour, un formidable coup de poing sur la m choire, qui assomma le grand prêtre. Alors, tous les deux, ils se jetèrent sur lui, le lièrent, l'encha"nèrent, et le tra"nèrent hors de la pièce, en emportant des fruits, du vin et différentes choses précieuses. Le combat était en train de s'achever. Quasi tous les prêtres étaient morts, ou encha"nés, prisonniers. Mounir et ses amis, et les compagnons de Namir Shah, et les jeunes garçons libérés, tous ensemble, triomphaient. Ils étaient pétillants de vie et d'énergie. Ayhan et Namir contemplèrent ce spectacle avec satisfaction. << - Où étiez-vous passés, vous deux ? Dit Mounir d'un air complice. - Bah, fit Ayhan sur un ton innocent pendant que Namir regardait le plafond, on avait un truc urgent à faire. - C'est ça, pendant qu'on fait tout le boulot pour vous ! - Oh ! Rétorqua Ayhan, faut pas exagérer ; on vous a quand même ramené ça ! >> Et il exhiba la carcasse encha"née du grand prêtre, qu'il tenait par les rares cheveux de son cr ne osseux. << - Bien, dit Mounir, bravo, jeune homme ! >> Et avec un clin d'oeil : << - Je vous charriait, de toute façon. Je sais ce que c'est l'amour, bonhomme. >> Ayhan rougit. Ensuite, ils ramassèrent encore tout ce qu'ils purent trouver de précieux ou de comestible, mirent le feu à l'affreuse masure, et prirent le chemin du retour, les garçons dansant autour des prisonniers entravés. Cette joyeuse cohorte, définitivement victorieuse, Mounir, Ayhan et Namir Shah en tête, marcha en chantant à travers les étendues glacées de Sidra, jusqu'à la capitale. Là, ils furent accueillis par un délire d'acclamations ; tout le peuple était en liesse, nobles compris. Tout le monde, tous les gens de Sidra étaient réunis, réconciliés, oubliant pour un temps leurs querelles, euphoriques comme aucun peuple peut-être ne l'avait jamais été, car une nouvelle ère commençait. Namir Shah fut immédiatement élu souverain du pays, à l'unanimité. Il allait enfin pouvoir b tir son État, dont il rêvait depuis toujours. Il avait tout ce qu'un homme pouvait désirer : la puissance, l'amour, la gloire. Mais d'abord, il fallait se débarrasser de ce qui restait du clergé pervers et tyrannique, purifier le pays de cette racaille par un ch timent exemplaire. Ce fut le premier acte de son règne, et ce fut une journée de fête, joyeusement sanglante, qui, depuis des siècles, est commémorée tous les ans à Sidra comme une fête nationale. On rassembla tous les prêtres, sauf Atamor à qui était réservé un traitement spécial, sur la plus grande place de la ville. Là, ils furent littéralement offerts en p ture à tous les jeunes garçons du pays, qui vinrent armés de b tons, de piques, de couteaux, de flambeaux, de toute sorte d'objets piquants, tranchants ou contondants, et firent de ces prêtres qui les avaient terrorisés et martyrisés pendant des lustres, une boucherie sans précédent. Ils les découpèrent, les écartelèrent, les éventrèrent, les violèrent avec les instruments les plus insolites, déployèrent dans la torture une imagination presque aussi féroce que celle de leurs victimes, du temps où ils étaient eux-mêmes les victimes. Ce fut la vengeance terrible de la jeunesse, de l'innocence et de la vie, contre l'oppression éternelle, la vilenie, les ténèbres. À la fin, quand tous les sacerdotes furent réduits à l'état d'une bouillie rouge et fétide d'où émergeait une forêt d'os brisés, on aspergea leurs restes d'huile et d'alcool, et on alluma un grand feu de joie, autour duquel les garçons dansèrent pendant des jours ; ainsi partirent en fumée des siècles de tyrannie. Restait Atamor qui, en tant que ma"tre de l'inf me confrérie, méritait un ch timent particulier. D'abord on le mit au pilori, sur la place publique, pendant des jours, et tout le monde pouvait venir l'insulter, le frapper, déverser sur lui excréments et immondices, le compisser ; il servit à la fois d'exutoire à la haine générale et d'urinoir public. Les garçons de tous ges, surtout, firent un jeu de venir lui pisser au visage ; il les insultait avec rage, ce qui les faisait rire très fort. Pour toute nourriture, on l'obligea à avaler les cendres de ses propres confrères. Mais un garde veillait spécialement à ce que personne, par excès de rage ou par pitié, lui inflige t un coup mortel, car il devait vivre encore. Ensuite, après quelques jours, quand il fut à bout de force, on sonna l'hallali ; on le fit défiler à travers les rues de la ville, et tous les garçons, sur son passage, lui infligeaient les tortures les plus variées : coups de b tons, coups de couteaux, de fouets, bouteilles cassées, huile bouillante, insultes, crachats, détritus en tous genres, rien ne lui fut épargné. À la fin, il arriva de nouveau sur la place publique, rampant sur les genoux. Il n'avait plus de mains, plus de pieds, plus d'yeux, ni d'oreilles, ni de langue, ni de nez, plus de visage enfin, il n'avait presque plus de peau, les entrailles lui pendaient en partie ; on se souvenait à peine que cette chose, qui n'était plus qu'une masse informe et sanguinolente, avait eu un jour l'apparence d'un homme. Et les garçons continuaient à s'acharner sur lui, exubérants, triomphants ; Mounir, qui suivait ces réjouissances de près, les trouvait beau dans leur colère et leur haine satisfaite. Il y avait, dans un coin de la place, un petit pavillon qui abritait des commodités publiques ; tout le monde venait y soulager ses entrailles, y déposer ses excréments. Avec des cha"nes, les garçons tra"nèrent le corps de ce qui avait été le grand prêtre, informe et sanglant, mais encore vivant, comme un vulgaire paquet de viande pourrie, jusqu'à ce pavillon. On souleva une dalle qui bouchait l'entrée de la fosse septique. Un cloaque immonde apparut, un gouffre nauséabond, fétide, où macéraient depuis des lustres de vieux excréments pourris, dans un état de décomposition ultime, exhalant une horrible odeur d'ammoniaque. Les garçons les plus jeunes ou les plus sensibles durent se boucher le nez. On tra"na encore Atamor jusqu'à cette fosse. Et, sous un ultime déluge d'insultes, qu'il n'entendait peut-être plus, tous les garçons réunis poussèrent le corps martyrisé du sacerdote au fond de la fosse inf me. Il y eut un grand << plouf >>, des remous visqueux et brun tres, des gargouillis écoeurants, et puis on vit une flopée de gros vers blancs et mous, des asticots qui vivaient dans cette fange et s'en nourrissaient, se précipiter vers cette manne inespérée, pénétrer de toute part dans la dépouille d'Atamor, et ronger tout vivant le prêtre, qui, encore conscient probablement, devait maintenant sentir cette vie infecte, vorace et sans me grouiller dans ses entrailles maudites et se repa"tre de sa chair. Ainsi finit le ténébreux pontife. Ce spectacle assez horrible, mais réjouissant au fond, inspira à Mounir de profondes pensées. Atamor n'était qu'un détritus humain, il finissait comme un détritus, ce n'était que justice. Mais pour la première fois, le ma"tre de l'Ordre eut le sentiment de comprendre ce propos étrange du Cheikh al-Akbar sur la manifestation de Dieu dans les lieux d'aisance. Ce chapitre troublant des Illuminations mecquoises n'était, il le savait, qu'une conséquence extrême de la très sainte doctrine de l'Unité de l'existence, d'après laquelle Dieu est l'unique Réalité immuable dissimulée sous les apparences mouvantes et changeantes du monde ; mais tout à coup, il s'éclairait à ses yeux d'une lumière nouvelle. Oui, en l'occurrence, l'ignoble fosse qui avait avalé le corps du méchant pontife était bien l'instrument suprême de la justice et de la puissance divine, elle était la manifestation même de cette puissance, elle était Dieu en quelque sorte, elle était Dieu qui, dans Sa toute-puissante bonté, vengeait l'innocence profanée. Il comprenait. Il voyait. Il était transporté par cette vision paradoxale, à la fois horrible et sublime. Et soudain, il vit, seul, ce que personne ne voyait. Il eut une véritable vision, une des rares de sa vie. L'ab"me puant et obscur, pour lui seul, apparut soudain resplendissant, transfiguré. Le liquide épais et putride où flottaient de vagues étrons devint soudain un océan de flammes éclatantes ; la fosse septique devenait une bouche de l'Enfer, pleine de feu et de clarté, au fond de laquelle il revit le prêtre, qui se consumait, toujours torturé, mais ayant retrouvé forme humaine, avec des mains, des yeux, une face dévorée par le feu. Et tout autour de lui, des garçons, une foule dense et compacte, une marée de garçons spectres, insensibles au feu comme aux supplications du prêtre, les spectres de tous les garçons qu'il avait profanés et massacrés, lui et ses prédécesseurs, pendant des années ; ils étaient tous là, froids comme la mort, vengeurs et impassibles, tandis qu'il brûlait et ardait sous leurs yeux tristes et cernés. L'un d'eux, le plus jeune, le plus beau, le plus triste, s'avança vers lui et dit, au nom de tous les autres, des paroles que Mounir entendit distinctement et qui restèrent gravées dans son esprit à jamais : << - Rien ne te serviras d'implorer notre pitié, Atamor ; te souviens-tu comme nous implor mes la tienne, autrefois, et toi qui riais, toi qui jouissais de notre souffrance ; tu nous a désappris la pitié, Atamor ; et tous les autres sentiments avec. Même l'amour, que nous n'avons jamais connu, que nous ne conna"trons plus jamais, à cause de toi. Il ne nous reste plus que la haine et la soif de vengeance pour vivre, pour vivre cette éternité, et nous allons te regarder brûler pour l'éternité, et même pour plusieurs. Toi qui n'avais pas d' me, on t'en donne une à présent, on t'en donne deux, trois, cent, mille, une me pour chacun d'entre nous que tu as torturé, une vie pour chaque vie que tu as prise ; et pour chaque me, une éternité de souffrance, pour chaque vie, une vie éternelle de douleur et de désespoir. Car le désespoir est pire que la mort, et nous, qui avons été fauchés dans notre innocence et notre jeunesse, nous, nous avons connu le désespoir le plus noir ; à ton tour maintenant, prêtre maudit ; tu sauras ce que c'est de souffrir sans pouvoir espérer, même la mort ! Ne nous implore pas, Atamor, implore plutôt l'enfant que tu fus toi-même, il y a très longtemps, si tu t'en souviens encore. T che de t'en souvenir, prêtre ; t che de le redevenir, si tu peux, et peut-être que Dieu, un jour, quand tu auras touché le fond de la désespérance, de la déréliction, S'en souviendra aussi, et daignera lui faire gr ce, en dépit de ce qu'il est devenu ; car Dieu peut tout, et nous ne pouvons rien, sinon prier pour que tu souffres le plus possible. >> Mais soudain, le garçon leva la tête et regarda dans la direction de Mounir. << - Mais, qu'est-ce que cela, mais amis ? Je vois de la lumière, là-haut ; une sensation douce, que j'avais oubliée, que je n'espérais plus conna"tre un jour, m'envahit ; vous aussi, mes amis, vous le sentez ! Comme avant, quand nous courions, insouciants, dans les blanches prairies de Sidra... allons, partons d'ici, mes frères, quittons ce lieu lugubre ; abandonnons ce maudit au sort qu'il a mérité. Non, nous n'allons pas le regarder éternellement se consumer sous nos yeux, nous ne l'avons déjà que trop vu, il faut partir maintenant, il faut oublier ; maintenant, nous pouvons oublier ; allons, une autre vie nous appelle ! >> Tous les garçons morts l'acclamèrent, et se répandirent, par flots, hors de la fosse ; Mounir les vit défiler devant lui, joyeux, radieux, comme vivant de nouveau, libérés de tout le poids de la haine qui opprimait leurs mes pures. Ils partirent en courant, en sautant, en dansant, rayonnante farandole, et bientôt, se fondirent dans la lumière, comme ravis par la Gr ce. Ils étaient rentrés dans le sein de Dieu. Mounir fut ému de ce spectacle. Ensuite, il fit ses adieux à Namir Shah et Ayhan, et revint dans son époque. Ainsi commença la glorieuse épopée du royaume de Sidra. >> Arslan reprit son souffle. 42. Le Nègre aux yeux d'azur << - Cependant, à l'époque où je vins au monde, Namir Shah, Ayhan, Atamor et tous les autres n'étaient plus depuis longtemps que des ossements et de la poussière dispersés dans les entrailles de la terre. Leurs aventures vivantes n'étaient plus qu'une légende de l'ancien temps, qu'on se racontait le soir au coin du feu, et même l'emplacement de leur sépulture était oublié depuis longtemps. Plusieurs dynasties s'étaient succédé. Mon pays avait connu des époques de gloire et de prospérité, et des époques de trouble et de décadence, et il avait une longue histoire derrière lui. Je naquis dans une époque troublée. Les quatre grandes provinces du Nord, du Sud, de l'Est et de l'Ouest, se faisaient la guerre, tandis que la province centrale, où se trouvait la capitale avec les institutions régaliennes, essayait tant bien que mal de faire régner l'ordre. Je suis d'ascendance royale ; j'étais le fils du dernier émir de Sidra, lointain descendant de Namir Shah - d'une branche b tarde de sa famille en fait, qui, après une époque particulièrement agitée, supplanta la dynastie précédente. Il s'appelait Namir comme son lointain aïeul ; Namir Shah XIII. Le nom de Namir est toujours illustre dans mon pays, et beaucoup de souverains le portèrent. Mais moi, on m'avait donné le nom d'Arslan, qui plaisait à ma mère. J'aurais normalement dû vivre dans l'ombre de mon père, jusqu'au jour où je prendrais sa place, si le pays résistait à ses divisions. La réalité fut bien différente. Écoutez mon histoire, elle n'est pas moins étrange que celle de mon glorieux ancêtre. Je grandis dans le palais d'où mon père, comme son père et le père de son père avant lui, régnait sur Sidra, menant la vie facile de tous les fils d'émirs, rêvant de conquêtes futures. Ma jeunesse se passa sans histoires jusqu'à l' ge de douze ans. Il faut vous dire une chose, c'est que, dans le royaume de Sidra, à cette époque, comme depuis toujours d'ailleurs, l'amour des jeunes garçons était assez mal toléré. Eh oui ! Cela peut para"tre étrange, étant donnée la belle histoire de Namir Shah et du jeune Ayhan ; mais, malgré ses efforts, Namir Shah ne parvint jamais à imposer tout à fait cette forme d'amour, et ce fut pire après lui. C'était la vengeance d'Atamor. Il avait empoisonné ce pays à jamais ; bien que les mauvais prêtres eussent été vaincus, le souvenir de leurs pratiques barbares resta gravé dans la conscience de mon peuple, comme un traumatisme indélébile. Dès lors, toucher un jeune garçon, manifester du désir pour lui, était assimilé, d'une manière absurde mais tenace, aux actes barbares des sacerdotes violeurs. Les gens craignaient toujours de voir rena"tre la maudite confrérie. Le sombre pouvoir psychique du grand prêtre qui avait disparu dans la fosse septique y était sûrement pour quelque chose. Il les avait envoûtés pour les siècles des siècles, leur défendant d'aimer sereinement les garçons ; oui, c'était la vengeance d'Atamor. Cette crainte irrationnelle de voir rena"tre ces affreuses pratiques ne disparut jamais. Elle augmenta même avec le temps. Plus on perdait la mémoire de ce qu'avaient réellement été les prêtres, et de la façon dont ils avaient été vaincus, plus le spectre de la confrérie hantait notre contrée, comme un esprit de mort qui nous décourageait d'aimer les garçons, comme cela se fait dans certains pays proches. Chez nous, c'était une véritable maladie. Cela n'empêchait pas cet amour d'exister, comme partout, bien sûr. D'ailleurs, aucune loi ne l'interdisait explicitement ; c'était pire : on avait peur d'en parler, d'y penser. Cela se faisait, parfois, furtivement, en cachette, mais la plupart du temps, c'était un tabou dont personne n'approchait. Surtout pas un fils d'émir. C'est dans ce contexte que, vers douze ans, les feux du désir s'allumant en moi avec la puberté, je conçus de la passion pour un jeune garçon de mon entourage, qui s'appelait Adn ne. Il était un peu plus jeune que moi - il avait dix ans à l'époque où je commençai à l'aimer - il avait les cheveux noirs comme Ayhan, il était d'une grande beauté, et fils du vizir de mon père, qui s'appelait Nizar Kharq n", et qui était non seulement son vizir, mais encore son ami et son homme de confiance. Un mystère profond entourait Adn ne, et toute sa famille. On savait qu'ils venaient de l'extrême Ouest du pays, de cette région de profondes forêts peuplées de djinns noirs et maléfiques, où s'était jadis réfugiée la confrérie des prêtres. Cette région était restée peu peuplée jusqu'à nos jours, mais il y subsistait quelques familles très nobles, dont celle de Nizar Kharq n", et cela même était troublant. Adn ne, qui était un garçon sensible, doux, brillant, un peu rebelle aussi parfois, n'aimait pas beaucoup cette famille et ne se sentait pas à l'aise en son sein. Il sentait depuis longtemps que quelque chose de trouble la hantait, un secret qu'on n'osait pas lui dire. Son père parlait peu, et il était dur avec lui. Puis un jour, ou plutôt un soir, Adn ne, dont je me sentais très proche, vint me voir dans ma chambre, bouleversé. Il s'était passé quelque chose. Son redoutable père, estimant qu'il était assez grand, lui avait révélé le secret de sa famille. L'immonde Atamor, autrefois, avait un jeune fils, très beau et très pur, qui justement, s'appelait Adn ne, comme lui, et qui lui ressemblait ; il l'avait eu d'une épouse levantine qu'il retenait comme une captive, d'où ses cheveux noirs et son teint légèrement plus h lé que la plupart des garçons de chez nous, ce qui me fascinait d'ailleurs. Or ce jeune fils, qui était la chair de sa chair, Atamor le cachait aux membres de sa confrérie, et à la terre entière, car il y tenait ; c'était le seul aspect un peu humain qu'il y eût chez ce monstre. Après la destruction de celui-ci et l'éradication de son ordre, Mounir, aidé de Namir Shah, découvrit cet enfant, qui était caché dans une famille campagnarde, la famille de la vieille nourrice du grand prêtre, qui lui avait confié son enfant. Mounir, donc, trouva l'enfant, l'aima, et ne voulut pas qu'il pay t pour les fautes de son père. Namir Shah était d'accord avec lui sur ce point, mais ils craignaient que la colère populaire, par une réaction excessive consécutive à la longue oppression dont mon peuple avait été victime, s'abatt"t sur ce pauvre enfant. Aussi, le mirent-ils en lieu sûr. Namir Shah le confia à ces gens de l'Ouest dont il avait fait connaissance, ces forestiers mystérieux, qui menaient une vie farouche et solitaire, au contact des loups et des djinns. Eux seuls pouvaient protéger l'enfant. Adn ne, fils d'Atamor, grandit donc de façon sauvage et solitaire, au fond de la forêt, avec les rudes trappeurs. Il n'avait pas plus de six ans à l'époque, il ne savait quasi rien de son père ni de ses origines. On ne le lui révéla qu'à l'adolescence, et il en fut bouleversé. C'était donc cela, cette ascendance maudite, qui l'avait empêché d'avoir une jeunesse normale, des camarades de son ge, et qui faisait qu'à quinze ans, il n'avait jamais vu une ville de sa vie ! Car sa jeunesse au fond des bois, avec les trappeurs et les djinns, avait été bien rude, sinon malheureuse. Il en conçut de la révolte et du ressentiment contre la terre entière, devint d'un caractère encore plus sauvage, révolté, violent. Mais ce n'était pas un mauvais garçon. Il n'avait pas hérité l'instinct du mal de son père, il avait plutôt hérité la bonté et la noblesse de sa pauvre mère, qui avait été une des victimes d'Atamor. Un jour, il alla voir Namir Shah, lui révéla qui il était, et lui exposa son amertume, son désarroi, sa révolte. Namir le comprit ; il lui rendit son titre de noblesse, lui donna un domaine, dans ce grand Ouest sauvage, un ch teau, des terres, des serviteurs, des épouses, lui permit de fonder une race, à condition qu'il se t"nt tranquille, un peu à l'écart de la société, et ne révél t jamais sa véritable identité. Les vieux démons, s'ils n'avaient pas de place dans le coeur d'Adn ne, rôdaient constamment autour de lui, comprenez-vous ? Et Namir Shah crut bon d'éloigner ce jeune homme tumultueux, en lui accordant le nécessaire pour calmer sa révolte. Et c'est ainsi que cet Adn ne, l'ancien, et ses descendants après lui, devinrent des sortes de hobereaux, des seigneurs de province, vivant en vase clos, pendant des siècles, des générations, à l'écart du monde, se transmettant l'amer souvenir de leur origine maudite. Il y eut de grands hommes parmi eux, et Nizar Kharq n" était l'un d'eux ; mais c'étaient tous des hommes sombres, tourmentés, rongés. Enfin, Namir Shah XIII, mon père, devant les troubles qui secouaient son pays déjà depuis l'époque de son père à lui, sentit la nécessité de tendre la main à Nizar, qui était, à l'époque où il le connut, un jeune homme brillant, et de pardonner enfin à ces nobles qui rongeaient leur frein depuis des siècles dans leurs forêts de l'Ouest, de les réintégrer dans la société ; en échange, il bénéficierait des qualités intellectuelles, de la science du brillant Nizar. Ce commerce scella entre eux une durable amitié, et Nizar fut le premier descendant d'Atamor à s'installer à la cour, chose impensable auparavant ; du reste, seul mon père était dans la confidence. Néanmoins, cet homme brillant et intelligent qu'était Nizar, n'échappait pas à la fatalité de ses origines, au caractère sombre, aux démons dont avaient hérité tous les hommes de sa famille. Ce soir-là, donc, le jeune Adn ne ben Nizar, celui qui était mon ami, venait de réaliser qui il était, le dernier descendant du prêtre maudit Atamor, il comprenait la raison du caractère dur de son père et des hommes de sa famille, il se sentait accablé par le poids de cet héritage, des siècles d'ostracisme et de malédiction. Il était désorienté, il pleurait ; d'autant plus que son père, d'une manière caractéristique de cette famille, lui avait révélé tout cela brutalement, sans aucun ménagement, sans le moindre égard pour sa sensibilité. Et il lui en voulait énormément. Je tentai de le réconforter du mieux que je pus. Il pleurait sur mon épaule, en répétant qu'il était le fils d'un monstre et d'une famille de monstres, qu'il détestait la vie, et il était vraiment ravissant avec ses petites joues roses ruisselantes de larmes, et j'étais attendri, alors je me mis à lui caresser la tête, à le consoler, à l'appeler << mon petit monstre adoré >>, et d'autres paroles charmantes de cet ordre, qui le firent sourire tout en continuant à pleurer, et cela le rendait encore plus charmant, et divinement excitant. Et tout à coup, je réalisai que j'éprouvais pour ce garçon un désir brûlant, et que j'avais envie de lui plus que jamais. Un voile se déchira devant mes yeux, des images précises se présentèrent à mon esprit, je savais ce que j'avais envie de faire avec Adn ne et ce que je ressentais pour lui, je comprenais enfin la nature de l'amour et du désir. Je me mis à le caresser de plus en plus, et aussi à l'embrasser, et lui se laissait faire, et peu à peu, me rendait mes caresses, mes baisers, trop heureux d'avoir quelqu'un à qui se confier, à qui s'abandonner, de pouvoir se laisser réconforter de la sorte. Finalement, je le pris dans mes bras, l'embrassai très fort sur la bouche, et nous roul mes sur mon lit ; et prestement, comme dans un rêve, mus par une impulsion magnétique, instinctive, nous nous déshabill mes, nous enlaç mes, nous mêl mes l'un à l'autre ; et je sentais son dard nu contre le mien, juste un peu plus gros, et cela me procurait tout un éventail de sensations délicieuses que je n'avais jamais éprouvées jusque là, et à lui aussi sans doute ; donc, la suite, vous la devinez, nous avons fait l'amour, passionnément, pour la première fois de notre vie, et pendant des heures, et puis nous dorm"mes l'un près de l'autre. Nous nous réveill mes aux petites heures, et nous discut mes encore, faisant le point de la situation. Certes, Adn ne était bien réconforté ; il savait qu'il avait un ami sur qui il pourrait toujours compter, et même plus qu'un ami, une me soeur, ou plutôt frère, ou je ne sais comment dire, qui ne l'abandonnerait jamais. Sa vie retrouvait un sens, et la mienne en acquérait un. Cela avait quelque chose de merveilleux et d'incroyablement excitant. Oui ; mais nous sentions obscurément que notre relation, par la tournure qu'elle avait prise, et qu'elle continuerait sans doute de prendre de plus en plus car nous avions plein de projets ensemble, poserait des tas de problèmes. Alors, les jours et les semaines qui suivirent, dans un premier temps, nous nous f"mes très discrets ; nous ne nous voyions quasi pas le jour, et nous nous voyions en cachette la nuit, quand il venait chercher un peu de réconfort dans ma chambre et dans mes bras. Nos nuits étaient ardentes et délectables, son corps tendre et velouté, de dix ans, était délicieux, et le mien, dont les douze ans étaient un volcan de désir en perpétuelle activité, se mêlait à lui avec une volupté sans cesse renouvelée. Par ailleurs, la situation politique du pays ne cessait de se dégrader. Les rivalités des provinces pourrissaient l'atmosphère ; l'autorité de mon père, au centre, s'effritait. Leurs efforts communs, à lui et au père d'Adn ne, ne faisaient que ralentir sa chute. Et moi, je n'aimais pas beaucoup mon père, qui était un homme, comment dire ? Pas foncièrement mauvais, non, mais terne et autoritaire, loin de la véritable noblesse du premier Namir Shah, et de plus, bien incapable de comprendre ce que je ressentais pour Adn ne. Secrètement, je désirais sa chute, et l'effondrement de son misérable État ; je rêvais de reb tir le royaume de Sidra, tel que l'avait rêvé l'amant passionné du jeune Ayhan, sur des bases nouvelles, de lui imposer d'autres valeurs ; Mounir et le premier Namir avaient vaincu les prêtres, mais il restait, des siècles après, à vaincre leur ombre sinistre. Toutefois, je rongeais mon frein, j'attendais mon heure, et je faisais mon apprentissage de la vie. Les années passaient. J'apprenais les sciences nécessaires à l'art du gouvernement, et comme tout fils d'émir, j'apprenais les armes, et je devenais même un fort bon guerrier, sans vouloir me vanter. Adn ne aussi grandissait, évoluait, et sa beauté se développait. Nous nous adorions toujours, nous formions toujours des projets ensemble, et il venait toujours, le soir, dans ma chambre, partager avec moi de la tendresse et du plaisir, et mettre en commun les joies et les peines de la journée. Mais au fil du temps, le vizir Nizar Kharq n", le père d'Adn ne, qui était malin et retors, commençait à avoir des soupçons. Je crois qu'il nous épiait discrètement depuis un bon moment ; mais j'avais atteint l' ge de quinze ans, et Adn ne douze, quand il découvrir le fin mot de notre relation. Il intercepta, je ne sais comment, un billet que j'avais fait porter à Adn ne par un de mes jeunes serviteurs, et où je lui donnais rendez-vous à la fin de la journée, dans un jardin du palais. C'était en hiver, il faisait donc sombre, comme toujours chez nous en hiver ; malgré cela, il nous surprit en train de nous embrasser, très tendrement, ma main posée sur un endroit vraiment très intime du corps de son fils, de sorte qu'il n'eut plus aucun doute. Et il conçut une haine violente contre moi. D'autant plus que, devant les troubles qui agitaient le pays, son coeur dévoré du ressentiment séculaire des gens de sa race avait commencé à concevoir un dessein abominable : profiter de ces troubles pour destituer mon père, son bienfaiteur, prendre sa place, restaurer l'unité par des méthodes tyranniques qui répugnaient à mon père, descendant du noble Namir Shah - mais pas à un descendant d'Atamor ! - et puis, enfin, un jour, mettre son fils sur le trône à ma place. Mais notre amour, outre qu'il l'abominait en lui-même, contrariait ses noirs projets. Cependant, ne croyez pas qu'il éclata en imprécations contre moi ! Vous pensez bien qu'un homme pareil sait ma"triser ses émotions, et qu'il agit plus finement. Sur le moment, il ne se montra pas du tout ; il ne dit rien ni ce jour-là, ni le jour suivant, et ne cessa jamais de se montrer affable avec moi, qui ne me doutais alors de rien. Cependant, peu à peu, il prit des mesures pour nous séparer, et conçut un plan abominable pour causer ma perte. D'abord, il séquestra le pauvre Adn ne, qui fut très malheureux. Ensuite, il fit une chose absolument effroyable, qui montre que des siècles après, l'ombre d'Atamor continuait bel et bien à planer sur notre malheureux pays. Il ourdit un complot diabolique contre moi. Il commença par faire enlever, par ses serviteurs inf mes, des jeunes garçons de la région, et par les faire torturer et assassiner, ce qui rappela les pires heures du royaume, à l'époque où son cruel ancêtre faisait régner la terreur. La panique s'empara du peuple devant ces meurtres mystérieux, dont on ne savait pas encore la cause ; tous les vieux démons resurgirent. Mais ce n'est pas tout ; Nizar avait pris soin de construire tout un réseau de fausses preuves, d'indices fallacieux, qui devaient conduire à m'accuser, moi, de ces meurtres, et de choses plus épouvantables encore ! Oui, telle est la vérité ! Telles étaient ses intentions, afin que mon père se retourn t contre moi, me désavou t, me ch ti t, et en même temps, de l'affaiblir, lui, car bien sûr, c'est lui aussi qu'il visait à travers moi ; il comptait faire ainsi d'une pierre deux coups ! Mais son plan échoua lamentablement. En effet, il y avait une autre personne qui avait deviné la nature de mes relations avec Adn ne, et qui y était favorable. Cette personne, ce n'était autre que la propre mère d'Adn ne, qui était d'une tout autre nature que son père. D'abord, elle n'était pas de notre pays. Elle venait du Levant, comme la mère du premier Adn ne, fils d'Atamor. C'était une femme douce et bonne, une mère aimante, et elle venait d'une région où les relations entre garçons sont beaucoup mieux acceptées que chez nous. Aussi, elle comprit ce que son fils ressentait, et que je pouvais lui apporter ce qu'il y avait de meilleur pour lui dans sa situation. Et puis, elle m'aimait bien, me respectait, et elle désapprouvait les desseins de son méchant mari. Et elle était aussi intelligente et rusée que lui, et avait beaucoup d'amies et d'amis au palais. Donc, dès qu'elle eut connaissance de son plan, elle s'arrangea pour le faire avorter. Elle ne pouvait cependant pas directement prévenir mon père, c'était trop dangereux, Nizar avait trop d'appuis et d'influence. Mais elle donna l'ordre à une de ses servantes de libérer Adn ne, de me l'amener, et de nous prévenir tous deux du danger qui me guettait, qui nous guettait. Si la situation générale avait été différente, j'aurais sans doute agi autrement que je le fis ; mais à cette époque, déjà, j'étais globalement dégoûté de l'ambiance du palais, de cet État, de mon père et de tout ce qu'il représentait, et je n'avais pas l'intention de me battre pour tout cela. Je décidai de fuir avec Adn ne, et de tracer mon propre chemin. Et nous pr"mes la fuite. J'étais jeune, fort, ambitieux, et j'avais l' me d'un guerrier. En partant, j'avais emporté un jeune serviteur, gé de dix-huit ans, qui s'appelait Qaïs et qui m'était tout dévoué, et une somme d'argent considérable dérobée dans les caisses du palais. Dans un premier temps, nous n'eûmes donc aucune difficulté à vivre, tous les trois, dans une auberge d'un bourg reculé au fond de la province est du pays, où nous commenç mes à élaborer un plan pour vivre comme nous l'entendions, et prendre notre revanche sur le monde des adultes. Discrètement, je commençai à fédérer autour de moi des jeunes de la province, nobles ou fils du peuple, qui étaient, comme nous, excédés des querelles de leurs pères, et avaient soif d'action, de justice et de paix. J'avais l' me d'un meneur. J'avais du savoir, de l'éducation, j'étais beau, je parlais bien, je savais me battre, et j'étais fils de l'émir ! C'est vous dire si ces jeunes m'écoutaient, et me suivaient ! En quelques mois à peine, j'avais fondé une sorte de mouvement, jeune, clandestin, mais puissant, qui était prêt à déclarer la guerre aux pouvoirs en place, abolir l'ordre ancien, fonder un nouveau Sidra ; le Lotus Blanc allait rena"tre, beaucoup plus beau et plus éclatant qu'avant. Telle était notre ambition ; et nous étions comme des frères. Oui, cela aurait pu être beau ; hélas ! Le sort en a décidé autrement. Mais j'anticipe. Les mois passaient, et notre mouvement s'organisait. Nous dominions une partie de la province, et nous étions de jeunes loups sauvages et affamés. La vie était belle pour nous. De plus en plus de jeunes nous rejoignaient ; nous leur donnions une espérance nouvelle. Beaucoup de ces garçons avaient entre eux des relations semblables à celle que j'avais avec Adn ne. C'était une chose fréquente dans notre mouvement, et c'était d'ailleurs une des raisons qui poussaient les jeunes à nous rejoindre, un peu comme l'Ordre en somme. Nous étions une sorte d'équivalent local de l'Ordre, en plus turbulent, et plus primitif, en moins organisé - bien qu'une certaine hiérarchie commenç t à appara"tre entre nous. Enfin, bref, ce que je veux dire, c'est que beaucoup de jeunes en avaient assez du tabou qui pesait depuis des siècles sur cet amour, l'amour entre garçons, je veux dire ; ils aspiraient à vivre cela librement, comme Adn ne et moi, et c'était une des choses qui faisaient la puissance de notre mouvement. C'était une source de lumière et d'énergie ; les garçons, au sein du mouvement, apprenaient à se conna"tre, à conna"tre les autres garçons, à se conna"tre eux-mêmes, à mettre en commun leurs énergies, à s'éprouver, à éprouver la vie en eux. Les corps se donnaient sans contrainte, le plaisir régnait en ma"tre, l'atmosphère était joyeuse. Les garçons de tous ges copulaient frénétiquement, à deux, à plusieurs, sans se poser de questions, les plus anciens leur montraient l'exemple, les plus jeunes suivaient, c'était une forme d'initiation qui les sauvait de l'ennui, de la banalité, de l'isolement ; ils partageaient plus que du plaisir, plus que de l'amour au sens où l'entendent les adultes ; ils augmentaient leur énergie vitale en la mettant en commun, et la nature même de notre mouvement était énergie. Et c'était aussi une sorte de Gr ce. Il y avait tellement de gr ce dans tous ces garçons ; et la gr ce virile de tous ces corps formidablement jeunes, et forts, car nous menions une existence extrêmement physique, se mêlait constamment à celle des autres, oh ! L'ivresse des sens et de l'esprit dans laquelle nous vivions constamment, sans jamais nous dégriser ! C'était une époque merveilleuse pour nous tous. Pendant ce temps, la situation politique du pays continuait de dégénérer, et nous n'en avions cure, ou plutôt, nous encouragions sa dissolution. Les provinces étaient plus divisées que jamais, et il n'y avait plus d'ordre, plus de lois, plus d'institutions, plus rien ; avec quelle enthousiasme nous profit mes de ce chaos pour faire régner notre propre loi, qui était essentiellement une loi d'amour et de désir ! Mon père ne régnait pour ainsi dire plus que sur sa province centrale, et encore ; sur le reste, il n'avait plus aucune autorité, mais continuait cependant à se battre pour essayer de sauver les meubles, ou au moins sa vie, et son vizir maudit avec lui. Il ignorait la raison véritable de mon départ, qui avait achevé de l'abattre et de le miner, pauvre homme ! Il me faisait chercher par ses hommes, mais il n'avait aucune chance de me trouver dans ce chaos. Je ne m'en souciais pas. Seul comptait le mouvement. Nous étions désormais une des premières forces du pays. Il y avait d'autres bandes comme la nôtre, mois jeunes souvent, mais nous étions la plus organisée et la plus nombreuse. Une formidable espérance s'empara de nous. Une partie des provinces du Sud et du Nord tomba aussi sous notre joug. Nous pensions vraiment pouvoir l'emporter, déposer l'émir et son sinistre vizir, et tous les vieux, et reconstruire le pays sur des bases nouvelles. Quelle illusion ! En effet, pendant ce temps, le maléfique vizir préparait sa contre-attaque. Il avait consolidé son pouvoir, et avait ses propres espions partout. Désormais, même s'il ne régnait pas officiellement, il était beaucoup plus puissant que le lamentable émir, mon père. Et ses espions le tenaient informé, au jour le jour, des progrès de notre mouvement, et au moment même où nous nous croyions proche de triompher, dans la naïveté de notre insouciante jeunesse, lui ourdissait un plan macabre pour nous faire tomber. Souvenez-vous que c'était non seulement un politicien habile, mais aussi un savant, versé dans toute sorte de sciences occultes. Depuis toujours, sa famille était en contact avec les djinns noirs des forêts de l'Ouest ; lui aussi commerçait avec eux, et, en échange de je ne sais quels avantages qu'il leur avait promis, comme son ancêtre Atamor autrefois, il avait obtenu leur soutien. Avec leur puissance occulte, combinée à des connaissances magiques et alchimiques qu'il avait glanées un peu partout, avec l'aide d'un comité secret de mages infernaux aussi malveillants que lui, il avait mis au point contre nous une arme redoutable, ignoble dans son principe, implacable dans son efficacité, qui devait entra"ner notre ruine : l'élixir de vieillesse. Oui, il avait réussi à distiller cela, le monstre ! Depuis toujours, Nizar haïssait la jeunesse, comme l'avaient haïe avant lui tous ceux de sa race, seul son fils Adn ne ayant été miraculeusement préservé. Ils haïssaient la jeunesse en souvenir d'Atamor, car c'était elle qui avait entra"né la chute de ce malencontreux ancêtre, et la malédiction qui pesait sur leur race. Ils lui en voulaient à mort depuis toujours, et rêvaient, au fond d'eux-mêmes, d'en découdre avec elle ; et c'est au sombre Nizar qu'est revenu le sinistre privilège d'y arriver, enfin presque. Dans son principe, l'élixir de vieillesse est une chose simple ; je ne sais rien de sa composition, je ne sais de quels ingrédients de mort, prélevés dans les entrailles de toutes les abominations tératologiques qui peuplent les profondeurs des ab"mes, il est fait, et je ne tiens pas à le savoir, mais dans son fonctionnement, voilà de quoi il retourne : vous prenez un jeune garçon, un adolescent de préférence, jeune, plein de force et de vie, plein de désirs, d'ambitions, d'idéaux, resplendissant de tout ce qui fait la supériorité de la jeunesse. Vous lui administrez cet élixir par n'importe quelle voie, par la bouche, le nez, les oreilles, par les pores de la peau, ou par une autre canal que je répugne à nommer, peu importe ; eh bien ! Instantanément, le voilà qui se change en un adulte de quarante ans au moins, vieux, laid, cynique, borné, sans idéal ; et le voilà qui, sur le champ, renie ses idéaux, et les valeurs de la jeunesse, de sa jeunesse, se renie lui-même, désavoue l'adolescent qu'il était un instant avant, se moque de lui, rejoint le camp des plus adultes des adultes, hypocrites, sédentaires et sans coeur, et surtout, incapable d'aimer la jeunesse et l'enfance, de les comprendre ; bref, un vieux dans le pire sens du terme : non pas respectable, plein de sagesse, juste vaniteux et décrépit, comme les vrais adultes, comme les vrais vieillards, ceux qui n'ont même plus la jeunesse du coeur, pis : ceux qui ne l'ont jamais eue ! Voilà ce qu'est l'élixir de vieillesse. Et Nizar l'avait mis au point, avec l'aide de ses démons, et il disposait de réserves considérables. Et nous, nous continuions à vivre joyeusement, à faire l'amour, à rire et à danser, en faisant des plans pour l'avenir, en rêvant à notre règne futur ! Ah ! Dérision de la jeunesse ! Nous ne savions pas ce qui nous guettait. En effet, sentant que notre victoire approchait, Nizar Kharq n" décida que le moment était venu de passer à l'action. Il envoya partout dans le pays des hommes à lui munis de l'élixir de vieillesse ; ils traquaient les garçons de notre mouvement, tous les jeunes garçons, les attrapaient, leur administraient l'élixir ; et aussitôt, au fur et à mesure, ils devenaient de tristes adultes, qui reniaient le mouvement, rejoignaient les hordes du vizir, et se mettaient à leur tour à traquer leurs anciens compagnons. C'était comme une boule de neige qui grandissait et enflait de plus en plus vite, entra"née par son propre mouvement ; c'était absolument imparable. Nous n'aurions jamais pu imaginer cela, et nous m"mes du temps à réaliser le péril, et à nous organiser pour y faire face ; et à ce moment-là, il était trop tard, nous n'étions déjà plus assez nombreux ni assez sûrs de nous. En ce qui me concerne, savez-vous, je refusai à croire à ce fameux élixir jusqu'au jour où je le vis en action, sur un des nôtres, qui s'était fait attraper alors que nous avions réussi à nous enfuir ; le temps de me retourner, je le vis qui, déjà devenu un adulte furieux et stupide, nous poursuivait à son tour. Alors je fus bien obligé de croire à la réalité de cet élixir, hélas ! Mon Dieu ! La désolation s'abattit alors sur nos rangs. Ce furent les moments les plus tragiques, les plus sombres de notre existence. Maintenant, les rares d'entre nous qui étaient restés jeunes se serraient les coudes, se cachaient, luttaient pour rester libres, pour rester jeunes, pour rester eux. On ne riait plus. On se battait prement. Il n'existait pas d'antidote à l'élixir, pas de moyen d'y échapper. Chaque jour, plusieurs d'entre nous étaient attrapés, adultisés, vieillardisés, perdus, c'était horrible. Notre mouvement fondait comme neige au soleil. Finalement, un jour, il ne resta plus qu'Adn ne et moi. Nous étions les derniers, les seuls jeunes du pays ; à part nous, dans Sidra, il n'y avait plus que des adultes et des vieillards, mornes, résignés, mauvais, comme tous les adultes. Morts. Pour nous, ce pays qui avait été beau, vivant, était devenu le royaume des morts. Nous étions les derniers vivants, les derniers enfants, les deux seuls ; après nous, il ne resterait plus rien. Aussi, nous résistions avec l'énergie du désespoir ; notre amour seul nous aidait à tenir. Nous nous aimions plus que jamais. À cette époque, il est certains que nous nous sent"mes plus proches l'un de l'autre que jamais, puisque nous étions tout ce qui restait de beau et de vivant dans le pays du lotus blanc. Mais nous étions traqués impitoyablement par toute la vieillesse du pays, qui était à nos trousses, sur nos talons, avec l'ultime dose de l'immonde élixir, soigneusement conservée à notre intention. Nizar était déjà aussi puissant qu'il pouvait en rêver, mais il tenait absolument à nous avoir, à faire de nous des adultes comme les autres, à détruire toute beauté et tout idéal en nous ; ça l'aurait fait jouir, ce vieux cabot maléfique ! Mais nous étions bien résolus à ne pas lui laisser ce plaisir. Nous fuyions, toujours plus loin vers le Nord ; le royaume de Sidra avait commencé par une expédition partie d'Ineghzistan vers le grand Nord. Eh bien ! Nous qui étions les derniers êtres vivants à Sidra, il ne nous restait plus qu'à achever le mouvement, après des siècles d'évolution, d'élévation puis de décadence ; nous allions achever ce que les premiers b tisseurs de Sidra avaient commencer, et, toujours plus au Nord, fuyant les forces de la maléfique vieillesse qui voulait nous corrompre à jamais, nous poussions l'exploration jusqu'à ses ultimes limites, nous allions découvrir ce qui se cachait là-bas, à l'extrême Nord du pays et de la planète. Nous avons marché ensemble, pendant des jours, dans les vastes étendues glacées, d'une désolation inexprimable ; fatigués, nous nous soutenions l'un l'autre, et notre amour nous soutenait tous les deux ; c'était la seule chose qui nous donnait encore de la force, la force de fuir cette hideuse vieillesse qui nous talonnait. Finalement, nous arriv mes, tout à fait au Nord, plus loin sans doute qu'aucun homme n'ait jamais été, jusqu'à une grande vallée, toute blanche, en entonnoir. C'était sublime, glacial, terriblement aride et froid. De la neige à n'en plus finir, d'une blancheur éclatante, qui éblouissait les yeux, et une froidure qui pénétrait jusque dans les os. Nous marchions toujours. Nous descend"mes tout au fond de la vallée. Là, au fond de l'entonnoir, il y avait comme une sorte de puits, pas très large, un trou très profond, noir, vertigineux, qui s'enfonçait dans les profondeurs de la terre. Impossible d'en voir le fond, s'il y en avait un. Nous regard mes cet orifice, qui faisait penser à... non, inutile de vous dire à quoi il nous faisait penser ; nous étions arrivés à l'émonctoire du monde. Et nos terribles poursuivants étaient près de nous rattraper. Horreur ! Dans quelques instants, nous ne serions plus que de misérables adultes ratatinés, aux coeurs racornis, incapables de nous aimer ; nous allions renier notre propre amour, notre seule force ! Cette pensée nous horrifiait. À moins que... si nous voulions échapper à l'inf me élixir, il n'y avait qu'une solution, une seule issue, ce puits sans fond qui menait on ne sait où. Et cela voulait dire la mort, peut-être. Eh bien ! Nous préférions encore mourir ensemble, jeunes, amoureux, que continuer à vivre, vieux, cyniques, sans amour. Nous n'avons même pas hésité une seconde. Au moment même où nos poursuivants allaient nous rattraper, et éradiquer toute trace de jeunesse à Sidra, nous nous sommes pris dans les bras l'un l'autre, en nous serrant très fort, et, à la gr ce de Dieu ! Nous avons sauté dans le puits. Nos poursuivants, consternés et furieux, nous ont vu faire, en rageant, ils nous ont vu dispara"tre dans le gouffre, où ils n'ont pas osé nous suivre. Nous avons alors commencé notre périple dans les entrailles de la terre, pendant que Sidra, privée maintenant de toute jeunesse, de toute vie authentique, devenait le plus grand hospice de vieux à ciel ouvert qui ait jamais défiguré la terre. Triste fin pour ce pays qui avait été si beau. Je ne suis jamais revenu à Sidra depuis, et je n'en ai plus eu de nouvelles ; et je ne crois pas que j'y remettrai les pieds un jour, à moins que je découvre le breuvage qui permettrait d'inverser les effets de l'élixir de vieillesse, mais j'ai peu d'espoir. Je crois que maintenant, Sidra est maudite à jamais, et que tous ces vieux, sans espoir, sans coeur, sans cervelle, vont se dévorer entre eux jusqu'à la fin des temps, en ayant l'illusion de représenter la sagesse, la raison, l'expérience. Que le diable les emporte ! Je ne veux plus jamais entendre parler de ce pays et de son vizir maudit. Quand à nous, après être tombés dans le puits, nous étions à peu près sûrs que les ténèbres allaient nous engloutir à jamais, que nous ne reverrions plus la lumière, que nous étions déjà morts. Mais au moins, nous étions l'un avec l'autre, l'un contre l'autre, plus proches que nous ne l'avions jamais étés ; en un sens, nous étions bien ; c'était presque agréable. En tombant, nous avons ri de la tête que devait faire le père d'Adn ne. Parfois, nous parlions ; parfois, nous nous embrassions pour nous donner du courage. En tout cas, nous ne cessions de tomber, mais nous étions bien vivants. Nous nous enfoncions toujours plus profondément dans les profondeurs de la terre ; c'était étrange. Il faisait de plus en plus sombre, et aussi de plus en plus chaud, étouffant même à la fin. Nous tombions toujours. À un moment, les parois du puits, autour de nous, ont commencé à devenir rouge, orange, puis blanc-jaune, incandescentes, luminescentes, brûlantes, et nous avons eu peur d'arriver en Enfer et de brûler vif ; mais ce n'était pas l'Enfer. Ce devait juste être le centre de la terre, le coeur de la planète. Mais cela n'a pas duré longtemps. Après, il s'est remis à faire sombre, et nous tombions toujours ; sauf qu'étrangement, nous n'avions plus l'impression de tomber, mais d'être aspirés vers le haut. Et puis il y a eu de la lumière au bout, un vrai miracle ! Une lumière de plus en plus forte, éblouissante. Nous avons été éblouis ; tellement éblouis que nous avons perdu connaissance, dans les bras l'un de l'autre. Et je ne sais plus ce qui est arrivé après, du moins jusqu'au moment où je me suis réveillé. J'avais dû rester inconscient pendant des heures, et Adn ne aussi, sans doute. Quand nous nous sommes réveillés, Adn ne et moi, nous étions brisés, courbatus, engourdis, nos membres nous faisaient mal. Nous étions dans une sorte d'anfractuosité rocheuse, en forme de cuvette, au flanc d'une énorme montagne ; au fond de la cuvette, il y avait un grand trou, pareil à celui dans lequel nous avions sauté, et qui communiquait sans doute avec lui, à travers les profondeurs souterraines. C'était impressionnant. Cet immense conduit tubulaire creusé à travers la terre, par qui ? Pourquoi ? Nul ne le sait, nous avait avalés à une extrémité, et éjectés à l'autre, comme... euh... enfin, peu importe ; nous étions sains et saufs, c'était le principal. Et nous étions débarrassés à jamais de nos poursuivants, échoués sur une terre nouvelle que nous allions explorer ensemble. Une nouvelle et palpitante aventure commençait ; c'était tellement mieux que d'être des adultes décatis à Sidra ! De nouveau, l'espoir prenait racine dans nos coeurs. Nous sommes sortis de l'anfractuosité par un escalier taillé dans la roche, preuve que des hommes étaient déjà venus ici, il y a fort longtemps sans doute. Une fois sortis, à l'air libre, au soleil, nous avons regardé autour de nous, et nous n'en revenions pas, moi surtout. Je n'avais jamais, au grand jamais espéré voir un jour une chose pareille. Un paysage, grandiose, magnifique, comme ceux de Sidra, mais tellement différent qu'on se serait cru sur une autre planète ; oui, c'était un autre monde. Confondant ahurissant. La terre était rouge, le ciel était bleu, et ils s'étendaient à perte de vue. Il y avait de hautes herbes, jaunes, des arbres ici et là, avec une écorce brune et des feuilles verdoyantes ; des animaux que je n'avais jamais vus, même pas en rêve, et dont je ne connaissais pas le nom, paissaient ici et là. Et surtout, il y avait du soleil, mon Dieu ! Je n'avais jamais vu autant de soleil, et il cognait comme jamais il ne cognait à Sidra ; en effet, il faisait une chaleur étouffante, surtout pour nous, qui étions habitués au froid. Notre premier réflexe fut d'enlever nos habits ; nous nous sommes alors retrouvés nus, au soleil, au milieu de la nature, et nous nous sommes regardés ; et je crois que nous nous sommes trouvés beaux. Nous nous étions déjà vus bien souvent, mais nous n'avions jamais imaginé de nous retrouver comme cela, nus, l'un en face de l'autre, au grand air, en pleine nature, avec le soleil qui nous caresserait la peau, et c'était tellement nouveau pour nous, inattendu, et excitant ! Cela, plus la joie d'être toujours vivants, d'être toujours jeunes, d'être libres, d'être dans un monde nouveau ; nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Une ivresse nous a pris ; nous avons ressenti un désir intense, que nous n'avions plus éprouvé depuis longtemps. Adn ne me paraissait si beau, comme cela, sous le soleil, ses membres nus resplendissant à l'air libre ; nous nous sommes embrassés sur la bouche, nous avons roulé dans l'herbe, et cette sensation de l'herbe sur la peau était surprenante, nouvelle, exquise, enivrante, l'herbe nous caressait, le soleil nous chauffait, le désir nous poignait, nous nous sommes caressés aussi, longuement, nous n'en revenions pas d'être comme ça, dans l'herbe, au soleil, nus l'un contre l'autre, j'avais une envie folle de lui, et lui de moi. Et pour la première fois de notre vie, nous avons fait l'amour dans l'herbe, au soleil ; ce fut délicieux et même divin. C'est ainsi que nous avons célébré notre arrivée sur le sol d'Afrique. - D'Afrique ? Demanda Najib. - Oui, d'Afrique. D'après l'allure de ce paysage, j'étais certain que nous étions en Afrique, dont j'avais lu des descriptions dans les livres. Bien sûr, je n'aurais jamais cru m'y retrouver un jour, en tout cas pas de cette façon, et aussi soudainement, mais pour moi cela ne faisait aucun doute : ce pays exotique, plein de soleil, d'herbes jaunes et d'animaux étranges, ce ne pouvait être que l'Afrique. << - Tu es sûr que ce n'est pas plutôt le Paradis ? Me dit Adn ne. - Mon cher Adn ne, lui dis-je, si c'était le Paradis, nous serions morts ; or, moi, je me sens bien vivant. Pas toi ? - Assurément. >> Après ce que nous venions de faire, il était difficile d'en douter ! << - Alors, tu vois bien ! Si nous sommes vivants, nous ne sommes pas au Paradis, pas encore. Donc, nous ne pouvons être qu'en Afrique. - Tu as sans doute raison, mais quand même, il me semble que l'Afrique ressemble beaucoup au Paradis. - Effectivement, je dois convenir que tu n'as pas tort. >> Oui, l'Afrique ressemblait au Paradis, et cela, je ne m'en étais jamais avisé ; les livres que j'avais lu la décrivaient plutôt comme un enfer noir, brûlé par le soleil, plein d'animaux féroces et de maladies bizarres ; mais jusqu'à présent, tout ce que j'avais vu m'émerveillait. Nous avons marché dans la brousse, pendant des heures, nus ; nous avions déchiré nos habits, et en avions fait des pagnes grossiers que nous avions mis autour de notre taille, pour avoir un minimum de décence, au cas où quelqu'un viendrait, surtout que nous ne connaissions pas les coutumes de ce pays. Mais à part ça, nous étions toujours nus, et nous trouvions cela délicieux, tant cela nous changeait de l'air glacé de Sidra ; nos membres gracieux s'épanouissaient au soleil. C'était divinement agréable. Nous avons marché longtemps ; la nuit est venue, nous avons dormi au pied d'un arbre, fait l'amour de nouveau, puis nous nous sommes réveillés, nous avons repris notre chemin, l'Afrique semblait déserte. Mais nous trouvions partout des cours d'eau potable, des arbres où poussaient des fruits délicieux, nous ne manquions de rien, c'était presque le Paradis, décidément. À part que de temps en temps, une épine nous rentrait dans le pied, des mouches ou d'autres insectes venaient voltiger autour de nous, nous causant des désagréments qui nous rappelaient que nous étions bien sur la terre des hommes, et surtout, le soleil nous cuisait de plus en plus. Cela, ça commençait à devenir insupportable. Notre peau très blanche à tous deux - moi surtout, Adn ne un peu moins vu que sa mère venait du Sud - était devenue rouge, d'abord, et nous faisait mal. Puis, elle s'est mise à peler, ce qui était assez comique, ensuite, nos membres sont devenus plus bruns, ils ont pris une belle teinte cuivrée que nous ne leur avions jamais vus, et, je ne sais pas pourquoi, nous nous trouvions encore plus désirables comme ça ; aussi, nous avons fait l'amour, dans des cours d'eaux, des cascades, des cavernes, des parterres de fleurs exotiques, dans toute sorte d'endroits ravissants, nous nous donnions l'un à l'autre, avec une ivresse jamais éprouvée. Nous avons marché comme cela pendant des jours, pensant ne plus jamais voir un humain, ce qui ne nous dérangeait pas, car, pour le moment, nous nous suffisions l'un à l'autre. Mais nous nous trompions. Au bout de quelques jours, en effet, nous avons aperçu au loin quelque chose qui ressemblait à des maisons, une ville, ou plutôt un village. Enfin ! Nous allions rencontrer des êtres de notre espèce. Nous avions un peu peur, mais nous étions en même temps excités ; qui étaient ces gens que nous allions rencontrer, dans ce pays totalement inconnu ? Et qu'allions-nous leur dire ? Et comment, s'ils ne parlaient pas notre langue ? Enfin, tant de questions... mais nous avons avancé, prudemment, et nous sommes entrés dans le village. Immédiatement, un attroupement s'est formé autour de nous ; c'était la stupéfaction générale, de voir arriver, comme cela, ces deux garçons blancs, habillés n'importe comment, couverts de poussière, hirsutes, débarqués de nulle part, et ne connaissant rien du pays où ils étaient ; ils n'avaient jamais vu cela, et nous imaginions leur surprise. Ils nous observaient et nous les observions. Et nous, Adn ne et moi, nous avions en face de nous des hommes, oui, incontestablement, et des garçons, et des femmes, des humains enfin, mais quels humains, grand Dieu ! Nous n'en avions jamais vus de pareils, et nous nous demandions si nous n'avions pas la berlue. Ils étaient noirs ! Ça oui, pour être noirs, ils étaient noirs ! Je savais que l'Afrique était le pays des hommes noirs, évidemment ; je l'avais lu. Mais je n'avais jamais vu d'hommes noirs, et je ne savais absolument pas à quoi ils ressemblaient. Je les imaginais comme nous, mais noirs, quoi. Eh bien ! Non ! Non seulement ils étaient noirs, mais en plus, comme ils étaient différents de nous ! Ils avaient des formes de têtes, de visages, et même de corps, de jambes, de bras, complètement différentes des nôtres, et c'était incroyablement surprenant. Si je m'attendais à voir ça un jour ! Ils n'avaient pas l'air méchants, seulement méfiants, et un peu choqués. Ils devaient voir que nous n'étions pas agressifs, ni dangereux. Ils nous dévisageaient, en se demandant sans doute ce qu'ils allaient faire de nous, ils attendaient l'arrivée de leur chef ou que sais-je, et pendant ce temps nous les dévisagions nous aussi. Il y avait parmi eux des jeunes garçons, et c'était eux que je regardais surtout. Eux aussi, outre qu'ils étaient tous noirs, avaient des formes étranges, des formes de garçons comme je n'en avais jamais vus, et ne m'attendais pas en voir un jour, et je me demandais si je les trouvais beaux. Mon trouble était grand. Au début, je n'arrivais pas à répondre à cette question. Ils ouvraient de grands yeux, des bouches béantes, et avaient l'air stupide en nous fixant, avec leurs têtes toutes rondes et leurs cheveux crépus. Et puis, je les observai comme ils parlaient entre eux, riaient, se poussaient du coude, évoluaient avec une gr ce un peu nonchalante, marchaient pieds nus, sur leurs longues jambes gracieuses, avec un déhanchement caractéristique inconnu chez les garçons de chez nous, et oui, décidément, je les trouvais beaux. Il y en avait même que je commençais à trouver très, très beaux. Ouh là là ! Diable ! Oui, très beaux, les très jeunes surtout. Ils m'inspiraient. Je ne saurais dire ce qu'ils m'inspiraient au juste, mais ils m'inspiraient. Je le sentais du côté de l'entrejambe. J'évitais de trop les regarder, parce que je ne savais pas comment c'était considéré ici, et il valait peut-être mieux ne pas trop montrer qu'ils m'inspiraient, il valait mieux que mon pagne improvisé ne se soulev t pas trop ostensiblement lorsque je regardais ces jeunes garçons, fins comme des sauterelles, qui évoluaient avec gr ce, se pavanaient sous le soleil avec leurs corps noirs, leurs membres noirs, tous leurs membres noirs, y compris... enfin bref... vous m'avez compris, j'étais troublé, et cela devait se voir, car ils semblaient maintenant amusés. Mais certains devaient être troublés aussi ; surtout certains m les un peu plus gés que moi, qui regardaient Adn ne et même moi d'une étrange façon ; enfin, pas si étrange en fait, disons plutôt... enfin... disons plutôt qu'ils nous dévoraient, et je crois, dès cet instant, qu'ils nous auraient bien dévorés d'une tout autre façon. Ça ne tardera pas à venir, d'ailleurs, mais pour le moment, on ne faisait encore que s'observer. Puis, une sorte de chef est venu, s'est avancé vers nous, très solennellement, à ouvert la bouche, et là, ça a été un soulagement, parce qu'après avoir essayé différentes langues bizarres auxquelles nous ne comprenions pas un mot, il s'est mis à parler arabe, langue que nous avions apprise tous les deux à l'école du palais. Nous avons donc pu communiquer. Et d'abord, ils nous ont confirmé que nous étions bien en Afrique, mais vu leur couleur, on s'en doutait un peu. Enfin, le chef - enfin, ce n'étais pas vraiment le chef, plutôt une sorte de notable - nous a emmené dans sa maison, une étrange maison, toutes leurs maisons étaient étranges, biscornues, rouges comme la terre, mon Dieu comme cela changeait de Sidra et de ses palais de cristal ; mais ce n'était pas vilain, cela s'harmonisait bien avec le décor. C'est vrai qu'on n'aurait difficilement vu un palais de cristal au milieu de la cambrousse, cela aurait fait un peu bizarre ; comme un maison en terre rouge au pays du lotus blanc. Dans la maison, il nous a offert à boire et à manger - ce n'étais pas mauvais, mais assez épicé - et nous avons discuté. Avec lui et avec d'autres personnes qui étaient venues voir les étrangers. Nous lui avons raconté notre histoire, et il l'a écoutée avec intérêt ; il nous a alors souhaité la bienvenue, et il paraissait sincère, nullement mal intentionné à notre égard, mais il tenait tout de même à nous préciser qu'en tant qu'étrangers, nous devions tenir notre rang et nous plier aux coutumes locales, et t cher de ne pas trop nous faire remarquer, nous fondre dans le tas, ce qui risquait de ne pas être évident vu la couleur de notre peau. Nous le lui f"mes observer et cela le fit rire de toutes ses belles dents blanches, et cela détendit un peu l'atmosphère. À partir de là, nous étions ses invités, et nous fûmes bien traités ; d'autant plus qu'étant fils d'émir, j'avais droit à certains égards ; c'est fou comme certaines choses ne varient pas selon les climats. Notre hôte s'appelait Mahmadou ; il était sympathique, instruit, charmant, charmeur même par moments, patient. Nous étions soulagés d'être en pays musulman, bien que leur conception de l'islam eût l'air assez différente de la nôtre, à en juger par leur tenue vestimentaire surtout, ou plutôt leur absence de tenue, qui était assez charmante à vrai dire, très seyante surtout chez ces espèces de longues sauterelles noires qu'étaient les adolescents de ce pays, tout en muscles et en nerfs, avec des proportions formidables, merveilleuse, d'une harmonie que je commençais à trouver sans équivalent dans tout ce que j'avais vu avant, et qui me rendaient fou. Adn ne un peu moins, mais ça j'en parlerai plus tard. En fait, malgré l'islam, auquel seuls les gens de condition sociale élevée ou très instruits, comme Mahmadou, étaient vraiment attachés, ils semblaient avoir beaucoup gardé de leurs coutumes et croyances ancestrales, chamaniques, ou que sais-je, et ça ne leur allait pas si mal, disons que dans cette synthèse un peu anarchique, ou plutôt poétique je dirais, il se sentaient à leur aise, et ça se voyait. Et puis nous, on s'en moquait ; tout était pour le mieux, du moment qu'on pouvait boire, manger, dormir, copuler, commercer avec ces beaux garçons noirs, que l'on voyait défiler partout, nus, admirables, qui me faisaient de plus en plus envie, friandises ambulantes, succulentes, bêtes de plaisir, demi-dieux solaires, qui se donnaient, Seigneur ! Avec une facilité déconcertante, bien plus qu'à Sidra, où les garçons ne se livraient qu'avec des précautions infinies, ou pas du tout, dans la peur et la gêne. Ici, quelle différence ! Ils se donnaient nonchalamment, sans vergogne, spontanément, sans réfléchir, et personne ne semblait y prendre garde ; et eux aussi étaient troublés et excités par notre physique exotique. Ce qui fait que, passés les premiers moments de méfiance et d'observation réciproque, il n'y eut plus aucune retenue, et alors, oh ! Alors ! Mon cher Najib, je ne vous mets pas au défi d'imaginer les jours, les semaines, les mois de bacchanale enfiévrée, de stupre pur, de frénésie charnelle et de félicité sensuelle ininterrompue, débordante, continue, jour et nuit, nuit et jour, que nous eûmes avec ces garçons d'une beauté noire et magique, suave et mélodieuse, d'une sensualité volcanique, toujours assoiffés de plaisir, plus que moi encore, et qui se donnaient, l'un après l'autre, et souvent l'un avec l'autre, à deux, trois, dix à la fois, se pressaient pour me posséder et pour être possédés, tellement qu'il fallait presque les refouler parfois ; ah ! C'était beau, c'était exquis, et quand je pensais que, quelque temps auparavant, j'avais été à deux doigts de tomber entre les griffes de cet affreux vizir qui devait me maudire depuis son affreux antre glacial, plein de vieux, laids, ennuyeux, sordides ! Quel singulier revers de la destinée ! Mais je n'avais pas beaucoup le temps de philosopher ; j'étais beaucoup trop occupé à copuler. Nous rest mes un long temps chez Mahmadou, qui nous laissait globalement libres d'aller et venir et de faire ce qui nous plaisait, exigeant seulement de nous un minimum de politesse et de correction, ce qui n'était pas difficile, vu notre éducation princière. Nous n'avions pas perdu nos bonnes manières, même à force de mettre et de nous faire mettre. Nous restions des gens courtois et civilisés, et nous plaisions, je crois, énormément. En fait, notre hôte était assez fier d'accueillir chez lui un fils d'émir, même en fuite ; cela le mettait en valeur dans sa propre société, et nous en profitions gaiement. En peu de temps, nous avons appris leur langue ; une langue subtile et compliquée, très différente des nôtres, très colorée, imagée, avec quand même beaucoup de mots arabes plus ou moins déformés, et des sons bizarres, qu'on n'arrivait pas à prononcer correctement au début, ce qui faisait rire les garçons, qui n'étaient pas habitués à voir des bouches blanches s'essayer à prononcer leur langue. Mais nous aussi, en retour, nous leur apprenions un peu de la nôtre, un vieux dialecte aryen proche du pachtoune ou du persan, avec des sons gutturaux qu'eux non plus n'arrivaient pas à prononcer, et là c'était à notre tour de rire. Bien fait pour eux, non mais ! Mais comme, dans les deux langues, il y avait pas mal de mots arabes, ça en faisait quand même autant que tout le monde pouvait comprendre et prononcer à peu près correctement ; et finalement, on arrivait assez bien à communiquer, d'autant plus qu'on communiquait beaucoup avec nos corps, et là il n'y avait même plus besoin de la langue, en tout cas pas pour parler ! Mais on pouvait faire beaucoup d'autres choses avec. Tous ces corps noirs, dansant autour de moi leur danse nuptiale, leur branle de désir, leur ballet d'amour, m'étourdissaient ; tous les ges s'y mettaient, des petits lions de huit ans, mignons et patauds, aux jeunes fantassins de seize ans, bardés de muscles rutilant sous le soleil, étincelants, torrides, cette jeunesse était une épopée ardente dont tous les stades, diversement représentés, se mêlaient, s'agglutinaient, finissaient par s'agglomérer en une grande fresque langoureuse, lascive, éruptive, étreintes volcaniques, sauvages, corps enlacés, enchevêtrés, torsadés, un macramé de muscles luisants, suant, mélanescents, avec toutes ces nuances de noir, jais, ébène, onyx, anthracite, toutes ces nuances subtiles, chamarrées, contrastes imperceptibles, délicats, ton sur ton, un chatoiement de noirs, du brun-noir au noir-bleu, noirceurs colorées, et mon corps nivescent, au milieu, seule tache blanche dans cet océan de chair noire agité de convulsion de plaisir, et l'érubescence de nos lèvres, et l'incandescence de nos chairs, et la turgescence de nos vits, et la lactescence de nos fluides, et la coalescence de nos dermes, pendant des heures, tout cela finissait par se fondre en un magma sensuel, une palpitante et frémissante unité, déchirée par des éclairs d'orgasme. C'était splendide et cru, torride et frais, languide et sain, c'était tout à la fois, c'était beau, comme la jeunesse et la vie mêmes - notre jeunesse, la mienne, la leur, nos jeunesses langoureusement amalgamées, intriquées, imbriquées, coalisées, anastomosées, pendant des heures, des mois, des jours. Ils étaient la splendeur de la nuit, une grande nuit chaude et capiteuse qui m'enveloppait et dans laquelle je me plongeais et fondais avec délice, surtout quand ils étaient cinq, six, ou plus, autour de moi, agglutinés par grappes, copulant en tout sens, dans toutes les positions, par tous les orifices à la fois, à l'infini ; oui, Adn ne n'avait pas tort, l'Afrique, c'était bien le Paradis en un sens ; le Paradis des garçons en tout cas. Après l'enfer que nous avions connus à Sidra, c'était mieux que le Paradis. Beaux comme la Nuit ; ils étaient la nuit et moi le jour, et nous étions la nuit qui coïtait avec le jour, la nuit et le jour qui se dévoraient, se consumaient, se compénétraient, s'interpénétraient, lascivement, spasmodiquement, convulsivement, compulsivement, constamment, ardemment ; je les désirais tous, ils me désiraient tous, nous nous désirions tous, j'étais, nous étions, consumés, torréfiés de désir, perpétuellement, et nous nous épanchions les uns dans les autres, extatiquement. Nous repoussions les limites de la jouissance... en toute innocence. Oh ! L'innocence de ces garçons me rendait fou. À Sidra, on se sentait coupable pour une pensée dite impure qui nous avait échappé ; là, on faisait ce que nous dictaient le désir sans y penser et on ne sentait pas coupable une seconde, on ne savait même pas ce que ce mot veut dire, appliqué à l'amour et à la sexualité. Et c'était tellement mieux ainsi. Dans le bourg de Mahmadou, encore, il y avait une vague retenue, on montait, on s'enfermait dans nos chambres, et on faisait tout ce qu'on voulait, et on n'en parlait pas ; mais plus loin, dans la brousse, où la morale des blancs, leur morale imbécile, vulgaire, souillante et soûlante, n'avait pas pénétré, c'était autre chose ; là, en allant nous promener au coeur de ce pays fascinant, subjuguant, nous v"mes des choses hallucinantes ; un jour, Adn ne et moi, accompagnés de quelques garçons du bourg qui nous servaient de guide, nous arriv mes dans un village reculé dont les jeunes nous avaient parlé, où régnaient encore les coutumes et les traditions ancestrales ; quelle harmonie ! Quelle paix ! Un univers édénique ; cette fois, c'est sûr, nous étions arrivés au Paradis, au Paradis terrestre au moins, antichambre du Paradis céleste, certainement ; nous nous dirige mes vers la place du village, qui n'était pas grand ; sur le côté, il y avait une sorte d'enclos où jouaient les jeunes, un espace parfaitement découvert, à la vue de tous, et nous observ mes leurs jeux, sans nous y mêler au début ; nous étions simplement curieux. En toute innocence, donc, ces jeunes de tous ges, les mêmes ges que nous à peu près, de sept ans à quinze ans, disons, se livraient aux jeux sexuels les plus divers et les plus osés, sans rien qui ressembl t à de la pudeur, comme si ce concept même leur était étranger, plus encore, comme si c'eût été une insulte pour eux de supposer, de suggérer qu'il y eût quelque chose à cacher dans l'agencement parfait de leurs somptueux corps d'ébène, ou dans leur fonctionnement légitime. Ils jouaient à l'orgasme comme d'autres jouent à la marelle ou au ballon, ils jouaient avec leurs corps, avec leurs sexes, avec leurs bouches, comme d'autres jouent avec un bout de bois. Au moment même où nous arrivions, trois ou quatre garçons, de neuf à douze ans environ, d'une beauté noire, nocturne, abyssale, qui ferait tomber les anges en p moison, qui damnerait les saints et rédimerait les démons, étaient en train de copuler hardiment, en riant, en plein milieu de l'esplanade, se souciant comme d'une guigne des gens qui passaient autour d'eux, et qui les regardaient distraitement, sans y accorder la moindre importance, comme s'ils jouaient à n'importe quel jeu de leur ge, un jeu absolument quelconque, inoffensif, et pourtant, je vous jure, ils n'avaient pas l'air d'être blasés, ils s'en donnaient à coeur joie, soupiraient béatement sous la voûte azurée, complice de leurs emportements juvéniles. Un désir subit, inopiné, non calculé, avait dû s'emparer d'eux peu avant, et ils s'étaient rapprochés tout simplement, le plus petit, gé de neuf ans environ, charmant, frais, d'une constitution délicate, filiforme, mais avec de petits muscles exquis saillant de bas en haut, avait offert généreusement, en cambrant gracieusement les reins, ses deux petites fesses noires comme du charbon, deux boulets de charbon, mais doux comme des pétales de roses, de roses noires, au plus gé, douze ans, viril, athlétique, apollinien, splendide, rayonnant, un soleil d'onyx, aux muscles graciles, tendus, à la peau encore lisse, lisse comme un miroir, qui tringlait vaillamment le petit, sous le soleil, lui mettait aux creux de sa croupe ravissante l'énorme tige noire, indûment développée pour son ge, qui jaillissait de son pubis adorable comme l'arbre au milieu du jardin - un jardin au demeurant dépourvu du moindre gazon, ce qui rendait sa beauté encore plus subjuguante. Donc, sans se soucier le moins du monde que nous le regardions faire, il prenait violemment le petit, qui avait l'air d'adorer, et s'abandonnait avec une gr ce infinie à cette caresse pénétrante, à cette pénétration caressante, il la lui mettait à fond, jusqu'à la garde, l'enfonçait bien fort, l'extrayait rapidement, puis l'engageait à nouveau, en faisant une glissade du bassin, de haut en bas, avec souplesse et avec gr ce, comme pour mieux sentir la pointe de son dard ausculter les parois intérieures de son jeune partenaire, ou bien il décrivait carrément des cercles avec le pubis, comme s'il voulait le labourer dans toutes les directions, augmenter la surface de frottement, arracher aux entrailles de son cadet une volupté maximale, il virevoltait, dansait en lui, derrière lui, sous lui, en lui, frénétiquement, dansait la danse de saint-gui, en émettant des sonorités vagues et éloquentes, des barrissements d'éléphanteau en rut, des r les, dégoulinants de stupre, mais étonnamment mélodieux, jolis presque, communicatifs, enthousiastes, que le plus jeune imite et qui se mêlent aux siens comme leurs corps se mêlent ; un autre en face, dix ou onze ans, superbe, éblouissant lui aussi, et ébloui par ce spectacle, présente au petit son dard turgescent, à la pointe raide et rougeoyante, il le positionne bien en face de sa charmante frimousse souriante, et l'autre l'attrape, le t te, l'examine, puis l'enfourne, sans demander le mode d'emploi, apparemment il conna"t, il suce pendant que l'autre le prend toujours, son petit corps exquis, succulent, s'agite d'avant en arrière, dans un balancement mol et régulier, parfaitement accordé aux mouvements des deux autres, ce petit monde oscille d'un seul bloc, avec une gr ce indicible qui m'enflamme, moi, témoin ébahi auquel personne ne prête attention, ils continuent comme ça, p més, leurs trois bouilles d'angelots roulés dans la suie fendues d'un sourire éclatant, indécent, qui va d'une oreille à l'autre et gloussant, riant, ahanant, exhalant dans leur langue des mots doux ou drus, c lins ou cassants, des encouragements, des commentaires libidineux qui prolongent l'action en la dédoublant, on ne sait, ils sont tellement à l'aise, ils ont tous les trois quelque chose de touchant de même-pas-obscène tellement c'est énorme, et délicieux en même temps ; quelques autres se sont approchés pour voir, vaguement curieux sans plus, ou pour échanger des paroles distraites avec les trois drôles ; tout à coup, celui du milieu s'interrompt momentanément de téter celui de devant, se retourne, fait signe à un un peu plus grand, quatorze ans peut-être, au dard encore plus indécent, démesuré, qui para"t très excité ; ils échangent quelques mots, le petit a l'air d'acquiescer, il fait un signe au quatorze ans, deux doigts en l'air, qu'est-ce que ça veut dire ? On va le savoir ; ce plus grand, magnifique lui aussi, un Adonis de pur jais, jailli d'un Olympe noir, belle poitrine musclée avec deux protubérances d'un brun-violacé provoquant, vient se placer derrière le groupe ; on dirait qu'il va prendre le douze ans, lui ficher son pieu titanesque dans la raie, pendant que sa victime continuera à prendre le benjamin du groupe, mais non, c'est plus fort que ça ; il fléchit un peu les genoux, se faufile par en-dessous, son vit gros et long comme mon bras entre les jambes fines de celui qui a douze ans, lui soulevant les bourses au passage, et vient s'engouffrer là où est déjà celui-ci, dans l'orifice du neuf ans ; ils le prennent à deux, vit contre vit, ils le déchirent ensemble, en se frôlant mutuellement au passage, ça les fait tous rigoler, surtout le plus jeune, qui fait un peu la grimace quand même car il doit les sentir passer, son fondement surtout, mais il a malgré tout l'air de trouver ça hilarant, je ne sais pas comment ils font, tous les trois, mais une formidable promiscuité s'installe entre eux, formidable et insondable, et tendre au fond ; la volupté les submerge, manifestement, on s'apprête à les voir défaillir ensemble à tout moment, et moi je suis torréfié une fois de plus... je sens une raideur incontrôlable entre mes jambes, bon sang ! Il va falloir que j'improvise une copulation quelconque dans ce lupanar à ciel ouvert... mais déjà d'autres groupes similaires se sont formés ; ma parole, à croire que ce sont les seuls jeux qu'ils connaissent dans cette cambrousse ! Non, pas tout à fait. Ceux-là, là-bas, on commencé innocemment, vraiment, par des jeux que l'on pourrait voir dans n'importe quel village dans n'importe quel pays, course-poursuite, croc-en-jambe, bataille ; ils échangent gentiment, coups de pieds, coups de poings, coups de gueule, mais tout sourire, patelins, espiègles, d'humeur c line manifestement, celui-là, douze ou treize ans aussi, taille moyenne, silhouette fine, élégante, viril, prognate, mais infiniment harmonieux, a saisi l'autre à la taille, plus jeune, dix-onze ans, appétissant, divin, il l'a plaqué au sol, dans l'herbe jaune, face contre terre, mais sans violence, et l'autre a ri, a compris, complice, s'est couché sur le ventre, les fesses en saillie, proéminentes, charmant monticule sur lequel le plus grand monte, il se couche de tout son long sur son cadet, le caresse, lui bécote la nuque, en riant, il lui met la main là, et là, innocemment toujours, et se frotte à lui, l'autre aussi se frotte, il quémande, sollicite avec son derrière en ventouse dans lequel l'a"né, ithyphallique, le dard tuméfié, gorgé de sève, palpitant, triomphal, s'insinue enfin, et il le prend avec volupté, une volupté partagée, comme ça, au sol, toujours à la vue de tous, qui d'ailleurs n'en ont cure ; à part un troisième que le festin tente, qui voit les fesses de celui qui est au-dessus osciller gracieusement de bas en haut, cette fente béante l'interpelle, lui fait signe, il accourt, s'allonge à son tour sur les deux autres, surtout sur celui du haut, et lui rentre dedans à son tour, de sorte qu'ils s'enfilent à trois, à la cha"ne, joyeusement, en caressant partout de leurs paumes des mains roses la peau noire et chaude et douce et tentante de leurs partenaires de plaisir, quel plaisir ! D'autres groupes encore, indifférents les uns aux autres, et tout le monde, tout autour, qui regarde, indifférent également, à part moi, qui suis en train de fondre comme neige au soleil, de devenir fou, de me demander ce que je fais là à regarder comme un idiot, bon sang ! Mais c'est vrai, ça ! Je fais que regarder alors que... nom de Dieu, mon vit est plus tendu que jamais, j'ai mal, allez je fonce, j'en prends un au hasard ; celui-là, tiens, adorable tulipe noire, dix ans à peu près, gracile, gouleyant, il ne ma pas vu arriver, je lui saute dessus, il sursaute, veut s'enfuir, mais je le retiens, je commence à lui parler gentiment, je lui dis de pas avoir peur, je lui explique, patient, il se détend, comprend, hésite cependant, c'est normal il me conna"t pas, n'importe, je suis chaud, brûlant, j'ai la fièvre, je peux plus attendre, je l'embrasse, j'attrape son dard à pleine main, qui se tend rapidement, cette fois il est conquis, facile, allez vas-y, c'est ton tour ; j'embrasse, j'embrasse, je tète, il trouve ça bon, très bien, je descend, jusqu'à son dard bien tendu maintenant, luisant sous le soleil, floral, décoratif, superlatif mais pas trop, voyons quel goût il a ; mmmh, pas mal, oui, savoureux celui-là, je suce, chouchoute, materne, suce, suce, il se tord de plaisir, soupire, languissamment, bon, mais ça c'était juste pour t'amadouer, hein ; ne croie pas que je vais en rester là ; je me relève, le fait pivoter assez vivement pour que la tête lui tourner un peu, l'attire contre moi, caresse toujours son dard, quand même parce que sinon ce serait trop abuser enfin pour lui je suppose bref ; ses fesses, bon sang, oui, ses fesses, noires, noires, oh ! Ce noir, toujours, troublant, si troublant, et cette douceur, ce velouté, cette rondeur, je fonds, je fonds, oui, je fonds sur lui, je fonce, je m'enfonce, ouf ! Enfin, il était temps ! Une immense vague de douceur fond sur moi, de l'intérieur, de l'intérieur de lui je veux dire, de lui, de moi, peu importe, tout l'univers n'est que douceur en ce moment, je ne sais même pas comment il s'appelle au fond, ni qui il est, peu importe, il est beau, si beau, il est doux, il est bon, je le prends, je le prends, comme c'est pas permis, aaaoowh ! Oui, c'est bon ! Non mais, sacré bon sang de nom de Dieu, ouh ! Ouh là, oui ! C'est bon, raaowh ! J'en redemande, lui non plus apparemment n'a pas l'air de s'en plaindre, normal, je me débrouille bien, parbleu ! J'ai de l'expérience, je crois, mais... mais... qu'est-ce qui se passe ? Il y a quelque chose qui cloche on dirait ; je continue de le prendre, tout de même, et de le caresser en même temps, mais... je regarde autour de moi ; oui, pas de doute, c'est moi qu'ils regardent, tous ; enfin nous ; non, moi ; enfin... ils se sont tous arrêtés, oui, de copuler, ça alors ! Tous tournés vers moi, ils dévisagent cet étranger qui s'attaque à l'un des leurs, cet intrus, qu'est-ce que c'est que ça ? Je me sens légèrement mal à l'aise. Je ralentis un peu la cadence. Oh ! Et puis, qu'est-ce qu'ils ont après tout ? Ils vont faire leur délicate, leur vierge effarouchée ? C'est pas ça, non ; ils sont curieux, ils n'ont jamais vu ça, un étranger, un blanc, parmi eux, qui copule avec eux ; curiosité... méfiance, fascination, attirance, convoitise, envie, ils se rapprochent... qu'est-ce qu'ils vont faire ? Me mettre en pièce ? C'est pas le genre du pays à ce que je sache... non, ça y est, c'est comme les autres, ils sont ferrés, subjugués, ils veulent voir de près mon corps, le corps du Blanc, toucher, sentir, ils palpent, auscultent, de leurs mains douces, brûlantes, caressantes, studieuses, nombreuses, j'ai l'impression qu'une énorme pieuvre noire m'a pris dans ses tentacules, mais ce ne sont pas des tentacules, ce sont des bras humains, noirs, si noirs toujours, fins, élégants, gracieux, comme tout ici, tout respire la gr ce, moi aussi je respire, ils ont l'air d'aimer, à leur tour ; du coup je recommence à prendre le garçon de plus belle, on me touche partout, on nous touche, ils embrassent, sucent, caressent, frisson, vertige, le plus hardi de tous s'approche de moi par-derrière, celui-là je sens bien ce qu'il veut, oh ! Oui, je sens ; je sens... qu'il rentre en moi, lui aussi, chacun son tour décidément, pourquoi pas, tant mieux, coït sur coït, coïtons, je coïte, il coïte, en moi, oui, il me laboure, me déchire, moi aussi, avec son pieu massif et sombre, doux et chaud, il me travaille de l'intérieur, pendant que je travaille l'autre, synchronisation des mouvements, important ça, je le prends, il me prend, on se prend, on s'enfile, on se la met, là, oui, bien au fond, je la sens, aouch ! C'est bon, ma foi, oui... Et donc, voilà, au milieu de cette esplanade, sous les regards amusés des gens du village, des garçons surtout, de ceux qui étaient venus avec nous, de ceux du village, sous le regard complice de la voûte céleste azurée, j'ai pris ce garçon noir, charmant, fascinant, tandis qu'un autre me prenait, tout aussi beau, et bon, dix autres garçons, vingt, cent peut-être, je ne les ai pas comptés, je ne sais pas - cent ça m'étonnerait quand même, enfin soit - s'attroupant autour de nous s'agglutinant, en un immense coït collectif, redondant, jovial ; pendant ce temps, un groupe compact s'était approché d'Adn ne, curieux eux aussi, et ils ont commencé à lui faire un sort, et il s'est laissé faire de bonne gr ce ; à un moment nous nous sommes regardés, et nous avons ri de nous voir dans des positions très similaires, environnés d'une marée noire, dense et jouissive. J'ai joui très fort, le fondement déchiqueté, en feu, c'était bon, je crois que le garçon devant moi a joui aussi, en même temps, en tout cas ça devait lui plaire, à la manière dont il se vissait à moi, comme une petite ventouse, avec de plus en plus d'énergie et d'entrain, en émettant de gros soupirs c lins. Mais tout de suite après, ils se sont tous dispersés, et sont passés à autre chose, directement, sans plus faire attention à moi, sauf quelques-uns, les plus curieux, qui voulaient savoir qui j'étais, d'où je venais, etc. On a discuté un peu. Ils étaient gentils. J'ai fait connaissance avec le garçon dont j'avais profité. Il avait neuf ans et demi. Il s'appelait Matuki, un nom charmant, qui dans leur dialecte, parlé par un bon millier de personnes peut-être, veut dire une mangue du Paradis, et c'est bien ce qu'il était... nous sommes devenus amis, très bons amis. Mangue du Paradis, et Adn ne bien sûr, et tous les garçons du village, et moi ; finalement, ce village nous a adopté, et nous l'avons adopté ; on y était encore mieux que dans le bourg, on y copulait encore plus gracieusement ; on a quitté Mahmadou, avec une profonde révérence, et nous nous sommes installés dans le village, sans vergogne. Je sentais que je devais continuer mon périple, depuis le coeur blanc et glacé de Sidra, jusqu'au coeur noir et brûlant de cette énigmatique contrée, vierge lascive, nuit ardente, qui m'aspirait dans ses abysses de volupté, ses sables mouvants, ses marécages de désir. Au village, nous vécûmes dans une sorte de hutte, agréablement fra"che et ombragée, construite pour nous ; Mangue du Paradis dormait à nos côtés, voluptueux, placide, dans l'indifférence générale - pas la mienne, certes. Adn ne et moi côte à côte, et lui au milieu, pelotonné, fourré dans le creux de nos flancs comme un coucou dans un nid que d'autres ont eu l'amabilité de lui fournir, sauf que cet hôte charmant, bienvenu, n'était pas un intrus, mais une sorte de petit animal de compagnie, bien dressé, bien élevé, plein de tendresse, de vie et de santé, débordant de désir, qui nous apportait de sa chaleur, de son ardeur juvénile, enfin à moi surtout ; toute les nuits, nous copulions à trois, avec ferveur, et parfois d'autres venaient nous rejoindre, d'autres garçons, d'autres corps noirs, chauds et langoureux, qui s'offraient à jet continu, sans jamais éprouver ni lassitude ni regret, contagion de désir insatiable et de luxure candide, ingénue, il m'en fallait toujours plus, plus de cette noirceur éclatante et enivrante, noirceur plus que lumineuse, couleur de la vie désormais, eau lustrale que j'engloutissais sans jamais en être comblé, comme un tonneau des Danaïdes, exactement, voilà ce que j'étais ; mon corps même était un tonneau des Danaïdes à foutre de Noirs, d'étalons africains de tous ges qui m'ondoyaient sans jamais m'emplir, sans jamais arriver à me faire crier gr ce. Cette vie, comment dirais-je ? Primitive, mais pas primaire, primordiale peut-être, animale, sauvage, mais proche de l'essentiel, proche de l'essence, proche de l'être, parce que tellement proche du corps ; oui, là, vraiment, je sentais que je touchais à quelque chose d'essentiel, un monde de désirs enfouis qui affleuraient au grand jour, et se déployaient avec une farouche liberté, une majestueuse preté, une violence splendide ; une vie dont je n'avais jamais eu fût-ce le pressentiment auparavant... tous ces corps noirs ; leur beauté brute, l'attraction viscérale, tentaculaire, qu'ils exerçaient sur moi, quelque chose que je n'avais jamais ressenti pour une autre beauté, pour la beauté blanche, même si j'aimais toujours Adn ne d'un amour sans limite... pouvait-il comprendre, au fait ? Il me suivait, il ne se déplaisait pas dans ce paradis de brousse et de forêts luxuriantes, sans rapport avec le monde glacé, morne, que nous avions quitté... Je sentais bien toutefois qu'il n'était pas aussi envoûté que moi ; moi, c'était viscéral ; lui... lui, il aurait aimé que cela le fût un peu moins ; hélas ! Nous n'arrivions plus à en parler. Un léger écart s'était créé entre nous, une mince fêlure, encore imperceptible, mais dont je craignais qu'elle dev"nt un ab"me... je tenais tant à lui, malgré tout ; je l'aimais, j'avais besoin de lui, lui, il était une part de moi-même, ce que j'avais emporté de Sidra, de mes origines ; je n'aurais pas pu faire ce voyage sans lui ; mais voilà, c'était essentiellement mon voyage, comprenez-vous ? Il fallait que je m'enfonçasse, toujours plus loin, dans ce désir énorme, tyrannique, qui me possédait. Le corps noir. Le corps noir ! Oh ! Comme je l'aimais, maintenant ; il était pour moi, désormais, il m'apparaissait comme un concentré de beauté à l'état pur, beauté divine, céleste, et abyssale, fatale, nocturne bien évidemment, tout en même temps ; un horizon esthétique et érotique indépassable, voilà ce qu'il était ; une limite, une digue, une borne céleste, un absolu ; l'Absolu ! Tous ces corps noirs, massés les uns contre les autres, copulant en grappes compactes, autour de moi, partout, toujours, désir, désir, désir, et jouissance encore, toujours, sans fin, plongée dans un monde de fantasme, d'orgasme, de stupre et de luxure, de délire érotique, un monde qui ne connaissait pas le péché, je veux dire la notion du péché, si chère à nos moralistes vaseux, mais qui connaissait pourtant la Gr ce ! Mais cela ne suffisait pas encore, non. Je devais aller encore plus loin ; plus loin et plus profond, toujours. Au bout de quelque temps, quand nous eûmes, enfin quand j'eus, suffisamment profité de l'adorable Mangue du Paradis, de ses faveurs, de ses charmes exquis, quand j'eus tellement joui de lui que les tréfonds de son postérieur paradisiaque n'eurent plus de secret pour ma trique, et des autres garçons du village itou, je décidai de m'enfoncer avec Adn ne plus avant dans la jungle mystérieuse, d'où me parvenait l'appel d'un désir plus primitif, plus animal, plus viscéral encore. Adn ne, je dois dire, me suivait de plus en plus passivement ; il serait bien resté au village, il serait bien resté chez Mahmadou même, ou à Sidra, où il n'y avait que nous deux, où nous étions vraiment tout l'un pour l'autre, tandis que maintenant il y avait tous ces corps noirs, chauds et sensuels entre nous, et je crois que cela commençait, hélas, à le lasser quelque peu, tandis que moi j'en redemandais, accoutumance terrible. La cassure était consommée. Mais hélas - ou heureusement ? - la Sidra que nous avions connue n'étais plus, elle nous avait bassement expulsés, déféqués sur cette terre envoûtante, inquiétante, grisante, où il nous fallait errer désormais, errer ou stagner, marcher ou végéter, et je préférais marcher ; explorateur comme mon noble ancêtre Namir Shah, je voulais parvenir jusqu'au secret le plus profond, le plus intime de cette contrée médusante, absconse, lui faire dire ce qu'elle tenait tant à celer, et pour cela, je devais m'enfoncer dans la forêt luxuriante, avec Adn ne, le fidèle Adn ne, à mes côtés ; mais en fait, c'est mon propre désir que j'explorais, mon désir ardent, obsessionnel, pour ce Corps Noir qui était simplement tout ce que je n'étais pas, qui était donc l'envers de ce que j'étais ; en pénétrant au coeur de cette jungle pleine de dangers, de pièges imprévisibles et de corps drus et lascifs prêts à se donner sans pudeur ni vergogne, c'est mon propre côté obscur que je découvrais, c'est lui que j'explorais en réalité, toujours plus loin, toujours plus profond dans ma propre nuit, ma réalité nocturne, celle dont moi j'étais le jour blême ; et j'y emmenais avec moi mon ami Adn ne, sans remords pour les risques auxquels je l'exposais. J'aurais peut-être dû le laisser au village, lui présenter mes excuses, lui dire que, pour des raisons que j'étais impuissant à lui expliquer, voire à cerner nettement moi-même, nos chemins devaient se séparer, momentanément tout au moins, et entreprendre seul ce redoutable voyage au coeur des ténèbres ; mais il était trop tard pour y penser, et puis, de toute façon, je n'aurais jamais pu prévoir la violence de ce qui allait arriver. Sans compter qu'Adn ne, c'était, je l'ai dit, comme une partie de moi-même, m'en séparer eût été impensable - c'est bien cela que j'aurais dû redouter. Je m'enfonçai donc dans la forêt, avec à mon côté Adn ne, taciturne. La forêt était de plus en plus sombre, humide, épaisse, et retentissante de cris d'animaux bizarres et inquiétants. De temps en temps, des yeux noirs nous épiaient dans l'obscurité. Je n'étais pas tranquille, mais j'avançais toujours. Enfin, après des jours de marche, j'arrivai au coeur de la forêt, au coeur du pays, au coeur de l'Afrique, au coeur des ténèbres, en un endroit stupéfiant, qu'aucun homme blanc n'avait jamais contemplé, et très peu d'homme noirs sans doute. Il y avait là une clairière, vaste, pas très bien éclairée, les arbres, vertigineusement hauts, la ceignant de partout d'une muraille sombre comme l'érèbe. Dans cette clairière, il y avait un autre village, mais celui-là était très différent de celui où nous avions laissé Mangue du Paradis. C'était un village d'initiés ; non, c'était le village des Initiés, les plus grands Initiés de toute l'Afrique, et peut-être du monde par conséquent, si l'on laisse de côté la région située entre le Khorassan et la Mongolie, où l'on dit que se trouve le Centre suprême de l'initiation universelle. Mais ceux-là, c'étaient quand même des initiés d'entre les initiés, initiés à tous les mystères de la création et de l'incréé, du cosmos et des états supra-cosmiques, du temps, de l'espace, de la matière, de l'esprit, de l' me, du corps, de la vie, de la mort, de Dieu, de l'Homme, du Garçon, de la Femme, des djinns, des lettres, des nombres, de la nature, des plantes, des animaux, de l'Enfer, du Paradis, de la spiritualité, de la sexualité, de l'Amour, de l'Ineffable, de l'Un, du Multiple, de l'Être, du Non-Être, de la Lumière et des Ténèbres, bref, du Tout... ils savaient tout. Ils pouvaient tout : traverser les murs, traverser l'espace, le temps, marcher sur l'eau, l'air, changer d'univers, changer d'apparence, se transformer en animaux, changer l'apparence des choses, communiquer avec les morts, avec les anges, les djinns, communiquer à distance, faire appara"tre ou dispara"tre ce qu'ils voulaient, voir l'invisible, guérir toutes les maladies, sauf la mort... ils pouvaient faire tout cela, mais ils n'en faisaient rien, car ils jugeaient cela inutile, ils préféraient vivre simplement, dans la contemplation du Vrai, et s'en remettre à Dieu pour tout ce qui arrive, et L'adorer dans tout ce qui arrive. En fait, non ce n'étaient pas les plus grands Initiés de l'Afrique ; plus loin dans cette forêt, m'expliquèrent-ils, il y en avait encore de plus grands qu'eux, mais ceux-là, je ne devais pas espérer les rencontrer, ni moi ni personne, jamais. Leur village, au plus profond de la forêt, avait deux noms ; en arabe, on l'appelait Qalb-el-qulub ; mais dans leur langage à eux, son véritable nom, lui-même connu des seuls initiés, prononcé avec déférence, était Issicénulpar. Personne n'y était jamais allé, à part ceux qui vivaient là depuis le commencement des temps, les grands Anciens, immortels, ne variant pas, ne se reproduisant pas, ne quittant jamais leur place. Il y avait là des secrets dont personne ne pouvait imaginer la profondeur ; mais aller à Issicénulpar, il ne fallait pas y penser, au grand jamais. Mon voyage s'arrêtait là ; si j'essayais d'aller plus loin, c'était la mort certaine, et je savais qu'ils disaient vrai. Déjà, personne n'était jamais allé jusqu'où j'étais allé, ou presque. Je pouvais m'estimer heureux. Je l'étais. C'était de ce village perdu, aux confins de la forêt vierge, et d'un ou deux autres semblables, que la sagesse de l'homme africain avait jadis rayonné sur l'Afrique, et sur le monde, car la sagesse était partie d'Afrique. Elle en était partie, et y était restée en même temps ; là, au coeur de cette jungle. Les premiers hommes qui m'accueillirent - qui nous accueillirent - dans ce village me présentèrent à cette sagesse ; je la vis sous la forme d'un très vieil homme, sans ge, un vieillard majestueux, dans les yeux desquels brillait la flamme de l'éternelle jeunesse ; celui-là n'avait pas pris l'élixir de vieillesse ! Il était plus jeune que bien des jeunes d'aujourd'hui. Il s'appelait Adhlam Nûr", le Très-sombre Lumineux, il était beau à sa manière ; il avait dû être un très beau garçon, il y a des siècles ; même maintenant, il lui en restait quelque chose. Du reste, il aurait aussi bien pu prendre l'apparence d'un jeune garçon s'il l'avait voulu ; depuis longtemps, il n'avait plus de moi, il n'était plus lié à une forme ; mais cette forme-là lui convenait, pour s'adresser à moi sans exciter mon désir. Il me parla longuement et me dit des choses bouleversantes, que je ne peux pas vous répéter intégralement, cela prendrait trop longtemps. Il m'expliqua que, donc, les gens de ce village étaient les gardiens d'un héritage spirituel et sapientiel très ancien, une doctrine sacrée d'une profondeur insondable, remontant à l'origine du cycle cosmique ; quand le pays s'était islamisé, il y avait quelques siècles, un siècle ou deux, ou trois peut-être, on ne sait plus très bien, enfin bref, toujours est-il qu'à ce moment-là, ces initiés s'étaient rattachés au soufisme, à une branche de l'ordre q dirite, je crois, car c'est le plus ancien ; ils étaient devenus des soufis, pour s'adapter aux conditions cycliques, et aussi, parce que c'était une façon de reconna"tre l'identité entre ces deux traditions ésotériques. Mais cela, c'était pour la forme, et encore ; sur le fond, ils étaient restés attachés à l'ancienne doctrine, parfaite et immuable ; ils n'avaient fait que transposer ses formulations en termes islamiques et soufis, et ils avaient conservé la plupart de leurs anciens rites, purement ésotériques, donc compatibles avec les rites de l'islam exotérique, qu'ils n'étaient d'ailleurs pas obligés de pratiquer, puisqu'ils vivaient déjà au coeur du Mystère ; tout cela était simple affaire de convenance. C'étaient des musulmans très particuliers, assurément ; mais leur sagesse, leur puissance spirituelle, était impressionnante. Ils m'expliquèrent, m'enseignèrent le nom des arbres, et les correspondances symboliques qui existent entre les variétés d'arbres de cette forêt, et de plantes aussi, les espèces d'oiseaux, et d'insectes, et les étoiles, et les nombres, et les sons, et les lettres, et les concepts, et les pays, et les états psychiques ou spirituels, et tout un ensemble de choses, qui sont en correspondance imperceptible les unes avec les autres, solidaires, de sorte que si une seule d'entre elles bouge, tout le reste bouge avec elle, de sorte que tout bouge tout le temps, mais de manière ordonnée, rythmée, prévisible si l'on conna"t les lois des correspondances et les lois du mouvement - comme eux. C'était impressionnant. Oh ! Oui, mais ce qui était impressionnant, encore plus, c'était... devinez quoi ? Mais oui ! Leurs garçons ! Oh ! Mon Dieu ! Ils avaient des garçons ! Encore plus beaux, plus fascinants, plus mystérieux, plus élégants, plus harmonieux, plus savoureux, plus magiques, que tous ceux que j'avais rencontrés, et surtout, plus noirs, tellement plus noirs, incomparablement plus noirs ! Seigneur de Muhammad, de Jésus, d'Abraham, comme ils étaient noirs, les garçons de ce village central ! Je n'aurais jamais cru qu'une pareille noirceur fût possible ; plus noirs que de l'encre, plus noirs qu'une forêt d'ébène après un incendie, par une nuit sans lune, observée par un aveugle à travers une fenêtre close ; plus noirs que l'érèbe, tellement noirs qu'on aurait distingué l'un d'eux dans une pièce noire, hermétiquement close, par sa silhouette se détachant, plus sombre que les ténèbres qui l'environnent. Bon, j'exagère peut-être un peu... mais, pour sûr, ils étaient beaucoup plus noirs que les précédents que j'avais rencontrés, beaucoup plus, et cela leur allait merveilleusement bien. Toujours la beauté noire, mais celle-là portait l'excellence esthétique et sensuelle de cette couleur à un degré d'idéalité inconcevable. J'ai parlé plus d'un concentré de pure beauté, à propos de garçons bien moins beaux que ceux-là ; que devrais-je dire d'eux alors ? C'était la beauté absolue des Ténèbres, des Ténèbres divines, antérieures à la lumière ; car, une de leurs plus secrètes doctrines, commune entre le soufisme et leur ancienne tradition, enseigne que Dieu, avant de Se faire Lumière, et de Se manifester comme Lumière, S'était d'abord fait Ténèbres, Noirceur, Obscurité, et S'était manifesté ainsi, à condition que l'on puisse encore, ou déjà, parler d'une manifestation ; bref, les Ténèbres sont la première forme de Dieu, oui, et donc la plus excellente, la plus parfaite ; et c'est pour cela que la beauté noire est si bouleversante, c'est pour cela qu'elle est la Beauté par excellence. Elle n'est pas plus parfaite que la beauté blanche, elle est simplement au delà de la perfection, elle est touchante, émouvante, parce qu'elle nous ramène, consciemment ou non, vers la toute première manifestation de Dieu, vers les Ténèbres primordiales, sur le fond desquelles Il a manifesté Son Verbe et Sa Lumière. Et cela, tout musulman devrait le savoir, mais bien peu le savent, à part au fond des forêts de l'Afrique, ou des déserts de Naruq. Hélas ! Et ces garçons, si transcendantalement beaux, se donnaient-ils comme les autres ? Non ! Ils se donnaient avec bien plus d'aisance, de fougue et d'ivresse encore ; aussi inconcevable que cela puisse para"tre. Ils étaient un concentré de beauté noire, mais aussi un concentré de Désir, ils étaient Désir pur, et ne vivaient, pour ainsi dire, que pour le désir des hommes ; car, si les autres garçons de cette région d'Afrique étaient libres de faire de leur corps ce qu'ils voulaient, et le faisaient, ceux-là, c'était plus fort : on leur enseignait, dès le plus jeune ge, qu'un homme qui s'unit à un jeune garçon par amour pour la Beauté divine en lui, s'unit en fait à Dieu, enfin à l'Absolu, au Principe, au Tout ; c'était pour eux un acte religieux, et donc, pour les jeunes garçons, c'était un devoir d'accepter ce désir, et d'aller au devant, à moins que cela leur répugn t vraiment, car on ne les contraignait pas ; mais cela n'arrivait jamais. Ils se donnaient, comme les autres garçons, fiévreusement, passionnément, à la folie, parce que cela leur plaisait, cela semblait même beaucoup leur plaire, mais pas seulement par plaisir, aussi, et avant tout, par adoration. Et par recherche de la plénitude, et de la perfection, et par désir d'être comme Dieu, d'être des saints, car Dieu est le Saint par excellence, et le Saint est par excellence Dieu. Donc, ils se sanctifiaient par le stupre et par la volupté. Voilà ce qu'ils faisaient au fond de cette forêt.je restai pantois. J'écoutais le flot merveilleux des paroles d'Adhlam, ainsi qu'Adn ne bien qu'il ne les compr"t peut-être pas aussi bien que moi, pendant que des dizaines de jeunes garçons, massés autour de nous, nous massaient, nous caressaient, se laissaient caresser, nous embrassaient, nous léchaient, nous suçaient, nous manustupraient, nous chevauchaient, enfin moi surtout, et que l'un d'eux s'empalait sur moi, avec une extrême volupté, et me suçait avec son derrière, aussi exquis que celui de Mangue du Paradis, mais plus noir, plus chaud, plus moite, avec plus d'aspérité visqueuses à l'intérieur qui engendraient des forces de frottement contre mon dard tendu à l'extrême, et c'était tellement délicieux, divin, pour moi et pour lui aussi, que le paroles exquises du vieux sage se mêlaient dans mon esprit à la jouissance orgasmique que je ressentais, au point de ne faire plus qu'un avec elle. Après cela, je me promenai dans le village, fis la connaissance de tous ces garçons merveilleusement noirs, commerçai avec eux ; c'est alors qu'ils me parlèrent de lui ; un des leurs, mais qui n'était pas vraiment un des leurs, qui était plus que cela, plus qu'eux, plus noir encore, plus beau, mais avec quelque chose de spécial, qu'on ne voulait pas me dire, car il fallait que je le découvrisse moi-même ; c'était le plus beau, le plus parfait, le plus gentil, le plus désirable et le plus désiré de tous les garçons noirs, la quintessence de la quintessence, l'absolu. Il n'était pas là en ce moment. Il se promenait souvent, seul, dans la forêt. Il était difficile de l'apercevoir. Pour ce faire, il fallait partir dans la forêt, à son tour, le désirer ardemment, et s'armer de patience. C'est ce que je fis, car j'étais très curieux, et je voulais vraiment rencontrer ce garçon si spécial qu'on ne pouvait même pas me dire ce qu'il avait de spécial. J'errai donc dans la forêt, autour du village, dont je fis au moins sept fois le tour. À la fin, j'allais renoncer, lorsque j'entendis un murmure d'eau derrière les arbres ; un endroit devant lequel j'étais passé sept fois sans rien remarquer de spécial, et tout à coup, je voyais qu'il y avait là un plan d'eau, une rivière, une cascade, merveilleusement fra"che, et limpide, et bleue comme l'océan ; j'étais étonné d'être passé devant tout cela sans rien suspecter. Je m'approchai de cette eau fra"che et lustrale, la joie au coeur, et c'est là que je le vis. Il émergeait de l'eau, comme une Vénus noire de treize ans à peu près. Il venait de derrière la cascade ; il se baignait, nu, dans la cascade ; il rafra"chissait, dans cette eau cristalline et bleutée, et douce, et miroitante, et sereine, ses superbes membres noirs brûlés par le soleil. On a beau être noir, le soleil, c'est chaud ; on a besoin de fra"cheur. L'eau ruisselant sur son corps d'onyx, d'une harmonie transcendante, idéale, irréelle presque, soulignait avec gr ce le dessin parfait de ses muscles, ni trop saillants, ni trop fins, juste parfaits ; l'archétype universel de la beauté m le et juvénile, le plus beau corps noir de garçon noir qu'on puisse trouver sur le continent noir, et le plus beau corps tout court, avec de l'eau partout, de l'eau à hauteur de mollets, soulignant le galbe des mollets, des perles d'eau s'écrasant mollement sur son dos, sur ses épaules larges, puissantes, aux courbes fluides, et s'épanouissant en stries le long de sa poitrine carrée, robuste, ample, fine, ornée de deux alvéoles délicates terminées par un bouton noir violacé, terriblement tentant ; des trombes d'eau dégoulinant de ses admirables cheveux crépus, noirs, nimbant son visage d'un aura cristallin, caressant ses joues aux pommettes noires et saillantes, merveilleusement saillantes, son nez légèrement retroussé, et évasé, camus, mais pas trop, juste un peu, et son cou, sa gorge noire, mais tendre, faite pour le baiser, sa pomme d'Adam saillante qu'on a envie de croquer, et puis sa poitrine encore, encore et toujours, et son ventre, musclé, lisse et plat, et son bassin, et ses hanches, et ses jambes, fortes, mais légères, minces, mais viriles, qu'on ne se lasserait pas de voir courir ; de l'eau partout. Et le miroitement de toute cette eau faisait ressortir sa beauté de manière absolument ravageuse ; son corps noir comme la nuit étincelait, brillait comme un soleil, d'un éclat paradoxal ; et il jouait avec cette eau, avec ses mains, il frottait sa poitrine, ses bras, se caressait impudiquement au soleil, prenait plaisir à étaler cette eau sur lui-même, à l'évacuer, à en remettre, il savourait avec un plaisir satisfait le contact de l'eau sur sa peau brûlée, et le contact de ses propres mains sur sa peau humide, tout cela, avec une conscience extrême de sa beauté, l'air de dire paisiblement : << vous m'admirez, oui, je sais ; ma beauté vous confond, vous stupéfie ; vous aimeriez bien avoir mon corps, à tous les sens du terme, l'avoir à vous, être dedans, être dans ma peau noire et mes muscles d'Apollon, et l'avoir pour vous, le toucher, le caresser, l'embrasser ; alors, approcher, si vous l'osez ; si vous êtes digne de moi, il se peut que je vous laisse me toucher, et ce sera pour vous un bonheur sans pareil... >>. Oui, il avait vraiment l'air de dire tout cela, et moi je l'entendais... et je l'admirais, comme jamais je n'avais admiré un garçon mouillé, ou même sec. Et j'admirais aussi son sexe, extraordinairement grand pour son ge, fantastique, énorme, énorme, non pas démesuré, non pas disproportionné, parfaitement proportionné au contraire, comme tout le reste, mais généreux, splendide, épanoui, autant que peut l'être un pénis de garçon de treize ans sans verser dans la monstruosité ; non pas monstrueux, donc, harmonieux dans sa taille comme dans sa forme, mais beaucoup plus grand que la moyenne des garçons de son ge, et même des hommes, qu'il surpasse déjà pour la plupart ; on peut mettre la main autour quand il se dresse, les doigts se touchent à peine, on peut le prendre à deux mains, le bout dépasse assez pour le sucer, il est long, large, raide, dur, vigoureux, très noir, très beau, avec deux grosses prunes noires qui pendent délicieusement à la base, et qu'on aurait envie de soupeser, de palper, de lécher, presque de croquer, de sucer en tout cas, et de sucer abondamment, et je ne m'en privai pas. Mais surtout, surtout, c'est vrai qu'il y avait, chez ce garçon noir, très noir, splendidement noir, un détail étrange, infiniment troublant, presque choquant, qui le rendait tout à fait spécial : il avait les yeux bleus ! Oui, bleus, bleus comme l'azur, bleu ciel, bleu topaze, je ne sais pas la nuance exacte, mais un bleu pur, éclatant, limpide. Dieu ! Je n'avais jamais vu cela de ma vie, et j'étais captivé, ébahi, subjugué une fois de plus et plus que jamais. Un Noir ! Un Nègre, pure race, noir comme l'ébène, noir de jais, sans concession, ayant tous les caractères du type, le pur type nègre, jusque dans les moindres détails, forme du cr ne, de la m choire, tout, et avec cela, des yeux bleus, bleus comme ceux d'un pur Hyperboréen ; une hallucination ! Un rêve ! Un mirage ! Une impossibilité pure et simple, criante, et pourtant, réalisée, faite homme, ou plutôt garçon, un paradoxe en chair et en os ! Une sorte d'équivalent transposé, unisexué, de l'Androgyne : alliance des Ténèbres et de la Lumière ; peau noire, yeux bleus. Les yeux ne sont pas une partie ordinaire du corps ; plus que toute autre, ils ont leur vie propre. Si le corps est un monde, les yeux sont un monde dans ce monde ; le regard est un être vivant, un double de l'homme. On ne dira jamais assez l'importance des yeux, fenêtres de l' me ; siège de l' me en un sens... Le garçon s'appelait Kam l ; le corps de Kam l était noir, et son me était bleue ; bleue comme cette montagne mythique, la montagne de Q f, qui entoure la terre, et donne sa couleur au ciel ; sa matière est un mystérieux cristal bleu, aux propriétés psychiques et spirituelles extraordinaires, et dont, selon Mounir et les gens de l'Ordre, un éclat a été mis par Dieu dans le coeur de chaque garçon au commencement de la création, ce qui serait à l'origine de leur caractère céleste, des propriétés supra-cosmiques transcendantales du garçon. >> Ici, il faut faire une digression, et ajouter quelques précisions complémentaires au récit d'ailleurs passionnant du brave Arslan, qui est un jeune homme fort, beau, intelligent, mais pas un métaphysicien ni un philosophe. Il y a un rapport symbolique, en islam, entre la montagne de Q f et les yeux ; en effet, la lettre Q f possède deux points diacritiques, qui sont comme deux yeux ouverts. Le Q f sans ses points est un W w, qui symbolisme l'Homme macrocosmique, l'Homme transcendant, résumé de la création, synthèse de toutes les possibilités ; sa forme est celle d'une spirale stylisée, la spirale des mondes, image de la Procession ontologique universelle, ou celle d'un foetus, qui représente l'homme dans son aspect protoplasmique, indifférencié, pure catalogue de possibilités dont aucune n'est réalisée, actualisée ; encore dans les limbes, ses yeux, déterminations fondamentales de son me, sont fermés. Il ne voit pas, ce qui peut d'ailleurs, notons-le au passage, être un signe d'excellence spirituelle, car fermer ses yeux au monde peut être vu comme la condition pour voir Dieu. Mais d'autre part, pour voir, il faut toujours avoir au moins un oeil ouvert ; tout dépend donc à quel degré et dans quel ordre on envisage les choses ; tout symbole est ambivalent, ne l'oublions pas. (Cette ambivalence renvoie du reste à la dualité des yeux, et de tous les organes du corps, dont nous avons parlé ailleurs.) Il faut savoir qu'en arabe, l'idée de l'oeil ('ayn), est indissolublement liée à celles d'essence ('ayn) et de détermination ontologique (ta'ayyana, ta'ayyun). Dès lors, on conçoit que l'oeil soit réellement lié à la détermination de l' me individuelle de l'homme, réalisation de son essence propre, de sa destinée particulière, ce qui en fait un être à la fois complet et séparé, réalisant l'universel - la totalité des possibilités de l'être - dans le particulier - sa vie propre. Et c'est aussi dans la sourate Q f qu'est mentionné ce verset capital d'après lequel Dieu est << plus proche de l'homme que sa veine jugulaire >>, c'est-à-dire plus proche de lui que son essence même, ce qui signifie que l'essence de l'essence de l'homme, le principe transcendantal qui sous-tend son essence, en recèle la possibilité la plus intime est le Soi divin universel. C'est ce Soi qui, encore virtuel dans l'homme foetal, larvaire, qui n'a pas accompli sa destinée (on notera que le mot destinée, Qadar, commence en arabe par la lettre Q f), se réalise dans l'homme particulier achevé, dont les deux yeux sont ouverts, l' me entièrement déterminée. Notons aussi que c'est le fait d'ouvrir les deux yeux qui permet à l'homme de voir l'univers en profondeur, c'est-à-dire symboliquement de distinguer les divers plans ontologiques qui composent le réel. Ce n'est pas une coïncidence si tous les concepts, tous les principes qui sont liés à l'idée du Centre, du point névralgique, ou du sommet, commencent, en arabe, par la lettre Q f : al-qalb, le coeur ; al-qotb, le pôle ; al-qalam, le Calame divin, l'Intellect transcendant, sans oublier al-qur' n, le Coran, le Livre suprême ; toutes ces notions sont liées, et elles ramènent toutes, d'une manière ou d'une autre, à Q f et à son cristal bleu. Deux autres lettres seulement comportent deux points diacritiques : le T ' et le Y '. On conna"t leur symbolisme. Le T ', c'est la féminité, et c'est aussi un pronom réflexif, qui fait rejaillir l'action sur le sujet qui l'accomplit (ainsi, 'allama, << enseigner >>, devient ta'allama, << apprendre >>) ; c'est donc le signe de l'être individuel, particulier, faussement auto-centré mais incapable d'autonomie en réalité, puisque dépendant d'un antécédent absent ; d'où le rapport entre féminité, existence individuelle et réflexivité grammaticale. Le T ' est aussi la lettre-substitut, qui peut, dans certaines circonstances, remplacer n'importe quelle autre (ainsi, dans le substantif verbal tawh"d, unification, le T initial est le substitut du deuxième H ' de wahhada, unifier), de sorte qu'il est bien le symbole de l'être-pour-autrui, hétéronome. Quant au Y ', c'est à la fois le pronom de la première personne, le sujet parlant, et le symbole de la Présence divine dans le monde, puisque c'est Dieu qui est le Sujet par excellence. Moralité : les deux points diacritiques sont toujours deux yeux, mais ceux du Y ' sont les yeux de Dieu, et ils sont en bas, puisque c'est d'en haut que Dieu regarde ce monde. Ceux du Q f sont ceux de l'Homme transcendant, universel, non pas purement potentiel comme le W w-foetus, mais effectivement accompli, et ses yeux sont en haut, puisqu'il regarde vers Dieu. Ceux du T ' enfin sont ceux de la Femme, c'est-à-dire encore de l'Homme mais dans son aspect passif, individualisant, ontologiquement dépendant de l'aspect actif, autonome, viril ; seul l'être masculin peut réellement réaliser l'Universel, ce qui n'empêche pas le féminin d'être indispensable à l'équilibre du tout ; on pourrait presque dire que seul l'être féminin peut réellement réaliser le Particulier : lui seul peut vraiment enfanter. Mais l'Universel seul nous intéresse ici. Dès lors que nous avons réalisé cette solidarité profonde entre la réalisation du Soi divin universel dans la destinée (Qadar) particulière de l'homme, son me, l'oeil, la lettre Q f et la couleur bleue, en ajoutant à cela que les Ténèbres sont la toute première manifestation du Soi divin, la signification ontologique des yeux bleus de Kam l le Noir appara"t évidente : extérieurement, il est la manifestation primordiale du Soi, la glorieuse Ténèbre, et il est l'archétype de la beauté noire, quintessence de la beauté plastique virile. Intérieurement, son me, qui se reflète dans ses sublimes yeux, est de la substance de Q f, le cristal bleu luminescent qui est l'essence et le principe transcendant des garçons ; il est Q f lui-même, il est le Garçon absolu, ultime et suprême manifestation formelle du Divin : il est la Lumière de la Réalité suprême par excellence. Ténèbre au dehors, Lumière en dedans ; réunion des deux manifestations extrêmes du Soi, la manifestation primordiale et la manifestation conclusive, de la Réalité primordiale et de la Réalité ultime - qui ne sont qu'une seule et même Réalité, bien sûr, mais polarisée dans deux aspects antinomiques - il est donc réellement Tout ; comme disait l'illustre Qach n" (dont on notera, comme par hasard, que le nom commence aussi par Q f !) : << Ana li-l-kulli bi-l-haq"qati Kull(un) >> : << Moi, pour le Tout, je suis réellement tout >>, parlant de l'homme qui a réalisé << l'Unification suprême des organes et des puissances cognitives >>, c'est-à-dire, qui est tout entier en chaque atome de l'univers, et accomplit à chaque instant toutes les actions possibles par chacun de ces atomes ; c'est là l'état suprême de réalisation, et c'est aussi l'état de l'Être manifesté dans sa modalité d'existence originelle, au tout début du cycle cosmique. Kam l représentait donc, de ce point de vue, la réunion des deux moments extrêmes du cycle, et par là-même la synthèse de tous ses moments, et par là-même la synthèse du Tout réalisant la fusion de toutes les formes de beauté, de plénitude, de perfection, en une seule. (l'idée de beauté, Jam l, en arabe, provient étymologiquement de celle de plénitude, ce qui rend ce mot beaucoup plus intéressant et lourd de sens que son équivalent dans d'autres langues). Et c'est pourquoi le garçon noir aux yeux bleus ciel, qui incarnait l'idéal de la perfection humaine et cosmique, virile et juvénile, l'Homme universel - al-Ins n al-K mil - s'appelait Kam l, qui veut dire Complet, Universel, Total. On notera pour finir, que le mot Kam l lui-même commence par la lettre K f, qui est très proche du Q f par la prononciation (bien qu'elle diffère considérablement par la graphie). Leur symbolisme est donc proche, ou au moins lié, et ceci n'est pas anodin. Phonétiquement, Kam l ressemble même étonnemment à Qamar, la lune (le << r >> final, r roulée, est également proche du << l >>). Or, on sait bien que la lune, en islam, est un symbole de plénitude, de perfection spirituelle, un symbole de l'Homme, un symbole de la religion d'All h même. Cela pour de multiples raisons que nous n'allons pas examiner ici. Mais pour Arslan, Kam l était en effet << beau comme la lune >>. On pourrait multiplier à l'infini les considérations de ce genre, mais ce serait allonger inutilement ce récit, qui est déjà excessivement long. La langue arabe n'est pas une langue ordinaire ; elle l'emporte en perfection, probablement pas sur toutes, se serait exagéré, mais sur beaucoup d'autres. Seule une langue vraiment sacrée, aux possibilités symboliques surabondantes, permettait de relier autant de concept et d'entités différents (l'oeil, Q f, le garçon, la couleur bleue...) par autant de correspondances analogiques profondes. Ce récit ne serait pas complet s'il ne mentionnait pas ces choses. Aussi, puisse le lecteur nous excuser de nous abandonner à des considérations extra-narratives qui ne sont certes pas à la portée du premier venu. La métaphysique et la pornographie ont ceci de commun : elles peuvent mener à tout, et spécialement l'une à l'autre, mais à condition de pouvoir en sortir. Ceci dit, voici la suite du récit d'Arslan. << - Ayant compris instinctivement, avant même de le comprendre rationnellement, ce que représentait la transcendante beauté de Kam l, j'en fus foudroyé. Oui, il était bien la Perfection même ; la Perfection de la plénitude universelle de la beauté cosmique, humaine et divine. Aimer ce garçon, être aimé de lui, le conna"tre, le servir, le toucher, l'embrasser, le caresser, le posséder, le faire jouir, jouir de lui, devinrent immédiatement mes seules préoccupations, mes priorités absolues. Heureusement, Kam l n'était pas farouche, et je pense que je lui plaisais ; à la manière dont il me regardait, je savais qu'il avait envie de moi, comme j'avais envie de lui. Je m'approchai d'un pas leste et le rejoignis dans l'eau ; son dard déjà dilaté mais pas complètement tendu, qui pendait jusqu'à mi-cuisses facilement, se releva lorsqu'il me vit arriver ; il se mit rapidement à enfler, à battre la mesure, à donner la mesure de son hyper-virilité, devint superlatif, impérieux, triomphal (les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux), triomphant, vertical, droit, raide, tendu, pareil à une des colonnes d'Hercule, superbe, luisant, je l'adorais déjà ; j'étais tout près de Kam l, je le touchai, pris ce dard admirable en main, tout en embrassant son heureux propriétaire, sur sa belle bouche sombre aux dents éclatantes, un délice ; je léchais sa langue d'Adonis, sa salive pour moi était comme du vin, comme du miel, comme celle d'Adn ne ; je l'aimais aussi fort qu'Adn ne, enfin presque, tout à fait, je ne sais plus, je l'aimais, je ne me posais pas de questions, il était les Ténèbres et la Lumière, la Lumière surtout, la Plénitude ; je pris son dard à deux mains, m'agenouillai dans l'eau et le suçai, sous la cascade, enfin presque, sous ses embruns délicieux, et son sexe aussi était délicieux, il lui arrivait jusqu'au plexus, vous imaginez, et sa forme était parfaite, un sceptre d'Imperator, un caducée, un rayon solaire, Phoebus, le rayon fabuleux d'un soleil noir plus brillant que toute lumière, source de clarté, source de vie, source de plaisir infini, pour moi, pour lui assurément, car il se p mait, dans l'eau, m'encourageant de sa voix suave, aussi suave que les sensations qu'il devait éprouver en cet instant, et que j'imaginais, au fur et à mesure que je les causais, c'était magique, féerique ; je n'avais jamais pris autant de plaisir à sucer un m le plus jeune, sauf peut-être Adn ne, au début ; Mangue du Paradis un peu, aussi, mais c'était si différent, ce n'était pas le même type d'engin, Matuki était tout petit, lui avait treize ans, mais les mensurations d'un centaure ; et un corps de gymnaste olympien... mais ses traits avaient gardé une allure impeccablement juvénile : imberbe, petite m choire, pas un poil sur les cuisses, ni sous les bras, ni nulle part, rien, poli comme un miroir, un joli miroir sombre reflétant la lumière du jour ; oh ! Mais le jour, c'était ses yeux, ses yeux, si bleus malgré sa peau noire (comment est-ce possible ???), si lumineux, qui s'illuminaient encore plus, de stupre, de plaisir, ses yeux de ciel riaient, ses yeux en amande, plissés malgré lui par l'orgasme qui se profilait, doucement, puis qui jaillit, soudain, dans ma bouche, abondant, épais, crémeux et sucré, succulent, accompagné d'un ou deux soupirs, et d'un petit rire de satisfaction délicieux, charmant, qui me sembla la musique du Paradis, l'harmonie des sphères, de ses sphères, les seuls qui comptassent pour moi ; Kam l, Kam l ! Noire, la Beauté, plus noire que noir, noire comme les Ténèbres primordiales au sein desquelles naquit toute harmonie, toute perfection rayonnante, noirceur infiniment claire, solaire, que j'enlaçai aussitôt qu'il eut joui entre mes mains, entre mes lèvres, pour la première fois ; là encore, il se laissa faire de bonne gr ce, et nous roul mes parmi les flots, bleus comme ses yeux, nous nous ébatt"mes dans l'écume argentée, glacée, exquise, autant que l'écume de son vit que je venais de savourer, lequel était toujours aussi tendu, prêt à recommencer immédiatement, tout de suite ; ce que nous f"mes, mais d'une autre façon ; nous avons fait l'amour en nageant, dans ce plan d'eau si doux, placé là exprès pour ça, sans doute ; nous nous sommes mêlés totalement, intégralement, fiévreusement, fébrilement, sans même toucher le fond de l'eau, en état de flottaison, évoluant librement au gré des vagues, comme deux grands poulpes entremêlés, aussi souples, aussi langoureux, mais tellement plus beaux, et surtout, plus avides l'un de l'autre, plus pres à jouir, jouir l'un de l'autre, encore ; mon dard dans son corps, entre ses fesses noires de treize ans, fortes, viriles, parfaites, si rondes, si douces, si dures, si bien fendues, une raie vraiment divine, où je m'immisçai en flottant, sans prendre appui sur rien sinon sur son corps même, que je serrais de toutes mes forces, et j'en avais ; fou d'excitation, je le possédait au milieu des flots, mouvants, rafra"chissant, oh ! Ce mélange de fra"cheur enveloppante et de chaleur torride au dedans, quel délice ! Puis il me posséda à son tour, de son glaive rutilant, de sa lance victorieuse, de son vit impérial, de son pal flamboyant, qui me remplit, me rompit, me combla, me transperça d'outre en outre, perça mon outre, me pressa la prostate comme un citron mûr, à la faire éclater, et elle éclata dans une éruption vésuvienne, un crépitement infini d'étoiles, d'étoiles blanches, jaunes, bleues, bleues comme les yeux de Kam l, dans un firmament noir comme sa peau, où mon me apaisée, annihilée, comblée, rejoignait la Nuit primordiale. La Nuit possédant le Jour. Le Jour possédant la Nuit. L'un jouissant de l'autre, et vice-versa, nous connûmes cela, encore et encore, car notre soif était inextinguible ; nous le ref"mes encore, plusieurs fois d'affilées, notre énergie semblait inépuisable, en tout cas la sienne ; mon énergie à moi, c'était lui. Je me fis prendre un nombre incalculable de fois par ce pieu faramineux, et je le pris autant, avec mon dard un peu moins glorieux, mais parfaitement opérationnel aussi, dans ses profondeurs noires et embaumées, nullement fétides, mais au contraire, exhalant l'odeur poivrée de ce corps si jeune, pétulant de santé, et d'essence paradisiaque, que je pouvais explorer dans tous ses recoins sans y rencontrer quoi que ce fût d'impur ou de déplaisant. Toute en lui était éblouissement ; surtout ses yeux. Quand nous eûmes fini nos ébats érotiques, pour cette partie de la journée du moins, nous nous promen mes dans la forêt, main dans la main, discutant. Je ne taris pas de compliments superlatifs à l'endroit de sa personne, de son être, de son corps, de ses yeux, de son tout, de sa beauté, de sa gr ce, de sa façon exquise, athlétique et artistique à la fois, de faire l'amour, d'éveiller dans mon corps de garçon des sensations dignes d'Éden. Il en fut un peu gêné, mais les accepta cependant de bonne gr ce. Je voulus ensuite, naturellement, essayer de l'interroger sur le mystère troublant de ses yeux qui semblaient provenir d'ailleurs que son corps. Mais il devança ma question, avec beaucoup d'esprit. << - Cher ami, dit-il, je devine ton trouble ; ce sont mes yeux qui te fascinent, n'est-ce pas ? Tu peux le dire, sais-tu, cela n'est pas un problème pour moi, j'ai l'habitude. C'est vrai que ces yeux dont m'a dotés la Providence sont une merveille propre à exciter le désir, oui ; mais tu sais bien, au fond de toi, qu'il y a quelque chose de plus profond que cela, qu'en me permettant de voir le jour par des yeux d'une couleur différente de ceux de mon peuple, la divine Sagesse poursuivait un dessein précis. J'ai une signification cachée, et tu veux la découvrir ; non, tu l'as déjà découverte. C'est pour cela que tu es venu jusqu'à moi. Si nous nous sommes rencontrés, si nous avons fait ce que nous avons fait, c'est parce que tu avais soif de cette vérité particulière qui est en moi, comme j'avais soif de la vérité qui est en toi. - Quelle vérité ? Dis-je. - Celle que porte ton histoire et celle de ton peuple ; Sidra, le pays de la glace, les princes Namir Shah, Adn ne... - Tu connais donc tout cela ? - Cela et tant d'autres choses ! Ici, nous pouvons tout conna"tre ; nous préférons seulement contempler l'Infini, la plupart du temps, que d'esquinter notre regard sur les choses finies. - Mais quelle vérité peut bien t'apporter mon histoire, toi qui as déjà tout, divin Kam l, toi qui es tout ? - La même vérité que tu cherches en moi ; je suis tout, oui, mais je n'ai pas tout, erreur. Il y avait quelque chose que je n'avais pas. - Quoi donc ? - Toi. >> Je fus touché par ces propos. Je comprenais ce qu'il voulait dire. Cette vérité à laquelle il aspirait ardemment, qu'il cherchait en moi, c'était moi. Ce n'était pas une vérité platement spéculative, à égrener avec des mots ; c'était une vérité ineffable, vivante ; j'étais cette vérité. Comme il était lui-même la vérité vivante, captivante, que je cherchais en lui. Sauf que lui, en même temps, c'était moi, je ne sais pas si vous me suivez ; c'était la vérité de mon propre désir que je cherchais en lui, et au fond de cette jungle, et sur ce continent, et dans ce monde où j'erre depuis que je suis né. Émus l'un par l'autre, et par nos propres propos, nous nous embrass mes de nouveau. Je sentis à nouveau cette raideur merveilleuse, délicieuse, dans l'entrejambe de l'étalon noir aux yeux d'azur infini, la touchai, la palpai avec dilection et délectation, et il fit la même chose avec moi, et avec une sorte de candeur qui ne le quittait jamais, même au plus fort du stupre. Et nous f"mes à nouveau l'amour, par terre, dans cette forêt luxuriante et luxurieuse, ce ch teau de luxure ; nous nous étreign"mes au milieu de larges feuilles vertes, des frondaisons exubérantes à l'image de nos désirs, et des fleurs chatoyantes aux formes biscornues ; nous étions nous-mêmes une grande fleur de chair épanouie, noire et blanche, fleur carnivore, vorace, avec deux gueules en ventouse dévorant deux pistils géants, obscènes, frénétiques, gracieux, jouissifs ; notre jouissance se mêla à l'orgasme permanent et chamarré des fleurs tropicales. Moments d'une plénitude sensitive et spirituelle inouïe. Cependant, Kam l devina que mon trouble ne faisait que cro"tre ; il devina que je désirais une explication sur la présence inconcevable de ces deux yeux si bleus dans ce superbe corps noirs. Alors il me la fournit obligeamment. << - Noble Arslan, dit-il, mon ami, tu veux savoir comment il est possible qu'un homme de mon peuple, un Nègre enfin, puisse avoir des yeux comme les miens, parfaitement bleus ? Eh bien, je vais t'expliquer. Il y a deux causes à cela, et c'est de leur combinaison qu'est né le prodige ; car, comme tu le sais, dans ce monde sublunaire, c'est toujours d'une dualité que naissent les choses. Ma noble mère m'a conçu dans un pays lointain, chez un roi étranger, noir comme elle, mais étranger, qui était amoureux d'elle, et l'avait enlevée et emmené dans son pays ; là, elle s'est unie à lui et c'est comme cela qu'elle est tombée enceinte de moi. Mais elle a voulu revenir dans son pays pour accoucher. La grossesse a duré tout le temps de la traversée, qui dura neuf mois. Tout ce temps-là donc, où ma mère m'a porté dans son sein, elle n'a vu que l'océan, qui s'étendait à perte de vue autour d'elle, serein, splendide. Elle a été fascinée par l'océan, par son flot azuré qui était comme une image de l'Infini. Elle a rêvé d'avoir un enfant dont les yeux seraient bleus comme cet océan ; elle a formulé ce voeu très fort en elle-même, et c'est comme ça que mes yeux sont devenus bleus. Les contractions sont venues alors que le navire approchait du port ; elle a accouché quelques minutes à peine avant d'accoster, de sorte que j'ai quitté en même temps la mer et ma mère. Mais d'autre part, mon père, ce roi qui avait aimé ma mère, avait eu lui-même, il y a des siècles, un ancêtre blanc, avec des yeux bleus ; c'est l'unique homme blanc dont le sang se soit mêlé à sa race, mais depuis, de temps en temps, les hommes de sa famille, bien que noirs, naissent avec des yeux bleus, comme moi. Cela ressort comme ça, comme un rappel du passé lointain, sans qu'on puisse le prévoir. Mais à l'époque de ma naissance, ce n'était plus arrivé depuis longtemps ; et jamais encore un garçon de ma famille n'avait eu les yeux d'un bleu aussi intense, comme la montagne de Q f ; sans l'océan, et sans le voeu de ma mère, ce ne serait probablement pas arrivé. - Mais, dis-je, qui était réellement ton père, et qui était ce Blanc qui avait mêlé son sang à votre race ? - Mon père, je te l'ai dit était un roi noir, roi d'une contrée merveilleuse, roi mage, roi initié, aux pouvoirs immenses. Il descendait d'un jeune homme de ce pays, dans les temps anciens, qui avait fait le tour de la terre et vécu des aventures extraordinaires. Et quant au Blanc qui avait mêlé son sang au sien, c'était un grand héros, septentrional, du nom de Namir Shah. >> Ce nom retentit à mes oreilles comme la foudre. Namir Shah, mon propre aïeul, le fondateur de Sidra ! C'était impossible. Je ne pouvais pas y croire. Je dis mon incrédulité à Kam l, qui rit. << - Je comprends ta surprise, dit-il. Tu ne t'attendais pas à ce que nous fussions cousins - éloignés, puisque notre origine commune remonte à des temps immémoriaux, mais tout de même, oui, aussi étrange que cela puisse te para"tre, nous descendons toi et moi d'un même héros. Tu découvriras bien des choses, sur cette terre des Noirs, qui te para"tront impossibles, mais qui sont cependant. Oui, ton ancêtre, le prince Namir Shah, à la fin de sa vie, a mêlé son sang au nôtre, et il en est resté quelque chose ; mais c'est une part de son histoire que vous ignorez. C'est la partie cachée de l'histoire de Namir Shah, que nous seuls connaissons. - Raconte-la moi alors. - Volontiers, mon très cher. Écoute bien. Il s'agit en fait de la dernière histoire de Namir Shah, sa dernière histoire d'amour, tout à la fin de sa vie. Il avait alors soixante ans. Son règne avait été long, heureux, prospère, il avait aimé beaucoup de jeunes garçons et fait de nouvelles conquêtes. Mais il commençait à décliner, et il savait qu'il allait s'éteindre bientôt. Il rêvait seulement d'aimer une dernière fois. Il s'en ouvrit à son vizir Ayhan. - Ayhan ? - Oui, Ayhan. Le jeune Ayhan, que Namir avait aimé autrefois, son premier amour ; depuis longtemps, ils n'étaient plus amants, mais ils étaient restés les meilleurs amis du monde, et Ayhan était devenu le grand vizir de l'émir Namir. Ayhan écouta donc les doléances de son vieil ami, mais, à part lui rappeler combien sa vie avait été glorieuse et enviable à tout point de vue, il ne pouvait pas faire grand-chose. Il pria néanmoins pour que les voeux de Namir Shah fussent exaucés, et ils le furent au delà de toute espérance. Mais c'est une histoire singulière, difficile à croire, qui relève du prodige. - Je suis prêt à tout avaler. - J'avais remarqué. - Bien, alors vas-y. - Voilà. Dans mon pays, dans ce pays, il y avait, à cette époque, une race de djinns qui terrorisaient la population. C'étaient des djinns blancs, redoutables, les pires au monde. En Afrique, forcément, les démons sont blancs, alors que chez vous ils sont noirs. Question de point de vue. Mais l'invisible s'adapte au visible. Ces djinns immondes sortaient surtout la nuit, mais pas exclusivement, et ils ressemblaient à de gros vers blancs, blêmes, livides, exsangues, horribles, suçant le sang, déchirant les entrailles des bêtes ou des hommes avec leurs longs doigts arachnéens, noueux, ils creusaient des tunnels sous la terre et s'y faufilaient, et ils s'en prenaient surtout aux jeunes, aux enfants. Ils les emmenaient dans leurs antres et leur faisaient subir toute sorte d'abomination, et les tuaient et les dévoraient ensuite. Ils étaient puissants. Mon peuple aussi ; c'était la guerre entre eux depuis des siècles, mais à cette époque, les djinns avaient le dessus. C'est eux, dit-on, qui avaient creusé le puits, afin de communiquer avec les démons de votre terre. Mais peu d'entre eux connaissaient le secret du puits, qui était réservé aux initiés, même parmi eux ; chaque peuple a ses mystères et ses mystagogues. De toute façon, depuis que Namir était au pouvoir, le puits était surveillé, personne n'avait le droit de l'utiliser, si un djinn blanc avait essayé de l'emprunter pour venir semer le trouble à Sidra, il aurait été immédiatement refoulé. Les sages de Sidra veillaient. Mais vous savez où est situé le puits : tout à l'extrême Nord, peu de personnes peuvent approcher ce lieu aride, peu de personnes connaissaient l'existence du puits, le secret était bien gardé, et c'était la même chose chez nous. Il y avait, parmi les hommes de mon pays, deux petits enfants, enfants d'un très grand sage, aïeul d'Adhlam Nûr", notre ma"tre actuel. Ils étaient frère et soeur, jumeaux, s'appelaient Aïram et Maria, et avaient dix ans. Aïram, bien sûr, était le garçon ; un très joli garçon noir, svelte, intelligent, futé, protecteur envers sa << petite >> soeur, qui était né juste après lui. Ils se ressemblaient beaucoup, et ils s'adoraient. Il y avait une tendresse indicible entre eux, une fascination qui n'était peut-être pas exempte de désir, dès cette époque ; enfin, ce ne serait pas étonnant étant donnée la suite. Aïram avait un coeur vaillant, il ne doutait de rien, il était persuadé que c'était lui qui débarrasserait la contrée de ces djinns larvaires immondes, un jour, quand il serait grand. Il disait qu'il deviendrait un grand roi, et il avait promis à sa petite soeur de l'épouser, et de faire d'elle une très grande reine, et qu'elle aurait tous les bijoux et toutes les poupées qu'elle voulait ; c'étaient deux enfants ; ils ne pensaient pas à mal, ils rêvaient. Ils étaient adorables. Leur beauté augmentait de jour en jour, l'intrépidité d'Aïram aussi, tellement qu'il fallait le freiner. Il n'hésitait pas à défier les djinns, à se moquer d'eux. Si bien qu'un jour, les djinns décidèrent d'enlever les deux enfants, qui n'en menèrent pas large. Aïram prit Maria par la main et s'enfuit avec elle, les djinns sur leurs talons. Pauvres enfants ! Finalement, ils arrivèrent jusqu'au puits. Ils étaient acculés ; la seule issue était ce trou lugubre, mais Aïram n'avait peur de rien, et puis il n'avait pas vraiment le choix, n'ayant pas du tout envie d'être dévoré. Ils sautèrent, en se serrant très fort l'un contre l'autre. Ils crurent que leur dernière heure avait sonné, tombèrent, tombèrent... les djinns ne pouvaient pas les suivre, puisque le pays de Sidra leur était défendu. Aussi arrivèrent-ils sains et saufs dans votre pays. Pour eux, commença alors le périple. Ils errèrent, tremblants de froids, affamés, perdus, dans un pays étrange, qu'ils ne connaissaient pas. Ils étaient complètement épuisés, quand ils arrivèrent dans un village où on les recueillit. Ils trouvèrent heureusement des gens qui eurent pitié d'eux, les nourrirent, et à qui ils racontèrent leur histoire. Personne n'avait jamais vu de Noirs à Sidra ! Aussi, leur arrivée fut-elle accueillie comme un prodige. Certaines personnes qui, comme dans tous les pays, voient d'un mauvais oeil la présence d'étrangers, voyant en eux les prémices d'une invasion, furent néanmoins d'avis de les renvoyer dans le puits, mais ils étaient minoritaires ; dans l'ensemble, les gens étaient fascinés par Aïram et Maria. Finalement, les sages décidèrent qu'il fallait présenter ces deux enfants à l'émir, c'est lui qui déciderait ce qu'on devait faire d'eux. On amena donc les jumeaux à Namir Shah ; celui-ci, en apercevant Aïram, le premier Noir qu'il voyait dans sa vie, eut un choc ; une sensation qu'il n'avait plus ressentie depuis sa rencontre avec Ayhan, il y a bien des années. La beauté mystérieuse, exotique, de ce petit garçon tout noir le bouleversa. Alors, il prit Aïram sur ses genoux, lui prit le menton, commença à jouer avec lui, à le caresser, à lui parler gentiment pour l'amadouer, et Aïram aima cela ; il conta son histoire à l'émir, et Namir Shah lui conta la sienne, toute sa vie, que le garçon écouta, subjugué. Il vit en Namir Shah le héros, le roi qu'il rêvait d'être, qui avait vaincu le Mal, comme il rêvait de le faire ; et il se mit à l'aimer. Une grande passion naquit entre ce vieil homme - qui était encore séduisant et viril malgré tout - et ce tout jeune garçon. Mais les circonstances amenèrent un élément plus déroutant. Vous savez que Maria ressemblait beaucoup à Aïram ; elle était donc très jolie également, et elle avait le même ge. Elle avait l'air d'un jeune garçon ; et elle était très proche de son frère. On ne pouvait quasi pas les dissocier. Namir Shah les aima donc tous les deux. Ce fut son seul véritable amour féminin ; bien sûr, il avait épousé des femmes, afin d'avoir des descendants qui gouvernassent son royaume après lui ; et il les avait aimées à sa façon, s'efforçant d'être gentil avec elles. Il n'était pas insensible à la beauté féminine ; mais il n'avait jamais réellement aimé que les garçons, je veux dire, avec passion, avec tendresse. Jusqu'à Maria. Et encore, cela était dû à la présence constante de son frère, et à sa ressemblance avec lui. Mais à cause de cela, il aima Maria. Et ce n'est pas tout. Ayhan aussi aimait Maria. Passionnément. Il ne dédaignait pas les jeunes garçons, mais, après son aventure avec Namir Shah, elle avait été tellement forte, comprends-tu, il n'était plus capable d'aimer passionnément un autre être de sexe masculin, quel qu'il fût. Il devint un homme qui était attiré principalement par les femmes, et surtout par les petites filles. Il adorait les petites filles, surtout les jeunes vierges de neuf ou dix ans, comme Maria. Il en aima toute une kyrielle ; mais il n'en avait jamais vu une noire. Et lui aussi, Maria l'avait fasciné d'emblée, et il avait fait avec elle ce que Namir avait fait avec Aïram. Et comme Namir, du fait qu'Aïram et Maria étaient indissociables, il les aima tous les deux ; son amour pour la soeur déborda pour le frère. Ces quatre-là s'aimèrent donc à quatre, passionnément, fiévreusement ; ils finirent par coucher tous ensemble, entrelacés, sur un grand lit de soie, copulant en toute liberté, sans retenue ; ils essayèrent les combinaisons les plus variées, les plus extravagantes. Même Aïram copula avec Maria ; cela faisait si longtemps que la soeur et le frère éprouvaient l'un pour l'autre bien plus que de l'amour fraternel ! Ils rêvaient de se mêler, de se confondre, de s'unir à nouveau comme ils l'étaient dans le sein de leur mère ; et c'est ce qu'ils firent. L'amour fou que ces deux hommes mûrs éprouvaient pour ces deux enfants, l'amour qu'Aïram et Maria avaient l'un pour l'autre, tout cela se mêla, s'emmêla, s'auto-dévora, se consuma, explosa, bref, ils formaient le plus singulier quatuor amoureux de tous les temps, et l'ivresse consumait leur chair. Parfois Namir prenait Aïram pendant qu'Ayhan prenait Maria, côte à côte, ces quatre personnages se voyaient et s'entendaient gémir et soupirer de volupté, et tout à coup, en pleine action, il leur prenait la fantaisie d'échanger ; alors ils permutaient, Namir prenait Maria et Ayhan Aïram, et il continuait et terminait avec le frère ce qu'il avait commencé avec la soeur, et vice-versa pour Namir, et parfois c'était l'inverse. Ou bien, Aïram prenait Maria, il la caressait tendrement en lui enfonçant son charmant petit dard sombre - enfin pas si petit à vrai dire - dans sa petite vulve palpitante, comme une mystérieuse fleur tropicale, et pendant ce temps, simultanément, les deux hommes copulaient avec les enfants, Namir introduisant son dard encore puissant, et marmoréen, entre les jolies fesses anthracite d'Aïram qui se p mait doublement d'une double volupté, active et passive en même temps, et Ayhan, mettant à profit le fait que le corps de la fille comporte une ouverture de plus que celui du garçon (ce qui compense un peu la regrettable absence du Lingam). Bref, ils s'amusaient bien, cela brisait un peu la monotonie sépulcrale des hivers interminables de Sidra, et cela apporta à Namir Shah, qui bénit la Providence, ce dernier amour dont il rêvait tant, un amour sublime, qui lui permit de finir sa vie en beauté. Car il mourut peu de temps après ; et il fut abondamment pleuré, surtout d'Aïram et Maria, qui regrettèrent amèrement cet homme qui leur avait tant apporté. Peu de temps avant la mort de Namir Shah, Maria tomba enceinte. De qui ? On ne le savait pas vraiment. On pensa d'abord que c'était d'Ayhan, c'est l'idée qui s'imposa à tout le monde. Mais cela aurait aussi bien pu être de Namir, ou même de son frère. En fait, c'était des trois à la fois. Oui, c'est cela, la seule explication valable, mystérieuse, incompréhensible. Et pourquoi pas ? Il y a bien eu une Maria qui tomba enceinte sans avoir été touchée par un homme ; pourquoi une autre ne pourrait-elle pas être enceinte de trois hommes à la fois ? C'est un autre miracle, qui répond au premier en quelque sorte, mais les desseins de Dieu sont imprévisibles, et Sa puissance est illimitée. Les semences des trois hommes, ou plutôt, des deux hommes et du garçons, ses trois amants, se mêlèrent dans les flancs de Maria, s'unirent toutes les trois à la sienne, et, de ce mélange fusionnel, naquit un être splendide, un garçon, noir, mais avec des yeux bleus, magnifique, qui était la synthèse, non pas de deux, mais de quatre personnes à la fois. Il était la synthèse de Namir Shah, Ayhan, Aïram et Maria, né du ventre de celle-ci. Il était tellement parfait qu'on l'appela Kam l, comme moi ; ou plutôt, c'est moi à qui, à cause de mes yeux, on donna le nom de mon illustre aïeul. Le premier Kam l fut un être exceptionnel, un grand roi, qui ne forligna pas, et s'illustra par des hauts faits qui manifestèrent les qualités de ses quatre parents. Après la mort de Namir Shah, Aïram et Maria rentrèrent dans leur pays, et continuèrent toute leur vie la lutte contre les djinns blancs, tout en élevant leur fils, dont ils étaient très fiers - ils le firent passer pour le fils d'un noble étranger, ce qui paraissait crédible à cause de ses yeux bleus, et d'ailleurs c'était en partie vraie ; mais à lui, ils lui dirent toute la vérité, dont ils n'avaient pas honte. Lui, après la mort de ses parents, tués par les djinns, il continua la lutte, et c'est lui qui, finalement, enferma tous les djinns dans la montagne rouge, près de laquelle se trouve le puits par lequel vous êtes venus. Ils y sont toujours enfermés, depuis des siècles, attendant le jour où ils pourront sortir et se répandre de nouveau ; mais nous veillons. Tant que mon peuple sera fort, fidèle à ses traditions, bon et saint, l'humanité ne craint rien, les démons p les resteront enfermés. >> Telle était l'explication, simple mais étonnante. J'avais écouté toute cette histoire le coeur battant ; j'étais bouleversé de découvrir un aspect de mon propre ancêtre que je ne connaissais pas, un visage de lui que je n'aurais jamais soupçonné, tout comme j'ignorais jadis l'existence du puits, et ce monde fascinant de l'Afrique, qui était vraiment l'envers de Sidra. Je rentrai avec Kam l au village ; je l'aimai passionnément ; il était devenu pour moi, je l'ai dit, le Garçon absolu, l'incarnation de la beauté m le et adolescente, une icône que je vénérais, un être talismanique. Je m'unissais sans cesse à lui dans des accouplements frénétiques, des stupres sans fin, je jouissais de sa noirceur resplendissante à l'infini, je me perdais définitivement dans ces ténèbres voluptueuses, où brillaient deux beaux astres bleus. Je l'aimai autant que j'avais aimé Adn ne, et plus que j'avais aimé Mangue du Paradis. - Et Adn ne ? Dit alors Najib. - Justement, j'y viens. Pour Adn ne, c'était terrible. Lui ne se plaisait plus du tout en Afrique ; ce Paradis lui était devenu un Enfer. Depuis que j'avais rencontré Kam l, il se sentait totalement délaissé. Je regrettais qu'il ne pût, comme moi, s'immerger voluptueusement dans ce fleuve langoureux de beauté noire qui déferlait sur nous, s'oublier, oublier ses attaches et se perdre pour se retrouver ; mais ce périple était le mien, non le sien. Lui restait attaché à moi, au passé, à ce que nous avions vécu à Sidra, à tout un ensemble de choses dont j'étais désormais loin ; nous étions dans des états d'esprit complètement différent, je le déplorais mais je n'y pouvais rien. Son ressentiment grandit ; toute la noirceur de sa race, qui est bien plus trouble que l'agréable noirceur des corps chauds que je caressais à longueur de journée, tout le ressentiment séculaire, ancestrale, des rejetons d'Atamor, revenaient à la surface. Parfois, je commençais à en avoir peur ; je retrouvais dans son expression, dans ses yeux sombres, quelque chose de son père, du sinistre vizir Nizar Kharq n", à la colère duquel nous avions échappé de justesse ; hélas ! Il nous rattrapait en Adn ne, dans le bel et pur Adn ne lui-même, et avec lui Atamor, et toute la malédiction qui pesait depuis toujours sur mon peuple ! Adn ne était conscient de tout cela, et s'en voulait, mais il n'y pouvait rien ; nul n'y pouvait rien ; il ne pouvait pas ma"triser ses sentiments, il était triste et amer, point final. Et de plus en plus. Je redoutais qu'il ne comm"t un action regrettable, une folie, et je t chais de le rassurer, de lui faire comprendre que je l'aimais toujours, car c'était vrai, malgré ma passion dévorante pour Kam l, et pour tous ces jeunes Noirs dont il incarnait la quintessence de la beauté sensuelle, le pinacle, malgré tout cela, Adn ne représentait toujours une part de moi à laquelle j'étais attaché, mes origines, mon enfance, mon pays, tout cela. Pour vous faire mieux comprendre, oui, Kam l me rendait fou, oui, il me comblait, au plan érotique, esthétique, charnel, et même spirituel, comme je ne l'avais jamais été, mais ce n'était pas Kam l qui m'avait arraché à la monotonie des steppes glacées, dans le palais de mon enfance, et m'avait révélé l'amour et la volupté partagée ; ce n'était pas Kam l que j'avais consolé un soir, sur mon épaule d'enfant, et embrassé en tremblant de désir craintif, pour la première fois de ma vie ; ce n'était pas avec Kam l que j'avais bravé héroïquement, pendant des mois, les épreuves de la vie sauvage dans les plaines et les forêts de Sidra ; et pour finir, surtout, ce n'était pas Kam l que javais serré dans le puits, au moment où je croyais que ma vie s'arrêtait, et que j'allais dispara"tre à jamais dans les entrailles de la terre ! D'ailleurs, je regrettais presque que ce n'eût pas été le cas ; j'aurais par moments voulu finir dans le puits, tomber à jamais, accroché à mon bien-aimé, à celui qui était tout pour moi à ce moment, plutôt que de voir son visage s'assombrir de la sorte, et les blêmes démons de Sidra, à travers lui, venir contaminer jusqu'à ce beau continent africain ! Mais c'était trop tard ; j'étais emporté dans ce tourbillon de noire volupté, et je ne pouvais plus consoler Adn ne ; les spectres livides de Sidra avaient pris possession de lui. Et un jour, comme je le redoutais, il commit l'irréparable. Il s'était mis à haïr Kam l, dont l'amour et la fascination m'avaient détourné de lui. Un matin, après une nuit d'amour torride, je vis que Kam l n'était plus là, et Adn ne non plus ; je sentis immédiatement qu'il y avait quelque chose d'anormal, une menace dans l'air. Je commençai à chercher mes deux amis ; l'angoisse m'étreignait déjà le coeur. J'avertis tout le monde, et nous les cherch mes ensemble, pendant des heures, mais en vain. Je pensai à la cascade, où j'avais rencontré Kam l, et où nous retournions souvent nous baigner et nous caresser dans le clapotement de l'onde bleutée, mais il n'y avait personne. Je pensai qu'ils étaient peut-être plus haut, sur le promontoire au-dessus de la cascade ; je l'escaladai, et découvris d'en haut ce paysage que je ne connaissais encore que d'en bas ; trop occupé à explorer la beauté de ces corps juvéniles qui bouillonnaient sans cesse de désir, je n'avais pas encore pris soin d'explorer vraiment le pays, d'étudier la beauté des paysages, alors qu'Adn ne, lui, qui était amer et las du sexe, passait souvent des heures à se promener, à sillonner les environs, et devait sûrement conna"tre ce pays beaucoup mieux que moi. Il pouvait donc avoir un avantage et une avance considérable sur moi, et cela redoubla mes craintes. J'explorai le plateau, au-dessus de la cascade, en vain ; il y avait une autre cascade, qui montait plus haut ; je l'escaladai à son tour, et ainsi de suite, sept cascades encha"nées ; je grimpai tout en haut, c'était désert. Mais on jouissait d'une vue dégagée, et on pouvait voir loin, à l'horizon ; et là-bas, dans la savane, je vis une chose horrible : deux points mouvants, un point noir et un point blanc, le noir marchant devant le blanc, et comme poussé par lui. C'était sans aucun doute Adn ne, en train d'enlever Kam l pour l'emmener quelque part ; mais où ? Il se dirigeait vers la montagne rouge et lugubre où se trouvait la sortie du puits par lequel nous étions arrivés en Afrique ; l'endroit où, Adn ne et moi, nous avions joui l'un de l'autre pour la première fois sur ce sol africain, quand, exultant d'avoir échappé au vizir et à son élixir maléfique, l'avenir nous semblait plein de belles promesses, quand Adn ne lui-même croyait être arrivé au Paradis. C'est vers là qu'il se dirigeait. Que voulait-il faire ? Allait-il replonger dans le puits, avec Kam l ? J'espérais qu'il ne pousserait quand même pas la folie jusque là ; en fait, c'était pire. Je dégringolai à nouveau les sept cascades, et courus comme un dératé à travers la forêt, à travers la brousse. La montagne se dressait, rouge, menaçante, à l'horizon ; elle était loin, à des jours de marche, évidemment, mais je voyais au loin Adn ne qui se dirigeait clairement dans cette direction, en poussant Kam l attaché devant lui. Hélas ! Adn ne, si pur, si sensible ! Le rejeton d'Atamor ! Comment le dépit amoureux peut-il à ce point métamorphoser un être ? Ils marchaient vite ; il me fallut des heures pour les rattraper ; quand j'arrivai à portée de voix, je criai, j'implorai Adn ne de renoncer à son noir projet, quel qu'il soit, mais il ne m'écouta pas. Il tenait un couteau, et menaça d'égorger Kam l tout de suite si j'approchais. Alors, je restai à distance, car je vis qu'il ne plaisantait pas. Je les suivis de loin, comme cela, pendant des jours. Parfois j'implorais de nouveau Adn ne, je le suppliais d'arrêter cette folie, mais il était devenu fou furieux. Il disait qu'il était le fils d'Atamor, le dernier de sa race maudite, il tenait des propos incohérents mais il était déterminé, et il menaçait toujours de s'en prendre à Kam l - qui ne disait rien, mais qui était solidement attaché, vaincu et ne pouvait plus se défendre si ce n'est en gardant sa dignité - si j'approchais, alors je continuais à les suivre de loin, et c'était horrible ; car je voyais, mais ne pouvais intervenir. Et je voyais la sombre montagne qui approchait, menaçante, pleine d'affreux démons livides qui lui rongeaient les flancs comme des asticots infernaux rêvant de revenir persécuter les humains. Et puis, Adn ne se mit à escalader la montagne, en tirant derrière lui le pauvre Kam l ; il grimpait avec une facilité surprenante, stimulé par la haine, et moi je grimpai à sa suite. Il avait beaucoup d'avance. Je le perdis de vue quand il atteignit le sommet ; à ce moment, je vis les beaux yeux de Kam l qui se retournaient vers moi et qui me jetaient un regard implorant ; cela fouetta mon courage. J'escaladai la montagne aussi vite que je pus. Je faillis tomber plusieurs fois, mais enfin, j'atteignis à mon tour le sommet en un seul morceau. Adn ne m'attendait un peu plus loin, pas très loin du bord, l'air mauvais, diabolique, un air que je ne lui avais jamais vu, qui me rappela son horrible père, et me fit froid dans le dos. Pourtant il était encore beau, avec ces éclair de haine et de rage dans ses beaux yeux sombres ; je m'en rendis compte ; je l'aimais toujours, si seulement il avait pu s'en convaincre ! Mais rien à faire ; il était possédé par les démons de sa race. Je m'avançai pour parlementer, mais lentement, comme si je marchais sur des oeufs en essayant de ne pas les casser, car Adn ne, maintenant, brandissait le couteau dont je voyais la lame étinceler au soleil, et menaçait Kam l. J'avais peur pour lui. La chaleur, sur cette montagne, était intolérable ; dans le ciel, des corbeaux, des vautours, décrivaient autour de nous des cercles lugubres et nous regardaient avec convoitise. L'atmosphère était tendue. Je suppliai encore Adn ne de devenir plus raisonnable : << - Adn nou, ne fais pas ta mauvaise tête ! Allez, mais l che donc ce couteau, tête de mule ; si tu veux te venger de ce garçon, il y a des façons plus douces ; cette histoire n'a pas besoin de finir dans le sang, eh ! Tu m'écoutes ? Adn ne, fils de Nizar ! Fils de chienne ! Non, ce n'est pas ce que je voulais dire... pardonne-moi, oh ! Nom de Dieu, Adn ne, mon petit Adn ne, voyons, tu sais que je t'aime bien... allez, rappelle-toi tout ce qu'on a vécu ensemble ; Sidra... nos c lins secrets dans ma chambre, la colère de ton père, l'aide de ta mère, les jeunes, le puits, l'Afrique... Mahmadou, Mangue du Paradis, la forêt, souviens-toi ; on a vécu tout ça ensemble, ensemble ! Tu vas pas tout g cher, dis ? - Recule, salopard ! C'est toi qui as tout g ché ! Je t'aimais, moi ; tu peux pas comprendre ça ? T'es comme mon père ou quoi ? Tu sais pas ce que ça veut dire, aimer ; tu penses qu'à copuler avec tous ces Nègres, mais moi j'en ai rien à saquer d'eux, je m'en bats les... >> À ce moment, Kam l, couché par terre, lui donna un violent coup de pieds dans les jambes, qui le fit hurler. J'avais mal pour lui, mais j'étais soulagé, j'ai eu un moment d'espoir. Kam l a pris ses jambes à son coup, mais Adn ne lui a couru après en criant : << - Eh là ! Par ici, toi, on n'a pas fini ! Tu ne crois pas que tu vas t'en tirer comme ça, quand même ? >> Kam l courait, Adn ne courait derrière lui, je courais derrière Adn ne ; tout à coup, Adn ne rattrapa Kam l, le saisit par la nuque, et au même instant, il y eut un fracas épouvantable, et une grande secousse, comme si la terre se mettait à trembler. La montagne s'était fendue. Une immense faille, sombre, vertigineuse, lugubre, s'était formée, juste entre Adn ne et Kam l d'un côté, et moi de l'autre. Elle avait une forme arquée qui faisait penser à un rictus de démon, et des aspérités, comme des dents, qui lui donnaient un air particulièrement inquiétant. Adn ne rit et dit : << - Ha ha ! Le Diable est avec moi, on dirait ; qu'est-ce que tu vas faire maintenant, suceur de Nègres ? Essaie un peu de m'attraper, à présent. - Ne ris pas, Adn ne, a dit Kam l. Cette faille, c'est ta haine qui l'a creusée ; les démons qui sommeillent dans la montagne, les djinns blancs, emprisonnés depuis des siècles et attendant leur heure, ont senti cette aura de haine que tu transportes avec toi, et ils se sont réveillés. Tu ne les entends pas s'agiter dans les flancs de la montagne ? Ils se sentent plus puissants, gr ce à l'esprit de destruction que tu apportes ; s'ils se libèrent tout à fait, ce sera gr ce à toi, et il n'y aura pas de limite à leur soif de vengeance, de massacre et de ruine. Notre monde partira en fumée ; est-ce là ce que tu veux ? - Tais-toi, Nègre maudit ! Ce monde n'a plus d'importance pour moi ; ce qui en avait a disparu, et c'est de ta faute, alors, que tous les démons de la terre, de la mer et du ciel vous fondent dessus et vous prennent comme des chiennes, et vous brûlent ensuite, je m'en moque ! Et toi, de toute façon, tu ne seras plus là pour en pleurer, parce que je vais te tuer ! Oui, je vais te tuer, salope ! Tu ne sais pas qui je suis ; mais tu l'apprendras bientôt. Je suis le fils d'Atamor ! Le sombre empereur des malédictions abyssales, le grand prêtre de l'ordre de la mort et la désolation, et moi je suis son dernier rejeton ; et je vais venger toute notre race ! Oui ! Aujourd'hui, enfin, nous allons triompher, après des siècles d'humiliations ; tu entends, chienne ? Je vais te sacrifier à nos divinités infernales, comme le faisaient mes ancêtres maudits. À moi, Atamor ! Que ton me noire, infiniment plus noire que ce Nègre inepte, vienne prendre possession de moi ; guide ma main ; je t'offre cet innocent ! >> Adn ne, complètement fou, brandit le couteau. Je tentait une dernière fois de l'attendrir : << - Adn ne, non ! Adn ne, je t'en supplie, ne fais pas ça ! Tu n'es pas Atamor ! Tu peux encore tout arrêter ; je ne t'en voudrai pas. On recommencera tout. On partira. On s'aimera. Je t'aime. Ne fais pas ça ! Arrête ! - Trop tard ! Oui, je suis Atamor ! Je suis le fils d'Atamor ! Ma race est maudite, et je vais vous le prouver à tous ! Je vais sacrifier cette me innocente ; que le sang coule ! Esprit des enfers, guidez ma main, et accueillez mon offrande ! Je suis le fils d'Atamor ! Le fils d'Atamor ! Atamor ! Atamor ! >> En un éclair, le couteau s'abattit, et sa lame blanche devint rouge vif ; puis elle s'arraché de la plaie, s'éleva, et s'abattit à nouveau, plus violemment, faisant jaillir le sang, et ainsi de suite, plusieurs fois, c'était horrible. Adn ne, ivre de rage, désespéré, frappait, frappait, se frappait, encore et encore, plongeant frénétiquement la lame assassine dans son propre flanc. Son sang ondoyait l'infortuné Kam l, qui le regardait avec consternation, comme moi. Adn ne, dément, était en train de se détruire sous nos yeux ; au dernier moment, en effet, sa main avait changé de trajectoire, il avait renoncé à son projet assassin pour retourner contre lui-même la violence, la hargne et le dépit qui l'agitaient ; il était sans doute très las de vivre, depuis que je paraissais ne plus m'intéresser à lui. Il voulait peut-être se venger de Kam l, mais ce n'était pas un vrai représentant de sa race, enfin, pas comme son père ; il n'était pas foncièrement mauvais comme lui, et ne pouvait pas mener jusqu'au bout un dessein qui demandait autant de constance dans le mal. Il l'avait sans doute compris subitement, au moment où il avait levé la lame, et avait subitement décidé d'en finir avec la vie. C'était tragique. Je m'en voulais beaucoup, j'étais triste, Kam l ne se sentait pas mieux ; mais tout était allé si vite, il n'y avait plus rien à faire. Adn ne, couvert de sang, blessé à mort, livide, expirant, les yeux déjà vitreux, vacilla ; il tomba sur le genoux d'abord, puis posa une main sur le sol. Il me fixa un moment de son oeil hagard, et articula avec peine : << - A... Arslan... - Adn ne ! - Pardonne-moi ! >> Et il tomba dans la crevasse, c'était horrible. On ne voyait pas le fond. Kam l et moi, de part et d'autre, nous nous regard mes. Que faire ? Mais déjà, des deux côtés, des hommes du village, qui avaient fini par nous retrouver, arrivaient. Ils apportèrent des planches, firent une passerelle, allèrent chercher Kam l, et nous emmenèrent, choqués. Les jours suivants furent les pires de ma vie, et pour Kam l aussi. Nous n'arrivions pas à nous en remettre. Les images d'Adn ne écumant, fou, brandissant son couteau, d'Adn ne se suicidant, d'Adn ne couvert de sang, les tripes à l'air, d'Adn ne tombant dans l'affreux gouffre ricanant, ne nous quittaient pas, elles nous obsédaient. On n'avait plus envie de faire l'amour, on n'avait plus envie de rien, on était dégoûtés de la vie. Pour essayer de me consoler, ou au moins de me changer les idées, je suis retourné voir Mangue du Paradis, dans l'autre village. Il était toujours aussi mignon, aussi frais, avec ses fossettes, ses bonnes joues noires, ses grands yeux, ses fines jambes, sa toute fine queue, et tout, et tout ; cela me réconforta un tout petit peu. Et c'est lui qui ramena l'espoir. Avec sa petite voix chantante, douce, il me dit : << - T'en fais pas, va. Il est sûrement mieux là où il est ; c'est ce qu'on m'a dit quand ma grand-mère est morte. Elle était gentille ; elle va s'occuper de lui ; elle lui fera des biscuits à la banane, comme elle me faisait moi, les meilleurs de la brousse ; et puis tu sais, si ça se trouve, peut-être qu'il est même pas mort ! Tu l'as vu ? >> Je regardai Mangue du Paradis avec étonnement. Je n'y avais pas pensé. Pour moi, Adn ne était mort, c'était évident. Mais c'est vrai, je l'avais vu tomber, je ne l'avais pas vu atterrir. Se pouvait-il qu'il y eût un espoir ? C'était difficile, mais je voulais y croire. Tout à coup, Mangue du Paradis, petit garçon naïf, gentil, qui aurait inventé n'importe quoi pour me consoler, mais qui là, avait eu une idée brillante, m'avait suggéré une idée à laquelle je me raccrochai de toutes mes forces. Je décidai qu'il fallait, en tout état de cause, chercher la dépouille d'Adn ne. J'arrivai à convaincre les hommes, malgré la peur qu'ils avaient de la montagne. Aucun djinn n'était encore sorti pour nous attaquer, donc c'est qu'ils devaient être encore plus profondément enfouis, ou bien ils étaient tous morts, peu importe ; avec des cordes, des torches, quelque hommes forts et intrépides descendirent dans la faille et cherchèrent le corps d'Adn ne. Mais on ne trouva rien. << - Tu sais, me dit Mangue du Paradis, faut pas pleurer, Arslan. On finira bien par le retrouver ; moi je suis sûr qu'il est encore vivant. - Dis pas de bêtises, Manguounet. Avec les coups qu'il a reçus, le sang qu'il a perdu, la chute, les jours qu'il a pas bu ni mangé... - Comment le sais-tu ? Tu te décourages trop vite. Moi je connais quelqu'un qui pourra t'aider. Il l'a sûrement déjà fait. Je vais te dire qui c'est : c'est un héros dont ma grand-mère me racontait les histoires ; il venait toujours en aide aux garçons qui avaient des problèmes, partout dans le monde, et... - C'est ça, Matuki, c'est ça... en attendant, dors, la journée a été longue. On reparlera de tout ça demain. - Moi, à ta place, j'écouterais ce garçon, dit une voix masculine inconnue derrière moi. >> Mangue du Paradis, qui avait cherché avec nous toute la journée, dormait déjà. Je me retournai. Il y avait un homme, que je ne connaissais pas du tout, et que je ne voyais pas bien parce qu'il se tenait dans la pénombre. << - Qui êtes-vous ? Dis-je. - Aucune importance pour le moment. Tu l'apprendras en temps utiles. Pour le moment, si tu veux revoir ton ami, suis-moi. >> Et je suivis l'homme, complètement intrigué. Il faisait sombre. Une nuit sans lune, sans étoiles. Il m'emmena pas loin, à la cascade, derrière la cascade, dans une grotte dont j'ignorais l'existence. Là, il y avait de la lumière ; et il y avait Kam l, qui se tenait près du corps d'Adn ne, couché sur un lit de branches et de feuillages improvisé ; il était livide, inconscient, fiévreux, couvert de sueur, mais il était vivant ! Je ne sais pas par quel miracle - enfin, je ne savais pas à ce moment. On avait pansé ses plaies, on l'avait amené là, et il luttait maintenant depuis des jours, entre la vie et la mort. - Il va mieux, dit l'homme. Son état est stable, j'ai bon espoir qu'il guérisse. Il revient de loin, mais il est plus solide qu'il n'y para"t, ton ami. - S"d", que les anges vous bénissent ; je ne vous remercierai jamais assez pour ce que vous avez fait. Mais pourrais-je enfin savoir qui vous êtes ? - Je m'appelle Mounir ; oui, tu sauras bientôt qui je suis, mais c'est une longue histoire. >> Et l'homme me raconta son histoire. C'est ainsi que je fis connaissance avec Mounir, dont je n'avais jamais entendu parler, parce qu'on ne parlait pas beaucoup, à Sidra, de ce qui se passe à Naruq et ailleurs dans le monde. - Une minute, dit Najib. Cette fois, Arslan, vous vous jouez de nous ! Vous n'allez pas nous faire croire que Mounir intervient deux fois dans votre histoire, et à des siècles de distance ; qu'il surgit toujours, comme par magie, chaque fois que quelqu'un de votre peuple a des problèmes quelque part ? - Pourtant si, dit Arslan en souriant, on dirait que c'est un peu le cas. Je comprends que cela vous étonne. Moi aussi, j'ai mis du temps à l'admettre, mais c'est comme ça. D'ailleurs, vous allez voir, là encore, l'explication est toute simple. À cette époque, sa vie aventureuse avait conduit notre ami Mounir dans ce pays qu'il connaissait un peu : ce n'était pas la première fois qu'il y mettait les pieds.en passant près de la montagne, mais de l'autre côté, il avait vu qu'il s'y passait des choses anormales. Il l'avait escaladée - c'est plus facile par l'autre versant - et avait assisté, de loin, à la scène finale, sans pouvoir intervenir. À ce moment-là, il était trop tard pour faire quelque chose. Mais il savait qu'en bas de la montagne, il y avait une ouverture qui menait à l'intérieur, car cette montagne n'était pas seulement un bagne pour les djinns, elle cachait toute sorte de secrets, bons ou mauvais. Mounir y avait aménagé un de ses repaires. Il en a partout dans le monde. Et il entra. Il vit que, comme il l'avait pensé, le fond de la faille communiquait avec l'ouverture. Là, il y avait un cours d'eau, et de la terre meuble, qui avaient amorti la chute d'Adn ne. Il trouva celui-ci qui gisait au bord de l'eau, dans un sale état, mais vivant. Il déchira son propre habit, et pansa Adn ne comme il put, puis le prit dans ses bras, le sortit de la montagne, le mit sur son cheval, et l'emmena avec lui. Il arriva d'abord au village de Mangue du Paradis, qu'il connaissait, à cause des histoires que lui racontait sa grand-mère. - La grand-mère de Mounir ??? dit Najib, perplexe. - Mais non ! La grand mère de Mangue du Paradis, de Matuki ; elle lui racontait les histoires de Mounir, pour l'endormir, quand il était petit - ce qui remontait tout au plus à trois ou quatre ans, parce qu'il était encore petit. Or, ces histoires enthousiasmaient tellement le gamin, que Mounir a fini par se matérialiser à lui ; ou bien c'est Mounir qui se sentait tellement au centre des rêves et des fantasmes de ce petit garçon, qu'il a voulu le conna"tre, et qu'il est arrivé jusqu'à lui, finalement. Alors ils ont fait connaissance ; et de temps en temps, quand Mangue du Paradis rêvait seul dans sa chambre, son héros lui apparaissait, et ils passaient du bon temps ensemble. De sorte que Mounir connaissait bien le petit garçon. Et quand il est arrivé dans son village, avec Adn ne, il lui a dit où nous vivions et ce que nous faisions. Alors, il est allé au second village, et il a mis Adn ne dans la grotte derrière la cascade, qui était aussi un de ses repaires sur le sol africain. C'est là que, depuis des jours, il soignait Adn ne, avec l'aide de Kam l, qu'il avait rencontré à peu près dans les mêmes circonstances que moi. Kam l, dis-moi si je me trompe. - Non, dit Kam l, c'est à peu près comme cela que les choses sont arrivées. À part que moi aussi je connaissais Mounir depuis longtemps, de la même façon que Mangue du Paradis ; tous les garçons africains le connaissent, enfin ceux de ma région. Mais je n'avais pas pensé à te le présenter, ni à faire appel à lui, parce qu'il n'est qu'un parmi les nombreux héros et esprits qui peuplent nos forêts, nos contes et notre imagination ; nous vivons dans un monde où le rêve et le réel ne sont pas séparées par des frontières aussi solides que chez vous, ou dans d'autres régions du monde. - Soit, dit Arslan. Enfin, donc, Adn ne était vivant, et soigné par Mounir, dans la grotte. Sur le moment, je me suis senti revivre, et j'éprouvai une reconnaissance extrême envers ce sauveur mystérieux. Pendant plusieurs jours, nous avons soigné Adn ne, avec toute sorte d'herbes. Nous espérions vraiment qu'il guérisse, tu t'en souviens, n'est-ce pas, Kam l ? - Comment pourrais-je l'oublier ? - Mais l'état d'Adn ne se remit à empirer. Ses blessures étaient profondes. Mounir était désolé. Et je me remis à désespérer ; je croyais, cette fois, qu'Adn ne n'avait été sauvé que pour expirer dans mes bras. Alors, un jour, Mounir nous dit d'un air grave, à Kam l et à moi : << - Mes enfants, la situation est grave. Comme vous le voyez, l'état de votre ami empire, et je crains qu'il n'y ait plus qu'une seule solution, la solution extrême, si vous voulez qu'il vive. Mais vous devrez faire preuve de courage, être forts, et je vous préviens, le succès n'est pas garanti. Nous n'avons cependant pas le choix. Une seule chose peut encore le sauver. - Qu'est-ce que c'est ? Dis-je. - Le Cristal. Le cristal bleu, dont sont fait la montagne de Q f et le coeur des garçons. - Je ne savais pas que le coeur des garçons était en cristal, dis-je encore. - Pas exactement. Mais le Démiurge a mis un peu de ce cristal, une pincée, dans le coeur de chaque garçon, au commencement des temps, afin qu'il y ait en eux quelque chose d'indestructible et de céleste, qui participe de Q f, de sa transcendance ; c'est ce qui fait chaque garçon, potentiellement, plus grand que l'univers. Seules les propriétés de ce cristal pourraient sauver votre ami. - Et où le trouve-t-on ? - C'est justement ça le problème. On le trouve très difficilement. Il y a des endroits, sous la terre, où résident des gisements de ce minerai mystique. Mais ils sont rares. Il y a une grotte comme ça, près de là où je vis, mais c'est loin d'ici, et vous ne pourriez pas y accéder. - Pourquoi ? - Parce que c'est loin, d'abord, vous n'auriez pas le temps d'y arriver ni d'en revenir avant qu'il meure ; ensuite, pour des raisons qui nous échappent en partie. Voyez-vous, le cristal bleu n'est pas une substance ordinaire. Elle n'est pas de nature cosmique, mais de nature supra-cosmique, comme je vous l'ai dit. Pour la trouver, vous devrez accomplir quelque chose de spécifique ; remporter des épreuves qui ne dépendent que de vous, de ce que vous êtes. Dans votre cas, je crains qu'il ne faille aller jusqu'à la montagne de Q f même. - Mais elle est aux confins de l'univers physique ! - Eh oui ! Je sais, c'est une aventure terrifiante qui vous attend. Mais si vous voulez que votre ami soit sauvé, je ne vois pas d'autre solution. - Alors, nous irons ! Dis-je. Et nous ramènerons ce fichu cristal, quoi qu'il doive en coûter. - Bravo ! Dit Mounir. Ça, c'est parler comme un homme. Mais vous devez savoir ce qui vous attend. Vous devrez traverser les sept mers ; affronter des épreuves sans nombre, des tempêtes, des dangers menaçants, des hommes mauvais et acharnés à vous détruire, des démons, des monstres étranges, et aussi l'angoisse, le désespoir, le doute, la mort, la faim, la soif, le froid, le chaud... - Euh... tout compte fait, cette grotte, là, dans le désert, vous êtes sûrs qu'on ne pourrait pas y aller ? - Eh bien ! Si vous voulez vous perdre dans des sables mouvants qui communiquent avec l'ab"me de la désolation perpétuelle et les entrailles purulentes de l'infra-monde où l'on se putréfie pour l'éternité sans mourir, ou affronter les mirages tentaculaires du Cerveau arachnéen hyper-cosmique, éventuellement... - Tiens, c'est drôle, finalement il me semble que Q f n'était pas une mauvaise idée... - À la bonne heure ! >> Et c'est ainsi que, dès le lendemain, nous sommes partis pour le pays de Q f ; ce fut le début de notre plus étourdissante aventure.>> Najib attendait la suite avec impatience ; suspendu aux lèvres d'Arslan, il ne voyait pas le temps passer. Les garçons les plus jeunes, quant à eux, s'étaient endormis sans attendre la fin. Ce flot de paroles héroïques les hypnotisait, les berçait. Cependant, les plus éveillés de la troupe n'avaient pas manqué de remarquer, là-bas, à l'horizon, une colonne de poussière qui annonçait l'arrivée prochaine de la caravane. Plusieurs d'entre eux affûtaient déjà leurs sabres. 43. La montagne de Q f Cependant, Arslan poursuivit son récit. << - Avant de nous embarquer pour le pays de Q f, nous demand mes à Mounir s'il ne pouvait pas nous accompagner. << - Je regrette, dit-il, mais c'est absolument impossible. J'ai une autre mission, et je n'ai déjà perdu que trop de temps ; et puis, celle-ci est votre mission, c'est à vous de la mener à bien. Je peux cependant vous aider, en vous révélant certains des périls que vous devrez affronter, afin que vous soyez prêts le moment venu. Je ne crains pas tellement pour vous les pièges, les monstres, les brigands, les gens du sultan ou de Mourad (s'ils apprennent que vous êtes mes amis) ; tous ces obstacles, vous êtes assez vaillants pour les surmonter, j'en suis persuadé. Non, ce qui m'inquiète vraiment, c'est que vous devrez affronter l'Informe. - L'Informe ? - Oui, l'Informe. Voyez-vous, quand on ne cherche pas à atteindre Q f, il arrive qu'on l'atteigne spontanément, sans périls, sans épreuves ; quelques personnes ont ainsi abouti à la montagne de Q f sans le vouloir ; l'Informe ne s'attaque pas à ceux-là. C'est uniquement quand on veut vraiment atteindre Q f, comme c'est malheureusement votre cas, que cela devient presque impossible. Qui fait de Q f le but de ses pérégrinations, risque de ne jamais atteindre son but, voilà ce qu'on dit. Et on a raison. Dès que la conscience s'oriente vers Q f, Q f fait tout pour nous désorienter et pour nous échapper, et il suscite des périls d'une nature obscure, indéterminée, informelle : l'Informe. Ce n'est pas qu'il ne veut pas être atteint ; il s'en moque. Sa logique n'est pas la nôtre. Il ne veut pas être atteint intentionnellement, c'est tout. C'est cela la logique de Q f. - Mais alors, qu'est-ce que l'Informe ? - Justement, on ne peut pas le définir positivement, et c'est cela qui fait sa force. C'est plusieurs choses et aucune, si vous voulez. C'est une sorte de région floue, trouble, malsaine, aux limites du monde connu et connaissable ; une région, non pas géographique, mais ontologique ; c'est à la fois un lieu et une modalité de l'être ; on peut, théoriquement, le rencontrer partout, un peu comme le désert, sauf que le désert a une forme définie. Mais là où l'on a le plus de chance - si l'on peut dire - de le rencontrer, c'est aux abords de Q f, là où prend fin le monde tel que nous le connaissons. On entre alors, brusquement, dans une zone de turbulences, comme un brouillard d'être, sans forme définie, où tout semble à première vue possible, comme dans les rêves, mais où l'on se rend vite compte que tout nous échappe, glisse, que nos structures se délitent, que la réalité perd toute signification, cesse de se distinguer nettement de l'illusion ; et l'illusion n'est là que pour nous embrouiller, nous faire perdre le sens, la raison, l'espérance, la volonté d'être ou de nous battre, même la conscience d'être nous-mêmes ; ce qui est redoutable, c'est que l'on ne prend conscience de l'Informe que longtemps après y être entré, subitement, alors qu'on l'attend encore. On ne sait jamais quand on y entre, ni quand on en sortira, si on en sort un jour ; il y a des gens qui ont essayé d'atteindre Q f il y a des centaines d'années, et qui errent encore dans l'Informe, comme des spectres, comme des mes en peine, vidés de toute substance, ne sachant plus ce qu'ils font là ou qui ils sont. - Ils ne sont pas morts ? - Ils ne sont ni morts ni vivants ; ces mots n'ont plus de signification pour eux. Quand on entre dans l'Informe, il n'y a plus ni vie, ni mort, ni bien, ni mal, ni jour, ni nuit, ni haut, ni bas, ce sont des formes, tout ça ; là il n'y a plus aucune forme, tout se confond, se mêle, se perd dans un magma vaguement organique, larvaire... tout ce qui est réellement vivant, formé, fort, beau, vigoureux, puissant, noble, viril, l'Informe le dissout, le déglutit, le corrode, le corrompt, le consume froidement, le pulvérise, l'atomise, le disperse... à la fin il n'y a plus rien ; on n'en revient jamais. Mais si vous pouvez éviter le piège de l'Informe, alors vous serez plus forts que jamais, vous atteindrez Q f, triompherez des autres périls, trouverez le cristal, reviendrez, et votre ami sera sauvé. - Mais... est-ce que nous avons réellement une chance ? - Une chance, oui. Sur combien, je ne sais pas. >> Mes cheveux, à ces mots, se dressèrent sur ma tête. Mounir lut de la terreur dans mes yeux et dit : << - Allons, ne faites pas cette tête-là, jeune homme. J'ai dit tout cela pour vous mettre en garde ; il ne faut pas que vous partiez vaincus. Non, je ne vous cache pas que je tremble pour vous ; mais je suis confiant en la Vie. Beau, jeune, noble, vaillant, aimant comme vous êtes, je veux croire que vous y arriverez. J'en suis même sûr. Ce serait trop injuste autrement. Toute cette épopée ne peut pas finir bêtement dans l'Informe. Du courage. Et puis, vous connaissez maintenant la nature de l'Informe ; vous avez un atout contre lui. Servez-vous de ce qui fait votre force, du fait que vous, vous avez une forme, une essence, une me ; lui n'a rien de tout cela ; il est envieux, c'est ce qui le rend mauvais. Si vous pouvez échapper au piège de cette envie, vous trouverez en vous-mêmes le moyen qui vous permettra, vous, de le vaincre ; car chacun doit trouver son propre moyen, il n'y a pas de technique universelle pour vaincre l'Informe ; ce serait absurde : car alors il aurait cessé d'être depuis longtemps, or l'Informe ne peut pas plus cesser qu'il n'a commencé ; tout cela relève de la forme ; une limite, une borne, une distinction quelconque, c'est déjà une forme. Comprenez-vous ? - Plus ou moins, dis-je. - De toute façon, je vous en ai dit assez ; je vous en ai dit le plus qu'on pouvait en dire. Le nature de l'Informe est mystérieuse à jamais, et les moyens de le vaincre aussi, mais rappelez-vous toujours l'essentiel : c'est en vous que vous trouverez le moyen. L'Informe lui-même est en vous, plus que dehors, il vous guette de l'intérieur pour vous dévorer, il se nourrit de tout ce qu'il y a d'informe, de confus en vous-mêmes pour vous dissoudre. Si par malheur il y arrivait, si vous le sentiez vous dominer, pensez à ce que vous êtes venus faire là-bas, à quelque chose qui vous donne du sens, à ce que vous aimez. Pensez à quelqu'un que vous aimez ; l'Informe a horreur de ça. Voilà. Bonne route. Je suis de tout coeur avec vous. >> Nous pr"mes congé de Mounir, et part"mes, sur les pistes du continent d'abord, puis sur les mers. Nous navigu mes, encore et encore, nous travers mes les sept mers. En chemin, nous avons parcouru des pays étranges, rencontré des tas de gens amicaux ou hostiles, nous avons dû nous battre contre certains ; nous nous sommes battus, nous avons vaincu. Et nous avons rencontré toute sorte d'obstacles, de périls, comme nous l'avait annoncé Mounir, des pirates, des brigands, des monstres marins ; ce fut dur, mais nous les avons vaincus sans peine. Mais ce qui arriva ensuite, mon cher Najib, vous n'allez pas le croire ; si je vous le racontais sans préambule, vous me prendriez pour un fou ou pour un mauvais plaisant. - Après tout ce que j'ai entendu de votre bouche, il me semble que plus rien désormais ne peut me surprendre. - Détrompez-vous. Aussi, je vous préviens : ce que vous allez entendre maintenant va vous para"tre, au début, impossible à croire. Cependant, faites l'effort d'écouter sans m'interrompre ; l'explication viendra par la suite. Me le promettez-vous ? - Vous avez ma parole. - Bien. Alors voilà. Comme je l'ai dit, nous avions affronté victorieusement des périls sans nombre, et nous voguions sur une vaste étendue d'eau qui n'était ni une mer, ni un océan, située au delà de sept mers. C'était une étendue immense, et d'un calme plat, absolument inouï ; pas un nuage, presque pas de vent, ni de vague, juste assez pour avancer, je n'avais jamais vu cela. Un calme de mort. Et pas une terre, pas une "le à l'horizon, rien. Et cela durait. Durait. Des mois. Des années même. Oui, des années ! Nous avons navigué des années sans voir me qui vive. Rien. Nous vivions entre nous, sur ce bateau, avançant, avançant, oubliant presque le but de notre mission, désespérant de voir un jour un bout de terre. Le temps passait. Nous avons navigué ainsi des années, des dizaines d'années. - Mais... - Najib, au nom du Ciel ! Votre promesse ! - C'est vrai, veuillez m'excuser. Poursuivez. - Donc comme je le disais, le temps passait sur ce bateau, nous grandissions, nous vieillissions même ; nous savions qu'il nous fallait avancer, mais à la fin, nous ne savions plus très bien pourquoi, ni quel était le but de notre mission ; j'avais complètement oublié Adn ne, je me souvenais à peine du cristal. Et nous avancions toujours, vers un but qui nous échappait complètement désormais. Les jours étaient d'une monotonie terrifiante. Il n'y avait pas beaucoup d'occupations sur ce bateau, à part la pêche, qui nous procurait notre principale subsistance. Quand nous étions jeunes, encore, nous pouvions faire l'amour, nous livrer à des jeux érotiques, comme en Afrique ; il y avait un jeune mousse, sur ce bateau, un garçon de type arabe, très beau, qui se mêlait à nos jeux, au début, nous prenions du bon temps, cela permettait de tuer le temps. Mais le temps a pris sa revanche ; au fil des années, la beauté de Kam l, sa confondante beauté, sa transcendante beauté, s'est estompée, puis s'est détruite ; l'adolescent rayonnant est devenu un adulte quelconque, au visage terne et ridé, ses beaux yeux bleus étaient éteints, ils n'exprimaient plus que le vide, la déception, l'angoisse, et il en alla de même pour moi. Nous n'étions plus très attirants ni l'un ni l'autre, et le mousse non plus, et il n'y avait aucun jeune garçon à bord pour le remplacer ; en fait, nous ne savions même plus ce que c'était qu'un jeune garçon, ce que c'était que la jeunesse. Alors, nous nous sommes lassés de ces jeux. Faire l'amour étant devenu impossible, nous avons oublié ce qu'étaient l'amour, la sexualité, le plaisir, le désir, tout cela n'était plus que de lointains et vagues souvenirs, et la vie avait perdu tout son sel, toute sa saveur, elle n'était plus qu'une routine affligeante, désespérante. Nous étions bien fatigués. Et puis, un jour, nous avions quarante ans environ, Kam l tomba malade, très malade, le scorbut sans doute, et il eut la fièvre aussi. Il lutta pendant des jours, et je priai pour lui abondamment, mais rien à faire, il mourut à bord, et les flots furent sa sépulture. J'étais bien triste désormais, bien seul. Kam l que j'avais tant aimé, Kam l, mon seul ami, mon seul frère. Mort, englouti par les flots ; j'étais seul dans cette immensité vide, j'avais à peu près complètement oublié ma mission, l'essentiel de ma vie s'était déroulé sur ce bateau errant sans but apparent sur cette mer sans borne, et je la regardais avec dégoût : une vie terne, illusoire, inutile ; j'étais dégoûté, las, désoeuvré ; j'aurais voulu tout recommencer. Je me mis à penser à ma jeunesse, à Sidra. L'Afrique était trop loin, et ne m'intéressait plus ; depuis le temps que j'avais oublié ce que faire l'amour voulait dire, ce que désirer ou aimer voulaient dire, ces débordements érotiques avec les garçons des savanes ou de la forêt, dont je n'avais gardé qu'un souvenir obscur, confus, m'apparaissaient comme une vaine agitation, j'avais du mal à croire que j'avais pu prendre part à cela, je n'en comprenais plus le sens ; en revanche, je me souvenais de mon enfance à Sidra, des histoires que me racontait ma mère, le soir, avant de m'endormir, de tous mes rêves... j'aurais aimé revoir Sidra, rien qu'une fois. Je ne pensais plus qu'à cela ; j'étais mélancolique et nostalgique. Je m'ennuyais à mourir. Et puis un jour - j'avais environ cinquante ans - le temps devint plus froid ; la mer devint glacée ; des blocs de glace flottaient ça et là, des "les de glace, de plus en plus grandes, entre lesquelles nous naviguions. Finalement, la navigation devint impossible ; ce n'était plus de la glace, mais de la terre gelée, recouverte d'une épaisse couche de neige : nous avions accosté contre un continent inconnu et glacé. Je me mis à marcher, seul, sans savoir où j'allais ; tant que j'étais vivant, il fallait bien aller quelque part. Alors je marchai. Un vague doute, enrobé d'un aussi vague espoir, me saisit. J'arrivai bientôt à une sorte de vallée en entonnoir qui me semblait vaguement familière. Oui, j'avais l'impression d'être déjà venu ici, il y a longtemps, très longtemps. Et je reconnus le puits ; cette fois, pas de doute. Oui, j'étais chez moi, j'étais revenu à Sidra ; j'en pleurai de joie. Je marchai encore, et j'arrivai bientôt à la capitale. Elle avait bien changé ! Il n'y avait que des vieillards ; je n'avais rien à craindre, puisque j'étais devenu vieux moi-même ! Qu'aurais-je à redouter désormais de l'élixir de vieillesse ? Cependant, je paraissais jeune comparé à la plupart des personnes que je croisais, et qui ne me reconnaissaient pas. Ils étaient tous plus vieux et plus las que moi encore. C'était comme si toute jeunesse avait fui le monde, et moi y compris. La jeunesse n'avait jamais été qu'un songe, une illusion qui s'était dissipée, il y avait bien longtemps déjà. Maintenant, je le savais. Peu m'importaient désormais ces chimères, je n'aspirais qu'au repos ; nous n'aspirions tous plus qu'au repos, tout ce pays était fatigué de la vie, morne, sans espérance ; mais au moins j'étais chez moi. Je retournai au palais ; là, on me reconnut, et l'on m'accueillit avec émotion. J'appris que mon père, l'émir, était mort, il y avait bien des années, en prononçant mon nom ; il avait tant espéré me revoir avant de mourir ; mais il était parti tristement, sans même savoir si j'étais toujours vivant. Je pleurai en entendant cela, et j'allai me recueillir sur sa tombe en implorant son pardon. Comme je pleurais, j'entendis quelqu'un d'autre qui pleurait encore plus fort derrière moi. Je me retournai, et je le vis : c'était le vizir Nizar Kharq n", mon vieil ennemi, celui qui m'avait jadis chassé du pays. Il était devenu incroyablement vieux ; c'était un vieillard chenu, voûté, rhumatisant, aux cheveux blancs, au visage fripé, ravagé par le regret et le remord, dévoré par la culpabilité, vaincu, diminué, miné. Il n'inspirait plus que la pitié. Sa conscience, comme un juge implacable, ne cessait de lui faire des reproches pour tous ses crimes et ses parjures, et ses malversations, et il avait perdu le sommeil depuis des années, vivant dans le repentir et les mortifications, triste lui aussi, désespéré ; il se jeta à mes pieds et les embrassa, et implora mon pardon pour ses crimes contre moi ; je le lui accordai immédiatement : quelle importance attribuer à tout cela désormais ? Nous nous embrass mes en pleurant, nous nous pardonn mes mutuellement tout le mal que nous avions pu nous faire. Nous nous sent"mes soulagés, mais nous étions toujours tristes et malheureux. La terre entière était vide d'espérance. La vie était vide. Rien, rien n'avait de sens. Il m'expliqua que depuis la mort de mon père, il régnait officiellement sur le pays, où plus personne d'ailleurs n'avait envie de se faire la guerre ou de se révolter contre quoi que ce soit : à quoi bon ? Tout le monde était las, trop las ; la rébellion est le fruit de la jeunesse, et la jeunesse était morte. Nizar régnait, émir par intérim, en attendant mon retour, car depuis des années, il m'attendait, convaincu que j'allais revenir me venger de lui, et il espérait que je le tuasse, car il était fatigué de vivre ; mais je lui dis que je n'avais pas l'intention de le tuer, après lui avoir pardonné. Il comprit, ne m'en voulut pas et s'assit tristement. Nous ne savions pas quoi faire. Évidemment, je redevenais automatiquement l'émir de Sidra. J'en sus gré à Nizar et le pris comme vizir. Je régnai ainsi sur Sidra, pendant des années. Ce fut un règne triste mais paisible. Sidra était devenu un pays triste. J'étais triste. Mais serein cependant, satisfait, sinon heureux, d'être revenu dans le pays de mon enfance, dans la maison de mon enfance ; je ne désirais plus rien désormais, je ne souhaitais ni n'espérais plus rien ; j'attendais la mort. Et la mort vint, un jour, alors que j'étais bien vieux ; Nizar était déjà mort depuis longtemps, tous ceux que j'avais connus étaient morts, j'étais désormais seul, vraiment seul, plus seul que jamais. J'étais un auguste vieillard aux cheveux blancs, malade et fatigué, menant depuis des années une vie monotone, sans but, sans plaisir, sans éclat ; j'étais amer ; je regrettais de n'avoir rien su faire de cette vie ; quand j'étais jeune, j'avais eu des rêves, des espérances, et tout s'était envolé ; la vie était passé comme un songe, un songe triste et confus, mélancolique et vain ; pourtant j'avais eu des ouvertures, des possibilités, des opportunités ; et je n'avais su en saisir aucune, j'avais laissé passer toutes mes chances, mes chances de b tir quelque chose, de laisser quelque chose après moi, de me survivre. Bientôt, dans quelque heures peut-être, mon me allait quitter mon corps, et ma carcasse allait pourrir, tomber en poussière ; je ne serais plus que de la poussière, pour l'éternité, sans personne pour me regretter, personne pour se souvenir de moi, personne même pour prier pour moi, et d'ailleurs à quoi bon ? Et c'était cela la vie, cette chose absurde et vaine, qui se pla"t à nous leurrer, quand nous sommes jeunes, à nous faire miroiter tout un monde de possibilités qui se dissipent comme un mirage en vieillissant, qui se joue de nous, et finalement, nous abandonne, tristes et désabusés, se retire de nous, pour aller jouer avec d'autres pauvres idiots qu'elle abuse comme nous ; la vie ! Vous appelez cela la vie ! Il n'y a pas de vie ; ce qu'on appelle ainsi n'est qu'une suite de tromperies et de déceptions, un simulacre sans consistance, sans valeur et sans signification ; elle ne vaut pas le prix que les hommes lui accordent, et celui qui le sait est encore plus malheureux que celui qui l'ignore, et qui vole joyeusement vers une abyssale déconvenue. Moi, je le savais désormais ; j'en avais fini avec toutes ces inutiles chimères, la vie, l'amour, la gloire, l'espérance, la fortune, la puissance, le plaisir, tout, tout cela était vain, trompeur, sinistre au fond ; quitter tout cela, m'éteindre en paix, m'éteindre, enfin, c'était tout ce à quoi j'aspirais. J'étais dans mon lit, faible, déclinant, agonisant ; mon pouls battait de moins en moins fort, ce n'était plus qu'une question de minutes sans doute. Alors, n'attendant plus rien, dans le calme de cette chambre funèbre où je m'apprêtais tranquillement à rejoindre le néant, je repensais à ma vie. À ma jeunesse, aux bons moments que j'avais passés, tout de même, autrefois. C'est vrai que j'avais vécu, aimé, été heureux parfois ; même si tout cela n'était qu'illusion, je le savais maintenant, j'aurais aimé tout refaire, tout revivre une deuxième fois ; et même une troisième, une quatrième... vivre encore, vivre de nouveau, être jeune ; non ! C'était absurde, à quoi bon ? Vivre pour se retrouver de nouveau ainsi, amer, seul, expirant ? Oui, mais vivre... ah ! Ma jeunesse ; Sidra ; mon père, ma mère, mes camarades, mes professeurs, mes serviteurs, et puis... Adn ne ! Tout à coup, tout bascula. Pour la première fois depuis des années, je repensai à Adn ne. Adn ne jeune. Ce que nous avions vécu ensemble ; la fois où il était arrivé en pleurs dans ma chambre, dans cette même chambre où j'allais mourir, ayant eu la révélation de ses origines maudites, et où je l'avais consolé ; et où nous avions fait l'amour pour la première fois ; la découverte de l'amour, merveilleuse, exaltante ; après, tout s'était encha"né, tout seul, la vie m'avait emporté dans son tourbillon, la vie, l'amour, Adn ne ; oui, Adn ne ! Dans mon lit de mort, je prononçai son nom. Je le revis. Je le revis au fond de la grotte, blessé, mourant attendant le cristal bleu.. le cristal bleu, la mission ! Oui, la mission! Tout me revenait ! Mais c'était absurde ! Il n'y avait plus de mission. Tout cela était fini. J'étais là, vieux, malade expirant, quelle mission ? Pourtant, je sentis pour la première fois que quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas ainsi que ça devait se dérouler. Je n'avais pas eu les réponses à mes questions. Il avait dû se passer quelque chose, je cherchais où était l'erreur ; je me remémorais tout, point par point ; vite, avant que la mort n'arrive. Il y avait Adn ne blessé, attendant du secours dans la grotte ; Mounir ; il y avait Kam l et moi... la mer, le bateau, les épreuves que nous devions remporter, les hommes et les démons à vaincre, et puis Q f qu'il falait atteindre, après avoir affronté l'Informe... l'Informe ! Oui, c'est cela bien sûr ! Le voile se déchirait devant mes yeux, je comprenais tout, enfin. Non, je n'étais pas à Sidra, vieux, expirant, sur mon lit de mort, non, j'étais dans l'Informe ! Les paroles de Mounir me revenaient : << on ne prend conscience de l'Informe que longtemps après y être entré, subitement, alors qu'on l'attend encore. On ne sait jamais quand on y entre, ni quand on en sortira, si on en sort un jour >> ; longtemps après y être entré ! Oui, exactement ce qui m'était arrivé. Tout devenait clair ; cette mer qui n'en finissait pas, pendant des années, cette lassitude croissante qui me fait oublier ma mission, et puis Sidra qui se dresse soudain, au bout du voyage ; c'était impossible ! Ces choses-là n'arrivent que dans les rêves... ou dans l'Informe, justement ! Oui, c'était cela l'Informe : une sorte de cauchemar tentaculaire qui vous prend vivant et vous dévore, une illusion douée de conscience, vivante, monstrueuse, qui se nourrit de vos doutes et de vos angoisses secrètes et vous dissout, peu à peu, comme la rouille dissout l'acier, transformant des colosses en poussière amorphe ; l'Informe s'était emparé de moi, et tout ce que je croyais vivre, depuis des années, ces désillusions, ces déceptions, qui me révélaient le caractère inconsistant et vain de ma vie, de toute vie humaine, du monde en général, c'était cela qui était une illusion ! Cette sagesse désenchantée, triste et amère, dans laquelle j'étais prêt à m'endormir à jamais, c'était elle qui était vaine et illusoire, non la vie, la jeunesse, l'amour, la puissance, le plaisir ! Non ! Je n'étais pas passé à côté de toutes les possibilités, il y avait encore un espoir, il y avait encore quelque chose à faire : revenir à la mission, vite ! Je me sentais toujours vieux et fatigué, mais je savais désormais que ce n'était qu'une ruse de l'ennemi : j'étais toujours jeune et fort, et vaillant, et déterminé, je pouvais encore vaincre ! Je pouvais vaincre l'Informe ! Je le devais ! Mais comment ? Maintenant, j'avais identifié l'ennemi ; je savais de quoi il était capable : en effet, je ne m'étais pas attendu à quelque chose d'aussi puissant ; mais enfin, maintenant, je savais, on ne pourrait pas m'abuser une deuxième fois. Mais comment faire pour en sortir ? Comment sortir de ce cauchemar ? Mounir m'avait dit : << penser à quelqu'un qu'on aime ; l'Informe a horreur de ça >>. Donc, je pensai très fort à Adn ne, et à la mission. Je pensai aussi à Kam l, un peu à Mangue du Paradis ; je pensai à leur visage, à leur corps, à leur sexe, au plaisir que nous avions pris ensemble autrefois : que c'était bon de repenser à tout cela, de retrouver à l'intérieur de moi le goût de toutes ces sensations excitantes que j'avais eu la faiblesse, un moment, de déclarer illusoires, à cause de l'Informe ! Je repensais à eux tous, au goût de leurs lèvres, au goût de leur sexe, au goût de leurs fluides, à la chaleur de leur peau, à la douceur de leur chair à l'intérieur de leurs cuisses surtout, et leur gorge, toutes ces parties d'eux-mêmes que j'aimais caresser, embrasser, le dard énorme de Kam l, ses pruneaux bien pendants, superbes, tout cela, toutes les sensations associées, la vie, la vie, la vie ! Je riais ! Au diable la vieillesse, la sagesse, la tristesse, au diable, des illusions ! Non, l'Informe, tu ne m'auras pas ! Je pensai encore à Adn ne, intensément ; ce pauvre Adn ne expirant, qui avait cru que je ne l'aimais plus, qui avais voulu tuer le beau Kam l par jalousie, puis qui avait voulu se tuer lui-même, qui s'était effondré en implorant mon pardon, alors que c'était moi qui n'avais pas su le comprendre, l'écouter peut-être... je me rendais compte à quel point je l'aimais, plus que tout... non, pas plus que Kam l, tout de même ; c'était impossible d'aimer quelqu'un ou quelque chose plus que Kam l... mais autant, oui ; et depuis plus longtemps ! Ha ! Qu'est-ce que tu dis de ça, l'Informe ? Je défiais le monstre. L'Informe en disait que, subitement, le décor de la chambre se mit à bouger, à changer, à devenir flou ; l'illusion se dissipait. J'avais gagné ! Enfin, pas encore... la bête se défendait ; c'était une hydre, peut-être ; une tête coupée en faisait rena"tre dix.. il fallait se méfier. Maintenant, tout Sidra, enfin, la fausse Sidra, avait disparu ; j'étais dans la brume. Une brume opaque, livide... je voyais Adn ne dans cette brume ; Adn ne qui se dressait devant moi, immense, superbe, en pleine santé, mais immense, et à une distance impossible à déterminer ; je compris que c'était une projection de mon esprit ; l'image à laquelle je me raccrochais, et dont l'Informe essayait de s'emparer, sans doute pour la digérer, la dissiper... Tout autour de moi, cette brume impénétrable, mouvante, diffuse, qui s'étirait à l'infini, dans toutes les directions, semblait vaguement menaçante, pleine d'intentions mauvaises, désireuse de me digérer, de m'assimiler... je commençais à comprendre la logique de l'Informe, sa tournure d'esprit, si tant est que cette chose ait un esprit... Je pensais encore et toujours à Adn ne. Je m'accrochais de toutes mes forces à lui, à son image adorée ; je tentais de le faire exister réellement, de lui donner vie, consistance, relief ; et cela fonctionna, mieux que je ne l'avais espéré. Tout à coup, sans pouvoir expliquer comment j'en étais arrivé là, je me retrouvai dans les bras d'Adn ne, plus vivant et plus beau que jamais ; nous étions en Afrique, près du puits ; j'étais revenu en arrière, au moment où nous venions d'échapper au méchant vizir, ce moment béni où nous nous étions retrouvés ensemble, pour la première fois, nus, joyeux, exaltés, sur la terre d'Afrique ; nous étions à nouveau jeunes comme à cette époque, beaux, magnifiques, splendides... et nus, de nouveau ; de nouveau, le corps marmoréen, brûlant, palpitant d'Adn ne contre le mien, sa chaleur, son désir, et moi, ardant de désir également, près à le posséder. Comme autrefois. Je n'hésitai pas. Après ce que je venais de vivre, après ces années de vieillesse, de décrépitude, d'amnésie, de déchéance, de lassitude croissante, c'était trop beau, trop enivrant. Je pris Adn ne dans mes bras, avec fougue, comme autrefois, je l'embrassai, je l'embrassai partout, comme un fou, en riant, je m'enivrais de lui comme jamais, et lui de moi ; je me mêlai à lui, ma bouche contre sa bouche, mon sexe contre son sexe, mon ventre contre son ventre, c'était merveilleux, fou, exaltant, je ne cessais de l'embrasser, nous nous caressions avec fièvre, je sentais la volupté s'emparer de moi, m'envahir, monter, une volupté de tous mes sens, telle que je n'en avais jamais ressenti, c'était presque trop... c'était trop ; mon esprit basculait, chavirait, comme une coque de noix sur une mer en furie ; mes sens en extase, mon esprit ravi, se fondaient dans un épais brouillard, sombre, informe... l'Informe ! C'était encore l'Informe qui essayait de s'emparer de moi. Je tenais toujours le corps d'Adn ne dans mes bras, mais il était devenu immense, et il grandissait sans cesse, il devenait de plus en plus immense, sans limite, sans contour défini, il m'enveloppait de partout ; et pourtant sa figure, elle était inchangée, toujours aussi belle, avec des yeux aimants, ardents comme jamais, qui me regardaient, et sa jolie bouche, suave, qui disait : << - Arslan ! Oh, Arslan ! Je t'aime, habibi ; embrasse-moi, enlace-moi, prends-moi ; mêlons-nous l'un à l'autre, à l'infini... perdons-nous l'un dans l'autre ; perds-toi en moi ; ne sens-tu pas ta raison s'évaporer, ton esprit s'évanouir, tous tes sens s'engourdir de plaisir, ne sens-tu pas que tu te perds, que tu n'es plus rien ? Je t'aime ! Je te veux, je veux être à toi, sois à moi ! Laisse-toi aller ; ne sens-tu pas ton être qui se dissipe, ta substance qui se sublime comme l'éther, dans l'éther ? Viens ; deviens brume, éther... >> Tout à coup, je le rejetai : << - Non ! Va-t'en ! Tu n'es pas Adn ne ! Arrière, je sais qui tu es, tu ne m'auras pas ! Adn ne ne parlerait pas ainsi ! - Mais si, dit la figure d'Adn ne, je suis Adn ne, regarde-moi ! Qui serais-je, si je n'étais pas lui ? Allons, viens, mon bien-aimé, aime-moi, perds-toi en moi ! Perds-toi ! >> Et il devenait impérieux, menaçant en disant cela. << - Tu es l'Informe, dis-je. Voilà qui tu es ! Tu crois que je ne t'ai pas reconnu ? Encore une de tes ruses ! Mais tu ne m'auras pas ! Cette fois, tu as épuisé tes tours de magicien de foire, tu ne m'auras plus ; quoi que tu inventes à présent, je te démasquerai toujours ! Toujours ! Allons, écarte-toi, l'Informe ; je veux accomplir ma mission ! Je veux aller à Q f ! >> À ce mot de Q f, il y eut un tumulte immense ; l'image d'Adn ne se dissipa brusquement, et la brume revint, plus opaque, plus maléfique que jamais, m'enveloppant de partout, hétérogène, avec des mouvements, des parties plus sombres et d'autres plus claires, des spirales, des volutes, des remous, des bouillonnements, des endroits qui semblaient presque liquides tout à coup, voire solides, et puis des ombres, des silhouettes confuses, menaçantes à nouveau, qui passaient, se formaient et se dissipaient ; de plus en plus, j'avais le sentiment que cette chose était vivante, et qu'elle n'allait pas tarder à montrer son vrai visage. En effet, tout à coup, des yeux se formèrent dans cette purée de pois, des yeux caverneux, sombres, sans vie, qui me regardaient en fronçant les sourcils ; et puis des sortes de naseaux, et une bouche, une affreuse bouche grimaçante qui se mit à parler : << - Maudit adolescent, oui, c'est moi, l'Informe, tu m'as reconnu ! Tu es malin, deux fois tu as su déjouer mes pièges ; mais je pourrais te dévorer tout de suite, si je le voulais ; si je te laisse une chance, c'est que j'ai pitié de toi, et puis je veux m'amuser... mais tu n'as aucune chance contre moi ; j'étais, et le monde n'était pas encore ; je serai, quand le monde depuis longtemps ne sera plus... sache, humain ignorant, que tout procède de moi et que tout retourne à moi ; les formes, auxquelles vous attachez tellement d'importance, ne sont qu'illusion, c'est ce que j'ai essayé de te faire comprendre, mais tu es trop buté pour cela ; elles se forment et se déforment, se font et se défont en moi, elles passent, et moi je reste. >> L'espèce de visage, funèbre et difforme, qui s'était formé pour me parler, ne cessait de bouger, de changer d'aspect, comme s'il voulait illustrer par lui-même son propos ; c'était tantôt une fouine, tantôt un lion, tantôt un bouc horrible, et tantôt une tête de mort, un vieillard affreusement ridé, ou un très bel adolescent à l'air maléfique, mais c'était toujours la même ; c'était mille gueules à la fois rassemblées en une seule, et elles semblaient lutter entre elles sans que jamais l'une d'elles n'ait le dessus, plus de quelques secondes, elle modifiait sans cesse son apparence, toujours aussi laide, aussi méchante, mais elle continuait son discours : << - Tout vient de moi, et tout retourne à moi, vous n'avez aucune chance ; aucune chance d'y échapper... je t'aurai, de toute façon ; un jour ou l'autre, toi aussi, tu rentreras dans l'Informe, tu seras de l'Informe, tu seras de cette brume... regarde ; tu vois ? Je fais appara"tre les formes de toute l'humanité ; les hommes illustres : là, César, là, Alexandre, là, Moïse... et même, regarde : ton père ; et ta mère ; et Kam l, ton ridicule ami, que j'ai eu comme je vais t'avoir, regarde : ils sont tous là, en moi, ils t'attendent ; allons, ne lutte pas, viens... viens, garçon prétentieux et futile... >> Et il faisait ce qu'il disait : ils apparaissaient tous, les uns après les autres, dans des attitudes diverses, me regardant, sans un mot, ayant l'air de répéter : << viens >> ; même Kam l... c'était impressionnant, mais je répondis : << - Non, tu mens, tu n'es rien ! Rien ! Tu dissous peut-être, ton pouvoir est grand en effet, tu dissous, mais tu ne crées rien ; tu n'es à l'origine de rien ; tu te prends pour Dieu, mais tu n'es pas Dieu ! Ces formes que tu fais appara"tre ne sont que des illusions, des fantômes ; le monde, lui, n'est peut-être pas éternel, personne n'a dit qu'il l'était ; mais il a une consistance, un relief, une saveur ; il a une réalité ! Mon amour pour Adn ne, pour Kam l, pour Mangue du Paradis même, a une réalité ! La joie que j'éprouve quand je les serre dans mes bras, notre jouissance partagée, toutes ces choses que toi, spectre lugubre et envieux, tu n'éprouveras jamais, ont une réalité ! Toi tu n'en as pas ! - Impertinent ! >> Et le monstre émit une espèce d'immense sifflement de colère, comme le sirocco, ou comme le sifflement de mille serpents venimeux, de mille chats sauvages furieux, tout cela mêlé, quelque chose d'infernal, qui me troua les tympans ; et sa gueule immonde s'ouvrit toute grande, se dilata à l'infini, et cette fois, vraiment, il m'a avalé ; je croyais que j'allais mourir, et peut-être devenir de la brume, comme il avait dit ; quelle fin horrible ! Mes oreilles sifflaient, autour de moi, la brume s'intensifiait, obscure, compacte, tourbillonnante, et la réalité de l'Informe m'apparut enfin : c'était tout simplement les Ténèbres ! La nuit, mais pas la douce nuit chaleureuse et sensuelle du corps noir de Kam l : une noirceur triste et sans espoir, sans fond et sans forme, informe et désolée, une grande nuit désertique, sépulcrale, un chaos sans lumière et sans vie ; j'avais l'impression de tomber, comme dans le puits, de tomber à l'infini, mais dans quelque chose de beaucoup plus sombre et angoissant. J'aurais voulu avoir le corps d'Adn ne, à nouveau, pour me raccrocher... ou de Kam l, tiens, pourquoi pas... je tombais, comme jadis dans le puits ; j'aurais bien aimé avoir Kam l contre moi, comme jadis Adn ne ; son corps contre le mien ; alors, oui, j'aurais pu tomber comme ça une éternité, je m'en moquais ; Kam l... noir comme ces ténèbres, mais tellement plus beau ; pas du tout informe, lui... noir, d'une noirceur éclatante, satinée, ardente, merveilleuse, et douée d'une forme sublime, parfaite, divine... je comparais ces deux noirceurs incomparables ; je substituais l'une à l'autre dans mon esprit ; j'imaginais l'Informe remplacé par Kam l, je lui donnas sa forme exquise, et je me laissais tomber avec délices, sans me battre ni me débattre ; je tombais ; c'était sans espoir. Ces ténèbres sans fond allaient m'engloutir, c'était absolument certain ; rien à faire... je me laissais aller... peut-être allais-je être éjecté dans un autre monde, plus beau, comme dans le puits ; ou bien, j'allais tomber comme ça, à l'infini ; peu importe, tout était terminé, joué, j'en étais presque soulagé ; Kam l était contre moi, je m'accrochais à lui, le serrais contre mon sein, dans les ténèbres ; je pensais très fort à lui, à son amour, et je me laissais choir ; je ne luttais plus ; je ne réfléchissais plus ; je n'espérais plus, je ne désespérais plus, je pensais à Kam l ; j'aimais Kam l. Kam l était tout. Cette noirceur immonde pouvait m'engloutir, elle ne pouvait pas détruire mon amour, ma foi en lui. Cela me rendait presque heureux ; je triomphais. Et tout à coup, l'improbable, l'inespéré, se produisit ; à force de penser tellement fort à lui, je sentis réellement la présence de Kam l contre moi. Et je ne tombais plus. Il était avec moi, en chair et en os, nous nous serrions l'un contre l'autre, nous étions vivants, et nous étions, oui, sur du dur, enfin, pas trop dur, sur du sable ou quelque chose comme ça, de la terre, oui, sur la terre des hommes ; vivants, jeunes, en bonne santé ! Merveilleux ! Nous nous regardions, émergeant tous les deux d'un rêve horrible. Nous ne savions pas où nous étions, mais nous étions heureux d'y être. Nous nous sommes embrassés, félicités, congratulés mutuellement. Nous avions vaincu l'Informe ! Il y avait de l'eau autour de nous, qui nous léchait les flancs ; nous étions dans la mer, au bord de la mer plutôt, sur une plage, déserte et inconnue. Devant nous se dressait une immense montagne, resplendissante, toute bleue ; la montagne de Q f ! Nous étions arrivés à destination, mais après quelle épreuves ! Mounir n'avait pas menti : l'Informe avait failli nous avoir ! Mais enfin, il avait failli... Nous ne comprenions pas comment nous étions arrivés sur ce rivage, nous ne savions pas où étaient passés le bateau ni l'équipage, mais nous y étions, c'était le principal. En plus, je voyais que l'Informe m'avait menti : il n'avait pas pris Kam l ; et il ne m'avait pas pris non plus finalement ; il avait dit ça pour m'impressionner, mais ce n'était que de l'esbroufe ; sans doute avait-il raconté la même chose à Kam l... en définitive, cet Informe n'était qu'un monstre minable et baratineur. Je demandai à Kam l s'il était sûr que tout allait bien. Il me dit : << - Oui, mais c'est curieux, j'ai l'impression de sortir d'un rêve étrange : j'étais vieux, très vieux, triste et las ; j'étais retourné en Afrique, dans mon village natal, mais tout avait changé : tout le monde était vieux, amer, désespéré ; j'allais mourir... et puis je me suis souvenu de toi, d'Adn ne et de la mission. Et soudain, tout a changé ; je me suis retrouvé dans la brume... - Je sais ; il m'est arrivé la même chose. >> Nous avions vécu le même cauchemar, les mêmes épreuves, et nous nous en étions tirés grosso modo de la même façon. Tout était pour le mieux. Nous avons tout de suite marché vers la montagne. On se sentait beaucoup plus léger, dans ce pays, qu'ailleurs sur la terre ; d'ailleurs, nous n'étions pas vraiment sûrs d'être sur terre. C'était un autre monde. Là, nous avons découvert un monde merveilleux, inattendu. Nous n'avons pas eu besoin de marcher longtemps ; nous sommes très vite arrivés dans une ville merveilleuse, toute bleue comme la montagne, brillante, avec des hommes merveilleux, très beaux, lumineux, qui parlaient toutes les langues et connaissaient toutes les sciences. Que des hommes, et des jeunes garçons ; pas de femmes... comment font-ils pour se reproduire alors ? C'est un mystère. Ils n'en ont peut-être pas besoin. Ils sont comme nous par l'apparence, mais sont différents de nous ; parfaits, divins, élus de Dieu. Leur cité est parfaite aussi ; ils n'ont pas de lois, chacun fait ce qu'ils veut, et pourtant ils n'ont jamais de voleurs, ni d'assassins, ni de tyrans, ni de guerres, ni rien... la tranquillité absolue ! Et l'amour des garçons y est considéré comme la chose la plus noble, et l'occupation la plus digne d'un homme de bien. Et ils ont des pouvoirs incroyables, comme en Afrique, mais en mieux : ils peuvent changer d'apparence, faire appara"tre des choses, voir à distance, voir l'invisible même, communiquer par la pensée, voler, marcher sur l'eau... nous avons vu là-bas des choses merveilleuses, dont je ne pourrais pas te dresser la liste tellement il y en a : des statues qui dansent, des animaux qui parlent, des arbres qui marchent, qui se promènent dans la rue et qui saluent les gens, et qui donnent toute l'année des fruits merveilleux, inconnus chez nous, plusieurs types de fruits, je veux dire : sur le même arbre, c'est drôlement pratique ; d'ailleurs, tu peux avoir tous les fruits que tu veux : tu n'as qu'à demander à l'arbre - poliment, parce qu'ils sont quand même très pointilleux là-dessus - et il le fait pousser, tout de suite, pour toi... Ils sont très bien élevés, sans aucune méfiance envers les étrangers - ils en voient pourtant rarement - et ils nous ont très bien accueillis. Ils nous ont tout de suite présentés à leur chef, un homme extraordinaire, qui rappelle un peu Mounir, mais en plus grand, plus beau, plus jeune, et avec des yeux bleus comme la montagne : il s'appelle Rafraf ben Aqlam, c'est un mage, un savant, un wal", un prophète, un pôle, c'est tout ce que tu veux... il est très respecté, mais personne ne le craint. On lui obéit avec le sourire, personne ne se plaint jamais, d'ailleurs il n'a jamais à donner des ordres à proprement parler, tout le monde sait toujours ce qu'il a à faire : lui ne fait que conseiller, habiter un grand palais, et puis les gens sont contents de pouvoir te dire : << voici notre chef, notre guide, le grand Rafraf, que Dieu le protège >>, ils se sentent importants ; le prestige, quoi ; au fond, c'est des gens très simples, de grands enfants... ils ont tout, c'est normal ; pourquoi auraient-ils besoin d'être graves, d'être sérieusement sérieux ? À côté de Rafraf, il y a un autre personnage important : c'est un vieux sage à barbe blanche, avec un turban vert, nommé Alaedd"ne ; lui aussi est très respecté, pourtant, c'est bizarre, on dirait qu'il vient d'ailleurs... mais on n'en est pas sûrs. Nous n'avons jamais réussi à savoir vraiment qui il était. Le troisième personnage important que nous avons rencontré, c'est un enfant, un garçon de dix ans, qui conna"t tous les secrets de Q f ; depuis toujours, il a dix ans ; et il aura toujours dix ans, mais il conna"t tout, et c'est une autorité. Il est très beau, il s'appelle Azraq - ça veut dire bleu - et c'est vrai, il est vraiment bleu ; mais ça lui va bien ; un beau bleu, lumineux, intense, bleu ciel, comme la montagne de Q f. Il a un corps parfait, des cheveux blonds-jaunes comme du feu, et les yeux noirs ; très grands et très noirs, tout noirs, enfin sauf le blanc, qui est blanc... bleu aux yeux noirs, c'est le contraire de Kam l qui est noir aux yeux bleus... c'était drôle de les voir ensemble, le contraire l'un de l'autre ; drôle et excitant... j'avais envie de les prendre tous les deux en même temps ; et c'est à peu près ce qui s'est passé. C'est drôle comment sont les hommes ; malgré la perfection de leur monde et de leurs garçons, ces gens de Q f, ils sont quand même fascinés par les étrangers, comme partout ; ils sont fascinés par la beauté étrangère... quand ils voient un beau garçon étranger, ils veulent souvent coucher avec à tout prix, alors tu imagines avec Kam l ? Bref, je te garantis qu'on ne s'est pas ennuyé là-bas, hein, Kam l ? >> Kam l rit. << - Bref, tout de suite, Azraq a été fasciné par nous, et nous par lui ; on n'avait jamais vu de la peau bleue, et on n'avait jamais pensé que ça pouvait être excitant, forcément... mais Azraq était très excitant, et souvent excité ; c'était une bombe d'érotisme, ce garçon, et un feu d'artifice quand il se donnait, et quand il jouissait. Quand il était excité sexuellement, d'ailleurs, on le voyait parce qu'il devenait encore plus bleu, plus éclatant ; presque phosphorescent... Bref ; après les présentation, Rafraf ben Qal m nous a conviés à un repas d'honneur, magnifique, avec des fruits de toute sorte, des p tisseries, du vin, pas de viande, ils n'en mangent jamais, mais du poisson, toute sorte de poisson ; ce qui est bizarre avec leur poisson, c'est qu'ils le pêchent déjà rôti de la mer, ou grillé, avec les épices et tout, il n'y a plus qu'à le manger ; je crois que c'est pour ça qu'ils aiment tant le poisson ; ils ont horreur de travailler... d'ailleurs on ne voit jamais personne travailler là-bas. C'est considéré comme vulgaire. Avant, il para"t que c'était même interdit, on risquait la prison ; mais ils ont aboli la prison, et toutes les punitions, jugeant que c'était moral, or la morale est aussi considérée chez eux comme une chose vulgaire ; alors depuis il est permis de travailler ; mais c'est encore mal vu... En revanche, aider les autres, rendre service, ça, c'est bien vu ; ils sont très serviables, très affables, et ils s'aiment tous les uns les autres. C'est pour ça qu'ils n'ont pas besoin de la morale. Logique. Donc, on a mangé, avec Rafraf, Azraq et plein d'autres, on a bu, causé, ri, ensuite, comme Azraq, qui n'avait plus faim, nous dévorait du regard, et qu'il était devenu d'un bleu incroyablement éclatant comme un saphir, Rafraf a compris qu'il avait envie de nous, et il a dit : << - Mes chers amis, vous devriez vous retirer avec l'honorable Azraq ; il me semble que celui-ci est soumis à un besoin sexuel des plus pressants, qu'il a envie de soulager avec vous. Si vous le faisiez attendre, vous ne feriez pas honneur à notre hospitalité, et nous avons horreur qu'on ne fasse pas honneur à notre hospitalité. - Je vous comprends, dis-je. >> et comment ! J'avais la langue qui pendait. Une hospitalité qui veut qu'on lui fasse honneur de cette façon, ça devrait se rencontrer plus souvent. Donc, Azraq nous a conduits jusqu'à sa chambre, dans le palais de l'Autorité de la montagne de Q f. En fait, sa chambre était une piscine ; une grande, en cristal bleu, avec des bords en or, une fontaine en or - on ne se refusait rien, ma parole - et au milieu, il y avait une planche en bois de liège qui flottait, et c'est là-dessus qu'il dormait. C'est comme ça que ce garçon préférait dormir, flottant au milieu de l'eau ; ne me demandez pas pourquoi, je ne suis jamais arrivé à le comprendre (il disait que les mauvais rêves ne savent pas nager ; il avait une théorie là-dessus, mais je n'ai jamais été vraiment convaincu ; je crois qu'il aimait flotter, c'est tout). Mais dans sa chambre-piscine, il avait aussi des matelas, des coussins, tout ce qu'il faut pour forniquer à l'aise ; clairement, c'était plus un novice, mais comme nous non plus, on s'en moquait. On est restés un long moment bouche bée, Kam l et moi, à contempler tout ce faste, tout ce luxe, tout ça pour un garçon de dix ans ; même à Sidra, dans mon palais en diamant, j'avais jamais vu ça... on était là, on bougeait pas ; alors Azraq a dit : << - Allez, les gars, vous attendez quoi ? À poil, nom de Dieu ! >> Il avait raison ; on n'allait pas y passer la journée ! On s'est déshabillés, tous les deux, et Azraq aussi ; il était vraiment tout bleu, les fesses, la queue et tout, c'était incroyable, mais très joli ; ça ne faisait pas du tout morbide, non ; on aurait plutôt dit un bijou, une oeuvre d'art, un garçon sculpté dans du saphir, du topaze, et très bien d'ailleurs, avec une pureté de lignes, une harmonie que j'avais rarement vues ; il me faisait penser à Mangue du Paradis, mais en bleu... le bout de ses tétons était d'un bleu mauve, violacé, le bout de son lingam aussi, c'était troublant, excitant, j'étais excité, et ça se voyait ; Kam l aussi, et ça se voyait encore plus ; Azraq devait pas souvent avoir vu de Noirs. Quand il a vu Kam l tout nu, il a ouvert de grands yeux, il a sifflé et il a dit : << - Waoh ! Eh ! Mais c'est pas une trique qu'il a, ton copain ! C'est la tour de Babel ! - Attends, tu vas voir ! a dit Kam l. Quand je vais te la mettre, tu rigoleras moins ! - Essaie de m'attraper d'abord ! >> Et il s'est mis à courir autour de sa piscine. Kam l courait derrière lui, sa queue le précédant. Je ne savais pas quoi faire, alors je me suis mis à courir aussi, dans l'autre sens. Kam l et moi, on allait attraper le gamin, ensemble ; alors il a sauté dans la piscine en boule, et il nous a bien éclaboussés tous les deux ; on était complètement trempés, et ça l'a bien fait rigoler. On s'amusait bien. Mais Kam l a fait semblant d'être furieux, et il a sauté dans la piscine, pour attraper Azraq qui nageait tranquillement. J'ai plongé aussi. On était maintenant trois dans la piscine ; l'eau était bonne. Azraq a nagé jusqu'à son espèce de lit flottant, au milieu de la piscine ; il s'est couché là, sur le dos, l'air coquin, la queue toute droite, en l'air, éloquente. Kam l l'a tout de suite rejoint. Azraq faisait semblant de ne plus vouloir : << - Qu'est-ce que tas ? Qu'est-ce que tu veux ? Dégage ! Dégage ! - Sale gamin ! tu vas voir ! Tu vas voir ! T'as besoin d'une correction ! - Oh ouais ! Une bonne correction ! Vas-y ! vas-y ! >> Et il s'est mis sur le ventre, les fesses en l'air, bien écartées, et en montrant sa rosace bleue-mauve trouble elle aussi avec son index tout bleu ; ça rendait fou Kam l, dont la bouche écumait presque tellement il avait envie de défoncer le cul du gamin, avec son dard monstrueux qui s'élevait, vertigineux, vers le plafond ; il a grimpé derrière Azraq, s'est mis à genoux, a placé le bout de son machin entre les jolies fesses bleues, toutes petites, rondes et douces comme de la soie, a poussé un peu, ça rentrait pas, il s'est plié légèrement, parce qu'il n'était pas très souple, il a recommencé à pousser, Azraq a fait : << - Yaowh ! Wouais ! Comme ça ! Vas-y, ventrebleu ! Ho hisse ! >> Et Kam l a essayé de pousser plus fort encore. Moi je regardais depuis le bord de la piscine, amusé, pas pressé ; tout à coup, sous les efforts de Kam l, le truc sur lequel ils étaient, l'espèce de planche de liège sur laquelle Azraq dormait, s'est renversée ; elle ne devait pas avoir l'habitude de ça. Ils ont bu la tasse tous les deux. Moi j'étais mort de rire. Ils ont remonté à la surface en se chamaillant pour rire : << - C'est de ta faute ! - Non, c'est la tienne ! - T'y as été trop fort avec ta grosse queue de pachyderme ! - C'est toi qui arrêtait pas de gigoter comme un asticot ! - Phacochère en rut ! - Cloporte mal élevé ! - C'est celui qui le dit qui l'est ! Bouuuh ! >> et il lui a fait la grimace. << - Tu vas encore avoir besoin d'une correction, toi ! - Doué comme t'es, j'ai peur ! - Tu vas bien voir ! >> Et il l'a attrapé, mais cette fois il l'a déposé sur le bord. Azraq a refait le coup des fesses en l'air, béantes, la tête dans la main, appuyé sur le coude, mais cette fois il s'est retourné en disant à Kam l : << - Je parie que t'arrives même pas à la faire rentrer, eh ! - Et moi je parie que je t'éclate la rondelle qu'après ça faudra la recoller avec de la colle, tiens ! >> De nouveau, Kam l a mis la grosse fraise noire qu'il avait à l'extrémité de son dard sur la petite mouchette mauve d'Azraq et a appuyé légèrement ; Azraq a un peu fait la grimace, mais il l'avait cherché ; Kam l a appuyé plus fort ; l'anneau violet d'Azraq a commencé à se dilater un peu et à coulisser autour du pieu que Kam l lui mettait, sans pouvoir aller très loin. Ça paraissait difficile. Je me suis avancé et j'ai dit : << - Ça ira peut-être mieux avec ça. - Ah ouais ! A dit Azraq. J'y avais même pas pensé. - C'est quoi ce truc ? A dit Kam l >> Dans un coin, près d'un pilastre, j'avais trouvé un pot en céramique avec une étiquette sur laquelle il était écrit << Crème pour faire rentrer la queue dans le trou du garçon >>. << - Morbleu ! A dit Kam l, l'auteur de cette histoire a vraiment de ces idées scabreuses ! - C'est normal, a dit Azraq, il est frustré, alors son imagination s'échauffe, qu'est-ce que tu veux. - C'est pas grave, allez, donne-moi ça. >> J'ai passé le pot à Kam l, qui l'a ouvert. Il était presque vide. << - C'est parce que mon oncle est venu dormir chez nous la semaine passée, a expliqué Azraq d'un ton ingénu. Il en a pas une aussi grosse que toi, mais quand même. - Bon, ça fait rien, ça fera l'affaire. >> Il a plongé ses doigts au fond du pot. << - Attends, je vais t'aider. - Ah ouais, ça je veux bien. >> Azraq a pris sur ses doigts bleus une espèce de p te blanch tre, visqueuse, qui sentait bon le musc et les fleurs. Il a commencé à l'étaler sur la trique de Kam l, plus énorme, noire et tendue que jamais, en étalant bien, d'un geste caressant, pour la rendre encore plus dure, et ça les faisait rire tous les deux ; Kam l avait déjà l'air de planer. J'ai dit : << - Allez, c'est bon, là ; vous n'allez pas y passer la nuit quand même. Mets-la lui, nom de Dieu. - C'est vrai, il a raison >>, ont-ils dit en choeur. Kam l s'est remis derrière Azraq, le bout de sa tige sur la rosace charmante d'Azraq qui s'offrait à lui en victime sacrificielle, entre ses jolies fesses bleues plus éclatantes que jamais ; il a poussé un peu, cette fois elle est entrée toute seule, d'un coup, avec un drôle de bruit mouillé, un bruit de succion ; son petit anneau s'est distendu d'un coup, élargi dans des proportions inquiétantes, j'ai cru qu'il allait se rompre, mais non, il a tenu bon ; ça faisait, autour du tronc massif de Kam l, comme un fin ourlet mauve, tuméfié, on aurait dit une vulve, et le suintement de la queue de Kam l, mêlé au lubrifiant, faisait une sorte de bave, un corps smectique, avec de petites bulles, bien organique ; sur le moment, Azraq a quand même fermé les yeux et poussé un petit cri de saisissement plus que de douleur, et Kam l a commencé à pilonner dur, rentrant et sortant alternativement de cette sublime croupe de dix ans énamourée qui se p mait sous ses coups de boutoir ; il était en sueur, tous ses muscles étincelants comme jamais, l'air sérieux, concentré à fond dans ce qu'il faisait, mais il se retenait encore un peu, il essayait de ne pas y aller trop fort quand même, pour ménager l'organe sur lequel l'enfant s'asseyait. Mais Azraq a couiné : << - Yaoowh ! Oui, c'est bon ; vas-y, nom de Dieu, oui, ça c'est de la trique ! Oh ! Kam l ! J'adore ta trique, tu sais ! Aowh ! Mais vas-y plus fort, par tous les diables, qu'est-ce que t'attends ? On dirait que tu te retiens ! >> Ces paroles, exhalées comme un soupir d'extase, ont agi comme un coup de fouet sur Kam l en délire, qui n'attendait que ça pour se décha"ner, ce qu'il a fait ; là il a commencé à faire aller et venir son dard colossal et luisant dans les boyaux bleus du garçon, à une vitesse folle, en s'appuyant des mains sur ses flancs, et chaque fois qu'il rentrait, on entendait le claquement de son pubis, de ses cuisses et tout sur les rondeurs écartées, bleues, d'Azraq, qui se cabrait, se convulsait, la tête relevée, se mordant la lèvre, se p mant avec des cris d'animal. C'était charmant à voir ; mais moi ça commençait à m'échauffer aussi, j'en avais assez d'être spectateur. Je l'avais dure aussi. Je me suis approché de la petite bouche exquise bleue-mauve d'Azraq, en lui présentant mon dard suintant, pas aussi superlatif que celui de Kam l, mais quand même pas négligeable, et il l'a immédiatement pris, à deux mains, dans un geste purement instinctif d'enfant lubrique, s'est mis à le lécher avec sa petite langue mauve, à le sucer, avidement, goulûment, en geignant de volupté pendant que Kam l continuait à lui labourer les flancs, à lui éclater la prostate, qui devait être en bouillie à cette minute, à faire de son trou, non plus un orifice mais un ab"me... à foutre. C'était bon... je sentais le plaisir qui montait rapidement en moi ; j'étais vraiment pas loin d'exploser. Tellement que tout à coup j'ai dit à Kam l, en le poussant gentiment avec la main : << - Eh, pousse-toi un moment, tu veux ? Faut que je visite aussi. >> Kam l s'est écarté, il est resté un moment stupide, puis il s'est résigné, il a pris ma place, Azraq s'est accroché à son dard qui lui glissait un peu des doigts mais il l'a quand même sucé avec autant de fougue que moi l'instant d'avant, et moi je me suis glissé dans l'espacé béant foré par Kam l dans la chair d'Azraq, un peu large pour moi, mais agréablement moite et brûlant, je m'y suis enfoncé avec une délectation sans borne, à plusieurs reprise, comme un gros insecte plonge sa trompe gourmande dans la corolle d'une fleur gorgée de nectar, c'était bon ; j'étais déjà en transe, proche de jouir, j'ai senti la volupté paroxystique s'emparer de moi, et j'ai déchargé d'un coup, dans les tripes d'Azraq, je les ai inondées de ma liqueur ardente ; puis je me suis extrait paresseusement, un peu engourdi, et je me suis renversé sur le bord de la piscine. Azraq et Kam l se sont regardés un moment, lubriques, et Azraq a sauté sur Kam l en criant : << - À nous deux maintenant ! >> Il l'a renversé sur le dos, lui et son vit formaient une sorte de grande croix obscène, un instrument de sévices sexuels raffinés, Azraq a grimpé sur lui ivre de stupre, il l'a escaladé avec ses petites jambes et ses petites fesses bleues, immatures mais divinement graciles, il s'est assis comme un petit roi sur ce trône superbe, languissant, et s'est laissé glisser mollement sur ce pieu qui disparaissait au fur et à mesure dans les profondeurs de son corps d'enfant, en déchirant tout au passage, pendant que Kam l cambrait un peu les reins, se poussait, se contorsionnait, avec des cris de bête. << - Aowh ! Yaaowhh ! Oui ! R aowfhh ! J'la sens bien là oui ! Aoh ! Nom de Dieu, Kam l ! Oh, Kam l ! - Oui, habibi, oui ! T'aimes ça hein ! Prends ! Déguste ! Régale-toi ! Humpfff ! >> L'un mugissait, l'autre vagissait ; il le bouffait avec le cul, et chacun en redemandait. Moi pendant ce temps, j'avais allumé un narguilé qui était là, tout prêt, complément parfait au sexe pour prolonger l'extase ; c'étaient des herbes bizarres, capiteuses, inconnues chez nous, qui brûlaient dans le cratère en dégageant leurs arômes délicats et leurs poisons subtils. La fumée passait dans l'eau qui gargouillait, de grosses bulles pleines de vapeurs cres montaient à la surface et éclataient l'une après l'autre, des volutes tièdes et enivrantes passaient ensuite dans mes poumons, faisaient bouillir mes méninges, et je les recrachais voluptueusement au plafond, emplissant la pièce d'un épais brouillard parfumé, dans lequel je voyais les silhouettes mouvantes de Kam l et Azraq enlacés, animés de soubresauts, de spasmes, à la fois bestiaux et gracieux, s'envolant ensemble dans les nuées de la volupté orgasmique où je les avais précédés. Maintenant Azraq était empalé, fiché sur le pieu de Kam l qui se laissait faire, subissait passivement cette offensive lascive, ma"trisant parfaitement ses réactions instinctives, s'abstenant de l cher la sauce tant que le garçon n'avait pas atteint son paroxysme. Azraq, fiévreux, phosphorescent, triomphant vaincu qui s'infligeait lui-même le plus délicieux ch timent, faisait seul tout le travail, Kam l, tel un tendre bourreau alangui par le stupre, prêtant simplement l'instrument du supplice, dur, rigide, vertical, sur lequel le torturé splendide dansait de volupté, inventant des mouvements étranges, obliques, surprenants, il massait le vit de Kam l avec ses intestins, en fait il se massait lui-même les organes intérieurs avec cet ustensile enfiévré, nerveux, planté dans sa chair, si profondément qu'on n'en voyait plus rien dépasser, on se demandait s'il existait encore, sauf qu'à voir les réactions d'Azraq, on voyait bien que lui n'avait pas de doute ; il ondulait, divinement, se cabrait, perdu seul dans son propre désir, se donnant lui-même du plaisir avec le pieu de Kam l qui ne lui appartenait pour ainsi dire plus, qui était à Azraq, qui faisait ce qu'il voulait avec, qui se l'envoyait dans les reins en gémissant et non sans branler la sienne en même temps, avec l'aide de Kam l qui trouvait cela exquis ; ils avaient tous les deux les yeux révulsés, le souffle haletant ; Azraq : << - R owh ! Oui, là, c'est bon ! Booon ! Eh ! Aowh ! Oh, sacredieu de m..., oui, oh ! Oui ! Ah, j'suis bien là, ouais ! J'suis bien ! Bien ! Aaaowhh ! Yaaahhh ! >> il br mait, geignait, criait, pleurait, riait, et Kam l avait l'air presque indifférant, prêtant sa tige sans plus, sans plus, mais quand même bienheureux, épanoui, lévitant dans un brouillard serein, une brume de volupté qui se mêlait à la brume du narguilé qui sortait de mes nasaux. Finalement, Azraq a eu l'air tout à coup envahi par une vague de volupté plus forte que les autres, là ça y était, il était proche d'aboutir, il s'est tendu, d'un coup, raidi, ouvrant la bouche, écarquillant les yeux, souriant d'une manière bizarre, triomphale et languide à la fois, soufflant, éructant, il est parti en feu d'artifice : << - Ah nom de... ah ! Owh ! Dieu ! C'est pas possible, c'est quoi ça ? Oui ! Aowh ! Oh, dis, waoh, c'est bon ça ! Oui ! Oui ! Aaaowhhhh ! >> et quelques cris encore comme ça qu'il ne serait pas utile de transcrire, puis il s'est effondré, brisé, sur la poitrine de Kam l, sa large poitrine noire, superbe et suante ; Kam l a dit : << - C'est bon t'as eu ton compte là ? C'est à mon tour maintenant ? - Ouais, ouais, vas-y. - D'accord ; aowh ! Ouais, c'est bon ! Aowh ! Il est bon, ton trou, aowh ! Tudieu, je t'aime Azraq ; rah, oui, je... aaowch ! >> il a poussé un cri, encore plus grand, déchirant, et il lui a déversé des trombes de foutre gluant dans les reins, une cataracte, un Vésuve, un Etna, qui s'est répandu sur son ventre et ses cuisses vu qu'il était à l'horizontale, mais Azraq, qui s'était désembroché, d'un coup sec, s'est penché, et s'est mis à tout lécher, vicieux, surtout le dard de Kam l, qui était encore tout droit, et tout blanc, et ses pruneaux et tout, et ça le faisait rigoler : << - Arrête imbécile ! Tu me chatouilles ! - Nan ! Nan, j'arrête pas ; slurrp ! >> Alors Kam l s'est redressé, l'a attrapé, l'a porté à bouts de bras pendant qu'Azraq, en riant, lui frappait le dos avec ses petits poings, et il l'a jeté dans la piscine ; et il a plongé à son tour, et moi, j'ai l ché le narguilé, et j'ai plongé aussi. On a batifolé là un bon moment, on a fait les fous, puis on est ressortis, on s'est séché, on s'est couché sur un grand divan en satin, les mains sous la tête etes doigts de pied en éventail ; Azraq a dit : << - Crebleu, le Noir, tu m'as trop déchiré ! - Ben c'est toi qui l'as voulu ! - J'ai pas dit le contraire ! J'me plains pas, c'était bon ! - On recommencera alors ? - Parbleu, je pense bien ! >> Avec un autre narguilé, qui tournait, on a fumé tous les trois, c'était une sorte de mélange de chanvre, d'opium, de tout un tas d'herbes bizarres, on était complètement partis ; il y avait aussi une coupe de fruits que l'on picorait distraitement ; on a rêvé comme ça un très long moment, nus, couchés l'un sur l'autre, un peu mélangés, éparpillés, sans ordre, extasiés ; le Paradis. Les jours suivants, on a découvert le monde de Q f, avec Azraq comme guide ; un merveilleux guide, qui nous a fait découvrir les merveilles de son monde, qu'il connaissait comme personne. Bien sûr, on a rencontré toute sorte de garçons, de tous ges, aussi beaux qu'Azraq, qui se donnaient facilement, nonchalamment, avec habitude, mais sans routine ; ils avaient une imagination érotique incroyable, débridée, exercée. Des experts. Et il y en avait de toutes les couleurs, des couleurs étranges, comme Azraq, qu'on ne voit jamais chez nous ; des bleus comme lui, pas beaucoup, c'était une couleur rare, mais des mauves, des roses, des rouges, des verts, vert émeraude, vert olive, pomme, très beaux, des couleurs chantantes, tentantes, aguichantes. Quand toutes ces couleurs se mêlaient, dans la chambre-piscine d'Azraq ou ailleurs, dans les jardins publics même - il y avait des espaces réservés pour ça, un peu à l'écart, pour pas gêner la vue de ceux qui venaient parler avec les arbres - ça faisait un grand arc-en-ciel lubrique et sensuel, mouvant, décha"né, auquel on se mêlait avec une volupté indicible, Kam l et moi ; dans cet arc-en-ciel, on était les couleurs qui manquaient, lui le noir et moi le blanc, c'était merveilleux. Un jour, je m'extasiais devant la beauté du monde de Q f, et toutes ces choses extraordinaires qui étaient possibles là-bas, et non chez nous. Alors, Azraq m'a dit : << - Tu sais, Arslan, notre monde n'est pas si différent du vôtre que tu le crois. En fait, tout ce qui est possible ici est possible chez vous, du moins en théorie. Mais ce sont les hommes de chez vous qui sont trop ignorants et trop butés ; ils se ferment eux-mêmes la porte à toute sorte de possibilités qu'ils ont en eux. Ils ne veulent pas en entendre parler ; le merveilleux leur fait peur ! Alors ils le rejettent, le bannissent de leur monde, et il trouve refuge ici, à Q f ; c'est tout. Il suffirait qu'ils le voulussent, et tant de choses leur redeviendraient possibles. Si tu savais... Q f, tu sais, n'est pas un lieu géographique, à proprement parler. Tu le sais, puisque tu as traversé l'Informe ; tu sais que ton corps même, en traversant ces ténèbres, a changé de nature, et qu'il est devenu plus subtil, comme ton esprit. La montagne de Q f n'est pas un lieu ordinaire. C'est un état de l'être, un ensemble particulier de conditions d'existence, différentes de celles qui régissent le monde matériel. Ici, tu peux voir avec les yeux du corps des choses qu'ailleurs, tu pourrais seulement soupçonner avec la pointe la plus aiguisée de ton esprit. À part cela, Q f est partout, notre montre rencontre partout le vôtre, ils s'interpénètrent. Q f est en toi ; et il fait partie de toi, depuis toujours, autant que tu fais maintenant partie de lui. >> Je méditai ces propos étranges, dont la signification m'était encore difficile à comprendre. Mais je voyais qu'Azraq n'était pas seulement un gentil garçon, sensuel et enjoué ; c'était un savant authentique. Parfois, d'ailleurs, son statut de savant, d'autorité, devait lui peser un peu, et son monde trop parfait aussi ; il devait aspirer à être simplement un petit garçon ordinaire ; il devait être un peu insatisfait, comme tous les garçons, qu'ils soient fils d'émir ou de mendiant ; ils aspirent tous plus ou moins à l'inconnu, à changer d'horizon ! C'était pour ça, sans doute, qu'Azraq avait cette étrange habitude de dormir sur un lit flottant, au milieu de sa piscine. Il avait ainsi l'impression d'être sur une "le, loin de tout, de quitter son monde... À part ça, j'appris beaucoup de choses avec lui, et souvent il me surprit par sa science et sa sagesse. À un moment, dans la chambre d'Azraq, il y avait deux copains à lui, deux garçons de dix ans eux aussi, un bleu, mais d'une autre nuance qu'Azraq, plus p le, et un jaune, rayonnant, solaire, extrêmement sensuel, qui se mêlait à nous avec une soif de jouir étonnante. Il s'était vraiment pris d'amitié pour nous, surtout pour Kam l, dont le pieu le fascinait. Le jaune, justement, s'appelait Asfar - Jaune - et le bleu pastel Chébi - Bleu p le - et ils nous ont fait découvrir un truc incroyable, qui n'existe que là-bas, à Q f. À un moment ils nous ont pris à part, dans un coin, et Asfar m'a dit : << - Viens, on va te montrer un tour de chez nous ; tu vas voir, ça décoiffe. - Ouais, tiens-toi prêt, a dit Chébi. >> J'étais curieux, Kam l aussi. Ils se sont mis l'un en face de l'autre, pas trop loin, pas trop près non plus, et on commencé à se masturber, voluptueusement, face à face, excités l'un par l'autre, s'encourageant mutuellement. Ça n'a pas duré longtemps. C'était charmant. Tout à coup, ils ont joui ensemble, simultanément, et alors il s'est passé une chose vraiment inattendue ; de leurs deux dards alignés face à face a jailli, comme du sperme, une espèce de rayon lumineux, deux rayons, un jaune et un légèrement bleu, qui fonçaient l'un sur l'autre ; les deux rayons se sont rejoints au milieu et se sont unis, confondus en un seul, et ils se sont évasés, et là, au centre, a surgi soudain une grande tache, qui paraissait liquide et qui flottait dans l'air ; Asfar et Chébi jouissaient toujours, ils étaient en plein orgasme, les rayons sortaient toujours de leurs tiges fines, et la tache prenait du volume, se déformait, et tout à coup elle a commencé - oui, c'est incroyable mais c'est comme je vous le dis - elle a commencé à prendre l'apparence d'un embryon, d'un foetus, qui grandissait à vue d'oeil, blanc, lumineux lui aussi, grosse larve lévitant, engendrée par les deux rayons orgasmiques des garçons. En quelques secondes, elle a pris la taille et la forme d'un nouveau garçons, un petit, de sept ans, tout mignon, tout drôle, vert ; vert pomme, p le, un peu pastel, il était très joli, à croquer. À ce moment, les deux rayons se sont arrêts, ils avaient terminé. Le nouveau garçon a regardé autour de lui, étonné. Asfar ne lui a même pas laissé le temps de réaliser ce qui lui arrivait, il lui a dit : << - Salut Akhdar (ça veut dire vert comme vous savez), tu viens dire bonjour à papa ? Allez, fais pas ta timide, viens me sucer la queue ! >> Et il a attrapé le petit qu'il appelait Akhdar, sans violence mais sans trop de ménagement non plus, lui a mis dans la bouche sa petite trique de nouveau tendue, excitée par la vue de ce qu'il venait de produire ; Akhdar n'a pas mis très longtemps à comprendre ce qu'on attendait de lui, je crois que les garçons de là-bas ont ça dans le sang. << - Amène-toi, a crié Asfar à Chébi, il est bon celui-là ; allez, il est pour toi aussi >> Et ils ont commencé à le prendre à deux ; c'était la première expérience d'Akhdar, un peu brutal peut-être comme accueil sur terre, il était un peu maladroit, un peu désorienté, mais il se débrouillait pas mal ; au bout de quelques instants, il avait pris le mouvement, il avait l'air d'y trouver du plaisir. C'était singulier, mais assez mignon au fond. Je n'en revenais pas d'assister à un pareil spectacle. Azraq qui s'était approché a commencé à m'expliquer doctement : << - Oui, tu vois, c'est pratique ; ça surprend toujours, au début, les étrangers qui nous voient faire ça, mais c'est une pratique courante chez nous. Ça part de l'esprit en fait ; quand deux garçons pensent à un troisième garçon qu'ils aimeraient bien caresser tous les deux, ils le dotent en imagination de toutes les qualités, caractéristiques physiques qu'ils aimeraient voir rassemblées chez lui, inspirées des leurs la plupart du temps, mais ils l'étoffent de leurs fantasmes, rêvent, le font vivre en eux-mêmes ; et quand il est bien mûr au-dedans, il font ça, comme tu viens de le voir, prennent leur plaisir en pensant à lui, ensemble, il faut qu'ils soient bien accordés, mais sans parler, par pure transmission de pensée ; alors ils jouissent ensemble, et ça donne ça, ils font appara"tre le garçon vraiment, ils s'amusent avec, et puis ils l'éduquent, jusqu'au moment où il est assez grand pour vivre seul ses propres aventures ; et il devient un membre de notre communauté à part entière. - Fascinant ! Alors c'est comme ça que vous vous reproduisez ! Toi aussi t'es né comme ça ? - Mais non, idiot ! Moi, tu pourrais pas comprendre. C'est un mystère. Non, on na"t pas tous comme ça, et c'est pas notre seul moyen de nous reproduire, comme tu dis, encore qu'on reproduit pas, on invente, on crée, nuance. C'est qu'un moyen parmi d'autres. Il y en a bien d'autres, plus subtils, plus compliqués, qui utilisent les arbres, les fleurs, l'air, la pensée, la lumière, le son, toute sorte de chose ; on te montrera peut-être, si t'es sage. Mais il y en a que tu ne verras jamais, parce que tes yeux ne pourraient pas le supporter. >> J'étais vraiment enthousiasmé, émerveillé, je n'avais jamais espéré voir ça un jour ; et pourtant, je l'avais vu de mes yeux. Par la suite, je vis, nous v"mes, encore bien des choses surprenantes à Q f. C'était un univers vraiment féerique, onirique, éblouissant. Tout était beau, splendide, facile, là-bas ; c'était le Paradis terrestre, mieux encore. Ah ! Si Adn ne avait pu voir ça ! Qu'est-ce qu'il aurait dit ? Oui, Q f, c'était vraiment le Paradis. Nous sommes restés des jours, des semaines, dans cette contrée fantastique. En fait, en jours de chez nous, ça ne faisait pas si longtemps, quelques jours pas plus, parce que, on l'a su après, le temps ne passait pas au même rythme là-bas. On a fini par devenir comme des habitants de Q f, par s'intégrer dans cette société, on y serait d'ailleurs bien restés s'il n'y avait pas eu Adn ne ; et puis tous nos amis... On a vu des choses encore plus incroyables que tout ça, des choses que je vous raconterai un jour peut-être, si j'ai l'occasion, et d'autres que je ne pourrai jamais dire, parce qu'elles sont impossibles à dire, ou parce qu'on a juré le secret. Car si les gens d'ici savaient ce qui se passe à Q f, ils se précipiteraient tous là-bas, comme des sauvages ; or les gens de Q f, vous comprenez, ils sont bien gentils, accueillants, mais tout de même, ils peuvent pas accueillir toute la misère de notre monde non plus, faut les comprendre. Un jour, le vieux Alaedd"ne, ce mage mystérieux, nous a pris à part, et nous a confié quelque chose. Il nous a dit : << - Mes enfants, j'étais autrefois le coeur et le ma"tre impuissant d'un monde en perdition, qui avait jadis été brillant, héritier de la glorieuse Atlantide. Mon monde, ce qu'il en restait je veux dire, a fait naufrage, et je me suis retiré ici, à Q f, où j'étais appelé à finir ma vie. Mais j'avais un fils, nommé Fayruz, un enfant merveilleux, qui était mon espérance et ma vie. Un jour, il est parti, il a disparu, avant que j'aie pu lui transmettre ma Bénédiction, ma B raka, c'est-à-dire mon influence spirituelle, qui est faite de lumière et de science, héritée des anciens de mon peuple ; sans elle, coupé de ses racines, il ne pourra cro"tre et porter ses fruits, et accomplir la destinée glorieuse qui doit être la sienne. J'avais chargé votre ami Mounir de le retrouver, mais je suis sans nouvelle d'eux deux, depuis que je suis ici à Q f. Vous représentez pour moi une chance inespérée. Je vais vous transmettre mon influence, comme je l'aurais fait à mon fils ; je vais vous insuffler mon esprit lumineux, et vous enseigner les gestes et les paroles sacrées dont j'ai hérité ; ainsi, je vous intégrerai à ma lignée, et vous pourrez transmettre mon influence à votre tour. Ensuite, vous irez vers votre ami Mounir, vous retrouverez mon fils Fayruz, qui devrait être avec lui, sans doute, et vous referez sur lui le même rite que je vais accomplir sur vous ; vous répéterez les mêmes paroles, reproduirez les mêmes gestes, que vous aurez soin de mémoriser ; vous n'aurez pas de peine à le faire, car mon esprit sera en vous. Et vous le transmettrez à mon fils, de sorte qu'il pourra continuer mon oeuvre, et celle des sages de sa race, et devenir tout ce qu'il est, et tout ce qu'il est appelé à devenir. >> Et il accomplit sur nous le rite, et nous enseigna les gestes et les paroles qu'il avait dites ; et il nous chargea ainsi de la mission d'aller retrouver son fils, au sein de l'Ordre, et de lui transmettre ce qu'il nous avait transmis. À la fin, on a compris qu'il était temps de partir. On a fait nos bagages, on a emporté des réserves du fameux cristal bleu, et toute sorte de choses, des objets extraordinaires de là-bas, des mets, des parfums précieux, des potions, des onguents, il y avait des cadeaux, pour Mangue du Paradis, pour Mahmadou, pour Mounir, pour tous nos amis ; ils nous ont donné tout ça sans même qu'on leur demande, pour finir on était même un peu embêtés, on ne savait pas comment faire pour tout emporter, on a dû en refuser. On a fait nos adieux à Rafraf, à Azraq, à tous les garçons ; des adieux émouvants. Et on a repris la route. Nous avons dû retraverser les sept mers, en sens inverse ; le voyage s'est déroulé sans encombres, à par quelques pirates qu'il a fallu repousser, quelques monstres marins qu'il a fallu terrasser, des broutilles, quoi. Jusqu'à la septième, qui devait nous mener sur les côtes de l'Afrique. Mais là, subitement, il y a eu une terrible tempête, et le bateau a fait naufrage. Nous avons assemblé quelques planches à la h te, et nous avons dérivé sur ce radeau pendant des jours, jusqu'à ce que nous arrivions sur une "le inconnue, où nous ne savions pas du tout ce que nous allions rencontrer. Cette "le n'était peuplée que de brigands, de voleurs, de hors-la-loi en tous genres, qui voulurent nous tailler en pièces ; nous nous sommes défendus courageusement, mais pour sauver notre vie, nous avons dû nous défaire de la quasi totalité des bagages que nous avions conservés, et des présents des gens de Q f que nous avions pu sauver du naufrage. La plus grande partie du cristal bleu, même, y est passée ! Il ne nous en restait plus qu'un petit éclat, gros comme un oeuf, que j'avais réussi à sauver et que je gardais dans ma poche, en espérant que ce serait suffisant pour guérir Adn ne. J'avais aussi réussi, par chance, à conserver un tout petit présent pour Mangue du Paradis, que je serrais précieusement dans l'autre poche ; ça m'aurait fait de la peine de lui revenir les mains vides, alors qu'il veillait sur Adn ne pendant que nous étions partis. Nous avons quand même réussi à quitter cette "le maudite, et à nous embarquer sur la mer, et nous avons gagné sans dommage les côtes africaines. Là, il nous restait un long chemin à faire sur la terre. Mais nous jouions de malchance. Une horde de brigands de l'"le, méchants, sales et hirsute, nous avait suivi de loin, pensant que nous conservions encore quelque chose de précieux, et convoitant de nous le prendre à la première occasion. Et l'occasion s'est présentée pour eux, un soir, alors que nous étions seuls sur une route déserte. << - Te retourne pas, je crois qu'on nous suit, a dit Kam l. - Ouais, j'ai vu ; j'aime pas ça, lui ai-je répondu. >> Effectivement, des ombres nous suivaient, et elles se rapprochaient, et quand elles furent assez proches, nous avons reconnu ces bandits, et avons pris nos jambes à nos cous. Ils nous ont couru derrière, nous ont vite rattrapés, ils étaient habiles, armés et méchants, et ils ont dit : << - Allons, gamins ! Ne soyez pas stupide. Nous savons ce que vous cachez. Donnez-le nous, et vous sauverez votre vie. Sinon... - C'est ça que tu veux ? Ai-je dit en sortant le cristal ; eh bien ! Attrape ! >> Et j'ai lancé le cristal à Kam l, qui l'a attrapé, et me l'a relancé, et ainsi de suite, pendant que les brigands, sautant de moi à Kam l et de Kam l à moi, essayaient de s'en emparer, enrageant de plus en plus, maudissant. Mais à un moment, j'avais le cristal en main, je me suis tout à coup heurté à quelque chose de mou ; c'était une patrouille en armes, à la tête de laquelle de trouvait le sinistre Taqiedd"ne, vous savez, le lieutenant du prince Mourad, son exécuteur des basses oeuvres, son me damnée. Il a ricané et a dit : << - Tiens, tiens ! On nous avait signalé deux agents de l'Ordre, qui transportaient quelque chose de précieux ; je suppose que nous nous comprenons ? - Oui, c'est eux, monseigneur ! Ont crié les brigands, stupides. Ils ont ajouté : nous essayions de les attraper pour vous les amener, car nous sommes de bons serviteurs du sultan et du prince Mourad, foi de brigand ! Euh... - Vous, a dit Taqiedd"ne, ne vous inquiétez pas, nous réglerons votre cas plus tard. Si vous vous montrez coopératifs, il se peut que nous soyons clément. En attendant, aidez-nous à attraper ces espions maudits ! >> Kam l, à ce moment, était tout près de moi, et j'avais le cristal en main. Ils se sont tous rués sur nous en même temps, les brigands d'un côté, les hommes de Mourad de l'autre. À ce moment, j'ai glissé le cristal dans la poche de Kam l, mais discrètement, sans que personne le voie ; je faisais semblant de l'avoir toujours sur moi ; il faisait sombre, il y avait beaucoup de confusion, personne n'a rien remarqué, pas même Kam l, je pensais qu'il s'en apercevrait plus tard. Et nous nous sommes séparés, Kam l et moi, et avons fui chacun dans une direction opposée. Les poursuivants ont hésité, quelques-uns se sont rués derrière Kam l, qui les a vite semés, étant plus jeune, plus fort et plus rapide qu'eux ; mais la plupart se sont jetés à mes trousses, pensant que j'avais toujours le cristal. Ils m'ont rattrapé, m'ont fouillé, ont vu que je n'avais rien, ont été fous de rage, et m'ont jeté en prison, et j'ai passé une mauvaise nuit, devant être jugé le lendemain, et je ne m'attendais à aucune clémence de leur part. Mais à l'aube, j'ai entendu un bruit par la fenêtre de la prison. C'était Kam l ; après avoir semé ses poursuivants, il était revenu en arrière, avait vu ce qui m'était arrivé, et il était venu me libérer ; il n'était pas venu seul, mais avec une horde de garçons africains, tous noirs, qui se fondaient dans la nuit, qu'il avait recrutés dans la savane pour me venir en aide. Il n'avait pas eu de mal, car dans les villages de la savane, on n'aimait pas les émissaires de Mourad, et on appréciait les gens de l'Ordre. Donc, ils avaient neutralisé plusieurs gardes, ils réussirent à scier les barreaux et à me faire sortir, et nous nous sommes retirés, sans bruit. Et nous avons repris notre chemin. Cette fois, nous sommes arrivés au village sans encombres. Tout le monde nous a fait un triomphe, en particulier Mangue du Paradis, qui était trop content de me revoir. << - Qu'est-ce que tu m'as rapporté, dis ? Qu'est-ce que tu m'as rapporté ? Qu'il a dit. - Moi ? Qu'est-ce qui te fais croire que je t'ai rapporté quelque chose ? - Oh ? C'est vrai, tu m'as rien rapporté ? - Mais si, gros bêta, je te fais marcher, c'est tout. >> Et j'ai tiré de ma poche la seule chose que j'avais réussi à conserver, pour lui : c'était un paquet de bonbons magiques, de Q f : ils avaient un goût délicieux, comme les fruits de Q f, et en plus ils permettaient de changer d'apparence, de se transformer en animaux fantastiques ou de devenir invisible, selon le parfum. Il était trop content. Je lui ai dit quand même de ne pas abuser, parce que le sucre c'est pas bon pour les dents, et en plus, les bonbons magiques, si on abuse, les effets peuvent devenir irréversibles, et ça c'est embêtant. Après, nous sommes allés à la cascade, dans la grotte, où reposait toujours Adn ne. Seuls Mangue du Paradis, et quelques autres garçons, à tour de rôle, le veillaient ; Mounir avait repris la route depuis longtemps, il ne pouvait pas rester. Les plaies d'Adn ne s'étaient bien refermées, mais il était toujours faible, presque inconscient la plupart du temps, fiévreux, moribond. Son état était vraiment préoccupant ; on était arrivés à temps ! J'ai dit à Kam l : << - Bon, assez perdu de temps ; allez, donne le cristal ! - Le cristal ? Mais... c'est toi qui l'as ! - Tu me fais marcher ou quoi ? C'est quoi ton problème ? - Mais enfin, c'est toi qui l'avais, ce cristal ! - Oui, mais avant de fuir, je l'avais glissé dans ta poche ! Tu ne l'as pas trouvé ? - Quoi, cette poche-là ? - Oui, oui, cette poche-là, dis-je, de plus en plus énervé. - Mais... elle est percée, cette poche-là ! - Quoi ? Cette poche-là est percée ?! - Oui ! Cette percée est poche-là ! Euh... cette poche est percée ! Là ! - Et le cristal n'y est plus ? - Ah non ! Ça, il n'y est plus ! - Tu veux dire que... - Ben oui ; il a dû tomber quelque part, en route... maintenant il est je ne sais où, au milieu du continent africain ; on peut passer toute la pampa au peigne fin si tu veux, mais... - Et tu pouvais pas me dire que cette poche était percée, idiot ! - Mais et toi ! Qu'est-ce qui t'a pris de glisser ce cristal dans cette poche percée sans rien me dire ! - Qu'est-ce que ça aurait changé que je te le dise puisqu'elle était percée ? - Ben, tu l'aurais mise dans l'autre, celle qui est pas percée ! - Mais comment pouvais-je savoir que celle-là était percée ? - T'avais qu'à demander ! - Dis-donc, si t'avais le cerveau aussi développé que la queue, on aurait l'air moins débiles ! - C'est toi le débile ! Tu sais où je vais te la mettre, ma queue ? - Stop ! Arrêtez ! Mais qu'est-ce qui vous prend, les gars ! Vous êtes devenu fous ou quoi ? A dit Mangue du Paradis. >> On s'est regardés, et on a vu qu'on était aussi débiles l'un que l'autre, alors on s'est calmés. C'est vrai, ça ne servait à rien de s'énerver. On avait complètement foiré la mission, Adn ne agonisait, maintenant il fallait voir ce qu'on allait faire, aviser, ou au moins essayer de garder un peu de dignité. J'ai dit : << - Bon, gardons la tête froide ; qu'est-ce qu'on pourrait bien faire à présent ? - Je ne sais pas, a dit Mangue du Paradis, mais le seigneur Mounir m'a laissé ceci, pour vous. >> Et il m'a tendu une lettre de Mounir, ainsi formulée : << Mes chers amis, Que la Paix soit sur vous, etc. Au cas où vous reviendriez de Q f sans le cristal : ne vous découragez pas ; vous avez surmonté les épreuves les plus terribles. Ne croyez pas que vous ayez échoué ; l'important est que vous ayez fait ce voyage ; tout le reste est accessoire. Souvenez-vous de ce que vous avez appris, et la solution vous appara"tra ; souvenez-vous de ce que vous êtes : des garçons ! Le cristal est en vous ; non mais, qu'est-ce que vous croyez ? Que la vie de votre ami dépend d'un simple bout de roche ? Tss, tss... Allez, allez ! Soyez plus malins que ça ! Ce qui compte, c'est la vraie nature du cristal, pas sa forme contingente. Je vous en ai dit assez, débrouillez-vous maintenant. Je suis sûr que nous nous reverrons bientôt. Je vous embrasse, Mounir. >> J'ai lu ça et je me suis écrié : << - C'est pas possible ! Il avait tout prévu ? Sacrebleu, il est fort ce Mounir ! - Je te l'avais bien dit, a dit Mangue du Paradis. - Ouais, ai-je dit, mais en attendant, qu'est-ce qu'il veut dire au juste ? >> Alors Kam l s'est écrié : << - Quoi, t'as pas compris ? Mais c'est clair, pour moi ! Il a raison, on a pas besoin de ce cristal débile ! Il est en nous, le vrai cristal ! C'est ça qu'on nous a appris à Q f ! En nous, en chaque garçon, en moi ! Attends, je vais te le requinquer ton Adn ne, moi ! Tu vas voir ! >> Et Kam l s'est approché sans ménagement d'Adn ne qui avait toujours l'air d'agoniser ; il l'a pris dans ses fortes mains noires, l'a secoué comme un prunier... et l'a déculotté ! Oui, comme je vous le dis ! Il lui a mis les fesses à l'air, et il a sorti sa trique, qui était raide et toute dure, et c'est vrai que dans cette état, Adn ne mourant était assez excitant, avec cette p leur languide qui lui allait pas mal ; bref, il a commencé à le prendre, bien fort, en respirant bruyamment. Et c'est vrai, Adn ne s'est d'abord mis à trembler, à grelotter, puis il a relevé la tête, ouvert les yeux, et il a eu l'air de retrouver un peu de vie ; et sa trique s'est un peu relevée, elle aussi. Alors Mangue du Paradis, qui avait compris où Kam l voulait en venir, et qui était alléché, s'est approché en se dandinant de la queue d'Adn ne, et a commencé à le sucer avec sa petite bouche goulafre. Ils se sont excités comme ça, sur lui, à deux, et ça a marché ! Peu à peu, Adn ne a retrouvé des couleurs, et il a eu l'air de se réveiller ; il a commencé à copuler plus activement avec les deux garçons ; il émettait lui aussi des soupirs de volupté, cambrait le bassin sous les coups de Kam l, caressait la tête et les joues du petit Mangue du Paradis qui le suçait vaillamment, et au bout du compte, il n'avait plus l'air malade du tout ! Je ne sais pas comment Kam l a pensé à ça, j'ai peut-être eu tort de dire que son cerveau n'était pas aussi développé que sa queue, en fait, c'était la bonne technique ! À la fin, ils ont joui tous les trois, bien ensemble, et se sont regardés en riant, le coeur battant, et ils se sont embrassés avec émotion. Adn ne, tout à fait guéri, était heureux, et il nous a tous remerciés ; il a dit : << - Merci, mes amis, vous m'avez sauvé ! C'est de ça que j'avais besoin, et je ne le savais même pas ! Kam l, oh, Kam l ! Comment pourrais-je assez te remercier ! Je regrette d'avoir éprouvé de la jalousie à ton égard ; j'ai été vraiment stupide. Tu m'en veux pas trop, j'espère ? Et toi, Arslan, vieux frère ! Que je suis heureux de te revoir ! Pardonne-moi de t'avoir traité de suceur de Nègres ! Je savais plus ce que je disais. - C'est rien, j'ai dit, si tu savais comme j'ai eu peur pour toi ! Je voulais pas te perdre. Je suis désolé de t'avoir rendu jaloux. Si tu savais les dangers qu'on a affrontés pour te sauver ! Tu nous en as fait voir de toutes les couleurs, tu sais ? Mais tout est bien qui finit bien. >> Mangue du Paradis a battu des mains. On était tous heureux. À partir de ce jour, Adn ne était complètement changé, transformé. On était en parfaite harmonie, désormais, lui, Kam l et moi ; il aimait Kam l autant que moi, on se comprenait enfin de nouveau. Tous les trois, on formait un trio d'inséparables, une entité organique, on s'adorait, on dormait ensemble, mêlés les une aux autres, et avec Mangue du Paradis aussi, et les autres garçons africains, qu'Adn ne appréciait enfin à leur juste saveur. Il n'était plus attaché aussi exclusivement à moi, et du coup on pouvait mieux se comprendre et communiquer ; c'était beaucoup mieux ainsi. À ce moment-là, Adhlam Nûr", le ma"tre de ce village d'Initiés, s'est manifesté à nous, je veux dire à nous trois, sous sa vraie forme, que nous ne pouvions pas voir jusque là ; il était l'Esprit de le Forêt ; il était tout à la fois, chaque plante, chaque arbre, chaque racine, et les insectes, les papillons, les araignées, les animaux sauvages aussi, et il était le ciel et les nuages, et les garçons, et les esprits partiels épars dans cette fourmilière géante, les djinns, les hommes ; et l'air, et l'eau, et le feu, et la terre, et l'éther, il était tout, et il était en nous et hors de nous, et nous étions en lui ; il nous révéla tous les secrets de la forêt, tout ce que nous ignorions encore. Et il nous a emmené plus loin, là où l'on ne pouvait pas aller, jusqu'à Issicénulpar ! Oui ; cette cité mystérieuse, coeur du coeur, que personne au monde ne pouvait approcher ; nous seuls, de puis le début de la création jusqu'à la fin des temps, nous seuls avons eu le privilège de l'approcher, et de découvrir les secrets qu'elle contenait ; cela en raison des épreuves exceptionnelles que nous avions surmontées, de de l'exceptionnelle qualité d'amour qu'il y avait entre nous trois, et qui nous rendait, seuls entre tous, digne de ces secrets. Nous avons pénétré au coeur de cette cité qui était le coeur de l'Afrique, et la gardienne de ses secrets les plus immémoriaux. Nous y avons vu des garçons d'une beauté encore plus inouïe, aussi beaux que ceux de Q f, comparables à nuls autres. Des dieux vivants nous ont salués comme d'autres dieux vivants, que nous étions devenus. On nous a conduits jusqu'au guide suprême de la cité, qu'on appelait le Principe. Et quand nous sommes arrivés devant lui, j'ai reconnu... Mangue du Paradis ! Je n'en revenais pas. J'ai dit : << - Mangue du Paradis ! C'est toi ? Petit cachottier ! >> Mais il a répondu : << - Non, je ne suis pas Mangue du Paradis ! Ou plutôt, si, je suis lui et non lui. Je suis le Principe. Mais tu ne peux pas me voir sous ma véritable forme, plus transcendante que celle de l'Esprit de la Forêt qui t'a conduit jusqu'ici, car tu ne le supporterais pas. Alors, sans même en être conscient, tu m'as donné une forme qui t'était familière, et agréable, celle de ton petit ami ; c'est ainsi que tu me verras, jusqu'à ce que ton esprit soit assez développé, assez éveillé pour me voir sous une autre forme. >> Et le Principe nous a tout enseigné, tous les secrets ; désormais, nous réunissions les trois sagesses, les trois sciences sacrées, celle de Q f, celle de l'Atlantide qu'Alaedd"ne nous avait transmise pour que nous l'apportions à son fils, et celle de l'Afrique, dont nous avions pénétré le coeur. Ces trois sagesses fusionnaient en nous, et en nous seuls, Kam l, Adn ne et moi, et n'en faisaient plus qu'une. Et le Principe nous a révélé notre vraie nature, que nous ignorions. Il nous a dit : << - Il y a trois aspects du Divin, et de la Réalité universelle, plus sublimes et plus transcendants que les autres, qui sont présents au coeur de chaque chose et en même temps indépendants d'elle, et qui sont la source de tous les autres ; ils sont connus dans toutes les traditions, et portent des noms différents ; dans l'islam, on les nomme : Djal l, Djam l et Kam l, comme toi, Kam l ; c'est-à-dire : Majesté transcendante, Beauté radieuse et Perfection intégrale. C'est eux qui sont à l'origine de toute chose, et ils n'ont ni commencement ni fin. La Djal l est la Majesté ineffable de l'Essence ; en elle, Elle S'est isolée, coupée de tout le reste, sublimée, et personne ne peut l'atteindre ; Elle s'est isolée du Tout, et gr ce à cela, le Tout a pu prendre forme, et commencer à exister pour lui-même, dans les ténèbres de l'Occultation. Et par la Beauté splendide et rayonnante, de l'Essence, ensuite, Elle a rayonné sur le Tout, et lui a communiqué Son existence et Sa Lumière. Et la Perfection intégrale et universelle, ensuite, a réuni les deux, Majesté et Beauté, et en elle, elles se sont rejointes, ont fusionné, et se sont révélées l'une à l'autre ; et le Tout a réintégré l'Essence. Ces trois aspects, ces trois principes, distincts et indistincts à la fois, ni séparés, ni confondus, sont présents les uns dans les autres, selon leur mode propre, et dans chaque nom divin, et dans chaque rayon et chaque ombre, et dans toute chose, partout, toujours et à jamais. Personne ne les conna"t en eux-mêmes, et personne ne conna"t autre chose que leur ombre ; à part vous. Vous êtes ces trois aspects ; vous êtes leur manifestation la plus achevée, la plus aboutie ; le cosmos n'a été enfanté des Ténèbres que pour vous permettre de manifester ces trois puissances : vous êtes cette triple présence. Arslan, coeur de Lion, c'est toi la Majesté essentielle ; Adn ne, tendre et passionné Adn ne, tu es la Beauté rayonnante ; et toi, Kam l, le plus parfait des fils de la terre africaine, le Garçon absolu, fils d'Aïram et Maria qui étaient les deux aspects, m le et femelle, de la Sagesse divine, tu es la Perfection qui réunit, marie et transcende la Majesté pure comme la Beauté pure. Allez sur la terre ; et désormais, jouez votre rôle en sachant qui vous êtes. >> Voilà ce que nous a révélé le Principe, qui était au-dessus de l'Esprit de la Forêt, et au-dessus de toute chose. Et il nous a révélé bien d'autres choses encore, plus étonnantes, des choses que je ne peux pas vous répéter, qu'il vous faudrait la vie pour entendre. Or je crois que nous n'avons plus beaucoup de temps ; la caravane arrive. Je vais donc m'empresser de terminer mon histoire. Après ça, nous avons vécu quelque temps heureux, tous les trois, au coeur de la forêt. Nous avions tout ce que nous pouvions désirer ; nous étions vraiment bien, comme à Q f. Et puis, un jour, j'ai eu en rêve une vision du vieux Alaedd"ne qui me rappelait la mission qu'il nous avait confiée, et j'ai compris que le moment était venu de revenir dans le monde et de rejoindre l'Ordre, pour retrouver le jeune Fayruz. Alors nous nous sommes mis en route, tous les trois ; avec beaucoup d'émotion, nous avons quitté l'Afrique, définitivement. Pour comprendre ce qui s'est passé ensuite, il faut que je vous parle un peu de l'état d'esprit d'Adn ne, depuis sa guérison. Il avait beaucoup évolué ; il était toujours le même, mais il avait changé. D'abord, il était plus grand ; vous vous souvenez qu'au début de cette histoire, il avait dix ans, et moi j'en avais à peu près douze. À présent, j'en avais presque dix-neuf, et lui presque dix-sept. Il m'attirait encore un peu, mais plus beaucoup, et c'était réciproque. Il n'y a pas de regrets à avoir, c'est ainsi. Il n'était plus vraiment un jeune garçon, mais un jeune homme, qui sortait de l'adolescence. Contrairement à moi, qui avais, dès le début, été attiré et aimé par les jeunes garçons, lui avait commencé sa vie sexuelle et sentimentale en découvrant le désir qu'il pouvait inspirer à un garçon plus gé, à un jeune adolescent, puis à un adolescent tout court, et le plaisir d'être le point de mire, et l'objet des attentions érotiques d'une virilité supérieure, plus mature. Ce n'est que progressivement qu'il s'était ouvert à l'amour des garçons plus jeunes, et avait fait l'apprentissage du rôle d'initiateur. Au début, il avait été très attaché à ma personne, il ne vivait que pour moi, et pour l'amour exclusif, fusionnel, qu'il éprouvait pour moi - et moi pour lui, au début. Puis, dans la douleur, les tourments de la jalousie, du doute, du désespoir d'abord, puis dans les souffrances de la lutte contre la mort et le miracle de la guérison finale, il avait appris à se détacher de moi, à s'ouvrir à d'autres horizons érotiques, à vivre sa propre vie amoureuse, de plus en plus indépendante de moi. Il en était là au moment où nous avons quitté l'Afrique afin de rejoindre l'Ordre. À cette époque-là, nous étions toujours les meilleurs amis de la terre, mais nous n'étions déjà plus amants ; il était finalement sevré de moi, au plan physique, si je puis dire, il était tout à fait mûr pour d'autres amours, plus en accord avec son ge ; et c'est alors qu'il se mit à rêver à un jeune garçon. Un garçon inconnu, sur lequel il projetait tous ses fantasmes, ses rêves, ses désirs secrets, un garçon encore mystérieux, à qui il prêtait des caractères divers, changeants, un peu contradictoires, qui le comprendrait et qu'il comprendrait, qui serait accordé à son me, mieux que tous ceux qu'il avait rencontrés jusqu'à présent, même Kam l, qu'il adorait pourtant, qui était encore très beau, mais qui avait déjà presque quinze ans, et beaucoup d'expérience ; lui rêvait à un garçon plus jeune, plus innocent, comme lui à l'époque où nous nous aim mes pour la première fois. En somme, un garçon pour qui il pourrait faire ce que j'avais fait pour lui, voilà ce qu'il lui fallait. Il y rêvait tellement fort que la Providence, émue, a daigné matérialiser son rêve garçonnier et le mettre sur notre route, je vais vous raconter comment. Nous voguions sur la mer, allant d'escale et escale, depuis des mois, essayant de rejoindre l'Ordre. Nous n'étions pas très sûrs de la route à suivre, nous nous perdions un peu à travers les mers et les continents, le voyage dura un certain temps. Adn ne rêvait de plus en plus à ce garçon inconnu, à son garçon. Il le voyait en rêve ; il distinguait son visage, il le touchait presque, il ressentait son appel ; tellement que nous nous moquions un peu de lui, mais il tenait bon, et j'admirais cela. Puis un jour, en pleine mer, comme nous voguions depuis plusieurs jours et aspirons à faire escale pour nous reposer un peu, il me dit : << - Il est tout prêt, je le sens ; nous approchons de lui. Tu vas voir. - Tu es complètement fou, mon pauvre Adn ne, dis-je. Tu vas voir, on va faire escale, descendre dans la première ville venue, et là tu pourras avoir tous les garçons que tu veux, moyennant un peu de monnaie ! >> Kam l rit de ma plaisanterie. Adn ne ne se froissa même pas. << - Tu ne comprends pas. Peu importe, tu verras. - Mais oui, Adn ne, mais oui. >> Mais à ce moment, venue d'on ne sait où, une formidable tempête se leva, et nous perd"mes complètement le cap. Adn ne s'en moquait, ravi, complètement perdu dans son rêve, persuadé que c'était un signe de la Providence. Il m'énervait. J'ai dit : << - Voilà ! Tu es content ? C'est de ta faute ! Maintenant on est perdu, tu as déréglé le temps avec tes délires, tu es fier de toi ? - Ne t'énerve pas, mon cher Arslan. Tu verras que cette tempête aura du bon pour nous. - Pauvre fou ! >> La tempête finit par retomber, mais nous étions complètement perdus en mer. Tout à coup, nous aperçûmes une "le, qui ne figurait apparemment sur aucune carte. Nous accost mes sur cette "le. Et là, nous découvr"mes quelque chose de totalement inattendu. Un monde enchanteur, qui aurait pu para"tre paradisiaque ; une ville ; une grande ville, magnifiquement construite, par des architectes brillants, tout cela était très beau... sauf qu'il n'y avait pas la moindre trace de vie ! Tout semblait flambant neuf, mais c'était un désert ; mais partout, partout, il y avait des statues, des hommes de pierre, figés dans des attitudes diverses, très naturelles, on les aurait crus vivants... sauf qu'ils ne bougeaient pas. Que s'était-il passé ici ? On aurait dit que toute la ville, toute cette "le, s'était subitement figée, que toute le monde s'était changé en statues, qu'elle avait cessé de vivre, mais non pas d'exister. C'était troublant, un peu inquiétant, mystérieux. Nous err mes des heures dans ce monde de pierre. Une sensation bizarre, indéfinissable, nous étreignait ; il ne manquait vraiment à tous ces gens que le mouvement, que la vie. À part ça, ils étaient tout à fait comme des gens ordinaires ; ils étaient des gens ordinaires ; on finissait par se demander, à force de voir ces boutiques béantes où des marchands de pierre servaient nonchalamment des clients de pierre qui avaient l'air de deviser entre eux avec leur bouche de pierre, ces avenues pleines de passants en pierre, ces mosquées où des imams en pierre dirigeaient la prière pour des fidèles en pierre, ces lupanars où des hommes en pierre forniquaient avec des filles ou des garçons en pierre, ces parcs où des promeneurs en pierre nourrissaient des pigeons en pierre, ces soldats en pierre, ces coiffeurs en pierre, ces bouchers en pierre, ces poissonniers en pierre, ces chiens en pierre, ces chats en pierre, tout ce monde en pierre à qui ne manquait rien, rien à part le mouvement - on finissait par se demander si, finalement, les gens que nous avions l'habitude de voir, n'étaient pas aussi figés que ceux-là, ou ceux-là aussi figés que ceux-ci... rien, en effet, ne distinguait cette ville de n'importe quelle autre, et cela donnait une impression de vertige, lancinante, angoissante. Ce monde nous troublait, d'autant plus que nous ne savions pas ce qui était arrivé à tous ces pauvres gens... et nous avions un peu peur de finir comme eux, si nous restions trop longtemps. Adn ne, pourtant, était persuadé qu'il y avait quelque chose de vivant dans cette nécropole de pierre, et il le cherchait obstinément ; j'étais sûr qu'il pensait encore à son maudit garçon, et j'enrageais. Je voulais partir de là, quitter se monde de mort dont l'immobilité obsédante m'oppressait. J'en avais assez de voir toutes ces statues m'observer l'air de dire : << tu te crois plus vivant que nous ? Mais regarde-toi : tes attitudes stéréotypées, tes réactions convenues, tes petites habitudes, ta routine, qui s'amplifie avec le temps, à mesure que tu vieillis, que tu t'encroûtes ; toi aussi tu finiras statue, et tu conna"tras notre secret ! Le mouvement et la vie s'arrêtent, l'immobilité demeure, éternelle... >>. Cela me serrait le coeur, de plus en plus. Je le suppliais de repartir : << - Non, me disait-il, il y a quelque chose de vivant, je le sens ; il y a quelqu'un, et il m'appelle ; pars, si tu veux, moi je resterai ici jusqu'à ce que je l'aie trouvé, dussé-je finir statue à mon tour ! >> Alors, comme je ne pouvais donc pas abandonner ce grand dadais, nous avons continué à errer dans cette ville sinistre, des jours et des jours. À la fin, mon angoisse s'estompait un peu, les statues ne me faisaient plus peur ; elles me semblaient... familières ; quand je les regardais fixement, elles m'inquiétaient encore, je ressentais de nouveau cette ironique proximité entre elles et nous, comme une sourde menace qui émanait de leurs attitudes figées. Mais quand je ne faisais pas trop attention à elles, elles me semblaient plutôt bienveillantes, protectrices, je profitais de la vue, je découvrais avec un certain émerveillement ce qui avait dû être une ville prodigieuse, enivrante, avant que la vie s'y arrête subitement. Et puis, un jour, en nous promenant parmi ses rues sans vie, tout à coup, nous avons entendu un bruit, comme des pas ; non, pas des pas ; quelque chose qui rebondissait, heurtait le sol à plusieurs reprises. Un ballon ; un ballon d'enfant ! Un gros ballon rouge et blanc, qui est venu rebondir sur nous ; étrange, ce jouet d'enfant, seul être vivant dans cette ville funèbre... nous nous interrogions ; qu'est-ce que c'était que ce ballon, d'où venait-il ? Puis nous avons entendu des pas ; et nous l'avons vu. Un garçon. Un garçon de dix ans à peu près, joli, brun, légèrement h lé, svelte, agile, qui courait vers nous : << - Mon ballon ! Criait-il. Rendez-moi mon ballon ! >> Et puis, s'arrêtant brusquement : << - Qui... qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Vous n'êtes pas des statues ? - Ben, toi non plus apparemment ! >> répond"mes-nous en choeur, aussi étonnés que lui de trouver un être vivant dans cette ville pétrifiée depuis des lustres. << - Non, dit-il ; moi je suis un garçon ; je m'appelle Anq  ; et ça, c'est mon ballon ! >> Il y tenait, à son ballon ! C'était son seul ami, apparemment. Cela donnait déjà la mesure de ce qu'était la vie d'Anq au milieu de ces statues. À partir de là, nous all mes de surprise en surprise. << - Anq , dis-je ? Drôle de nom ; ça veut dire le Phénix, ça ! - Oui, dit-il, je suis le Phénix de cette ville ; on m'appelle comme ça parce que je suis le plus joli petit garçon de cette noble cité. D'ailleurs, je suis le seul >> ajouta-t-il tristement. Nous perçûmes beaucoup d'amertume dans cette voix ; et cela nous serra le coeur. Surtout Adn ne, qui avait remarqué la beauté d'Anq , et qui commençait à le reluquer avec toute sorte de pensées que je devinais confusément. À tel point que je lui donnait un léger coup de pied dans les tibias pour le tirer de sa rêverie. Alors, Anq nous raconta son histoire. << - J'ai dix ans, nous dit-il. Ça fait longtemps que j'ai dix ans. Des années, voire des siècles. Je me suis arrêté de grandir il y a longtemps, au moment même où cette ville s'est arrêtée de vivre. Tout s'est arrêté en même temps. Elle de bouger, moi de grandir. Rester enfant, c'est bien ; mais quand on est le seul enfant, et même le seul vivant, ce n'est pas gai. On aimerait bien grandir tout de même, pour voir ce que ça fait ; mais comment voulez-vous faire ? Il n'y a personne pour vous montrer la voie, pour vous apprendre à être grand ; alors on reste petit, mais par défaut. Autrefois, cette ville était vivante ; les gens marchaient, bougeaient, parlaient ; c'était de vrais gens et pas des statues. J'ai connu cette ville pleine de bruits, et de jeux, et de rires, il y a longtemps. Très longtemps. Mes parents étaient vivants. Mes professeurs aussi. Mes amis aussi. Et toute le monde. Et tout s'est arrêté d'un coup, un matin ; je me suis réveillé, et ils étaient tous des statues. J'ai essayé de les secouer, de les réveiller, mais rien à faire, ils ne bougeaient plus ; j'étais très triste, mais il n'y avait rien à faire. Je ne savais pas pourquoi, moi, j'étais resté vivant ; j'aurais presque préféré devenir une statue comme eux ; mais moi, j'étais resté vivant, et je suis resté depuis comme j'étais alors, il y a des années, des siècles, je ne sais plus. Je ne sais pas pourquoi ni comment c'est arrivé... je sais seulement qu'à l'époque où s'est arrivé, je m'éveillais à la vie ; ma vie était pleine de promesses, pleines d'aventures possibles, que je lisais dans les yeux des hommes, ou des adolescents, que ma beauté commençait à tenter peut-être... il me semble, je n'en suis pas sûr ; je n'ai jamais pu savoir vraiment, car tout s'est arrêté trop tôt. Je pense qu'ils avaient peur du désir que je leur inspirais, peur de leurs propres passions, de leurs propres rêves, des suggestions troubles de leur me charnelles. J'attendais qu'ils vinssent vers moi, qu'ils osassent déclarer leur flamme, m'entra"ner dans des aventures pittoresques, mais ils avaient peur de ce qu'il y avait en eux-mêmes. Ils inventèrent toute sorte de lois, de codes, de règles, de limites, qu'ils promulguèrent contre eux-mêmes, pour endiguer le flot de leur propre désir, et ils se flattaient d'être forts, d'être purs, de me protéger d'eux-mêmes, alors que moi je ne voulais pas être protégé : je voulais être aimé, découvrir la vie. Ces gens avaient peur de la vie. Alors la vie s'est retiré d'eux ; ils se sont arrêtés, figés à jamais dans leurs attitudes convenues, dans leur rigueur morale : maintenant c'est sûr, ils ne fauteront plus, ils ne pécheront plus... morts à jamais, qu'est-ce qui pourrait les tenter ? Leur coeur de statue est enfin pur, et le mien est triste. Depuis, je me console comme je peux. Je vis au milieu des statues. Je ne conna"trai jamais l'amour, le désir, l'aventure ; je ne sais même pas ce que ces mots signifient, tant pis ; je joue avec mon ballon... je joue avec les statues... c'est tout ce que je peux faire, moi, Anq , moi, le Phénix de cette terre désolée, de ce monde sans vie. Depuis longtemps, j'ai renoncé à l'espoir de grandir, d'apprendre, de découvrir la vie... mais j'ai des compensations. Je me suis habitué aux statues ; elles sont devenues ma famille, en quelque sorte. Vu que toute ma famille est devenue statues, que voulez-vous, c'est normal. Alors je joue avec elles ; j'invente des histoires avec elles, toutes les histoires que je ne pourrai jamais vivre. Je leur invente des noms. Je leur invente des vies. Je leur parle, et parfois j'ai l'impression qu'elles m'écoutent, qu'elles me répondent ; j'essaie d'imaginer ce qu'elles pourraient me répondre. Elles me paraissent presque vivantes ; de toute façon, j'ai oublié ce que c'était que de vrais vivants... je fais avec ce que j'ai, avec ces statues, que j'appelle mes amis ; je vais leur rendre visite, un jour chez l'un, un jour chez l'autre, je prends de leurs nouvelles, je leur donne des miennes, j'imagine qu'ils sont contents de me revoir, bien qu'ils aient toujours la même attitude figée ; n'importe. Je rêve. J'invente un monde de rêve, je vis dans mes rêves, je compense par le rêve la vie que je n'ai pas, et finalement je me trouve presque bien au milieu des statues ; je suis libre d'aller et venir ; plus de contrainte, je peux habiter où je veux, j'entre dans les maisons qui me plaisent, je prends ce que je veux, j'explore cette ville défunte, je découvre des mondes qui furent jadis vivants, des univers secrets, je les peuple de ma propre vie fantasmée, je les fais revivre du mieux que je peux ; je suis presque heureux, vous savez... Tout de même, il me manque quelque chose. J'aimerais bien rencontrer un jour de vrais vivants, comme vous... mais je sais que c'est impossible. Il n'y a que des statues ici, ç jamais, c'est cela mon monde... Parfois, je rêve que quelqu'un vienne me chercher ; qu'un homme vivant, comme ceux qui me regardaient autrefois, vienne, me prenne par la main, m'emmène loin d'ici, vers des gens vivants, vers des villes qui bougent, vers d'autres garçons... je l'ai appelé mille fois dans mon coeur, mais, depuis des années, personne n'est venu... alors, je continue à rêver. Je vis dans mes rêves, au milieu des statues... et je joue avec mon ballon. >> Nous étions émus par cette histoire, Adn ne surtout. Il était secoué. Je voyais bien qu'Anq ne le laissait pas du tout indifférent ; je me revoyais en lui, moi, jadis, face à lui enfant, bouleversé par l'horrible révélation de ses origines, et moi le consolant... je voyais briller dans ses yeux la même lumière qui devait briller dans les miens alors... j'étais attendri. Adn ne dit : << - Anq , non, Anq , ne te résigne pas ! Tu es si beau, Anq  ; j'admire ton courage d'avoir survécu, de t'être accroché, d'être resté vivant au milieu de ce monde sans vie... combien d'autres, à ta place, se seraient découragés, se seraient laissés allés, laissés dépérir, seraient devenus statues à leur tour ; toi, non ; tu es resté un vrai petit garçon, plein de rêves et d'espoirs ; c'est bien ! Mais, non, le rêve n'est pas tout, Anq , ne renonce pas, n'abandonne pas, ne te replie pas ! La vie existe ; la vie existe encore ! Loin de cette ville funèbre, il y a tout un monde qui bouge et qui respire, des villes grouillantes, foisonnantes, avec des vies multiples qui se croisent, des garçons qui vivent, qui désirent, qui aiment... tu peux partir d'ici, Anq  ; tu peux t'envoler, vas-y, pars, le monde t'appelle, ne t'endors pas au milieu de ces statues ! - Hélas ! Partir, je voudrais bien, mais comment faire ? Il y a de l'eau partout. Nager jusqu'à la côte est impossible. Je ne sais pas naviguer. Je suis bloqué sur cette "le à jamais ; prisonnier de ce monde de statues qui ont renoncé à vivre ; moi aussi, je vais renoncer un jour, peut-être, quand je n'aurai plus la force de rêver ou de pousser mon ballon. En attendant je continue, parce que c'est ça ma vie. >> Puis, changeant brusquement de ton, il a dit à Adn ne : << - Tu veux jouer avec moi ? >> C'était subit et inattendu. Il avait dû sentir qu'Adn ne s'intéressait à lui. Il n'a pas eu le réflexe de deviner tout de suite le parti qu'il pouvait en tirer. Il n'osait pas nous demander de l'emmener avec lui ; il avait encore tout à apprendre de la vie ! Il ne connaissait que les statues. Pour lui, nous n'étions encore rien de plus que des statues qui bougent, non de vrais vivants comme lui ; mais son corps avait compris plus vite que son esprit ; il avait vu le corps mouvant d'Adn ne, son pied qui bougeait comme un vrai pied, et avait eu envie d'y envoyer son ballon, pour qu'il le lui renvoie, et ainsi de suite. C'est son ballon, son seul vrai ami depuis des années, qui lui montra le chemin de la vie, la voie pour rena"tre. C'était infiniment touchant. C'est comme ça qu'Anq s'arracha au monde des statues, pour se tourner vers les vivants que nous étions. Et moi, je sentais bien que quelque chose était en train de na"tre entre Adn ne et lui, quelque chose de grand, de fort, qui allait sans doute cro"tre, on ne sait pas jusqu'où... Adn ne l'avait déjà adopté, et il avait adopté Adn ne. Ils commencèrent à jouer. Ils faisaient plaisir à voir. Adn ne, qui était bon au ballon, lui montra toute sorte de tours qui l'émerveillèrent. Il redécouvrait son ballon, il redécouvrait son corps, le corps, la vie, tout. Il renaissait, comme l'oiseau mythique dont il portait le nom. Quand ils eurent assez joué au ballon, Adn ne, n'y tenant plus, prit Anq dans ses bras et lui dit : << - Tu sais, Anq , nous allons partir d'ici, toi et moi ; fini les statues... nous allons faire un grand, un très grand voyage. Tu vas rena"tre, petit Phénix. Je suis suis celui que tu attendais, et tu es celui que j'attendais. Tu vas voir comme le monde est grand, tu vas voir comme la vie est belle ; tu vas enfin pouvoir grandir, aimer, être aimé... tu vas pouvoir faire ce que font tous les garçons, ou ce qu'ils devraient faire ; car combien d'autres vivent, comme toi, au milieu de statues qu'ils prennent pour des êtres vivants, qui ne leur montreront jamais rien, ne leur feront jamais découvrir la vie, parce qu'elles sont mortes, et ne le savent pas ? Combien n'ont même pas la chance de pouvoir un jour quitter leur "le et vivre vraiment ? Mais toi, tu m'as trouvé, et je t'ai trouvé. Nous allons être heureux, Anq  ; et tu sauras ce que beaucoup de garçons, hélas, ne savent pas, même s'ils ne vivent pas au milieu de statues, ou du moins ne le savent pas : tu vas savoir ce que c'est d'exister pour quelqu'un, quelqu'un qui t'aime et te comprend... Tu vas découvrir le monde, Phénix ; le monde entier ; nous allons découvrir le monde ; le monde sera à nous, et nous serons l'un à l'autre. Mais d'abord, viens par ici ; il faut que je t'explique deux ou trois petites choses qu'un garçon de ton ge doit savoir. >> Et il entra"na Anq , conquis, émerveillé, un peu à l'écart. Je ne peux pas vous dire ce qu'ils ont fait exactement, parce que nous sommes restés en retrait, Kam l et moi, par discrétion et par pudeur ; cette histoire, désormais, était la leur, pas la nôtre. Mais ils restèrent là un bon moment, et on entendait juste des rires étouffés, des cris joyeux, des soupirs extasiés, alors je pense qu'ils devaient passer un bon moment. Quand ils revinrent, Anq avait déjà l'air plus épanoui, et il était tout excité à l'idée de nous suivre, de découvrir le monde, et qu'Adn ne l'entra"ne encore à l'écart pour lui montrer les deux ou trois choses qu'un garçon de son ge doit savoir. Bref, c'était le début d'une belle histoire... mais qui n'est pas la mienne. La mienne s'arrête là, ou presque. >> Heureusement que le récit d'Arslan touchait à sa fin, car la caravane approchait de plus en plus, et les garçons commençaient à se préparer à l'attaque. << - Nous repr"mes donc la mer, avec Anq , qui était fou de joie de quitter enfin l'"le des statues, ce qu'il n'espérait plus. Nous all mes jusqu'à la côte la plus proche ; nous, Kam l et moi, nous ne pensions qu'à notre mission, et nous voulions juste nous reposer un peu avant de foncer droit vers Naruq. Mais Adn ne tenait beaucoup à faire visiter une vraie ville à Anq , avec des gens vivants, et nous le comprenions. D'ailleurs il n'était pas obligé qu'il nous accompagne ; nous n'avions pas besoin de lui pour cette mission, de même qu'il n'avait pas besoin de nous pour faire découvrir le monde à son nouvel ami. C'est là, donc, que nos chemins se sont séparés, après des années et des années de route commune. Nous avons pris le chemin de l'Ordre, tandis que lui partait dans une tout autre direction, faire visiter le monde à Anq  ; ils voulaient voir l'Orient, l'Inde la Chine... l'Afrique peut-être, un jour, sauf qu'Adn ne sortait d'en prendre et qu'il ne tenait pas à y retourner tout de suite ; ils avaient tant de choses à voir ensemble... Nous nous sommes embrassés avec émotion, et nous avons promis de nous retrouver un jour, dans longtemps, mais pas trop, après que nous aurions retrouvé le jeune Fayruz et accompli sur lui le rite d'initiation que nous avait transmis son père, et après qu'il aurait fait le tour du monde avec Anq ... Ils sont partis ; nous les avons regardés s'éloigner, main dans la main, c'était beau, émouvant, mais nous n'avions pas le temps de rêvasser. Kam l et moi, nous sommes vite partis à Naruq, rejoindre l'Ordre. Le voyage s'est déroulé sans encombre à part la routine habituelle : brigands, monstres, soldats de Mourad, etc. Nous avons enfin atteint la capitale de l'Ordre, au moment précis où Mounir partait pour l'Inde retrouver le jeune Soufiane et venir en aide à ses amis... Nous avons quand même retrouvé Fayruz, et lui avons transmis ce que nous devions lui transmettre. La vie et les principes de l'Ordre nous ont séduits ; nous avions notre place en son sein. Nous sommes donc restés pour le servir et vivre de nouvelles aventures. Voilà toute mon histoire, et celle de mon ami Kam l, qui est toujours présent ici à mes côtés. - C'est une belle histoire, dit Najib. J'en ai rarement entendu d'aussi étonnante et d'aussi captivante, et pourtant j'en ai entendu beaucoup. Mais il reste tout de même un ou deux points obscurs, que je voudrais tirer au clair. - Par exemple ? - Et bien, par exemple, cette histoire de voyage dans le temps de Mounir, qui me semble bien curieuse. Je suis tout prêt à admettre qu'il ait pu changer d'époque pour aller secourir votre ancêtre Namir Shah ; mais pourquoi ne m'en a-t-il jamais parlé ? Je connais Mounir depuis de nombreuses années, et il m'a raconté toutes ses aventures. Pourquoi m'a-t-il caché la plus étonnante ? - Eh bien ! C'est simple ; c'est que pour lui, cette histoire n'est pas encore arrivée. - Que dites-vous là ? - Oui ; c'est pendant son voyage en Inde, pour récupérer le petit Soufiane, que Mounir doit effectuer ce bond dans le temps. Or, son voyage en Inde, c'est maintenant ; ce périple à travers les siècles, pour lui, n'est donc pas encore arrivé, et il n'est même pas au courant qu'il doit le faire. C'est seulement dans quelques jours que cela doit arriver ; à condition qu'il soit prévenu à temps. Sinon, je crains le pire ; toute l'histoire pourrait être changée : la mienne, la vôtre, celle du monde entier ! - Mais comment est-ce possible ? Pourquoi ne l'avez-vous pas prévenu lorsque vous l'avez rencontré ? - Eh ! Mais je ne savais pas encore, à ce moment-là ! Et j'étais loin d'y penser. Je n'ai pas fait tout de suite le rapprochement entre Mounir, l'homme qui avait sauvé mon ami Adn ne, et cemystérieux héros venu de l'au-delà, qui avait secouru mon ancêtre, il y a des siècles. Comprenez bien : je n'y étais pas, moi, quand le premier Namir Shah a vaincu le sombre Atamor. Comment aurais-je reconnu Mounir ? Je n'ai connu cette histoire que par ouï-dire, des siècles après, et de nombreux détails en avaient été altérés ou effacés par le temps ; le nom même de ce héros ne nous était pas connu avec précision, de sorte que je n'ai pas tout de suite reconnu Mounir. Ce n'est que plus tard, à Q f, en parlant avec Rafraf et Alaedd"ne, qui m'ont révélé certaines choses que je ne savais pas sur ma propre histoire, que j'ai pu faire le lien. Et puis, plus tard encore, en Afrique, le Principe m'a encore révélé des détails qui m'ont permis de compléter la fresque et d'avoir une vue d'ensemble. Alors seulement, j'ai su quand ce voyage de Mounir devait avoir lieu, à quelques jours près ; il doit coïncider avec une certaine conjonction astrale, qui ne se produit qu'une fois tous les quarante-six mille ans, et la prochaine est bientôt. Elle doit ouvrir un passage dans l'invisible, qui lui permettra de franchir la barrière des siècles. S'il laisse passer cette conjonction, il faudra attendre quarante-six mille ans de nouveau, et alors je crains qu'il ne soit trop tard ; l'histoire sera irrémédiablement altérée. Le problème est qu'il n'est pas au courant. Nous sommes arrivés trop tard pour le prévenir : il était déjà parti. - Mais c'est grave, ce que vous me dites là ! Il faut le prévenir à tout prix ! Il faut envoyer quelqu'un en Inde. - Je suis d'accord avec vous. Qui comptez-vous envoyer ? - Il me semble que vous êtes tout désigné pour cela. Vous avez retrouvé le jeune Fayruz, non ? Vous avez accompli votre mission auprès de lui ? - Alors il faut que vous alliez en Inde, prévenir Mounir. Mais vous n'irez pas seuls, c'est trop dangereux. Une délégation de l'Ordre vous accompagnera. Il faudra que vous fassiez vite, et que vous soyez prudent. Cette fois, le sort du monde dépend peut-être de la proverbiale efficacité de l'Ordre. - À ce propos, la caravane arrive. Il est temps de passer à l'action, mon cher Najib ; nous reparlerons de tout ceci après, si vous le voulez bien. >> Tous les garçons déboulèrent alors comme des diables, criant et brandissant des sabres ; et ils pillèrent méthodiquement la caravane, et s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait de précieux. Ce fut un succès facile pour l'Ordre. Dans la caravane, il y avait entre autres un très joli et mystérieux garçon arabe de douze ans, un peu moins peut-être, qui répondait au nom de Fouad. Il devait normalement être conduit auprès du sultan de Naruq, dans le sanctuaire des éphèbes, où il aurait dû jouir d'un statut particulier, car ses parents étaient pauvres, mais nobles ; son père était un seyyed ruiné, qui n'avait plus que son statut pour seul bien, et son jeune fils, à l'esprit vif et à l'énigmatique beauté. Du coup, le sultan avait consenti à se charger de son éducation, moyennant quoi le garçon servirait à ses plaisirs ; mais avec plus de liberté et de prérogatives que les autres. Cependant, Fouad n'était pas enchanté de ce marché, et il était heureux de pouvoir rejoindre l'Ordre, qui l'avait délivré. Nous aurons à reparler, s'il pla"t à Dieu, de ce garçon très spécial, avec qui Mounir vécut une de ses plus belles aventures. Après la victoire, dans les appartements de Najib, ils planifièrent l'opération pour aller en Inde prévenir Mounir qu'il devait se rendre à l'époque de Namir Shah I, secourir l'ancêtre d'Arslan. À part celui-ci, et son inséparable ami Kam l, Idir et Uzayr se joindraient à l'expédition pour plus de sûreté, ainsi qu'un ou deux autres garçons. Le ma"tre de Mounir, Khwadja Sir djudd"ne, connaissait le moyen d'ouvrir un passage à travers l'invisible, au moment où aurait lieu la conjonction astrale, pour expédier Mounir à l'époque voulue. Étant trop vieux pour entreprendre un tel voyage, il resterait à Naruq, et ouvrirait le passage au moment opportun. Mais il fallait à tout prix, avant cela, atteindre Mounir et le prévenir. 44. Le prince Nidal et la princesse Dora Mounir était dans l'"le de Saré, "le merveilleuse, au large de l'Inde, où l'on trouvait de tout ; située entre les continents, elle était leur trait d'union, et elle était un peu un résumé de l'univers. Mais il n'avait pas beaucoup le temps de rêver aux beautés de cette "le. Il profita quand même quelques jours de ses garçons magnifiques, avant de s'apprêter à prendre le large pour le désert lointain où il voulait aller mettre Ad"l et Aymane. C'est là qu'un matin, il vit arriver, après un long périple, Arslan, Kam l, et plusieurs de ses amis, qui venaient lui annoncer l'urgence d'une nouvelle mission, dans le passé cette fois. Il en fut un peu contrarié, car il avait déjà beaucoup à faire dans le présent. Mais il se dit qu'après tout, il serait peut-être intéressant d'aller voir le goût qu'avaient les jeunes garçons dans les siècles reculés. Il accepta donc la mission, d'autant plus qu'il n'avait pas le choix ; puisqu'il appartenait déjà à ce passé reculé, puisque sans lui, à ce qu'il paraissait, le royaume de Sidra avec sa glorieuse histoire, n'aurait pas pu exister. Au jour convenu, juste comme la conjonction astrale attendue était dans son alignement le plus parfait, à minuit, les garçons déployèrent un tapis couvert d'inscriptions et de signes ésotériques, tracés par le Khwadja ; ils dessinèrent autour de lui, sur le sol, d'autres symboles qu'il leur avait appris, et prononcèrent des incantations qu'il leur avait fait apprendre. Au même moment, à des milliers de lieues de là, le Khwadja prononçait d'autres incantations dont il avait le secret, et effectuait des gestes rituels. Aussitôt, les garçons virent le corps de Mounir se dématérialiser devant eux ; il avait disparu dans l'invisible. Mounir, lui, voyait défiler devant lui l'espace et le temps, à une vitesse folle. Il traversait les ges, les lieux, les éthers, les dimensions, il voyait le monde se replier comme un tapis, et se déployer à nouveau, dans les ténèbres, mais il était ailleurs, dans un autre espace, un autre temps. Il était sur la terre de Sidra, à l'époque de Namir Shah. La suite de l'histoire nous est déjà connue, bien que Mounir, lui, l'ignor t encore. Aussi, laissons-le faire cette découverte où nous l'avons précédé. 45. Aux confins du désert Mounir était allé aux confins du désert mettre Ad"l et Aymane en sûreté. C'était un lieu beaucoup plus désertique que l'ordinaire du désert, un lieu sans une plante calcinée, sans une me qui vive, mais avec une sorte de beauté lugubre parfaite pour le recueillement de l' me. Il les avait installés dans une petite maison en terre brûlée, charmante, où il avait pourvu à ce qu'ils ne manquassent de rien. Il était d'abord resté trois jours avec eux pour voir s'ils s'acclimataient bien à leur nouvel habitat. Les ayant vus heureux aux confins du désert, il leur avait fait ses adieux et était reparti pour la capitale de l'Ordre. Mais la route était encore longue et semée d'embûches. Il avait d'abord marché trois jours jusqu'à l'oasis de Naqruf, où il dut s'arrêter quelques jours pour faire honneur à l'hospitalité du cheikh de l'oasis, le vieux Amanull h, qui était son ami. Personnage extraordinairement fantasque que cet Amanull h, plein de sagesse et de science, mais mélangeant constamment, lorsqu'il parlait, l'alchimie avec l'astrologie, la métaphysique avec la politique, ce qui formait un improbable méli-mélo, dont il se plaisait à étourdir les non-initiés. Mais pour ses vrais amis, tels Mounir, il y avait dans cet apparent embrouillamini une cohérence cachée qui faisait toute la saveur du vieux discoureur. Naqruf était un monde à part, perdu dans les éthers de la spéculation métaphysique, un lieu hors du temps où l'infini côtoyait l'immuable. Hommes et éphèbes y vivaient en bonne intelligence et allaient, bras-dessus, bras-dessous, faire l'amour sous les palmiers, sans que cela ne soulève d'objection de quiconque. Car les gens de Naqruf, foncièrement pacifiques, pensaient à juste titre qu'un homme ne devient dangereux qu'à partir du moment où il bride et brime sa nature, ce qui le rend tôt ou tard mélancolique, atrabilaire, mauvais. Tandis que le désir, cultivé avec sagesse, est au contraire une des plus grandes forces positives capables de guider l'homme vers de belles actions. La beauté sur terre est un avant-goût de la beauté céleste, et l'amour des créatures, s'il n'est pas entravé bêtement, ni poussé à l'excès, mène tout droit à l'amour du Créateur. Spécialement quand il s'agit de jeunes garçons, c'est-à-dire de la forme même selon laquelle Dieu S'est un jour manifesté au Prophète. Ainsi, cet amour était-il encouragé à Naqruf, comme une voie menant à la réalisation spirituelle intégrale. Dans cette atmosphère idéale, l'esprit de Mounir s'épanouissait. Déjà, il avait lié connaissance avec de nombreux éphèbes qui l'avaient incité à prolonger son séjour auprès d'eux, et il n'avait pas su dire non. Il était depuis six jours déjà à Naqruf, quand un étrange événement vint troubler le cours de cette vie idyllique. C'était un jeune garçon, vêtu d'une robe de bure et accompagné d'un jeune homme, tous les deux étrangers, qui étaient arrivés un soir dans l'oasis. Ils avaient manifestement peur de quelque chose. Tous le jour ils se cachaient, ne sortant qu'à la tombée de la nuit, avec beaucoup de circonspection. Puis un autre jour encore arriva un homme en noir, qui visiblement était à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un. Mounir pensa aux deux jeunes gens. Quand vint le soir, il les alla trouver et leur décrivit l'homme. D'après la terreur qui se peignit sur leur visage, il comprit qu'il avait vu juste. Il se présenta alors comme l'homme de l'Ordre, et offrit aux deux voyageurs sa protection, ce qui les rassura un peu. Il apprit que le jeune garçon s'appelait Yazid, et le jeune homme, qui n'avait pas plus de dix-sept ans, Zeyd, et qu'ils étaient amis très proches, ce qui, d'après ce qu'il comprit, voulait dire amants. Et ils lui racontèrent leur histoire. Ce fut Zeyd qui parla le premier : << - Yazid et moi, dit-il, nous venons d'un pays où les amitiés particulières entre jeunes gens sont mal vues. Il y a quelque mois, dans notre village, a eu lieu une histoire tragique dont nous avons été témoins. Elle est arrivée à mon meilleur ami, qui était un beau et fier jeune homme de vingt-deux ans appelé Nab"l. Depuis qu'il avait quinze ans, Nab"l aimait un jeune garçon de cinq ans son cadet qui s'appelait Oussama. C'était un garçon d'une beauté sans égale et qui avait un coeur de lion. Moi, j'étais le confident de leur amour ; et quand je rencontrai Yazid, il y a trois ans, ils devinrent les confidents du nôtre. Tout allait bien pour nous quatre, la vie était belle et pleine de promesses. Mais un jour, au bout de sept ans, Nab"l vint avec moi l'air défait ; je voyais que quelque chose le tourmentait. - Qu'y a-t-il donc ? Lui demandai-je, tu n'as pas l'air heureux. Est-ce que tu aurais eu des mots avec ton bien-aimé ? - Hélas, me répondit-il, c'est bien pire que cela ; mon père veut que je me marie. - Avec qui ? dis-je, horrifié. - Avec une princesse de sang ; une très belle femme, dit-on, dont les parents sont très riches. Mais moi, je ne veux absolument pas d'elle ; tu le sais bien, c'est Oussama que j'aime, et jamais je n'aimerai quelqu'un d'autre à sa place. - Mais rien ne t'empêche d'épouser cette fille, et de continuer à voir Oussama comme auparavant ? Où est donc le problème ? - Hélas ! Ce que tu dis là, mon ami, est impossible. D'abord mon père, qui est un homme dur et cruel, veillera de près à ce que je tienne mes engagements envers ma femme. Il ne me laissera jamais revoir mon aimé. Ensuite, un amour comme le nôtre ne tolère pas d'intrus. Nous nous aimons trop que pour nous donner même faussement à quelqu'un d'autre. Si je fais ce que tu me dis, tout sera fini à l'instant même entre Oussama et moi. Mais malheureusement je n'ai pas le choix. Il faut que nous nous séparions. >> Et le malheureux poussa un grand soupir. Je le consolai du mieux que je pus. Je l'accompagnai quand il alla faire ses adieux déchirants à Oussama ; tous trois nous pleur mes d'abondance. La noce était prévue pour le lendemain. Oussama, Yazid et moi y étions invités. Il y eut des danses. D'abord le marié dansa avec la mariée ; moi je dansais avec une cousine, Oussama dansait avec Yazid. Ils étaient charmants à voir. Puis, Oussama alla dire quelque chose à Nab"l, qui avait l'air ému, et il lui donna un baiser sur le front. Il y avait de l'orage dans l'air. À la danse suivante, ce fut Oussama qui, très p le, dansa avec la mariée. Soudain, il tomba évanoui. Malgré tous nos soins, il ne se réveilla pas. Il était mort. Alors, Nab"l, p le comme la mort, quitta la noce. On ne sut pas où il était allé. Mais le lendemain, son propre père, ainsi qu'une partie des invités à la triste noce, furent retrouvés occis avec le couteau de Nab"l, et lui-même un peu plus tard fut retrouvé mort, son sabre à travers le corps. Il n'avait pas supporté la mort de son ami, mais n'avait pas voulu mourir seul, sans venger la mort d'Oussama sur ceux qu'il considérait comme ses assassins. Ce fut alors que nous pr"mes conscience, Yazid et moi, du danger qui nous guettait. Danger d'être séparés, d'abord, tant cet amour est désormais mal vu dans notre village. Danger de mort, ensuite, car depuis le lendemain de la noce fatale, le frère de la mariée nous poursuit, et semble nous vouloir du mal, moi parce que j'étais le plus proche ami de celui qui a g ché la noce de sa soeur, Yazid parce qu'il est mon ami. - Je suis sûr qu'il en veut à nos vies, dit le jeune Yazid. Protégez-nous seigneur ; empêchez-le d'approcher, je vous en serai bien reconnaissant. - Allons, mon garçon, dit Mounir ; avec moi, vous n'avez rien à craindre. Mais au fait, pourquoi cet homme vous voudrait-il du mal ? Il y a là quelque chose qu'il faut tirer au clair. Je vais aller le chercher ; il s'expliquera devant vous et, croyez-moi, si ses explications sont mauvaises, il aura affaire à mon sabre. >> Et, en disant cela, Mounir caressa machinalement le pommeau du sabre en question. Puis il alla chercher l'homme, qui pouvait avoir vingt-cinq ans et qui s'appelait Sahil. Mené devant Zeyd et Yazid, Sahil s'expliqua ainsi : << - Ne me faites pas de mal, dit-il ; moi je ne vous en veux aucun, quoi que vous pensiez. Voilà des jours que je vous poursuis, et vous vous enfuyez, croyant que je veux venger sur vous le tort causé à ma famille, mais il n'en est rien. En fait, je hais cette famille. Elle est responsable du malheur de ma soeur bien-aimée, qui était une jeune fille merveilleuse, et de ce pauvre jeune homme qu'ils voulaient la forcer à épouser, alors qu'elle aimait un homme plus gé qu'elle, un homme de la ville, un poète, dont notre père ne voulait pas entendre parler. Mais moi, tout ce que je voulais, c'était pouvoir vous interroger pour comprendre. - Comprendre quoi ? demanda Zeyd. - Mais comprendre les garçons comme vous... je veux dire, comme vous et Yazid, ou comme ce pauvre Nab"l, mon ex-beau frère d'un jour, et Oussama... ces couples de jeunes garçons qui s'aiment au point d'être capable de mourir l'un pour l'autre m'ont toujours fasciné. Je voudrais comprendre cet amour à la fois si étrange et si beau ; car moi-même, voyez-vous, voilà des années que je ressens un trouble intense pour un garçon de quatorze ans nommé Jal leddine. Je crois que je l'aime... mais je n'en suis pas sûr. Alors, j'ai pensé que si je pouvais mieux comprendre les garçons comme vous, je saurais si ce que j'éprouve pour Jal leddine est pareil ou pas. - Mon garçon, dit gravement Mounir, nous acceptons tes explications et nous comprenons ta démarche. Il n'est pas toujours facile à l'homme de savoir ce qu'il y a dans son propre coeur. Tout à l'heure, je laisserai le soin à nos deux amis de te parler de leur amitié, ou de leur amour, de quel que nom qu'on le nomme, s'ils en ont envie. Mais d'abord, je tiens à te dire ceci : aime, mon garçon, aime ! C'est la passion, non la raison, qui fait de nous des hommes. Tu ne sais pas si tu aimes Jal leddine ? C'est donc que tu ne le hais point. Si tu ne le hais point, aime-le, fais-toi aimer de lui, et vous serez heureux. Crois-moi, la vie est trop courte pour qu'on la perde en vaines interrogations. Écoute la voix de ton coeur, c'est le Prophète qui l'a dit ; elle te dit : aime ! Aime ce beau Jal l pour qui tu as de l'inclination. Aime-le et comble-le, comble-le et laisse-le te combler. Le bonheur est chose trop rare, trop éphémère ici-bas pour qu'on ait le droit de le dédaigner. C'est la plus grave forme du péché d'orgueil, le pire des péchés, car c'est celui de Satan, qui n'a pas su aimer l'homme. Tu ne sais pas encore qui tu es ? Qu'importe, puisque tu sais qui tu aimes. Aime, Sahil, aime ; voilà ce que te dit l'homme du désert, et il a toujours raison. >> Et Mounir se retira. Il faut croire que la discussion qu'il eut avec Zeyd et Yazid acheva de le convaincre car, en repartant, il n'était plus du tout le même homme. Il embrassa chaleureusement nos trois amis, et s'en alla, probablement, rejoindre un très beau garçon du nom de Jal leddine. Et Mounir proposa à Zeyd et à Yazid de venir avec lui pour être reçus dans l'Ordre, ce qu'ils acceptèrent ; nos trois amis firent donc route ensemble désormais. Le lendemain, ils devaient faire halte à un puits qui leur avait été indiqué. Le puits était à peine entouré de quelques palmiers ; pas une seule habitation. Alors, le petit Yazid se proposa pour aller puiser de l'eau pendant que les deux hommes garderaient les montures. On accepta. Zeyd et Mounir se précipitèrent, mais ils ne purent rien voir. Le puits était trop sombre et trop profond, et lorsqu'ils appelaient, seul leur parvenait l'écho de leur propre voix. Yazid était bel et bien perdu. Mais deux hommes courageux ne s'avouent pas si facilement vaincus. Ils résolurent donc de descendre à leur tour dans le puits pour en avoir le coeur net. Ils accrochèrent la corde et descendirent l'un après l'autre. Le puits était extraordinairement profond, et à mesure qu'il descendait, Mounir éprouvait la singulière impression de retrouver un lieu familier, comme s'il avait déjà fait cette descente en rêve ; oui, il reconnaissait chacune de ces vieilles pierres, branlantes et moussues, cette cre odeur de moisissure, ce long tunnel vertical ; sans en avoir gardé conscience, il avait fait ce voyage mille fois, et pourtant, il ne savait pas ce qui l'attendait là au fond. Mais ce puits était plus qu'un puits, c'était un passage, entre notre monde et un autre ; un monde souterrain peuplé de spectres et de chimères, sans doute. Arrivé au fond, il retrouva Zeyd qui l'avait précédé et lui dit : << - Tu as la même impression que moi ? - Celle d'être déjà venu ici il y a très longtemps ? Oui ; c'est étrange, tu ne trouves pas ? - Oui, mais peut-être pas tant que ça, en fait ; j'étais préparé à cette éventualité... tu sais où nous sommes, Zeyd ? - Sous la terre ? - Précisément, sous la surface de la terre... c'est-à-dire, sous la conscience, vois-tu ? Nous sommes en nous-mêmes, dans le royaume de nos rêves, et des mythes qui sont les rêves de l'humanité ; j'ignore comment cela a pu se produire, mais en ce moment, nous n'existons plus pour le monde extérieur ; cet endroit, c'est nous qui l'imaginons, voilà pourquoi il nous semble en même temps étrange et familier. Ici, tout doit être possible ; préparons-nous à faire un long voyage. - Ce qui est sûr, c'est que nous devons retrouver Yazid. >> Ils regardèrent autour d'eux. Ils avaient de l'eau jusqu'à la taille, et se trouvaient dans une grande salle circulaire, où aboutissaient plusieurs corridors à moitié immergés. Sans doute Yazid avait disparu dans l'un d'eux. Ne pouvant déterminer lequel, ils décidèrent d'en suivre un pour voir où il menait. Ils n'avaient pas d'autre choix que d'explorer toutes les possibilités ; ils se mirent donc à marcher. Le corridor était interminable, mais le niveau de l'eau baissait régulièrement ; bientôt, ils eurent les pieds au sec et purent continuer à avancer sur de la terre battue. Alors, le conduit commença à se ramifier. Tous les vingt pas, à peu près, naissait un nouvel embranchement. Ce qui donnait à tout ce réseau de galeries une ampleur impressionnante. En outre, ils remarquèrent qu'une lumière bleutée leur parvenait du fond du couloir. À un moment donné, ils se retrouvèrent dans une nouvelle salle circulaire, complètement à sec, où aboutissait de nouveau une série de corridors, mais plus larges que celui qu'ils avaient suivi jusqu'à présent, et mieux éclairés par cette mystérieuse lumière bleue qui provenait maintenant des parois, faites d'une sorte de substance minérale cristalline et bleutée que Mounir reconnaissait parfaitement, ce qui le confortait dans son impression première d'être dans un endroit qu'il connaissait sans le conna"tre. Des voix leur parvenaient au loin. Ils continuèrent d'avancer. Les voix devenaient de plus en plus audibles. Enfin, ils débouchèrent sur un endroit qui leur parut extraordinaire. C'était une véritable ville souterraine, une immense ruche humaine bourdonnante, avec ses rues, ses places, toutes voûtées puisqu'on était sous la terre, ses maisons, ses marchés ; on y voyait comme en plein jour, ou plutôt, comme au clair de lune, gr ce à ce cristal bleu qui émettait sa douce clarté. Mounir considéra la cité troglodyte avec attention. Elle était belle, touchante, avec ses maisons superbes comme des joyaux taillés dans la roche bleue, leurs vastes façades toutes décorées de frises complexes représentant une végétation luxuriante et toute sortes d'animaux, si bien sculptés qu'ils paraissaient vivants ; les architectes d'ici étaient des orfèvres. Mais le plus étrange dans cette curieuse cité était ses habitants ; car elle était peuplée exclusivement d'enfants ou de jeunes garçons de moins de seize ans, tous plus beaux les uns que les autres, et qui allaient et venaient en toute liberté, comme si toute la ville leur appartenait vraiment. Il était impossible d'apercevoir un seul adulte à l'horizon, à part Mounir. Celui-ci était émerveillé et enchanté. Toute sa vie, il avait soupçonné l'existence d'un pareil lieu, au coeur de la terre, mais il n'était pas certain d'en découvrir l'accès un jour ; et voilà qu'il s'y retrouvait sans l'avoir voulu, parce qu'un enfant s'était perdu. Au bout d'un moment, comme ils admiraient les places, les échoppes pleines d'objets divers, de nourritures succulentes et d'accessoires bariolés, mais surtout les garçons qui déambulaient autour d'eux avec leur démarche gracieuse, en les observant du coin de l'oeil, un attroupement se forma autour d'eux. Des dizaines de garçons de tous ges, de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel garçonnier, leur faisaient face. Tous ces visages juvéniles, emplis de curiosité, qui faisaient une muraille autour de sa personne, donnaient le vertige à Mounir ; il aurait voulu les embrasser tous, mais il ne savait pas vers lequel se tourner. Zeyd était moins ému, mais plus inquiet. << - Je crois qu'ils nous ont repérés, dit-il. - Tu es observateur, dis-donc. - Tu crois qu'ils vont nous faire du mal ? - Bah, penses-tu ! Ils sont effarouchés, c'est tout ; ils n'ont pas l'habitude de voir des étrangers, encore moins des adultes. Ne t'inquiète pas, les garçons, ça me conna"t. - Ceux de la surface, oui, mais ceux-là ? - Les garçons sont partout les mêmes. Et puis, ils auraient déjà pu nous tuer s'ils l'avaient voulu. >> C'est à ce moment que s'avança vers eux un jeune garçon de douze ans, très beau, avec des cheveux noirs bouclés, des yeux légèrement bridés mais vastes, veloutés et profonds comme un ciel sans nuages par une nuit étoilée, un nez large et un peu aplati, des joues spacieuses et tendres comme des prairies enneigées, et qui paraissait moins farouche que les autres. << - C'est vrai, nous n'allons pas vous tuer, étrangers. Nous pourrions le faire, mais nous ne sommes ni des sauvages, ni des adultes. Nous sommes des garçons et nous habitons Atraga, la cité des garçons libres. Nous sommes plus civilisés que ceux de la surface, et nous connaissons tous leurs secrets, tandis qu'ils ne connaissent pas les nôtres. Que venez-vous faire ici ? - Figurez-vous que je me posais la question, dit Mounir. Admirer le paysage, sans doute ; il n'y a pas à dire, vous avez de belles façades. Je visiterais bien l'arrière aussi, mais avant il faut que je retrouve un ami. Il a à peu près votre ge et il s'appelle Yazid ; mon ami Zeyd serait fort triste de ne pas remettre la main dessus. Cela dit, si vous connaissez vraiment nos secrets, vous devez savoir tout cela. - Nous savons bien des choses, seigneur Mounir ; si vous en doutez, vous feriez mieux de repartir par où vous êtes venu. - Oh ! Alors, vous savez qui nous sommes ? - Pas votre ami. Mais vous, nous vous connaissons ; c'est-à-dire que nos sages vous connaissent. Nous suivons vos aventures, et nous en connaissons le dénouement ; il y a longtemps que nous attendions votre visite. - Alors pourquoi paraissez-vous si étonnés de nous voir ? - Oh ! Eux ? Ils ne savent pas tout ce que je sais ; nous ne sommes pas tous égaux ici, pas plus que chez vous. Moi je m'appelle Rostom et j'ai un statut spécial ; je suis im m, je fais partie des gardiens de la cité. Allons, mais dispersez-vous, vous autres ; vous voyez bien qu'ils sont sous ma garde ! >> Tous les garçons, à ces mots, se dispersèrent comme une nuée de gracieuses sauterelles. Mounir le regretta un peu, car tous ces minois amoncelés qui le lorgnaient ensemble avec leurs yeux ronds et brillants le faisaient secrètement saliver. Mais en contrepartie, ce Rostom qui se déclarait << im m >> et << gardien >> commençait à l'intéresser. << - J'avais rarement vu un im m aussi charmant, dit-il. S'il y en avait des comme toi chez nous, je suis sûr que les mosquées ne désempliraient pas. - Merci, mais tu sais, Mounir, la spiritualité n'a pas le même sens ici que là-haut. Nous, nous sommes tous des élus, comme les gens de Q f ; nous sommes comme le peuple de Q f, dont tu as sûrement déjà entendu parler ; sauf qu'eux sont tout au dessus, tandis que nous nous sommes en dessous, sous votre monde. Nous sommes les deux pôles, inférieur et supérieur, mais nous sommes de la même essence transcendante ; Dieu nous a permis de n'adorer que notre propre forme, car elle est parfaite, comme la Sienne. Nous sommes tous le même garçon, sous des traits différents, le Garçon éternel, et nous vieillissons moins vite que les garçons d'en haut ; certains même ne vieillissent jamais. On ne sais pas pourquoi certains restent toujours jeunes, tandis que d'autres finissent, après plusieurs siècles, par devenir adultes, comme ça, du jour au lendemain ; la corruption est entrée dans leur coeur, on n'y peut rien. Alors, nous sommes obligés de les envoyer à la surface ; c'est dur, il arrive qu'ils supplient, mais nous n'avons pas le choix, sinon nous finirions par devenir vieux de plus en plus vite ; tu sais, il suffit d'une pomme g tée pour pourrir tout le panier. Moi, tel que tu me vois, j'ai tout juste cent ans. - Vraiment ? Euh... tu es bien conservé. - Sacré Mounir, toujours le mot pour rire. Je te reconnais bien là. J'ai vraiment suivi tes aventures, tu sais ? Ah ! Le bon tour que tu as joué à ce pauvre Mourad lors de l'histoire des trois garçons blonds ! J'ai adoré. - Oh! Tu parles du chapitre neuf ? - Oui ! Celui-là même ! Et puis, j'ai bien aimé aussi tes interventions dans la saga de Sidra, avec Arslan et son ami Adn ne... et quand tu as mis ton poing dans la figure du grand prêtre Atamor ; c'était trop drôle ! Tu as été splendide. - Je sais, merci ; mais le mérite en revient à l'auteur de cette histoire. Moi, je fais seulement ce qu'il décide. - Oui, oui, je sais ; mais quand même, cette histoire n'est pas terminée, et tu es déjà un héros légendaire comme Ulysse ou Énée... Nous sommes fier de t'accueillir parmi nous, je te jure. >> Les yeux de Rostom brillaient d'enthousiasme ; le dard de Mounir aussi. Le jeune im m l'émoustillait, malgré ses cent ans qu'il affichait aussi guilleret qu'un jeune faon, dont il avait tout à fait l'allure. Le désir commençait à travailler l'homme sombre. Cependant, il repartit avec diplomatie : << - Moi aussi, cher Rostom, je suis heureux de faire ta connaissance et honoré d'être reçu dans cette admirable métropole. Il serait peut-être temps que tu nous présentes aux autorités ; qui gouverne ici ? Vous avez un roi, un sultan, ou quelque chose comme ça ? - Nous n'avons ni roi, ni sultan, mais nous avons << quelque chose comme ça >> ; je vous y emmène de ce pas, toi et ton ami. >> En effet, les habitants d'Atraga n'avaient pas de roi, mais trois sages qui dirigeaient les affaires de la cité, trois garçons jeunes depuis le commencement du monde à peu près, qui s'appelaient Arif, Maaruf et Urf ne. La forme de ces prénoms révèle qu'ils se rapportaient tous les trois à la connaissance gnostique, selon les trois aspects fondamentaux du Verbe : actif, passif et moyen, ou procession, conversion et manence : Arif était Celui qui conna"t, Maaruf, Celui qui est connu, Urf ne, la connaissance gnostique, intérieure, la science cachée, le savoir des profondeurs. Les trois sages vivaient dans un somptueux palais taillé dans la roche comme le reste, un palais de cristal bleu, ce même cristal luminescent dont était faite la montagne de Q f, qui entourait le monde. C'étaient trois jeunes garçons à la mine grave et réfléchie, choisis sans doute parmi les plus beaux et les plus intelligents des garçons de la cité et par conséquent du monde. Or, quelle ne fut pas la surprise de Zeyd et de Mounir de reconna"tre en l'un des trois sages leur ami Yazid ! Celui-ci, toutefois, ne semblait pas les reconna"tre, de sorte qu'ils agirent avec prudence. Ils écoutèrent calmement, sans manifester d'impatience, les explications données par Arif, le blond aux yeux verts : << - Mounir, tu ne le sais pas, mais c'est nous qui t'avons attiré ici, dans les entrailles de la terre ; il fallait que tu découvrisses notre monde, Atraga, la cité des garçons libres, car c'est ici que tout se joue. La substance dont sont faites nos demeures, tu la connais ; c'est le cristal polaire, qui compose la montagne mystique qui entoure le monde, et aussi le coeur de tous les jeunes garçons. Q f est la tête, Atraga est le coeur. C'est le plexus, le noyau de l'énergie m le dans le monde manifesté. Tous les garçons de la terre sont secrètement reliés à nous, et nous les connaissons tous ; il n'y en a pas un dont nous ne connaissions le nom et les pensées les plus secrètes, les désirs les plus fous. Et chaque fois qu'un garçon jouit, tout Atraga est en liesse ; notre énergie et notre puissance s'accro"t. C'est la jouissance des garçons dans le monde qui entretient la lumière émanant de nos murs. Nous gouvernons le monde des garçons, et nous sommes heureux de te conna"tre ; car sans le savoir, ton Ordre accomplit notre volonté. - Je me disais bien aussi qu'il devait y avoir un truc. - Maaruf, Urf ne et moi, nous dirigeons cette cité depuis des temps immémoriaux. C'est une lourde responsabilité, mais elle a ses avantages aussi ; nous pouvons faire à peu près ce que nous voulons, du moment que nous restons confinés ici, car nous devons montrer l'exemple aux autres. Du reste, notre cité est vaste ; elle a des ramifications dans presque tout le globe, et dans le monde invisible aussi ; nous ne risquons pas de nous sentir à l'étroit. Moi, je représente plus spécialement le pouvoir temporel, Maaruf, l'autorité spirituelle ; et Urf ne, qui est le plus sage d'entre nous, incarne leur synthèse ; il est le garant de l'harmonie globale. En somme, nous fonctionnons comme devrait idéalement fonctionner toute cité humaine ; nous avons vu se succéder, na"tre et s'effondrer bien des empires à la surface, mais ici, chez nous, notre autorité n'a jamais été sérieusement contestée ; car nous avons toujours fait ce qu'il fallait pour que nos sujets soient heureux. Ils ne nous servent pas ; c'est nous qui servons loyalement notre cité. Atraga est notre mère, nous sommes ses fils dévoués. Vois les garçons qui vivent ici ; ils ont tous moins de seize ans, mais certains depuis des siècles, car ici, au centre de la terre, le temps passe moins vite. Et puis, c'est nous qui gouvernons le temps. Ils sont libres de faire ce qui leur pla"t, du moment qu'ils respectent les lois de la cité, qui sont peu nombreuses et faciles à appliquer : nous proscrivons toute violence ; mis à part cela, rien ici n'est interdit, nous ignorons le sens de ce mot, en particulier en matière d'amour ; chaque garçon a le droit d'avoir des amants plus jeunes ou plus gés suivant sa fantaisie, et ils ne s'en privent pas. Tu le constateras par toi-même : va, mêle-toi à eux, fais-toi aimer de qui tu veux, tu ne regretteras pas ton séjour parmi nous. Nous sommes la cité de la fraternité et de l'amour véritable. - Je voudrais... celui-là ! >> Mounir allait désigner le garçon qui avait l'air d'être Yazid, dont la présence parmi les trois sages d'Atraga l'intriguait quand même beaucoup. Le problème est qu'alors, il était hypnotisé par le troisième, Maaruf le silencieux, qui était le garçon noir africain dans toute sa splendeur, avec ce déhanchement caractéristique du continent de la gr ce, et un corps et un visage tout en courbes, des courbes à n'en plus finir, qui lui remuaient tellement les tripes qu'il ne put s'empêcher de le désigner lui, et ce fut d'ailleurs à peine s'il se retint de lui sauter dessus en même temps. Maaruf, qui voyait ce qu'éprouvait Mounir, sourit de toute ses belles dents blanches. Mais ce fut encore Arif qui répondit : << - Pas de problème. Je te l'ai dit, si tu veux l'un d'entre nous, il est à toi. Voilà longtemps que nous t'attendions, toi l'Homme. C'est pour toi que Dieu nous a créés, et tu as été créé pour nous ; telle est la vérité que la vieillesse en marche veut rendre inaudible de votre monde, dans sa folle impiété ! Mais tu connais la vérité. Alors, si Maaruf te pla"t, prends Maaruf ; il se fera un plaisir de te donner du plaisir, et même plus si tu veux. - Du plaisir, déjà, je prends ; pour le reste, on verra après. - Eh ! Mais, et moi alors ! Moi aussi je peux me faire un plaisir de te donner du plaisir, et en plus je t'ai vu avant ! >> protesta alors Rostom, qui espérait depuis le début que Mounir s'intéress t à lui. << - Bon, ça va, pas de panique ; je vous prends tous les deux si vous voulez. - D'accord, marché conclu. >> Zeyd était contrarié, car il était impatient de vérifier que le garçon qui semblait être Yazid était bien Yazid, et d'avoir des explications ; il regarda Mounir avec insistance, l'air de dire << mais qu'est-ce que tu f... bon Dieu >>, mais Mounir haussa les épaules d'un air contrit qui voulait dire << désolé, c'est la nature >> puis il détourna prudemment le regard. Rostom, qui était dans un tel état de rut que son pantalon de soie se soulevait gentiment, entra"nait Mounir un peu plus loin, le tenant à la fois par la main, réellement, et symboliquement par autre chose, tandis que Mounir tenait sous le bras Maaruf, dont il ne voulait absolument pas se séparer avant d'avoir profité de lui à fond. << - Viens, je vais te montrer où j'habite, dit Maaruf ; tu vas voir, c'est épatant. - Je suis impatient de voir ça. >> Maaruf l'Africain vivait dans le jardin du palais ; un jardin sous la terre, Mounir n'avait encore jamais vu cela. La lumière bleue du cristal polaire faisait pousser toute sortes d'arbres inconnus à la surface de la terre ; des arbres au feuillage bleu-mauve ou turquoise, qui n'avaient pas véritablement de tronc, mais plutôt un hallucinant réseau de branches principales et secondaires, avec des noeuds, des bifurcations, des vrilles géantes qui spiralaient autour des pilastres de cristal, avant d'aller se perdre dans les méandres du palais troglodyte. C'était là, en hauteur, parmi les frondaisons, que le sage Maaruf avait fait construire sa cabane, une sorte de nid en forme d'oeuf auquel on accédait en escaladant des branches. Il fallait être agile ; Maaruf l'était, Mounir aussi ; Rostom un peu moins, mais il était vigoureux, il atteignit le nid sans trop se fatiguer. On aurait vraiment dit un énorme fruit rond suspendu à son arbre. L'intérieur était aménagé comme une alcôve très confortable, avec un grand lit de soie sur lequel Maaruf se jeta en arrière, cuisses écartées, riant, invitant Mounir et l'autre garçon à le rejoindre. Mounir, qui n'en pouvait plus, se jeta sur le jeune Noir qui l'enlaça de ses bras fins et athlétiques, lui arracha ses habits et commença à l'embrasser partout avec frénésie. La tige sombre et harmonieusement proportionnée du garçon se dressait comme une fleur noire sous le renflement délicat du pubis. << - Vas-y, mets-la dans ta bouche ; je veux que tu me donnes du plaisir ! - J'avais la même idée. >> Mais le beau Rostom, qui s'était également défait de ses vêtements, arborait au même moment son corps marmoréen, comme une sculpture antique à la gloire de l'éphèbe éternel, ses formes d'une rotondité indicible et d'une finesse sans égale, une caryatide m le, un jeune cabri, sans un poil sur tout le corps, à part une toute fine ligne de duvet noir qui descendait du nombril à la base de son sexe, comme un chemin de paradis, cette fameuse ligne que Mounir appelait le << méridien de l'amour >>, visible chez certains garçons. Il était vraiment resplendissant, mais en ce moment, Mounir et Maaruf étaient tout à leurs caresses, de sorte que personne ne faisait attention à lui ; il crut alors bon de protester : << - Eh ! Mais je suis là aussi, moi ; regarde ma tige, elle est aussi dure que la sienne, et en plus j'étais le premier ! Et je connais tes aventures par coeur ! Suce-moi d'abord. - Ça va, dit Mounir, calme-toi, il y en aura pour tout le monde. Je ne veux pas que vous vous disputiez devant moi ; embrassez-vous plutôt, tenez ; faites quelque chose à deux, moi je me contente de regarder. J'ai envie de vous voir ensemble. - T'es pas sérieux ? Tu ne vas pas rester là à regarder pendant qu'on fait tout ! - Mais si ! Tenez, je me croise les bras ; je ne fais plus rien tant que vous ne faites pas quelque chose entre vous. - Ouais, mais ton machin, il est pas d'accord ; il est tout gros, regarde. - C'est pas vos oignons ; je te la mettrai si ça me chante. En attendant, caresse ton copain ou je m'en vais. - Allez, mais il a raison, dit Maaruf ; viens, ça va être marrant. - Quelle tête de mule tu fais... oh ! Et puis c'est vrai après tout, si tu veux rien faire, je prends ce nègre à ta place ! - Eh ! Me traite pas de nègre, espèce de blanc-bec ! - C'était pour rire, idiot ! Allez, suce que je te suce, tu vois pas que j'ai la trique depuis un foutu quart d'heure ? - Bon, j'aime mieux ça ; d'accord. >> Sous le regard concupiscent de Mounir, qui réprimait courageusement son envie de leur sauter dessus tous les deux en même temps - mais, comme il n'avait malheureusement qu'un seul lingam, il ne pouvait de toute façon honorer qu'un garçon à la fois, tout surhomme qu'il fût - le gentil Maaruf, qui était d'un caractère doux comme peuvent être les Noirs, et caressant, mit ses bras autour de la taille nue de Rostom qui était dans un état d'excitation palpable, et son beau visage d'ange noir contre le pubis du garçon qu'il commença à lécher et à agonir d'attouchements langoureux. Instantanément, le visage de Rostom se modifia, devint plus rouge et plus épanoui, avec des expressions de volupté dont Mounir se délectait intérieurement. Il avait envie de l'embrasser, mais il se retint encore un peu. D'une voix flûtée, entrecoupée de soupirs attendrissants, Rostom arpégea : << - Aowh ! Ouiiiii, Maaruf... vas-y, ah, ah ! Alors, Mounir, tu es satisfait maintenant ? - Très satisfait ; je jure par toutes les pines de garçon qu'en ce moment, je vous trouve assortis l'un à l'autre que ça relève du sublime. - Woaowh ! Aaah ! Mais c'est qu'il pompe bien, l'animal... sublime, aowh ! C'est le mot... Bon, t'arrêtes de faire ta mijaurée alors, tu viens nous rejoindre ? - Tu vas voir, sale môme, si je fais ma mijaurée ! >> Il lui posa les mains sur les hanches et se mit à l'embrasser par derrière, sur ses bouleversantes épaules blanches et dans sa nuque d'alb tre aux vertèbres saillantes, tout en jouant, entre ses cuisses maigres mais néanmoins musclées, avec son dard gonflé de sève ; tellement gonflé que, par dessous les jambes de Rostom, il pouvait atteindre le bout de sa queue, à part qu'il était dans la bouche de Maaruf. Celui-ci ouvrit la bouche plus grand et se mit à les téter tous les deux en même temps, ce qui était assez singulier ; car leurs deux bouts unis se côtoyaient amoureusement entre la langue et le palais du garçon. << - Ouais, dit Rostom en feulant plus qu'il ne parlait, je suis un sale môme ; j'ai besoin d'une bonne correction, allez ; corrige-moi si tu l'oses ! - Oh ! Oui, je vais te corriger salement, prépare-toi ! - Je parie qu'elle est pas assez fine pour entrer dans mon petit trou ! - Je vais te l'agrandir, tu vas voir. - Chiche ! >> Ce n'était pas vraiment nécessaire vu l'expérience de Mounir en la matière, mais Maaruf, instinctivement, résolut de prêter son concours à l'opération en guidant de sa jolie main, noire d'un côté et rose de l'autre, l'engin viril de Mounir entre les deux lobes divinement galbés que Rostom arborait en dessous des reins ; le ma"tre de l'Ordre se fraya un passage sans trop de difficulté. << - Waoh ! Eh, c'est vrai que ça rentre... ah, c'est bon, oui... y va pas trop fort quand même ! - Tu vois, je te l'avais dit, han ! Bon sang, mais que tes fesses sont douces ; je resterais ici pour l'éternité que, hmmf... je verrais pas... aowh... le temps passer, aowh, Rostom ! - Mounir ! - Rostom ! Yaoh ! Pardon de t'avoir traité de sale môme ; je le pensais pas, tu sais ; han !... En fait, je vais tellement jouir entre tes reins que tu seras pour moi le nom du Paradis ! Awhhh ! - R h, tu me déchires ! T'arrête pas, allez ! Je l'ai bien cherché ! - J'espère que tu es heureux, han ! - Heureux à mort, raowh ! >> Pendant ce temps, Maaruf suçait toujours Rostom ; mais son élégante tige noire, ni trop grosse ni trop fine, était tellement tendue par l'excitation qu'il commençait à avoir mal, et à se dire que la main de Mounir pourrait aussi bien finir le travail, sans compter son gourdin qui pilonnait dur la prostate innocente de son acolyte. Alors il se redressa, et, l'oeil luisant de stupre, lança à Mounir : << - Bon, allez, suce-moi maintenant ! - Mais comment tu veux que je fasse ? Elle est pas assez haute quand même ! - Vous n'avez qu'à vous coucher, vous serez mieux ; t'a le cerveau qui grille ou quoi ? - Un peu, hmmmf ! Mais t'as raison, on sera mieux ; viens ici, toi. >> Mounir se coucha sur le dos et sur la couverture de soie brodée de motifs érotiques, de garçons à têtes d'animaux mais au corps humain, enlacés dans les postures les plus charmantes. Il prit sur lui Rostom qui était en transe, et se terminait seul sur le pieu vertical dressé pour lui par l'homme sombre, avec des soubresauts et des convulsions incroyables, en piaffant de volupté dans des tonalités de plus en plus aiguës, mais avec une raucité croissante à mesure  ; en même temps Maaruf, plus beau encore en rut qu'au naturel, cambrait les reins de façon gracieuse, et son ventre noir, ligneux, exquis, se creusait avec, telles des vagues sur une mer d'onyx, des plis qui soulignaient les linéaments de sa musculature juvénile, pendant que son calame tendu à l'extrême plongeait enfin dans la bouche de Mounir, allant et venant entre sa langue et son palais avec une satisfaction qui dilatait éloquemment la rayonnante figure de l'éphèbe abyssin. Un sourire de contentement béat, avec l'éclat de ses dents d'ivoire dans sa jolie bouche purpurine, rehaussa l'harmonie exceptionnelle de ses traits, d'une rondeur pleine de finesse qu'on ne voit que chez les garçons africains. Quand Mounir eut envoyé la joie du beau Rostom à son apex et qu'il eut lui-même joui de lui, il s'occupa de Maaruf de la même façon à peu près ; le bel Africain étendit les bras en arrière, et la peau de sa poitrine merveilleuse avec ses deux alvéoles d'un brun-rose enivrant, se tendit sur ses côtes, que Mounir embrassa en se penchant, avec une délicatesse empreinte de reconnaissance pour ce que le garçon lui offrait, tandis que son coursier débridé entamait dans sa savane une folle chevauchée : << - H" ! Vas-y Mounir, cavale, cavale... emmène-moi jusqu'au ciel, aowh ! >> Rostom, qui s'était un peu ressaisi et ressentait encore du désir, entreprit de rendre à Mounir la monnaie de sa pièce : << - Je peux te la mettre aussi, eh ? - Bah essaie toujours pour voir ! >> De fait, Mounir ne sentit presque rien, car la pièce que Rostom essayait de lui insérer n'était pas plus développée qu'il convient à son ge - enfin, à son ge apparent - c'est-à-dire qu'elle était somme toute charmante et de dimensions réduites. Mais le canal de Mounir était tout de même suffisamment serré pour procurer au jeune garçon un supplément de jouissance, son visage congestionné par l'effort affalé sur le dos puissant de Mounir qu'il balayait de son souffle haletant et fiévreux, tandis que de l'autre côté, Maaruf adhérait au ma"tre de l'Ordre comme une ventouse anthracite, aspirant de toutes ses forces la puissance virile de son partenaire. Et ses lèvres pulpeuses se collèrent aux siennes, et pendant qu'il offrait à son offrande virile le réceptacle de deux admirables cotylédons de satin noir ouverts comme un vibrant calice, infundibuliforme, la bouche de Maaruf buvait celle de Mounir comme un autre calice. Mounir était absorbé en Maaruf ; nonobstant la caresse du joli Rostom dans son dos, qui le comblait d'aise, il s'ab"mait totalement dans les profondeurs nocturnes de ce singulier éphèbe noir qui était un des sages de sa cité, mais se donnait à lui comme une reine de Saba à son roi Salomon. Encore et toujours le garçon africain ; le mystère du garçon noir, de la beauté noire, si envoûtante, ne cesse de traverser cette oeuvre comme une épine dorsale ; dis-moi qui es-tu, garçon noir, d'où viens-tu, qui sont tes ancêtres, toi qui viens du continent où le divin prend le visage des ancêtres ? Beauté noire, beauté nocturne et sauvage, ton véritable ancêtre est la Ténèbre divine, la manifestation nocturne de l'Essence, qui était avant la manifestation lumineuse et diurne ! Est-ce pour cela que l'Afrique, si injustement traitée à travers les siècles par l'homme décoloré imbu de sa puissance matérielle, contient plus de beauté que tous les continents réunis ? Quand ils eurent copulé tout leur saoul, l'homme et les deux garçons restèrent un moment alanguis sur le grand lit de soie, qui était maintenant tout froissé et maculé de fluide divers. Maaruf alluma un délicieux narghilé qui répandit dans la pièce ovoïde un brouillard bleuté comme le cristal polaire dont était faite Atraga. Ils fumèrent tous les trois, en se prélassant, et Rostom, l'espiègle, charria Mounir : << - T'as une bonne queue, mais ça n'excuse pas tout ; tu sais que c'est pas bien de jurer par autre chose que par Dieu ? - J'ai fait ça, moi ? - Mais oui, tout à l'heure ; tu as dit << je jure par toutes les pines de garçon >>. - Tiens, en effet ; maintenant que tu le dis... Mais tu sais, chacun invoque Dieu par le nom qui lui convient le mieux. - Ah ! Parce que << toutes les pines de garçon >>, c'est un nom de Dieu, pour toi ? - C'est ce que j'ai toujours pensé... en tout cas, personne ne m'a jamais dit le contraire. - Et tu as interrogé beaucoup de savants, comme ça ? - Un seul, mais il a toute ma confiance. - Et c'est qui cet heureux élu ? - Tu le connais ; tu l'as eu entre les cuisses tout à l'heure. - Ah d'accord ! C'est de là que tu tires ta science. - Eh oui, tu vois, je tire la science comme je tire les garçons. C'est pratique, et au moins je ne risque pas d'obtenir des réponses qui me déplaisent. - Bravo ! Belle mentalité. - C'est pas pour rien qu'on m'appelle l'homme sombre. - Quel surnom idiot ! - Dis-donc, sois poli, sinon je ne te donne plus de fessée. Il est peut-être idiot, mais il me va bien. - Tu pourrais au moins éviter de t'en vanter. - Peut-être, mais avoue que c'est ça qui vous pla"t chez moi. - Là tu marques un point. >> Ils rirent tous les trois de bon coeur. Rostom faisait mine de tancer Mounir, mais il avait dit tout cela d'un ton très badin, qui montrait qu'il se souciait en réalité fort peu de l'orthodoxie de Mounir en matière de serments ou de noms divins. Après cela, Maaruf emmena Mounir visiter Atraga. Il pouvait déambuler dans les rues sans crainte, car les sages d'Atraga étaient appréciés de tous ses habitants, et personne ne songeait à contester leur autorité, ni à les importuner. Rostom les accompagnait, car il tenait à rester en la compagnie de Mounir ; de plus, il connaissait très bien la cité également, et ses explications complétaient celles de Maaruf. Ils lui montrèrent tous les lieux importants ou remarquables, comme la mosquée où officiait Rostom ; elle était creusée profondément dans la roche, comme une vaste crypte, et Mounir nota qu'elle ne ressemblait pas tout à fait à celles de la surface, sans doute parce qu'on y pratiquait des rites différents, propres au monde souterrain ; et la bibliothèque d'Atraga, dont les rayons étaient infinis et contenaient tous les livres de l'univers ; chaque fois qu'un homme écrivait un nouvel ouvrage, il venait s'ajouter de lui-même dans la bibliothèque. Il y avait même le Livre des mille garçons et un garçon ; il était dans la même section que les livres sacrés, qui étaient tous là depuis le Mahabharata au Coran, et même ceux des peuples disparus et oubliés à jamais, les Illuminations mecquoises, le Masnavi de Rûm", dit le Coran des Perses et les Mille nuits et une nuits, mais Maaruf évita de le présenter à Mounir, car il aurait été tenté de regarder la fin, alors que l'histoire n'était pas finie. Du reste, la bibliothèque était un lieu peu fréquenté, uniquement par l'élite, car la plupart des garçons ne lisaient guère ; ils préféraient le sexe ou d'autres jeux de leur ge. Les thermes étaient un lieu nettement plus peuplé, qui intéressa beaucoup le ma"tre de l'Ordre. Des centaines de garçons nus s'ébattant dans un décor grandiose, autour de plusieurs bassins de taille et de profondeur diverses. Il y en avait un très grand qui était en fait un aquarium, rempli de plantes aquatiques, de corail, de poissons colorés et autres créatures marines ; on pouvait nager en leur compagnie ; certaines aimaient jouer avec les humains. Il y avait un sympathique poulpe géant apprivoisé, qui pouvait prendre les garçons dans ses tentacules et les balancer dans toutes les directions ; c'était une attraction fort prisée. Il y avait aussi des garçons-sirènes, qui fascinèrent Mounir : ils vivaient dans l'eau et avaient des branchies, qui leur permettaient d'y demeurer aussi longtemps qu'ils le voulaient ; ils n'avaient pas une queue de poisson, mais une queue de garçon tout à fait ordinaire, seulement ils avaient les jambes couvertes d'écailles, les pieds palmés et une nageoire dorsale, et c'était assez joli dans l'ensemble. Il y avait aussi un bassin alimenté par une source chaude qui émettait des vapeurs enivrantes, qui montaient vite au cerveau et faisaient divaguer, mais c'était assez agréable. Mounir observa avec intérêt le manège des garçons qui se mêlaient librement sur les bords du bassin. Quand ils étaient attirés par un autre garçon, ils le lui faisaient savoir par un rituel précis. Il le saluait poliment, puis il lui proposait ses services pour le masser et l'oindre d'huile parfumée ; ensuite, s'il était satisfait de ses services et si l'attirance était réciproque, ils allaient plus loin, jusqu'à des actes sexuels. C'était une chose naturelle dont personne ne s'offusquaient, car ils étaient tous conscients de leur beauté, et Atraga ne connaissait pas la peur du corps ni la honte du plaisir. On voyait des garçons qui faisaient l'amour, à deux ou plus, en toute innocence, sur les bords de la piscine, avec des garçons qu'ils ne connaissaient pas une heure plus tôt ; quand ils virent arriver Mounir, qui avait laissé ses habits au vestiaire pour ne pas être mouillé - cela va de soi - plusieurs s'attroupèrent autour de lui et l'assaillirent, pris d'une convoitise manifeste et d'ailleurs parfaitement réciproque. Ils lui proposaient, très prudemment, de le frotter d'huile, et Mounir accepta, mais en même temps, pour gagner du temps, il se mit à enduire d'autres garçons qui étaient à proximité et qui étaient enclin à se laisser faire sans barguigner. Rostom, qui était partant pour un deuxième service, s'était joint à eux. Très vite, ils se retrouvèrent tous en train non plus de se frotter d'huile, mais de se frotter tout court, et aussi de se mêler de façon diverses. Certains de ces garçons étaient d'un tempérament bouillant, et de plus stimulé par les effluves capiteuses qu'on respirait, de sorte que Mounir se retrouva aux prises avec toute une grappe de garçons décha"nés accrochés à son corps comme des sangsues lubriques. Heureusement qu'il avait les reins solides, car ils durent fournir des quantités de fluide viril assez importantes. Il ne se plaignait pas, car toutes ces verges juvéniles de formes et de formats divers qui s'épanouissaient autour de lui, attendant leur tour pour visiter sa bouche accueillante, étaient un spectacle émouvant. Mais à la fin, il frôla tout de même l'indigestion de sexe, et dut trouver le moyen de s'arracher de là malgré les quelques garçons qui tentaient de le retenir, n'ayant pas eu leur tour. Rostom dut les repousser en criant : << - Non, c'est fini ! Débrouillez-vous entre vous, bande de ventouses gluantes ! - Eh, vous reviendrez au moins ? Lança l'un d'eux. - L'année prochaine, si vous êtes sages ! Fit de loin Mounir qui commençait à fatiguer. - Suce-moi d'abord ! Répliqua Rostom, plus cinglant. >> Là-dessus, ils disparurent pour de bon. Après ces émotions, ils décidèrent de se requinquer en allant déjeuner dans un établissement réputé. La cuisine était excellente. Les lois de la cité réprouvaient le meurtre d'animaux, mais ils avaient des arbres qui donnaient des cailles rôties ou des faisans ; et ils avaient toute sorte de fruits délicieux, du miel, des dattes, des sauterelles, tout ce qui convenait à l'homme du désert. Après avoir mangé, ils continuèrent la visite, et Maaruf révéla à Mounir certains des secrets d'Atraga ; il s'exprimait très doctement : << - Il faut que tu saches, Mounir, que nous sommes vraiment le coeur du monde des garçons ; tout ce qui s'y passe nous est connu et se joue réellement ici. Nous savons chaque fois qu'un garçon, dans le monde, perd sa prétendue innocence, c'est-à-dire son ignorance, et découvre le plaisir ; quand il découvre le désir et l'amour, nous le savons aussi. Chaque fois que deux garçons, ou un homme et un garçon, se rencontrent et décident de vivre quelque chose ensemble, la force magnétique qui les pousse l'un vers l'autre transite par chez nous ; c'est du tréfonds d'Atraga qu'elle jaillit, et toutes ces histoires, tous ces fragments de vie apparemment séparés, des millions de fragments depuis le commencement des temps, se rejoignent ici, dans nos murs, en une seule histoire, celle de l'homme et du garçon éternels. Et c'est l'histoire du monde, que la plupart des hommes ignorent. Mais il y a plus encore. - Vraiment ? - Vraiment. Pense, Mounir, à toutes ces cités qui poussent à travers le monde ; ces villes, ces villages, ces hameaux isolés ; dans chacun d'eux, fût-il perdu au fond de la cambrousse, au milieu du désert, accroché au flanc de quelque montagne ou sur un "lot lointain, battu par l'océan, et ainsi depuis la nuit des temps, siècle après siècle, Mounir ; des milliers de villes, de villages, chacune avec son coeur qui bat, chacune avec sa langue, son histoire, ses drames, ses guerres, ses noces, chacune ignorant la plupart des autres... Et dans chacune, des garçons ; chaque pays, chaque cité, chaque quartier, chaque rue a ses garçons ; ils vivent leur vie, tranquille ou agitée, solitaire ou peuplée, mais ils ne savent rien du garçon qui vit à des milliers de lieues, ni même parfois, hélas, du garçon qui vit à côté de chez eux, car ainsi va le monde ; et ils ne savent rien d'Atraga, mais Atraga sait tout d'eux. Toutes ces vies de garçons, disséminées à travers le temps et l'espace, toutes ces vies, si différentes, car chaque garçon est un monde en soi, c'est ce qui nous rend fascinants, et si semblables, car la vie d'un garçon - ou d'un homme, qui a d'abord été un garçon - reproduit à son échelle celle de l'univers tout entier, la partie étant toujours l'image du tout ; une vie de garçon ! Quoi de plus mystérieux, quoi de plus émouvant ? Qu'il soit fils de prince ou de paysan, appelé à manier les armes ou à travailler la terre, chaque garçon est d'abord un étranger dans ce monde, une image vivante de la beauté divine perdue dans un amoncellement de laideur et de mort ; mais il est aussi un homme en devenir ; en tant que garçon, il est un être complet, achevé, rien ne lui manque et il l'ignore, le plus souvent, s'il n'a pas la chance de rencontrer un homme comme toi, un homme qui aime les garçons, pour le lui dire ; en tant qu'homme cependant, il est un être inachevé, un germe, une promesse qui doit encore cro"tre et fleurir ; sa floraison, c'est l'homme qu'il sera, et les choses que cet homme sera amené à réaliser ; tout cela, le garçon le porte en lui comme la mère porte son enfant dans son sein ; chaque garçon est gros de l'homme qu'il sera, et tout devenir est un enfantement : devenir homme, pour chaque garçon, c'est s'enfanter soi-même ; mais quel homme sera-t-il réellement ? Quelles seront ses actions, ses réalisations ? De tout cela, le garçon n'a qu'une vague idée, qui vient en partie de lui, et en partie des autres, de ceux qui l'ont fait et qui attendent quelque chose de lui - ou rien. Ce sont ses rêves, ses espérances, ses projets ; chaque garçon a ses rêves d'avenir, il n'existe pas seulement pour lui-même, mais pour l'homme qu'il sera, et l'on peut même dire qu'en un sens, être garçon, c'est avoir un avenir, une espérance. Ce ne sont pas nécessairement de grands rêves ; l'un se voit conquérant, César, l'autre artiste, un troisième encore rêve seulement d'avoir un jour sa maison et de labourer son champ ; celui-là nourrira les deux premiers, qui en retour le protégeront, le guideront, le justifieront - créeront sa raison d'être, la civilisation à laquelle il appartient, car l'homme a autant besoin de raison d'être que de pain, sinon plus - mais pour le moment, ils sont juste des garçons ! Nul ne sait ce qu'ils réaliseront réellement plus tard, nul ne peut le prévoir encore ; pour l'instant, ils ne sont qu'un bloc de possibilités non réalisées, ils sont cet être lisse, angélique, qui te fascine car il contient en lui-même toutes les promesses, toutes les espérances du monde, ils sont l'aurore, ils sont demain, et pour le monde des hommes, ils ne sont rien encore ; ils sont à la fois tout et rien, mais demain, ils seront quelque chose et seulement cela ; de tous les rêves confus et contradictoires qui agitaient leur coeur de garçon, ils ne réaliseront qu'une partie, plus ou moins infime ; toute détermination est une négation : grandir, c'est renoncer à beaucoup de rêves pour en réaliser un seul ; chaque homme sait cela, mais le garçon l'ignore - en partie, car il ne faudrait pas nous faire plus naïfs que nous ne sommes - et c'est cette bienheureuse ignorance qui fait sa force, qui le porte sur le difficile chemin qui fera de lui un homme capable d'accomplir une chose déterminée, celle que le monde attend réellement de lui : il sera César ou Sénèque, Platon ou Avicenne, ou l'humble laboureur qui les fait vivre tous ; il b tira un empire ou une mosquée, ou bien fera du pain que d'autres hommes mangeront ; quoi qu'il fasse, il appartiendra à la grande cha"ne de l'humanité, il jouera son rôle dans l'histoire, l'histoire de tous les hommes ; mais à la fin, quoi qu'il ait fait, aussi glorieuse qu'ait été sa vie, tu peux être sûr qu'il se retournera vers le garçon qu'il était, et pensera avec émotion à ce petit d'homme qui rêvait d'être grand, et d'accomplir telle et telle chose, et quoi qu'il ait accompli, il aura toujours le sentiment d'avoir perdu quelque chose d'immense, et il aura raison ; mais il ne s'est perdu que pour se retrouver, car ce qu'il aura accompli dans sa vie d'homme, bon ou mauvais, grand ou petit, n'aura jamais été que la réalisation de ce qu'il portait en lui-même garçon, sa manifestation ; de même que l'arbre, avec son tronc, ses branches, ses feuilles et ses fruits, ne fait que manifester dans le temps et dans l'étendue ce que la graine recelait de toute éternité, dans son unité sphérique. Le garçon et l'homme sont complémentaires comme deux modalités d'une même chose, qui sont la puissance et l'acte, le centre et la circonférence ; l'homme est la circonférence dont le garçon en lui est le centre - et vice-versa ; ils existent uniquement l'un pour l'autre, et il faut tout le drame du devenir, tous les accidents de la vie, pour qu'ils le réalisent. Et l'histoire entière des hommes et de l'univers s'écrit de la même façon, et elle est à l'image d'une vie d'homme : cyclique et progressive à la fois, toujours le terme du procès revient à l'origine, et l'essence de l'origine se manifeste dans la succession des moments qui constituent le procès ; mais de tout cela, le garçon n'a pas encore pleinement conscience, car il ne l'a pas réalisé ; il porte en lui toute l'histoire de toute l'humanité, et pourtant il n'est encore... qu'un garçon ! Pareil à tous les autres garçons, ou presque : les mêmes rêves de grandeur et la même naïveté ; et c'est cela qui le rend si touchant, si nécessaire à ce monde en perpétuel devenir, auquel il rappelle constamment son origine humble et céleste, immuable et fragile. En même temps, le garçon, je l'ai dit, est un être achevé, il vit déjà d'une vie complète ; il fait, il sait, il pense, il aime, il réalise toute sorte de chose ; il apprend, il se prépare à être plus tard, et ce faisant il est déjà ; il fait chaque jour des expériences qui peuvent déterminer sa vie entière, et une vie d'homme, souvent, ne fait que répéter indéfiniment, sous une forme symbolique et transposée, éventuellement agrandie, les expériences d'une vie de garçon, mais ceci ne fait que confirmer le fait que l'origine contient déjà en elle tout ce qui se révèle au cours des étapes du procès. Une vie de garçon, c'est le grand mystère ; la chose à chérir et à exalter si l'on a le coeur suffisamment sensible à la beauté immatérielle, à la beauté des choses à la fois éternelles et fugitives ; indicible reflet de la mouvante fixité de l'être, expression synthétique de sa diversité et de son unité ; si différents que soient les hommes qu'ils sont appelés à devenir, il est des choses, des constantes, que l'on retrouve invariablement dans chaque vie de garçon : les rêves, les candeurs, les révoltes ; les parents, les amis, les ennemis ; et les grandes découvertes, toujours les mêmes, de siècle en siècle, d' ge en ge, toujours nouvelles pour le garçon qui les fait : la découverte de la vie, de la mort - mort d'un proche, d'un ami, d'une illusion - et surtout, bien sûr, la découverte de soi, de son me, de son corps, la découverte du plaisir ; et ce qui s'ensuit invariablement, avec une régularité aussi impeccable que les cycles cosmiques : le plaisir, solitaire mais si fécond, que chaque garçon se donne, le soir, ou quelquefois le matin ; ce colloque régulier avec son corps, ces ébats frénétiques, souvent poétiques, car ils mettent en branle l'imagination même chez les moins doués, avec son sexe de garçon, qu'il caresse en secret, jour après jour, d'une main de plus en plus experte ; il fait l'expérience de la jouissance, c'est-à-dire de la complète possession de soi, qui forge son caractère, il apprend à conna"tre et à aimer son corps, et ce rituel quotidien de la masturbation est un moment privilégié, sacré pour chaque garçon, même s'il ne l'avoue à personne d'autre qu'à lui ; c'est même, n'en déplaise à votre monde d'adultes hypocrites, le moment central de sa journée, le seul où il peut être vraiment lui-même, entier, sincère, spontané. Pendant la journée, confronté à un monde généralement hostile à la jeunesse et au plaisir, il baisse la tête devant les adultes, plus ou moins odieux, qui lui bourrent le cr ne de préceptes imbéciles et de connaissances inutiles auxquelles il feint de s'intéresser. Mais le soir, dans l'intimité de sa chambre de garçon, dans son lit douillet, s'il a la chance de dormir dans un lit, il oublie tout cela et revient à l'essentiel, à son corps, aux gestes qui lui procurent le plus de satisfaction. Ces gestes qui sont propres à chaque garçon, à peu près les mêmes pour tous, mais avec de subtiles différences qui en font tout le charme ; as-tu déjà observé un garçon qui se donne du plaisir ? Oui, sans doute ; car tu es Mounir. Eh bien ! N'as-tu pas été frappé par le fait que chaque garçon a sa manière particulière de toucher son sexe, sa posture, son rythme, sa façon de faire, affirmation de sa personnalité ? Et chacun a sa façon propre de ressentir du plaisir et ses propres expressions pour en témoigner ; tu estimes sans doute, à juste titre, que les expressions d'un garçon qui jouit son toujours splendides, car elles sont une manifestation de la lumière ici-bas, mais sais-tu pourquoi ? Parce que ces expressions sont les seules qu'il lui soit impossible de composer ou d'étudier ; elles seules sont absolument spontanées, reflet de sa nature intime ; et c'est la beauté de sa nature intime - la nature intime du garçon, divine par essence - qui se révèle ainsi, dans le plaisir. De même qu'une corde qui vibre émet un son caractéristique qui n'est pas celui d'une autre, de même, chaque corps de garçon vibre d'une façon caractéristique, qui n'appartient qu'à ce garçon-là, et c'est ce qui fait que la jouissance du garçon est une chose belle et sacrée. Chaque soir, chaque garçon, dans sa propre chambre, séparé de tous les autres, à l'abri des regards indiscrets, éprouve le besoin d'exprimer la beauté de sa nature intime, de prendre contact avec les forces les plus profondes à l'oeuvre dans son corps et dans son esprit, et c'est une chose infiniment belle, noble et sacrée, que ce monde inepte et impie a rendue honteuse et ridicule par haine de ces deux choses : la jeunesse et l'authenticité, et parce qu'il ignore généralement le vrai, et le combat quand il le conna"t. Mais cela n'empêche qu'il y a, au grand dam de ce monde perdu, un moment sacré dans la journée de chaque garçon où, isolé de tous les autres, seul avec lui-même, il retrouve les gestes éternels que font tous les garçons depuis la nuit des temps, il actualise, par le plaisir, sa connexion avec la nature universelle du Garçon ; et ce qui est merveilleux : tous les garçons, dans ce moment-là, différent pour chacun d'eux, mais unique, ne sont plus qu'un, ils sont le Garçon éternel ; car le plaisir, différent pour chacun, est le même pour tous, il abolit les différences, il nous rassemble tous dans la jouissance de notre essence garçonnière, la Parousie. Chaque garçon, alors, est un citoyen d'Atraga ; tu as été garçon : c'est pour cela qu'en venant ici, tu as eu l'obscure impression d'y être déjà venu il y a longtemps. - C'est donc ça ! Je me disais aussi... - C'est pourquoi, dans notre cité d'Atraga, il y a une porte qui donne sur chaque chambre de garçon dans le monde ; un passage, qui s'ouvre uniquement au moment propice, quand chaque garçon, seul avec son corps de garçon, accomplit ce rituel quotidien qui le relie à nous et à tous les garçons. Imagine, Mounir. Imagine, toutes ces chambres de garçon ; partout dans le monde ; quel endroit sacré, touchant, quel sanctuaire que toutes ces chambres de garçon, séparées les unes des autres, toutes différentes, toutes isolées, mais toutes semblables par quelque côté, ne serait-ce que parce qu'en chacune d'elle il y a... un garçon ! Toutes ces chambres ; pense à toutes ces chambres, n'aimerais-tu pas pénétrer dans chacune d'elle, voir ce qui s'y passe, être le visiteur de passage, le témoin du prodige, de la Parousie, assister chaque garçon, au moins une fois, dans ce rituel quotidien ? Dis, n'aimerais-tu pas ? N'y as-tu jamais pensé ? - En vérité, pas un jour ne se passe sans que j'y pense... même sans m'en rendre compte, j'y pense. - Tu penses à toutes ces chambres de garçon... avec leurs secrets, leurs mystères ? - Oh ! Mon Dieu, oui, j'y pense ! - Eh bien ! Sache que d'ici, tu peux tout voir ; tu peux accéder à chaque chambre de garçon, compter les soupirs solitaires, boire le fruit de chaque orgasme. Chaque chambre de garçon a une porte secrète, ignorée souvent du garçon même, qui donne sur Atraga ; c'est par cette porte que le plaisir entre et que l'ennui sort. Par ces portes, une par garçon, toutes les chambres de garçon du monde communiquent entre elles, et avec notre cité ; et ainsi, tous les garçons sont reliés ; ils sont comme les membres d'un corps unique, un organisme immense, aux ramifications multiples, mais vivant d'une seule vie, dont nous sommes le coeur. - Mais... elles existent vraiment, ces portes ? C'est pas juste un symbole ? - Tout ce qu'il y a de plus vrai ! Ce n'est pas une image, pas une métaphore, elles existent. Veux-tu les voir ? Veux-tu les pousser ? Veux-tu entrer, visiter toutes ces chambres, assister à l'éclosion du jouir dans la main de tous les garçons du monde ? - Et comment ! - Alors viens, suis-moi. Je vais te montrer les portes ; toutes les portes... prépare-toi à voir une des choses les plus étonnantes qu'un homme ait jamais vues, et en vérité, fort peu d'hommes ont eu le privilège de voir cela. - Il y a longtemps que je m'y prépare. - À la bonne heure. >> Aux confins de la ville, derrière les jardins aux épaisses frondaisons, Maaruf emmena Mounir à travers un immense couloir, apparemment sans fin, où se suivaient des milliers de portes, toutes semblables, chacune donnant sur une chambre de garçon ; toutes les chambres de tous les garçons du monde ! Passés, présents et futurs. Certaines étaient condamnées ; une porte était définitivement condamnée quand le garçon devenait un homme ; c'était un peu triste, mais c'est la vie. D'autres ne s'étaient encore jamais ouvertes ; celles-là tentaient particulièrement Mounir. Les plus lointaines donnaient sur les années à venir, car on se souvient que le temps s'écoulait différemment en Atraga. Même Mounir, qui avait vu beaucoup de choses étonnantes pourtant, avait du mal à croire ce qu'il voyait. << - Tu es sûr que je peux vraiment les pousser ? - Vas-y, entre, ne te gêne pas ! >> Et Mounir poussa les portes ; il ne les poussa pas toutes, mais un grand nombre d'entre elles. Il entra dans des chambres de garçons inconnus, dans toutes les villes du globe, sur tous les continents ; il rencontra toute sorte de garçons, des garçons inconnus, qui étaient étonnés de voir cet ami mystérieux entrer soudain dans leur chambre par une brèche de l'espace ; étonnés et charmés, car, citoyens d'Atraga, au fond d'eux-mêmes, ils savaient, ils comprenaient ce qui se passait, et il ne fallait pas longtemps pour les apprivoiser ; d'ailleurs, apprivoiser les garçons était ce que Mounir faisait le mieux, et nul ne le faisait mieux que lui, et depuis si longtemps. Donc il les apprivoisa, devint leur ami, participa à leurs jeux garçonniers, au rituel du plaisir comme disait Maaruf ; il leur donna du plaisir et en reçut d'eux, et certains devinrent membres de l'Ordre. Mounir ne s'était jamais autant amusé ; il avait l'impression de vivre un rêve. Toutes les chambres de garçon ! Toutes les vies et tous les vits ! Ils étaient tous là, à portée de la main ; il suffisait de pousser la porte. À un moment donné, il poussa une nouvelle porte, et se retrouva dans un endroit qu'il avait l'impression de conna"tre déjà. Soudain, il aperçut un beau visage d'éphèbe, émergeant de sous les couvertures, qui s'illumina en le voyant, et lui aussi eut une illumination : << - Louaï ! C'est toi ? - Mounir ! Tu es revenu ; je suis trop content ! Euh... ben oui, c'est moi ; qui veux-tu que ce soit ? - Je ne sais pas ; j'ai juste poussé une porte et, euh... ce serait long à t'expliquer. Ça alors, dis-donc, quelle coïncidence ; il y avait des milliers de portes, et il fallait que je tombasse sur toi... mais dis-moi, tu as changé ! Tu es plus... enfin, moins... - Bah, tu sais, en deux ans c'est normal. - Deux ans ! Mais comment est-ce possible ? Il n'y a pas deux ans que j'ai quitté le fort de Jassap... ah ! Mais c'est vrai, le temps passe plus vite au centre de la terre. Donc, pour toi, deux ans se sont écoulés, ce qui te fait... - Treize ans tout pile. - C'est vrai, treize ans déjà ! Tu es magnifique. Ça me fait drôlement plaisir de te revoir. - Moi aussi, tu peux pas savoir ! Tu veux voir ma queue ? Elle a grossi ; il y a des poils aussi mais je me rase, comme l'im m nous l'enseigne. Seulement il ne sait pas qu'à chaque coup je pense à toi. - Oh ! Ça c'est gentil. Oui, je veux la voir, ou plutôt la revoir ; et comment ! Et pas seulement voir d'ailleurs. - Eh bien vas-y ! Vois et touche. C'est pour la bonne bouche. - Magnifique. Mais viens d'abord que je t'embrasse. >> Et Mounir prit Louaï dans ses bras et le couvrit de baisers, en glissant la main entre ses cuisses ; il t ta avec émotion cette queue qui avait un peu grossi en effet, mais qui était toujours aussi fringante. Puis, il suça pour la deuxième fois, depuis le début de cette histoire, ce garçon sympathique qu'il avait connu tout jeune, lors de son évasion de Jassap, et qu'il avait quasi initié au plaisir. Ce furent de poignantes retrouvailles. Après que Louaï lui eut rendu la pareille, il resta un moment à discuter avec lui, prit des nouvelles de lui et de sa famille. Le garçon lui raconta sa vie les deux dernières années ; il était heureux, il s'était fait beaucoup d'amis, et il leur racontait avec fierté sa rencontre avec le ma"tre de l'Ordre, dont il attendait le retour avec impatience. Mounir se rendit compte à quel point son irruption fortuite dans la chambre de ce garçon, un beau jour, au moment propice du rituel auto-érotique, avait marqué sa vie et déterminé son destin d'homme ; il repensa au discours de Maaruf, et en mesura la justesse sur cet exemple. Puis, à son tour il raconta à Louaï ce qui était arrivé, ses dernières aventures, et comment il était entré dans sa chambre. << - Eh bien, dis-donc, tu soignes tes entrées, toi, c'est le moins qu'on puisse dire ! - Haha ! C'est vrai que quand j'entre chez toi, c'est jamais par la porte... enfin, pas celle que tu connais. Pourtant je ne le fais pas exprès ; c'est le destin. - Le destin est un drôle de zèbre. - Oui, ça tu l'as dit ; mais c'est aussi bien comme ça, non ? Moi je trouve ça plutôt amusant. - Moi aussi. Tu m'as appris tant de choses... pas seulement le plaisir. Tu reviendras, dis ? J'aimerais te présenter à mes amis, un jour. - Bien sûr, tu peux compter sur moi, s'il pla"t à Dieu... et la prochaine fois, c'est promis, j'entrerai par la porte ordinaire ; enfin, j'essaierai. - Elle sera toujours ouverte pour toi. - J'y compte bien. Allez, je dois repartir maintenant... embrassons-nous ; une dernière fois pour la route. >> Après avoir embrassé Louaï << pour la route >>, Mounir fit trois pas, se retourna encore pour le regarder avant de dispara"tre, poussa la porte et se retrouva en Atraga. La route n'avait pas été longue ; mais Mounir pensait à celle qui devrait encore le ramener à Naruq. Après les portes, Maaruf montra à Mounir un des derniers secrets d'Atraga. << - Tu te demandes peut-être d'où viennent les garçons qui peuplent cette cité, dit-il, puisqu'il n'y a pas de femelles parmi nous. - J'avoue que je m'étais un peu posé la question. - Certains, bien sûr, viennent de la surface, comme Arif, Urf ne et moi ; mais nous, nous sommes si anciens qu'à notre époque, les conditions d'existence à la surface étaient différentes ; Atraga était enfouie moins profondément ; elle communiquait de façon régulière avec l'extérieur, dans les deux sens. Ce n'était encore presque qu'un seul monde. Mais il arrive encore que des garçons qui sont malheureux quittent leur famille, fuient, et finissent par aboutir ici ; d'autres sont enlevés ; parce qu'ils sont opprimés... ils nous appellent dans leur coeur et nous venons les délivrer. Cela arrive. - Nous faisons ça aussi. - Je sais. Donc, une partie des garçons viennent d'en haut ; mais il y a aussi la mine. - Quoi ! Ne me dis pas que vous avez une mine de garçons ? - Ça t'en bouche un coin, hein ! - C'est rien de le dire. - Je sais que tu en as souvent rêvé... eh bien ! Ici, à Atraga, c'est une réalité. - Alors ça, c'est tout bon. - Oui, c'est une bonne mine. - Non, sérieusement, je veux voir ça. - Tu vas voir ; mais je te préviens, c'est un spectacle déroutant quand on n'a pas l'habitude. Et il te faudra garder le secret absolu. - Je serai muet comme une tombe. - Très bien, alors suis-moi. >> Ils s'enfoncèrent encore plus loin dans les boyaux de la cité, descendirent par des chemins de plus en plus raides, jusqu'à la berge d'un immense cratère qui plongeait dans les profondeurs de la terre, jusqu'au centre peut-être. Au fond de ce cratère, la lumière bleue émise par le cristal s'intensifiait, jusqu'à devenir aveuglante, comme de la lave volcanique, presque blanche, d'un blanc tirant sur le bleu. Dans le cratère, dont les bords étaient taillés en gradins, s'activaient des centaines de garçons en tenues d'ouvriers, qui maniaient des outils aux formes insolites ; Mounir n'en avait jamais vu de pareils. Ils descendaient au coeur de la lumière, et taillaient cette lumière, qui paraissait solide sous leurs outils ; ils détachaient des blocs de lumière, dans lesquels apparaissaient progressivement des formes de garçons enchevêtrées ; ils les aidaient à s'extraire et à se dépêtrer, puis à se mettre sur leurs jambes. Alors les garçons, nus, rassemblés en une immense colonne, montaient en spirale sur une voie qui longeait les gradins, depuis le fond lumineux jusqu'au bord du précipice, où d'autres garçons les accueillaient et leur souhaitaient la bienvenue, puis leur montrait le chemin, et ils s'en allaient peupler Atraga. C'était un spectacle ahurissant que de voir tous ces garçons émerger du centre de la terre, taillés dans la lumière qui émanait du cristal, prenant vie de la sorte. << - Tous les garçons viennent de la lumière, dit Maaruf ; ceux-là ne sont pas si différents des autres. Plus purs peut-être, c'est-à-dire plus purement garçons, puisque la seule femelle à laquelle ils aient jamais été mêlés est notre mère à tous, la terre elle-même. Mais à part ça, ils sont de la même essence que les autres. Là, au centre de la terre, près du centre en tout cas, réside la plus grande accumulation de cristal polaire après Q f ; en fait, ce gouffre que tu vois est symétrique de la montagne de Q f, en quelque sorte. La concentration d'énergie émise par ce cristal est un immense réservoir de garçons potentiels ; nous sommes obligés de les aider à s'extraire et à se matérialiser, afin de compenser nos pertes, dues aux garçons qui deviennent adultes et sont obligés de quitter Atraga... ainsi qu'à ceux qui disparaissent d'une façon ou d'une autre. - De quelle façon ? Que veux-tu dire ? - Eh bien, parfois, mais très rarement, il y a des garçons qui se perdent et se retrouvent à la surface, et ils n'arrivent plus à retrouver l'entrée d'Atraga ; nous perdons leur trace, c'est une tragédie pour nous. D'autres sont tués en mission, à la surface, en essayant de secourir un garçon d'en haut ou en espionnant votre monde ; autre tragédie. Heureusement, c'est vraiment peu fréquent. Plus rarement encore, il arrive que des garçons tombent dans ce gouffre ; alors ils reviennent à la lumière primordiale, si tu veux ; ils n'ont pas vraiment disparu, nous ne les regrettons pas trop. Mais quand même, ils ne sont plus là, il faut les remplacer. Enfin, il y a ceux qui disparaissent par fusion. Cela, c'est plus fréquent. - Par fusion ? - Oui, évidemment, vous n'avez pas ça, là-haut, parce que la force de l'amour chez vous est très atténuée par rapport à ici. Mais ici, tu vois... il arrive que des garçons qui s'aiment vraiment très fort, de façon élective, exclusive, fusionnelle... fusionnent, comme ça, d'un coup. Ils se fondent l'un dans l'autre... on n'arrive plus à les distinguer. Ils ne sont plus deux, mais un garçon ; un seul garçon, muni des qualités des deux... parents, si l'on peut dire. - Et des défauts aussi, alors ? - Oh, oui, mais la plupart du temps, c'est la même chose... nos qualités sont aussi nos défauts ; nos défauts sont les excès de nos qualités, ou leur envers... ta fierté, à certains moments, devient de l'orgueil, ta modestie, de l'inconsistance ou de la pleutrerie, etc. Bref, nous avons beaucoup de garçons qui disparaissent comme ça ; cela explique aussi l'excellence de certains d'entre nous ; c'est parce qu'ils rassemblent en eux beaucoup de garçons, qui ont fusionné par amour au fil du temps. L'inconvénient, c'est qu'on est obligé de les remplacer, comme tu vois. - Inconvénient très relatif, d'après moi. - Oui, c'est vrai, nous sommes une cité idéale ; un monde idéal, on peut le dire. Une seule chose nous manque réellement, parfois. - Laisse-moi deviner ; la lumière du jour ? - Tout juste ; ça et l'air pur de la surface ; il n'y a jamais un souffle de vent ici ; jamais une ondée non plus... c'est la seule chose qui réellement nous fasse défaut. - Chaque médaille a son revers. >> La journée s'achevait ; une journée bien remplie, mémorable dans la vie de Mounir. Bras dessus, bras dessous, ils rentrèrent au palais, juste Maaruf et Mounir, car Rostom avait depuis longtemps pris congé, appelé par ses obligations, non sans avoir échangé avec Mounir un long baiser sur la bouche. Là, au palais des trois sages, Mounir retrouva Arif, mais également Zeyd, qui avait visité la ville de son côté. Il avait vu moins de choses que Mounir, mais il en avait été également enthousiasmé. Il entra"na Mounir un peu à l'écart ; apparemment, il avait quelque chose d'important à lui confier. << - Dis-donc, j'espère que tu t'es bien amusé ? Merci de m'avoir planté là toute la journée. - Oh, bah, je suis pas ta nourrice... quoi, tu étais perdu sans moi ? Tu ne savais pas quoi faire, avec tous ces garçons ? >> Mounir vit le rouge monter aux joues de Zeyd ; visiblement, si, il avait su quoi faire. << - Bon, allez, c'est vrai, j'ai profité aussi ; mais... - Tu es allé aux thermes je suppose ? - Oui, fantastique ; je t'ai vu d'ailleurs. - Vraiment ? - Oui, mais tu étais trop occupé pour me voir. - Occupé, c'est le mot... assiégé même. - Tu ne t'ennuyais pas, dis-donc. - J'avoue que le temps m'a manqué. Et toi ? - Je le reconnais aussi ; cette cité est divine. Mais ce n'était pas de ça que je voulais te parler. - De quoi alors ? - Eh bien, ce garçon qui ressemblait tellement à Yazid ; le troisième sage, tu sais ? - Ah ! Oui, j'avais presque oublié... alors ? - Alors, j'ai pu lui parler ; il va tout nous expliquer, viens, ils nous attend. - Eh bien, tu vois ? Tu te débrouilles bien quand tu veux. >> Zeyd emmena Mounir à travers les couloirs, dans une pièce de dimension moyenne aménagée comme un salon, où l'attendait le garçon qui aurait dû être Urf ne, le troisième sage, mais qui avait les traits de Yazid. Il les salua respectueusement, et, sans cérémonie, commença : << - Ah ! Mes amis, dit-il, quelle histoire ! Et comme j'ai bien cru ne jamais vous revoir. Je vous dois des explications. - Alors tu es bien Yazid ? dit Zeyd. - Oui, c'est moi. Je ne voulais pas le dire plus tôt car j'avais peur d'être écouté, mais c'est bien moi. Je suis heureux de vous retrouver. - Moi aussi, tu ne peux pas savoir. - Je n'en doute pas, Zeyd. Comme tu as dû être inquiet ! - N'en parlons plus ; l'essentiel est que tu sois sain et sauf, et puis, gr ce à toi nous avons découvert cette cité. Cela vaut bien l'inquiétude que tu nous a causée... enfin, quand je dis nous... - Oh, ça va ! Dit Mounir. Tu vois bien qu'il n'y avait pas le feu. - Bon, soit, dit Zeyd ; ne vas-tu pas plutôt nous expliquer ce que tu fais ici, et pourquoi ils te considèrent comme un des sages de leur ville ? - Par Dieu,oui, je vais tout vous raconter. C'est une histoire assez étrange, vous verrez. Tout à l'heure, quand je suis tombé dans le puits, j'atterris dans la grande salle circulaire que vous avez dû traverser en venant ici. - Exact. Je confirme. - Eh bien ! Là, quelle ne fut pas ma surprise d'y trouver un jeune garçon qui me ressemblait comme un frère jumeau, bien que je ne le connusse ni d'Ève, ni d'Adam. Par hasard, j'étais tombé sur mon sosie parfait ! C'était assez fascinant. Subitement, je me rendis compte à quel point j'étais beau, et je pense qu'il fit la même découverte. Nous eûmes envie l'un de l'autre, c'est-à-dire de nous-mêmes ; alors sans dire un mot, nous nous sommes approchés l'un de l'autre ; nous avons d'abord avancé la main, dans un geste parfaitement symétrique, comme si nous avions affaire à notre reflet... ce n'était pas voulu, mais ça c'est passé comme ça. Puis, nous avons caressé nos visages ; c'était doux et incroyablement excitant... ensuite, sans dire un mot, nous nous sommes embrassés, nous nous sommes déshabillés spontanément, et nous avons fait l'amour dans cette salle sombre et humide. Il me posséda et je le possédai ; c'était à la fois troublant et exaltant d'être possédé par sa propre image. Quand nous eûmes fini, j'observai l'attitude du garçon, qui restait là à regarder la sortie du puits en rêvant ; il me semblait préoccupé, soucieux et en même temps fasciné par cette tache bleu ciel. Ce fut lui qui engagea la conversation. Il s'appelait Urf ne. Il me parla de cette cité, Atraga, m'expliqua qu'il en était un des sages, mais que, depuis longtemps, il n'avait vu le ciel bleu qu'à travers l'ouverture de ce puits, et que cela lui manquait terriblement. Les lois d'Atraga sont plus rigoureuses pour l'élite, et elles interdisent aux sages de quitter l'enceinte de la ville ; car s'ils pouvaient sortir se balader à la surface, tout le monde voudrait en faire autant, et ce serait intenable pour la cité, qui courrait un grand danger ; de plus, les sages doivent être entièrement dévolus à leur fonction. Or, on a beau être une cité idéale et avoir des lois parfaites, on a beau aussi détenir la sagesse, le pouvoir et la connaissance, quand on est un enfant, ne jamais voir un ciel bleu, c'est dur. Aussi, voyant que nous nous ressemblions beaucoup, il eut une idée : je prendrais sa place, et deviendrais pour un jour un des sages de la cité, pendant que lui, gr ce à la corde du puits, irait faire un tour au dehors. Je le comprenais parfaitement, et j'acceptai volontiers de lui rendre ce service. Mais je commence à m'en repentir, car je vois qu'il ne revient pas. Mon Dieu, pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé malheur là-haut ; que dirions-nous aux gens d'Atraga ? - Mais rien, pardi, repartit Mounir. On te laisserait ici à sa place et on s'en irait tranquillement, ni vu ni connu. >> Zeyd le foudroya du regard. À ce moment, une voix qui ressemblait incroyablement à celle de Yazid se fit entendre au fond de la pièce. << - Ne crains rien, mon ami, il ne m'est rien arrivé de f cheux. Je suis resté un peu plus longtemps que prévu, c'est tout. Je tenais à voir un coucher de soleil et un ciel étoilé. Mon Dieu, comme ça me manquait, depuis plus de dix mille ans... c'est énorme, un coucher de soleil ! On ne voit jamais ça ici ; vous ne savez pas la chance que vous avez. Et puis, ça fait tellement de bien de sentir le vent sur son visage... de voir des animaux vagabonder dans des prairies... l'horizon, les nuages ; et les gens... ils sont si bizarres, les gens de chez vous... vraiment, Yazid, je ne sais comment te remercier ; je ne m'étais pas autant amusé depuis très, très longtemps. >> Urf ne venait de rentrer par une porte dérobée qui menait vers une des nombreuses issues d'Atraga, et il souriait. Sa ressemblance avec Yazid était réellement étonnante ; à part les vêtements, rien ne permettait de les distinguer. Et ils étaient aussi beaux l'un que l'autre. Yazid respira ; il avait beau être émerveillé comme ses deux amis par le monde d'Atraga, il n'aurait pas aimé être contraint d'y rester à jamais et de jouer les sages, lui qui l'était fort peu. Zeyd serra Yazid dans ses bras, de toutes ses forces, puis il embrassa également Urf ne, qui lui ressemblait comme un frère jumeau. Il était naturellement fou de joie. Mounir songea qu'il aurait sans doute bien aimé les emporter tous les deux, s'il avait pu. Ils parlèrent encore un peu, tous ensemble, des événements de la journée, comparant leurs expériences. Ils trinquèrent aux garçons et à Atraga ; puis, Urf ne et Yazid échangèrent à nouveau leurs habits. Yazid resta dans les appartements de Urf ne pendant que Zeyd et Mounir allaient tirer leur révérence aux deux autres sages, qui leur avaient fait l'honneur d'une si parfaite hospitalité, alors qu'ils n'étaient que des étrangers venus d'un monde beaucoup moins parfait que le leur (mais qui avait aussi ses avantages, ils en étaient persuadés maintenant qu'ils avaient entendu le témoignage de Urf ne). Ils pensaient tous, en effet, qu'il était plus prudent de garder le secret sur cette aventure vis-à-vis des gens de la cité. Finalement, Urf ne raccompagna les trois visiteurs jusqu'à la sortie, une des sorties d'Atraga, un long tunnel incliné qui menait jusqu'à une grotte, pas très loin du puits. Il leur souhaita bonne route avant de les embrasser une dernière fois tous les trois. Dehors, il faisait nuit noire ; une belle nuit étoilée, avec un clair de lune, que Urf ne ne contempla pas avec eux car il était resté en bas. Mais ils songeaient qu'il avait dû être ému de pouvoir admirer cela, et bien d'autres choses, pour une fois qu'il pouvait un peu quitter son rôle de sage. Mounir, Zeyd et Yazid se reposèrent jusqu'au lever du jour, puis ils reprirent leur route, en se demandant un peu s'ils n'avaient pas rêvé. Que de souvenirs ils avaient engrangés au cours de leur voyage souterrain ! Mais le ma"tre de l'Ordre savait ce qu'il avait vu ; et cela ne faisait que confirmer une chose qu'il soupçonnait depuis longtemps, sans en être vraiment certain. Et maintenant, il savait. Un traité secret avait été conclu entre Atraga et l'Ordre, en vertu duquel la cité des garçons et l'organisation clandestine s'engageaient à s'aider mutuellement dans leur combat pour la justice et pour l'amour. Du point de vue de Mounir, on ne pouvait rêver conclusion plus heureuse à ce périple dans les entrailles de la terre. 46. Mounir retrouve Amru Ziyad Cependant, un long, très long périple attendait encore Mounir, depuis le désert lointain où il était allé mettre Aymane et Ad"l, jusqu'à Naruq, sa patrie. En effet, le désert en question était sur un autre continent, et il fallait encore prendre la mer pour revenir au pays de l'Ordre. Il y a plusieurs déserts, et ils ne communiquent pas tous entre eux, bien que le Désert en lui-même soit unique. Le Désert est partout et toujours le Désert. Et il peut être partout, en nous mêmes, il est dans l'homme et non hors de l'homme. Le Désert, à l'origine, est un état de l'être, une disposition d'esprit, un principe. Mounir le savait bien, et l'enseignait. Mais parfois, le désert se manifeste dans des lieux séparés par de grandes étendues d'eau, de forêts ou d'hommes, qu'il faut traverser pour rejoindre le désert. Et c'était le cas en l'occurrence. Pour aller du désert au désert, Mounir, Zeyd et Yazid devaient traverser des espaces qui n'appartenaient pas au désert. Du reste, à ce stade du récit, j'avais besoin d'un prétexte pour que Mounir pût reprendre la mer ; or, dans le conte, c'est la géographie qui s'adapte aux impératifs du récit, et non l'inverse. Donc, pour rejoindre le désert de Naruq, nos amis, venant d'un autre désert, devaient traverser la mer qui était précisément là où l'exigeait le récit. Mais en chemin, une calamité les attendait. La traversée, en principe, ne devait pas durer plus d'un jour ou deux. Ce n'était pas une longue traversée. Mais en plein milieu de la mer, il y eut soudain une immense tempête, que personne n'avait prévue ni annoncée ; un mystère total. Cette tempête était si violente, qu'elle entra"na le navire loin, à la dérive, et que le commandant, qui était pourtant un marin expérimenté, fut complètement déboussolé. Ils étaient perdus en mer, ne sachant absolument pas par où aller ; situation inédite pour Mounir, qui n'avait jamais rien vécu de tel. Ils errèrent donc pendant des jours sur la mer, ce qui lui rappela un peu l'histoire de la ville flottante. Et c'est alors, justement, qu'il se remémorait cette histoire, qu'ils aperçurent soudain une bande de terre au loin. Ils se sentirent soulagés, bien qu'ils ne sussent pas quelle était cette terre mystérieuse qui se profilait à l'horizon. Ils y accostèrent néanmoins, curieux de savoir ce qu'ils allaient y trouver. Et ce qu'ils y trouvèrent était en effet fort curieux. C'était un pays, une civilisation, complètement inconnus de Mounir, bien qu'ils parlassent un dialecte arabe qu'ils comprenaient parfaitement, heureusement pour eux. Néanmoins, les moeurs des gens de ce pays étaient étranges et fascinantes. L'amour des hommes pour les jeunes garçons y était assez bien toléré, mais soumis à des règles strictes. Quand un homme mûr, voire un jeune homme, de condition noble de préférence, jetait son dévolu sur un jeune garçon, généralement gé de neuf ans ou plus - ou moins, si le développement physique et mental du garçon l'autorisait, mais neuf ans était considéré comme l' ge idéal pour commencer ce genre de relation - il commençait par le lui faire savoir de façon discrète ; soit il s'arrangeait pour avoir avec le garçon une conversation en apparence anodine, dans laquelle il glissait de subtiles allusions ; soit il glissait un billet dans la poche du garçon, où il lui faisait part de ses intentions. Ce ne sont là que des exemples. Bref, si le garçon était d'accord, et c'était souvent le cas, ils organisaient ensemble un faux enlèvement, comme chez les Crétois, dont la coutume très ancienne avait inspiré la leur. Au jour et à l'heure dits, au lieu convenu, l'homme faisait mine d'enlever le garçon, qui se défendait, mais rien qu'un peu, pour la forme. La famille du garçon manifestait alors bruyamment sa consternation et sa désolation ; en réalité, si l'homme était bien éduqué, de bonne condition, et de préférence fortuné car cela ne g te jamais rien, les familles étaient honorées de ce choix porté sur leur garçon. Et l'enlèvement était considéré comme un passe-temps noble, une coutume raffinée, d'ailleurs soumise à un ensemble de règles et de codes qui en faisaient un vrai rituel ; les attitudes, les vêtements à porter, les paroles à prononcer, tout était codifié de façon charmante, et l'enlèvement était globalement bien vu, du moment que le garçon était consentent - or les garçons l'étaient généralement, puisqu'ils étaient élevés dès leur plus jeune ge dans l'idée qu'être enlevé par un noble homme qui aimait les garçons était une chose excellente pour leur apprentissage de la vie. Néanmoins, les familles se devaient de manifester, extérieurement, la plus vertueuse indignation. C'était la règle et la tradition. Ensuite, l'homme allait un peu plus loin, à la campagne, où il avait presque toujours une résidence secondaire prévue à cet effet, ou simplement dans un autre quartier de la ville, s'il était moins fortuné. Là, il emmenait le garçon, vivait quelque temps avec lui, et commençait son éducation sentimentale et sexuelle, en l'initiant à tous les jeux de l'amour et à toutes les postures érotiques que leur fantaisie commune leur dictait. Il y avait d'ailleurs des traités fort savants qui décrivaient ces jeux et ses postures, et leurs mérites, et ils étaient lus et appréciés des gens éduqués. Et les familles, tout en continuant quelque temps à protester pour la forme, sans que personne ne soit dupe, rendaient fréquemment visite à l'homme et au garçon, prenaient des nouvelles de lui, suivaient son évolution, tout se passait en général pour le mieux, entre gens qui se comprennent parfaitement, tout cela était un rituel social et initiatique en même temps, car on estimait que ces relations érotiques étaient aussi le moyen, pour un homme qui avait du savoir et de la sagesse, de transmettre une certaine énergie spirituelle au garçon, qui l'aiderait à développer ses qualités viriles, de coeur, de corps et d'esprit. Les garçons de ce pays étaient très beau, et l'on comprenait aisément, en les voyant, le succès d'une telle coutume. Seulement Mounir, qui était un étranger, ne pouvait évidemment pas prétendre commettre un enlèvement, cela n'aurait pas été toléré. Mais il y avait d'autres moyens de s'approprier un garçon. Le plus commode et le plus populaire était la technique dite de l'envoûtement, ou plutôt du pseudo-envoûtement. On vendait, au marché noir, une certaine drogue qui provoquait des troubles importants des humeurs, causant la fièvre et d'autres symptômes, qu'un bon médecin pouvait constater officiellement. Il déclarait alors l'homme malade et inguérissable. Celui-ci allait donc voir une sorte de guérisseur ou d'exorciste spécialisé, à qui il avait exposé son problème ; et le thaumaturge diagnostiquait alors sans attendre un << envoûtement >>, dont la cause, comme par hasard, était la beauté d'un jeune garçon, qui avait déréglé les humeurs de l'homme. Tout le monde savait bien qu'il n'en était rien, ou du moins, que la beauté du garçon avait été un peu << aidée >> par la drogue, mais on faisait semblant de ne pas le savoir, et on passait muscade. C'était très habile. L'homme, qui surjouait un peu naturellement, et se prétendait au seuil de l'agonie, envoyait ensuite une délégation vers la famille du garçon, pour lui expliquer la situation. La famille faisait alors mine, pour la forme, de vouloir ignorer superbement les tourments que la beauté de son garçon avait causés, mais la délégation se mettait à supplier, en termes très convenus, à vanter les mérites exceptionnels de l'homme qui allait expirer dans d'atroces tourments à cause d'eux et de l' << envoûtement >> fatal causé par la vue de leur rejeton ; et elle leur faisait valoir, habilement, que la seule façon de guérir cet être d'exception, était de lui envoyer le garçon pour qu'il puisse satisfaire avec lui ses désirs, et ainsi << exorciser >> l'envoûtement fatal. Les familles se laissaient alors opportunément << attendrir >>, et envoyaient leur garçon sans broncher, si celui-ci était d'accord, ce qui avait, là encore, été convenu à l'avance entre l'homme et lui. Et tout cela était encore une fois codifié, ritualisé à l'extrême, et tout le monde y voyait quelque chose de très normal, la seule chose importante étant que les règles de cette petite mise en scène fussent respectées. Et alors, l'homme, qui en général se sentait déjà subitement beaucoup mieux quand le garçon arrivait chez lui, l'emmenait dans quelque endroit confortablement aménagé à cette fin, et s'amusait avec lui à toute sorte de bagatelles pendant le temps qu'il lui plaisait. Cela arrangeait tout le monde, et ne faisait que des heureux, parmi les hommes comme parmi les garçons. Si l'enlèvement et l'envoûtement étaient tous deux impossibles, il y avait encore une troisième technique, plus brutale et moins appréciée, qui était tout bonnement l'achat. Un homme suffisamment riche, en effet, pouvait << acheter >> un garçon à une famille qui avait besoin de numéraire ; il n'en faisait pas réellement l'acquisition, comme d'une marchandise ; cela consistait seulement, en fait, à échanger contre une somme d'argent le droit d'emmener le garçon pour une durée déterminée, et de faire avec lui ce qui lui plaisait. Les familles répugnaient à ce moyen, qui était considéré comme bas et vulgaire, mais elles s'y résignaient fréquemment ; en effet, on a toujours besoin d'argent, et puis, en grandissant, les garçons deviennent souvent insupportables à leurs parents, il faut bien l'avouer ; les filles aussi, d'ailleurs. Les enfants sont charmants quand ils sont tous petits, mais vous savez ce que c'est ; en grandissant, ils deviennent capricieux, instables, envahissants, et beaucoup de parents se lassent, même s'ils n'osent pas l'avouer. Cela est vrai en tout temps et dans toutes les contrées. Alors, tant qu'à faire, si un imbécile amoureux se dévoue pour débarrasser quelque temps les familles de ces encombrants fardeaux que sont les adolescents et pré-adolescents, s'ils sont assez niais pour payer en plus, qui s'en plaindrait ! Finalement, là encore, les familles protestaient pour la forme, mais elles se résignaient d'assez bonne gr ce, et tout le monde était satisfait, surtout les garçons, car, s'ils sont un poids pour leur famille, Dieu sait si les familles sont encore plus un poids pour eux ! Tandis qu'un homme qui les aime, qui les choie, leur apprend à jouir, et supporte patiemment leurs humeurs par amour, c'est combien plus intéressant pour un jeune ! Cela aussi est vrai sous tous les climats, mais les gens de ce pays l'avaient mieux compris, aussi, s'il n'était pas très bien vu, l'achat était largement toléré, et c'était, après l'enlèvement et l'envoûtement, la meilleure façon de s'approprier un garçon. Il y en avait encore bien d'autres, plus rares et plus sophistiquées, dont il n'est pas nécessaire de parler ici ; ce peuple avait beaucoup d'imagination. Mounir apprit tout cela progressivement ; mais le voile, qui lui recouvrait le sens précis qu'avaient pour ce peuple les termes << enlèvement >>, << envoûtement >>, << achat >>, lui fut arraché par un jeune garçon de dix ans, d'une beauté mirobolante, qui s'appelait Dalil, et dont il fit la connaissance un jour, de façon banale, au marché. La beauté de Dalil le foudroya dès qu'il l'aperçut, et elle le fascina tellement qu'il ne put s'empêcher de le suivre, à distance pour ne pas être repéré, mais sans jamais le perdre de vue, pendant des heures, dans le dédale des rues de la ville ; du reste, le garçon, qui l'avait repéré, et qui devinait la raison pour laquelle cet homme le suivait, s'amusait à le promener, à lui faire faire le plus long détour possible, juste pour voir jusqu'où cet homme mystérieux était prêt à le suivre. Il était intérieurement flatté par l'obstination, d'ailleurs purement instinctive et non réfléchie, de Mounir, et plus il le suivait, plus il sentait l'orgueil monter en lui, et non seulement l'orgueil, mais aussi un autre sentiment, une fascination trouble pour cet homme qu'il avait subjugué ; comme si la fascination de l'homme, peu à peu, se reflétait dans l' me du garçon comme dans un miroir. Dalil avait de beaux cheveux bruns, lisses et brillants, un teint frais et légèrement h lé, la taille légère, les traits joliment ciselés, mais un détail dans sa beauté troublait et captivait surtout Mounir : il avait les yeux verrons. Il avait un oeil vert-brun et un oeil bleu ciel, tous les deux d'une teinte aussi délicate, aussi pétillante, lustrée, lustrale, deux yeux d'une beauté lustrale, et astrale, mais deux astres bien différents, clairement distincts, comme le soleil et la lune, comme le jour et la nuit ; or il n'avait jamais vu cela, c'est-à-dire qu'il n'avait jamais vu un jeune garçon aussi splendide avec des yeux verrons, des yeux dépareillés en quelque sorte, des yeux de couleurs différentes. D'ailleurs ils n'étaient pas dépareillés en fait, c'est-à-dire, pas plus que le jour et la nuit, qui font la paire à leur façon. L'éclat propre de ces deux yeux se complétait bien, ils donnaient à son regard un charme particulier, mystérieux, ambivalent, ils donnaient l'impression de contempler deux garçons différents en un seul, et pourtant ce regard n'avait rien de faux ou de fuyant, rien d'équivoque, il était si vif, si clair, si pur ! C'était un regard de jeune garçon tout à fait normal, sauf que les yeux dont ils jaillissaient semblaient appartenir à deux êtres distincts, opposés, étrangement anastomosés, coalescents en vertu d'une force mystérieuse, et Mounir en devenait fou, il voulait à tout prix percer le mystère du garçon aux yeux verrons. Et il le suivait, et le suivait, à travers des rues sans nombre qui serpentaient à perte de vue. Mais à la fin, le garçon, qui avait compris que Mounir ne le l cherait jamais, dût-il l'entra"ner en Enfer, se lassa du jeu, et peut-être qu'il prit un peu peur aussi, peur de cet attachement sauvage et subit. Alors il finit par rentrer chez lui, au terme d'un très long détour, et disparut dans l'intérieur de sa maison. Mais Mounir, naturellement, avait repéré cette maison, il en avait soigneusement noté l'emplacement. Rentré dans l'auberge où il logeait, le soir, il se remémora cette petite aventure, puis t cha de ne plus y penser, mais en vain ; l'image de ce garçon l'obsédait. Il ferma les yeux, appela le sommeil de ses voeux, le trouva, s'endormit, mais la nuit, il rêva encore de ces yeux dissemblables, le brun et le bleu, qui le regardaient, d'un regard profond comme les deux ab"mes, celui d'en haut et celui d'en bas, l'ab"me des ténèbres et l'ab"me de la lumière, ou celui de la chair et celui de l'esprit ; toute la nuit, Dalil le suivit en songe, comme il l'avait suivi, prenant sa revanche en quelque sorte. Le garçon, de son côté, fit à peu près la même chose ; il ne cessait de penser à cet homme étranger au comportement si éloquent, à ce qu'il lui voulait, à ce qu'il devinait de lui, l'image de Mounir l'obsédait comme la sienne obsédait Mounir. Quelque chose était en train de na"tre entre ces deux êtres, presque à leur insu ; et tout cela, uniquement à cause de deux yeux verrons ! L'envoûtement et la fascination, prémices de l'amour, tiennent parfois à si peu de chose ! Le lendemain, on s'en doute, Mounir, qui n'avait cessé de penser à ce garçon toute la nuit, voulut à tout prix le revoir ; il était ferré, l'Amour le tenait au bout de sa ligne, avec une paire d'yeux verrons pour app t. Il alla donc rôder, comme un voleur, autour de la maison qu'il avait repérée la veille. Enfin le garçon sortit, pour aller faire quelque commission. De nouveau, il le suivit, et Dalil ne tarda pas à s'en apercevoir. Et il joua à peu près le même jeu que la veille, sauf qu'il était un peu pressé, il n'avait pas tout son temps devant lui, sa mère l'attendait avec les commissions, il le sinua donc pas autant, mais tout de même, s'amusa à promener un peu Mounir. Or, à un moment, peu de temps avant de rentrer dans la maison, il ne pût se ma"triser, la tentation était trop forte ; il se retourna, regarda furtivement Mounir, et oui, l'homme sombre le vit clairement, il lui fit un clin d'oeil. Un clin d'oeil en pleine rue, à un homme inconnu ! Quelle audace chez ce tout jeune garçon. Il avait cligné de l'oeil droit, le bleu ; le gauche, le brun, plus sombre, vaste comme la nuit, était resté ouvert. Mounir pensa à ce verset du Coran qui dit << Nous avons fait de la nuit et du jour deux signes, et Nous avons manifesté le signe du jour, et Nous avons effacé le signe de la nuit >>. Un beau verset, dont il lui semblait redécouvrir le sens. Là, devant lui, Dieu avait occulté le signe du jour et manifesté le signe de la nuit, tout l'aspect nocturne de notre sensibilité et de notre nature brillant dans cet oeil brun pendant que l'oeil bleu, chaste et pur, se fermait éloquemment, il y avait là un signe énorme, qui troublait tellement Mounir que ses lèvres devinrent sèches et que sa gorge lui brûlait, même à l'ombre. Dès lors, il sut qu'il était repéré, et que le garçon avait compris son manège, et qu'il l'avait sans doute promené exprès ; et il comprit bien d'autres choses encore. Alors, cela devint une sorte de jeu entre eux. Les jours suivants, il revint à la charge, il le suivait de plus en plus ostensiblement, et le garçon, maintenant, se retournait fréquemment, multipliait les signes et les provocations ; faisant mine d'aller boire à la fontaine, tandis que Mounir l'observait d'un peu loin, il se déhanchait soudain de manière lascive, mettant une main sur la hanche, et même un peu plus bas, ayant presque l'air de se caresser, ayant subitement tout d'une chatte langoureuse, mais le temps d'un éclair seulement, le temps de fixer Mounir avec arrogance, de ses beaux yeux contrastés qui avaient l'air de dire << allons, viens ! Qu'est-ce que tu attends >>, avant de détourner prestement le regard, comme si de rien n'était ; et ainsi de suite. Il multipliait les scènes de ce genre, et cela irritait et amusait à la fois Mounir, qui lui aussi, commençait à se rapprocher, à jeter des regards de plus en plus appuyés et provocants. Cependant, tout cela restait strictement muet, ils ne se parlaient jamais, ne s'approchaient jamais de trop près, et c'est cela même qui excitait follement Mounir, qui, habitué à séduire facilement, n'avait plus joué ce genre de jeu avec des garçons depuis des années. Mais au bout de quelques jours comme ça, Mounir estima que cela avait assez duré, et qu'il était temps de passer à l'action. Il élabora un plan d'une audace insolente, tout à fait dans son style, qui consistait à s'introduire nuitamment dans la maison du garçon, à pénétrer dans sa chambre, et à obtenir de lui, coûte que coûte, tout ce qu'il convoitait. Il en était tout à fait capable, ayant l'habitude de pénétrer subrepticement dans les lieux les mieux gardés. Il n'eut donc aucun mal à entrer de nuit dans le jardin à l'arrière de la maison, à escalader la façade en s'aidant d'un lierre qui y poussait ses vrilles mordantes, et à s'introduire enfin par une fenêtre, qui, par chance, donnait directement sur la chambre du garçon. D'ailleurs il s'en doutait, car il était déjà venu repérer les lieux une nuit, et il avait aperçu le garçon à la fenêtre, qui regardait dans sa direction, qui l'avait peut-être vu lui aussi. Il lui avait semblé que l'oeil bleu, dans la nuit, brillait comme une étoile, tandis que l'oeil brun était comme une nouvelle lune par un temps très clair, un disque plus noir qui se découpe dans le noir de la nuit, noir sur noir, et cette noirceur vertigineuse où brillait un regard vivant, ce regard de l'oeil brun qui était la fenêtre ouvrant sur la partie sombre de son me, l'attirait comme un homme prêt à se jeter dans le vide. Donc, cette seconde nuit, ayant enfin pénétré dans la maison, il vit avec satisfaction que l'enfant dormait, là, dans un charmant lit de soie et de plumes, chaud et moelleux comme son petit corps aguichant, alangui, qui semblait attendre la caresse. Et la caresse ne tarda pas à venir, car Mounir, on l'imagine sans peine, en voyant cette proie qu'il convoitait depuis des jours sans défense, à sa merci, ne put se contenir, se ma"triser, et il n'en avait d'ailleurs pas l'intention. Il s'approcha à pas de velours, pour ne pas le réveiller tout de suite, et plongea avidement sa main sous l'édredon, touchant d'abord le dos de l'enfant, puis ses fesses, à travers ses vêtements de nuit. L'enfant dormait toujours, apparemment, en tout cas, ses yeux si fascinants étaient clos, sa respiration régulière, mais sous le contact de cette main étrangère surgie des profondeurs de la nuit, comme la main même de la nuit, le garçon, dans le creux de la nuit, s'étira, se prélassa, réagit comme un chat que l'on caresse et qui en redemande ; alors Mounir lui en redonna, encore et encore, plus profondément. Il passa ses mains sous son pyjama, sur sa poitrine, son ventre et son dos, et le garçon s'agitait en tout sens en soupirant, mais de telle manière que ses soupirs se confondissent avec sa respiration régulière, de sorte qu'il semblait toujours dormir. Il alla encore plus loin, et plongea ensuite ses mains dans le pantalon du garçon, avec une émotion indicible, le coeur battant, le souffle court. En même temps, il l'embrassa dans le cou ; et il caressa abondamment, avec une volupté grandissante, ses fesses veloutées, maigres, exquises, et l'inérieur de ses cuisses, et passa même la main à l'intérieur du pli fessier, à plusieurs reprises, doucement, puis caressa le sexe, fin et charmant, qui se tendit presque immédiatement, et ce fut délice que de le sentir ainsi, rapidement, s'enfler dans sa main, et il caressa aussi ses deux petits raisins moites, qui lui semblaient en ce moment le fruit le plus délicieux de la création ; tellement délicieux qu'il ne put résister à l'envie d'y goûter ; alors il baissa doucement ce pantalon inutile, découvrit enfin ce sexe de garçon infiniment fin et désirable, et les deux fruits susmentionnés, et porta le tout à sa bouche, qui était bien assez spacieuse, proportionnellement aux mensurations du garçon, pour tout engloutir. Il suça et suça encore, comme une patiente ventouse, avec une délectation sans borne, et les reins du garçon, pendant ce temps, ondulaient mollement, suivaient le mouvement de sa bouche, et la bouche du garçon, dont il ne connaissait toujours pas le nom, émettait des soupirs gracieux, des soupirs de volupté à fendre l' me, mais ses yeux étaient toujours fermés, et il paraissait encore dormir, bien que, sans doute, ses rêves en ce moment dussent prendre une teinte assez réaliste, car il éprouvait des sensations physiques extrêmement réelles, des sensations réelles extrêmement physiques, extrêmement fortes sans doute ; et au moment suprême, quand toute la vie du garçon jaillit dans la bouche de Mounir en quelques gouttes cristallines et inodores, il sembla à Mounir qu'il ouvrait enfin les yeux, et qu'il le regardait de façon trouble et troublée, mais cela dura si peu de temps, une seconde à peine, qu'il se pouvait qu'il se fût trompé ; et ensuite, le garçon parut retomber dans un sommeil lourd et bienheureux, dont Mounir ne voulut pas risquer à nouveau de l'éveiller ; s'en était bien assez pour cette fois, pensa-t-il ; mais il se promit de revenir, on s'en doute bien. Et il revint en effet, dès la nuit suivante. Il recommença à peu près le même manège, s'appliquant à ne pas réveiller le garçon, mais guettant les réactions vives et charmantes qui attestaient que, du fond de ses rêves, il ressentait toute la volupté, tout le stupre que Mounir s'ingéniait à instiller en lui ; mais cette fois, il alla un peu plus loin, retira ses propres vêtements, après avoir ôté ceux du garçon, et se coucha près de lui, contre lui, derrière lui. Il se plaça de manière que la fente délicieuse de ses petites fesses rondes, qui abritait l'entrée de son infundibulum, touch t juste l'extrémité de son dard tendu, et il commença à le prendre, délicatement au début, puis de plus en plus hardiment. Cette fois, il ne pouvait plus croire que le garçon dorm"t toujours, et d'ailleurs, celui-ci n'essaya plus de feindre, ou si peu. Il se retourna vivement, enlaça Mounir, et ses cuises maigres et courtes serrées autour des flancs de l'homme, il s'empalait sur lui, mais à l'horizontale, couchés tous les deux sur le flanc, ce qui permettait la pénétration la plus profonde possible, et ils s'embrassèrent fiévreusement en copulant de la sorte, avec force soupirs de volupté de la part des deux partenaires. Tous deux jouirent effrontément l'un de l'autre, le garçon continuant de feindre le sommeil, un peu par pudeur, un peu par amusement pervers, bien qu'il sût pertinemment que Mounir n'était absolument pas dupe, et Mounir savait qu'il le savait, et ainsi de suite, ce qui rendait ce jeu follement excitant, autant que les courses poursuites, le jour, dans les rues de la ville. Car celles-ci continuaient, de plus en plus impudentes, mais toujours muettes, alternant avec les copulations de la nuit. De sorte que maintenant, ils coïtaient sauvagement la nuit, et se côtoyaient constamment le jour, communiquant par mille petits signes, et par tout le corps, et pourtant, ils n'avaient encore échangé aucune parole. Et c'est ce qui rendait cette étrange relation, aux yeux de Mounir, diablement plus excitante que tout ce qu'il avait vécu jusqu'à présent. Il y avait bien deux garçons dans ce garçon ; il y avait le garçon de la nuit, qui se donnait comme une ma"tresse ardente, comme une chatte en chaleur à son matou, comme un Ganymède à son Zeus - de fait il y avait bien quelque chose de rapace dans ces excursions nocturnes de Mounir. Et d'autre part, il y avait le garçon du jour, discret, réservé, silencieux, entra"nant Mounir à sa suite dans des promenades sans paroles, ne se livrant que par des regards furtifs ou de petits gestes impudiques, mais mesurés. Deux garçons totalement différents, comme l'oeil brun était différent de l'oeil bleu. Ce garçon était totalement verron, pas seulement des yeux, mais de l' me ! Il était double, il était un, et cette dualité unie, cette fusion de deux individualités distinctes en une seule, fascinait Mounir au plus haut point. Cependant, des semaines passèrent comme cela, et ils finirent tous les deux, semble-t-il, par se lasser quelque peu ; car ils finirent par rompre la glace, d'un commun accord pourrait-on dire, accord au sens premier, musical, sans se consulter. Un jour, lors d'une promenade diurne, le garçon s'assit sur le bord de la fontaine ; Mounir, n'y tenant plus, vint s'asseoir sans vergogne à côté de son énigmatique amant. Ils se regardaient avec insistance et à tour de rôle, à la dérobée, chacun détournant le regard quand l'autre le regardait ; jusqu'au moment où ils tournèrent la tête en même temps l'un vers l'autre, et se virent enfin droit dans les yeux, bien en face, côte à côte, si près que leurs haleines se confondaient presque. Là, il n'était plus possible d'esquiver ; et les choses se passèrent le plus naturellement du monde : d'abord ils éclatèrent de rire tous les deux, tant le cocasse de la situation leur sautait aux yeux. Ensuite le garçon dit, d'une voix claire et mélodieuse qui enchanta Mounir : << - Et si nous arrêtions ce jeu, maintenant ? - Je crois en effet qu'il serait temps, dit Mounir. - Que la Paix soit sur toi. Je m'appelle Dalil. - Que la Paix soit sur toi aussi. Je m'appelle Mounir. - Mounir ? C'est un joli nom, Mounir. - Il te pla"t ? - Oui - Dalil aussi c'est joli ; ça me pla"t. - Et moi, je vous pla"t ? - À ton avis ? >> Le garçon éclata de rire de nouveau, d'un rire clair et gai, qui se communiqua à Mounir. << - Vous êtes un marrant, vous ! - Toi non plus, tu n'es pas mal. - Oui mais vous, vous êtes doué. - J'ai des talents cachés. - J'avais remarqué. >> Et ils rirent de plus belle. Ces paroles contenaient, évidemment, des allusions aux activités nocturnes qu'ils étaient seuls à comprendre, et qui causaient leur hilarité. Et puis, ils se sentaient d'humeur vraiment très joyeuse, exubérante. C'est à partir de ce moment là qu'ils firent vraiment connaissance. Mounir prit alors et alors seulement conscience, avec un enchantement infini, de l'identité profonde du garçon de la nuit et du garçon du jour, qui lui avaient d'abord parus si différents, comme les deux yeux, mais qui, finalement, se fondaient bien en un être unique, de même que des deux yeux coulait un seul regard, limpide et gai. C'était merveille que de voir les deux aspects de cette dualité converger enfin en une majestueuse unité. Ils se promenèrent longuement, pendant des heures, ne se taisant plus, ne s'évitant plus, se tenant enfin par la main, et ces moments leur furent précieux à tous deux. Ils s'arrêtaient dans les p tisseries, les laiteries, pour manger des g teaux, boires des rafra"chissements, dans les fumeries, pour fumer le narguilé, car Mounir ne voyait aucune objection à faire fumer un garçon de dix ans - il lui avait fait découvrir des sensations autrement plus capiteuses. Et ils parlèrent. Beaucoup. Autant ils s'étaient tus des semaines durant, autant ils parlèrent se jour-là, comme pour se rattraper. Ils se dirent tout, se découvrirent entièrement l'un à l'autre, mieux qu'ils ne l'avaient fait jusqu'à présent ; ils n'eurent bientôt plus de secret l'un pour l'autre. Et ils pouvaient enfin se parler, la nuit, dans leurs étreintes toujours aussi ardentes : << - Enfin, te voilà ! Comme je t'attendais avec impatience ! Tu n'as pas eu de mal à grimper le mur ? - Non, mon très cher, ne t'inquiète pas, le lierre est robuste. - Comme toi ! - Oh là ! Tu me cherches, toi ! - Oh, ça oui ! - Eh bien ! Tu vas me trouver ! Attends ! ... - Oui, c'est bon, Mounir ; oui, habibi, c'est bien, mets-la moi, comme ça, plus fort, oh ! Habibi, aoowhh ! Oui ! - Oh, Dalil, Dalil, je t'aime, habibi ! Oui, je t'aime - han ! - aowh, mon Dieu que je t'aime ! Subh nall h, sub-h nall hhh ! Aaaowhhh ! Mmmh ! - Mmmmhhhh ! Waaowwhhh ! ... >> etc. Ils se parlaient plus, et se comprenaient mieux, et s'appréciaient davantage, mais quelque chose du mystère premier persistait ; quelque chose de la dualité qu'il avait d'abord perçue dans ce garçon persistait sous l'unité retrouvée. Il y avait toujours le garçon du jour et le garçon de la nuit, même s'ils se fondaient maintenant généralement en un seul ; à certains moments, qui excitaient Mounir, la différence redevenait tangible. Le garçon de la nuit, ardent et passionné, et le garçon du jour, tendre et aimant ; le garçon de la nuit, jouissif et langoureux, et le garçon du jour, spirituel et enjoué ; les deux se complétaient admirablement, et c'est de cette harmonie des contraires que se composait l'unité du garçon aux yeux verrons. Et eux aussi étaient comme deux contraires qui se complétaient, différents, opposés dans une certaine mesure, et merveilleusement accordés ; les deux cordes de la lyre, la grave et l'aiguë, le jour et la nuit, mais à la fin, ça devenait l'aube et l'aurore, tant ils se sentaient proches - l'oeil brun et l'oeil bleu, toujours ; deux yeux, deux couleurs, d'où jaillissait un seul regard, et ce regard était leur amour. Car décidément, Mounir aimait Dalil, et Dalil aimait Mounir. La tendresse de Dalil pour son amant exotique, et son admiration pour lui, avaient atteint de tels sommets, qu'il ne put s'empêcher d'en parler à ses plus proches camarades, qui étaient ses confidents depuis des années, car Dalil était un garçon affable, sociable, à l'amitié recherchée. Et ces garçons - vous savez comment sont les garçons - en parlèrent à leur tour autour d'eux, et comme beaucoup de ces garçons, étant données les moeurs de la place et du temps, avaient des amants hommes, ils en parlèrent à ces amants, qui furent piqués de la curiosité d'essayer cette pratique étrangère ; car on savait que cette façon de s'introduire la nuit dans la chambre d'un garçon avait été initiée par un noble étranger, de sorte que ces braves gens s'imaginaient maintenant que c'était là une coutume répandue hors de leurs frontières, et ils se faisaient une singulière idée de la réalité des moeurs étrangères. Quelle que fausse que fût cette idée, elle leur parut charmante, et ils voulurent essayer avec leurs jeunes amants, qui trouvèrent cela excitant à leur tour, et ce jeu commença à se répandre dans le pays. En quelques semaines à peine, c'était devenu une marotte, une vogue. À côté de l' << enlèvement >>, de l' << envoûtement >> et de l' << achat >>, il y eut désormais cette méthode nouvelle que l'on appelait la << mode de Naruq >>, en hommage à Mounir. Et cette vogue prit de l'ampleur. À tel point que la nuit, certains habitants se plaignaient de ne plus pouvoir trouver le sommeil, à cause des bruits de fenêtres qui claquent, d'échelles qui raclent les murs, sans compter les soupirs d'amants indiscrets par les fenêtres ouvertes, et il y eut des protestations de la part d'esprits chagrins, mais la vogue ne déclina pas pour autant. Au contraire, elle se renforça à tel point qu'elle parvint jusqu'au palais du sultan, où l'on pratiquait l'amour des garçons plus que nulle part ailleurs, et jusqu'aux oreilles du sultan, qui était lui-même un adepte fervent de cet amour. Le sultan, bien sûr, ne pouvait quitter son palais la nuit pour s'introduire par les fenêtres de ses amants. Il aurait bien aimé, mais c'était évidemment impossible. Alors, pour se consoler, il eut la curiosité de conna"tre ce visiteur étranger qui s'était offert le luxe, en quelque sorte, d'introduire une nouvelle coutume dans son pays. Par l'entremise de ses courtisans, il invita donc Mounir à se rendre au palais pour le rencontrer en personne, ce qui était un très grand honneur. L'invitation était formulée de façon très courtoise et polie, ce qui était un bon présage pour Mounir, qui s'y rendit de bonne gr ce. À l'heure dite, il se présenta aux portes du palais, et de nombreux serviteurs, se passant le relais, le menèrent, de salle en salle, de couloir en couloir, jusqu'à la grande salle d'audience, où il devait rencontrer le sultan. Il attendit quelques instants devant la haute porte à deux battants, sur chacun desquels étaient dessiné un des deux symboles de la royauté, le soleil et la lune, car le sultan de ce pays se considérait comme le << ma"tre du jour et de la nuit >> ; et ces deux astres, peints sur les portes laquées, lui firent penser aux yeux de Dalil. On était, décidément, au pays de la dualité. Enfin, les portes s'ouvrirent. Le sultan, majestueux et digne, l'attendait sur son trône. Il regarda, s'avança, regarda encore, et ne put réprimer un mouvement de surprise et une exclamation, à laquelle répondit une exclamation semblable de la part du sultan. Mounir avait reconnu, sur le trône royal, le visage bien connu et aimé de son ami Amru Ziyad ! Mais tellement changé, plus propre, mieux rasé, plus resplendissant qu'avant ! Quelle transformation ; de simple marin en ma"tre de ce royaume ! Mais Amru, qui était resté un homme simple au fond, en voyant Mounir, laissa tomber la pompe, descendit du trône, et le prit dans ses bras. Puis il l'installa lui-même sur le trône, et s'assit à côté de lui, croisant nonchalamment les jambes. Non, il n'avait pas tellement changé au fond. << - Ça par exemple ! Mounir, vieille branche ! Mais qu'est-ce que tu fais par ici ? - Et toi alors ! Qu'est-ce que tu fabriques sur ce trône, sacripant ! Je te croyais en train de sillonner les mers ! - Je te l'avais dit ! Je te l'avais dit que je b tirais mon empire. En fait, je n'ai même pas eu à le b tir ; il l'était déjà, il n'attendait que moi. Un empire clef sur porte ! Qu'est-ce que tu dis de ça, mon très cher ? - J'en dis que tu vas tout me raconter par le menu ; après, je te raconterai mon histoire, s'il pla"t à Dieu. - Bien volontiers. Mais faisons d'abord venir quelques rafra"chissements, car il fait une de ces soifs ! Après, on pourra causer comme au bon vieux temps ! - Oh ! Il n'est pas si vieux que ça, sacré farceur ! - C'est vrai. Mais il s'est passé tellement de choses. Écoute mon histoire, elle est stupéfiante. >> Et Ziyad raconta, tandis que Mounir écoutait, captivé. Cette contrée où ils se trouvaient, était cette fameuse terre lointaine qu'avaient aperçue les habitants de la ville flottante avant d'être engloutis ; la terre annoncée par leurs ancêtres, et promise à leur peuple. En tant qu'ultime survivant de ce peuple, hormis ceux que Mounir avait emmenés à Naruq, Amru était revenu seul explorer cette terre. Il avait découvert un monde brillant et raffiné, mais divisé, en proie à des guerres incessantes entre cités rivales. Or, une ancienne prophétie de ce peuple annonçait l'arrivée d'un héros au pied marin, qui viendrait mettre fin à leurs querelles, et deviendrait le sultan d'un grand et bel État, qui fleurirait à la place de ce conglomérat de cités. Dès qu'il arriva, Amru Ziyad, persuadé que cette terre, promise à ses ancêtres, lui revenait en quelque sorte, parla haut, et intima aux cités l'ordre d'arrêter de se faire la guerre. Immédiatement, les habitants, les sages surtout, reconnurent en lui le héros pacificateur et unificateur annoncé ; il correspondait parfaitement à la description donnée dans la prophétie. À un ou deux détails près, certes, mais on arrangea un peu les choses, et cela passa très bien. Les gens étaient las de ces guerres, les sages le sentaient, ils avaient perçu la valeur d'Amru et sa volonté de faire régner la paix, aussi, ils virent là une belle occasion, à la fois, de pacifier le pays, et de mettre en avant la véracité de leurs prophéties ancestrales, et donc leur propre autorité spirituelle ; d'une pierre deux coups, et cela convenait à tout le monde. En deux temps trois mouvements, le pays fut pacifié, les dernières résistances vaincues, et Amru installé sur le trône - avec, dans son ombre, les sages qui veillaient scrupuleusement sur ce nouveau souverain, prêts à lui rappeler ses devoirs. Mais ils n'eurent pas à le faire, car Amru, qui était né pour commander autant que pour naviguer - c'est un peu la même chose, disait-il - se révéla être un juge équitable, un politicien habile, un monarque éclairé. Il devint donc vite populaire, aimé et respecté de tous, et une ère de prospérité et de gloire, spirituelle et matérielle, commença pour cette belle contrée, où Mounir était arrivé par le plus grand des hasards - ou par la Main de Dieu. Mounir raconta à son tour ses aventures à Amru, y compris la façon dont il avait fait connaissance de Dalil, et Amru trouva ce récit admirable. Il décréta officiellement que l'amour des garçons << à la mode de Naruq >>, dont les règles furent codifiées par les savants érotologues de la nation, faisait désormais partie des coutumes du pays. Mais, à Naruq, on ignorait toujours tout de cette mode. Ils restèrent encore quelques jours, ensuite estimèrent qu'il était temps de prendre le large. Les savants géographes de la cour, amis du sultan Amru Ziyad, indiquèrent à Mounir la direction qu'ils devaient emprunter, et le sultan affréta un de ses propres navires pour convoyer nos amis. Avant de se quitter, Mounir et Dalil se firent des adieux déchirants, jouirent une dernière fois l'un de l'autre, s'embrassèrent longuement, avant de se promettre de s'écrire régulièrement, et de venir se rendre visite au moins une fois l'an, promesse que Mounir honorera des années, comme un sacré pèlerinage ; et il sera chaque fois heureux de revoir l'énigmatique garçon aux yeux verrons, symbole vivant de l'unité triomphant dans la dualité, ou de la dualité qui se résout dans l'unité. Mais surtout, au moment de partir, Mounir confia Dalil à Amru, et le garçon fut tout heureux de rencontrer son sultan, ce qui était un grand honneur pour lui ; et Amru, qui aimait les garçons et savait s'y prendre avec eux, comme on a déjà pu le voir, ne tarda pas à apprivoiser ce garçon splendide. Et ce fut, entre Mounir et Amru, une sorte d'échange courtois : car de même qu'Amru, en partant, naguère, avait cédé son jeune amant Fayruz à Mounir, c'était lui, maintenant, qui prenait sous son aile le jeune amant de Mounir, Dalil. Amicale réciprocité qui renforça la complicité entre les deux hommes. 47. La peste << Il y a peu d'hommes, mon cher Mounir, qui, dans leur jeunesse, ont eu l'heur de côtoyer la mort d'aussi près que moi. Je l'ai rencontrée, je l'ai regardée en face, je l'ai aimée ; et j'en ai réchappé ! Je l'ai vaincue par amour. Pourtant, il s'en est fallu de peu ; j'ai véritablement connu l'ivresse de la mort. Elle avait la forme d'un jeune garçon, d'une beauté indescriptible. Une beauté telle que j'en suis encore bouleversé aujourd'hui, quand j'y repense, et je peux vous assurer qu'il ne se passe pas un jour sans que j'y repense ; je vis constamment avec ce souvenir qui me brûle, mais qui me donne aussi la force de résister à tous ceux qui voudraient me détruire ou me faire plier. Oui, cette force je la puise uniquement dans ce souvenir étrange et pathétique d'un immense amour qui avait le goût de la mort. C'est une histoire vraiment unique, qui m'est arrivée il y a bien des années, mais pour moi c'est comme si c'était hier. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, il faut que vous parle un peu de mon enfance et de la façon très particulière dont j'ai découvert l'amour ; car dès l'origine, cette découverte fut marquée du sceau de la violence et de l'angoisse, ce qui devait me préparer à cette rencontre décisive avec la mort sous les traits du plus beau et du plus enivrant garçon que j'aie eu le privilège de conna"tre. Comme vous le savez, je m'appelle Ramazan ; le nom persan d'un mois sacré arabe, un nom divin aussi, car ce mois parmi les mois est comme Dieu parmi les mondes, mais ne vous y fiez pas, je n'ai rien d'un être divin. Je ne suis pas un démon non plus, mais je suis comme tous les hommes, entre l'ange et la bête. Je suis originaire d'un bourg des environs de Samarcande, où mon père était un seigneur local, propriétaire terrien, hobereau et militaire. Homme dur, peu expansif, mais fin et avisé. Je dois à une ascendance persane, aryenne, mes cheveux blond cendré et mes yeux vert-de-gris. Très tôt, mes parents m'avaient destiné à une carrière militaire, mon frère a"né étant destiné à devenir un savant, et le plus jeune à diriger le domaine familial. Cet arrangement peut para"tre étrange, mais il correspondait à la façon dont mon père concevait la hiérarchie des fonctions. Les relations commerciales et intellectuelles entre Naruq et Samarcande, deux villes de savoir, deux villes saintes, à l'époque de ma jeunesse, s'étaient considérablement développées. La famille de ma mère était en partie fixée à Naruq ; mon oncle maternel en particulier était capitaine dans la garde du sultan. C'est pourquoi, dès l' ge de dix ans je fus envoyé à Naruq, dans une institution militaire pour jeunes nobles. La vie était rude, la formation solide, les ma"tres sévères mais justes. Je ne mis pas longtemps à comprendre que les relations entre élèves, surtout entre plus jeunes et plus gés, étaient souvent très particulières. Loin de leurs familles, tous ces garçons qui ne recevaient pas beaucoup de tendresse de leurs éducateurs, et à qui toute fréquentation féminine était rigoureusement défendue, n'avaient guère d'autre choix que s'attendrir les uns sur les autres s'ils voulaient jouir... d'un peu de douceur et de miséricorde. Je fus édifié dès ma première année par deux camarades avec qui je m'entendais bien, l'un s'appelait Fahim et avait mon ge, mais il était plus petit, brun, sec et nerveux ; l'autre était deux ans plus gé, s'appelait Aqil, il était blond comme moi, assez grand, fort, mais doux, charmeur et sensuel. Ils avaient entre eux une relation dont ils ne cachaient pas la nature, en tout cas aux autres élèves - pour ce qui est des ma"tres, c'était une autre histoire, mais peut-on imaginer qu'ils fussent vraiment dupes ? Ils s'en vantaient même, évoquaient en termes à peine voilés leurs exploits de la veille, et même parfois en termes explicites, cependant, mon esprit excessivement pur et innocent à l'époque peinait à se représenter dans toute sa crudité ce qui se cachait derrière un vocable comme << sucer >>. Le soir, dans mon lit, j'essayais d'imaginer, de les imaginer, mais je n'y arrivais pas, et je craignais d'y arriver trop bien. C'était devenu une troublante et inquiétante énigme, qui mobilisait plus mon esprit que toutes les leçons des ma"tres. Ces deux aimables comparses avaient perçu mon trouble et s'en amusaient. Un jour, ils me proposèrent d'assister à un de leurs colloques singuliers ; sur le moment, cette idée m'épouvanta. Je croyais à une plaisanterie ; si j'acceptais, ils allaient tomber le masque et se moquer de moi devant tout le monde. Je deviendrais la risée de tout l'établissement. Je refusai donc tout net, mais ils revinrent plusieurs fois à la charge. Ils insistaient tellement qu'à la fin, il m'eût paru presque imprudent de refuser. Je courus donc le risque d'accepter ; heureusement, ce n'était pas une plaisanterie. Cela, déjà, me soulageait, mais jusqu'à la tombée de la nuit, je demeurai dans un état de perplexité indescriptible à l'idée de ce que j'allais voir et peut-être faire le soir. Enfin, à l'heure dite, je me glissai nuitamment jusqu'à leur chambre, enfin celle de Aqil en fait, qui dormait avec un seul camarade de son ge, privilège dû aux relations et à la fortune paternelles, et ce camarade était son complice, qui de plus avait le sommeil lourd. Il n'était pas très difficile de circuler le soir dans les couloirs, dans la mesure où nous connaissions les horaires de passage des surveillants, et où nous ne faisions pas de bruit. Se faire prendre était un risque que nous courions volontiers, vu l'absence de distractions, et sachant que nous risquions tout au plus un bl me et quelques heures de corvée. La deuxième ou la troisième fois, l'addition était plus salée, mais l'on se faisait rarement prendre deux fois ! Mais je vous ennuie avec tous ces détails... - Du tout, mon cher Ramazan... ces récits de collège sont toujours savoureux, et du plus haut intérêt pour moi qui attache une importance extrême à la jeunesse, ge où se décident souvent les plus hautes destinées. Il ne faut pas mépriser, à mon sens, tout ce qui a trait aux années les plus belles et les plus déterminantes d'une vie d'homme. Sinon, à quoi bon être amoureux de la jeunesse ? - À la bonne heure. Cette nuit-là, donc, je me rendis dans la chambre où se réunissaient mes deux camarades dans l'état d'esprit de quelqu'un qui s'apprête à assister à un mystère sacré. Lorsque j'arrivai, Fahim était déjà là, et Aqil le tenait enlacé. Ils m'invitèrent à m'asseoir devant eux, et se livrèrent sans pudeur à une démonstration de leurs exploits habituels. Ils commencèrent par s'embrasser sur la bouche, spectacle étourdissant pour moi qui n'avais jamais vu deux garçons procéder ainsi - ni deux humains de façon générale, car mes parents n'avaient pas l'habitude de se livrer à de telles familiarités devant leurs enfants ! Tout en embrassant Aqil, Fahim me regardait du coin de l'oeil l'air de dire : << tu voudrais bien en faire autant, hein ? >>, et j'étais profondément perturbé par ce regard. Mais la suite était plus déroutante encore ; Fahim se mit à embrasser le torse puis le ventre de son a"né, puis son pubis, et j'aime autant vous dire que tous mes sens étaient en éveil. Il finit par lui faire une fellation complète devant moi, et là je faillis tourner de l'oeil devant la délicieuse obscénité de cet acte qui heurtait de plein fouet ma pudeur de jeune puceau. Eux riaient, et ne cachaient pas que mon trouble ostensible les divertissait énormément. Le comble du vertige et de la tension fut atteint quand ils inversèrent les rôles, et que le grand et fringant Aqil, avec sa large bouche - enfin, large par rapport à la mienne, car il n'avait que douze ans et moi dix - rendit la pareille au frêle et délicat Fahim, qui poussait des jappements aigus à fendre l' me pendant que son camarade, avec une étrange lueur de délectation vicieuse dans le regard, enfournait sa petite tige brune et raide. Après que les reins enfantins de Fahim eurent craché leur peu de laitance dans un dernier spasme, Aqil m'invita à me laisser appliquer le même traitement. C'était sans doute le seul remède possible à la tension extrême qui me cuisait l'entrejambe jusqu'à la douleur, mais un reste de pudeur et de timidité m'empêchait de faire le grand saut. Le petit Fahim dut presque me pousser dans le dos pour que j'acceptasse de me laisser déniaiser par son ami, sous son regard ingénument pervers et amusé. L'obscurité était presque totale ; seul un rayon de lune jetait par la fenêtre une lueur blafarde dans la pièce, mais mes yeux étaient perçants et accoutumés à la pénombre. Je vous laisse imaginer dans quelle atmosphère de frôlements discrets, de soupirs étouffés, de tension nerveuse et d'anxiété mêlée de fascination pour les deux êtres singuliers qui furent mes initiateurs, je fis la découverte du plaisir de la chair. Mais ce fut comme une immense fenêtre bleue qui s'ouvrait soudain dans la nuit, poussée par une violente brise estivale, exquise et pourtant sauvage, qui m'apporta une impression de transe et de possession mystique. Un cortège de sensations confuses, aussi étranges que suaves, défila dans mon esprit, qui chavira dans une sorte de torpeur avant d'exploser en tourbillonnant comme un feu de Bengale, et je manquai vraiment de m'évanouir cette fois. Mais ensuite je me repris et éclatai d'un rire bête, mécanique, irrépressible, en proie à toute sorte d'associations comiques tandis que j'essayais maladroitement de remonter mon pantalon qui avait glissé sur mes chevilles. Fahim et Aqil durent s'y mettre à deux, et me mettre une main sur la bouche, pour me faire taire. Je revins alors tout à fait à moi, gêné par l'absurdité de ma réaction, et bredouillai de vagues excuses, mais ce fut au tour de mes deux complices de pouffer de rire. Ils durent se dire qu'ils en avaient eu pour leur frais, le but étant de s'amuser de moi autant qu'avec moi. Avant de regagner furtivement ma chambre, je les remerciai néanmoins pour cette captivante expérience, et ils m'assurèrent que je m'étais montré tout à fait digne de leur estime et de leur amitié, et qu'ils étaient prêts à recommencer le lendemain ou un autre jour. Je n'en fis rien tout d'abord, car j'étais trop troublé ; il me fallait le temps de digérer la nouveauté. Le lendemain, j'eus à affronter les oeillades complices mais un peu trop appuyées de Fahim ; j'essayais de détourner mon regard, de penser à autre chose, mais je finis par lui répondre avec une légère nuance de défi que certains de mes camarades perçurent sans doute, car ils me posèrent des questions, auxquelles je répondis de manière très évasive. En réalité, j'étais à la fois inquiet et fier d'avoir désormais un secret à partager avec Fahim, cela me donnait un excitant sentiment d'importance. Il me fallut tout de même deux semaines pour oser revenir dans la chambre d'Aqil. Cette relation triangulaire et ces jeux furtifs durèrent quelque temps, mais je finis par me lasser et par ne plus revenir, car même si Fahim et Aqil étaient de bons camarades, à part le sexe je n'avais pas grand-chose à partager avec eux. Nous rest mes toujours en bons termes, sans plus. À cette époque, je commençai à rêver d'un garçon avec qui je pourrais entamer une relation plus profonde, dont j'aurais envie de découvrir l'univers secret tout en lui faisant découvrir le mien, un alter ego avec qui je pourrais construire quelque chose. Parfois je rêvais aussi de filles, mais ce n'était pas pareil ; c'était moins excitant, car j'étais déjà fiancé depuis l' ge de sept ans à une cousine plus gée (et plus riche). Ma relation au sexe opposé était donc marquée dès l'origine par l'idée de contrainte ; mais ne croyez pas que j'en veuille à mes parents pour cela, au contraire. Je pense qu'ils ont beaucoup contribué, sans le vouloir, à ma prise de conscience du caractère libérateur des relations exclusivement masculines. Pour l'heure, je rêvais d'un camarade paré de toutes les vertus idéales, beauté, héroïsme, noblesse de caractère, qui comblerait mes désirs, mais je ne connus pendant longtemps que de rapides échanges de services, des relations purement physiques, sans profondeur, satisfaisantes jusqu'à un certain point. C'était juste un peu mieux que de l'onanisme, en tout cas ce n'était pas pire, et je n'en souffrais pas vraiment. Les choses changèrent du tout au tout lorsque j'atteignis l' ge de douze ans. C'était plus sérieux, je passais au collège. Nouvelle classe, nouveaux visages. Il faut vous dire que j'avais été jusque là un garçon discret et réservé, apprécié de mes camarades que je n'embêtais pas, mais réputé secret. J'avais peu de vrais amis. Ma petite taille, mon apparence chétive - qui cachait en fait une force dont j'étais à peine conscient - contribuaient à me faire peu remarquer. Mais dans ma nouvelle classe, il y avait toute une bande de garçons de mon ge très soudés entre eux, qui avaient fait tout leur parcours scolaire ensemble, venaient de la même région, du même milieu, se connaissaient bien, et se présentaient un peu comme des meneurs, des caïds. Aujourd'hui, je suppose que cela me para"trait un peu dérisoire et touchant, mais eux se prenaient très au sérieux et moi aussi ; j'avais un peu peur d'eux. Le plus remarquable et remarqué, était un garçon noir appelé Bahidj, très noir, très long, très beau. Oui, vraiment très beau, et fort aussi, doué pour la course, la lutte, toutes les disciplines physiques. Tout le monde semblait l'apprécier, tous les regards convergeaient vers lui, et moi non plus je ne pouvais m'empêcher d'être frapper par sa gr ce, son physique exceptionnel, rayonnant. Fasciné même. Mais, bien qu'il ne fût pas vraiment méchant, il était animé d'un besoin excessif de s'imposer, de se faire respecter ; je sus plus tard que c'était en fait une façon de compenser la gêne qu'il ressentait de venir d'un milieu plus modeste que la plupart de ses camarades et d'être privé de père depuis sa petite enfance, mais sur le moment je ne savais rien de tout cela ; il se montrait lourdement dominateur, et n'aimait pas qu'on lui résist t. Mon premier soin fut donc de lui résister, par fierté, orgueil, esprit de contradiction, et aussi sans doute pour des raisons plus obscures dont je pris seulement conscience par la suite. Je me montrai ironique, froid, hautain envers lui, pas trop, juste assez pour le blesser sans attirer l'attention des autres. Il réagit vivement, en me témoignant une hostilité croissante, à laquelle je répondais en me montrant encore plus ironique, froid et hautain. C'était un jeu entre nous, un jeu cruel fait de provocations, de vannes cyniques, d'insultes voilées. Cependant, comme tout le monde était de son côté - à part un ou deux amis à moi qui n'osaient dire un mot - l'hostilité contre moi devint générale. Je passai des moments qui auraient pu sembler pénibles à un autre garçon, mais pas à quelqu'un de ma trempe. Moi, j'aimais au contraire cette atmosphère de défi et d'adversité ; je l'ai toujours aimée. J'étais orgueilleux, et j'avais toujours été élevé dans le culte de mes origines et la conscience de ma supériorité - enfin, de celle que mon père s'attribuait en tant que noble, aryen et propriétaire. Bref, je ne redoutais pas ce garçon ni aucun autre, mais la tension croissante qu'il y avait entre nous devait fatalement mener à une issue violence, et je m'y préparais le plus sereinement du monde, sans rien faire pour apaiser les tensions, bien au contraire. Je ne sais pas ce qui me poussait à agir ainsi, ou plutôt si, je le sais, mais je ne me souviens plus comment je m'expliquais la chose à l'époque ; je ne l'expliquais pas, je la vivais. Rétrospectivement, il me semble clair que j'essayais par tous les moyens d'attirer l'attention d'un garçon qui m'attirait secrètement, qui avait déjà tous les regards braqués sur lui, et que j'avais peu de chances d'intéresser autrement qu'en le défiant. Mais à l'époque, bien sûr, je n'étais pas conscient de tout cela, ni de ce que ma démarche avait de pathétique et de désespéré. Je pensais surtout donner une bonne leçon à ce bravache de Bahidj, car il faut dire que j'étais de plus en plus conscient, en revanche, de posséder une force physique bien supérieure à ce que mon apparence laissait supposer. J'étais de plus rapide et endurant, et je le cachais avec soin. Un jour, enfin, il y eut une provocation de trop, d'un côté ou de l'autre, je ne sais même plus, c'est sans importance pour la suite. Une violente altercation s'ensuivit entre Bahidj et moi. Bahidj, encouragé par tous ses amis, et ceux qui se croyaient ses amis ou aspiraient à le devenir, ou simplement à être bien vus de lui - ils étaient nombreux - m'invita à me battre dans la cour, après les leçons. Il était sûr de me réduire en bouillie, mais moi je riais sous cape, car je sentais ma puissance décuplée par la tension. J'étais persuadé de pouvoir le vaincre sans difficulté, je ne sais pas pourquoi puisque je ne m'étais pour ainsi dire jamais battu, ou alors juste amicalement, tandis que lui avait une réputation de bagarreur. Mais quelque chose me disait que ce champion s'apprêtait à brader son titre. Or, lorsque la fin des cours sonna, tout le monde se rassembla dans l'esplanade du collège pour assister au combat de l'année, ou en tout cas de la semaine. Tous les garçons, même ceux des années supérieures, firent un grand cercle autour de nous ; presque tout le monde encourageait Bahidj, ceux qui étaient de mon côté n'osaient pas le montrer. Au début, nous ne faisions rien d'autre que de nous observer, nous tourner autour en nous toisant du regard. Celui de Bahidj était ostensiblement, et même ostentatoirement dur, brillant d'un feu vengeur, et je ne pouvais m'empêcher, encore une fois, de remarquer à quel point cet air de caïd outragé, de puma en colère, rehaussait sa spectaculaire beauté. En fait, je l'admirais plus que je ne le jaugeais. Ensuite les premiers coups partirent. Bahidj frappait fort et vite, mais il manquait de précision. Rien n'est plus important que la précision dans un combat ! Je parais ses coups avec plus d'aisance qu'il ne l'aurait cru, et ceux que je n'arrivais pas à parer, je les encaissais bien. Il commençait soudain à s'apercevoir que mon corps d'apparence frêle était dur comme l'acier, beaucoup plus dur qu'il n'en avait l'air. Il s'énervait, se dispersait, le regard de plus en plus noir de colère, tandis que moi je m'amusais énormément. Les spectateurs commençaient à se passionner pour le combat ; des nouveaux affluaient, et ceux qui étaient de mon côté - plus nombreux ou moins rares que je ne l'avais d'abord cru - commençaient même à oser se manifester, car tout le monde s'apercevait qu'il se passait quelque chose d'inattendu. Quelques coups, pas spécialement puissants, mais bien placés de ma part, vinrent déstabiliser mon adversaire, qui commençait, je le voyais, à douter de sa toute-puissance, et enrageait à l'idée de pouvoir être vaincu par un << moins que rien >>. Dans un effort désespéré pour m'écraser d'un seul coup, il me rentra dans le ventre tête la première, en bélier ; mon abdomen accusa le coup. Alors nous nous empoign mes, et un combat au corps à corps, sur le sol, à la romaine, s'engagea. Un combat féroce où tous les coups étaient permis, sauf que nous nous abstenions de mordre, de griffer et de frapper en-dessous de la ceinture, car nous étions tout de même des garçons civilisés. À part ça, c'était un vrai combat de bouledogues. Chacun de nous déployait toute sa puissance et toute son adresse pour essayer d'avoir le dessus, sous les encouragements ou les huées de la foule des garçons en délire. Les plus grands, qui, au début, n'étant partisans de personne, riaient de ces gamins qui se battaient comme des chiffonniers, avaient des airs sérieux maintenant ; ils devaient redouter que nous nous étripassions pour de bon. Cependant, un bizarre sensation de vertige s'emparait de moi. Bahidj et moi étions en sueur, complètement hors de nous, et emmêlés de tous nos membres ; nos deux corps luttant se frôlaient de très près, se touchaient de partout, je pouvais sentir sa puissance, sa chaleur, les battements de son coeur. Et cela me procurait des émotions troubles qui n'avaient rien à voir avec la haine. Je ne savais pas ce que lui en pensait, mais moi cette situation me faisait irrésistiblement penser à une autre qui lui aurait ressemblé étrangement, mais eût été beaucoup plus agréable. En fait, ce n'était pas désagréable du tout ; je n'avais pas l'habitude des combats, et je ressentais une volupté indicible à être dans un rapport aussi étroit avec le corps de ce garçon que j'affectais de haïr, mais dont j'avais admiré la beauté. Je commençais à me demander si les motivations de ce combat étaient vraiment celles que j'avais pensées, que tout le monde pensait. Cette question me troublait, mais l'ivresse ambiguë que je ressentais multipliait encore mes forces. Je me sentais invincible, j'avais maintenant un désir colossal de battre Bahidj, de le ma"triser, non pour satisfaire ma haine, mais pour lui témoigner en quelque sorte l'intérêt que je lui portais, l'obliger à faire attention à moi. C'était tellement ce que je ressentais, que c'est ce qui arriva. Alors que j'avais le dessous, je rassemblai soudain toutes mes énergies, et, d'un coup de genoux précis, incisif dans l'estomac, je fis vaciller mon adversaire, renversai complètement la situation, le plaquai à terre, montai sur lui, et le ma"trisai en un éclair. J'avais les yeux injectés de sang, tous les muscles du visage crispés, mes bras me semblaient être des tentacules d'acier, mon corps pesait comme du granit, Bahidj était totalement immobilisé, réduit, humilié, et la foule autour de nous criait, hurlait. Bahidj n'avait pas d'autre choix que de reconna"tre sa défaite avec humilité, et je dois dire qu'il se montra étonnamment beau joueur. Sa haine semblait s'être totalement dissipée, ayant fait place à une lassitude extrême. Je m'attendais d'abord à ce que le public, qui m'avait semblé être entièrement du côté de Bahidj, voulût venger son champion, et je me préparais déjà à distribuer de nouveaux coups de poings ; je me sentais indestructible. Mais en fait, à mon inénarrable surprise, tout le monde m'acclama ; j'étais devenu le nouveau héros du collège. Moi que personne ne remarquait jusque là, j'avais conquis en une seconde la gloire, la célébrité. C'était merveilleux, fou, exaltant ; mais dans mon coeur, en fait, je ressentais surtout de la compassion pour Bahidj, qui s'en allait vraiment vaincu, essayant de faire bonne figure, mais manifestement amer, furieux contre lui-même d'avoir perdu devant ce sournois belluaire - je n'étais plus un << moins que rien >>, assurément, mais sa douleur n'en était pas moins grande ; j'avais envie de le suivre et d'aller le réconforter, mais c'était impensable. Personne ne l'aurait compris et surtout pas lui-même, il l'aurait perçu comme l'insulte suprême, l'insulte au vaincu, contraire à toutes les règles des combats virils. Donc je me fis une raison, mais, tout en savourant ma victoire, en accueillant de bonne gr ce les nouveaux amis qui affluaient vers moi d'un seul coup, j'étais en proie à des sentiments violents et contradictoires : fierté, remords, doute, compassion, admiration... et, au fond, bien que je ne me l'avouasse pas encore : amour ! Toutefois, ce combat avait permis d'évacuer bien de la tension, et, dès le lendemain, je pus constater que l'atmosphère était devenue beaucoup plus détendue. Bahidj, habitué à encaisser, avait digéré sa défaite. Le combat avait été loyal, j'étais devenu désormais simplement un adversaire à la hauteur, une force avec laquelle il fallait compter - quelqu'un, au fond, qu'on préférerait avoir comme ami que comme ennemi. Il me salua même en me tendant la main, guettant avec une anxiété manifeste ma réaction ; il me regardait sans sourire, mais le geste dénotait une volonté de conciliation qui me toucha. J'acceptai sa main, esquissai même un sourire poli, et il parut soulagé. Moi, je ne ressentais plus aucune haine ni le moindre sentiment négatif contre lui, je pense que tout le monde le sentit, et que cela contribua à l'apaisement général. Mais curieusement, il me semblait qu'ils prenaient cela pour une forme de magnanimité de ma part : au vainqueur revient le privilège de pardonner. En fait, c'était tout autre chose ; s'ils savaient, me disais-je en moi-même ! Il était encore beaucoup trop tôt pour que Bahidj et moi devenions amis, mais au fil des semaines, nous appr"mes à nous respecter, et nos relations devinrent presque cordiales. Lui avait conservé ses vrais amis, qui étaient heureusement assez nombreux - je crois même que ce combat dut avoir le mérite pour lui de permettre de distinguer les sincères des opportunistes, et peut-être de lui faire prendre conscience de la distinction ; il dut m'en être secrètement reconnaissant - et moi j'en avais gagné beaucoup, dont certains étaient vraiment intéressants - et pas seulement intéressés. Une sorte d'équilibre s'était donc instauré, chacun dans sa sphère d'influence, et puis le travail et la discipline aidant, car après tout nous étions dans une école militaire, non en vacances, plus personne ne défiait ni n'importunait personne. L'atmosphère était devenue tout à fait sereine. Cependant, je dus vite m'avouer que je n'étais pas satisfait, car certes, maintenant, Bahidj ne pouvait plus m'ignorer vu que j'étais devenu presque aussi populaire que lui, mais il ne recherchait pas vraiment ma compagnie. Il tenait plutôt à garder ses distances, redoutant une deuxième humiliation. En même temps, il me semblait parfois voir passer dans son regard ou dans sa voix une lueur d'intérêt qui faisait na"tre en moi un espoir secret, mais cet espoir était toujours déçu, car il s'appliquait - semblait-il - à juguler cet intérêt naissant. La situation était toute différente de mon côté. Moi, mon intérêt pour Bahidj allait grandissant de jour en jour, on peut même dire qu'il s'était mué en passion - une passion douloureuse et voilée ; car j'admirais en Bahidj non seulement son extraordinaire beauté noire, si différente de la mienne et mystérieuse par conséquent, mais aussi sa force de caractère, sa gr ce, une sorte de distinction naturelle, même la générosité dont il pouvait faire preuve envers ses amis, et jusqu'à une forme d'intelligence - là encore, très différente de la mienne - bref, j'étais complètement subjugué par lui. J'avais commencé à m'en rendre compte lors de mon corps à corps épique avec lui, et maintenant j'étais complètement aveuglé par cette évidence : oui, cet ami idéal dont j'avais longtemps rêvé, avec qui j'aurais aimé pouvoir tout partager, à commencer par le plaisir, c'était Bahidj, ce ne pouvait être que lui, ou un garçon comme lui, oui, mais voilà, lui ne le savait pas, ou feignait de ne pas le savoir, ou ne voulait pas le savoir... quoi qu'il en soit, c'était affligeant, désolant, torturant, obsédant, et je ne pouvais pas me décider à faire un pas vers lui, car pour tout le monde nous étions deux anciens adversaires qui se tenaient en respect, je pensais que personne ne comprendrait un subit mouvement d'amitié pour lui, que ce serait perçu comme une faiblesse de ma part, qui ne me serait pas pardonnée, je pensais, à tort ou à raison, devoir tenir le rôle que le monde qui m'entourait m'avait assigné, avec ma complicité plus ou moins active, et en fin de compte, j'étais décidément bloqué. Au bout d'un moment, je me mis à en souffrir vraiment, car je ne cessais de penser à lui dans l'intimité, à toutes les choses que j'aurais aimé faire avec lui, je le parais de toutes les qualités possibles et imaginables, même celles qu'il n'avait sûrement pas, peu m'importait, j'étais en plein délire amoureux et je m'en rendais vaguement compte, mais je ne pouvais pas m'en échapper. Je ne pouvais pas non plus lui dire ce que j'éprouvais pour lui. J'étais pris au piège de ma passion, prisonnier, crucifié. Et pourtant, parfois, je croisais par hasard - mais était-ce vraiment le hasard ? - son regard, et je croyais y lire tellement de choses ; mais il détournait rapidement les yeux, dans un geste au fond lui-même éloquent, et je restais sur ma faim, sur mon angoisse et sur ma frustration, souffrant en silence, incapable de briser l'enchantement mauvais. Oui, j'étais vraiment malheureux à cette époque-là. Et puis, je vis na"tre en moi un curieux fantasme : plusieurs fois par semaine, nous avions une leçon d'armes dans une salle d'entra"nement spéciale, et comme nous nous dépensions beaucoup, nous nous lavions ensuite dans un hammam spécial aussi, distinct du hammam habituel dévolu à notre toilette quotidienne. Ces douches étaient pourvues de conduites d'eau métalliques sophistiquées, qui amenaient l'eau, par le principe des vases communicants, directement dans une sphère en acier percée de petits trous qui nous aspergeait d'en haut, comme une petite cascade, ce qui était très pratique pour se laver rapidement. Une belle invention des ingénieurs de chez nous. Ces sphères percées étaient réparties dans de petites cabines prévues pour deux personnes, pour raison d'économie et de décence - pour ce qui est de l'économie, c'était peut-être réussi, mais pour la décence, pas trop, car cela favorisait plutôt l'intimité. Donc, chaque semaine, plusieurs fois par semaine, nous allions nous laver à deux dans ces cabines individuelles, et naturellement, chacun essayait d'être avec quelqu'un qu'il appréciait, et pas toujours pour des raisons << décentes >>. Normalement, c'était un surveillant qui nous répartissait dans les cabines, mais il fermait les yeux quand deux garçons manifestaient le désir d'être ensemble. Et il fermait aussi les yeux si les deux garçons, ensuite, tardaient un peu trop, dans des limites raisonnables bien sûr, du moment que ce retard pouvait sans faire sourire être attribué à des motifs avouables comme le souci d'être vraiment très propres ; et non au motif véritable et connu de tous, c'est-à-dire... enfin, euh, je crois que je n'ai pas besoin de vous faire un dessin. - Ça ira, merci. - Enfin, on était jeunes, on était entre garçons, on en profitait un peu, quoi ; rien de bien méchant. Alors, un drôle de fantasme avait pris naissance en moi ; je faisais tout mon possible pour le chasser, mais il ne faisait que s'enraciner et me tourmenter davantage. Je me disais que ce serait formidable si Bahidj, que je ne pouvais aborder directement, se retrouvait avec moi dans un de ces cabines, un jour après l'entra"nement. Là, nous pourrions enfin nous voir et nous conna"tre dans l'intimité, comme j'en rêvais, sans éveiller les soupçons ; peut-être qu'il ne se passerait rien, mais au moins il y aurait une possibilité. Mais il était improbable qu'on nous mette ensemble ; la situation paraissait bloquée. Elle se débloqua un jour gr ce à l'intervention d'un tiers providentiel. << - À quoi penses-tu, seul dans ce coin de la cour, Ramazan ? Pourquoi ne joues-tu pas plutôt avec tes camarades ? - Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Et comment connaissez-vous mon nom ? Oh ! C'est vous ! >> L'homme qui se tenait près de moi était un jeune homme, un tout jeune militaire, assez mystérieux, qui fréquentait l'établissement car il était ami du directeur ; il venait de temps en temps jouer aux échecs avec lui, l'après-midi. On le connaissait sous le nom de Nawwar, Très-Lumineux, mais je crois que ce n'était pas son vrai nom, n'est-ce pas ? - C'est fort possible, en effet. - Je ne vous le fais pas dire. En fait, je ne sais même pas s'il était vraiment militaire ; peut-être l'avait-il été auparavant. Tout ce que je peux dire, c'est que l'uniforme de la garde du sultan lui allait bien, et qu'il était ami de notre directeur. Celui-ci était un homme singulier et secret, que l'on voyait peu. Il avait été un vrai soldat, un homme de terrain, mais il avait été gravement blessé au combat et depuis il marchait en boitant. De plus, tout le monde dans l'armée n'appréciait pas ses idées et son esprit indépendant. C'était une forte tête, mais un homme de race noble et de haute intelligence ; il forçait le respect en quelque sorte, mais il avait tout de même fini par être marginalisé dans son milieu. - C'est souvent le cas des esprits supérieurs. - Oui. Remarquez, je n'ai pas vraiment connu cet homme ; je dis ce que l'on m'a rapporté. Après sa blessure et des déboires divers avec sa hiérarchie, il avait trouvé refuge dans l'enseignement ; un retour à l'enfance pour un homme qui avait connu l'ivresse du commandement. Je sais qu'il attachait une grande importance à la formation des jeunes, physique et mentale, et nous étions tous comme ses enfants ; il a même eu des relations assez intimes avec certains de ses élèves, mais il était trop malin et trop fort pour en être inquiété. Cela ne devait pas plaire à tout le monde, mais il était de ces hommes pour qui on ferme les yeux. - Heureusement qu'il y en a. - N'est-ce pas ? Où irions-nous si, dans chaque nation, tous les individus étaient traités sur un pied d'égalité, si les rigueurs de la loi étaient les mêmes pour tous ? - Pas très loin, assurément. - Sacrebleu, moi je dis que c'est comme ça que les choses doivent être ! Pas d'égalité, l'égalité est une maladie sénile de l'humanité. La société est un corps d'armée ; que ferions-nous si, dans une armée, tout le monde depuis les généraux jusqu'aux simples soldats prétendait commander ? - Il n'y aurait plus personne pour obéir, donc personne ne commanderait plus non plus. - Exactement. La hiérarchie est la base de la vie. Vous êtes bien d'accord avec moi, Mounir. - Certes. - C'était aussi l'avis de notre directeur. Il avait un avis arrêté sur tout ; c'était un des derniers exemples de cette race de militaires cultivés qui tend hélas à dispara"tre. Depuis qu'il n'était plus sur le terrain, il avait beaucoup médité, et développé des théories sur tout, en particulier sur l'éducation et la formation des jeunes officiers et cadres militaires. L'érotisme entre m les, matrices de toutes les valeurs viriles, y tenait une place importante. Pour lui l'armée n'était pas seulement une force, un famille, c'était aussi une ascèse. La force du guerrier et l'énergie sexuelle ont partie liée. Un des buts des ordres virils est d'empêcher que cette énergie se disperse dans la féminité procréatrice. - La femme procrée, l'homme crée, c'est la différence essentielle entre nos deux espèces. - Bien sûr. Je crois qu'il y avait un but secret dans les rencontres entre le directeur de notre établissement et le jeune Nawwar ; il devait lui transmettre une part de son savoir, lui donner des conseils pour b tir quelque chose qu'il ne faisait encore qu'entrevoir. - Vous me paraissez perspicace. Continuez. Que vous a dit ce jeune homme, vous souvenez-vous en ? - Oui, très bien. Il me répondit : << - Oui, c'est moi. Ce sont tes camarades qui m'ont dit ton nom, mais cela fait longtemps que je t'observe. Tu ne sais pas que je peux lire dans les pensées ? Et même parfois dans ce que tu n'as pas encore pensé. - Vous savez à quoi je pense alors ? Pourquoi me le demandez-vous ? - Je ne sais pas, mais je devine ; à qui et à quoi... je n'ai qu'à suivre la direction de ton regard. Tu devras apprendre à être plus hermétique, à mieux dissimuler tes émotions, si tu veux accomplir ce à quoi tu es destiné. Quant à la deuxième question, la réponse est : il fallait bien engager la conversation. - D'accord ; alors vous savez aussi à quoi je suis destiné ? - Pas vraiment... mais je crois que tu as une force en toi dont ceux qui t'entourent ne sont pas conscients ; toi même tu n'en mesures pas la portée. Et je vois aussi du désir et de la violence contenus. Un mélange explosif... ceux qui ont cela en eux, Ramazan, finissent un jour par rencontrer la mort et par la regarder en face ; et s'ils sortent vivants de cette épreuve, ils sont plus forts encore. Ils ont l'étoffe des grands hommes. Il t'arrive de rêver de la mort n'est-ce pas ? - Oui, c'est vrai ; mais pourquoi me parlez-vous de cela ? Vous pouvez peut-être lire dans mes pensées, mais vous ne savez pas ce que je vis. Et puis, je ne vous ai rien demandé. - Non, mais tu me fascines, et je te fascine aussi. Tu te sens différent des autres, et tu l'es. Au-dessus d'eux, de la plupart d'entre eux. Moi aussi j'étais différent... et je le suis resté. Essaie de le rester à ton tour ; plus tard, quand tu auras croisé la mort, tu me retrouveras. Car je vais accomplir quelque chose de grand, et à un moment, j'aurai besoin d'hommes comme toi, je veux dire, comme celui que tu vas devenir. Mais il faut que tu me fasses confiance ; je suis ton ami, Ramazan. Si tu veux bien de moi comme ami. - Qui me dit que vous dites la vérité ? Je ne sais pas pourquoi vous voulez mon secret... je ne sais rien de vous ; à qui puis-je faire confiance par ici ? - Je ne veux rien de toi que ce que tu veux bien me donner ; écoute, je peux faire quelque chose pour toi... je peux parler à quelqu'un. Ce dont tu rêves en secret, je peux t'aider à le réaliser. Je te demande seulement de me faire un peu confiance. >> J'étais plutôt méfiant et orgueilleux, mais je voyais dans ses yeux qu'il ne me mentait pas, qu'il était vraiment de la même espèce que moi ; c'est une intuition qu'on ne peut pas expliquer. Parfois, le destin met sur notre route un être moins différent de nous que les autres ; et c'est comme ça, il faut l'accepter. Et puis il y avait en Nawwar cette distinction naturelle qu'un garçon comme moi ne pouvait qu'admirer et chercher à imiter. Donc, peu à peu, je m'ouvris, et j'accordai à ce jeune militaire la confiance qu'il me demandait. Nous avons marché ensemble et parlé de choses et d'autres ; et j'ai fini par tout lui dire, ce que je ressentais pour Bahidj, mon désir secret d'être un peu seul avec lui, dans le seul endroit où nous avions une chance d'être rien que nous deux. Il m'écouta sans me juger et dit << - Ce n'est que cela ? Beaucoup d'adultes trouveraient cela incroyablement dérisoire, mais moi je me souviens de ce que c'est d'être adolescent. C'est une force et une faiblesse ; on peut rêver, croire à des choses que les autres jugent impossible, et les rendre possible comme cela. Mais parfois aussi, on se heurte à un monde si vaste et si complexe, organisé pour se protéger de la menace que constitue la jeunesse... alors, les choses les plus simples prennent des allures de défi. Je vais glisser un mot pour toi au gardien du hammam ; je le connais bien, il m'écoutera. Ça te fera du bien de réaliser ton fantasme, tu pourras passer à quelque chose d'autre. Expérimente, trace, et ne t'arrête jamais. Après, tu verras comme tout cela est simple en réalité ; tu vivras des choses plus terribles, crois-moi. Tout ce que je te demande en échange, c'est de te souvenir, quand le jour sera venu, de tout ce que je t'ai dit aujourd'hui. - Si vous faites cela pour moi, alors je me souviendrai de tout ce que vous voulez. >> Nous nous sommes quittés comme cela, et je ne l'ai plus jamais revu depuis, mais comme vous le voyez je n'ai pas oublié. Lui, il a tenu parole. L'entra"nement suivant, j'étais tout excité ; je ne peux pas vous expliquer à quel point. C'est vrai que, vu avec tout le recul que j'ai aujourd'hui, cela para"t infiniment dérisoire, mais songez que j'avais douze ans ! Et si j'avais raté cela ? Je l'aurais raté pour toujours ; on n'a qu'une fois douze ans ! Me trouver, rien qu'une fois, seul à seul, avec le corps de Bahidj à ma disposition, ce beau corps noir dont j'avais senti la force un trop bref moment, alors que nous luttions pour nous faire respecter, sous les cris enthousiastes de tout le collège... c'était un rêve, une idée fixe, un point de douleur dans mon esprit ; il fallait savoir ce que c'était de vivre ça. Imaginez que je n'aie jamais connu ce moment... un détail, un épisode insignifiant qui aurait manqué dans ma vie, et il aurait manqué à jamais ; parce que je n'aurais plus jamais eu douze ans, et qu'il n'y aurait jamais qu'un seul Bahidj, et que même si, après cela, je possédais des milliers de garçons, tous plus beaux et plus sensuels que lui, c'est lui et lui seul que j'aurais battu dans la cour, le premier jour, et dont j'aurais ensuite guetté le regard dans les couloirs de l'école, jour après jour, et convoité chaque pouce de sa peau sombre et douce. Il représentait pour moi la vie même, et plus que cela, une vie différente, capable de se heurter à la mienne, de m'anéantir si je ne me défendais pas ; déjà, mon désir fou pour ce bel éphèbe africain était, je m'en suis rendu compte beaucoup plus tard, une volonté d'apprivoiser l'inconnu, le tout-autre, une force sauvage qui peut à la fois vous écraser et vous détruire, ou vous transcender. Et c'était pour dompter cette angoisse secrète du corps et de la vie de l'autre que voulais qu'elle me transcend t, au moins une fois, rien qu'une fois, dans la moiteur intime et presque utérine de cette cabine de hammam. Et tout à coup, un épisode plus que banal de la vie quotidienne allait se changer en une rencontre mystique, une expérience presque surnaturelle ; pour la première fois de ma vie - ou plutôt la seconde - je sentais cette possible irruption de l'absolu, de l'infini, au coeur même des choses les plus ordinaires, et c'était quelque chose de poignant et d'enivrant ; une sorte de transmutation alchimique qui touche la réalité des choses et des événements. Et tout se passa encore mieux que je l'avais imaginé, c'est-à-dire, conformément à ma fantasmagorie, mais avec en plus cette chose indéfinissable, infinitésimale et qui change tout : le réel ! C'était complètement fou et en même temps, si incroyablement réel ! Bahidj et moi ensemble, nus, dans ce réduit étroit et sombre et humide que le gardien nous avait assigné, et qui me paraissait soudain vaste et lumineux comme un jardin du Paradis ; dans ce lieu chaud et matriciel, j'ai eu mon quart d'heure de Paradis, et ce moment résolument banal vu de l'extérieur a transcendé ma vie. << - Salut, me dit Bahidj. - Salut, dis-je. - On est ensemble aujourd'hui. C'est bizarre, tu ne trouves pas ? - Euh... oui, mais ça ne me dérange pas. - Bah, moi non plus remarque. - Ah ! Génial... enfin je veux dire, tant mieux. >> J'avais du mal à modérer mon enthousiasme. L'eau chaude nous dégoulinait dessus, et je pouvais détailler chaque goutte qui perlait sur sa peau sombre et mate, ou qui faisaient comme une couronne de diamant sur ses cheveux crépus. C'était la première fois que je le voyais nu, et c'était encore plus beau quand dans mes rêves fiévreux et mouillés, j'en avais les yeux qui sortaient de leurs orbites et pour un peu j'aurais dû m'appuyer au mur pour ne pas défaillir. Non mais, quel corps de garçon ! La beauté africaine est quelque chose d'incroyable... un soleil noir ! Si noir, si parfait ; quelles proportions, quelles lignes ! Face à un corps de garçon pareil, on se demande vraiment ce que certains m les peuvent regarder chez les femmes. Chaque os, chaque muscle était à sa place, avec son galbe unique, un véritable concert de courbes calculées par la nature avec un soin que le plus méticuleux architecte ne peut même pas rêver d'égaler ; la courbe du biceps, et celle de l'omoplate, de l'épaule, des reins, et tant d'autres plus bouleversantes encore ; terriblement harmonieuses, un déluge de courbes noires dans mes prunelles hallucinées. Et les plus remarquables, bien sûr, celles en tout cas que je remarquais avec une effervescence croissante, celles de l'appareil viril. Un fameux attirail ! Du solide, pas du clinquant ! Le sexe de Bahidj ; le sien à lui, l'autre garçon... étrangement pareil au mien et mystérieusement différent... beaucoup plus long bien sûr, normal, il avait une tête et demie de plus que moi et une carrure naturelle d'athlète ; pas monstrueux pourtant, juste considérable, accordé au reste... presque aussi grand au repos que le mien au travail... tellement joli ! Un tronc cylindrique un peu aplati mais pas trop et lisse comme un miroir, avec une rose pourpre au bout, que j'avais envie de cueillir, d'embrasser, de manger en confiture, tout ce que vous voulez mais oh ! Par pitié, toucher, toucher cela et vite, avant que je tourne de l'oeil ! Le propriétaire de l'engin en question dut remarquer mon trouble, à ce moment, car il me dit : << - Tu es sûr que ça va ? - Oui, oui, très bien. - Tiens, savonne-moi le dos. - Quoi ? Ah ! Oui, oui, bien sûr. >> Je me mis à lui enduire le dos de savon noir ; noir sur noir... mes mains blanches prises entre ces deux noirceurs ; ce dos chaud et musclé dont je sentais chaque fibre sous mes doigts nerveux... oh ! Comme je savourais ce moment ! J'étalais la mixture odorante des épaules jusqu'aux reins, de plus en plus bas... comment s'arrêter ? Je ne pouvais pas. D'ailleurs, j'avais les yeux fermés, mes doigts étaient devenus mes yeux. À la fin, j'avais les deux mains posés sur deux formations jumelles d'une rondeur capiteuse et dont la fermeté n'avait d'égale que la douceur indescriptible, et je frottais avec une ferveur fanatique, quand Bahidj se retourna et dit : << - Eh ! qu'est-ce que tu fais, là ? - Euh... bredouillais-je avec un embarras extrême. >> Je me voyais déjà contraint d'élaborer de pénibles explications, mais Bahidj me coupa en riant : << - Ça va, eh ! Te fatigue pas, idiot, je sais bien ce que tu fais - T'es pas f ché alors ? - Mais non pourquoi ? Tu crois que c'est la première fois ? Seulement t'aurais pu le dire avant, ça nous aurait fait gagner du temps. - C'était difficile. - C'est vrai, mais maintenant qu'on y est... Allez, continue, c'était bon. - Si on passait tout de suite à l'étape suivante ? - Ah ! C'est ça que tu veux, hein ! - T'as tout compris ! Envoie ! >> Il exhibait sous mon nez son engin viril merveilleusement enflé par l'excitation que mes mains avaient dû lui communiquer, ma propre excitation en quelque sorte ; son extrémité purpurine avait grimpé un peu plus haut que le nombril, et il le tenait à la base ; ses doigts se touchaient à peine, et la partie qui jaillissait de sa main était beaucoup plus grande que celle que dissimulaient ses doigts, je n'aurais pas pu en faire autant, mais cela n'avait aucune importance ; c'était un spectacle à la fois gracieux et éprouvant pour mes nerfs déjà exacerbés. << - Tu la veux, eh ! Tu la veux ? Petit blanc veut queue noire ? - Oui, oui, oui ! - Alors vas-y, prends-là ; suce, petit blanc, suce ! >> Je la pris et m'agenouillai dans l'eau ruisselante ; elle me brûlait les doigts, mais ce n'était que la chaleur de mon propre désir. << - À deux mains, oui, comme ça ! Owh ! >> Et je suçai avec une avidité sans nom cette énorme tige sombre, cette barre de plaisir pur qui fondait dans ma bouche, pendant que l'eau et la vapeur enveloppaient nos corps bouillants et imbriqués. Mes caresses passionnées déferlaient sur le membre dilaté de Bahidj, il faut dire qu'il y avait de la place, leur essaim grouillant se répandait et s'étirait jusque dans les replis les plus intimes de son magnifique corps, sculptural mais délicieusement vivant, et je vous garantis qu'il ne restait pas de marbre. Il réagissait merveilleusement ; il se p mait, m'encourageait de fébriles exclamations qui se mêlaient au clapotement de l'eau, raisonnaient sur les parois et dans mon coeur, son plaisir coulait en moi comme mon désir avait coulé en lui. << - Wowh ! Attends ! - Quoi ? - Suce-moi les boules, tu veux ? - Comme ça ? - Oui ! Oui ! >> Bahidj, les jambes écartées et les épaules appuyées sur le mur trempé, se caressait le haut de la tige à deux mains pendant que, accroupi en-dessous de lui, je léchais ses prunes noires ; je les aspirais dans ma bouche comme on gobe une hu"tre puis je les recrachais en jouant avec. C'étaient deux friandises divines, deux fruits du Paradis. J'étais plein de lui, ivre de lui ; ses attributs virils sur ma langue de garçon, le grain de sa peau, jusque dans les recoins les plus intimes, le goût de son intimité, le goût de sa peau, le goût de sa sueur, tous ses goûts et toutes ses sensations, m'imprégnaient jusqu'au délire. << - Ça vient là ? Demandais-je comme mine de rien l'heure tournait. - Presque ! Continue, t'arrête pas ! Aowh ! Oui... oui... c'est bon ! Wowh ! Wowh ! C'est bon ! >> Sa semence coula du fa"te à la base et m'inonda le visage. Je le pourléchai et le bus jusqu'au dernier spasme avec une délectation sans borne, comme si je buvais l'élixir de vie. << - Allez, à toi maintenant. - Attends un peu que je me repose ; ouf ! C'est bon mais ça casse, hein ? - Oui, mais on n'a pas tout le temps. - Ils nous attendront bien. Allez, c'est bon, je vais le faire. - T'es pas obligé. - Mais si, ça me fait plaisir. - Sérieusement ? - Mais ouais ! Je l'aime bien, ta petite virgule blanche. - Tu la trouves pas trop petite ? - Trop petite pour quoi ? Mais non, ça m'excite... c'est plus joli... en plus, ça doit être pratique pour le rangement ; c'est pas comme moi qui dois me trimballer avec ce machin-là tout le temps. - Tiens, j'y avais jamais pensé. - Chaque chose à ses avantages et ses inconvénients. >> Il faisait rouler ma petite tige nerveusement tendue entre ses deux larges paumes brun-rose en me léchant la poitrine. Puis il descendit en m'embrassant tout le corps, jusqu'au point où je brûlais le plus fort, et je goûtai avec mon extrémité la plus sensible l'intérieur de sa bouche, qui me sembla le lieu le plus paradisiaque que j'aie visité. Et je fondis de plaisir en voyant le noble et pur visage de Bahidj s'affairer pieusement autour de ce qui faisait de moi un garçon. Et je connus à mon tour la jouissance que je lui avais prodiguée. Il était temps, car la toilette touchait à sa fin ; la plupart de nos camarades étaient déjà en train de se rhabiller. Nous n'eûmes même pas le temps de nous sécher convenablement avant d'enfiler nos habits. En sortant, je dis à Bahidj : << - J'ai passé un moment formidable ; pas toi ? - Si. Ils ont bien fait de te mettre avec moi. - Je peux t'avouer un truc ? J'en avais envie depuis longtemps. - Je m'en doutais. J'ai bien vu comment tu me regardais. - Pourquoi t'as rien dit ? - Ben, et toi ? - C'est vrai, t'as raison... on est tous responsables, nous et les autres. Le monde est bizarre, parfois, non ? - Je sais pas ; comment il devrait être selon toi ? De toute façon on peut pas le changer. - On est amis alors ? - On est amis. >> Effectivement, nous sommes devenus très amis à partir de ce jour ; inséparables même. Pour moi c'était plus que de l'amitié ; bien sûr ce n'était qu'un amour de collège, mais cette expérience a changé ma vie et ma façon de voir, car j'ai découvert que l'ennemi pouvait s'apprivoiser et devenir le meilleur ami, et depuis, je n'ai plus jamais regardé une opposition comme irréductible... même celle entre la vie et la mort. Évidemment, ce n'est pas vrai pour tout ennemi, encore faut-il qu'il en vaille la peine, qu'il ait de la valeur. Bahidj avait de la valeur. Sa valeur à mes yeux venait surtout du fait que son esprit était aussi différent du mien que son corps. Toujours cette fascination pour l'étranger... c'est peut-être cela qui, plus tard, m'amena vers cette ville ravagée par la maladie où s'est joué mon destin. Mais permettez d'abord que je termine sur mes années de formation. Bahidj et moi avons grandi ensemble ; nous nous complétions bien, et nous nous sommes toujours prêté assistance. Nous avons terminé ensemble parmi les premiers de notre promotion, et avons intégré l'armée ensemble. - L'armée du sultan ? - Non, mieux, celle du calife. Je ne voulais pas avoir à combattre des gens d'ici, des gens comme l'Ordre. Nous sommes allés aux limites de l'empire, du d r al-sal m, et avons repoussé ensemble les envahisseurs chrétiens ou mongols. Depuis la fin de notre adolescence, mon amour pour Bahidj s'était transformé en une amitié virile ; nos esprits étaient toujours accordés, mais son corps ne me fascinait plus comme avant, et réciproquement. Vous avez dû conna"tre cela ? - Plus d'une fois. Mon principal lieutenant est mon ancien amant ; il y a longtemps qu'il n'y a plus rien de physique entre nous, mais l'amitié demeure. - Et n'avez-vous jamais cherché à retrouver dans d'autres garçons le garçon qu'il avait été ? - Non, pas vraiment... notre attachement n'était pas assez absolu pour cela. Je cherchais dans chaque garçon quelque chose de différent, une sensation nouvelle. - Je comprends... mais moi, ce premier amour garçonnier m'avait tellement marqué, que j'avais toujours la tentation de le retrouver dans des garçons plus jeunes ; je cherchais des garçons qui me le rappelaient d'une façon ou d'une autre. - Des jeunes Africains, alors ? - Pas forcément ; il suffit d'une certaine nuance d'expression, d'une tonalité affective dans le regard... je me souviens d'un garçon qui n'avait presque rien en commun avec Bahidj, que j'ai beaucoup aimé. Un jeune Mongol, avec les yeux bridés, un gr ce toute asiate, mais savez-vous ce qui m'avait séduit chez lui ? Son rire ! Un rire exactement pareil à celui de Bahidj autrefois. Enfin, presque pareil, la nature n'admet pas de répétition. Comme quoi, il suffit parfois d'un rien. Bien sûr, j'ai aimé chaque garçon pour lui-même, pas seulement comme remembrance d'un passé révolu. Mais vous comprenez, la scène du hammam, quand un garçon que je croyais inaccessible s'est révélé à moi pour la première fois, est toujours restée pour moi comme un point de repère dans le labyrinthe de l'existence, comme l'étoile que le marin regarde dans la tempête, lorsque tout vacille devant ses yeux ; à chaque fois que j'ai été pris dans la tempête - et j'ai traversé pas mal de tempêtes, en tant qu'homme et en tant que soldat, avant d'arriver jusqu'ici - je regardais vers cette étoile, et je retrouvais le calme. Je fermais les yeux et je me disais que j'étais de nouveau dans cette cabine moite et obscure, avec le corps de Bahidj jeune près de moi ; et je sortais de cette vision comme du ventre de ma mère, régénéré et rasséréné. Comprenez-vous cela ? N'avez-vous pas un moment fétiche de ce genre dans votre vie, un moment... climatérique, auquel vous revenez constamment ? - Pas vraiment... j'en ai plusieurs en fait, mais je ne fonctionne pas de la même façon. Toutefois, je peux très bien comprendre. - Soit. Un jour, il s'est passé quelque chose de terrible. Le calife nous avait envoyé, Bahidj et moi, combattre des hordes rebelles qui voulaient fonder une sorte de califat indépendant, basée sur une nouvelle interprétation des textes sacrés, qui remettaient en cause certains aspects de la tradition, comme le culte des tombeaux. En fait, il y avait d'énormes intérêts en jeux ; ces gens étaient secrètement financés par une guilde de commerçants puissants qui voulaient avoir la mainmise sur des voies de communication vitales. Ils manipulaient pour cela le fanatisme de gens aux idées très schématiques, qui refusaient certains aspects trop mystérieux de la spiritualité traditionnelle, mais aussi et surtout les institutions sacrées qui gardaient ces mystères. Ils avaient fait prisonnier un grand cheikh de la région, un wal", un saint, qui représentait à lui seul l'autorité traditionnelle. Ils l'accusaient d'hérésie, mais en fait, ils voulaient surtout échanger sa vie contre des accords favorables au parti des commerçants. Le calife avait refusé, le ton était monté entre les rebelles et lui, du coup ils en étaient venus à accuser le saint de fornication avec des jeunes garçons pour attiser l'ire du peuple ignorant ; en fait, il ne s'agissait bien sûr pas de fornication, mais comment expliquer ces nuances à une bande de gueux fanatisés ? Toute la région brûlait ; notre régiment avait été envoyé pour y remettre de l'ordre. Ce que nous avons fait. Bahidj et moi, nous avons libéré le saint, et il nous a donné sa baraka en échange ; et, chose étrange, il m'a fait une prédiction assez semblable à celle de Nawwar quelques années plus tôt, ce qui m'a rappelé cette dernière. Mais les rebelles n'étaient pas encore matés. Dans un dernier combat, Bahidj a été gravement blessé à la jambe et à l'abdomen. L'ennemi tirait de toute part, les flèches pleuvaient, j'aurais pu abandonner mon ami et sauver ma peau, mais je repensai encore à la scène du hammam ; était-ce ce garçon-là que j'allais abandonner à une mort atroce ? Non. Je portai Bahidj, plutôt je le tra"nai, sous ce déluge de fer et de feu, jusqu'à ce que nous fussions tous les deux à l'abri ; j'aurais dû mourir cent fois, mais il faut croire que la baraka du cheikh nous protégeait. Bahidj fut ensuite conduit à l'hôpital le plus proche, mais il avait perdu beaucoup de sang, et l'infection avait commencé. Pendant des jours et des nuits il lutta contre la mort. Il s'en est sorti, mais pas sa jambe. Il a dû être amputé et quitter l'armée. C'était injuste... un homme si jeune et si vaillant ; il n'avait pas perdu seulement sa jambe, mais aussi une partie de sa joie de vivre et de ses espérances. Quand on choisit ce métier, on accepte plus facilement l'idée de la mort que celle de vivre ainsi, diminué pour le restant de ses jours. Ce qui ne veut pas dire que l'on préfère mourir. Je présume que vous saisissez la nuance. - Très bien. - Après cela, j'étais moi-même amer et un peu désemparé. Pourquoi Bahidj ? Pourquoi ce corps que j'avais tant aimé, si vivant, si robuste ? Était-ce pour cela que nous avions combattu ? Si nous n'avions pas combattu, ces rebelles auraient gagné et semé plus de mort et de destruction ; destruction contre destruction... un sacrifice déchirant pour enrayer un fléau, le mal contre le pire... le monde me semblait voué uniquement au mal et à la destruction. J'avais perdu le fil, quelque part. Je ne m'étais plus trouvé dans un état d'esprit aussi sinistre, en proie à une rêverie morose, depuis... eh bien, depuis l'époque du collège militaire, juste avant la scène du hammam, quand le corps de Bahidj m'apparaissait comme un rêve inaccessible ; ce corps maintenant mutilé, défiguré, amputé de son avenir ! J'avais besoin de faire le point ; je demandai un congé pour retourner dans ma famille, près de Samarcande. On me l'accorda sans difficulté, vu mes faits d'armes. Donc, pour la première fois depuis des années, je retournais au pays natal. C'était une rude émotion. Je fus accueilli en héros par ma famille ; les jeunes de la région voulaient tous entendre le récit de mes batailles, prendre exemple sur moi, et j'aurais pu en profiter abondamment si j'avais été dans un autre état d'esprit, mais là, je dois dire que je n'avais vraiment pas l'impression d'être un héros. Juste un pauvre homme dont le métier est de mettre les mains dans toute la sanie du monde. Je regardais les prés couverts de fleurs, et je me demandais combien de cadavres de jeunes hommes vaillants étaient cachés dessous ; la mort et la destruction étaient partout désormais. J'eus quand même une brève aventure avec un jeune neveu gé de treize ans, qui en avait seulement deux la dernière fois que je l'avais vu. Que voulez-vous, il faut bien se distraire un peu, et ce garçon était intéressant. Ses parents voulaient faire de lui un fonctionnaire, mais lui rêvait d'uniformes et de batailles ; je me disais que, quelques mois plus tôt, je lui aurais vanté les joies de la vie militaire, les beautés de la guerre, je l'aurais encouragé à rejoindre l'armée au plus tôt. Mais là, je ne savais vraiment plus. Tout en lui faisant découvrir d'autres joies, je lui faisais part de mes doutes, comme je l'aurais fait à un adulte, et je trouvai un peu de réconfort auprès de ce garçon simple et droit. Finalement, je l'encourageai... à faire ce qui lui plaisait, mais sans h te, à prendre le temps de se conna"tre. Et je crois que c'était le meilleur conseil que je pouvais lui donner. Peu de temps après, je pris congé de mes parents, de mes frères, de mes oncles, de mes neveux, de ma terre natale et de tous mes ancêtres, et je repartis rejoindre mon poste. J'étais plus reposé, mais toujours en proie aux mêmes doutes et aux mêmes angoisses. C'est alors qu'une terrible nouvelle arriva ; elle me parvint dans un bourg que je traversais, et vint en quelque sorte nouer ensemble toutes mes craintes et mes interrogations, et mes expériences éparses de la vie et de la mort. Dans la ville de B., que je devais normalement traverser en quittant la région de Samarcande, la peste s'était déclarée. Des cadavres s'empilaient dans les rues. On marquait les maisons. Les gens fuyaient par milliers, et ils étaient repoussés, tués par les habitants des autres cités, qui craignaient la contagion. Or, si je voulais éviter B., je devais faire un très long détour, qui me mettrait en retard, m'exposant à des sanctions, et de plus je devais passer par la région anciennement gouvernée par les rebelles que j'avais combattus, et où j'avais toujours beaucoup d'ennemis. C'était un risque moins grand que la peste sans doute... et pourtant, je le grossissais dans ma tête pour ne pas m'avouer que j'éprouvais de la fascination pour le terrible fléau qui frappait la ville de B. Une curiosité morbide que je ne pouvais m'expliquer et que je n'avais jamais ressentie avant... J'avais terriblement envie de voir, de savoir, de comprendre. Voir une ville ravagée par la peste ! Je n'aurais sans doute pas deux fois cette occasion dans ma vie. Au risque d'être contaminé, je pris la décision de traverser B. malgré tout. Ne m'avait-on pas prédit depuis longtemps que je rencontrerais la mort et que je la regarderais en face longtemps avant l'heure ? C'était probablement l'occasion, et j'étais dans l'état d'esprit qui convenait. Voir, savoir et comprendre ; je me répétais sans cesse ces mots pour me donner du courage... c'était une décision terrible, folle, désespérée, et je n'en fis part à personne. Je fis croire à mes compagnons de route que j'allais contourner la ville de B., comme eux, mais arrivé à mi-chemin, je fis mine d'avoir oublié quelque chose à l'auberge. Je fis demi-tour, mais je ne revins pas au bourg où nous avions passé notre dernière nuit ; j'allai droit vers la ville maudite, seul, empreint d'un sentiment indescriptible de peur et d'absolu, une ivresse macabre. Même mon cheval refusa à plusieurs reprises d'avancer ; son instinct l'avertissait du danger, mais la créature intelligente - et peut-être folle néanmoins - qui était sur lui lui commanda d'avancer quand même, au mépris de son instinct. Voir, savoir et comprendre... envers et contre tout, au mépris de ma vie même. Je ne sais pas si vous pouvez vous imaginer l'état d'esprit d'un homme qui se dirige intentionnellement vers une contrée décimée par le noir fléau ; vous vous précipitez vers ce que les autres fuient... quelle étrange frénésie, quelle force mystérieuse vous pousse ? Quel instinct supérieur à l'instinct de conservation, quel dégoût de la vie ? Sur le moment c'est impossible à dire, mais vous continuez d'avancer, malgré la peur qui vous noue les entrailles, parce que vous sentez que vous avez rendez-vous avec votre destin. Après tout, j'avais déjà surmonté une fois ma peur de mourir et mon égoïsme animal quand j'avais porté Bahidj à moitié mort sous un déluge de flèches enflammées. J'essayais de me figurer que c'était la même chose, mais une voix au fond de moi me disait que c'était un mensonge. Ce jour-là j'avais agi par amitié, et pour conserver vivant ce qui restait d'un grand amour passé. À présent, c'était tout différent ; c'était l'appel de l'ab"me, une fascination plus grande que la vie même. En cheminant vers la cité fatale, je pus m'entretenir avec les rares voyageurs qui allaient dans la même direction que moi, les rares personnes qui ne pouvaient faire autrement : bandits dont la tête était mise à prix dans les autres régions, médecins ou religieux prêts à se dévouer pour faire leur devoir au risque de leur vie, personnes dont la famille, les enfants, l'amour de leur vie, était dans la ville de B., et qui tenaient à rejoindre ces êtres chers, plus chers à leurs yeux que leur propre existence. Ils étaient peu nombreux, mais ils avaient tous d'excellentes raisons ; j'étais le seul à être attiré par le fléau lui-même, et les autres me prenaient pour un fou. En fait, non, je n'étais pas vraiment le seul. Il y avait un autre homme, dont je fis la connaissance en chemin et avec lequel je m'entretins longuement. C'était un personnage étrange, un dénommé Kirman, qui était une sorte de savant, de mage, de fakir, je ne sais pas au juste ; un érudit en tout cas. Un de ces êtres qui vous laissent une forte impression. Lui me confia qu'il avait déjà assisté autrefois à une épidémie de peste en Inde, et qu'un Brahmane lui avait administré un breuvage qui l'avait immunisé contre la terrible maladie. Pendant des jours, il avait éprouvé tous les symptômes des pestiférés, il avait senti les ravages du mal dans son corps, mais ensuite ils s'étaient résorbés comme par magie, et depuis, il était insensible à ce fléau. Mais les ingrédients de ce breuvage miraculeux étaient très rares, ils dépendaient de la présence active du mal, et seuls quelques rares initiés, là-bas, en détenaient le secret, qu'ils n'avaient pas voulu lui communiquer, car pour eux la peste était la volonté du Seigneur, et seuls les élus pouvaient en réchapper. Depuis ce temps, il parcourait la terre et se rendait dans les régions frappées par la peste, afin d'aider comme il pouvait leurs populations à lutter contre le fléau divin. Cela lui permettait d'observer le comportement des gens face à ce phénomène, la façon dont il variait suivant les latitudes ; c'était devenu pour lui un sujet d'étude. Et puis il me confia aussi que, étant seul immunisé contre le mal, il trouvait des façons diverses de profiter de la terreur et du désespoir des autres. Bref, charité, curiosité et opportunisme se mêlaient dans cet être insolite, dans une proportion que j'aurais l'occasion d'apprécier par la suite. Notez que parmi mes compagnons de voyage, Kirman était le seul qui ne me croyait pas complètement fou de me rendre par simple curiosité dans la ville maudite. Lui, au contraire, admirait mon courage ; il disait qu'il comprenait mon désir de << voir, savoir et comprendre >>. Mais je sentais qu'il y avait quelque chose de plus : j'étais également, pour lui, un sujet d'étude, un sujet particulièrement rare et précieux. Sans doute brûlait-il de m'utiliser à diverses expériences, de me faire découvrir les façons perverses de profiter du fléau pour voir jusqu'où le désir de conna"tre et l'ivresse de transgresser les limites l'emporteraient chez moi sur l'instinct de survie. À la vérité, il me mettait un peu mal à l'aise, mais j'étais sous l'emprise de cet esprit aussi brillant qu'énigmatique. Mes entretiens avec les gens qui se rendaient à B. me permirent d'en apprendre un peu plus sur le type de peste qui sévissait dans cette ville infortunée. Ce n'était pas la peste noire, même si ça y ressemblait plus qu'à d'autres formes de la maladie ; c'était une forme rare, mal connue, et particulièrement insidieuse. D'ailleurs, certaines personnes doutaient si c'était vraiment de la peste qu'il s'agissait ; c'était peut-être un mal plus mystérieux et plus redoutable, venu des tréfonds de l'Enfer. Par certains côtés, cela faisait plus penser à la Bonne Mort Croquante, sauf que ce n'était pas un empoisonnement. La contagion était attestée. Les rats avaient commencé à mourir en premier, remontant par centaines à la surface de la terre pour agoniser. Puis, très vite, le mal s'était transmis aux grands animaux et aux hommes. On ne voyait d'abord rien à l'extérieur, à part une p leur de mort, une langueur et une rigidité de la peau, et puis l'odeur, comme si la putréfaction devançait la mort ; les corps pourrissaient de l'intérieur, en commençant par le sang, le foie et la rate ; le coeur et le cerveau étaient attaqués en dernier, mais le mal progressait inexorablement dès que les premier signes apparaissaient. Les gens se changeaient en véritables cadavres vivants, leurs boyaux finissaient par couler au dehors comme de la morve pourrie, tout autour d'eux devenait lugubre et fétide, et ils mourraient comme ça, sur place, déjà décomposés depuis longtemps. La peste n'est pas une maladie ordinaire ; c'est comme une force surnaturelle qui pousse tous les maux que l'homme dissimule en lui, comme les rats dans une cave, à se manifester au grand jour. Dans les villes frappées par le fléau, on assiste à des actions horribles, mais aussi parfois pleines d'une grandeur tragique que l'on ne voit en général que dans la littérature. Le dévouement le plus sublime, l'abnégation la plus magnifique, côtoient le paroxysme de la débauche, de l'égoïsme et de la corruption, et c'est ce qu'il y a de fascinant dans ce phénomène. C'était ce que m'expliquait Kirman, et je devais bien vite constater que c'était la pure vérité. Nous pr"mes ensemble une chambre dans une auberge qui paraissait relativement convenable, propre, aérée, et dont la porte n'était pas encore marquée. Cependant, l'aubergiste était un brave homme qui s'apprêtait à fuir comme tout le monde, lorsque sa chère femme manifesta les premiers symptômes. Alors, comme il n'avait plus qu'elle au monde, il avait pris la décision de rester jusqu'au bout pour la soigner. Abnégation. Mais, en entendant geindre et vitupérer la mourante à longueur de journées, Kirman me fit observer que, sans doute, le brave aubergiste s'apprêtait auparavant à la quitter pour quelque femme plus jeune qui était déjà morte de la peste, et c'était pour cela qu'il n'avait plus qu'elle, son épouse légitime, qui utilisait sa maladie pour le culpabiliser et le garder sous sa coupe ; égoïsme. En épiant encore plus attentivement l'intimité de ce couple sordide, nous pûmes, de plus, nous rendre compte qu'en l'obligeant ainsi à rester près d'elle, sa femme condamnait ce pauvre homme déjà rongé par le remord à une mort aussi horrible que certaine, et c'était pour elle une vengeance inespérée au mal qu'il lui avait fait en la trompant, cependant que lui trouvait une délectation morose à la voir agoniser et dépendre entièrement de lui alors qu'il avait toujours dépendu d'elle ; corruption des deux côtés. De plus, comme il était à peu près le seul aubergiste demeuré dans la ville, il raflait tous les clients qui se présentaient, et il caressait ainsi l'espoir, au cas fort improbable où il survivait, de se faire un joli pactole sur le dos de tous ses collègues morts ou partis ; corruption toujours, cupidité et corruption. Ainsi, en quelques jours à peine, rien que dans cette auberge, j'avais tout vu, tous les effets de la maladie, abnégation, égoïsme et corruption. Je ne savais pas vraiment ce que je faisais là. Je voyais les gens mourir, pourrir sur pieds et mourir comme des rats ; je voyais tous les instincts de l'animal humain, habituellement confinés dans les replis de sa mauvaise confiance, affluer au grand jour comme une armée de rongeurs excités par l'odeur des charniers et se décha"ner sans vergogne ; peu à peu, la barbarie s'emparait de ce qui avait été une cité paisible et florissante, un havre de civilisation. Kirman me faisait observer que c'était la vérité de l'homme qui se manifestait ainsi ; la peste n'était pas seulement le fléau de Dieu, mais aussi un visage de Son Verbe. D'ailleurs tous les prophètes savaient au fond d'eux-mêmes qu'il y avait un rapport mystérieux et intime entre la Révélation et la peste ; la maladie était un révélateur de la nature humaine, et par là-même de la nature cachée des choses. Au soleil de la peste, toutes les vérités proprement ensevelies sous les voiles multiples de la civilisation se révélaient avec une violence inaccoutumée ; c'était peut-être cela qui faisait mourir les hommes. Celui qui survivait était peut-être celui qui était assez fort pour supporter le spectacle angoissant de la vérité ; serais-je celui-là ? Avec le désordre croissant qui s'était répandu dans les rues de la ville, toute sorte d'êtres obscurs, naguère invisibles et dominés, croyant leur jour de gloire venu, surgissaient soudain du néant et s'imposaient comme les nouveaux notables. Ils profitaient de la confusion générale de multiples façons. Ils organisaient les secours, s'improvisaient meneurs d'hommes, prophètes, rédempteurs, manifestaient parfois un héroïsme réel quoique intéressé. D'autres, plus nombreux, exploitaient plus cyniquement la panique et le désespoir. Ils se faisaient pillards, chefs de bandes, violeurs ; plus rien n'avait d'importance. Là où règne la peste, le vol n'est plus un délit, le meurtre n'est plus un crime, le crime n'est plus réprimé ; ceux qui avaient une ancienne vengeance sur le coeur pouvaient enfin assassiner leur ennemi, leur ami, leur voisin, leur protecteur ; la vérité ! Ceux qui convoitaient un bien qui n'était pas le leur pouvaient se l'approprier avant de crever ; ils crevaient riches, en bénissant la Providence. Vaut-il mieux être riche un jour ou pauvre cinquante ans ? À mesure que les gens mouraient, il y avait de plus en plus de ces nouveaux riches, sinistres parvenus, qui brillaient un jour, une semaine, dans des fêtes somptueuses et orgiaques, avant de céder la place à de plus fous et de plus brouillons qu'eux. La ville s'emballait, la réalité devenait de plus en plus chaotique, des gens qui n'avaient plus rien à perdre profitaient de la situation pour vivre leur rêve avant de se répandre sous eux ; << je t'ai toujours aimé, c'est toi que j'ai toujours voulu, mais la vie ordinaire, bien réglée, ne me permettait même pas d'espérer baiser la trace de tes pas dans la boue des chemins ; maintenant qu'il n'y a plus de vie ordinaire, que l'homme est revenu à l'état sauvage dans l'ombre de la mort qui triomphe, tu seras à moi ! Tu n'es déjà plus qu'un cadavre, c'est ma propre mort que j'étreindrai, mais il vaut mieux être riche un jour que pauvre cinquante ans ! >> C'était lugubre, mais, en un sens, sublime. Kirman me racontait certaines scènes de genre auxquelles il avait pu assister dans certaines contrées atteintes par le mal ; au début, j'avais du mal à le croire, mais maintenant que je voyais, tout me paraissait possible, il n'y avait plus rien d'incroyable. On voyait se multiplier les bals, les orgies, et les assemblées de prière ; spectacle singulier ; tous les extrêmes réunis dans une même outrance, un même défi à la mort. Les uns fuyaient l'angoisse de l'anéantissement dans les distractions, dans le thé tre, la danse, l'opium, le sexe. D'autres se découvraient soudain une vocation mystique ; la folie religieuse s'emparait des êtres les plus terre à terre. De vénérables ouléma devenaient du jour au lendemain des satyres, des cabaretiers devenaient prédicateurs, saints, prophètes. Des processions avaient lieu tous les jours dans les rues ; des gens qui se frappaient la poitrine, atteints de délire mystique ; ils abjuraient leurs péchés les plus endémiques, leurs yeux rongés par le mal apercevaient l'Enfer et le Paradis, les anges et les choses cachées. Les hymnes bachiques se mêlait aux invocations pieuses, dans un étrange concert qui disait la mystérieuse ambivalence de la condition humaine. Les plus jeunes, étant plus vigoureux, résistaient mieux au mal. Leurs parents ayant disparu depuis longtemps, ils s'organisaient entre eux pour faire leur loi, certains s'en donnaient à coeur joie. On nous raconta un jour l'histoire de deux jeunes garçons qui s'aimaient d'un amour que la plupart des gens considèrent comme coupable ; en conséquence de quoi, leurs familles respectives s'étaient opposées fermement à ce qu'ils se fréquentassent. L'un avait été séquestré, l'autre tellement roué de coups de ceinture par son père que l'envie d'essayer de revoir son compagnon lui était momentanément passée. Et puis la peste était arrivée. Leurs deux familles avaient été parmi les premières touchées ; exterminées jusqu'au plus lointain cousin, sauf les deux garçons, qui avaient mystérieusement survécu. Ces deux coeurs aussi ardents qu'insouciants n'avaient pas songé à y voir autre chose qu'un cadeau du ciel. Ils s'étaient aimés sur les restes pourrissants de leurs proches, avant de pourrir à leur tour. Nous assist mes à leur crémation, Kirman et moi. Ils étaient quasi morts enlacés, fauchés en plein délire amoureux ; ils avaient continué à s'aimer jusqu'au dernier moment, sans même s'apercevoir qu'ils n'étaient déjà plus que deux cadavres lubriques. Kirman et moi ne réagissions pas de la même façon ; moi, cette histoire me touchait, lui elle le faisait rire. Mais tous les jeunes survivants - survivants provisoires, cela va sans dire - n'étaient pas aussi sentimentaux, aussi idéalistes que ces deux-là. Certains quartiers, en proie à l'anarchie la plus complète, étaient devenu le terrain de chasse - le terrain de jeu aussi - de véritables hordes d'adolescents ou de jeunes gens enragés, devenus prédateurs, prêts à jouir jusqu'au bout de ce qu'ils voyaient comme une formidable opportunité de vivre tous leurs délires, et aussi de se venger des adultes, de leur faire rentrer dans la gorge - voire ailleurs - leur immonde sagesse. Ils ne s'en tiraient pas mal ; mais ils ne vivaient pas vieux. Les uns après les autres, ils étaient remplacés par des plus jeunes, de plus en plus jeunes, qui imposaient leur loi, leurs désirs, leurs passions à leur tour. La ville semblait ainsi rajeunir, quartier par quartier, les enfants étant les plus résistants. Toutes les passions se décha"naient ; la bonté en était une parmi beaucoup d'autres. Parfois, des êtres insignifiants révélaient une incroyable bonté cachée au fond d'eux-mêmes. Des enfants qui refusaient d'abandonner leurs parents expirants, et pourtant ce n'étaient pas toujours les meilleurs parents du monde, loin de là ; ou des serviteurs leur ma"tre, ou des ma"tres leurs serviteurs, ou des amants leur ma"tresse, ou des amants leur amant, ils regardaient pourrir ce corps aimé sans détaler, et c'était un spectacle touchant et déchirant ; Kirman, lui, y voyait le summum de la folie ; moi je trouvais dans cette folie une certaine beauté. Avec son expérience du mal, il passait ses journées à donner des conseils, à aider les gens à se débarrasser proprement des cadavres, à endiguer la contamination, à aider ceux qui étaient atteints à agoniser le plus dignement possible. Je l'accompagnais, en essayant de me rendre utile également ; il me montrait comment me protéger au mieux du risque de contagion, m'indiquait les choses à faire et à ne pas faire, les lieux ou les nourritures à éviter, il me faisait profiter de sa science, acquise sur de nombreux charniers comme ceux que nous côtoyions tous les jours. J'ai appris beaucoup gr ce à lui. Il nous arriva aussi de recueillir les confessions de personnes mourantes, qui avaient quelque chose sur la conscience : une faute à expier, un bien mal acquis à restituer. Certains nous suppliaient de réparer un péché qui avait empoisonné leur vie, et qui empoisonnait encore plus leur mort. Il nous arriva ainsi de rechercher, dans des quartiers qui paraissaient en proie à la guerre civile, un orphelin spolié, d'anciens amants séparés par un mensonge dicté par la malveillance et l'envie. Parfois il était trop tard ; d'autres fois, nous parv"nmes à retrouver les victimes et à effacer la faute. J'avais le sentiment d'accomplir quelque chose de vraiment utile ; mais Kirman, lui, se délectait surtout de ces aveux arrachés par le spectre de la mort, il prenait un malin plaisir à entrer dans les profondeurs tortueuses de ces vies brisées, à s'emparer de leurs secrets, à se rendre un instant ma"tre de leur destin ; on voyait qu'il se sentait comme Dieu. Malgré la sympathie que j'avais pour lui, cette jouissance malsaine dans laquelle il se complaisait me paraissait assez glauque. Et puis, je découvris qu'il pouvait profiter de la situation d'une manière encore plus sinistre. Parfois, il sortait de l'auberge, le soir, sans me dire où il allait, et ne revenait que tard dans la nuit. Un jour, je le suivis, mû par le besoin de savoir. J'aurais peut-être mieux fait de m'abstenir. Je le vis, en compagnie d'une de ces bandes de jeunes loups qui régnaient sur les quartiers désolés, entrer dans une maison marquée. J'avais terriblement peur d'entrer, mais je voulais savoir ce qu'il faisait là ; finalement, je parvins à vaincre ma répulsion et j'entrai à mon tour. Il faisait sombre, mais il y avait de la lumière à l'étage. J'entendais des rires lugubres, des soupirs et des r les. Je montai l'escalier, m'engageai dans un couloir sordide, et poussai la porte de ce qui avait dû être la chambre des enfants. J'ouvris des yeux stupides. La voix furieuse et étonnée de Kirman retentit à mes oreilles : << - Ramazan ! Que faites-vous ici ? Êtes-vous devenu fou ? Sortez immédiatement, sortez de cette maison maudite ! Sauvez votre vie ! >> Il n'avait pas vraiment honte de lui, il songeait surtout à me protéger ; c'était vrai que j'étais fou d'être entré. Mais c'était trop tard, j'avais vu. Les enfants... trois jeunes garçons, entre dix et quinze ans à peu près, magnifiques, presque plus beaux encore avec cette p leur cireuse, maladive. Morts, comme toute la famille. Morts, mais presque intacts. Comment était-ce possible ? En fait, j'eus l'explication plus tard : eux n'étaient pas morts de la peste, ils n'en avaient pas eu le temps. Mais c'étaient des enfants extrêmement dévoués, d'une piété filiale appartenant à un autre temps. Maintenant, elle appartenait à l'éternité : ils n'avaient pas voulu abandonner leurs parents. Ils étaient morts de faim, auprès d'eux, bien sagement dans leur chambre proprette ; ils s'étaient laissés mourir, plutôt. Avaient-ils prévu qu'un pervers sophistiqué comme Kirman viendrait profiter d'eux à titre posthume ? Ils auraient peut-être réfléchi davantage aux avantages et inconvénients de la mort. Quand j'étais entré dans la chambre, en effet, Kirman, à moitié nu, était couché sur le plus jeune et le plus beau des garçons, dont il était en train de déflorer le cadavre innocent sous les rires de ses compagnons. Parmi ceux-ci, les uns étaient en train de faire subir le même sort aux deux autres enfants, d'autres se livraient à la débauche entre eux, ceux qui restaient attendaient leur tour en buvant et en éructant. Je sortis épouvanté, et me dirigeai vers l'auberge. Kirman me rejoignit en chemin ; je m'étais déjà un peu ressaisi, et je réfléchissais à ce que j'avais vu. Mon compagnon me dit : << - Je sais ce que vous pensez, Ramazan ; ne m'en veuillez pas, vous ne pouvez pas comprendre. Mais vous m'avez fait une sacrée peur ! Vous n'auriez jamais dû entrer dans cette maison ; vous êtes un jeune homme brillant et téméraire, j'ai de l'affection pour vous, pourtant j'évite en général de m'attacher. C'était déjà du suicide de votre part de venir dans cette ville, toutefois je ne vous juge pas ; mais évitez au moins de multiplier plus que nécessaire les chances de contracter le mal ! - Moi non plus je ne vous juge pas, Kirman. Je sais que nous sommes différents vous et moi, et vous avez vu beaucoup plus de choses que moi. Mais je suis peiné que vous n'ayez pas eu plus confiance en moi ; vous auriez pu m'épargner vous-même le risque d'entrer dans cette demeure. - Et qu'aurais-je dû vous dire ? Que je m'étais lié d'amitié avec de jeunes pestiférés, que j'aimais satisfaire mes désirs avec eux et parfois aussi avec ceux dont l' me a déjà quitté le corps ? Dois-je vous dresser la liste complète de mes perversions ? Je ne suis pas sûr que vous ayez assez de mémoire pour tout retenir. Et puis, êtes-vous mon confesseur, mon médecin, mon im m ? - Non, mais je suis votre ami. Je ne tiens pas à conna"tre toutes vos perversions, mais si vous vouliez m'expliquer le sens de celle-là, je pourrais peut-être comprendre ; je ne suis pas si sot que vous semblez le croire. Quel est votre rapport avec la mort, Kirman ? Qu'est-ce qui vous pousse, vous, aussi immunisé que vous soyez, vers les lieux que les vivants fuient ? Qu'est-ce que vous aimez chez les morts, qu'ont-ils de plus à vos yeux ? - Rien, mais vous devriez plutôt demander ce qu'ils ont de moins ; ils sont exempts de beaucoup des défauts des vivants. Les morts ne refusent jamais rien ; ils sont d'une docilité parfaite, et ensuite, ils vous laissent tranquille, ils ne s'attachent pas bêtement à vous après que vous ayez satisfait votre nature. Quelque part, les morts sont les partenaires parfaits, mais pour jouir d'eux, il faut être soit au-dessus du danger, comme moi qui ne risque pas d'être contaminé, soit en-dessous, comme eux qui le sont déjà. - Hum... je vous connais trop bien, Kirman ; votre explication ne me satisfait pas. Elle est trop simple pour un homme comme vous. Je suis sûr qu'il y a quelque chose de plus. Le parfum de l'éternité ? C'est l'odeur de la chair morte qui vous attire, avouez-le ! Vous êtes... comme les rats. - Peut-être. Mais je vous l'ai dit, vous ne pourriez pas comprendre. Non parce que vous êtes sot, ce que je n'ai jamais supposé, mais parce que vous êtes différent, et parce que vous n'avez pas bu le breuvage des brahamnes. En un sens, tant mieux pour vous. Et puis, même si j'avais envie de vous expliquer, je ne suis pas sûr d'y arriver. Explique-t-on une perversion ? - Je ne crois pas. Une perversion est comme une passion, c'est un genre de passion. Cela se vit et ne s'explique pas, en tout cas avec des mots. - Vous voyez ? Vous êtes loin d'être sot. Je vais tout de même essayer de vous expliquer une chose. Vous avez vu ces jeunes avec qui j'étais tout à l'heure ? - Ces jeunes voyous décadents ? - Oui. Ils sont tous orphelins, tous condamnés. Mais vous savez, il y a peu de temps encore, c'étaient des jeunes gens brillants, l'espoir des plus nobles familles de la ville. Maintenant, ils ne sont plus rien, que des morts en sursis comme les autres. Ils sont devenus les enfants de la haine et du désespoir. Ils savent que dans peu de temps, ils ne seront plus que des cadavres pourris. - Alors ils essaient de profiter de la vie avant qu'il ne soit trop tard ? - Ne riez pas. Que feriez-vous à leur place ? Oui, ils essaient de profiter du peu qui leur reste à vivre, et aussi de vivre leurs désirs les plus secrets. Moi, je les aide. Je les ai écouté, je les ai compris, je les ai réconfortés. Je leur ai aussi fait profiter de mon expérience, en leur montrant différentes façons de profiter de la situation. Qui d'autre que moi est capable de voir la beauté de ces jeunes ? Je veux dire, de voir en eux de la beauté malgré tout ; il y a de la beauté en tout être, pour qui sait la voir. Eux, plus personne ne verra la leur, pourtant ils étaient beaux, croyez-moi. Moi, je vais vivre et eux pas ; je serai le seul témoin de ce qu'il y avait de beau en eux, comprenez-vous ? Ils m'en sont reconnaissants. Je leur ai fait voir une chose qu'ils avaient sous les yeux, mais dont ils étaient trop proches pour la voir. - Quelle chose ? - Les circonstances tragiques de cette épidémie ont accéléré leur destin. Ils ne se connaissaient pas avant, ils vivaient relativement isolés dans leur prison dorée. Plus tard, un ou deux d'entre eux seraient peut-être devenus poètes ; les autres, des notables sans envergure, d'honnêtes pères de familles, sans passion, ayant oublié les rêves et les idéaux de leur jeunesse. - Cela vaut mieux que de mourir de la peste, non ? - Peut-être. Si vous en êtes si sûr, que faites-vous ici ? - D'accord, vous marquez un point ; et après ? - Après ? Maintenant, ils sont devenus... des amis, de vrais amis, liés, soudés par un destin commun. Ils ont découvert l'amitié, l'amour même pour certains, la solidarité face au malheur, l'entraide, l'abnégation. - Abnégation, égoïsme et corruption ! - Non. Ils ne sont pas égoïstes, et pas plus corrompus que vous et moi. Il y a un mois, ils ne se connaissaient pas, ou à peine. Maintenant, chacun d'entre eux serait prêt à se sacrifier pour le groupe. Ils ont franchi beaucoup de limites, ils se connaissent eux-mêmes, ils ont vécu quelque chose d'intense. Ne croyez pas qu'ils passent leur temps à faire ce que vous les avez vus faire ce soir. La journée, ils aident à détruire les cadavres, à soigner les mourants et à endiguer le fléau ; ils appliquent mes leçons, suivent les conseils que je leur ai donnés. Ce sont au fond de braves jeunes gens, il ne faut pas les juger trop sévèrement s'ils s'amusent la nuit d'une façon qui heurte vos préjugés. Leur vie sera brève, certes, mais elle a un sens. Toutes ces choses qu'ils ont découvertes, le courage, la solidarité, la sérénité face à la mort, donnent à leur vie une plénitude de sens qu'elle n'aurait peut-être pas eue sans la peste et... - Et sans vous ! - Tout juste. Je ne voudrais pas vous para"tre trop immodeste, mais oui, je m'enorgueillis d'aider les jeunes dans leur situation à trouver une signification à leur existence tragique, avant que la maladie fasse son oeuvre. Souvenez-vous, Ramazan, la peste n'est pas seulement le fléau de Dieu, elle est un visage de Son Verbe. Elle révèle à l'homme sa vérité. J'ai aidé ces jeunes à trouver leur vérité dans le malheur qui les frappait. Je les ai aidés à comprendre ce que peu d'entre eux aurait compris sans la peste et sans moi : que le destin de l'homme est mystérieux, dérisoire et tragique par essence, et que la seule chose qui donne un peu de valeur à ce chaos, la seule lumière qui brille dans les ténèbres sans fond où nous nous débattons depuis la nuit des temps, c'est... - La solidarité, le courage et l'abnégation ? - Oui, et plus fondamentalement, la passion ; la passion dont l'abnégation même n'est qu'une forme et un effet ; cette flamme mystérieuse qui brûle en nous, qui nous pousse les uns vers les autres, qui nous fait tenir tête ensemble à l'ombre de la mort qui plane sur nous, résister, accomplir l'oeuvre de la vie en sachant que tous nos efforts, tôt ou tard, seront anéantis. Voilà ce qui est beau, et ce qui fait que ces jeunes, malgré la brièveté de leur vie, ne regrettent rien. Je suis le seul, sur cette terre, à m'intéresser aux garçons dans leur situation ; personne ne se soucie d'eux à part moi, mais moi je les aime, et je ne me lasse pas de les aider et de les étudier. C'est ma manière de me sentir nécessaire, et croyez-moi, je regarde cela comme une bénédiction. - Savez-vous, Kriman, que je vous apprécie de plus en plus ? Vous êtes un homme singulier, dérangeant parfois, mais profond. - C'est pour cela que je cours les villes frappées par la peste, toujours sur les pas du fléau. Là au moins, je ne dérange personne, au contraire. >> Il me semblait que je commençais à comprendre Kirman. C'était un homme déroutant, mais fascinant. Un peu comme vous, Mounir ; je ne serais pas étonné que vos chemins se croisent un de ces jours. - Qui sait ? - Enfin, bref ; les jours passaient, plus de la moitié de la ville était morte, et j'avais vu ce que je voulais voir. Du moins, je le croyais. Il eût été aussi inutile qu'imprudent de rester plus longtemps ; je décidai alors que mon séjour touchait à sa fin. Kirman était d'accord avec moi. Les mesures nécessaires avaient été prises pour conjurer le mal, limiter l'épidémie. Il n'était plus vraiment nécessaire à B., lui aussi était résolu à aller voir ailleurs. Encore un jour ou deux, et nous partirions ensemble. C'est alors que je fis la connaissance du jeune Adam, et ce fut l'événement le plus extraordinaire, insolite et bouleversant de ce séjour. Tout commença par une rencontre banale, qui, dans une autre ville, ou dans d'autres circonstances, serait restée une rencontre banale. Mais la beauté d'Adam n'était pas banale, je le remarquai tout de suite. Nous v"mes pour la première fois ce garçon de douze ans près de la fontaine, où il était venu remplir son seau. Au moment où son regard croisa le mien, il trébucha malencontreusement, et l'eau se répandit sur le sol. Une fraction de seconde m'avait suffi pour être frappé en plein coeur par l'incroyable intensité de ce regard de velours. Je l'aidai à ramasser son seau et à le remplir à nouveau, pendant qu'il nettoyait son genou écorché. Pris de compassion pour ce jeune garçon dont la beauté exceptionnelle commençait à m'hypnotiser, je lui proposai de l'aider à porter son eau jusque chez lui ; il accepta, et ainsi commença notre amitié. Kirman observa toute cette scène d'un oeil goguenard, où je voyais un mélange de sarcasme et de commisération qui sur le moment m'irrita, mais je n'y prêtai pas trop attention. Plus je détaillais Adam, plus je me disais que ce garçon était une vraie perle, un des plus beaux garçons que j'aie vu de ma vie. Il était brun, avec des cheveux abondants, fins et lustrés ; des yeux bruns également, très grands, profonds et ardents ; la peau plutôt claire, texture fine et teint vivace, ambré, avec des roseurs charmantes aux bons endroits ; le visage rond, avec des joues rebondies, le menton pointu, la bouche petite, les traits encore enfantins, mais expressifs, pouvant prendre tour à tour une expression rêveuse ou très décidée. Et un corps admirable, pas très grand pour son ge, mince, mais pas trop, nerveux, souple, agile, plein de santé ; un corps fait pour le plaisir, trahissant à chaque mouvement une sensualité cachée. Il y avait très longtemps qu'un garçon ne m'avait pas inspiré des pensées aussi diverses et aussi exaltées, une telle altitude de désir. Depuis quand au fait ? Eh bien ! À peu près depuis Bahidj. Oui, bien qu'ils n'aient pas du tout le même style ni la même couleur, c'était une sensation comparable, un trouble aussi profond. Tout en portant son seau, j'écoutais Adam qui me racontait sa vie ; il semblait heureux d'avoir trouvé quelqu'un qui voulût bien l'écouter, encore que je fisse plus attention au timbre de sa voix, douce, vibrante, mélodieuse, qu'à ce qu'il me disait, mais je notai tout de même que l'eau était pour ses chers parents, les seuls personnes qu'il eût au monde, et qui étaient en train de mourir toutes les deux ; sa mère, déjà quasi morte, et son père qui restait près d'elle, contaminé lui aussi. Quant à Adam, il ne savait pas s'il l'était ; il avait peur, mais il ne songeait pas à abandonner ceux qu'il aimait. Il s'en remettait à la volonté de Dieu. C'était un garçon intelligent et généreux, en plus d'être incroyablement beau, et manifestement, en dépit de toutes ces qualités, il n'avait pas d'amis, ce qui ne g te rien. Il y avait une place à prendre, et je la pris sans hésiter. J'entrai dans la vie d'Adam, comme il était entré dans la mienne. Je ne pouvais cependant m'empêcher d'analyser ces pensées à mesure qu'elles se présentaient à moi, et je me faisais penser à Kirman, comme si son opportunisme un peu cynique avait déteint sur moi ; mais au fond, ce cynisme n'était-il pas du sens pratique poussé à l'extrême ? Et en même temps un masque sous lequel se dissimulait une sensibilité aiguë à la beauté cachée de l'humain ? Mes pensées s'emballaient, j'avais du mal à ma"triser leur flot, et mon coeur battait fort, je reconnaissais tous les symptômes d'un trouble amoureux extrême. Oui, il y avait longtemps que je n'avais éprouvé cela, et au fond, je me rendais compte que cela m'avait manqué ; être vraiment amoureux d'un garçon, comme je l'avais été de Bahidj autrefois ; être envoûté, ensorcelé par lui, fasciné par chaque aspect de sa personne. Chercher en vain un défaut, une vraie imperfection, qui ne renforce pas son charme, et ne rien trouver, et devoir m'avouer, vaincu, que tout me ravissait chez lui, et que l'idée de ne pas posséder un jour ce garçon me rendait malade, pire que la peste ! Sensation divine, exquise et redoutable ! Je commençais à me dire que la vraie raison de ma venue à B., la cause mystérieuse, inconnue, qui m'avait poussé au devant du péril, je l'avais enfin sous les yeux, quand nous arriv mes chez Adam, au seuil de sa porte. Nous allions nous séparer. J'hésitais à le quitter. Il y eut un moment de confusion. Il remarqua mon trouble et me proposa d'entrer chez lui un moment. Je crois que dès cet instant, notre destin était scellé ; ce garçon solitaire était heureux d'avoir enfin trouvé un compagnon. Nous étions seuls dans la salle à manger ; les parents étaient à l'étage, dans leur chambre, la mère agonisait et le père ne se montrait plus. Adam alla à la cuisine, revint avec des dattes sèches, s'excusa de n'avoir rien d'autre à me proposer, ce qui m'était aussi indifférent que possible, s'assit en face de moi, et nous rest mes un long moment à discuter ; il se montra soudain curieux, et je lui racontai ma vie à mon tour. Il était fasciné par mes récits militaires et voulait sans cesse en savoir plus. Dès lors, nous dev"nmes vraiment amis. Emporté par mon enthousiasme, je lui dis mon admiration pour lui, et combien j'étais heureux d'avoir fait la connaissance d'un garçon aussi rayonnant, parce que pour moi, dans cette ville frappée par le mal et la mort, il était vraiment comme un rayon de clarté divine, il était la vie même. Je lui dis tout cela, avec une spontanéité qui m'étonna, et qui fit sourire ce garçon qui n'était plus tout à fait un enfant et comprenait sans doute en partie la nature de mon émoi ; et ce sourire merveilleux le rendit plus magnifique encore. Je le quittai plein de trouble et d'espérance confuse, mais en lui promettant de revenir le lendemain, passer plus de temps avec lui ; et dans cette promesse, il y avait plusieurs promesses implicites, il y avait une profondeur de sens caché que j'étais sûr qu'il comprenait, car il était ingénu, mais sûrement pas stupide. Avant que je parte, il m'embrassa sur la joue d'une manière qui me parut très tendre, en fermant les yeux ; je sentis la fra"cheur de ses lèvres sur ma peau, et ce baiser, lui aussi, était une promesse enivrante, du moins je le ressentis comme tel. J'étais sûr qu'Adam et moi nous étions compris ; ses yeux, ses profonds yeux bruns pleins d'une flamme secrète, me disaient tout ce sa jolie bouche fra"che ne pouvait pas dire, et que mon coeur avait envie d'entendre ; ils avaient gravé son nom sur mon coeur. Dans cette ville où les hommes tombaient comme des mouches, où les passions suppuraient et où l'horreur grandiose de la condition humaine se révélait au grand jour, j'étais celui que le garçon attendait, depuis toujours, avant même de le savoir ; ce que nous allions peut-être vivre le lendemain, ce que j'espérais vivre, ce que j'espérais qu'il espérait aussi, nous l'avions déjà vécu, en fait, un million de fois, en rêve, lui et moi, tellement il était celui dont je rêvais sans le savoir, et réciproquement sans doute. En rentrant à l'auberge, j'avais l'impression de flotter. Je ne remarquais même plus l'odeur de mort qui flottait, elle aussi, partout, et le spectacle omniprésent de la mort, et le désespoir, et la peur, je n'étais plus en Enfer, mais au Paradis. J'allais vivre, jusqu'au lendemain, cette délicieuse inquiétude de l'attente, l'attente du grand moment terrible, mon premier congrès amoureux avec celui que j'aimais désormais depuis toujours, l'envol, l'assouvissement suprême. J'étais surexcité, heureux, palpitant et anxieux. Tout à coup, je croisai le premier charnier au coin de la rue, et je repensai à la peste. La mort, partout, les signes de la mort, les marques sur les maisons ; la maison d'Adam notamment, la maison de l'amour, marquée elle aussi. Oh ! Mon Dieu ! Je venais de faire une chute vertigineuse, de la félicité olympienne à l'angoisse infernale. Je me souvenais où j'étais. Depuis des heures, je l'avais oublié, captivé, subjugué par une vision charmante. Je repensai à la peste. Cette maladie maudite, qui m'avait pourtant mis sur la piste du garçon ; comme une étoile noire, elle m'avait guidé vers ce qui pourrait être le plus bel amour de ma vie... ou mon arrêt de mort ! Et pourquoi pas les deux ? La vie est courte, de toute façon. Vingt-cinq ans, cent ans, quelle différence aux yeux de l'univers ? L'important n'est pas ce qu'elle dure, mais la façon dont on la remplit. Oh ! Comme tout à coup je comprenais Kirman, et ces jeunes auxquels il s'intéressait d'une si singulière façon. Peut-être que j'allais bientôt savoir exactement ce qu'ils ressentent. Quelles chances avais-je d'y échapper ? Certainement aucune, si je faisais avec Adam ce que j'avais l'intention de faire, et qu'il était contaminé. Oui, mais était-il contaminé ? Il le craignait, il ne le savait pas. On ne pouvait avoir aucune certitude, c'est cela qui était terrible. Adam n'était pas malade. Mais sa mère était mourante, et son père atteint. Sa maison était marquée. Il vivait dans une ville frappée par la peste ! Il était en sursis, comme les autres. Moi aussi j'étais en sursis, peut-être. Qu'avais-je à perdre ? Qu'avais-je à gagner ? Une chose certaine était que, si la peur m'empêchait d'aller jusqu'au bout, je risquais de le regretter toute ma vie. Je ne rencontrerais peut-être plus jamais un garçon aussi merveilleux qu'Adam, aussi beau, gentil, aimable et disponible à la fois. Je l'aimais, il n'y avait pas de doute là-dessus. Je l'aimais, et, si j'écoutais la prudence, si je me détournais de lui, le deuil de cet amour empoisonnerait les reste de mes jours ; voulais-je vivre avec ça ? Mais préférais-je mourir ? Une pensée encore plus atroce me vint à l'esprit : et si je renonçais à Adam, et que j'étais contaminé quand même ? Dans quel ab"me de regret et d'amertume mourrais-je alors ? En restant à B. - et j'y étais déjà resté pas mal de temps - je jouais de toute façon ma vie ; alors pourquoi ne pas la jouer jusqu'au bout ? Oui, mais fallait-il vraiment multiplier à outrance mes chances de mourir ? Tant de pensées contradictoires se bousculaient dans mon cerveau que j'en étais malade ; j'avais la fièvre. Ce désir fou mêlé d'angoisse funèbre était une vraie peste morale. En arrivant à l'auberge, j'étais profondément perturbé. Kirman le vit, et il en devina la cause. << - Mon pauvre Ramazan ! Vous en êtes donc là ? Hélas ! J'ai bien vu, dès le premier instant, que ce garçon vous a tapé dans l'oeil. Quand je vous ai vu le suivre, j'ai craint le pire. Et j'avais raison. Vous êtes amoureux ! Sachez que, dans une ville frappée par le fléau, c'est ce qu'il peut arriver de pire. Si j'étais à votre place, je partirais tout de suite ! Je prendrais mes jambes à mon cou ! Vous n'avez déjà que trop risqué une vie plus précieuse que la mienne. Ce que vous vous apprêtez à faire est aussi vain que suicidaire. Déjà, l'amour en soi est un mal pire que la peste ; mais cet amour-là ! Je vous en prie, reprenez-vous en main. - Si vous étiez à ma place ! Mais pouvez-vous réellement vous imaginer à ma place, vous, Kirman ? Nous savons tous les deux combien nous sommes différents. Vous est-il déjà arrivé d'éprouver ce que je ressens en ce moment. - Peut-être. Dans la première ville frappée par la peste que j'ai connue, en Inde, il y avait un jeune et beau garçon qui était cher à mon coeur. J'étais affreusement épris de lui. Pendant des jours, j'ai été tiraillé entre le désir de posséder ce garçon et la crainte d'être contaminé. C'était... terriblement oppressant. - Et qu'avez-vous fait alors ? - Alors ? J'ai été voir un brahmane que je connaissais, et qui avait été l'ami de mon père avant d'être le mien ; il m'avait fait sauter sur ses genoux, et avait promis à mon père de toujours veiller sur moi quand il ne serait plus. C'est lui qui, après beaucoup d'hésitations, et en constatant que rien ne pourrait enlever ce garçon de mon stupide coeur de jeune m le imprudent, m'a fait boire le breuvage secret qui m'a immunisé, privilège normalement réservé aux gens de la caste supérieure. Alors, j'ai aimé ce garçon. Je l'ai serré dans mes bras, j'ai embrassé chaque morceau de son corps enfiévré, j'ai connu entre ses bras les nuits les plus chaudes de mon existence, sans craindre le mal fatal. - Ah ! Quelle chance vous avez ! - Croyez-vous ? - N'est-ce pas le cas ? - Vous en jugerez vous-même quand vous conna"trez la suite. Donc, j'ai aimé ce garçon et il m'a aimé. Tout allait bien, jusqu'au jour où il a contracté le mal à son tour. Lui n'était pas brahmane ni ami d'un brahmane, pas d'immunité pour lui. Cela para"t injuste, je sais, mais il y a une sagesse cachée là-dessous ; le sérum ne pourrait pas être fabriqué en quantité suffisante pour traiter tout le monde, de toute façon ; il faut donc bien choisir. Et puis, n'oubliez pas, les initiés considèrent que la peste est la volonté de Dieu, et ils ont raison ; souvenez-vous de ce que vous avez appris depuis que vous êtes ici, vous voyez bien qu'il y a un sens caché dans tout cela. Enfin, une fois que le mal s'est déclaré, il est trop tard, le breuvage n'agit plus ; c'est uniquement préventif. Au moment où nous avons pris conscience, mon ami et moi, qu'il était atteint, nous savions qu'il n'y avait déjà plus rien à faire. Je l'ai donc vu se dégrader rapidement, pourrir sur pieds et mourir dans des tourments atroces. Depuis ce jour, chaque fois que je prends un garçon dans mes bras, je revois l'image de celui-là, dans les derniers moments de son agonie, et c'est la mort que j'ai l'impression d'embrasser. C'est pourquoi j'évite d'être amoureux. Cet amour-là continue et continuera toujours d'empoisonner ma vie ; c'est pire que la peste, croyez-moi. Je ne voulais pas vous raconter cette histoire, mais le goût amer qu'elle m'a laissé explique en partie l'apparente dureté de mon caractère. - Mon Dieu ! Si j'avais pu savoir... je suis navré d'avoir réveillé ce terrible souvenir. - Pas de problème. Vous ne pouviez pas savoir, justement. Et puis, si cela peut vous rassurer, vous n'avez rien réveillé du tout, vu qu'il ne dort jamais, ce souvenir ; même quand je dors, lui, il veille, pour me rappeler toujours ce que nous sommes, et ce que valent nos amours. - Mais ce sont nos amours ! Un mal pire que la peste, sans doute, mais de ce mal je suis atteint, que puis-je faire maintenant ? Que dois-je faire ? - Je crains qu'il n'y ait rien à faire. Vous êtes atteint, en effet, vous l'avez dit. Je ne vois qu'une chose à faire : tirer l'échelle. Si vous aviez un soupçon de sagesse, vous fuiriez sur le champ et vous t cheriez d'oublier ce garçon, c'est le conseil de Kirman. Mais la sagesse et l'amour, c'est comme l'eau et le feu. Je crains donc que, lorsque vous réalisiez votre folie, si vous la réalisez un jour, il ne soit trop tard ; d'ailleurs il est probablement déjà trop tard. N'importe, je vous le redis : fuyez ! Vous ne pourrez pas dire que je ne vous aurai pas prévenu. - Réaliser ma folie ! C'est vous qui parlez ainsi ! Mais c'est mon désir que j'ai envie de réaliser ! Ah ! Mon Dieu, oui, je crains que la sagesse soit inopérante sur moi désormais. Ce garçon est tellement... comment dire ? Je ne trouve pas les mots. Vous ne l'avez sans doute pas bien regardé, et surtout vous ne l'avez pas écouté, touché, embrassé, sinon vous comprendriez. Il est tout simplement unique ! C'est vrai, je suis contaminé, ensorcelé, je suis fou ! Je sais pourtant que vous avez raison... j'ai jusqu'à demain pour réfléchir. Peut-être d'ici-là trouverais-je la force de fuir, en effet. Je vais demander à Dieu de me conseiller. - Demandez-lui surtout de vous pardonner pour la sottise que vous allez commettre ! Et priez pour que ce garçon << unique >> ne soit pas contaminé. Parce que plus vous attendrez, moins vous trouverez la force de fuir. C'est tout de suite qu'il faut partir ! Des garçons, vous en rencontrerez encore des milliers. Oui, je sais, vous allez me dire encore que celui-là est différent, merveilleux, singulier, etc. L'amour fait toujours dire les mêmes calembredaines, il ferait bien de renouveler un peu son répertoire. Mais je ne m'attends pas à ce que vous m'écoutiez. Vous savez, peut-être est-ce vous qui avez raison. Nous sommes tous mortels, nous avons tous un destin à accomplir. Peut-être devez-vous aller jusqu'au bout de votre délire pour trouver votre vérité ; c'est ce que je ne cesse de répéter à ces jeunes dont je m'occupe, dans les cités contaminées ; il se peut que ce soit vrai pour vous aussi. N'importe, je me suis attaché à vous malgré moi. Cela me déchire le coeur de penser que vous allez risquer, et probablement perdre votre vie, pour une cause aussi absurde. - Vraiment ? Vous, Kirman, vous ressentez cela ? Vous m'en voyez touché. Si je suis contaminé, j'espère que vous veillerez sur moi jusqu'au bout. Et surtout, je vous en conjure : promettez-moi que vous irez voir mes parents, et leur demanderez pardon pour moi. - Je vous le promets, mais j'espère tout de même que vous retrouverez la raison pendant la nuit. - Vous croyez aux miracles, vous, maintenant ? - Cela m'arrive ; comme tout le monde, j'imagine. >> Je dormis peu et mal cette nuit-là. J'étais torturé par des rêves bizarres dans lesquels l'image de Kirman enlacé avec des corps de garçons morts se mêlait à celle d'Adam et moi, pourrissant dans les bras l'un de l'autre, pestiférés mais unis à jamais, jouissance et mort, nos mes resplendissantes glissant hors de nos corps avec nos organes liquéfiés. Le lendemain, quand vint l'heure du rendez-vous, j'avais l'impression que le cauchemar continuait, ou plutôt qu'il ne faisait que commencer. Avant de nous séparer, Kirman me dit : << - Il est encore temps. Vous pouvez renoncer à cette folie. Mais je suppose que je parle dans le désert ? - Votre sollicitude me touche ; vous savez, quelqu'un, il y a longtemps, m'avait prédit que je rencontrerais la mort et que je la regarderais en face, bien avant mon heure. Je pense que le moment est arrivé. - Alors, faites ce que votre délire vous inspire. >> Et je marchai, au milieu des charniers brûlant aux coins des rues, jusqu'au lieu du rendez-vous fatal. Cette ambiance de mort, cette odeur de fin du monde, me pénétrait par chaque pore de la peau, m'embaumait jusqu'au coeur, mais j'avais constamment devant les yeux l'image d'Adam près de la fontaine, son seau sous le bras, une image de gr ce divine et de rédemption, la beauté abreuvant le monde, l'espérance de la vie éternelle et d'une éternité de jouissance sous la plus merveilleuse enveloppe charnelle, et son regard brun, profond comme la nuit, croisant le mien ; et cette flamme solitaire qui dansait au fond m'appelait, elle me disait me me perdre dans cet ab"me de beauté peut-être mortelle, pour me retrouver. J'étais désarmé. Je ne pouvais que répondre à cet appel, qui venait de trop loin, trop haut et trop profond pour que je puisse résister. J'allais me perdre en Adam, et peut-être me retrouver, qui sait ? Peut-être que mon heure était déjà venue et que je ne le savais pas. Peut-être étais-je déjà mort. Contaminé ? Oh ! Mon Dieu, comme je désirais ce garçon ! Je n'avais pas désiré ainsi depuis très longtemps ; la gr ce envoûtante d'Adam, aussi sa solitude, cette expression du corps et du regard qui disait en permanence le besoin de l'ami, l'attente de l'étranger qui l'emmènerait loin de cette trop ordinaire réalité, vers des horizons sublimes, l'idée d'être cet étranger, l'élu qui cueillerait cette beauté sauvage, inconnue, invisible au monde, aperçue de moi seul, cette féerie, cette démence m'avait contaminé, j'étais déjà plus malade que tous ces pestiférés réunis, nécrosé de désir, languissant d'une passion désespérante et désespérée ; je n'avais plus qu'à me jeter tête baissée dans le gouffre, en espérant que retomberais sur mes pieds. En atteignant la porte de la maison fatale, je croisai les fossoyeurs qui emmenaient un corps emmailloté dans un linceul ; je le vis comme un avertissement. Pour la dernière fois, je songeai à faire demi-tour, à prendre mes jambes à mon cou et à partir loin, très loin de cette ville, t cher de tout oublier. Tous les avertissements de Kirman me revenaient à l'esprit : << il est encore temps de renoncer à cette folie ! >> me disait-il ; toutes mes angoisses, toutes mes hantises me prenaient ensemble à la gorge. C'était le moment que j'avais toujours craint, il se précisait maintenant avec une réalité terrible. Fuir ! Il en était encore temps... encore temps... le temps ; le temps fuyait à travers moi comme la sueur, à grosses gouttes ! Folie ! La mort, l'amour, le jeu en valait-il la chandelle ? Combien de temps me resterait-il à vivre si je sautais le pas, là, dans un instant ? Tous ces cadavres qui s'entassaient autour de moi avaient mon visage, ils semblaient m'attendre et me guetter comme une horde de spectres voraces ; le temps, oui, le temps ! Jamais je ne m'étais rendu compte à quel point le temps est la substance même de ma conscience, qui se distend et se contracte au gré des expériences, mourant à chaque instant pour rena"tre, aspirée toujours par ce goulet vertigineux, angoissant qui se dresse devant elle, non pas une paisible translation certes mais une intolérable succession d'à-coup qui tantôt se heurtent, se perdent en une brume nauséeuse, tantôt se détachent sur le funèbre fond du néant que je sentais triompher en moi, oui, je comptais la macabre cavalcade des instants comme les battements de mon coeur oppressé, entre l'angoisse du néant et la beauté impérieuse, intemporelle d'Adam, encore un peu de temps encore, réfléchir, faire mine d'hésiter, comme si je n'étais pas déjà vaincu... Cette sinistre comédie atrocement réelle pourtant de l'hésitation ultime, que je me jouais à moi-même comme un acteur halluciné qui se prépare à mourir sur scène, me sembla durer une éternité, alors qu'elle n'avait duré que quelques secondes ; elle n'était déjà plus ; comme un somnambule, je me voyais glisser vers l'issue inévitable, la porte obsédante du sépulcre où m'attendaient tant de voluptés morbides, non ! Non ! Mes jambes refusaient d'obéir, elles étaient en argile, j'allais faire demi-tour, renoncer, fuir comme la raison me le criait hors d'haleine... trop tard ! J'avais vu ; vu et entendu... la silhouette d'Adam, gracieuse et fine, ses beaux yeux marrons flamboyant dans la pénombre, et sa suave voix amicale, redoutable tentatrice, qui m'invitait à entrer, à me perdre, oui à me perdre dans ces ténèbres plus que lumineuses, dans cette lumière plus que ténébreuse qu'il dégageait plutôt... << - Entre, Ramazan ; la Paix soit sur toi ! - Adam... - Te voilà enfin ; je t'attendais depuis ce matin ! - Moi aussi j'attendais. >> J'étais entré comme un automate, comme un condamné marchant vers l'échafaud, comme l'amant de la mort. Sans para"tre remarquer mon appréhension, l'enfant m'avait sauté au cou, sans h te, comme s'il se savait en pays conquis ; il déposa sur mes joues un baiser dont la fra"cheur me fit succomber, dissipant ma frayeur en la remplaçant par un vide plus effrayant encore. Je ne savais plus où j'étais, je me laissais guider dans les brumes de ce rêve étrange par son adorable main d'éphèbe, cette main contaminée peut-être ; je n'y pensais déjà plus. À nouveau, la beauté et la gr ce d'Adam submergeaient ma faculté critique, étourdissante façon d'approcher l'absolu ; car c'était bien d'absolu qu'il s'agissait, et je commençais à peine à le réaliser que j'étais déjà totalement dans ses griffes ; un absolu de ravissement esthétique et d'extase volcanique, aphrodisiaque, infiniment plus puissante que la mort et l'inquiétude dérisoire pour une vie qui prenait tout son sens en ce moment précis où j'allais enfin approcher mes lèvres de celles d'Adam, oh ! Tes lèvres, Adam ! Alors que je me penchais sur elles, j'entendis ces lèvres sublimes murmurer : << - Attends ! Il faut que je te dise... ma mère est morte cette nuit. - Oh ! je... je suis désolé >> répondis-je, confus. Je comprenais que c'était elle, le corps anonyme que j'avais croisé, enveloppé dans un suaire, un instant avant. À vrai dire, je m'en doutais un peu, mais je redoutais d'en avoir la confirmation. C'était chose faite. La mort avait frappé cette nuit, dans la maison où je m'apprêtais à glisser dans la plus ardente volupté de ma jeune existence, la plus désirée en tout cas. Suprême avertissement... dérisoire avertissement, à un homme que la surdité du désir avait déjà frappé ! Quant au père, il agonisait à son tour. Il ne pouvait déjà plus bouger - en voilà déjà un qui ne nous dérangerait plus - et la nécrose commençait à gagner son cerveau. Adam avait dû le faire manger à la cuillère, des miettes de pain rassis dans de l'eau croupie - à vrai dire cela n'avait plus beaucoup d'importance, mais l'admirable fils qu'il était tenait encore à cette chose pitoyable qui avait été son père. Avec la cruelle ingénuité propre aux jeunes, il me demanda si je voulais le voir. Je n'y tenais pas du tout, je l'avoue ! J'avais peur, mais en ce moment, la peur était un merveilleux stimulant, elle renforçait mon désir dans des proportions paradoxales. J'étais comme possédé. Adam paraissait-il en parfaite santé ? Certes, mais il avait peur lui-même, il ne le cachait pas. Il était impossible, en cette minute, de savoir s'il était contaminé ou pas. Il se pouvait qu'il eût échappé au fléau, comme il se pouvait qu'il fût déjà condamné. Cette incertitude m'enivrait de façon délicieusement ténébreuse, elle augmentait ma farouche détermination à jouir d'Adam sans courir le risque d'attendre afin d'être sûr du péril que j'encourais. << - Tu veux toujours de moi, dis ? >> demanda-t-il avec une charmante nuance de crainte dans la voix. << - Tu n'as pas idée à quel point je veux ! Oh, Adam ! >> répondis-je en me penchant sur lui pour de bon. Maintenant ! Je voulais, oui, et c'était maintenant ! Plus tard il serait trop tard, je serais sûr et alors ce serait du suicide, et je ne voulais pas me suicider, je n'en aurais pas la force, je voulais m'illusionner, penser que nous avions tous les deux une chance d'en réchapper, que notre passion serait plus forte que le mal ! Non, c'était maintenant ! Le moment obscurément attendu depuis l'époque des limbes, quand le collégien amoureux que j'étais avait entendu sans comprendre l'énigmatique avertissement de Nawwar, confirmé plus tard par un ma"tre vénéré, qui semblait désigner si précisément ce moment que j'étais en train de vivre ! Mais oh ! Comme malgré l'aspect macabre de ce moment, je me sentais vivant, vivant ! Comme jamais et à jamais ! Alors, de toutes mes forces, de tout mon coeur, je pressai mes lèvres contre celle d'Adam. Je sentais son coeur battre, le désir embraser son corps menu et son entrejambe se raidir exquisément ; penché sur lui, mon bras sous ses épaules tandis qu'il se pendait à mon cou en fermant les yeux pour mieux sentir la volupté l'envahir, je caressai avec ferveur ce petit être délicieusement dur qui se dressait entre ses fines cuisses d'ambre ; il les ouvrit et les ferma autour de ma main, se tourna vers moi et se tordit de plaisir en ronronnant comme un chaton à la sensualité à fleur de peau. Nous flottions dans une bulle lumineuse de désir fulgurant et de plaisir en germe. Je le serrai contre moi et l'embrassai avec plus de fougue encore. Je mordillai ses lèvres ; il mordit les miennes jusqu'au sang, s'excusa, m'embrassa de nouveau pour me faire oublier la douleur que je ne sentais pas ; fou, oui, j'étais fou, comme le plomb en or dans le fourneau de l'alchimiste, mon angoisse de mort s'était complètement muée en un sentiment de vitalité implacable et une soif de jouissance inextinguible. Je l'enlaçais, il m'enlaçait, nos habits tombèrent, son jeune corps encore vert mais d'une belle couleur beige veloutée se mêla complètement au mien, plus puissant et plus mûr, et plus p le aussi - naguère blême d'angoisse, et aussi du fait que je ne me montrais pas trop au soleil ces derniers temps, maintenant exsangue de désir. Une immense vague de volupté langoureuse nous enveloppa, et nous emporta d'un coup, très loin et très longtemps sur les rivages d'un rêve érotique partagé vaste comme un continent, semblable à un poème épique écrit avec des lettres de chair impudiquement enlacées dans une calligraphie mouvante et totalement débridée. Nous parlions une langue commune dont la notion de chasteté était définitivement absente, et c'était pour le mieux. Oh ! Comme mon corps s'embo"tait à la perfection dans le sien malgré la différence de taille, comme mes membres divers trouvaient naturellement le moyen de jouer sur les registres les plus intimes, les plus intenses de ses sens à peine éveillés de leur coma prépubère ! C'était absolument fabuleux, exquis, divin, plus que je n'avais imaginé, car je n'aurais pas cru ce garçon sobre, carré, discipliné, capable de se donner avec autant de fièvre et d'exubérante frénésie, comme si ses nerfs les plus délicats et sensibles étaient à nu sous mes doigts, ou même, comme si... comment dire ? Comme s'il était mû du désir de verser toute sa vie en moi, dans l'espoir qu'elle s'y conserv t mieux que dans son propre corps peut-être déjà condamné par le mal qui rôdait, oh ! Mon Dieu ! Mais en ces instants sublimes, je n'y pensais pas, je ne pensais à rien, j'étais absorbé par ce feu de sensualité garçonnière que j'avais allumé. Absorbé, oui. Subsumé. Consumé par l'ab"me. L'ab"me ! C'était toute ma terreur passée mêlée à toute la jouissance que j'avais anticipée, décuplée par l'enivrant sentiment du réel ; ma terreur transfigurée, fondue à présent dans cette sensation indicible d'une paix immense et cependant exaltée, exaltante au delà du délire, un délire de paix qui engourdit l'esprit et peu à peu le corps, les sens même, ne laissant que l'extase diaphane du vide hyper-cosmique où l'être tout entier se recueille, voilà ; voilà ce que je ressentais dans les bras d'Adam, ma peau contre la sienne, mon sabre dans son fourreau, ma bouche sur son sein moite et tout à l'avenant. Nous étions en repos, sur un archipel lointain, dans un océan de gr ce, si loin de cette cité de mort ; oh ! Comme celui qui aurait pu lire en nos coeurs à cet instant aurait été loin de penser que quelqu'un de cher était mort dans cette maison quelques heures plus tôt, et que quelqu'un d'autre expirait au même moment, au moment même où nous r lions de volupté orgasmique, rude parallélisme, pre voisinage, grande mort et petite mort, l'ab"me, l'ab"me, l'ab"me ! Comme je reposais haletant sur le sein de mon tendre ami, toute ma vie me revenait à l'esprit, saccade d'images brûlantes, enchevêtrées ; le collège militaire, mon combat avec Bahidj, combat contre moi-même et mon angoisse d'être humilié, vaincu, d'être cet être chétif et insignifiant dont l'univers me renvoyait l'image tel un cruel miroir, et cette force indomptable que je sentis jaillir de moi au contact du corps de l'autre, de sa peau, de ses muscles, qui me poussait à le terrasser pour être remarqué de lui, de lui et des autres ; et le désir pour ce vaincu magnifique qui s'insinuait en moi, jour après jour, désir douloureux, mortifiant, désespéré déjà, jusqu'à la scène du hammam, cet autre inaccessible et lointain devenant brusquement disponible, à ma merci ; un passage lumineux, du rêve à la réalité, le désespoir qui éclot en épiphanie, l'ancienne rivalité transmuée en solidarité virile, indéfectible, et puis les champs de bataille, les honneurs, les combats, le sang le feu, la solidarité toujours, et puis la très longue marche sous les flèches, sous les flammes, tenant à bout de bras le corps de l'ancien adversaire, de l'ancienne idole, de l'ancien compagnon, du frère d'arme, frappé à ma place peut-être, et l'hôpital, et la blessure inguérissable, l'amputation de la jambe, la destruction de ce corps jadis adoré, et soudain, le vacillement de mon idéal martial, la remise en cause de tout ce qui m'avait fait rêver, qui m'avait fait vivre, m'avait porté jusque là, et le retour à Samarcande, les doutes, la nuit, l'angoisse qui reviennent, et le neveu, si pur, candide, une étoile dans cette nuit, puis le départ, reprendre une carrière à laquelle je ne croyais peut-être plus, ou peut-être encore, puis la nouvelle de la peste, la croisée des chemins, le pari contre la mort, la décision terrible, aller à B., voir, savoir et comprendre, Kirman... et puis Adam ! Adam qui se dressait, immense, comme un mur ou comme une porte lumineuse au bout du long chemin pre et rugueux de ma vie ; l'éclair foudroyant, confondant après mainte station de ténèbres. Oh ! Adam ! Si tu savais, si tu pouvais savoir tout ce que tu es pour moi, tellement plus que le tout, adorable garçon ; tout ce que tu représentes pour moi, toi qui ne représentes strictement rien que ce que tu es, un garçon ! Tout ce que tu incarnes pour moi, dans le temps et l'éternité et dans ta chair si fine, si savoureuse, dans ta chair de garçon ! Divin, comme la vie, comme la mort, comme la peste ! Divin, divin garçon ! Oui, tu devins la mort entre mes bras tremblants ; tu étais la vie et la mort, et je les ai possédées en toi, infiniment, merveilleusement, ô éternel garçon ! Faisant fi de toutes mes craintes, balayant d'un coup la prudence, la raison et l'instinct de conservation, j'ai possédé Adam ; j'ai pris son corps frêle, mais nerveux, enflammé par le désir, entre mes bras qui paraissaient étonnamment puissants par rapport aux siens, j'ai senti ma peau brûler contre la sienne, je lui ai arraché des soupirs d'agonie de plaisir comme je n'en avais jamais entendu... En dépit du sentiment très pur que nous avions l'un pour l'autre, de notre pudeur naturelle, qui ne fut pas un obstacle à notre union, je vous assure que ses douze ans étaient un volcan de sensualité dont l'éruption me combla de bonheur. Une éruption de désir, de volupté et de passion qui a duré toute la nuit, et à l'aube, nous étions vraiment comme deux morts qui reviennent lentement à la vie. J'avais le sentiment d'avoir enjambé l'ab"me et de me retrouver de l'autre côté. Je savais que je ne serais plus jamais le même homme. Adam me regarda anxieusement, encore épuisé par nos étreintes démentes, comme s'il craignait de lire dans mes yeux une manière de reproche, une fois mon désir apaisé ; mais il ne lut rien de tel et parut à demi rassuré. Cependant, je devinais ce qui tourmentait encore son me. Étais-je contaminé à présent ? Peut-être m'avait-il transmis le mal. Mais cela n'avait plus aucune importance pour moi. Après ce que je venais de vivre, je ne jugeais plus les choses de la même façon ; j'avais accepté d'avance toutes les conséquences possibles de mon acte, même les plus terrifiantes, et je me sentais étrangement calme, simplement satisfait de ce que je venais d'accomplir. Je profitais de tous les instants, je savourais jusqu'à la moindre bouffée de l'air du matin qui gonflait mes poumons. J'étais étonné du vide que je ressentais en moi, pas un vide mort et angoissant, plutôt un océan de sérénité et de détachement, la lumineuse vacuité de l'Être que je touchais enfin du doigt. Je pris tendrement mon ami contre moi, caressai ses beaux cheveux fins et ondulés, qui brillaient dans la clarté du jour naissant, et j'entrepris de le rassurer en lui soufflant des paroles douces que mon coeur puisait je ne sais où, d'une voix serrée par l'émotion : << - Ne t'inquiète pas, Adam, tu n'as pas à t'en faire ; quoi qu'il arrive maintenant, je ne t'en voudrai pas, et je ne m'en voudrai pas non plus, et je n'en voudrai pas davantage à la Providence, ni à personne ; c'est ainsi, ce qui doit être sera, et ce qui n'est pas ne devait pas être... Je peux mourir demain ou vivre encore cent ans, cette nuit restera la plus belle de ma vie, ma nuit du Destin, mon apothéose... Je t'aime, Adam ; tu es vraiment pour moi le Premier Homme, l'être le plus digne de respect et de louange qu'il y ait sur cette terre, et s'il y a bien une chose que je ne regretterai jamais, c'est d'être venu dans cette ville et de t'avoir connu. - Tu es sûr ? Mais si la peste... - Au diable la peste ! Il n'y a pas de peste ! Le seul mal que l'homme doive redouter, c'est l'ennui, c'est l'inconsistance d'une vie tournée vers la seule conservation de son misérable et périssable corps... Mais après ce que j'ai vécu - ce que nous avons vécu - je peux te dire que ma vie est définitivement sauvée de cette inconsistance. Quoi ! Tu n'es pas heureux, toi ? - Oh si ! Diablement heureux. Divinement heureux. Gr ce à toi. - Gr ce à la peste ! C'est elle qui m'a amené ici, n'oublie pas. - C'est vrai. Vive la peste alors ! >> Nous r"mes tous les deux, fiers de notre insouciance, avant de nous embrasser pour la millième fois. C'était vrai : de façon inattendue, la terrible maladie avait révélé un aspect positif, elle nous avait rapprochés, et même au delà de ce que l'on pourrait dire ou comprendre, car sans elle, sans cet ennemi invisible et sournois dont la menace pendait au-dessus de nos têtes, notre émotion n'aurait pas été aussi forte, la vérité de nos sentiments ne se serait pas révélée avec autant d' preté. Le mal que tout le monde craignait semblait soudain une bénédiction. C'était peut-être cela le secret du plan divin. Mais à cet instant, je ne philosophais pas vraiment, je ne me posais plus de questions ; je nageais dans le bonheur, profitant de chaque instant. La mort était peut-être déjà entrée en moi, j'étais peut-être condamné et Adam aussi, et pourtant, c'était comme si ensemble nous avions vaincu la mort ; oui, c'était cela que je ressentais. Nous étions, tous les deux, lui et moi, moi et lui, l'homme nouveau, l'homme primordial, délivré de la mort, plus grand que la vie. Honnêtement, c'était beau. Je donnerais cher pour revivre cela, si c'était possible. Toutefois, après être demeurés encore un moment à nous cajoler, à nous redire nos sentiments et à nous exhorter mutuellement à être courageux désormais, nous rev"nmes peu à peu à la banale réalité. Nous nous rhabill mes, pr"ment un rapide petit déjeuner, après quoi, pensant à Kirman qui devait m'attendre avec anxiété, je pris congé d'Adam, non sans lui promettre de revenir bientôt ; nous nous serr mes très fort l'un contre l'autre, et je le sentis très ému au moment où je franchis le seuil de sa maison, marquée du signe sinistre. Pendant la nuit, l'état de son père avait tellement empiré qu'on ne pouvait décemment pas espérer qu'il pass t la journée. Ce serait sans doute une rude journée pour mon ami. En rentrant à l'hôtel, à travers les rues sinistrées où s'entassaient çà et là les cadavres, je réfléchissais à ce que j'allais faire à présent. Je ne pouvais décidément pas abandonner Adam à son sort, dans cette ville, après ce que nous venions de vivre ; je pouvais difficilement l'emmener avec moi, et il était hors de question pour moi de rester également. J'étais quelque peu désemparé. Une fois dans ma chambre, je trouvai Kirman qui m'attendait effectivement. Il me lança un drôle de regard, mi interrogateur, mi résigné, avec une pointe d'ironie triste. Il ne me posa pas de questions ; à voir mon air à la fois béat et tourmenté, il devait avoir tout compris d'emblée, ce que j'avais fait, ce que j'avais ressenti, et les graves réflexions qui commençaient à s'agiter en moi. Il dit simplement : << - Alors, vous l'avez fait... Vous êtes bien, décidément, aussi fou que je le pensais. Mais quelque part, vous avez bien fait ; si votre destinée était de mourir ici, autant mourir satisfait. Non, ne dites rien, je comprends ce que vous ressentez ; je sais quel bien cela fait de franchir certaines limites. Je sais que quoi qu'il arrive, vous n'êtes pas du genre à regretter ; vous êtes fort, c'est ce que j'aime en vous. N'importe, vous êtes fou quand même. - Oh oui ! Complètement fou, vous pouvez le dire ! Mais je vous jure, Kirman, je ne me suis jamais senti aussi bien qu'aujourd'hui. - Je vous crois. Et bientôt, vous ne vous serez jamais senti aussi mort, mais vous vous en moquerez. C'est bien ce que je vous disais, l'amour est pire que la peste ; c'est une des pires choses que l'ironie divine ait inventée pour se moquer des hommes. - C'est vous qui vous moquez, Kirman. Je sais ce que je dis, et aussi ce que je fais, croyez-moi. Et peu m'importe de mourir maintenant, vous pouvez me croire, je suis bien au-dessus de cela. - Ne vous emportez pas, je ne vous jugeais pas. Je n'aurais jamais fait ce que vous avez fait, je n'en aurais pas même eu la tentation, mais on a tous nos folies. Simplement, les miennes sont passées. - Nous nous comprenons. Nous ne sommes pas pareils, mais vous me respectez et je vous respecte. Maintenant, je me demande ce que je vais faire... Avec ce garçon, je veux dire. Je ne peux pas l'abandonner à son sort... - Oh, non ! Dites-moi que je rêve ! Quoi, c'est à ce point-là. - Kirman, vous contredisez tout ce que vous venez de dire avant. Ne comprenez-vous pas que je l'aime, vraiment ? Est-ce tellement au-dessus de vos forces ? C'est un garçon... - Oui, unique, je sais. Comme cent mille autres. Vous vivez votre folie, vous êtes libre de vous faire du mal si ça vous chante, d'accord ; mais tenez-vous tellement à en faire à d'autres qui ne vous ont rien demandé ? - Vous êtes terriblement raisonnable... C'est ce que j'ai vécu avec lui qui était unique, voilà tout. Vous avez beau railler, je sais que je ne vivrai cela qu'une fois dans ma vie. Alors, pour ce qui est des autres, le diable les emporte... Je ne dois rien qu'à celui qui m'a fait don d'une vie plus haute, même si je dois ne pas en jouir longtemps. - Alors dans ce cas, je sais ce qui me reste à faire. - Quoi, qu'allez-vous faire ? Me dénoncer ? - Mais non, bien sot ami ; m'en laisseriez-vous le loisir, de toute façon ? Je vais vous aider. Vous en aurez besoin. Vous n'arriverez pas à évacuer ce garçon seul, et vous seriez capable de vous laisser mourir ici avec lui tant vous êtes stupide ; or, je n'y tiens pas, j'ai un faible pour vous, car malgré tout des hommes de votre trempe ne court pas les rues ; alors, tant pis pour les autres, après tout je ne leur dois rien non plus, je suis immunisé, et ma compassion pour eux n'est qu'une passion bien tempérée. - Bien, à la bonne heure ; comment allons-nous faire alors ? - Ce n'est pas évident ; vous savez qu'en ce temps de crise, les accès de la ville sont hautement surveillés, il faut un laissez-passer. Vous, vous avez votre uniforme, moi je suis autorisé à circuler, j'ai les papiers qui le prouvent... Mais le garçon... Ah ! Le garçon ! - Il faudrait le cacher. - Dans quoi ? Nous sommes à cheval ! De toute façon, ils fouillent les véhicules ; nous sommes au plus fort de l'épidémie, les contrôles sont resserrés. Vous le savez bien. - Mon Dieu ! On dirait qu'il est perdu. - Ne dites pas cela ; je suis connu des autorités. Je pourrais peut-être faire quelque chose pour vous... Mais il faudra probablement acheter quelque fonctionnaire. - Pas de problème. - Ce que j'apprécie chez vous, c'est votre sens moral. - Mon sens moral me dit de penser d'abord à ceux que j'aime. - Moi aussi, mais je suis plus sélectif que vous. - Oui, vous réservez votre amour à la seule personne qui vous soit vraiment utile : vous-même. - Il faut croire que je vous aime bien aussi, sinon je ne m'apprêterais pas à faire une chose qui risque de ruiner des années de travail contre le mal que vous portez peut-être en vous. - Et je vous en serai éternellement reconnaissant. - L'éternité risque d'être courte, dans votre cas. >> Nous commenç mes à mettre nos affaires en ordre, à nous préparer pour le départ. Puis, Kirman alla faire les démarches qu'il m'avait annoncées, un peu à contre-coeur je présume, mais avec un dévouement d'autant plus admirable. Moi, j'étais de plus en plus agité à l'intérieur, bien que je me dominasse énergiquement. Je dois avouer que, si la mort ne me faisait plus du tout peur, les horribles symptômes de la maladie, eux, m'effrayaient encore. La mort est une chose, la souffrance physique, l'idée d'une vie dégradée, d'une putrescence qui vous gagne peu à peu, en est une autre. Mais j'étais déterminé à affronter cette épreuve, et je guettais à tout instant les premiers symptômes du mal. Je m'examinais avec soin pour voir si je décelais quelque chose. La moindre petite contraction d'estomac me remplissait d'inquiétude. C'était assez pénible ; cependant, tout au long de cette journée, ni les suivantes, je ne vis aucun signe avant-coureur appara"tre, et cela ne faisait qu'accro"tre le tourment de l'attente ; je souhaitais presque que les symptômes apparussent, afin d'en être délivré. Et puis soudain, je me mettais à penser à celui que j'aimais, et je me sentais de nouveau apaisé comme au matin de la nuit fatidique. Je revis Adam l'après-midi du même jour. Son père venait de mourir. Désormais, me disais-je, il n'avait plus que moi au monde. J'assistai avec lui à la levée du corps, le coeur serré. Les rites funéraires furent expédiés avec la même h te superstitieuse que pour tous les autres ; c'étaient plus des immondices dont on se débarrassait que des êtres humains que l'on inhumait avec toute la dignité requise. Je lui tins les mains tout le temps que dura la sombre cérémonie. Je pouvais presque sentir son pouls qui battait fiévreusement dans les miennes ; j'étais ému au delà de toute description. Adam tenait à passer sa dernière journée, sa dernière nuit dans cette maison qu'il allait quitter à jamais ; cette grande maison vide, hantée par la terrible absence de tous ceux qu'il avait aimés, mais qu'il ne pouvait pas se résoudre à abandonner avant l'heure du départ. Aussi, après avoir été voir Kirman pour m'assurer que tout le nécessaire avait été fait, je revins passer cette dernière nuit avec mon ami. Elle ne fut pas aussi passionnée que la précédente ; trop de questions nous agitaient. Mais nous étions heureux d'être ensemble à nouveau, réunis à jamais ; nous nous accrochions l'un à l'autre comme deux naufragés qui sont l'unique secours l'un de l'autre. Nous nous sentions mutuellement nécessaires ; il y avait quelque chose d'ineffablement doux dans cette sensation. Aussi, ce fut malgré tout une belle nuit. Il finit tout de même par oublier un peu sa peine, et par s'abandonner à moi aussi complètement que la première fois, vaincu par le désir. Son haleine frémissante de plaisir contre ma peau brûlante me fut un souffle de Paradis, un réconfort inestimable contre l'inquiétude qui me rongeait malgré moi. La mort rôdait autour de nous, et nous l'accueillions avec défi. Le lendemain, c'est de nouveau avec beaucoup d'émotion que j'aidai Adam à emballer ses quelques affaires indispensables, à fermer la maison, et que je le conduisit à l'hôtel où attendait Kirman ; je lui présentai le garçon élu de mon coeur qu'il voyait de près pour la première fois. Il l'examina avec soin, avec une curiosité savante, comme s'il cherchait à déceler en lui ce qui justifiait une passion aussi fougueuse que la mienne ; l'examen dut le satisfaire, car son regard se reporta ensuite sur moi avec ce que je pris pour une lueur d'approbation, en dépit de son ironie coutumière. Je crois qu'il me comprenait beaucoup mieux, au fond, que son armure de cynisme soigneusement astiquée ne pouvait le laisser para"tre. Comme toute me profonde, les sentiments profonds ne l'avaient pas toujours épargné, mais je respectais sa discrétion sur ce chapitre. Kirman avait dû jouer à fond de son influence - il comptait, ne l'oubliez pas, parmi les spécialistes réputés du mal - et aussi des dinars que je lui avais confiés dans ce but ; il avait réussi à obtenir les autorisations nécessaires, de sorte que, en fin d'après-midi, après avoir fait nos adieux à cette ville tragique qui s'était considérablement dépeuplée depuis notre arrivée, nous pûmes quitter les lieux ; Adam se tenait derrière moi, sur mon cheval, ses bras fins et gracieux passés autour de ma taille, et je sentais son coeur battre d'émotion à mesure que nous nous éloignions de là où il avait grandi. Il ne disait rien, mais je devinais toutes ses pensées, et je partageais indiciblement son trouble. C'était étrange de quitter ainsi, de façon anodine, des lieux où l'on avait vécu quelque chose de si grand. Tout cela, B., la peste, était dorénavant derrière nous ; bientôt ce ne serait plus qu'un pénible souvenir, à moins bien sûr que la maladie se déclar t en nous deux et que toute cette atmosphère de mort et de pourriture nous rattrap t définitivement. C'est pour cela que nous avions prévu un itinéraire isolé, qui ne passait par aucune ville, aucun bourg important, mais sinuait plutôt dans le désert, pour quelques jours au moins. Tout de même, nous étions tous les trois contents - Adam et moi surtout - de quitter la triste nécropole. L'air nous parut tout de suite infiniment plus respirable, nous retrouvions le parfum de la vie, et Adam la parole. Il redevenait, au fil du chemin, l'enfant insouciant, gai, enjoué, dont la gr ce divinement sensuelle m'avait troublé dès le premier regard, près de la fontaine. Cela remontait à quelques jours à peine, et cela paraissait déjà un siècle ; une image pieuse dévotement gravée dans mon coeur d'homme et d'amant, que j'emportais avec moi en souvenir de ces jours immenses. À mesure que nous nous éloignions de B., nous avions l'impression de reprendre pied dans une réalité familière, aux dimensions humaines, en sortant d'un mauvais rêve ; mais en même temps, nous prenions conscience que dans ce monde à part, clos, ravagé par les forces de la folie et de la mort décha"nées comme une armée de spectres suscités par le cataclysme, nous avions fait, d'une certaine façon, l'expérience de l'absolu, nous avions rencontré l'absolu, l'illimité en nous. Illimité étaient mon désir et mon amour pour cet adorable éphèbe que j'avais aperçu un jour près de la fontaine, mais aussi le pas que j'avais franchi en acceptant d'aller jusqu'au bout de ma folie, de mon désir pour lui ; c'était un plongeon dans l'ab"me, une acceptation souriante de ce qui peut arriver de plus absolu dans la vie d'un homme, la mort. Alors que je marchais sur les chemins radieux qui rayaient la campagne, avec pour compagnons le soleil retrouvé et toutes les effluves de la vie, et mon jeune amant qui me parlait gaiement de choses et d'autres, de tout ce qui peut passer par la tête d'un garçon de son ge, il m'arrivait de me rappeler soudain que je ne savais pas encore si j'étais condamné ou pas ; en fait, alors même que je riais des plaisanteries d'Adam, et lui des miennes, ou de nos allusions aux plaisirs étranges que nous avions partagés, je pensais que nous étions peut-être déjà morts tous les deux. Et je me disais que cela n'avait en fait aucune importance, car oui, j'étais déjà mort, et oui, j'étais déjà revenu à la vie, les deux dans un même mouvement et dans un même moment, vaste comme l'éternité. Et peut à peu, la menace devenait de plus en plus irréelle, c'était comme si elle n'avait jamais existé, comme si B. et la peste mêmes n'avaient jamais existé, que nous nous étions simplement croisés sur le chemin, avec le garçon qui cheminait appuyé dans mon dos, et que dès cet instant nous nous étions offerts l'un à l'autre, aussi simplement que l'on cueille une fleur dans un pré fleuri. Pendant quelque temps, nous avons continué à nous ausculter secrètement, angoissés par l'idée de découvrir en nous-mêmes les premières atteintes du mal, mais l'angoisse décroissait comme une ombre en plein midi, à mesure que le soleil de la vie retrouvée s'élevait au-dessus de nos têtes, si vous me permettez cette image. Bientôt, nous devions simplement constater qu'elle nous avait quittés, comme un spectre maussade abandonne ceux qu'il tourmentait et s'en retourne au royaume des ombres. Nous constations son absence sans vraiment savoir où elle était allée ; simplement elle n'était plus là ; les jours avaient passé, et nous étions toujours sains, frais et roses, et terriblement vivants. Nos chairs, nos coeurs, nos esprits étaient bien vivants, nos nuits étaient chaudes, animées et vivantes, nos jours calmes et vivants également, tout vivait avec nous, nous respirions la santé à pleins poumons, où que nous soyons ; nous avions vraiment vaincu la mort ensemble. Nous revenions d'une épreuve plus terrible que la mort, et nous avions été relevés à jamais. Vivants à jamais. Jusqu'à maintenant, cette impression ne m'a pas vraiment quitté, même si son intensité n'est plus aussi vive qu'aux premiers jours ; elle s'est imprimée dans ma nature, et dans celle de mon ami. Même Kirman, qui tenait à rester près de moi les premières semaines pour voir ce qui allait se passer, a remarqué le phénomène, et me l'a fait courtoisement observé ; il était fasciné par cette transformation. Il disait, à juste titre, que tout se passait comme si notre passion, notre dévorante envie de vivre pour nous aimer encore comme la première nuit, nous avait préservés de la maladie, et comme si cette épreuve avait fait nos coeurs d'acier ; je me sentais la force d'affronter une pluie de flèches meurtrières et de projectiles enflammés, cent fois, mille fois supérieure à celle que j'avais affrontée autrefois, dans le plus rude de mes combats. Je relevais désormais d'un combat infiniment plus épique, celui de l'instinct de vivre contre l'instinct de survie, passion contre conservation ! J'avais tout sacrifié à mon amour, faisant aveuglément confiance aux forces de la vie... et il fallait croire que mon amour m'avait sauvé et rendu plus fort en même temps. Mais je crois que je n'ai pas besoin d'en dire plus, vous m'avez compris. Il me reste juste à vous dire ce qui est advenu d'Adam, de Kirman et de moi, et ce qui a fini par m'amener vers vous. Kirman, tout d'abord, a fini par prendre congé de nous, avec effusion, et par reprendre son chemin, sur les pas du mal noir. Je n'ai plus eu de nouvelles de lui depuis, mais je suppose qu'il poursuit prement son étude de la peste et ses curieuses expériences. Moi j'ai repris mon poste dans l'armée ; le récit de mon comportement prétendument héroïque lors de la peste m'a d'ailleurs valu les honneurs, et je n'ai pas tardé à monter en grade ; j'ai pu adopter officiellement Adam qui est devenu à la fois mon page, mon écuyer, mon ordonnance, et qui est resté mon amant pendant quelques années, en même temps que je l'instruisais des choses militaires, pour lesquelles il montrait des dispositions. Ensuite, il a suivi son propre chemin, servant le calife, notre ma"tre à tous après All h, mais nous sommes restés les meilleurs amis de la terre. Nous nous écrivons lorsque nous ne pouvons pas nous voir ; dans sa correspondance, il m'instruit de ses aventures avec des jeunes garçons qu'il croise sur son chemin, plus rarement avec des femmes ; c'est devenu un sacré gaillard, je ne peux que me féliciter que mon enseignement ait porté de si beaux fruits. - En effet, dit Mounir, vous avez de quoi être fier pour le restant de vos jours. - Et pourtant, je m'en vante rarement, car tout cela ne fut possible que gr ce à la Miséricorde d'All h, qui m'a donné la vertu de surmonter les épreuves qu'Il m'a octroyées. - C'est tout à votre honneur. - L'honneur et l'amour des garçons sont deux bonnes choses que l'on cultive encore dans ces hautes terres du Khorassan d'où ma famille est issue, mon cher Mounir. - Vous pouvez vous en flatter, car c'est la plus noble région de l'univers, avec le Yémen et la Syrie, d'où je viens en partie. Mais apprenez-moi plus tôt ce qui vous a amené jusqu'à moi. - Il me semble que vous devez vous en douter, si vous avez gardé en mémoire le début de mon récit. - Pourquoi maintenant ? Cette histoire date de plusieurs années, si j'ai bien compris. - Sept ans pour être exact. Sept ans que j'ai passés à méditer sur cette aventure, à former honnêtement le seul garçon qui m'ait véritablement comblé d'amour comme nul autre n'eût pu le faire, et à servir mes nobles ma"tres. C'est là justement que le b t blesse, hélas. Car ces dernières années, je n'aime pas la tournure qu'ont prise les événements politiques dans le monde en général, en particulier le comportement du sultan de Naruq et de son féal vizir, le prince Mourad. C'est un noble jeune homme, avec qui je m'enorgueillis d'avoir eu l'occasion de croiser amicalement le fer, mais voyez-vous, je sens bien que nous n'avons pas les mêmes idéaux. - Voulez-vous dire que les siens seraient moins nobles. - C'est mon impression en effet. Cette réponse ne vous convient-elle pas ? - Je n'ai pas à juger de vos impressions ; mais je dois vous mettre en garde dès à présent que, si vous prenez la décision d'entrer dans l'Ordre et de servir ses idéaux, après, il sera trop tard pour faire marche arrière, car où que vous soyez dans le monde, je vous traquerais impitoyablement et je vous anéantirais, avec toute l'estime que j'ai pour quelqu'un qui a vaincu la peste. - Cela me convient parfaitement. - À la bonne heure, je crois que nous allons nous entendre. Mais poursuivez donc. - J'en étais là de mes réflexions ; je veux dire que j'étais las de la politique du sultan de Naruq, et du calife qui couvrait son trop puissant vassal, et je songeais à trahir tout ce beau monde pour rester fidèle à moi-même - ou pour le devenir. Mais je ne voyais pas comment faire. La solution m'est venue de mon cher Adam lui-même, en lequel je reconnais aujourd'hui, complètement développées, les sublimes vertus m les que j'ai pressenti en germe dans son agréable personne lorsque je l'aperçus près de la fontaine, portant à bout de bras son sceau d'eau. C'est lui qui m'a parlé le premier de l'Ordre. J'en avais vaguement entendu parler, mais pour moi ce n'était qu'une quelconque confrérie de bandits de grands chemins, j'ignorais totalement ses véritables buts. - Il est mieux que la multitude l'ignore ; il n'est jamais bon qu'elle comprenne la vraie nature des choses qui déterminent le cours de son existence. Ainsi, ceux qui sont naturellement désignés pour être ses ma"tres peuvent mieux la gouverner, confortablement tapis dans l'ombre. - Cela me para"t, de toute évidence, le fondement même d'une société saine et bien gouvernée. La multitude doit avoir le moins de part possible aux choses vraiment importantes, et n'être informée que de ce qui est nécessaire à l'élite pour bien la tenir en mains. - Nous sommes donc bien d'accord. Mais rassurez-vous, je n'ai jamais présumé que vous appartinssiez à la multitude. - Je vous remercie. Donc, je n'avais jamais vraiment entendu parler de l'Ordre et de vous, sinon très vaguement, comme un écho étouffé. Jusqu'à ce qu'Adam, qui était mieux informé que moi, m'en révél t la vraie nature. Il était au courant par un ami à lui qui s'était récemment affilié à l'Ordre ; plusieurs de ses amis, de ses jeunes amis surtout, étaient tentés de le suivre ; lui-même l'aurait fait volontiers, je crois, mais il préfère actuellement rester dans la garde du Commandeur suprême des croyants, où il sert de liaison entre elle et ses amis de l'Ordre. Il estime qu'il remplit là une fonction plus utile que s'il venait combattre avec vous dans le désert. - Ce garçon a du jugement. Je serais heureux de le rencontrer un jour. - Cela adviendra certainement en son temps. Mais quant à moi, je n'ai plus sa patience et son goût du jeu, je n'ai que trop longtemps servi des ma"tres de moins en moins digne des vertus que je mettais à leur disposition. Il était temps pour moi que je m'engageasse vraiment dans une voie plus noble, qui convient mieux à ma nature. J'ai compris, d'après tout ce que m'ont dit Adam et d'autres que j'ai pu interroger par la suite, que vous et moi étions de la même race et combattions pour les mêmes principes supérieurs. - Comment les définiriez-vous ? - Aristocratiques, spirituels et garçonniers ! - Bravo, je n'aurais pas su mieux dire, moi, le ma"tre de l'Ordre. Mon cher Ramazan, on ne m'avait pas menti à votre sujet ; vous me plaisez de plus en plus, nous ferons quelque chose de vous s'il pla"t à Dieu. - Je ferai le possible et l'impossible pour vous satisfaire. - Du moment que vous satisfaites les garçons, le reste suivra ; c'est là tout le secret. - Je me ferez bien à vos maximes. Je vous l'ai dit, du moment qu'Adam m'a dit tout le bien qu'il pensait de vous, j'ai senti que ma place était à vos côtés, dans vos rangs ; et surtout, je me suis souvenu de ce que m'avait dit autrefois un certain jeune homme ambitieux qui se faisait appeler Naww r... Et il m'est apparu que sa prophétie s'était réalisée, et qu'il était temps de revenir vers lui comme il m'y avait invité. Dès lors, j'ai tout abandonné, avec le soulagement de quelqu'un qui renonce à une servitude volontaire qu'il n'a plus de raison d'assumer, pour venir vous rejoindre. Et je sens déjà que je n'aurai jamais à le regretter. - J'en serais désagréablement surpris, en effet. Vous avez pris la bonne décision, Ramazan ; vous êtes bien tel que je vous imaginais, vous êtes celui - un de ceux - que j'attendais depuis longtemps. Celui qui a vaincu la peste, le vainqueur de la peste ! Cela vous va comme un gant. Vous faites vraiment partie des vivants, votre place est parmi leur coalition, c'est-à-dire parmi nous, comme vous l'avez dit. Soyez le bienvenu ; je vais vous faire visiter notre camp, votre nouvelle patrie ; j'ai dans l'idée que vous vous plairez beaucoup par ici. - Je n'en doute pas. >> Mounir fit la double accolade de bienvenue à Ramazan, ce garçon frêle et hautain qui rêvait jadis dans la cour d'un collège militaire, devenu depuis un guerrier redouté, doublé d'un amant raffiné, et le vainqueur de la peste. On peut imaginer l'émotion qui étreignait discrètement les deux hommes. Ensuite, ils partirent faire ensemble le tour du propriétaire, si l'on peut dire ; car la cité de toile était relativement immense, elle s'était d'ailleurs encore accrue depuis le début de cette histoire ; rien ne semblait devoir freiner son expansion ; de plus en plus de garçons, d'adolescents mutins à l'ordre établi, insatisfaits de leur conditions de vie, de leurs parents bornés ou de leurs ma"tres plus bornés, rejoignaient l'Ordre, avides d'aimer et de se battre, au grand désespoir des inanes moralistes qui, par ignorance ou absence de goût, condamnaient l'amour entre garçons, la violence gratuite (dirigée contre les gras, les assis, les empêcheurs de jouir, les parents), la fantaisie débridée et ce genre de choses que les vrais spirituels ont de tout temps considérées comme salutaires - ou du moins auraient dû. Vu les dimensions que la capitale de l'Ordre avait acquises désormais, il fallut plusieurs jours à Mounir pour faire découvrir à Ramazan, qui était un hôte de marque, tout ce qu'il y avait d'important à découvrir. Au bout de ces quelques jours, l'homme perspicace et autonome qu'était Ramazan commençait à trouver ses marques, et même à devenir populaire auprès des garçons de l'Ordre ; tout allait donc pour le mieux, et Mounir pouvait songer à laisser un peu son nouvel allié se débrouiller, et à revenir à ses propres occupations. C'est alors qu'on l'informa que quelqu'un arrivait de loin, qui désirait le rencontrer. << - Allons bon, de quoi s'agit-il encore ? >> Pensa Mounir avec une pointe d'agacement, car il n'aimait pas qu'on se présent t à lui sans y avoir été convié ou être attendu. Mais il changea complètement d'opinion à l'aspect de ce visiteur imprévu. Il fut confondu de découvrir un jeune garçon de douze ans, à la beauté parfaite, dont il décida qu'à ses yeux, il était digne de personnifier l'harmonie universelle et plus encore, ce qui la sous-tend, l'Unité absolue. Et il adora l'Unité dans ce garçon au visage brun et doux, aux cheveux ch tains, aux grands yeux marron avec une pointe de vert et aux lèvres sensuelles, qu'il aima charnellement et spirituellement. Il s'appelait Junayd, mais on le surnommait Abdul-W rith, car un sage, là-bas en Orient, lui avait dit un jour : tu es le serviteur d'al-W rith, Celui qui hérite de tout, de la Terre et des Cieux, et du bien comme du mal. Junayd, ou Abdul-W rith, était assez viril, mais pas trop. Et il était venu de très loin, exprès pour rencontrer Mounir. << - Est-ce bien ici l'Ordre ? Et êtes-vous le seigneur Mounir ? lui avait-il demandé. - Je suis Mounir, le ma"tre de l'Ordre, lui avait-il répondu. Et toi, qui es-tu ? - Je m'appelle Junayd, et je voudrais entrer dans l'Ordre ; j'ai fait un long chemin pour vous rencontrer. Et je voudrais que vous m'aimiez et que vous me preniez dans vos bras, et que vous me fassiez conna"tre la Volupté. - Approche, et qu'il soit fait selon ton désir. >> Et il avait pris l'enfant dans ses bras, et l'avait défloré en douceur, et en une nuit, il lui avait fait conna"tre toutes les caresses, toutes les voluptés. D'emblée, Junayd avait montré un grand engouement pour la semence humaine ; Mounir l'en avait comblé. Selon son voeu le plus cher, il s'était masturbé longuement au dessus du garçon, et il l'avait entièrement maculé de sa liqueur séminale ; et l'enfant aima cela. Et puis, il lui avait demandé de lui apprendre le Coran, idée que Mounir avait trouvée charmante ; car il avait toujours eu le phantasme de copuler pendant qu'un garçon réciterait des sourates ; la parole de Dieu l'excitait. Alors, ils se mirent à feuilleter ensemble le saint Livre ; et pendant que l'enfant lisait, Mounir le prenait profondément. À chaque sourate, un nouvel orgasme. C'était sa manière, assez brutale il est vrai, de rendre hommage à la Vérité révélée. Et cet acte blasphématoire, ce sacrilège énorme, épouvantable, que toute l'humanité aurait réprouvé avec dégoût, devenait pour eux seuls, qui connaissaient le secret des choses, un acte d'amour pur, d'une beauté inouïe, sacramentelle ; leur copulation la plus bestiale, par une transmutation alchimique dont Dieu seul avait le secret, devenait une ardente prière, plus sublime que celles des Anges. Adorer l'absolu par la transgression la plus insensée était l'apanage de ces êtres incomparables qui s'étaient élevés au-dessus de la Lumière. C'est un privilège accordé à celui-là seul qui a su L'honorer dans l'obéissance parfaite, de pouvoir L'honorer aussi dans la désobéissance et le péché, et vice-versa du reste ; car les opposés doivent finalement s'équilibrer dans la balance de l'Unique : Il est al-W rith, Celui qui hérite de tout. C'est ainsi que le Cheikh al-Akbar eut un jour la révélation de la Présence théophanique dans les latrines et les lieux immondes ; et c'est là un secret très bien gardé, qu'ont en horreur les vrais mécréants. Mais ici, il s'agissait d'une théophanie encore plus inconcevable et par conséquent plus sublime, celle de Dieu dans le plus abominable des péchés de chair, commis en présence même de la Parole révélée, ce qui le rendait plus odieux encore ; mais eux étaient aussi complètement immergés qu'on peut l'être dans la Parousie du Sur-Être, au point que celui qui aurait pu contempler leur coeur avec les yeux de la chair pendant qu'ils s'unissaient charnellement de la sorte, en eût été aveuglé. Pendant trois jours et trois nuits, ils ne firent quasi rien d'autre que de s'accoupler ; le monde se résumait désormais, pour Mounir, à ce charmant enfant tombé du ciel, qui lui avait gentiment offert la jouissance de son corps virginal. Au bout de trois jours, enfin, Mounir eut la curiosité d'en savoir plus sur ce garçon mystérieux. Alors, le beau Junayd lui asséna en souriant une révélation : << - Seigneur, je suis votre fils. - Mon fils ! s'écria Mounir. Mon propre enfant ! Mon Dieu, cher, très cher petit, comment donc se fait-il que je n'aie jamais entendu parler de toi ? Et par quel miracle ai-je donc un fils ? Qui est ta mère ? - Ma mère, vous ne vous en souvenez peut-être pas ; mais elle se souvient très bien de vous. Vous la connûtes il y a douze ans, alors qu'elle n'était elle-même qu'une fillette de treize ans. - Cela me dit quelque chose. - Vous la secourûtes un jour ; vous la sauv tes d'une bande de vauriens qui en voulaient à son honneur et à sa vie. Pour vous récompenser, elle se jeta à votre cou. Avec ses cheveux courts, sa poitrine plate, elle ressemblait à s'y méprendre à un jeune garçon. Elle vous laissa donc, malicieuse, vous méprendre sur son sexe, et elle vous invita à la posséder, comme l'aurait fait un éphèbe. Ce n'est qu'à la dernière minute que vous vous aperçûtes qu'elle était de sexe féminin ; vous l'aviez désirée, et elle vous désirait. Vous vous un"tes donc à elle. - Et tu es né de cette union ! - Précisément. Vous ne vous rev"tes plus ; je grandis loin de vous. Néanmoins, j'entendis parler de vos exploits. Je fus élevé dans le culte de ce père absent, qui faisait tant de bruit dans le monde. - Et qui ne savait même pas que vous existiez, pauvre enfant ! - Vous le savez maintenant, c'est tout ce qui compte. Ma mère me parla beaucoup de vous. Elle me dit que mon père était un grand et beau seigneur du nom de Mounir, qui aimait les jeunes garçons et couchait avec eux. Je conçus donc le désir de vous voir, de vous conna"tre, de vous posséder, d'être possédé par vous, car quand on a un père comme vous, c'est une belle chose que d'être possédé par lui ; et je ne regrette pas ce que j'ai fait avec vous. >> Et il se jeta à nouveau dans ses bras, et sentit avec satisfaction que Mounir, maintenant qu'il savait qu'il était son propre fils, le désirait encore plus. Et ils s'unirent de nouveau, avec encore plus de fougue. C'était étrange et délicieux d'accomplir l'acte de chair en sachant ce qu'ils étaient l'un pour l'autre ; cela excitait Mounir, qui se reconnaissait dans cet enfant, et qui avait la sensation de se posséder lui-même à travers lui. Les jours qui suivirent, ils firent plus amplement connaissance, et Mounir nota à quel point son fils lui ressemblait. Il montrait en toutes choses d'excellentes dispositions. Il était d'une constitution parfaite, au physique comme au moral ; Mounir était très fier de lui. Il prit la résolution de l'élever désormais comme un digne enfant de l'Ordre ; il prit vraiment sous son aile ce fils providentiel. Junayd de son côté était heureux d'avoir trouvé son père en tout point conforme à la noble image qu'il s'en était formée pendant toutes ces années. Il l'aima et le respecta comme n'importe quel garçon de l'Ordre. Et il continua d'avoir commerce charnel avec lui, de même qu'avec Hamid, et avec de nombreux garçons de la communauté. Parfois, ils faisaient l'amour à plusieurs, lui, Mounir, Marw ne, Haydar et d'autres qu'il avait appris à conna"tre et à aimer. Junayd montrait pour ces exercices un goût prononcé qui faisait plaisir à Mounir. Il fonda sur son fils de grandes espérances. Et Abdul-W rith ne le déçut jamais. 48. Les prisonniers du mirage Cependant, Mounir marchait toujours dans le désert, avec Zeyd et Yazid. Et comme Zeyd était encore beau, dans la force de ses dix-sept ans, et que Yazid était un charmant garçon de douze ans qui n'avait pas encore mué, le soir, il couchait avec les deux et s'en trouvait des plus heureux. Mais un jour, ils arrivèrent dans un caravansérail, où ils demandèrent à coucher, ce qu'on leur donna. Or, il y avait, dans ce caravansérail, un vieil homme laid et chassieux qui fut attiré par la beauté de Yazid, et qui lui fit des avances. En vain, le garçon les repoussa, l'homme revenait sans cesse à la charge. À la fin, les deux amis durent intervenir pour faire entendre raison à l'importun. Seulement voilà, l'homme était un puissant sorcier, et ils ne le savaient pas. Et il partit en les maudissant, ce dont ils ne s'inquiétèrent pas outre mesure. Et le lendemain, ils reprirent tranquillement leur route à travers le désert. À un moment, ils eurent soif et ils eurent sommeil ; il leur vint l'envie de s'abriter à l'ombre et de s'abreuver. Justement, au loin, on voyait une oasis avec des palmiers et de l'eau. Mais les trois amis pensèrent qu'il s'agissait peut-être d'un mirage, une de ces images qui se propagent à travers l'air du désert et qui trompent les voyageurs. Alors ils s'avancèrent précautionneusement et atteignirent l'oasis. Et ils burent et se reposèrent tant qu'ils voulurent. Mais quand ensuite ils voulurent repartir, ils eurent une drôle de surprise : à chaque fois qu'ils voulaient quitter l'oasis dans une direction, à peine en avaient-ils franchi la limite qu'ils y rentraient par la direction opposée. Ils ne pouvaient absolument plus sortir de ce lieu maudit. Alors, une voix stridente, qu'ils reconnurent pour être celle du vieux sorcier de la veille, jeta à leurs oreilles ces paroles : << - Chiens maudits ! Vous avez bu l'eau du mirage et vous vous êtes abrités de son ombre, maintenant, sortez-en si vous pouvez ! >> Ils comprirent alors que l'oasis était bien un mirage, dans lequel ils s'étaient laissés enfermer par la sorcellerie de cet affreux vieillard. Maintenant, ils faisaient partie du mirage ; ils étaient inconsistants comme lui, et leur destinée était de tromper les voyageurs qui, à mesure qu'ils s'en approchaient, voyaient dispara"tre en fumée l'image de l'eau, des arbres, et des trois infortunés compagnons ! Terrible vengeance ! Ne se voir plus soi-même que comme une sorte d'illusion dérisoire ! Ils eurent beau faire, ils eurent beau maudire, prier, invoquer, impossible de sortir du piège tentaculaire. Ils n'avaient désormais plus d'autre réalité que celle d'une image flottante parmi les sables du désert. Or, dans le même temps, quelqu'un qui ne décolérait pas après Mounir et qui le cherchait sans cesse, c'était le prince Mourad, qui ne lui pardonnait toujours pas l'histoire de la Tête de sanglier et l'évasion de Haydar (bien que celle-ci fût due à Ben Zouhal, il en résultait tout de même une humiliation pour Mourad, dont Mounir, son principal ennemi, était en fin de compte bénéficiaire - ainsi du moins raisonnait Mourad). Et Mourad avait fini par retrouver la trace de Mounir aux confins du désert où il était allé conduire Aymane et Ad"l. Le voilà maintenant qui venait à sa rencontre. Et tout à coup, il vit, de loin, dans une oasis, un grand homme blond vêtu de pourpre avec le sabre au flanc, qu'il reconnut à coup sûr pour être Mounir. Alors il bondit vers l'oasis ; il n'en fut plus qu'à quelques pas, quand Mounir, éberlué de voir venir ce voyageur qui pouvait presque toucher du doigt son mirage, lui dit : << - Prince Mourad ! Comment, c'est vous ! Vous, mon ennemi préféré ! Que je suis aise de vous voir ! - Ne raillez pas, seigneur Mounir, dit Mourad. Je ne viens pas ici pour rire, mais pour venger. Après, sans doute, je rirai, quand vous n'y serez plus. - Hélas, fit Mounir, je n'y suis déjà plus. - Comment ? que voulez-vous dire ? - Que je n'y suis plus. Je ne suis qu'un mirage désormais, vous arrivez trop tard. Et je ne m'explique d'ailleurs pas que vous ayez pu venir jusqu'ici sans que l'illusion se dissipe... oh ! Mais, attendez, j'y suis ! La haine, bien sûr ! La haine est le sentiment le plus fort après l'amour, auquel elle ressemble d'ailleurs beaucoup. Vous vouliez tellement me voir pour me faire du mal que le mirage ne s'est pas dissipé. Vous nagez en plein mirage de haine. Je comprends tout à présent. - Eh bien ! Moi, je n'y comprends rien ! Voudriez-vous m'expliquer ce que c'est que ces histoires de mirages ? Seriez-vous devenu fou ? - Non... hélas ! Tenez, je vais vous expliquer. >> Et Mounir raconta toute l'histoire à son ennemi mortel. Un grand combat se fit alors dans l'esprit de Mourad. Cinq ou six sentiments différents s'affrontaient. Le premier sentiment était la joie et le triomphe de voir enfin son ennemi humilié et vaincu. Le deuxième sentiment était le soulagement de savoir que désormais, Mounir avait fini de nuire. Le troisième sentiment était quelque chose comme la satisfaction de savoir que Mounir était finalement puni par où il avait péché, par l'amour des garçons et par la sorcellerie. Mais d'autre part, le quatrième sentiment était la frustration de n'être pour rien dans cette victoire, et de voir son ennemi échapper, en somme, et à jamais, à la lame de son sabre. Quant au cinquième sentiment, c'était une sorte de honte de devoir son triomphe à un moyen aussi indigne que la magie noire, qu'il eut eu normalement le devoir de combattre. Enfin, le sixième sentiment était une manière d'horreur devant l'atrocité même du charme, et la conscience que, même pour un être comme Mounir, un tel sort - être prisonnier d'une illusion pour l'éternité - avait quelque chose d'excessivement cruel. Tous ces sentiments, donc, se livraient une bataille acharnée, et les trois derniers l'eussent peut-être emporté de toute façon ; mais c'est alors qu'une idée s'imposa à l'esprit de Mourad qui fit définitivement pencher la balance : c'est que Mounir pouvait bien peut-être être assez malin ou assez chanceux pour trouver le moyen de sortir quand même de son mirage, et qu'alors, tout serait à refaire ! Non, décidément, il fallait en finir tant qu'on l'avait à portée de la main, et ne le quitter que mort. << - Mais, mon cher Mounir, dit-il alors d'un ton radouci, c'est terrible ce qu'il vous arrive là ! Laissez-moi vous aider ; il doit bien y avoir moyen de vous délivrer ? - Allons bon, se dit Mounir ; tu veux me délivrer pour mieux me couper la tête ensuite ! Sacré farceur, va ! Certes, répondit-il tout de même, il faudrait retrouver l'homme qui nous a jeté ce sort ; lui doit bien pouvoir nous en délivrer. - Bien. Et comment était-il, cet homme ? >> Mounir décrivit le vieillard. Celui-ci, heureusement, n'avait pas quitté le caravansérail, et Mourad le retrouva facilement. Il rappela en lui toute sa foi, qui était pure comme le diamant, et toute la science sacrée que lui avait jadis enseignée al-Khidr, l'initiateur des prophètes, pour que la magie du vieil homme n'eût pas d'effet sur lui. Car Mourad, ne l'oublions pas, était un initié avant d'être un soldat au service du bien. Et il tra"na le sorcier par les cheveux jusqu'à l'endroit où étaient emprisonnés nos amis, et le menaça de la pointe de son sabre en disant :  << - Maudit jeteur de sort ! Libère mes frères, ou je t'en jette un, moi, dont tu ne seras pas près de sortir ! - Gr ce ! Gr ce, mon seigneur, disait le magicien. Je ferai ce que vous me demandez. Ce n'était qu'une innocente plaisanterie. Pitié pour un vieil homme ! - Libère-les d'abord, et pas d'entourloupe en ce qui me concerne ! Pour la pitié, on en reparlera après. >> Mourad avait son air le plus dur, et la lame de son sabre posée sur le cou du magicien. Alors, celui-ci prit un peu de sable, prononça quelques invocations, souffla sur le sable dans la direction du mirage, et celui-ci se dissipa, tandis que le rire de Mounir résonnait au loin. << - Qu'as-tu fait, chien de l'Enfer, s'écria Mourad. Tu ne les as pas libérés ? - Mais si, mon seigneur, dit le sorcier, une étrange lueur dans le regard. Mais maintenant, c'est à vous de les retrouver, le mirage les a emportés au loin, et les a déposés quelque part ; on ne peut pas savoir où ; c'est très difficile de localiser réellement un mirage, savez-vous ? Il peut être ici... ou là ; mais vos amis sont maintenant bien réels, foi de magicien. À présent, tenez votre promesse, mon bon seigneur ; ayez pitié d'un vieil homme... - C'est bon, fit Mourad avec dégoût. Tu auras la vie sauve. Mais ne t'éloigne pas trop, jusqu'à ce que j'aie retrouvé mes ennem... mes amis. - Soyez tranquille, mon seigneur. >> Et Mourad, furieux une fois de plus, se mit en quête de Mounir. Tout le jour, il erra dans le désert, et ne le trouva pas. Alors, il revint au caravansérail, et là, la première chose qu'il aperçut fut Mounir qui lui souriait en disant : << - Enfin ! J'ai failli attendre. - Que... que fais-tu là, bredouilla Mourad, apoplectique. - Eh bien, tout à l'heure, quand j'ai vu que le mirage allait nous dégorger quelque part à des lieues d'ici, j'ai d'abord éclaté de rire en pensant à ta tête ; puis je me suis dit qu'après ce que tu avais fait pour mes amis et moi, il n'était pas juste de te priver de la leçon de sabre à laquelle tu aspires sûrement. Je suis donc venu t'attendre ici. Tu as été long, mais enfin, te voilà. Tu vas pouvoir prendre ta leçon, cher ami ; mon sabre est prêt ; je l'ai fait spécialement affûter pendant que tu me cherchais à l'autre bout de la terre. - Insolent, dit Mourad. On va voir, qui va prendre une leçon de l'autre. J'ai beaucoup marché, c'est vrai, tandis que tu te cachais ici, mais je ne suis pas trop fatigué pour croiser le fer avec toi. Tu n'échapperas pas à la leçon que je vais te donner ! - Alors, en garde ! - En garde ! >> Et, dans la grande cour du caravansérail, les deux ennemis se firent face, croisant le fer avec mépris pour les coups qui pouvaient à tout moment leur ôter la vie. Le combat dura des heures, et il faut dire à la gloire des deux combattants qu'aucun ne démérita, ni physiquement, ni moralement. Plusieurs fois, l'un ou l'autre des deux adversaires fut désarmé ; à chaque fois, l'autre lui rendait obligeamment son arme, et le combat reprenait, dans la plus pure tradition chevaleresque d'Orient et d'Occident. Zeyd et Yazid, que ce combat exaltait, servaient de témoins. Mais tout à coup, trois ombres et une parole firent cesser le combat et se tourner les visages des combattants et des témoins dans une même direction. En face d'eux, dans cette direction, il y avait trois hommes, dont l'un était le vieux sorcier, et les deux autres, très certainement deux de ses acolytes, aussi laids et difformes que lui. Et le sorcier disait : << - Mes chers seigneurs, excusez-nous de vous déranger. Mais en tant que vous avez une dette envers nous, peut-être serez-vous assez chevaleresques pour vous en acquitter sans qu'il soit besoin de recourir à des moyens... magiques. - Par Dieu, dit Mourad, c'est une déclaration de guerre ! Une dette, nous ! Attends, vieux singe, je vais t'apprendre à faire la grimace, moi ! >> Et il s'élança vers lui le sabre au vent, tandis que le sorcier riait d'un rire mauvais. Mais Mounir l'arrêta en disant : << - Mon cher prince Mourad, je m'en voudrais de perdre aussi vite un adversaire de votre valeur. Aussi, je crois bien que nous devrions réfléchir à ce que ces messieurs nous proposent. Un combat loyal entre eux et nous, s'ils acceptent, devrait mettre fin à ce petit différend. - Monsieur est plus raisonnable, reprit le sorcier d'un ton égrillard. Eh bien ! Nous acceptons ce combat loyal où tous les coups seront permis. Vous êtes trois hommes et un enfant, nous sommes trois vieillards ; l'enfant ne combattra pas, mais si nous gagnons, il nous suivra ; les autres iront passer le reste de l'éternité dans un mirage. >> Et il éclata de rire. Décidément, c'était une manie chez les sorciers de ce pays, d'enfermer les gens dans des mirages. Mais Mounir, sans se laisser démonter, dit : << - Et si nous gagnons ? - Si vous gagnez ? - C'est ce que j'ai dit. - Mais dans ce cas, dit le sorcier, hilare, vous êtes libres, mes bons amis. Libres avec, disons, un présent de sorcier en guise de reconnaissance si vous nous laissez la vie sauve ; mais essayez plutôt de sauver la vôtre ! - D'accord, dit Mourad, mais nous avons le choix des armes ; car c'est vous qui nous provoquez. - Soit, dit le sorcier. Va pour le choix des armes. Mais soyez ici dans un quart d'heure au plus tard, sinon... nous vous retrouverons, où que vous alliez. - Ne vous inquiétez pas, nous n'irons nulle part. >># Et Mourad disparut avec un air énigmatique et enjoué qui fit penser à Mounir qu'il avait une idée derrière la tête. Un quart d'heure plus tard, il revint avec un vieux vase de terre scellé de plomb à la main. Mounir commença à comprendre. Les deux garçons, quant à eux, n'étaient pas rassurés. Or, comme Mounir le pensait bien, ce vase était le récipient dans lequel il maintenait enfermé Abdul-Maj"d, le génie des eaux. Il le maintenait toujours en sa puissance gr ce à l'amulette du sorcier indien. Certes, le génie, qui n'aimait pas Mourad, ne lui obéissait pas au doigt et à l'oeil, mais il ne pouvait non plus lui tenir tête. Alors, de guerre lasse, il arrivait souvent qu'il se pli t aux desiderata de Mourad. De plus, en cette circonstance où la vie de Mounir, l'ami de son ami, était en jeu, il ne pouvait faire moins que de l'aider. On vit donc les deux ennemis inconciliables, Mourad et Mounir, oublier leur désaccord, et faire front commun avec le génie contre les trois sorciers. Ceux-ci, n'ayant pas prévu cette botte de leurs adversaires, durent s'avouer vaincus d'entrée de jeu. Ils n'avaient pas la puissance du sorcier indien pour tenir tête à un génie des eaux. Ils se montrèrent toutefois aussi magnanimes qu'ils avaient été retors : car en échange de la vie sauve, ils firent à nos amis deux présents de sorcier : le premier, pour Mounir, était un cr ne de bélier empaillé, bourré d'étoupe, et enchanté, qui parlait et répondait à toutes les questions. Toutefois, la réponse était sujette à interprétation. Ainsi, à la question << quel temps fera-t-il demain ? >>, il ne fallait pas attendre que la tête répond"t << il fera beau >> ou << venteux >>. Elle répondrait plutôt << les roses brilleront de tous leurs pétales >>, ce qui, en cas de temps frais et doux, peut d'appliquer à la rose véritable, mais en cas de sirocco, peut s'appliquer à la rose des sables, par exemple. Bref, la tête était une sorte d'oracle, sujet à caution comme tous les oracles. Mais une fois qu'on le savait, c'était un présent assez intéressant. Quant à Mourad, il reçut un présent plus étrange encore. C'était une flèche qui ne manquait jamais sa cible ; mais elle ne fonctionnait qu'à la condition que celui qui l'utilise fût dans son bon droit : dans le cas contraire, elle se retournait contre celui qui l'avait tirée, et le frappait en plein coeur. Les sorciers quittèrent le caravansérail. Mounir et Mourad décidèrent de prendre congé l'un de l'autre et de remettre à plus tard le règlement de leur différend. Chevaleresques jusqu'au bout, ils estimaient l'un comme l'autre qu'on ne s'étripe pas après avoir affronté ensemble un si grand péril. Hélas, Mounir dut laisser Mourad remporter le pauvre génie, qui les avait aidés tous les deux, mais maintenant au moins, il savait où il était caché, ce qui était un progrès. Finalement, comme ils se quittaient, Mounir eut le front de lancer à Mourad : << - Ne va pas tout de suite essayer contre moi ta flèche ensorcelée ! Je ne veux pas que tu aies le coeur percé par ma faute. >> Pendant ce temps, on se souvient que, dans une tout autre région du monde, d'autres membres importants de l'Ordre poursuivaient leurs propres aventures ; en effet, tandis que Mounir était allé dans le désert mener Aymane et Ad"l, tombant au passage dans le piège du mirage, et qu'Abdul-Hakim revenait d'Ajmer avec Yaqub, Ayyub et Masud, de leur côté, Marzouk, Haydar et Anastase revenaient vers Naruq depuis Saré. Mais il nous faut maintenant raconter certains événements qui marquèrent ce retour. Entre Saré et Naruq, les navires qui transportent marchandises et voyageurs font quelquefois halte dans de petits ports tels que Toklays ou Pasinur. Ce fut le cas du bateau que prenaient nos amis, qui faisait une escale de trois jours à Toklays. Ils descendirent donc dans une auberge ordinaire. Mais là, il leur arriva une aventure assez extraordinaire. Pour la comprendre, il faut dire quelques mots d'un jeune garçon appelé Rafiq et de ses amis. Rafiq était un garçon de douze ans, aussi beau qu'intelligent, dont l'histoire commence deux ans avant, dans un village des environs de Toklays où il vit avec sa famille. Mais, au grand désespoir de celle-ci, Rafiq n'a qu'une idée en tête : il veut être alchimiste. Il ne veut pas devenir artisan comme son père ou commerçant comme son grand-père, non : il veut faire de l'alchimie, ma"triser les secrets de la création, les pouvoirs des métaux, des plantes et des lettres. Il a lu, dans les Chroniques de Tabar", l'histoire de Karoun, que les latins appellent Koré, mais dont ils ne connaissent pas la véritable histoire ; cet homme enrichi gr ce à l'alchimie que lui avait enseignée Sidn Muss , le seigneur Moïse, premier alchimiste de l'univers, qui détenait cette science de Dieu. Mais ensuite, Koré s'est montré indigne de cette science qu'il avait reçue ; son coeur s'est endurci, et il s'est rebellé contre le prophète. C'est pourquoi l'Éternel l'a puni : le poids des énormes clefs qui gardaient ses trésors l'a entra"né dans le sol, et la terre l'a englouti a jamais. Dans le village de Rafiq, au milieu du marché couvert, il y avait une très vieille mosquée, avec un très vieil im m, et cet im m, personne ne le savait, était un soufi. Personne ne le savait, sauf Rafiq. Il avait commencé à fréquenter par hasard cette vieille mosquée poussiéreuse, et par hasard aussi, il avait jeté un oeil sur les vieux livres poussiéreux trônant sur les étagères, que personne ne lisait. Ce n'étaient pas des livres ordinaires ; il y avait notamment les ép"tres de J bir ben Hayy n, le plus ancien alchimiste musulman, disciple de Jaafar, le deuxième im m chiite, descendant de Al", la porte de la connaissance. Comme Rafiq s'intéressait à ces livres, l'im m s'est approché de lui et ils ont parlé ; Rafiq a été séduit par la science de ce vieil im m à qui personne ne faisait attention, et le vieil homme a été séduit également par l'intelligence du jeune garçon, à qui personne non plus ne faisait attention. Depuis ce jour, ils sont devenus amis ; on peut même dire qu'ils étaient comme deux amants, bien qu'il n'y ait jamais rien eu de physique entre eux, car depuis longtemps le vieil homme n'était plus qu'un esprit. Cet im m dans sa vieille mosquée lui pla"t infiniment plus que ceux qu'on rencontre dans la grande mosquée flambant neuve que les gens du sultan ont fait construire récemment à l'orée du village, là où l'on ne trouve que des maisons isolées et luxueuses appartenant à des gens riches qui viennent en villégiature, de temps en temps, dans la région, pour profiter de l'air pur, des sources et des montagnes. Malgré tout le marbre poli et les jolis motifs en stuc qui ornent les murs et le sol, Rafiq trouve ce lieu vide et sans me ; on n'y trouve que des livres autorisés par l'administration, qui ne lui enseignent rien qu'il ne sache déjà. Au grand désespoir de son père, Rafiq, seul, dédaigne donc la mosquée neuve et somptueuse et fréquente la vieille, obscure, qui retentit des bruits du marché et des prières silencieuses des mes défuntes, avec son vieil im m indulgent aux faiblesses humaines et plein de science cachée. Un jour Rafiq l'a interrogé sur l'histoire de Karoun, qui le fascine depuis toujours. L'im m lui en a révélé le véritable sens, qu'il soupçonnait au fond de lui-même : les clefs représentent, en réalité, le savoir qui a permis à Karoun d'acquérir ses richesses et sa puissance. Lorsque l'homme se montre indigne de la science, son poids l'entra"ne vers le bas, vers la perdition et le monde inférieur. C'est ce qui est arrivé à Karoun : sa science l'a entra"né vers le bas, et il a disparu dans les entrailles de la terre, qui représente la condition matérielle et la division. En entendant cela, Rafiq fut encore plus fasciné par la science, dont la puissance peut entra"ner l'homme vers le haut ou vers le bas, et il rêvait de conna"tre les choses cachées. Il dédaignait plus que jamais les jeux de son ge, et les projets que ses parents formaient pour lui. Depuis, son père se repent de lui avoir appris à lire, mais ce n'est pas tout. Rafiq, qui était exceptionnellement éveillé mais ne jouait pas aux jeux de son ge, passait des journées entières à observer les éléments, la foudre, le vent, les arbres, et il était persuadé qu'il y avait dans tout cela des secrets que l'homme peut apprendre à ma"triser, comme Karoun, et alors il peut devenir riche, puissant et sage ; s'il utilise sa science pour faire le bien, elle lui ouvrira même les portes du ciel, de l'immortalité. Donc, il rêve de devenir alchimiste. Oh ! Bien sûr, il serait un bon alchimiste, qui mettrait sa science à profit pour faire le bien. Il ne laisserait pas ses clefs l'entra"ner vers le bas. Mais il apprendrait à domestiquer le pouvoir des invocations et des plantes, à commercer avec les génies, à concocter des philtres. Cette façon de gagner sa vie lui paraissait plus noble que de fabriquer des babouches ou des bassines en cuivre ; allez comprendre les enfants ! Jour après jour, le père de Rafiq voyait son fils s'éloigner de lui ; il ne le comprenait plus. Il tenta plus d'une fois de le raisonner, sans succès. Un jour, une scène terrible éclata entre eux : << - Pauvre entêté, disait le père ; j'ai essayé de t'enseigner la bonne religion, pratique, terre à terre, de faire de toi un honnête homme ; et toi au lieu de ça, tu fréquentes ce vieil im m dévoyé qui te bourre le cr ne de ses idées fumeuses ! Tu me fais honte ! L'alchimie, la science cachée, pourquoi pas la science des astres, la philosophie ! Ce sont les sciences des égarés, elles n'ont rien à voir avec notre religion ! La religion est venue uniquement pour apprendre aux hommes à bien se comporter, à trafiquer honnêtement, à répartir équitablement les héritages et les terres et à payer leurs dettes ! Si tu fais cela, tu iras au Paradis, c'est pourtant simple ! Que cherches-tu de plus, si ce n'est l'égarement ? Et qu'est-ce que j'ai fait pour mériter d'avoir un fils qui préfère l'égarement à la vérité ? - Je regrette de passer à vos yeux pour un égaré, mon père, répondit Rafiq ; mais le monde tel que je le vois est plein de mystères, et les réponses que donnent les gens de la mosquée nouvelle me paraissent trop simples, comparées à celles de cet im m que vous méprisez. Je me crèverais les yeux plutôt que de vous déplaire, mais je ne peux vous laisser dire que ce noble vieil homme est un dévoyé ; c'est un soufi, il conna"t bien des choses que les autres ignorent. - Et qu'il vaudrait mieux ignorer ! Inconscient, ne sais-tu pas que les soufis ont mauvaise réputation ? Ils soutiennent des doctrines obscures qui n'ont rien à voir avec l'islam, ne commandent pas le bien et ne s'interdisent pas le bl mable, ils pratiquent toute sorte d'égarement, de péché, et l'on dit même que certains s'autorisent la débauche entre m les ! Je ne serais pas étonné que ce satanique vieillard ait pour toi des pensées impures, s'il ne t'a pas déjà entra"né dans sa perversion ! >> Rafiq, horrifié par ces propos, se jeta à genoux devant son père et dit : << - Comment pouvez-vous dire cela, père ! Je vous jure bien, je vous jure devant Dieu Tout-puissant qu'il n'y a jamais rien eu, qu'il n'y aura jamais rien de tel entre nous ! Ce vieil homme ne fait que m'enseigner des choses merveilleuses que les autres ignorent, et qui ne peuvent porter atteinte à l'honneur de notre famille ; je vous prie d'être indulgent envers lui et envers moi ! - Comment prétends-tu juger de ce qui porte ou non atteinte à l'honneur de ta famille, toi qui ne sait rien encore ! L'orgueil te monte à la tête, je le vois bien ; et je vois le mal que font ces doctrines d'hérétiques vers lesquelles ton coeur incline. Je t'interdis désormais de fréquenter un autre lieu que la mosquée nouvelle ; là, tu apprendras ce qui, dans la religion, est utile au commerce et à la famille, le reste n'est que du temps perdu. Et que je te prenne à désobéir à mes ordres, et je te chasse de ma maison ! C'est entendu ? - Oui, mon père. >> Rafiq fit semblant d'obtempérer car il ne pouvait faire autrement, et puis il aimait son père. Mais dès le lendemain, il alla voir le vieil im m en cachette et lui raconta la scène en pleurant. Le vieil homme, qui connaissait ce genre de situation, le réconforta et lui recommanda d'être fort et patient. Ils continueraient à se voir si le garçon le voulait, mais avec prudence. Cependant, les jours passaient ; Rafiq voyait toujours son ma"tre en secret, en tremblant que son père découvr"t sa désobéissance, mais il tenait plus que jamais à apprendre l'ésotérisme et l'alchimie. Il repensait sans cesse aux insinuations de son père concernant l'immoralité supposée des soufis et de l'im m en particulier, aux accusations de << débauche entre m les >> dont il les flétrissait. Or, plus d'une fois, il avait surpris des gestes équivoques entre son père et un jeune garçon à peine plus gé que lui, nommé Hajji, qu'il employait comme garçon de courses. Et lorsqu'il les regardait, pour tenter d'éclaircir ce mystère, son père avait l'air à la fois gêné et furieux de surprendre tant de questions dans les yeux de son fils ; et pourquoi avait-il tenu à engager un si joli garçon, aux manières douteuses, qui ne passait pas pour être d'une moralité exemplaire ? Donc, un jour, il décida d'interroger Hajji ; c'était un garçon de quatorze ans, gracieux, espiègle, avec des boucles brunes, des traits fins, une bouche sensuelle et moqueuse. Un garçon gentil, mais à l'intelligence limitée, du point de vue de Rafiq. << - Dis-donc, Hajji, tu peux m'expliquer ce que tu fais avec mon père quand vous êtes seuls, au fond de son atelier ; tu sais, quand il ferme la porte aux curieux et même à moi, entre la cinquième et la septième heures, soi-disant pour faire ses comptes ? Sans vouloir insinuer que ton intelligence ne serait pas à la hauteur de ton physique, j'ai du mal à croire qu'il ait besoin de toi pour faire des additions. - Bah, qu'est-ce que tu crois ? On fait, euh... la même chose que toi avec ton im m, je suppose ; il a bien dû te mettre déjà la main dans ton ceroual, à l'occasion, non ? - Quoi ? Mais non ! Il a jamais fait ça ! - Ben alors qu'est-ce qu'il fait ? Il te met son b ton entre les figues ? Ou bien en bouche ? - Mais non ! Rien de ce genre ! On fait que parler de science, d'alchimie, de... - Haha ! Ben mon pauvre vieux ! Ton père a raison, tu es complètement ahmoq (dérangé) ! La science ! Et puis quoi encore ! Moi je sais qu'une seule chose, et ça me suffit : comment tirer du flous à ces hommes adultes qui s'ennuient ; c'est pas compliqué, il y a qu'à les prendre par où ça les démange, entre les jambes ! Ils sont tous les mêmes... et en plus, c'est amusant ! Tu devrais essayer, honnêtement ! Demande à ton père ! - Parle pas de mon père comme ça ! C'est quelqu'un de bien ! >> Rafiq se jeta sur Hajji et commença à le bourrer de coups de poings. Bien que plus jeune, il était plus fort que le garçon, qui était moins b ti pour la lutte que pour l'amour. Hajji prit donc quelques mauvais coups, mais il était souple, et il se défendit. Au bout d'un moment, les deux garçons étaient par terre, en train de se battre comme des chats sauvages. Un groupe d'hommes et de garçons se forma autour d'eux, encourageant l'un ou l'autre, prenant les paris. << - Vingt dirhams sur le petit ! C'est un costaud ! - Cinq dirhams sur le grand ! Il se relève, regardez ! - Rafiq ! Rafiq ! - Hajji ! Hajji ! >> C'est alors que le bruit parvint aux oreilles du père de Rafiq, que son fils était en train de se bagarrer en pleine rue avec son garçon de courses, et que c'était lui qui l'avait provoqué. Aussitôt, il accourut, furieux, et empoigna Rafiq par le col. << - Fils indigne ! Je te surprends à te battre dans la rue, comme un voyou ! Mon Dieu, qui est-ce qui m'a donné un fils pareil ! - Tu aurais sans doute préféré que je fusse comme ce gigolo ! Répondit Rafiq en désignant Hajji. Après ce qu'il m'a dit sur toi, j'ai du mal à croire que tu oses encore me donner des leçons ! >> Les gens éclatèrent de rire ; tout le monde avait parfaitement entendu, aux deux sens du terme. Le père répondit par une gifle magistrale dans la figure de Rafiq, argument de poids, puis, en évitant les regards, il entra"na son fils qui pleurait doucement, les habits déchirés et la joue rouge, le ramena à la maison et l'enferma dans sa chambre, privé de d"ner, sans prononcer une parole. Son hypocrisie démasquée, il était brûlant de honte et de courroux. Qu'allait-il dire à son fils maintenant, et surtout qu'allait-il faire de lui ? Pendant qu'il réfléchissait ainsi, Rafiq réfléchissait que son père l'avait doublement trahi : non seulement sa moralité n'était pas du tout ce qu'elle prétendait être, mais en plus, il avait préféré donner sa tendresse, ses caresses, à un autre garçon, bien moins intelligent que lui, cependant que lui n'avait droit qu'aux coups de b ton et aux réprimandes. << Pourquoi me traitez-vous si durement, père ? Je ne cherche qu'à acquérir la science véritable, afin de faire le bien ; pourquoi dites-vous le contraire de ce que vous faites, et me blessez ainsi, moi votre fils qui vous aime ? >> Ainsi pensait Rafiq. Il ne pouvait pas voir que son père, bien sûr, agissait ainsi parce qu'il l'aimait, et ne le comprenait pas ; il était incapable de lui donner la tendresse qu'il attendait, mais il croyait agir pour son bien, lui donner la meilleure éducation, lui enseigner les connaissances pratiques qui lui permettraient de gagner son pain et de préserver sa réputation : pain et reconnaissance sont deux choses dont tout homme a besoin, mais qui sont souvent difficiles à obtenir, hélas. Du coup, beaucoup d'hommes ne voient pas plus loin que ce qui permet d'acquérir le pain et de conserver la reconnaissance, bien qu'ils aient eux-mêmes d'autres besoins. Ils n'imaginent pas que leurs enfants puissent avoir les mêmes. Le père de Rafiq était naturellement de ceux-là ; il avait lui-même besoin de tendresse et de rêve, d'où Hajji, mais il avait dû tellement travailler dur dans sa vie pour gagner le pain quotidien et la considération de sa collectivité, qu'il était obsédé par cela, et ne pensait à rien d'autre pour son fils, comme la plupart des pères qui ne sont pas de purs savants - et ces derniers, obsédés par la science et les choses d'en haut, inattentifs à la question du pain et de la reconnaissance, ne font pas forcément de meilleurs pères. Bref, c'était le malentendu habituel entre les générations ; mais Rafiq, qui était jeune, ignorait tout cela, et son père, qui était limité, ne le voyait pas. Le lendemain, Rafiq dut encore rester confiné dans sa chambre, car le père réfléchissait toujours ; en fait, il avait un problème plus urgent à régler, car le scandale de la veille, et les accusations publiques de son fils, alimentaient les rumeurs. Les mauvaises langues se décha"naient, ceux qui enviaient la réussite du pauvre homme voyaient là une bonne occasion de se venger. Le père dut aller trouver ses confrères, les notables de même rang assemblés en conseil du bourg, pour s'assurer de leur soutien, et que sa réputation n'était pas trop entamée. Mais ces braves gens, pour qui le père de Rafiq faisait partie des gens respectables car relativement fortunés comme eux, avaient comme lui leurs vices cachés et leurs petits secrets, et ils ne tenaient pas trop à ce qu'un des leurs fût jeté en p ture à l'opinion ; ç'aurait créé un précédent f cheux, et qui sait si après cela, l'opinion n'aurait pas demandé de nouvelles victimes à croquer ? Car l'appétit vient en mangeant. Aussi, décidèrent-ils courageusement de se serrer les coudes et d'étouffer l'affaire : ils renouvelèrent leur confiance au père de Rafiq, décrétant solennellement que son fils était un égaré et Hajji un petit dévergondé indigne de crédit. Mais ils recommandèrent fermement à leur infortuné confrère de mieux tenir sa maison à l'avenir, car ils ne toléreraient pas un nouvel esclandre du genre. Le père de Rafiq s'estimait heureux de s'en tirer à si bon compte, mais il enrageait intérieurement d'être redevable à la miséricorde de gens qui ne valaient pas mieux que lui ; pour consolider sa position et faire diversion, il fit un laïus enflammé dans lequel il désignait le vieil im m soufi comme cause de tout le mal ; il le dépeignit avec force comme ignorant, fourbe et probablement pervers, ce qui était tout de même culotté de sa part. Mais il sut se montrer éloquent, et emporta l'adhésion du public, qui de toute façon, avait investi dans la construction de la nouvelle mosquée et n'aimait pas l'ancienne, foyer de toutes les vieilles croyances métaphysiques dont ils n'avaient que faire. Ils se proposèrent donc une grande et noble action : aller de ce pas chasser le vieil im m, détruire l'ancienne mosquée avec tous les ouvrages inutiles et nuisibles qu'elle contenait, et raser enfin le vieux marché couvert pour en construire un neuf, plus grand, plus beau, avec des emplacements plus chers où l'on vendrait des articles plus chers aussi, pour la plus grande gloire de Dieu. Ainsi fut-il fait ; on signifia son congé au vieux ma"tre soufi pour la fin de la journée, le temps pour lui de rassembler juste les quelques effets indispensables, et il dut encore s'estimer heureux de ne pas écoper d'une accusation d'hérésie. Le vieil homme, en apprenant que sa mosquée allait être détruite, tomba malade et s'allongea sur son lit, attendant la mort dans le chagrin et la solitude. Plus rien ne lui importait désormais, à part Rafiq, qu'il s'inquiétait de ne pas avoir vu depuis deux jours. Rafiq, justement, méditait dans sa chambre, et sentait le chagrin et la colère monter en lui. Il ne voulait plus attendre passivement la décision de son père. Il décida de partir ; après avoir fait ses adieux à son ma"tre, il s'en irait dans la direction de Naruq ; là-bas, il avait entendu dire qu'on trouvait des gens extraordinaires, versés dans toutes les sciences qui l'intéressaient, et il était résolu d'aller tenter sa chance auprès d'eux. Il écrivit à son père une lettre déchirante, où il exprimait toute sa tendresse et sa déception d'avoir été si incompris et si mal traité ; il terminait en lui annonçant sa décision de partir, et en lui demandant de lui pardonner pour le mal qu'il lui avait fait, mais que de toute façon, il trouverait bien le moyen de se consoler auprès de Hajji. C'était une fin cruelle, mais juste, pour une lettre qui transpirait de tristesse et d'amour déçu. Le père n'avait pas trop à se plaindre : rarement on avait vu une telle déclaration d'amour de la part d'un fils renégat et fugueur. Mais quand Rafiq arriva à la maison de son ma"tre, comment décrire le spectacle qui l'attendait ! Le vieux marché était en train d'être démoli ; il dut se frayer un chemin entre les décombres pour parvenir jusqu'à la porte, et quand il l'eut poussée, il trouva le vieil im m mourant sur son lit. Il put juste lui tenir la main et recueillir de ses lèvres tremblantes ses dernières paroles de tendresse et d'encouragement. Il renonça à lui faire part de sa décision de partir ; en vérité, c'était son ma"tre qui était en train de partir ! En fait, il n'était plus du tout certain de vouloir aller à Naruq. Il était furieux et dégoûté, se sentant trahi et abandonné de toute part, même de la part de Dieu ! Comment pouvait-Il permettre autant d'injustice, surtout à l'égard de Son meilleur serviteur ? S'il avait pu poser la question au vieil im m, il lui aurait sûrement répondu que les meilleurs serviteurs sont souvent les plus durement éprouvés ; que le monde est depuis toujours le thé tre d'un affrontement redoutable entre les forces du bien et du mal, mais que le mal n'est en fin de compte que privation d'être tandis que le Bien est Dieu, et qu'en mettant sa confiance en Lui on n'est jamais perdant. Mais le vieil homme était déjà trop faible, trop absent pour tenir un pareil propos. Après l'avoir embrassé en pleurant en guise d'adieu - il posa délicatement ses lèvres sur celles du vieil homme, pour la première et la dernière fois, ce qui lui redonna pour un moment un souffle de vie qui lui permit de bénir le garçon - il partit, le coeur serré, plein de colère et d'amertume, et erra dans le village en se demandant ce qu'il allait faire. Il doutait à présent de tout. Il était hors de question pour lui de rentrer à la maison, mais l'idée d'aller à Naruq, d'étudier l'alchimie pour faire le bien, ne lui parlait plus comme avant. L'esprit révolté, il avait envie de tout détruire comme on avait détruit ce qu'il aimait. Il rêvait de se venger ; un dessein plus noir que le précédent germait dans son coeur. Il y avait, à la périphérie du village, un campement de magiciens, des sortes de bohémiens qui pratiquaient les sciences occultes ; ils étaient aimés comme le scorpion, mais on n'osait pas les chasser ; on allait les voir honteusement, pour acheter des philtres plus ou moins maléfiques, pour se faire aimer d'une femme ou d'un jeune garçon, voire pour donner la mort ; on les payait en secret afin qu'ils invoquassent les djinns, pour provoquer la maladie d'un voisin ou la faillite d'un concurrent. Rafiq savait tout cela, et jusque là il méprisait ces gens en qui ils voyaient l'équivalent de Karoun le maudit ; mais après tout, ces gens avaient aussi une certaine connaissance des choses cachées, qu'il convoitait, et ils s'en servaient pour faire du mal à ces impies qui lui avaient tué son ma"tre. Désormais, il éprouvait la tentation de devenir un sorcier comme eux, pour combattre les mécréants comme son père. Malheureusement, son ma"tre étant mort ou mourant, il n'avait plus personne pour le détourner de cette tentation et le ramener à de meilleurs sentiments. Il décida d'aller voir les sorciers. Mais avant, il fit une chose un peu surprenante, qui montre que Rafiq était resté, dans le fond, une bonne nature : il décida d'aller voir Hajji pour s'excuser de sa conduite et lui dire combien il était désolé, qu'il ne lui en voulait plus et que désormais il lui laissait son père, en espérant qu'il le ferait souffrir un peu, mais pas trop quand même, et lui soutirerait un maximum d'argent, vu qu'il n'aurait plus à s'occuper de son fils. Il alla trouver le garçon chez lui, frappa trois coups à sa porte ; à sa mère qui vint lui ouvrir, il dit simplement qu'il était << un ami >> de Hajji. Celui-ci, à vrai dire, fut assez étonné de le voir ; c'était bien la dernière chose à laquelle il s'attendait. Il fut encore plus étonné quand il sut le motif de sa visite. Mais comme Hajji était un garçon insouciant et facile de caractère - tout le contraire de Rafiq - il lui dit très gentiment : << - Mais t'avais pas à t'excuser ; t'as défendu ton père, c'est normal. Même si c'est un bel hypocrite, c'est pas un mauvais homme dans le fond, et n'importe quel fils aurait fait pareil. - Tu ne m'en veux pas alors ? - Mais non, t'en fais pas ; c'est oublié. Mais dis-donc, t'as pas l'air bien ! Tu es tout p le, t'as des problèmes ? - Non, j'ai pas de problèmes ; je m'en vais, c'est tout. - Comment ça, tu t'en vas ? Tu quittes le village ? - Oui, je ne veux plus voir mon père. Il me dégoûte trop, on n'a plus rien à se dire. Prends-en soin, je te le laisse ; essaie de le consoler, et surtout pompe-lui bien son argent, crois-moi il en a. - Mais attends ! Tu es vraiment sûr ? Évidemment, têtu comme tu es, je suppose qu'il n'y a rien à faire. - Tu as tout compris. - Bah, c'est dommage, on aurait pu être amis... on se serait bien amusés, si tu avais pu laisser un peu ta science... j'ai jamais compris les garçons comme toi, mais tu es mignon en tout cas. - Merci ; toi non plus tu ne me déplais pas, mais à chacun son destin. - Comme tu veux... écoute, si jamais tu reviens parmi nous, passe me voir ; ma porte sera toujours ouverte et, euh... pas seulement ma porte. - Je n'y manquerai pas, mais je ne sais pas si je reviendrai ; en tout cas, merci encore. Mon père te mérite pas. - Tu es dur avec lui... mais t'as raison quelque part, aucun de ces hommes nous mérite... mais c'est pas grave, ils ont quand même besoin de nous ; et puis, est-ce qu'on sera mieux qu'eux, plus tard ? - En ce qui me concerne, je l'espère bien. - Eh bien ! Je te le souhaite. Prends soin de toi ; fais en sorte qu'il y ait un plus tard, déjà. - Toi aussi, prends soin de toi... et de mon père. - T'inquiète pas pour ça, il est entre de bonnes mains. >> Les deux garçons s'embrassèrent avant de se quitter à jamais. Rafiq était ému ; il sentait que Hajji aurait volontiers troqué le père pour le fils - il le sentait même de façon très palpable - mais il n'était pas d'humeur à jouer à ce jeu-là. Après avoir fait ses adieux au garçon, qu'il jugea finalement la seule personne vraiment humaine de ce village, il alla voir les sorciers, pour leur faire part de son désir d'être des leurs. Le chef de la bande, qui se nommait Abdul-Ghani, était un fier gaillard de trente-cinq ans, fort comme un boeuf, et plus puissant encore par sa magie que par ses muscles. Quand il vit venir à lui ce garçonnet de douze ans à peine qui prétendait vouloir apprendre l'art des chamanes, car c'est ce qu'il prétendait être bien que les gens du village le considérassent comme un vulgaire nécromancien, il lui dit d'un ton railleur : << - Alors comme ça, mon garçon, on veut devenir chamane, sorcier, nécromancien, peu importe comment tu nous vois de tes yeux profanes ; on veut apprendre les sciences occultes ? Sais-tu bien seulement ce qu'est notre pouvoir ? - Je ne le sais pas, monsieur, mais je voudrais le savoir. Je ferai tout pour cela, croyez-moi. Je sais déjà un certain nombre de choses et je suis de bonne volonté. Et je n'aime pas les gens de ce village. - Les gens, poursuivit le prétendu chamane sans prendre garde à la réponse du garçon, les gens qui nous prennent pour des sorciers pensent que la sorcellerie consiste à jeter des sorts où à transformer les gens en souris. C'est cela aussi, bien sûr, mais c'est plus profond, sais-tu ? La magie, sihr, est un art et une science, voilà ce qu'elle est. Elle est l'art de révéler l'aspect caché des choses. Elle opère sur la part d'invisible que renferme tout ce qui se voit. Notre science à nous, chamanes, procède du même principe, mais à un niveau plus pur, une concentration d'énergie plus élevée ; il faut devenir pur esprit pour agir sur le principe spirituel de chaque être. C'est ça tout le secret. Si cet homme peut être transformé en souris, c'est qu'il y a de la souris en lui, à titre potentiel. Révéler sa partie souris, ou serpent, ou chien ou ce que tu voudras, tel est le principe de la transformation ; autant dire que rien, jamais, ne se transforme en ce qu'il n'est pas. Si ce marchand n'était pas déjà pierre dans son coeur, jamais il ne pourrait être changé en pierre. Le pouvoir qui est le nôtre ne fait jamais que révéler ce qui est caché, et c'est une responsabilité énorme ; elle implique un sacrifice énorme aussi, renoncer à vivre parmi les humains, à mener une vie ordinaire. Quand tu seras devenu chamane un jour, tu le seras pour toujours ; la partie de toi que tu auras sacrifiée ne ressuscitera jamais, quand bien même tu le voudrais. Es-tu bien sûr que tu veuilles assumer tout cela ? - Oh oui ! Plus que jamais, dit le garçon qui n'avait pas tout compris, mais qui avait adoré l'air sérieux du soi-disant chamane. >> Et il devint son élève, et jour après jour, il était davantage fasciné par le génie de son ma"tre, qui avait une façon tellement naturelle d'expliquer les choses surnaturelles. Selon lui, tout était dans tout, et tel était le fondement de toute la science véritable dont les opérations magiques ou chamaniques n'étaient que les applications plus ou moins subtiles. Rafiq buvait les paroles d'Abdul-Ghani, comme il buvait autrefois celles de l'im m ; mais les deux hommes n'avaient rien en commun. Ils connaissaient tous les deux certaines choses cachées, mais ils étaient sur deux versants différents de la science. L'im m visait à la sagesse, le << chamane >>, qui était plus un sorcier à vrai dire, visait à la puissance ; et il entra"nait sur une pente savonneuse ce garçon qu'il fascinait. Peu à peu, la fascination devint de l'amour. Et la passion que l'élève éprouvait pour son ma"tre était partagée. Ainsi, aux explications savantes succédèrent les caresses et les embrassades, et bientôt ils devinrent amants tout à fait. Et ils usaient et abusaient de leur pouvoir, pour nuire aux gens ordinaires, et amasser de la puissance et de l'argent ; ils vivaient comme des princes, s'accouplaient comme des lions, transgressaient toutes les lois, et Rafiq s'amusait bien. Il avait à peu près complètement oublié l'exemple de Karoun ; il ne craignait plus que ses clefs l'entra"nassent vers le bas : désormais, il s'y précipitait lui-même avec la plus joyeuse insouciance. Il ne pensait pas au jugement sévère que son im m eût porté sur lui s'il l'avait vu dans cet état ; car la mort du saint homme l'avait convaincu de la faiblesse du bien, et plongé dans la rébellion contre ce monde et ses règles. Cependant, les autres sorciers de la bande étaient jaloux de la puissance et de l'autorité du ma"tre. Ils voulaient s'affranchir de sa tutelle. Alors, ils unirent leurs pouvoirs, et enfermèrent Abdul-Ghani dans une lampe magique ; quand on allumait la lampe, son image apparaissait dans le halo de lumière, incapable de s'en écarter. Il avait perdu la plupart de ses pouvoirs. Rafiq fut bien triste ce jour-là. Il n'avait plus son ma"tre et ami, et de plus les autres sorciers le traitèrent durement, car il avait été le favori du ma"tre. Il se dit alors que ses nouveaux compagnons ne valaient finalement pas mieux que les hommes qu'il avait quittés, et pour la première fois il remit en question la voie qu'il avait choisi de suivre. Il se rappela le temps où il voulait être alchimiste, dans la voie de J bir ben Hayyan. Comme ce temps était loin ! Qu'était-il devenu depuis ? Il s'était laissé entra"ner vers le bas, dans la division, comme Karoun ! Il y avait toutefois dans la bande un autre apprenti, un jeune homme de vingt ans appelé Tajeddine. Lui aussi aimait Abdul-Ghani et n'aimait pas les autres disciples, qu'il jugeait brutaux et malfaisants. Il se proposait de revenir à la pureté de l'art chamanique, qui avait dégénéré en sorcellerie à cause de leur goût immodéré du pouvoir et de la richesse. Alors, il proposa à Rafiq de fuir pour ne plus avoir à subir leur tyrannie, et de revenir par la suite libérer Abdul-Ghani. Ce qu'il accepta. Mais les autres sorciers ne l'entendirent pas de cette oreille. Ils leur donnèrent la chasse sans pitié, et c'est ainsi qu'un matin, Rafiq et Tajeddine déboulèrent dans la chambre de nos amis, les suppliant de les cacher des sorciers# qui allaient arriver d'une minute à l'autre. Mais il n'y avait pas beaucoup d'endroits où cacher deux personnes dans cette chambre d'auberge. Cependant, en voyant le mobilier, le père Anastase eut une idée assez brillante. Dans la chambre, il y avait une cheminée pleine de cendres, un masque en forme de tête d'aigle, un bloc de pierre avec un objet métallique qui ressemblait à un burin. Il ordonna à Tajeddine de coiffer la tête d'aigle, puis de s'enduire entièrement, ainsi que Rafiq, avec les cendres du feu. De la sorte, gris des pieds à la tête, on eût pu les croire de pierre. Il leur fit prendre une pose à la fois héroïque et tendre, comme s'il eût voulu enlever dans les airs le jeune garçon. Cinq minutes plus tard, on frappa vivement à la porte. Anastase sortit alors de ses affaires un petit marteau, et se mit à en frapper l'espèce de burin posé sur le bloc de pierre. On frappa de nouveau. << - Qu'est-ce que c'est ? >> Fit-il d'un ton bourru. Et il laissa les trois poursuivants pénétrer dans la chambre. << - Nous cherchons deux personnes, firent-ils, une jeune homme et un garçon. - Nous n'avons vu personne de ce genre, mes assistants et moi, dit Anastase en désignant Marzouk et Haydar. Je suis sculpteur, comme vous le voyez. >> Les sorciers firent le tour de la chambre, mais ne trouvèrent rien que les deux jeunes gens déguisés en statues qui n'osaient pas respirer. Anastase s'approcha insensiblement et dit : << - C'est mon chef-d'oeuvre ; L'enlèvement de Ganymède. Une scène tirée de la mythologie. Qu'en pensez-vous ? Magnifique n'est-ce pas ? Les trois sorciers firent la moue et repartirent, persuadés que les fugitifs avaient déjà dû quitter Toklays. Les deux fuyards étaient tirés d'affaire, gr ce à la ruse d'Anastase, et ils en furent reconnaissants à nos trois compagnons, si bien que dès cet instant, une solide amitié naquit entre ces cinq personnages. Haydar voulait à tout prix manger des mangues. Or il n'y en avait pas à l'auberge. Ils allèrent donc en ville pour en chercher. Comme ils sortaient du marché avec un sac de mangues bien mûres, ils eurent tout à coup l'impression d'être suivis. Ils pressèrent le pas ; il était maintenant clair que trois hommes à l'air rien moins qu'avenant étaient sur leurs talons. C'étaient à nouveau des hommes de Mourad. La promenade se changea en course-poursuite. Haydar, à regret, l cha le sac de mangues dans les pieds des poursuivants, ce qui en fit glisser deux et leur permit de gagner du terrain. Ils allaient néanmoins être rattrapés sur une sorte d'esplanade, quand soudain, Rafiq se retourna vivement et lança une invocation, en tendant la paume de la main, les cinq doigts écartés, vers les poursuivants, qui furent arrêtés net et changés en statues de pierre. Anastase, Marzouk et Haydar restèrent bouche bée ; ils n'avaient jamais vu une chose pareille. Tajeddine les rassura cependant : il ne s'agissait que d'un sort à effet passager, d'ici deux heures, ces hommes seraient à nouveau bien en vie. Ce qui donna une idée à Anastase ; il fallait un sculpteur. On en trouva un dans les environs. Moyennant une certaine quantité d'argent, le noble artisan acceptait de retravailler les trois statues, de manière à les rendre entièrement nues. Ainsi, lorsqu'ils se réveilleraient, les hommes de Mourad se retrouveraient sur la place publique, les parties intimes exposées à la vue de tous, et se couvriraient de ridicule. On disposa soigneusement les sculptures de manière qu'il en fût ainsi, et on alla se cacher pour juger de l'effet. Au moment où les hommes de pierre revinrent à la vie, il y eut d'abord un grand mouvement de stupeur parmi les gens qui passaient par là. Ensuite, il y eut bien quelques rires qui fusèrent, étant donné le cocasse de la situation. Mais, au grand étonnement des instigateurs de la plaisanterie, ce fut la curiosité et l'admiration qui l'emporta dans le public. Oui, le doute n'était plus permis, on regardait ces hommes avec intérêt, on se pressait de toute part pour les contempler, ils semblaient d'ailleurs assez fier d'eux-mêmes. L'explication ne se fit pas attendre. Le sculpteur, dans sa h te à bien faire, avait idéalisé ses modèles ; il avait en particulier accusé nettement les proportions de certain détail de l'entrejambe. Ce qui fait que les trois hommes de Mourad, après avoir été changés en pierre, eurent l'heureuse surprise de se réveiller avec un corps changé en mieux, plus beau et plus viril à la fois, entra"nant l'admiration des femmes et des éphèbes, le respect mêlé d'envie des autres hommes. Cette transformation eut un effet inattendu, c'est que les trois hommes, conscients soudain de leur pouvoir de séduction et du parti qu'ils pourraient en tirer, ne voulurent plus servir Mourad ; ils voulurent rejoindre l'Ordre, et, ayant acheté des vêtements, s'adressèrent dans ce but à ceux qu'ils avaient poursuivis deux heures avant, et qui accueillirent avec empressement ces nouveaux frères. Des années plus tard, Anastase devait se rappeler avec émotion l'incroyable encha"nement de circonstances qui avait mené à cette arrestation manquée à Toklays, à ce sort jeté par la main d'un enfant qui avait pétrifié net trois hommes, et à leur finale entrée dans l'Ordre suite à une plaisanterie avortée. Et au milieu de tout cela, il revoyait ce masque d'aigle, dans la chambre, qui lui avait donné l'idée de Ganymède et de la ruse de la statue - il y avait beaucoup de statues dans cette histoire. Mais pourquoi diable ce masque d'aigle ? Alors, Anastase reviendrait à Toklays ; il retournerait dans l'auberge qui avait été le cadre d'une de ses plus folles aventures, et il parlerait à l'aubergiste - un homme doux et mélancolique, tout à fait aux antipodes de l'idée que l'on se fait communément d'un aubergiste. Et c'est comme cela qu'il apprendrait l'histoire de l'"le des hommes-aigles. Imaginez un petit garçon de neuf ans à peine, fasciné par les oiseaux rapaces ; fasciné au point de se figurer qu'il en est un lui-même, et que c'est par erreur qu'il a atterri chez les hommes. Son histoire est absurde, mais il y croit, comme souvent, à cet ge-là. Il s'est donc persuadé d'être un aigle royal. Il s'appelle d'ailleurs Haytham, qui veut dire fils de l'aigle en arabe. Mais voilà qu'un jour, Haytham n'en peut plus d'être entouré d'hommes stupides qui ne comprennent pas sa nature altière, son besoin d'air et d'espace, et cette complicité avec l'être et avec l'astre solaire qui est le propre de l'oiseau dont il porte le nom auguste. Alors, le petit Haytham s'en va. Il part retrouver sa vraie famille. Imaginez qu'il marche, seul, pendant des jours et des jours ; qu'il escalade à mains nues la plus haute montagne, toujours persuadé d'être un aigle. Bientôt, il se retrouve au sommet, parmi les rocs sauvages où gravitent ces fauves habitants des cieux. Là, dans la solitude, il rencontre un autre garçon, un petit Anas, qui semble l'attendre depuis longtemps. Anas est venu jadis, par le même chemin que lui, en suivant une chouette géante luisant parmi les constellations ; lui seul pouvait la voir ; c'était son totem, son symbole personnel. Comme Haytham est fasciné par les rapaces diurnes, Anas l'est par les rapaces nocturnes ; d'ailleurs, ses yeux voient mieux la nuit que le jour. leur rencontre était écrite à l'avance, car ils sont complémentaires, comme Sadjid et Asdjad. Ils s'aperçoivent qu'ils sont nus tous les deux ; là où ils sont, il n'y a pas besoin de vêtements. Alors, ils contemplent leurs beaux corps de garçons, et le désir na"t entre eux. Haytham se rapproche d'Anas. Anas l'enlace. Anas l'embrasse. Dans la muette splendeur des cimes, ils se possèdent l'un l'autre ; c'est aussi beau, aussi sublime que l'union de la nuit et du jour. Haytham est très blanc ; Anas a la peau sombre. Il a des fesses exquises, parfaites, ronds et fermes, qui s'ouvrent comme un livre ; on a envie d'y mordre comme dans une pastèque mûre. Haytham y colle son visage ; il plonge la langue dans le creux d'Anas, qui rit. Il trouve cela délicieux ; ceux qui ont déjà plongé la langue dans cette partie d'un garçon comprendront pourquoi. Cependant, le sexe de Haytham se dresse, ferme, droit, intrépide ; il suinte de désir ; le désir de visiter le sanctuaire intime de son compagnon ; alors il plonge dans ce mince conduit que sa salive a humecté ; de sorte qu'il n'a pas de mal à entrer, ni à sortir, alternativement. Anas sourit de manière éloquente ; il est aux anges. Les jambes largement écartées, il atteint l'extase avant Haytham, qui le suit juste après. Il inonde de son nectar les fesses charmantes du bel Anas, puis il replonge en elles pour lécher sa propre substance ; il en profite pour sucer ses boules, qui pendent généreusement pour son ge. Puis, de fil en aiguille, il se met à sucer le sexe d'Anas, puissant, brun, appétissant. Anas se p me ; il veut posséder Haytham à son tour ; il le culbute dans les rochers ; Haytham met son visage entre ses coudes et lève ses fesses blanches, pour que le brun Anas puisse le prendre sans difficulté. La jeune virilité d'Anas s'exalte dans ces transports ; sa jouissance, bientôt, se répand sur le corps brûlant de Haytham, qui jouit également, pour la seconde fois. Seules les graves montagnes, et leurs farouches habitants, sont témoins de ces jeux charmants, qui se reproduiront bien souvent. Nul ne sait comment Haytham a réussi à trouver sa place dans une vraie famille d'aigles royaux ; toujours est-il qu'il a réussi à se faire comprendre et accepter par ces nobles animaux. La femelle adopte Haytham comme un de ses propres petits ; le m le lui ouvre son g"te ; il joue avec les jeunes aiglons, et, le soir, s'endort avec eux dans la douce chaleur de l'immense nid ; Anas dort avec lui, lové contre lui. Leurs fréquents ébats amoureux ne gênent pas leurs hôtes impériaux. La journée, il garde encore la place pendant que les parents sont à la chasse, ou en train d'exercer les jeunes au vol ; c'est ainsi qu'il gagne sa pitance, qu'il attrape à même le bec nourricier et dévore sans le moindre dégoût. Il a appris à se repa"tre de chair crue. Il vit ainsi, jusqu'au jour où s'immisce dans son esprit la conviction d'être vraiment devenu rapace. Il sait qu'il ne lui manque plus qu'une chose pour être vraiment semblable à ses animaux fétiches : le vol ; qu'à cela ne tienne, il volera. Rien n'est impossible pour lui ; car il n'est pas semblable aux hommes, soumis à des lois mesquines. Lui, rapace, est au-dessus de tout, au-dessus des lois, même celle de la pesanteur ne peut le contraindre ; il la défiera comme il a défié toutes les autres, lui qui vit plus haut que tout le monde. Anas, moins convaincu que lui ou plus prudent - ayant pour totem un symbole de la sagesse - voudrait tenter de le retenir, mais il sent que c'est inutile. Haytham est trop persuadé que rien n'est impossible pour lui. D'ailleurs, il a longuement étudié la façon dont les oiseaux volaient, et il est convaincu d'avoir percé leur secret ; il pense que c'est avant tout une question de volonté et de concentration ; celui qui veut vraiment s'élever, celui qui rassemble tout son esprit dans cette seule idée, peut arriver à briser les cha"nes de la gravité, qui n'est pas une fatalité. Dans un premier temps, son idée fonctionne. Avec une joie immense, il s'élance dans la nue ; son corps, devenu léger, très léger, par la force de sa pensée, ne retombe pas. Il trouve spontanément les gestes qui lui permettent d'évoluer avec gr ce ; pendant quelque temps, ô prodige, il vole ! Il en éprouve une jouissance infinie. Il se rappelle ses transports amoureux avec Anas ; quelle ressemblance, quelle proximité entre les deux états ; il a le sentiment de copuler avec l'azur ! Il voit le monde d'une autre façon, à la façon des aigles ; il est un aigle, enfin ! Dominant le ciel et la terre, voyant ce que les hommes, d'habitude, ne voient pas, parce qu'ils ne veulent pas le voir, il se sent totalement lui-même, il comprend le sens de sa vie, il fait un avec lui, il possède tout, il est tout. Il voit défiler sous lui, comme un rêve sans forme, la terne réalité des hommes, leurs cités prétentieuses, dont les tours arrogantes ne montent pas aussi haut que lui, il les voit s'agiter en vain au sol, comme des fourmis dérisoires, et lui il est en haut, dans la gloire, l'infini, la lumière ; il est la lumière ! Il est haut comme la pensée, il est grand comme la vie ; il fend la nue d'un geste ample et assuré. Comme dans ces rêves qui paraissent parfois plus réel que le réel, quand on est plongé dedans. Mais il manque d'entra"nement ; il veut s'élever trop haut, trop vite. Et soudain, sa pensée se déconnecte ; il perd sa belle concentration. Il cherche à se reprendre, à penser à nouveau à ce qui pourrait le rendre plus léger ; appelle en son esprit des idées de gloire, de sublime élévation, d'infini ; mais il est trop tard. La pesanteur, cruelle, stupide, a repris ses droits. Le pauvre Anas cache ses yeux dans ses mains pour ne pas voir tomber son tendre ami. C'est la chute de Haytham, qui a trop présumé de ses extraordinaires capacités mentales. Ses deux parents adoptifs, qui l'ont observé sans mot dire, avec philosophie, s'élancent ; ils le rattrapent au dernier moment, l'empêchant d'aller se fracasser sur les rochers. Car se sont des animaux aux grand coeur, qui connaissent la miséricorde. Ils ramènent au nid son corps inconscient, et ils l'allongent, brisé, lui prodiguant les soins qu'ils peuvent. Mais il y a des hommes qui, de loin, ont assisté à cette scène. Ce sont ceux qui habitent dans l'"le, ou plutôt la presqu'"le, qui entoure la montagne. Eux vénèrent les aigles comme les fondateurs de leur race et se transmettent de génération en génération les légendes de leurs ancêtres ailés. Quelques-uns d'entre eux ont vu Haytham tomber puis être recueilli par des oiseaux de proie, ce qui leur para"t extraordinaire. Le chamane, l'homme le plus sage de la tribu, est parmi eux. Avec quelques fidèles, il part en expédition pour aller chercher le jeune garçon. Ils le trouvent endormi paisiblement dans le nid tapissé de duvet. Spectacle magique et beau. Le chamane, qui est un homme sensible malgré l'autorité absolue qu'il détient parmi les siens, est ému jusqu'aux larmes par la vision de ce tout jeune garçon qui a réussi l'impossible exploit d'être adopté par ces fiers et farouches volatiles. Dès cet instant, il est fasciné par lui, d'autant plus que Haytham est d'une grande beauté. Cependant, il est trop conscient que l'enfant court un danger à rester parmi ces hôtes. Il décide de l'emmener au village. Plus tard, quand Haytham se réveille, il croit rêver encore ; autour de lui sont des hommes, mais des hommes ressemblant à des aigles, portant des masques d'aigles. Ce sont les hommes de la tribu qui l'ont recueilli, des assistants du chamane, portant, comme lui, la coiffe ancestrale, la coiffe des hommes-aigles. Haytham n'a même pas d'épreuve à passer, il est déjà des leurs. Il restera dix ans avec eux, et il fut l'ami intime du chamane, qui l'avait aimé dès le premier regard. Peut-être, dans son coeur, avait-il même rêvé cet enfant magique, et l'avait-il appelé, de très loin, au rôle qu'il avait joué. Il lui enseignera l'art et la manière de s'élever véritablement ; par la force de son amour viril, il l'emmènera jusqu'au septième ciel ; Haytham apprendra à aimer le corps de l'homme comme il a aimé celui du garçon, à en tirer une jouissance supérieure. Dès le premier soir, quand le chamane rentrera en lui avec son dard immense et flamboyant, il ne regrettera plus sa chute, et il bénira, dans des soupirs d'extase, cet instant de distraction qui lui aura permis, enfin, de conna"tre la volupté suprême dans les bras de cet homme au coeur d'aigle. Ce Ganymède a rencontré son Zeus. En échange de tout le plaisir qu'il lui a procuré, le chamane a donné à Haytham sa propre coiffe d'aigle, qui possède des pouvoirs spéciaux. << - Avec cela, dit-il, tu pourras voir d'en haut, comme moi, comme nous, voir comme un aigle, Haytham. Tu pourras voir tellement de choses ! Si tu savais comme ta beauté me touche, Haytham, aiglon de cette tribu... Je vais te raconter quelque chose, mon bien-aimé. Tu n'es pas le seul garçon fasciné par la gent ailée, non, loin de là ; il y avait un autre garçon, jadis, qui aurait voulu être oiseau, qui l'était devenu en quelque sorte ; il y a aussi des garçons félins, des garçons loups, les jeunes garçons sont proches de l'animalité, dans ce qu'elle a d'auguste et de primordial, plus proches qu'on ne le pense ; il y a beaucoup d'histoires étranges à ce sujet, tu les conna"tras bientôt, par les pouvoirs que je t'ai conférés. Mais ce garçon-là, dont je te parle, était l'ami des oiseaux, ou du moins d'un oiseau, et il avait appris son langage. Écoute son histoire, c'est un peu la nôtre en quelque sorte. Dans un état loin d'ici, mais proche du pays d'où tu viens, il y avait un jeune sultan, nommé Muntassir, qui avait accédé au trône depuis peu. Dans son jeune temps, un de ses précepteurs, nommé Mounir, l'avait initié à l'amour. Les parents de Muntassir étaient morts alors qu'il était encore très jeune, et il s'était retrouvé seul au monde ; et des gens dans son entourage avaient alors comploté pour l'évincer et prendre le pouvoir à sa place. Mais Mounir, qui aimait passionnément Muntassir, avait éventé le complot, et il en avertit l'enfant ; alors, ensemble, ils avaient ch tié les coupables : ils les convoquèrent un à un, et Mounir, pour amuser le petit sultan, lui inspira toute sorte de tortures cocasses, de supplices raffinés, qu'il expérimenta sur les comploteurs, en riant, et ils passèrent ensemble des moments délicieux de la sorte, copulant et ch tiant en même temps. Ainsi le petit sultan conserva son trône, et plus personne n'osa contester son autorité dorénavant. Mais Mounir, s'il lui recommanda la dureté envers ses ennemis, sut aussi lui apprendre la miséricorde envers les sujets loyaux, de sorte qu'il fut un souverain juste et apprécié ; de plus c'était un garçon beau, intelligent et spirituel. Mais depuis, il avait grandi, et ils s'étaient éloignés l'un de l'autre. Maintenant qu'il avait tout, Muntassir pensait avec nostalgie au temps où son précepteur l'emmenait dans sa couche et lui faisait découvrir toute sorte de caresses et de sensations exquises. Il se vit lui-même dans la peau de cet homme, puisqu'il était devenu un homme, et rêva de faire la même chose avec un jeune garçon ; mais il n'en connaissait aucun qui lui plût assez. Il rêvait de rencontrer le plus beau, le plus pur, le plus parfait, et de l'aimer d'un amour unique. Alors, il envoya ses serviteurs parcourir le pays à la recherche du plus beau garçon qu'ils pussent trouver. Ils avaient ordre de chercher surtout parmi les pauvres et dans les campagnes, car Muntassir voulait rendre heureux un garçon qui ne fût pas g té par la vie. Les hommes du sultan cherchèrent activement, sans négliger le moindre petit village, le moindre hameau. Ils virent des centaines de garçons, tous plus beaux les uns que les autres. Mais un jour, ils en trouvèrent un qui passait en beauté tout ce qu'on pouvait imaginer. C'était un garçon de douze ans, brun, avec des yeux en amande et une bouche fra"che comme la rosée ; de petites épaules admirablement sculptées, une poitrine frémissante et une taille bien prise. Ses parents étaient assez pauvres, quoique nobles. C'était, en effet, une famille de seyyed, descendants du Prophète. Les gens leurs parlaient avec déférence ; mais depuis plusieurs générations, ils étaient frappés par l'indigence matérielle. Le garçon s'appelait Othmane. On amena donc Othmane devant Muntassir, qui fut émerveillé. Othmane était vraiment magnifique en effet, rayonnant ; une beauté idéale, irréelle. Mais quand il voulut cueillir cette beauté, devenir l'ami de ce garçon qu'il avait tant recherché, Muntassir crut devoir faire face à un immense désappointement, car le caractère d'Othmane était le plus bizarre et déconcertant que l'on pût imaginer ; c'était une forteresse imprenable, de l'intérieur de laquelle rien ne filtrait, et où nulle lumière extérieure, nul jour ne semblait jamais non plus pénétrer. Il ne parlait pas ; il ne réagissait à aucune sollicitation venue de son entourage, et n'échangeait rien, sinon avec d'obscures entités que lui seul pouvait percevoir. Il était soit possédé, soit comme emmuré dans son monde intérieur. Une vraie désolation. Oui, Othmane était en tout point qu'on pouvait le rêver, le garçon le plus beau et le plus envoûtant qu'on puisse imaginer sur la terre, mais il y avait juste ce petit détail qui obombrait tout : il lui manquait le verbe, la faculté de communiquer ou de s'intéresser aux autres. Rien n'existait pour lui, à part sa propre réalité, née de son imagination ou de la force indéfinissable qui le possédait, et avec laquelle il entretenait un perpétuel colloque solitaire. Parfois, il souriait sans raison à cet ami invisible ou à ce ma"tre mystérieux, qui n'existait que pour et par lui seul ; parfois, il semblait se battre avec lui, on le voyait engagé dans une lutte acharnée, sans merci, avec quelque chose qui voulait le détruire de l'intérieur, et l'on pouvait craindre qu'il se f"t du mal à lui-même, mais, à moins de l'encha"ner, il n'y avait pas grand-chose à faire pour l'apaiser. Une seule chose était certaine, le monde dans lequel vivait le beau, le magnifique Othmane, n'était pas le nôtre, et c'était un monde inquiétant, peuplé de spectres et de génies, où planaient de sombres menaces. Cependant, plus Muntassir observait Othmane, plus il était fasciné par lui. Ce n'était pas seulement sa beauté extérieure, mais il commençait aussi à soupçonner en ce garçon une vie intérieure d'une richesse et d'une beauté inouïes, très supérieure à celle du commun des mortels. Il lui arrivait de l'envier dans son isolement. Loin de le rebuter, comme la plupart des gens qui l'avaient connu, le caractère d'Othmane, son enfermement même, le rendaient plus pathétique, plus attirant aux yeux intelligents de Muntassir. Il aurait donné volontiers tout ce qu'il possédait, et plus encore, pour entrer dans cette forteresse, pour être reçu dans la sphère d'Othmane, dans son univers particulier. Jour après jour, il se heurtait à la même impossibilité, à la même énigme insoluble, aux mêmes barrières infranchissables, mais son désir et sa détermination n'en faisaient que cro"tre, et au lieu de se décourager, il revenait à la charge, variant les angles d'attaque. Un corps à corps plein de tendresse et de compassion s'était engagé entre lui et Othmane ; il voulait l'amener de lui-même, sans le contraindre, à s'ouvrir, à communiquer enfin, à le recevoir dans son royaume ; lui, le souverain tout-puissant, il mendiait droit de cité dans un État beaucoup plus vaste sans doute que le sien, fief d'un petit roi à figure d'ange, dont la fierté aristocratique défiait la sienne. Othmane semblait lui dire : << tu veux être reçu à ma cour ? Essaie de te montrer digne de mon attention une seconde >>, et il brûlait de pouvoir relever ce défi ; il aurait tout donné, tout sacrifié pour être enfin vu d'Othmane, pour le comprendre et se faire comprendre de lui, quitte à partager sa folie, à se retrouver coupé du monde à son tour. Au moins ils seraient deux. Il lui arrivait de songer sérieusement à cette éventualité. Ah ! Mais, s'il pouvait réussir, quelle victoire pour eux deux, y compris pour le garçon, qui, malgré la richesse probable de son univers, ne pouvait pas être complètement heureux ; d'ailleurs on voyait qu'il ne l'était pas, du moins pas en permanence, et Muntassir était déterminé à l'aider, mais il n'avait que son désir et pas l'ombre d'une solution.@ #travailler# Muntassir voulut conna"tre la cause de ce caractère étrange, car il était fort triste de voir qu'un garçon d'une aussi éclatante beauté était comme privé de tout contact avec le monde extérieur. Il mena son enquête, et voici ce qu'il découvrit. Tout s'expliquait par le caractère du père de l'enfant. Ce père, qui s'appelait Salm ne Abou Fouad, tout seyyed qu'il fût, était un farouche guerrier, un homme sombre, qui avait contribué à maintenir le père de Muntassir au pouvoir, ayant commandé une armée de mercenaires à la solde du plus important des partis qui se disputaient alors le commandement du pays. Le seigneur Salm ne était un homme terrible et taciturne, qui avait en horreur le son de la voix humaine. Alors, il avait instauré chez lui une règle curieuse, selon laquelle il était interdit, dans son entourage ou celui de son fils, d'émettre la moindre parole. Il commandait à ses serviteurs en leur parlant par gestes. Tout le monde, dans sa maison, était sommé de s'exprimer de la sorte, et il y régnait une ambiance lugubre, qui convenait à Salm ne. Un jour, un jeune valet fut fouetté jusqu'au sang, pour avoir ouvert la bouche sans nécessité. Le garçon avait donc grandi sans apprendre la parole. Sa mère était morte en couches, et il n'avait pas le droit d'avoir des amis, à part un seul, qui était un joli canari chanteur, que l'enfant avait apprivoisé. Muntassir demanda à avoir cet oiseau, s'il existait encore. On le lui donna, et il l'apporta à Othmane, qui pour la première fois, manifesta de la joie. Au fil des jours, le sultan put observer que l'humeur de son protégé s'améliorait ; il y avait une véritable amitié entre Othmane et l'oiseau. Muntassir les observa tous les deux pendant des journées entières, et il vit qu'Othmane, lorsqu'il était seul avec l'oiseau, émettait d'étranges sifflements, que celui-ci comprenait manifestement et auxquels il paraissait répondre ; il comprit que, privé du langage humain par un père trop fier, le garçon avait appris le langage de l'oiseau, son seul ami. Alors, il fit construire une flûte qui imitait la voix d'un serin, et il joua de cette flûte devant Othmane, dont le regard s'éclaira ; et Othmane lui répondit sur le même air, avec ses sifflements ; et ils apprirent à communiquer de la sorte. Alors, ils devinrent les plus merveilleux amis du monde, car l'enfant à l'oiseau avait un caractère aussi délicieux que son physique. Et quand leur langage commun fut parfaitement au point, une des premières choses que Muntassir dit à Othmane fut << veux-tu dormir avec moi cette nuit ? >> et Othmane répondit par un sifflement qui voulait dire oui. Alors, ils devinrent non seulement amis, mais encore amants, comme Muntassir l'avait souhaité ; et Othmane aussi l'avait souhaité dès le premier instant, mais il n'avait pas su comment le lui dire, n'ayant pas appris à parler. Et pendant toute la nuit, Muntassir s'enivra du corps merveilleux d'Othmane, et de son me plus merveilleuse encore ; ce fut une des plus belles nuits qu'il y ait eu sur la terre. Une nuit équivalente à mille mois, comme dirait le Coran. Quand ils purent enfin communiquer gr ce à la flûte de Muntassir, Othmane révéla à Muntassir une chose qu'il n'avait pu confier à personne : depuis toujours, il était frustré de la tendresse virile que lui refusait son dur père. Il rêvait qu'il le pr"t dans ses bras, et qu'il le caress t, un peu comme l'avait fait Muntassir, mais il ne pouvait pas le lui dire, puisqu'il avait banni le langage de son huis. Et d'ailleurs, ce père ne s'intéressait pas à lui, si ce n'était pour le gronder et le corriger ; jamais il n'avait un geste tendre envers lui, et Othmane, qui l'aimait malgré tout et qui le désirait en secret, en souffrait beaucoup. Mais finalement, il était heureux, car il avait trouvé un homme, plus jeune et plus beau, qui le comprenait mieux que son père, et lui apportait ce que celui-ci était incapable de lui apporter ; avec lui, il pouvait communiquer, que ce soit par le son, ou par le corps, et par le plaisir partagé durant les nuits ardentes, extatiques, où ils se donnaient l'un à l'autre. Cependant, il y avait dans le palais de Muntassir, des gens que son amitié pour Othmane exaspérait, d'autant plus qu'ils voyaient que l'enfant ne parlait pas, et le croyaient attardé ou frappé de crétinisme ; et ils s'offusquaient de voir le sultan accorder plus d'attention à un jeune crétin qu'à son peuple qui suait pour lui et qui souffrait. Alors, ils commencèrent à comploter contre lui. À la tête de ce complot, il y avait un vizir qui était un homme mauvais, qui rêvait de prendre la place du sultan ; c'était pour lui-même qu'il complotait, non pour le peuple, mais les autres ne le savaient pas, ou faisaient semblant de ne pas le savoir. Un jour, ils délibérèrent de tuer Muntassir ; mais ils n'avaient pas fait attention à Othmane qui les écoutait, car ils croyaient qu'il était débile et qu'il ne savait pas du tout parler ; ils ignoraient son langage musical. Cependant, Othmane, s'il ne parlait pas, entendait, car il avait appris à comprendre ce que les gens disaient depuis qu'il était au palais. Alors, il alla prévenir son ami, qui put sauver sa vie et confondre les auteurs du complot. Et voilà comment l'amour des garçons sauva un trône et un monarque ; voilà comment, deux fois, Muntassir fut secouru par cet amour : une fois lorsqu'il retrouva son trône gr ce à Mounir qui l'avait éduqué, une autre fois gr ce au langage secret qu'il avait établi avec l'enfant à l'oiseau. >> Le chamane enseigna encore bien d'autres choses à Haytham ; il lui fit découvrir les étranges secrets de cette tribu d'initiés, dont le savoir remontait à l'époque où les hommes et les animaux étaient encore frères, et parlaient le même langage. Et tous les enfants de cette tribus, garçons et filles, étaient en même temps des animaux : ils se transformaient en animaux, certains la nuit, d'autres le jour. Parmi les garçons par exemple, il y en avait qui étaient des lions, des tigres, toute sorte de félins ; d'autres qui étaient des loups, d'autres des poissons, des cétacés, et d'autres des oiseaux, toutes les espèces d'oiseaux : des vautours, des aigles, des hiboux, des faucons, des aras, des colibris, des goélands... Les aigles étaient les chamanes, la caste supérieure, qui dominaient réellement la tribu, même s'ils n'étaient pas vraiment les chefs. Les garçons perdaient le pouvoir de se métamorphoser réellement en grandissant ; une fois devenus des hommes, ils ne se transformaient plus, ils restaient des humains ; mais les chamanes-aigles, seuls, conservaient certains pouvoirs animaux, le pouvoir de voir de haut, dans la nue, comme Haytham avait vu lorsqu'il s'était élevé. Et Haytham se mêla à ces garçons-animaux ; il eut des relations charnelles avec eux tous, car n'était pas interdit par les lois de la tribu, il s'unit avec eux sous les deux formes, humaine et animale, il les aima tous. Ils s'apprivoisèrent mutuellement comme Muntassir avait apprivoisé Othmane, et comme le chamane avait apprivoisé Haytham ; et ils lui apprirent, chacun, à retrouver un peu de sa propre animalité. Gr ce au pouvoir du casque, et gr ce à sa propre vertu, bientôt, il devint, lui, capable de devenir tous les animaux, quand il était avec les garçons qui étaient ces animaux. Il pouvait devenir loup avec les garçons-loups, faucon avec les garçons-faucons, et ainsi de suite, uniquement avec eux, mais lui seul pouvait faire cela ; et il les aima tous, sous leurs différentes formes, tout en continuant d'aimer le chamane. Ils étaient tous dans une ineffable symbiose. Cela dura des années ; puis il grandit à son tour. Tout cela remonte à loin, si loin... aujourd'hui, Haytham a quitté la tribu des hommes-aigles. Il a repris l'auberge paternelle ; c'est une affaire florissante. On y vient de très loin pour coucher avec de jeunes garçons, que Haytham recrute pour leur beauté et entra"ne à donner du plaisir aux hommes, car le souvenir de ses ébats avec Anas, puis avec le chamane et avec les garçons-animaux, ont façonné son caractère, et il est devenu un ma"tre dans l'art de la pédérastie ; il est fier de son métier. Mais il y a des jours où, sans savoir pourquoi, il est triste. Des jours où il se rappelle. 49. L'ordre des cinq principes Le jeune Nasredd"ne était en route avec Soufiane. Avant d'arriver au large de Naruq, ils firent escale, comme beaucoup de voyageurs quittant le continent indien, dans le port d'Asteba, une grande et riche cité où se ravitaillaient les marins. Une nuit, Nasredd"ne reçut en rêve une visite de Mounir, à qui il arrivait de rencontrer ses amis en songe quand il avait des instructions urgentes à leur donner, ou que la situation l'exigeait. << - Alors, tu peux rêver à volonté ? Gouverner tes propres rêves ? Lui avait demandé Nasredd"ne. - Pas vraiment, avait répondu Mounir. Cela dépend de la quantité d'opium que j'ai absorbée, et de la qualité aussi ; peu de gens le savent, mais c'est une des raisons qui me poussent à tant fumer. Tu sais, le papaver n'est pas seulement une substance, c'est un esprit. Lorsqu'il s'empare de toi, que tu entres en connexion avec lui, tu deviens capable de beaucoup de choses, c'est pour cela qu'il n'est pas prudent de le laisser entre toutes les mains ; il en va de même de certaines connaissances que mes ma"tres m'ont transmises ; ce sont des esprits également. Il est dangereux d'absorber trop de pavot, alors j'use de cet artifice avec précaution. Mais vois-tu, le rêve a pour moi une réalité plus grande que pour la plupart des gens, et je connais sa puissance. Dans ma jeunesse, j'ai fait trois rêves importants qui m'ont ouvert les yeux, et depuis je ne regarde plus la réalité et le rêve de la même façon. Dans le premier, j'ai rencontré le Prophète, sous la forme d'une lumière indescriptible ; il m'a annoncé qu'il allait me confier les clefs de la prophétie. Sur le moment, je ne l'ai pas compris et j'ai cru qu'il s'agissait d'une suggestion satanique, car on m'avait appris que la prophétie était close désormais. Mais par la suite, quand mon ma"tre spirituel m'a initié à l'oeuvre du Cheikh al-Akbar, j'ai découvert qu'il y avait plusieurs sortes de prophétie. Il y a la prophétie légiférante, qui est close avec Sidn Muhammad, car sa loi est la plus parfaite et la plus achevée. Il y a le rêve, qui est une des formes universelles de la prophétie, de son aveu même. Et puis, il y a la nubuwwat al-wil ya, la prophétie de sainteté. Ce sont les hommes qui, parmi les saints, tiennent le même rang que les prophètes parmi les hommes, et reçoivent des sortes de révélations divines qui concernent le monde invisible et l'interprétation des textes sacrés. Cette prophétie-là, d'après le plus grand des ma"tres, doit rester ouverte jusqu'à la seconde venue du Christ, à la fin des temps. Et j'ai compris que c'est à cette prophétie-là que le Prophète faisait allusion quand il a dit qu'il allait m'en confier les clefs. Je l'exerce depuis, avec son autorisation ; ou plutôt, je m'en rapproche. C'est dans cet état que je quitterai ce monde, si j'accomplis ma mission. Le second rêve était plus étrange encore, et c'était le plus important. J'étais dans un monde merveilleux, fait de lumière, avec des arbres d'une couleur exquise, des maisons magnifiques et des garçons encore plus magnifiques ; et soudain, je prenais conscience que j'étais peut-être en train de rêver. Je cherchais à savoir si j'étais ou non éveillé ; je me revois encore, observant les plis de ma peau, les sensations qui m'environnaient, les odeurs, l'eau, la poussière ; je me disais : << non, tout cela a trop de réalité, il est impossible que je sois en train de rêver. >> Mais à la seconde même, je m'éveillai ; cependant, je rêvais toujours ; le premier rêve était contenu dans un second. Mais cette fois, je fis plus attention, je repensais à ce passage d'Aristote où le philosophe se demande si le monde où nous allons quand nous rêvons ne serait pas le monde réel, et celui où nous sommes dans notre état de veille, une fantasmagorie de notre esprit. Une voix venue du fond de moi me dit alors : << tu vois bien que c'est impossible à décider, quoi qu'en dise le philosophe ; tu sais désormais que ces deux mondes ont autant de réalité, à supposer même que celui où tu te trouves maintenant n'en ait pas plus. Alors, désormais, joue-toi de cette distinction illusoire ; profite du monde et de l'instant où tu te trouves comme s'il était la réalité ultime ; que tu sois éveillé ou endormi, les expériences que tu vivras dans chaque niveau de réalité auront la même valeur. >> Et depuis, je crois à la réalité des rêves, c'est ce qui fait ma force ; car je n'ai plus peur d'entreprendre ce qui para"t impossible aux hommes. - Et le troisième rêve ? - Oh ! Dans celui-là, rien d'extraordinaire ; j'étais simplement chez moi en train de réfléchir, quand une voix m'a parlé et m'a dit des choses étonnantes. En fait, j'ai fait deux fois ce rêve ; deux fois le même rêve, exactement, c'est pourquoi je le considère comme un seul rêve. Car tu sais bien que dans les rêves, les notions de même et d'autre sont modifiées, de même que celles d'espace et de temps et quantité d'autres. Donc, c'était le même rêve, sauf que les deux fois, la voix disait des choses différentes. Mais je n'oublierai jamais ce qu'elle m'a dit : la première fois, elle m'a dit : << l'homme est un miroir qui se reflète lui-même en même temps qu'il reflète Dieu. Lorsqu'il amène ces deux reflets à coïncider, l'homme a vraiment réussi. >> - Réussi quoi ? - Sa vie, Nasredd"ne. Tu comprends, l'homme ne peut pas réellement devenir Dieu, car on ne peut abolir la distinction entre l'absolument réel, ce qui tient sa réalité de soi-même, et ce qui la tient d'un autre. Mais l'homme est un miroir qui se reflète lui-même, car son esprit se pense lui-même et son me s'éprouve elle-même ; et qui reflète en même temps Dieu, car la connaissance de l'Être est le but de sa vie. Lorsque ces deux images coïncident, l'homme a réussi : il s'est divinisé, car la connaissance qu'il a de lui-même coïncide avec celle qu'il a de son Principe ; ils ne font plus qu'un symboliquement, tu comprends ? - Plus ou moins. Et la deuxième fois ? Que disait la voix ? - Elle disait : << le premier Voile, s'il était vraiment voile, ne serait pas vraiment premier. >> - Que signifie cette parole ? - La clef de toute l'énigme de l'univers ! C'est cela, la clef de la prophétie de sainteté que le Prophète m'avait promis qu'il me donnerait. Car le Prophète a dit : << All h a soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres. >> Les voiles sont tout ce qui nous empêche de conna"tre l'Absolu. Les voiles de ténèbres sont les erreurs, les fautes, les illusions de toute sorte. Ils sont faciles à enlever. Mais les voiles de lumière sont la réalité même, et les conceptions vraies qui nous fascinent et nous empêchent d'apercevoir une vérité plus haute encore. Or le premier Voile, c'est la Vérité même, c'est-à-dire Dieu en tant qu'Il Se voile à Lui-même dans Sa création qui est Lui ; ce n'est donc pas réellement un voile, mais une révélation, cependant, c'est lui qui produit tous les autres voiles ; c'est en cela qu'il en est un. Mais s'il en était vraiment un, s'il était autre chose que Dieu même, il ne serait pas vraiment premier, tu comprends ? - Euh... à peu près, je crois, oui. - Je sais, c'est difficile ; tu es encore jeune, tu comprendras peu à peu si Dieu le veut. C'est cette clef qui fait de moi le ma"tre. Ces deux paroles, ensemble, constituent le résumé de la métaphysiques soufie, et c'est la plus haute de toutes, avec l'hindoue qui est la plus ancienne, car elle éclaire toutes les autres ; mais peu d'hommes peuvent comprendre cela. Dans la religion, ils ne voient que le précepte, le concept leur échappe ; mais c'est le concept, non le précepte, qui est important. - Tu dois être béni, pour faire des rêves aussi extraordinaires ; j'aimerais être à ta place. - Béni, je ne sais pas ; tout le monde peut rêver, mais tout le monde ne croit pas au rêve comme j'y crois... et je ne crois à peu près en rien d'autre, c'est ma faiblesse et ma force. Il y a parfois aussi des rêves qui me poursuivent, qui me hantent, et dont je ne reçois l'explication que beaucoup plus tard ; ou bien je l'attends toujours, comme ce rêve des sept garçons qui est une énigme pour moi. - Le rêve des sept garçons ? - Sept garçons très beaux, qui courent, main dans la main, se jeter d'une grande falaise, très haute ; je ne sais pas qui ils sont ni pourquoi ils font cela. Ils paraissent exaltés, presque heureux... à chaque fois, je suis pris de pitié ; j'aimerais les sauver, mais je ne peux pas... et je me réveille à la fois triste et exalté, c'est étrange, n'est-ce pas ? - Oui, très étrange... tu ne connais pas du tout l'explication de ce rêve ? - Non, je n'en ai pas la moindre idée, mais j'espère bien la découvrir un jour... si ce rêve continue, mais il n'a pas l'air de vouloir l cher prise. C'est un rêve particulièrement lancinant. - Tout cela est passionnant, mais... c'est pour me dire tout ça que tu es venu ? - Non, pas seulement. Je suis venu vous mettre en garde : tu sais combien je tiens à Soufiane ; or, une menace pèse sur vous, je le sens. À l'instant où je te parle, je suis en même temps auprès de Hamid, qui a quitté la région de K thre, et je lui recommande de venir vous rejoindre pour veiller sur vous. - Comment peux-tu être à deux endroits à la fois ? - Nous sommes dans un rêve, ne l'oublie pas. - C'est vrai. Logique. - Hamid est l'homme le plus brave de ce temps après moi. Restez où vous êtes, ne vous montrez pas trop et attendez-le. Avec lui, vous pourrez reprendre la route en toute confiance. - Très bien. >> Il restèrent donc dans la cité, qui prospérait sur l'extrémité d'une péninsule rattachée au continent par une bande si étroite qu'on aurait dit une presqu'"le, à attendre l'arrivée de Hamid. Ils ne sortaient que le soir, déguisés, en regardant prudemment autour d'eux. Le soir, sur la grand'place d'Asteba, il y avait une foule énorme et bariolée. Les gens de toutes origines s'attroupaient pour écouter les conteurs, regarder les jongleurs, les magiciens, les acrobates, ou pour boire et manger aux multiples échoppes qui proposaient toute sorte de nourriture. C'était un spectacle plein de mystère et de poésie qui ravissait les yeux des deux garçons. Un soir, ils assistèrent à une démonstration des plus insolites. C'était une de ces troupes de montreurs de prodiges, d'être difformes ou merveilleux qui défient les lois de la nature, comme il y en avait des milliers qui sillonnaient le pays ; mais deux-là étaient vraiment exceptionnels. Il y avait évidemment les frères siamois, le colosse et le nain, et la danseuse du ventre - avaleuse de sabres - diseuse de bonne aventure, la panoplie habituelle. Mais il y avait aussi un être plus singulier, qui était clairement le clou du spectacle, l'attraction principale de cette baraque foraine d'un genre assez vulgaire. Lui, c'était autre chose. Un garçon. Un jeune garçon, très beau d'ailleurs, de douze ans à peu près, nommé Sohaïl. Il était de type métis, du sang africain mêlé à du sang blanc, la peau brun clair, une couleur chaude, que Soufiane n'avait jamais vue ; de petits muscles bien dessinés, ceux du ventre notamment, disposés en un joli motif carré que laissait voir l'espèce de gilet en cuir rouge qu'il portait sans chemise au-dessus d'une culotte bouffante ; des traits d'une finesse exquise, un nez droit à l'arête effilée, mais dont les ailes légèrement évasées dénotaient une sensibilité aiguë, des yeux vastes comme la nuit ou comme la clarté, et puis des cheveux bruns, presque noirs mais pas tout à fait, très frisés, ramenés en arrière et noués dans la nuque, à la base de laquelle les vertèbres faisaient une petite saillie non dépourvue de charme. Au total, un physique singulier qui intriguait Soufiane autant qu'il l'émerveillait. Une espèce de bateleur hirsute, tenant le milieu entre le saltimbanque et le croquemitaine, le présentait, en postillonnant des trombes, comme un genre de monstre, une créature infernale. De fait, il était encha"né, du moins au début. Mais au milieu de ses cha"nes, parfaitement serein, il n'avait pas du tout l'air d'un monstre ; plutôt d'un ange, d'une rose aux pétales d'aurore éclose au milieu d'un désert de crasse et de ténèbres. Il avait l'air de rêver, loin de cette multitude poisseuse qui déversait sur lui le flot putrides de ses regards importuns. Soufiane et Nasredd"ne regardaient ce garçon avec fascination ; ils auraient eu immensément pitié de lui s'il n'avait pas eu l'air aussi calme et détaché. Tout à coup, on le détacha, justement. Il resta parfaitement immobile au milieu de l'assistance hurlante. Une espèce de gorille noir, torse nu, le cr ne rasé, l'oeil flamboyant - le genre de personnage qu'on n'aurait pas précisément eu l'envie de rencontrer le soir au coin du bois - arriva avec un sabre qu'il brandissait en gesticulant, regarda tour à tour chacun des spectateurs d'un regard qui glaçait le sang, et, pour montrer que son sabre était bien affûté et que sa lame n'était pas en fer blanc, il tailla en pièces un grand cierge en cire qu'on avait apporté. Pendant que sa lame tournoyait, le cierge resta parfaitement immobile, à tel point que la flamme qui brillait toujours ne vacilla même pas. On aurait peu le croire toujours intact. Mais ensuite, il souffla sur la flamme, et la colonne de cire s'effondra en une myriade de tronçons parfaitement nets. Ensuite il vint vers Sohaïl, qui se tenait maintenant bras en croix, toujours aussi impassible que le cierge. Un frisson parcourut l'assistance ; personne n'osait plus brailler. Le colosse noir fit tournoyer sa lame autour du garçon exactement comme il l'avait fait autour du cierge. Aucune supercherie n'était possible, on voyait clairement la lame qui lui passait à travers le corps, à de multiples reprises. Mais le garçon n'avait absolument rien ; impossible d'expliquer ce prodige. Finalement, l'Africain brandit son sabre au-dessus de sa tête, et la lame s'abattit comme l'éclair sur Sohaïl, fendant le garçon du sommet du cr ne jusqu'au bas de l'abdomen ; on vit vraiment son corps s'ouvrir en deux moitiés, avec un espace suffisant pour y passer la main. Après quoi les deux moitiés de garçon se ressoudèrent toutes seules, comme par magie, de bas en haut, et redevinrent un garçon entier, et bien vivant, qui salua avec gr ce avant de retrouver ses fers. Le spectacle était terminé. << - Il est incroyable ce... Sohaïb ? Non, Sohaïl, c'est ça, dit Nasredd"ne à Soufiane. Comment fait-il cela ? - Et pourquoi lui mettent-ils des cha"nes ? Répondit Soufiane. Il n'a pas l'air dangereux. Il ne doit pas être très heureux avec ces forains stupides. - Tu penses la même chose que moi ? - Il faudrait éclaircir cela, essayer d'en savoir plus. - Oui, c'est ce que ferait sûrement Mounir. >> Mais pour l'heure, ils avaient faim, alors ils allèrent manger dans une gargote derrière la place avant de rentrer à l'hôtel. Ils avaient pris une chambre avec un seul lit afin de payer moins cher. Depuis plusieurs jours ils dormaient l'un à côté de l'autre, et il ne s'était rien passé entre eux, mais Nasredd"ne, chaque nuit, pensait à Soufiane étendu à côté de lui ; si beau, si proche et si loin. Il essayait de chasser cette pensée, mais elle revenait sans cesse à la charge, comme un moustique qui bourdonne autour de vous dans la nuit, vous pique et vous obsède. Généralement, il s'endormait assez vite et rêvait qu'il était en mer, loin de tout, entouré de garçons disponibles. Mais cette nuit-là il faisait chaud, il n'arrivait pas à trouver le sommeil, et le corps de Soufiane, couché sur le dos à côté de lui, le rendait fou. Ce petit animal têtu, le désir, n'arrêtait pas de le piquer, plus vorace qu'une armée de moustiques. Soufiane n'avait presque rien sur lui, à part le caleçon, et le mouvement régulier de sa poitrine nue qui se soulevait, pleine de vie, d'une vie intérieure et secrète que Nasredd"ne aurait aimé conna"tre et partager un moment, prenait le jeune homme à la gorge. Soufiane rêvait qu'il était encore avec Safw ne, ou avec Kabir, ses deux amours ; il revenait en songe à la grotte où il avait connu le premier, ou à l'auberge de village où il avait connu le second - dans l'ordre inverse - il était avec eux, leurs caresses couraient à nouveau sur son corps menu et délicat - non ; en fait, c'était la main de Nasredd"ne, tremblante, mal assurée, qui n'appartenait plus à son propriétaire ; impossible de la ma"triser, de l'empêcher d'aller rôder sur cette poitrine, sur ce ventre de garçon, si appétissant, si doux... si nu ! Il caressait Soufiane, dans son sommeil, comme un voleur, il s'en voulait mais c'était plus fort que lui, plus fort, oui, tellement fort ! Oh ! Soufiane, si tu pouvais continuer à dormir toujours... si tu savais comme j'ai envie de toi ! Mais pour Soufiane qui dormait, cette caresse aphrodisiaque appartenait à ses souvenirs et à son rêve, elle venait de Safw ne, ou de Kabir... il se rappelait les bons souvenirs des étreintes d'autrefois, et son sang devenait plus chaud et plus fluide, à son insu. Une excitation fort compréhensible s'empara de son corps endormi, et se traduisit par un soulèvement impromptu autant que charmant du linge qui lui couvrait les parties les plus intimes, que la main de Nasredd"ne mettait en éveil malgré elle. Ce détail n'échappa point au cerveau qui était au bout de cette main, et le sang de Nasredd"ne se mit à bouillir pour de bon. Il était allé trop loin ou pas assez, il ne pouvait plus faire demi-tour ; sa main ne pouvait plus se décoller de ce ventre délicieux, elle était comme aimantée ; une force irrépressible la poussait à se diriger plus bas, plus bas, là où le seul vêtement qui empêchait Soufiane d'être tout à fait nu se gonflait d'une petite bosse ravissante. Les tempes de Nasredd"ne bourdonnaient d'une envie terrible d'ordonner à sa main de se glisser sous le linge et de caresser l'objet tentateur qui était à l'origine de cette bosse, de se refermer autour de la petite tige raide et vivace qui poussait entre ces cuisses de satin et coulisser délicatement dessus, du haut vers le bas et du bas vers le haut ; il hésitait cependant... mais la respiration de Soufiane était devenue moins profonde et moins régulière. Il avait toujours les yeux fermés, mais il l'entendit avaler sa salive. Avec effort, il se persuada toutefois qu'il dormais encore. Il glissa le bout des doigts sous le voile fatal, là où la peau commençait à se tendre. Il n'osait pas aller plus loin. Mais une main plus petite, dans un mouvement qui pouvait passer à la rigueur pour un réflexe de dormeur, se posa sur la sienne et la poussa doucement vers le bas. L'esprit de Nasredd"ne était comme un navire dém té, sans gouvernail, sur une mer en furie. Cette fois il n'hésita plus, s'engouffra sous l'exaspérante barrière de lin, agrippa comme un forcené l'objet tant désiré qui bourgeonnait sous cette voilure blanche, et l'astiqua frénétiquement. Soufiane, sans ouvrir les yeux, tourna la tête, sa pomme d'Adam allant et venant sur sa gorge tendue, écarta les cuisses, plia les genoux, cambra les reins vers le haut, et des ses lèvres brûlantes, animées par le plaisir naissant, s'exhalèrent des paroles sans équivoque : << - Aowwwh ! C'est toi, Safw ne ? Oui, mmh, ouiii ! C'est bon, comme avant, continue ! Aowhhh ! >> Nasredd"ne, complètement décha"né, caressait toujours le dard du garçon qui s'agitait dans toutes les directions, et il lui embrassait en même temps le cou et la poitrine, quand il entendit la voix aiguë et tremblante de Soufiane qui disait : << - C'est bon, mais pas avec la main ! Suce-moi, suce-moi comme avant ! >> Il ne se le fit pas dire deux fois, enleva carrément le linge qui enveloppait la tige adorable avec ses deux raisins tendres, la mit en bouche, et s'appliqua à pomper, tandis que Soufiane ramenait les cuisses vers le haut pour sentir plus de plaisir ; Nasredd"ne sentit les jambes du garçon dans son dos, et ses mains qui lui attrapaient la nuque, appuyant nerveusement pour la lui mettre plus fort en bouche, plus loin. << - Aaah! Aahhh ! Ouiii ! Aaaoh ! >> Nasredd"ne suçait, Soufiane gémissait, en se tordant convulsivement, de plus en plus fort. Le rythme de sa respiration s'accélérait. Tout à coup : << - Aaaaaowwwh ! >> Un filet de substance visqueuse et douce tre se mêla à la salive de Nasredd"ne, qui le remarqua à peine. Mais aussitôt, Soufiane ouvrit les yeux, se releva et dit : << - Nasredd"ne ? C'est toi ??? - Oui, euh... t'es f ché ? - Non, non... j'avais juste oublié où on était ; je croyais que c'était mon rêve qui continuait. Un beau rêve... tu suces presque aussi bien que Safw ne... mais comment tu hésitais ! Tu croyais que j'étais puceau ou quoi ? - J'aurais peut-être moins hésité si c'était le cas. >> Soufiane rit de bon coeur. << - Ah bon, t'es comme ça ! Pervers ! - Les marins sont tous des pervers. - Je dirai ça à Abdul-Hakim. - Lui c'est le pire de tous. - Bon, allez, viens, pervers, à ton tour. Une petite visite dans les fonds sous-marins, ça te dit ? - Et comment ! Je plonge sur le champ ! >> Et Nasredd"ne se coucha sur Soufiane qui l'enlaça en l'embrassant sur la bouche, tandis que son m t tendu s'engageait dans les << fonds sous-marins >> du garçon qui l'accueillait en lui avec une charmante grimace de douleur et de volupté mêlées, où cependant la volupté l'emportait. Le lit craqua violemment, et ils se mêlèrent avec frénésie, douceur, preté, pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient. << - Waoh ! Waoh ! Ma coque est percée ! Je prends l'eau, je vais couler ! - Attends, tu vas voir comment mon ancre va te défoncer le corail ! >> Nasredd"ne, qui n'avait plus fait l'amour depuis longtemps, était excité comme un cachalot en rut, et Soufiane se donnait avec une énergie jubilatoire. Ils savaient l'un et l'autre que cette aventure était sans lendemain, car le coeur de Soufiane appartenait déjà à un homme et même à deux, et celui de Nasredd"ne avait d'autres garçons en vue, mais ils ne s'étreignaient qu'avec d'autant plus de fougue, décidés à jouir à fond du moment présent. Aussi, Soufiane, sous cet ouragan de virilité débridée, atteignit des cimes vertigineuses d'orgasme qui enflammèrent sa vision extra-sensorielle ; à mesure que le vit de Nasredd"ne lui fendait les tripes, son esprit fendait les brumes de l'invisible, et il voyait ce que personne ne peut voir. À la fin, hors de lui, rompu par la jouissance, il explosa dans un dernier spasme et se mit à délirer : << - Le garçon ! Nasredd"ne... Sohaïl... le garçon de la foire ; il sait ! Il sait quelque chose ; oh ! Mon Dieu ! - Quoi ? Qui ? Quel garçon ? Celui qu'on a vu hier ? Tu l'as vu ? Que sait-il ? - Je ne sais pas, lui il sait... quelque chose qui intéressera Mounir, quelque chose d'important... la porte ! Je l'ai vue ; la porte de l'Enfer, attention ! Sohaïl... il faut le prévenir ! - De quoi ? De quoi ? Dis-moi ! Soufiane ? Eh ! >> Soufiane s'était endormi, complètement épuisé. Nasredd"ne décida d'en faire autant. Le lendemain, en déjeunant, ils reparlèrent de ce que Soufiane avait vu dans l'orgasme de la veille : << - J'ai vu beaucoup de choses qui n'avaient rien à voir avec ce monde... c'est le problème quand je jouis trop fort, mon esprit part trop loin, je ne peux plus décrire ce que je vois. Mais il y avait aussi ce garçon de la place, Sohaïl ; son pouvoir vient d'un ma"tre qui lui a enseigné les choses cachées ; un grand ma"tre, un grand fakir. J'ai vu trois frères aussi, trois hommes... deux d'entre eux sont du bon côté, enfin du côté de l'Ordre ; le troisième oeuvre pour l'ennemi. Il va se passer quelque chose, et seul le garçon sait... il faut le libérer et l'interroger. Il n'y a que lui qui puisse nous aider, et aider Mounir à empêcher quelque chose d'horrible. - Oui, mais tu as vu la taille du colosse qui le garde ? Nous deux, on n'a aucune chance. Attendons que Hamid arrive, lui il saura quoi faire. Il ne devrait plus tarder, d'ailleurs ; je vais aller au port prendre des nouvelles, interroger mes collègues marins. Tu n'es pas obligé de m'accompagner ; promène-toi un peu seul si tu veux, mais sois prudent. - Ne t'inquiète pas pour moi. >> Ils firent comme convenu ; Nasredd"ne alla au port, glaner des informations sur les bateaux qui arrivaient. Il apprit seulement qu'un b timent venu de K thre deux semaines avant se dirigeait vers Asteba, après différentes escales, et qu'il devait arriver dans les vingt-quatre ou quarante-huit heures, mais il ne put rien savoir des gens qu'il transportait. Il espérait seulement que Hamid fût à bord, sinon il ne savait pas combien de temps leur séjour se prolongerait ; il ne s'ennuyait certes pas avec Soufiane, mais ses dernières paroles l'inquiétaient. Pendant ce temps, Soufiane était allé se promener en ville. La curiosité l'entra"na de plus en plus loin dans le dédale des ruelles, et il perdit son chemin. Mais il n'était pas dans sa nature de s'en faire pour si peu. Après avoir demandé plusieurs fois son chemin, il se retrouva plus perdu qu'avant, dans un quartier assez misérable, mais pittoresque. Il n'y avait plus personne à l'horizon ; soudain il entendit des appels à l'aide venant d'une maison abandonnée. N'écoutant que son courage, il entra dans la maison pour voir qui appelait ainsi, et s'il pouvait faire quelque chose. Mais à peine eut-il franchi le seuil que la porte se ferma brusquement, des bras puissants l'étreignirent dans l'ombre, et une violente odeur lui attaqua les narines. Il perdit connaissance. Quand il revint à lui, il était encha"né sur une espèce de lit, et un homme d'une cinquantaine d'années, d'allure sinistre, se tenait devant lui. << - Bienvenue, jeune homme, lui dit l'homme. Permettez-moi de me présenter : je m'appelle Ben Zouhal. Vous avez sûrement entendu parler de mon frère, qui travaille pour le sultan de Naruq ; lui et moi ne partageons pas tout à fait les mêmes vues. >> Et, désignant une espèce de géant bossu qui se tenait au garde-à-vous devant lui, il continua : << - Et voici mon fidèle assistant, Mirza. Vous avez pu sentir tout à l'heure la puissance de ses bras ; excusez-nous de vous avoir entra"né ici par la ruse, mais c'était le seul moyen d'obtenir votre coopération. - Que voulez-vous, vieux scélérat ? Abuser de moi, me violer sur ce lit répugnant ? Vous savez, y a des façons plus polies de demander. - Abuser de toi ? Ricana Ben Zouhal. Oh ! Non, tu n'y es pas ; bien au contraire, tu me remercieras bientôt de t'avoir guéri de tes mauvais penchants. >> Soufiane commença à ressentir une vague inquiétude ; l'homme était visiblement dérangé, mais il se prenait très au sérieux. Il continua sa péroraison : << - J'étais un chirurgien réputé ; mais mes collègues jaloux, à commencer par mon déplorable frère, incitèrent les autorités à me radier de la profession alors que je travaillais sur le moyen d'enrayer médicalement ce fléau de l'érotisme chez les jeunes qui, comme toi, inclinent vers les relations contre nature. Mon Dieu ! Pauvre garçon, l'immoralité se lit sur ton visage ! Un traitement s'impose. - Arrêtez, je vais pleurer, ironisa Soufiane. - Justement, j'étais en train de mettre au point une opération chirurgicale capable de guérir ces mauvaises inclinations, quand mes collègues imbéciles m'ont défendu de continuer à exercer. Je me suis donc réfugié ici pour poursuivre mes recherches. J'ai déjà expérimenté mon opération sur quelques infortunés jeunes malades comme toi, mais ils ont eu le mauvais goût de mourir pendant l'intervention, les imbéciles ! Enfin, au moins ils sont guéris de leur immoralité. C'est bien la preuve que mon traitement est efficace, même s'il n'est pas encore tout à fait au point. Guéris et vivants, voilà l'étape suivante. - C'est vous le malade ! Détachez-moi ! - Ainsi donc, comme je te le disais, j'ai eu l'occasion de t'observer hier avec ton ami - à ce propos, je te rassure, nous l'avons bien traité ; tu pourras le revoir si l'opération réussit ! - Faites de moi ce que vous voulez, mais si vous touchez un cheveu de Nasredd"ne... - Bon. Tu viens d'avouer que tu as un ami du genre qu'il ne faut pas, c'est bien ; en fait, je ne le connais pas, ton ami ; j'ai seulement conjecturé, d'après ton allure et les moeurs des gens de ton ge en cette triste époque, que tu étais le sujet idéal pour cette passionnante expérience. - Oups. - Je ne te le fais pas dire. Je t'avais repéré il y a environ une heure, quand tu as commencé à te perdre, et ensuite, gr ce à mes hommes, je n'ai pas eu de mal à t'attirer par ici. Reprenons : j'ai pu déterminer que l'attirance pour les hommes et les garçons, chez les garçons, était localisée en une région précise du coeur ; un tout petit morceau de chair superflu, qu'il me suffit d'ôter pour guérir ces malheureux de leur tendance à l'immoralité entre m les. Ensuite, je greffe à la place un clitoris de truie, méthode efficace - du moins, je l'espère - et, remarque-le, en avance de plusieurs siècles sur cette époque de ténèbres, pour faire d'eux de parfaits m les reproducteurs, pourvus d'une sexualité tout à fait normale orientée exclusivement vers ces délicieuses créatures que sont les femmes. Rassure-toi, tu ne sentiras rien pendant l'opération, gr ce à la teinture de pavot, et ensuite, si tu te réveilles, tu auras la joie de ne plus rien éprouver pour les m les, et, gr ce à l'organe féminin qu'on t'aura greffé sur le coeur, par être au contraire attiré par les femelles de ton espèce, comme le veulent la raison et la nature. N'est-ce pas merveilleux, la science ? - Vous êtes une pourriture ! Mounir va vous retrouver et vous découper en rondelles, savant de mes fesses ! - Mais oui, mais oui ! En attendant, fais de beaux rêves ! - C'est toi qui rêves, vieux fou, si tu crois qu'on va te laisser faire ! >> dit soudain une voix très jeune derrière eux. Soufiane fit un effort pour tourner la tête, et eut l'extrême surprise de reconna"tre Sohaïl, le garçon de la foire, qui avait surgi tout à coup d'un coin de la vieille b tisse, au milieu des gravats. << - Toi ! Misérable avorton, tu ne m'empêcheras pas de faire avancer la science et la morale ! Mirza, à l'attaque ! >> Mirza bondit pour attraper Sohaïl, mais il fut stoppé net par une énorme poutre qui s'abattit soudain sur son cr ne ; au bout de cette poutre, il y avait un colosse noir au regard de feu, celui-là même qui accompagnait Sohaïl dans son numéro sur la place. Mirza dans les choux, le médecin en menait moins large. Le Noir bondit sur lui et l'attrapa par le cou, mais il avait eu le temps de prendre une sorte de scalpel, qu'il enfonça dans le flanc de son agresseur. La douleur lui fit l cher prise. Le savant fou se précipita alors sur Sohaïl, qui entre-temps avait réussi à libérer Soufiane ; il lui planta son arme dans le coeur, mais le garçon ne sentit rien du tout, comme sur la place, quand son acolyte lui passait le sabre à travers le corps. Il semblait immunisé contre tout objet tranchant. Il attrapa le bras du chirurgien et le mordit jusqu'au sang, ce qui l'obligea à l cher le couteau. Soufiane s'en empara, et égorgea net l'affreux Ben Zouhal, qui grogna comme une truie en perdant son sang. << - Comme ça, il ne << guérira >> plus personne, commenta Sohaïl. - Oui ! Bien joué ! Dis-donc, tu es arrivé à temps, toi ; mais qu'est-ce que tu fais ici ? Comment connais-tu ce vieux fou ? - C'est une longue histoire. Moi aussi, il a essayé de me soigner - soi-disant - il y a longtemps. - De ton << immoralité >> ? - Oh non ! Sinon, hélas, je ne serais plus là pour en parler. Non, mais vois-tu, mon père me croyait fou ; je suis d'une nature... spéciale, tu as pu t'en rendre compte l'autre soir, sur la place, n'est-ce pas ? - Tu m'as vu ? - Oui, je t'ai repéré tout de suite, avec ton ami. Toi aussi tu es différent. Mais ce que tu as vu sur la place, c'est rien du tout. - Quand même ! - D'accord, c'est impressionnant à voir, mais j'ai seulement appris ça de mon ma"tre, celui qui s'est vraiment occupé de moi, après que je me fus échappé des griffes de ce vieux singe savant. - Pourquoi ton père t'avait confié à lui ? - Je ne dormais pas ; je ne dors jamais, c'est comme ça ; du coup, au lieu de rêver, j'avais des visions, un peu comme toi. - Comment tu le sais ? - Parce que je l'ai vu. Et j'ai vu aussi ce qui allait t'arriver aujourd'hui, c'est pour ça que je suis intervenu avec... oh ! Au fait, je te présente mon ami Zubayr. Ça va, Zubayr ? Pas de mal ? >> Sohaïl désignait son compagnon noir, qui était en train de panser sa blessure. << - Non, dit-il, c'est superficiel. Il m'a surpris, c'est tout. Viens, ne restons pas ici ; les complices de ce vieux porc ne vont pas tarder à se manifester. - C'est vrai, dit Sohaïl, décampons en vitesse. - Quoi, ce charlatan a vraiment des complices ? - Oh oui ! Il est - enfin, il était soutenu par des gens puissants qui ont cru à son boniment médico-moral. - J'arrive pas à le croire ! - La folie des hommes est sans bornes. Puis, tu sais, ceux qui ne comprennent pas l'amour entre m les ont le cerveau malade ; ils seraient prêt à tout pour forcer les garçons comme toi et moi à partager leur infirmité, à ramper devant des femelles hideuses et sans cervelle ; tu verras, ils gagneront à la fin... viendra un jour où tout le monde trouvera ça normal, où les hommes normaux seront traqués comme des chiens. - J'espère que tu te trompes. - Je ne me trompe jamais, Soufiane ; mais on n'en est pas encore là. Je te parle d'un monde qui n'est pas le nôtre. - Heureusement. - Oui, heureusement. >> Ils parlaient en marchant. Ils avaient laissé loin derrière eux la vieille maison délabrée et tout ce quartier lugubre, et se dirigeaient vers la place. Sohaïl avait l'air de conna"tre parfaitement le plan de la ville et le dédale des rues. Tout en discutant, Soufiane observait ce garçon étrange qui lui avait sauvé la vie. Il se souvenait de la vision qu'il avait eue la veille. Il ne pouvait s'empêcher de remarquer son intelligence, mais aussi sa beauté, la finesse de ses traits, en particulier la forme raffinée de ses yeux, des yeux de gazelle, dont le bord extérieur remontait légèrement, évoquant une panoplie de choses éthérées. Il lui demanda : << - Mais qu'est-ce qu'un garçon comme toi fait parmi ces forains qui t'exhibent comme un monstre ? Tu ne crois pas que tu vaux mieux que cela ? - Ils m'ont recueilli, nourri et protégé ; je peux déjà remercier le ciel de les avoir rencontrés. Après la mort de mon ma"tre Abdul-Rabb, celui qui m'avait recueilli et enseigné les mystères et la science sacrée, je n'avais personne vers qui me tourner. Les gens me rejetaient parce qu'ils sentaient que j'étais d'une nature divine, et ils avaient peur de moi. C'est Zubayr qui m'a trouvé une nuit, tremblant de froid, sous le porche d'une auberge où on m'avait refusé un croûton de pain. Je n'avais pas mangé depuis trois jours. - Les salauds ! - Oui mais t'inquiète pas ; en partant, j'ai dit une formule que mon ma"tre m'avait apprise. Le lendemain l'auberge a brûlé. Le seul à en avoir réchappé était un garçon de douze ans qui était enfermé dans la cave ; son père le séquestrait pour l'empêcher de fréquenter un homme marié ; c'est pour lui que j'ai fait ça, sinon je ne me venge jamais. La vengeance ne nourrit pas. Zubayr et ses compagnons, eux, m'ont nourri. Lui me protège parce qu'il pense que je suis un envoyé divin ou quelque chose comme ça. - Je sais qui vous êtes, mieux que vous-même, seigneur Sohaïl. Ma mère était une femme sage, une sainte, et mon père un démon. Je suis né esclave et j'ai hérité de mes deux parents. Quand j'avais dix ans, j'ai violé le fils de mon ma"tre, qui en avait treize. Ce garçon m'attirait violemment ; il était plus gé que moi, mais ses cheveux blonds, ses airs de fille me rendaient fou... je sais qu'il y a des hommes que la peau noire fascine, mais moi je suis noir, vous comprenez ? Ça me laisse indifférent ; mais les cheveux blonds ! Dieu me pardonne, ça m'a toujours fasciné ; et j'étais trop jeune pour faire le partage, la force de mon désir juvénile m'empêchait de réaliser la différence entre le bien et le mal. Ce n'est qu'après coup que j'ai compris, quand j'ai vu l'amitié du garçon se changer en mépris... à la fin, il s'est pendu pour échapper au déshonneur. Depuis ce jour, je savais que mon me était damnée. - Dix ans ! Dis donc, tu étais précoce, dit Soufiane. - Oh ! Pas tellement, S"d". Mon grand-père a défloré ma grand-mère à neuf ans, et il a eu mon père à onze ; et mon père m'a eu à quinze ans. - Quelle famille ! - On a le feu sacré. - Dites plutôt le feu aux fesses... enfin, je ne voulais pas manquer de respect à tes aïeux. - Là où ils sont, ils ne peuvent plus s'offusquer de rien. - D'accord. Et ensuite ? - Ensuite, ça a été terrible ; n'essayez pas d'imaginer, vous ne pourriez jamais... Le viol d'un être adoré, qui vous a fait rêver, vous ému au plus profond de vous-même... il faut l'avoir fait pour comprendre. Sur le moment, on franchit toutes les limites, on vole sur les ailes du désir, on n'est plus conscient de rien et c'est un dépassement de soi-même ; mais après ! Comment décrire cet enfermement impitoyable ? Ce sentiment qui vous hante, d'avoir détruit ce à quoi vous teniez le plus, souillé irrémédiablement ce qui vous était cher ? Ce n'est même pas la culpabilité, oh non ! On s'arrange avec la culpabilité, mais pas avec ça ! Un sentiment beaucoup plus pre, plus égoïste ; un regret lancinant, insidieux... ça vous prend par là où vous l'attendez le moins et ça ne vous l che plus ; votre vie est empoisonnée à la source... Encore si le garçon, ma victime, était resté vivant, s'il avait... je ne sais pas, cherché à se venger ; oui, à un certain moment, j'aurais aimé qu'il se révolt t contre moi, qu'il cherch t à se venger. J'aurais aimé voir de la colère, de la haine, quelque chose de vivant ; il y aurait eu ce que les philosophes appellent une catharsis, je crois... Alors j'aurais pu revivre, faire mon deuil, au lieu que ce silence de glace, ce reproche permanent et muet... et puis son suicide ; silence définitif, rideau ! C'était ce qu'il pouvait faire de pire pour moi ; depuis ce jour il ne me quitte plus... il est là, en moi, tellement incrusté en moi que je ressens tout ce qu'il ressent, sa colère, sa douleur est devenue la mienne ; il m'a empoisonné avec son désespoir, celui que je lui ai moi-même infligé ! C'est un feu, un feu qui n'éclaire pas et qui brûle de l'intérieur ! C'est cela, l'Enfer. Je ne pouvais plus supporter de revoir les lieux où il avait vécu, et toutes ces choses qui me rappelaient sa présence. Alors je me suis enfui, comme Caïn poursuivi par l'oeil de la conscience ; et je vous jure que je l'ai vu, cet oeil ! Grand ouvert, monstrueux, solitaire... Borgne ! Un oeil de cyclope ! J'ai vécu comme je pouvais, et après avoir commis toute sorte de forfaits moins graves que le viol, j'ai vécu parmi les forains. J'ai vécu dans la peur du ch timent jusqu'au jour où j'ai recueilli S"d" Sohaïl. C'est un être divin, je sais qu'il m'a été envoyé pour que je rachète mes fautes en le protégeant. Voilà pourquoi je veillerai sur lui toujours, tant que je vivrai. - C'est... c'est une terrible histoire, dit Soufiane, troublé. - Oui, mais Zubayr exagère, dit Sohaïl, je ne suis pas il h" (divin), juste rabb n", seigneurial. - Et quelle est la différence ? - Ben... la même qu'entre les deux noms : le Dieu et le Seigneur ; tu sais bien que quand on invoque al-Il h, ce n'est pas la même chose que quand on invoque al-Rabb. Enfin, tu devrais le savoir si tu es musulman. Chaque nom est un monde et chaque monde est un nom, et chaque être appartient à un monde, donc chaque être appartient à un nom. Mais pour les gens de ce monde c'est la même chose, ils nous détestent de la même façon. Parmi les forains, au moins, j'ai la paix, et comme tu vois j'ai un ange gardien qui veille sur moi. - Et tu es heureux de cette vie ? Tu n'as jamais envie de t'échapper ? - Si, bien sûr, mais pour aller où ? Je n'ai personne à part Zubayr ; lui est obligé de rester avec les forains, parce que le patron l'a racheté un jour alors qu'il devait être pendu pour actes de brigandage. - Ma mère avait été sa nourrice, dit Zubayr. C'est pour ça qu'il m'a sauvé, et depuis j'ai une dette envers lui. J'avais mal tourné, c'est vrai, mais je faisais cela uniquement pour manger. - Venez avec nous, dit Soufiane ; rejoignez l'Ordre. - J'aimerais bien, dit Sohaïl, mais ils ne nous laisseront jamais partir. Cependant, je suis sûr que nous nous reverrons. Ce jour-là, peut-être... - J'y compte bien. Crois-moi, Sohaïl, ta place est parmi nous, pas à la foire avec les monstres. - Peut-être ; en attendant, c'est ça ma vie. - Drôle de vie. - Oui, mais, bah, on s'amuse, on voit du monde, tu sais... au moins on va pas à l'école ! - C'est un avantage, évidemment, j'y avais pas pensé... mais nous non plus remarque, et en plus on attaque les caravanes. - Oh ! Vous avez de la chance ! - Viens avec nous. - D'accord... mais pas tout de suite. Pas comme ça. Il faudrait un plan, une préparation. - Hamid va arriver d'un jour à l'autre ; il saura ce qu'il faut faire. >> Ils étaient arrivés au camp des forains ; un terrain attenant à la place, qui servait autrefois de cimetière, mais on avait déplace les tombes à l'extérieur de la ville, dans un endroit plus grand. Vu de l'extérieur, cela n'avait pas l'air très vaste ; quelques roulottes brinquebalantes formant une sorte de rempart circulaire, des tentes, des sortes de cahutes faites de bric et de broc, et toute sorte d'êtres bizarres allant et venant, glissant comme des spectres dans ce décor miteux et onirique. Un cerbère, à l'entrée, voulut d'abord les empêcher de passer, mais sur un geste de Sohaïl, il s'effaça. Lorsqu'ils eurent pénétré dans les entrailles camp, Soufiane eut la surprise de constater qu'il avait l'air beaucoup plus grand vu de l'intérieur. Les ruelles qui zigzaguaient entre des parois de roulottes et de huttes biscornues, aux formes et aux couleurs variées, semblaient s'étirer à l'infini, et, à mesure qu'ils s'enfonçaient vers le coeur, l'antre du cheikh des forains, elles devenaient aussi plus grandes et plus luxueuses ; de véritables palais de planches bariolées. << - C'est incroyable ! Dit Soufiane. Il y a des limites à votre monde ? - Pas vraiment. Tu sais, nous les forains, conteurs, jongleurs, illusionnistes, musiciens, errants sur la face de la terre, nous portons le rêve parmi les humains ; à la fin, nous ne distinguons plus vraiment entre notre rêve et la réalité ; il faut cela pour survivre quand on est sans foyer. Alors, notre monde a l'air étroit et limité vu de l'extérieur, mais quand on est dedans, il n'y a plus de limites... et il y a beaucoup de secrets. N'oublie pas aussi que cet endroit était un cimetière avant ; on nous fait souvent camper dans ce genre de lieux... les esprits des morts rôdent encore parmi nous, cela contribue à l'étrangeté de la géographie ; on ne sait pas toujours si on est dans notre monde ou dans le leur. Beaucoup de secrets... Notre cheikh, tiens... c'est un homme terrible, ivrogne et violent, mais ce n'est pas n'importe qui, tu sais ? Il aurait pu faire autre chose de sa vie ; c'était un noble autrefois, il vivait à la cour d'un grand roi ; il était astrologue ou quelque chose comme ça. Mais il a essayé de séduire le fils de son ma"tre ; il avait onze ans et il para"t que c'était un des plus beaux garçons de l'univers - et déjà savant ! Mais il s'est fait pincer. Du coup il a été destitué, banni, et depuis il erre et fait ce métier inf me et sublime. Je le déteste et je l'admire. Il a toujours été correct avec moi. De temps en temps, on profite de notre passage dans les villes pour voler les riches notables. Lui, il prend un quart de tout ce qu'on chaparde, que ce soit un drachme ou une rivière de diamants. C'est une façon pour lui de se venger. Viens, je vais te montrer où j'habite. >> Ils pénétrèrent dans une sorte de hutte, assez étroite et obscure, meublée uniquement d'une table bancale et d'une paillasse ; elle aussi paraissait toutefois plus grande de l'intérieur que de l'extérieure. Les rêves de Sohaïl dilataient l'espace. Sohaïl invita Soufiane à partager son maigre repas. L'idée que son nouvel ami séjourn t dans des lieux aussi sordides poignait son noble coeur, et pourtant l'atmosphère n'était pas vraiment triste ; il était captivé au contraire par la vie grouillante et mystérieuse qu'il sentait frémir autour de lui. Zubayr, appelé par son patron, s'était retiré avec une révérence pour vaquer à quelque t che ingrate, et les deux garçons restèrent seuls à déguster une sorte de brouet avec du pain noir ; pas très raffiné, mais comestible, se disait Soufiane. Puis ils restèrent encore à discuter ; mais le physique singulier de Sohaïl, sa peau brun mat et le détail de ses muscles apparents sous le gilet rouge, tandis que le reste de son anatomie se perdait dans les plis sans fin du ceroual bouffant, obsédaient Soufiane. Du reste, sa chair blanche et moelleuse à lui, ses cheveux ch tain clair frisés légèrement, ne laissaient pas non plus Sohaïl indifférent. Il avait envie d'embrasser ses fines lèvres bordées de brun sombre et rosissant vers l'intérieur, mais il ne savait pas comment le lui dire. Leurs pieds nus se touchaient ; le troublant contraste de formes et de couleurs devait faire na"tre des idées similaires dans leurs esprits ni prudes ni chastes. Le lieu et le moment se prêtaient à la rêverie érotique, et ils étaient deux garçons de l' ge volcanique qui n'avaient pas leur sensualité en poche. Sohaïl dit à Soufiane, avec un sourire équivoque : << - Tu penses à quoi, sahb" ? - Sûrement à la même chose que toi, hab"b". - Laisse-moi deviner, mon corps t'intrigue, c'est ça ? - Un corps capable de prendre des lames de sabre à travers sans être endommagé est forcément intriguant, non ? - Tu veux essayer peut-être ? Allez, viens, passe-lui ton sabre au travers pour voir ! >> En disant cela, Sohaïl s'était tourné vers Soufiane de manière provocante, en l'attrapant au col. Et il parlait très bas, en détachant langoureusement chaque syllabe. << - Waoh ! T'es direct, toi ; tu tournes pas autour du pot. - Pourquoi, faudrait ? - J'ai pas dit ça. - Tu me rassures, j'ai cru un moment que tu étais un de ces garçons qui ont besoin de la permission de maman pour coucher. - J'ai plus de mère. - Tant mieux, moi non plus, les mères ça sert à rien. - Ouais, ça c'est vrai ; au fond on a beaucoup de choses en commun. - Et j'ai bien vu à quoi tu pensais l'autre soir en me regardant ; avoue que t'arrête pas d'y penser depuis. - Peut-être... peut-être pas... - Allez, qu'est-ce que tu veux ? Décide-toi, après il sera trop tard. - C'est vrai que ton corps m'épate. Ta couleur surtout. - Tu vois ! - Justement non. J'aimerais bien voir davantage. - Tu veux voir ma queue ? - Je me demande quelle forme elle a. - Ben, la forme d'une queue, malin. - Bah, y en a pas deux pareilles. Et sa couleur... et son goût ; allez, fais voir ce que t'as là-dedans si tu l'oses. - Suffisait de demander ! >> Sohaïl défit sa ceinture, son pantalon bouffant, des plis duquel émergèrent ses attributs virils, fort développés pour son ge - ça devait lui venir du côté africain - dont la forme et la taille surprirent agréablement Soufiane. Un obélisque de plaisir, étonnamment large à la base, plus fin au sommet, coiffé d'un dôme en ogive, lisse comme un miroir, si long qu'il touchait le nombril ; brun, du même brun chaud que le ventre, et les cuisses, et le reste, une couleur fauve qui avait sur Soufiane un effet hypnotique. Il le toucha pour en éprouver la dureté, le tira vers lui et le rel cha ; il s'en revint heurter le ventre en oscillant, comme un ressort. Cela fit rire les deux garçons. Sohaïl se renversa en arrière, écarta les cuisses en ronronnant comme un gros chat pendant que Soufiane s'inclinait dévotement. Il commença par le flatter avec le bout de la langue. << - C'est ça, lèche, lèche... aowh, c'est bon ! >> Puis il mit les lèvres autour et la main sur ou plutôt sous les boules, le majeur dans la fente, là où on sent cet espèce de tube dur qui se prolonge jusqu'à l'intérieur du corps. Il suça façon gorge profonde, avalant le sabre jusqu'à la garde. << - Waoh ! Attends. - Quoi ? - Toi aussi ! La tienne, sors la tienne ! - D'accord. >> Soufiane se déshabilla à son tour, fébrilement, aidé de Sohaïl qui en profitait pour embrasser ses épaules blanches. Cette blancheur l'émerveillait autant que son teint fauve enflammait Soufiane. Son dard rose et tendu rencontra celui de Sohaïl. La différence de taille était perceptible, mais pas aussi considérable que le contraste formel, entre l'allure massive de l'un et délicate de l'autre. Couchés l'un sur l'autre, se léchant, s'embrassant, leurs épées se croisaient dans une sorte de duel amoureux, elles s'embrassaient à leur tour, on aurait dit que, douées de leur propre vie, elles voulaient faire connaissance ; ils faisaient rouler voluptueusement leurs extrémités l'une sur l'autre en riant, trouvant comique cette façon de s'éprouver mutuellement. Quiconque conna"t les subtilités de l'amour entre m les peut facilement imaginer la situation, pour les autres la compassion s'impose. << - Suce-moi maintenant ; suce-moi encore, dit Sohaïl. - Oui, mais toi aussi alors. - Obligé. >> Soufiane pivota à cent quatre-vingt degrés, et ils firent un coïtus per os réciproque. Il existe deux grandes variantes de cette figure érotique classique : sur le flanc ou l'un des deux partenaires sur le dos et le second sur lui ; c'est cette dernière qu'ils avaient choisi, sans raison précise car il est rare qu'on réfléchisse beaucoup dans ces moments-là. Donc, Sohaïl était couché sur le dos et Soufiane étendu sur lui, la tête fourrée entre ses cuisses qui s'ouvraient et se refermaient lentement, comme un oiseau qui prend son envol. Et Soufiane pressait réflexivement sa tige exquise contre la langue de Sohaïl qui faisait comme un coussin humide en-dessous de lui, tandis que les mains fines et brunes du second pétrissaient avec volupté les fesses minces et blanches du premier qui s'agitaient au-dessus de sa tête. Ils étaient dans un état d'enivrement réciproque indescriptible et grognaient de plaisir. Tout à coup, Zubayr, sa t che terminée, entra et les trouva dans cette position. Ils ne se dérangèrent pas pour autant. << - Tiens, salut les jeunes, dit le fidèle Zubayr ; on ne s'ennuie pas, il me semble ? - Ça va - slurrp - merci, répondit Sohaïl. Viens participer si tu veux. - Oh ! Non, je préfère vous laisser entre vous. - Allez, viens, eh ! y a de la place à l'étage, insista Soufiane, pris d'un désir subit pour cette masse de chair noire à l' me nébuleuse et fière. - Bon, si c'est pour rendre service. >> Zubayr n'était pas un boulimique de sexe, mais il aimait faire plaisir. Alors il vint se joindre au groupe formé par les deux garçons qui continuaient à se fellationner mutuellement, et introduisit son énorme tige gonflée dans l'orifice béant que Soufiane lui présentait de façon presque suppliante ; il s'enfonça avec un peu d'effort, mais beaucoup de plaisir, entre les deux lobes soyeux qui constituaient la partie la plus divine de sa carnation. C'était un havre hospitalier que l'intérieur de ce garçon. Tout en l'enculant, avec une joie sonore mais par pure politesse pour ainsi dire, Zubayr commenta : << - Raowh ! Mon ami Soufiane, en ce moment, il y a une partie de moi qui se croirait au Paradis. C'est gentil - hmmf ! - de m'avoir invité ! - Je pourrais en dire autant, dit Sohaïl. >> Pour toute réponse, Soufiane articula : << - Waowh ! Vas-y, Zubayr ; mets-là à fond... aah ! Aaah ! T'as autant de feu dans la trique que dans les yeux... owh !Envoie-moi au ciel ! Je sens venir une de ces visions ! Oui ! Fais-moi jouir comme une bête et je te raconterai ! - Vous savez - han ! - qu'il y en a qui diraient que vous êtes bien jeunes pour ces jeux-là ? Dit Zubayr. - Non, tu crois ? Répondit Sohaïl avec ironie. Qu'ils crèvent ! À nous deux, on a vingt-quatre ans, hein Soufiane ? On est un vrai m le, dans la force de l' ge ; de quoi est-ce qu'ils se plaignent ? >> Les trois garçons rirent de cette réponse pleine de bon sens, et reprirent leur activité avec un entrain frisant le délire. Ils ne tardèrent pas à jouir avec une synchronisation parfaite et un attendrissement partagé. Après quoi Zubayr, qui ne ressentait aucune lassitude, se retira sur la pointe des pieds et alla préparer des rafra"chissements, laissant les deux garçons engourdis de plaisir se reposer l'un contre l'autre en échangeant rituellement quelques caresses post-coïtales, signe évident de savoir-vivre. << - Je regretterai pas cette journée, dit Soufiane ; vraiment, j'aime bien ta queue. - Moi aussi je l'aime bien, dit Sohaïl. C'est une bonne queue ; et je crois qu'elle t'aime bien aussi. - La nature a bien fait les choses alors. - Ouais, vive la nature ! Au fait, t'as eu une vision ? - Hein ? Euh... ah ! Oui ; oui, j'en ai eu une... oh ! Bon sang, quelle vision ! Je crois que le fait d'avoir Zubayr en moi m'a inspiré. - C'était à propos de lui ? - Oui, exactement ; ce sera une bonne nouvelle pour lui. Tu sais, ce garçon qui le tourmente ? - Le garçon qu'il a violé à dix ans ? - Ouais, celui-là. Eh bien ! Je l'ai vu lui aussi. En fait il ne s'est pas suicidé à cause de lui. - Tu es sûr ? - Certain. En fait il aimait bien Zubayr, il lui aurait pardonné son indélicatesse ; mais il aimait une fille plus gée que lui... une princesse avec des yeux verts et des cheveux noirs... et un coeur noir aussi ; elle ne faisait pas attention à lui... et puis il a appris qu'elle se donnait à son propre père ; ça l'a démoli. Il était trop fragile... ah ! S'il avait aimé les garçons, ce ne serait pas arrivé ; y a plus de place, dans un coeur de garçon. Enfin, c'est à cause de cette fille qu'il s'est donné la mort, bêtement ; et il n'a rien dit à personne pour ne pas déshonorer son père, voilà. Ton ami peut dormir tranquille. - Il sera content, mais quelle bêtise ! Si tu veux mon avis, l'amour des filles ça fait rien de bon dans le monde. - T'as raison, faudrait l'interdire ! - Ha ha ! Quand même pas, mais ce serait marrant. >> Les deux garçons rirent à cette idée. << - Les filles c'est nul, ça sert à rien de toute façon. - Ben si, à foutre la m... >> Ils rirent de plus belle. Ils aimaient leurs corps de garçons et se sentaient infiniment des êtres supérieurs. À ce moment, Zubayr revint avec des coupes remplies de concombre broyé dans du jus de citron et du sucre de canne. Ils lui annoncèrent la bonne nouvelle, et il manifesta la plus vive reconnaissance envers Soufiane. << - Remercie plutôt ta queue, c'est elle qui m'a inspiré. - Plaisantez pas, seigneur Soufiane, dit très sérieusement Zubayr ; vous ne savez pas de quel poids vous avez soulagé mon coeur. Mais c'est gr ce à mon ami Sohaïl que je vous ai connu. Je savais qu'il était envoyé pour me sauver. Vous aussi. - À quoi serviraient les garçons ! Conclut philosophiquement Soufiane (il sous-entendait bien sûr : autrement). >> Soufiane et Sohaïl burent leur coupe les bras entrelacés, comme les maillons d'une cha"ne ; manière de se déclarer une amitié éternelle. Ensuite, Soufiane pensa à Nasredd"ne, et se dit qu'il était temps de partir. Avant de prendre congé, il dit encore à Sohaïl : << - Au fait, je sais que tu sais une chose qui intéresse l'Ordre. - Je vois de quoi tu parles, t'inquiète pas. Je peux pas t'expliquer maintenant, on doit préparer le spectacle. Mais on se reverra, hein ? Tu nous laisses pas tomber ? - T'es fou ! Obligé qu'on se reverra, tu es des nôtres. - Allez, bonne route alors. >> Ils s'embrassèrent une dernière fois sur la joue. << - Paix. - Paix. - Paix sur vous, conclut Zubayr. >> Soufiane retrouva Nasredd"ne à l'hôtel et lui raconta sa journée. Le jeune lieutenant eut la surprise de trouver un peu de jalousie dans son coeur, à la fois pour Soufiane et pour Sohaïl ; mais il t cha d'évacuer rapidement ce sentiment mauvais, qui ne lui ressemblait pas. De son côté, il rapporta au garçon les nouvelles qu'il avait pu glaner chez ses confrères marins. Alors, commença l'interminable attente ; jusqu'au lendemain, ils guettèrent avec effervescence l'arrivée de Hamid. En fin d'après-midi, après avoir en vain erré des heures du côté du port, détaillé les bateaux qui amenaient leur cargaison de passagers, ils décidèrent de retourner à l'hôtel prendre un peu de repos, se rafra"chir et se sustenter. Dans le couloir mal éclairé qui menait à leur chambre, ils heurtèrent un autre client qui sortait en trombe d'une chambre voisine. << - Vous ne pouvez pas faire attention, non ? Espèce de... Hamid ! Cria Nasredd"ne. - Nasr ? Soufiane ? Ça bon sang, quelle surprise ! Il ne restait plus qu'un seul hôtel dans cette ville qui n'affich t pas complet, et il faut que nous ayons pris le même ! - C'est plutôt une heureuse coïncidence. Mais où courais-tu comme ça ? - C'est plutôt une longue histoire. Sur le bateau, durant la traversée, j'ai rencontré un garçon fascinant, nommé Rabih, qui habite dans cette péninsule. Il a quatorze ans, un corps d'athlète, et des yeux... Dieu me pardonne, à damner les saints et à sauver les démons ! J'ai eu beau insister, promettre, menacer même, cette tête de mule n'a pas voulu se donner à moi. Mais il m'avait donné rendez-vous aujourd'hui, et je suis déjà en retard. Je ne peux pas le faire attendre davantage, s'il m'échappe encore je ne me le pardonnerai jamais. Mais retrouvons-nous ce soir en bas, dans la grande salle, voulez-vous ? J'espère être, euh... plus détendu. - C'est ça, amuse-toi bien, filou ! Lança Soufiane à Hamid qui s'éloignait déjà. Puis, à Nasredd"ne : ça alors, tu as vu ça ? Il nous plante là, comme ça... - Bah, il faut comprendre, il a une raison. - J'espère au moins qu'elle vaut vraiment le coup. - C'est ce qu'il avait l'air de dire, non ? - Oui, mais tu sais bien, on ne peut jamais vraiment le dire qu'après. >> Nasredd"ne lança à Soufiane un regard étrange. En attendant Hamid, ils se remirent à errer dans les rues de la ville. Ils voulaient découvrir quelque chose de nouveau ; ils finirent par pénétrer dans un très ancien quartier, un quartier secret, dont la plupart des voyageurs ignoraient l'existence. Pour y pénétrer, il fallait payer ou être titulaire d'une autorisation spéciale. Ils n'avaient pas les moyens de payer, mais le très vieil homme qui gardait l'entrée du quartier était un sympathisant de l'Ordre ; le nom de Mounir suffit à leur ouvrir la porte. Les maisons et les boutiques étaient fort jolies, mais une ambiance étrangement solennelle régnait de par les rues. Tous les commerçants avaient hissé, à l'entrée de leur échoppe ou de leur magasin, un pavillon noir brodé du même symbole doré : neuf cercles enlacés disposés en croix, un plus grand au centre, quatre plus petits selon les quatre points cardinaux, et quatre encore plus petits aux angles. D'après les explications qu'ils purent recueillir à droite et à gauche, c'était le symbole de la confrérie qui régnait sur ce quartier depuis des générations. Un événement grave venait de se produire. Plus loin, ils rencontrèrent une sorte de procession, formée d'un long cortège d'hommes et de jeunes garçons portant des étendards, dont certains au signe de la confrérie, des cierges ou des encensoirs. Les hommes étaient vêtus en noir, les jeunes garçons en blanc, et ils se frappaient la poitrine jusqu'au sang. Cela rappelait certaines processions que l'on voit, dans les pays musulmans, pour la naissance du Prophète ou le martyre de l'im m Husseïn, mais ils voyaient bien que c'était autre chose ; d'ailleurs ce n'était ni l'époque du mawlid, ni celle de 'achûra. Tout en suivant le cortège, ils interrogèrent un jeune garçon qui leur expliqua : << - Le cheikh de notre confrérie est mort hier, et nous lui rendons hommage ainsi, tous les jours, pendant quatorze jours, afin que les gens de ce quartier n'oublient pas le privilège qu'ils ont de vivre dans un quartier sacré. - Comment s'appelle votre confrérie ? Demanda Soufiane. - L'ordre des cinq principes. Il s'agit des quatre éléments plus l'éther, qui est le cinquième, et qui est représenté par le plus grand cercle, au centre dans notre symbole. Mais l'on peut aussi les rattacher aux cinq genres premiers de l'être du philosophe Aflut"n (Plotin), dont les écrits, chez nous, sont considérés comme sacrés au même titre que le Coran, ou le Nahj el-Bal gha de l'im m 'Al", ou les Fuçûç el-Hikam transmis par le Prophète au Cheikh al-Akbar. Ces cinq genres premiers sont l'être (le cercle central), le même, l'autre, le mouvement et le repos. On peut encore les rattacher aux cinq Trônes dont parle le Cheikh al-Akbar, les cinq degrés fondamentaux de la manifestation divine ; ce qui, chez les disciples de Platon et les gnostiques musulmans correspond à peu près à l'Un, l'Intellect, l'Âme (universelle), la Nature et le Corps absolu. Les quatre cercles plus petits représentent les combinaisons de base que l'on peut former avec les cinq éléments ou les cinq genres premiers. Vous pouvez remarquer que ces multiples cercles qui se croisent laissent appara"tre le croissant, symbole mystique de l'islam ; c'est une allusion à la signification mystagogique du croissant, qui est formé en réalité de deux croix symétriques dont les branches se correspondent ; la première représente le déploiement de l'être, le second, son repliement à la fin de chaque cycle. Car comme nous l'enseignait notre cheikh, le croissant est le symbole de l'islam parce qu'il représente de façon résumée tout le processus de manifestation de l'être, vous saisissez ? - J'ai déjà entendu pire, dit Soufiane. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre ordre ? - Il est lié à toute l'histoire d'Asteba, et même plus ; il a joué un rôle occulte dans beaucoup de grands événements qui ont marqué l'histoire des hommes. Ses enseignements ont changé de forme au cours du temps, son symbole est de date récente, du moins sous sa forme actuelle. Mais en fait, il est très ancien ; son véritable fondateur est Sidn Idriss, celui qu les Israélites appellent Hénoch. - Le prophète ? - Lui-même. Mais c'était aussi un initié ; l'inventeur de la couture et de l'écriture d'après la tradition islamique ; et d'après nous aussi l'un des fondateurs de l'alchimie. D'après les hadiths, le Prophète autorisé une méthode de divination par les figures géométriques qui remonterait jusqu'à lui, et que les anciens Arabes pratiquaient encore. Mais aujourd'hui, seuls des ordres comme le nôtre en détiennent le secret. - Et votre cheikh ? De quoi est-il mort ? Il était très gé ? - Oh oui ! Très ! Mais il était encore lucide. Il était malade depuis longtemps ; c'est Dieu qui l'a rappelé à lui. Mais c'est lui qui a choisi de partir. Avec lui, le monde a perdu un grand homme. Vous savez, on disait qu'il était le dernier à conna"tre le nom secret d'All h, qui a été voilé aux hommes il y a très longtemps, à la fin de l' ge d'or. Tu sais, Soufiane, tout cela, ce sont des choses que dans un futur proche, les imbéciles seront de plus en plus nombreux à nier, mais que tous les musulmans devraient savoir. S'ils savaient, leur fierté serait mieux placée. - Comment connais-tu mon nom ? - Mais nous connaissons beaucoup de choses... et puis, nous autres, nous savons encore deviner le nom des choses d'après leur forme. C'est ton visage qui me dit que tu t'appelles Soufiane, et aussi que tu connais un homme qui s'appelle Kabir, qui t'attend loin d'ici, et un garçon nommé Sohaïl qui se cache parmi des gens indignes de lui... et bien d'autres choses encore... bien d'autres choses. - Toi aussi tu connais la fin de cette histoire alors ? - Chut ! Non ! Tais-toi, malheureux. Je ne tiens pas à la conna"tre. Moi je sers la mémoire de mon ma"tre, c'est tout. >> Et le garçon se tut et recommença à se frapper la poitrine avec les autres. << - On n'en tirera rien de plus, dit Soufiane à Nasredd"ne. - Laissons-les, répondit celui-ci ; ils ont perdu un être cher après tout. >> Une force mystérieuse les poussait toutefois à suivre le cortège. Ils le suivirent jusque dans l'enceinte sacrée où reposait toujours la dépouille du cheikh. C'était un lieu hors du temps ; ils éprouvaient quelque chose de grand et d'indéfinissable, l'impression d'appartenir eux aussi à quelque chose qui les dépassait ; non pas à Dieu, mais à quelque chose de plus proche et plus énigmatique à la fois, quelque chose de vivant, de sacré et d'infini. Il y avait des chants, des prières, des nourritures offertes par des fidèles. Ils savourèrent ce moment avec une componction extrême. Ce n'est qu'en sortant, plus tard, avec le gros de l'assistance qui se dispersait, qu'ils s'aperçurent que le soir était tombé depuis longtemps. Ils n'avaient pas vu le temps passer. En rentrant à l'hôtel, ils trouvèrent Hamid qui les attendait dans la grande salle, accompagné d'un garçon qu'ils ne connaissaient pas, mais qui devait être ce Rabih dont il leur avait parlé. Il méritait bien son nom, le Printemps. En effet, il était assez grand, mais il avait quelque chose d'ouvert, de frais et de limpide qui faisait penser à un champ couvert de fleurs, un ruisseau dans la verdure, au temps de l'insouciance et des cabrioles spontanées. Il n'était pas difficile de deviner ce qui avait entra"né Hamid vers un garçon pareil. << - Où étiez-vous ? Vous en avez mis du temps ! Dit Hamid. - Nous étions... très loin d'ici, si tu savais ! Répondit Soufiane. Si tu nous présentais plutôt ton ami ? - Oh ! Oui, bien sûr ; je vous présente Rabih. Il a tenu à m'accompagner ; ses parents n'ont pas fait trop de difficulté... vu qu'ils sont morts. - Désolé... ça simplifie les choses, évidemment. - Tu n'as pas à être désolé, repartit Rabih avec une voix mélodieuse qui s'accordait à son physique. Cela remonte à bien longtemps ; c'est à peine si je me souviens d'eux. C'est mon cheikh qui m'a élevé ; il est mort hier. - Ça alors ! L'ordre des cinq principes ? - C'est cela. Comment avez-vous deviné ? - Nous y étions tout à l'heure ; nous avons suivi le cortège. Tu appartenais à cet ordre alors ? - Plus que cela. Mon père y appartenait, et son père avant lui, et tous mes aïeux jusqu'au prophète Idriss, dont je descends. J'y fus rattaché à l' ge de sept ans ; ensuite, mon père m'a recommandé au cheikh, et il est parti en voyage, sur l'océan, avec ma mère. Une mission diplomatique pour le gouverneur de la cité, pour qui il travaillait. Il n'en est jamais revenu. Le bateau a été pris dans une tempête, on n'a rien retrouvé. Depuis, c'est le cheikh qui m'a élevé, comme son fils. Et j'ai été à la fois son élève et son ami intime. Il m'a confié une grande partie de ses secrets. Il y en a qui, s'ils étaient révélés, l'islam resterait immédiatement la seule religion pratiquée sur la terre. À cause de cela il est interdit de les révéler ! - Pourquoi ? - Parce que cela ne doit arriver qu'à la fin des temps. - Logique. Alors, dis-moi, c'est vrai qu'il connaissait le nom caché d'All h ? - Peut-être. >> Rabih avait souri de façon énigmatique en disant cela. Cela irrita quelque peu Soufiane. << - Dis-le moi ! Je veux savoir ! - Soufiane, tu es bien placé pour savoir qu'un secret qui n'est plus un secret perd sa saveur. - Pas forcément. Les secrets sont faits pour être partagés. Partager et divulguer, ce n'est pas la même chose. - C'est vrai, tu marques un point. Écoute, le nom secret n'est peut-être pas ce que tu penses ; c'est peut-être le nom d'une connaissance, un savoir que l'humanité a possédé il y a très longtemps et qui demeure quelque part en certains d'entre nous... Un nom unique, mais la façon de le prononcer varie peut-être suivant les êtres. - Alors ce serait à moi de trouver la mienne ? - Peut-être. Mais il se peut aussi que ce soit tout autre chose. Je t'en dirai plus quand le moment sera venu. Mais parlons d'autre chose. J'ai envie de m'amuser. - Je comprends... la mort de ton cheikh a dû t'affecter, tu veux penser à autre chose ? - Justement. J'ai accompagné votre ami Hamid pour me changer les idées. Il m'a beaucoup parlé de vous. De l'Ordre et de vous. Vous savez, j'étais en voyage, loin d'ici, chez des amis ; j'avais quelque chose à faire chez eux, quelque chose d'important. Je suis revenu quand j'ai appris que l'état du ma"tre empirait et qu'il n'en avait plus pour longtemps. Tout le temps qu'a duré son agonie, j'ai prié pour lui et jeûné. C'est pour ça que je ne voulais rien faire avec Hamid sur la bateau, bien que j'en avais envie. - Mais pourquoi ne m'as-tu rien dit ? S'écria Hamid. - Je voulais te faire lanterner. Pour voir si tu me méritais vraiment, répondit malicieusement Rabih. - C'était donc ça ! Bougre de chenapan ! Je vais t'administrer une correction dont tes fesses garderont longtemps le souvenir. >> En disant cela il lui prit la taille, le taquina, et ils se chamaillèrent un moment en riant ; à la fin Hamid l'embrassa et ils se calmèrent un peu. L'aubergiste apporta le repas qu'ils avaient commandé. Ils continuèrent à parler tout en mangeant. << - Bon, parlons plus sérieusement, dit Hamid. Rabih ne m'a pas encore raconté toute son histoire ; il m'a promis de le faire ce soir, devant vous. J'ai h te de l'entendre, je pense qu'elle vous intéressera aussi. - Eh bien, on t'écoute, dit Soufiane. - Vous savez déjà l'essentiel, dit Rabih. Je suis descendant d'Idriss, Hénoch pour les juifs, Hermès pour les Grecs, comme vous le savez c'est le même personnage ; tous les descendants de ce grand initié ont quelque chose de particulier ; un fragment de son me, qui n'était pas une me ordinaire. Autrefois, je faisais toujours le même rêve ; un rêve étrange, et c'est mon cheikh qui, à la fin, m'en a révélé la signification. Je rêvais... comment vous expliquer cela ? C'est difficile à décrire. Je rêvais d'un garçon de mon ge ; un garçon noir, très beau, très fort. Je ne l'ai jamais vu en vrai, mais dans mon rêve, j'étais très amoureux de lui. Seulement je n'osais rien lui dire. Cela faisait des années que je l'aimais sans oser le lui dire. Cet amour me faisait mal, terriblement mal. C'était une brûlure dans ma chair et dans mon me, une torture de tous les instants ; une torture dont je ne voulais pas me libérer, parce que... comment vous dire ? - Parce que tu sentais que cette douleur, c'était toi ? Avança Soufiane. - Exactement. Tu as vu juste. Tu as déjà ressenti cela ? - Pas exactement, mais je peux l'imaginer. C'est toujours un peu comme ça quand on aime quelqu'un, non ? - Peut-être, mais là, c'était vraiment très fort, trop fort. Je pensais par ce garçon, je respirais par lui, je ne pouvais rien lui dire et je souffrais le martyre. Et puis voilà que soudain, je tombais sur lui... dans une maison de prostitution ! Lui ! Nu, offert, terriblement offert, comme une marchandise à l'étal ! Vision paradisiaque et infernale. Pouvez-vous imaginer ce que c'est que de voir l'être inaccessible pour qui vous vous consumez en secret réduit à l'état de chose publique ? Je souffrais atrocement de le voir ainsi humilié, mais en même temps, je songeais que cette fois, j'allais enfin pouvoir profiter de lui. Tout mon désir affluait et me prenait à la gorge ; il me criait : vas-y, il est à toi, saute sur l'occasion, saute sur lui ! C'était horrible et merveilleux. J'hésitais. Mais le désir fut plus fort que mes scrupules. Je me précipitai pour user et abuser de lui, et c'est à ce moment seulement que je m'apercevais qu'il ne se vendait pas de son plein gré, mais que c'était sa famille - ses propres parents, son père, sa mère, des gens cruels et très secrets - qui l'y avaient contraint et forcé. Pour des raisons obscures, son père, sa mère, ses oncles et ses frères l'obligeaient à se prostituer ; malgré sa résistance, ses cris, ses supplications, ils l'avaient mis à nu, encha"né et mis à l'encan dans ce bouge sinistre où je passais par hasard, et moi, son ami, je m'apprêtais à devenir son client, quand soudain je remarquai la colère qui brillait dans ses yeux. La colère et la déception ; il ne parlait pas, mais ses yeux me disaient : << comment peux-tu me faire ça à moi ? Moi, ton ami ? >> Ils m'accusaient, alors que pourtant, je n'étais pas responsable de son état, mais c'était quand même mon désir qui avait attisé le lucre dans l'esprit de ses sinistres parents. Je me sentais affreusement coupable, pourtant je n'avais rien fait encore. Je voulais faire volte-face, me défendre, mais c'était trop tard. C'était comme si j'avais déjà abusé de lui. Quelque chose était cassé entre nous. Je voulais lui dire que ce n'était pas ce qu'il croyait, que je m'étais mépris, mais que je l'aimais, que je l'aimais profondément, que je compatissais, que j'étais avec lui. Mes yeux le lui disaient ; mais il ne voulait rien entendre. Ses yeux à lui me répondaient : << c'est trop tard, va-t'en ; laisse-moi à ma souffrance, tu m'as trahi, je ne veux plus te voir. >> Pouvez-vous imaginer l'horreur ? Je restais là avec mon amour, mon immense amour blessé, trahi, déçu, mortellement déçu. Notre histoire était finie avant d'avoir commencé... l'objet de ma passion la plus pure n'était plus qu'un morceau de viande à l'étalage, une lamentable victime de la cruauté des hommes, et moi, à ses yeux, je n'étais plus rien ; pis, j'étais le vrai responsable de son humiliation, de son déshonneur. Je m'en allais en pleurant, ma souffrance était inexprimable. Voilà le rêve. - C'est terrible, dit Soufiane. Puis, plus bas : c'est curieux, cela me rappelle quelque chose que j'ai entendu il n'y a pas longtemps (il pensait, bien évidemment, à l'histoire de Zubayr). - Terrible, oui, dit Rabih. C'était un rêve très triste. Pourtant, le plus étrange, c'est que je me réveillais de ce rêve plein d'un sentiment d'exaltation, comme si j'avais vécu quelque chose de très heureux ; de grand en tout cas. Au fond de ce rêve triste suintait comme une espérance ardente et secrète ; il y avait quelque chose de triomphal et de lumineux que je ne peux pas expliquer. - Je peux peut-être, moi, dit Soufiane. C'est l'idée de sacrifice... tu as perdu celui que tu aimais, tu sais désormais que ton amour est sans espoir, c'est triste, mais d'un autre côté, tu as ressenti sa souffrance, tu l'as faite tienne ; la compassion ! Tu as tout de même partagé quelque chose de fort avec lui. Ce rêve te dit que malgré toute la douleur, il y a un espoir ; la compassion ! C'est l'espoir du monde. Il te dit que tu peux toujours partager quelque chose avec ceux que tu aimes. - Oui, tu as sans doute raison. Hamid n'avait pas menti, tu es quelqu'un de clairvoyant. - Et encore, ça c'est rien. Quand je jouis, c'est mille fois plus fort. - Ah ! C'est une proposition ? - Peut-être, à toi de voir. - On verra peut-être... plus tard. Maintenant, je finis mon histoire ; si cela vous intéresse. - Et comment ! - Bon. Je faisais ce rêve régulièrement. D'abord une fois par mois environ, puis une fois par semaine, et à la fin, presque tous les jours. Je finis par en parler à mon cheikh. Pour m'aider à comprendre la signification de mon rêve, il m'hypnotisa. Et alors, je pris conscience d'une chose extraordinaire, que j'avais enfouie très profondément en moi-même. Ce rêve... il était réel ; il avait vraiment eu lieu. Ce n'était pas un rêve, mais un souvenir ! Un souvenir d'une autre vie, que j'avais vécu avant. - Comment est-ce possible ? - Rien n'est impossible à la puissance divine. Cette histoire, je l'avais vécue des dizaines d'années plus tôt, ou plutôt, un autre garçon l'avait vécue, un garçon qui était moi, c'est-à-dire que j'étais lui, nous avions la même me. Une même me projetée dans des univers différents. En fait, il y a une multitude d'univers tous pareils, à quelques détails près ; à la fois distincts et identiques, un peu comme les attributs de Dieu, si tu veux. Dans certains conditions, une même me se projette successivement dans chacun de ces univers, elle passe de l'un à l'autre en secrétant une autre enveloppe corporelle, car le corps n'est que l'image de l' me dans le monde. Et tous ces univers sont reliés, comme les maillons d'une cha"ne, et le dernier est connecté au premier ; et une même me qui s'y projette laisse une trace, comme un rayon du soleil. La même chose peut se dire des différents niveaux d'un même univers, mais là il s'agit d'univers à peu près identiques, situés dans un même plan de l'être en tout cas. Leur diversité correspond juste à l'actualisation de possibilités différentes, tu comprends ? - Euh... - Bon, c'est pas grave. Je savais donc que j'avais déjà vécu cette histoire, sauf que j'étais un autre, d'accord ? - Oui, ça, ça va. - Mais pour en savoir plus, il fallait descendre plus profondément. Alors je vis que j'avais déjà eu une multitude d'existences avant celle-ci, et qu'à chaque fois, il s'était passé à peu près la même chose. Pour savoir quoi, il fallait revenir au temps d'Idriss. C'est là que tout avait commencé. J'étais quelqu'un de sa maison, un fils d'un de ses fils. Ce garçon noir que je voyais en rêve - il n'était pas noir alors - était l'a"né d'une autre branche de la maison prophétique. Il devait hériter d'un immense domaine, un empire, grand comme la moitié de la terre aujourd'hui - la terre était plus grande alors ; ça ne représentait pas autant pour l'époque, mais c'était quand même considérable. Assez pour exciter la convoitise. Mais ce n'était pas tout. Il devait aussi hériter de la fonction prophétique, en tout cas de certains de ses aspects. L'initiation, transmise par Idriss aux plus valeureux de ses descendants ; la science sacrée, un pouvoir immense, la capacité de commander même aux anges... une baraka qui fait l'homme presque pareil à Dieu ! C'était de tout cela qu'il devait hériter. Enfin, aurait dû, car il avait été dépossédé... par mon propre père ! Il l'avait l chement assassiné et lui avait tout pris, en s'arrangeant pour que la faute retomb t sur quelqu'un d'autre. Il avait très habilement maquillé son crime, mais ses proches, et ceux de sa victime, savaient à quoi s'en tenir. C'était donc moi qui, à la mort de mon père, devait hériter de cet empire et de ce pouvoir suprême, à la place de ce garçon... qui, à l'époque, s'appelait Badis. Le problème, c'est que je l'aimais... j'étais passionnément épris de lui, et il le savait, bien que je ne le lui aie pas dit. Lui aussi m'aimait... nous nous aimions farouchement, mais nous étions trop fiers l'un et l'autre pour renoncer à l'héritage auquel chacun de nous prétendait. L'enjeu était trop immense ; l'avoir, le pouvoir et le savoir ! Le savoir surtout ! Le nom caché, Soufiane, le nom caché ! Seul l'héritier pouvait conna"tre le nom caché, un privilège réservé aux hommes divins ! C'était... plus que l'immortalité ! Tu imagines ? Renoncer était impossible. Toute ma famille estimait - ou en tout cas prétendait - que mon père avait agi en droit, que cet héritage lui revenait légitimement. Celle de Badis le niait énergiquement. Nos deux familles étaient ennemies. La vie nous avait faits ennemis mortels, Badis et moi, et pourtant nous ne pouvions nous empêcher de nous adorer, moi surtout. Nous nous adorions, mais nous étions prêts à nous entre-tuer pour cet héritage fatal. La situation était inextricable. D'autant plus que je savais, au fond de moi, que la famille de Badis avait raison, que mon père était un criminel. Mais c'était mon père, il m'aimait et je l'aimais, il n'était pas question que je reconnusse publiquement ses torts. Il n'était pas question que je renonçasse à ce qu'il m'avait gagné, à moi, au prix de son me, au prix de deux vies d'homme, celle de sa victime et la sienne ! Ce sacrifice, il l'avait fait pour moi, pour son fils qu'il aimait, et qu'il voulait voir régner sur les univers. Et puis tout de même, nous étions fils et petit-fils de prophète, et quel prophète ! Dans ce genre de famille, on ne renonce pas à ses prérogatives à cause d'une amourette - même pas d'une immense passion ! Il n'y avait rien, absolument rien à faire. Il fallait renoncer à Badis ou à l'honneur, et je ne pouvais pas renoncer à l'honneur. Je devais donc renoncer à celui que j'aimais, et cela m'était insupportable. Tous les jours, j'allais au fond du désert et je hurlais comme un dément. Et puis mon père est mort, et j'héritai de tout ce qui aurait dû revenir à Badis. Nous n'avions que quinze ans, mais nous étions forts, et terriblement beaux. Badis leva une armée pour me combattre ; c'était fascinant de voir avec quelle aisance ce jeune seigneur, superbe comme jamais dans sa tenue de général, le casque brillant encadrant son m le visage imberbe, commandait à des hommes deux fois plus ges que lui, qu'une naissance moins haute avait placés sous son autorité ; il était vraiment né pour diriger, mais je ne lui cédais en rien. Son armée rencontra la mienne ; nos hommes s'entre-tuèrent jusqu'au dernier. À la fin, il ne restait plus que nous deux. Badis était plus fort que moi, mais moi j'avais la ruse. Je réussis à le vaincre et à le faire prisonnier. Mon intention était de le tuer - par charité, pour lui éviter le déshonneur de survivre à son empire perdu. Mais la tentation était trop forte ; avant de le tuer, je décidai de satisfaire mon désir ; j'aurais couché avec lui au moins une fois. J'en rêvais depuis si longtemps ; je savais que lui aussi me désirait secrètement, mais bien sûr, il serait trop fier pour se donner sans résistance ; il me fallait violer quelqu'un qui me désirait avant de l'assassiner... situation étrange et terrible ! C'est ce qui arriva... Badis se débattit, pleura, jura, maudit, mais finalement, il éprouva quand même du plaisir, ce qui était d'autant plus humiliant pour lui. Pauvre ami ! Je l'aimais pourtant... je l'aimais, et j'en jouis comme je n'ai plus jamais joui depuis - du moins dans cette vie-là. Lui aussi jouit de moi, mais à son corps défendant. Après, il n'avait plus qu'une seule envie, c'était de mourir. L' me emplie de tristesse et de compassion, j'exécutai le voeu de mon ami, et mon ami lui-même ; proprement, d'un seul coup d'épée, je mis fin à ses souffrances et aux espoirs de sa race. Mais je compris rapidement que j'avais fait une erreur... tout ce que j'avais, même le souvenir de ma seule vraie nuit de plaisir, je l'avais usurpé à l'être que j'aimais le plus au monde, et qui n'était plus là ; ou plutôt si, il était en moi, à me faire constamment des reproches. Impossible de me débarrasser de lui ; je ne pouvais tout de même pas l'exécuter une seconde fois ! Je comprenais trop tard que j'avais renoncé à tout ce qui pouvait donner un sens à ma vie. Même ce que j'avais convoité le plus au monde, la connaissance du nom caché ; le nom caché, le vrai, pour moi, c'était celui qui était en Badis, et je ne pouvais plus l'atteindre. Il était avec lui dans sa tombe, voilé à jamais ! C'était l'amour, le nom caché, c'était mon amour pour le seul être vraiment divin que j'aurais pu posséder en tout bien tout honneur si je l'avais voulu ! Mais c'était trop tard ! Trop tard ! Ma vie était devenue un enfer. Mais j'étais d'un sang et d'un rang trop sublimes pour que Dieu n'ait pas un peu pitié de moi. Je L'invoquais de m'accorder une seconde chance, de pouvoir revenir en arrière. Revenir en arrière était impensable, mais Il voulut bien m'accorder une autre chance. Comme j'étais dans le désert à rem cher ces funèbres pensées, un immense chien de l'Enfer surgit et m'attaqua à la gorge ; et au même moment, je vis l'ange exterminateur qui séparait mon me de mon corps, d'un coup de son épée de lumière. La cause apparente et la cause réelle. Mais au lieu de rejoindre le séjour des morts, mon me fut projetée dans un autre univers, et dans un autre temps. J'étais un autre Rabih - enfin, je ne portais pas encore ce nom, mais cela n'a pas d'importance, et il y avait un autre Badis. Nous avions une nouvelle chance de nous comprendre et de nous aimer ; une nouvelle vie pour réussir à construire quelque chose ensemble. Mais nous étions décidément poursuivis par une malédiction. De nouveau, des intérêts matériels et immatériels, des raisons familiales, des raisons d'État, des obstacles de toute sorte s'interposèrent entre nous, nous étions entra"nés et broyés dans ce tourbillon impitoyable de passions contradictoires. De nouveau, je fus obligé de combattre Badis, et de nouveau je le tuai ; et de nouveau, je me rendis compte que ma vie n'avait plus de sens sans lui. Et puis, encore une fois, la mort ; nouvelle vie, nouvel univers, nouvelle chance ; mêmes erreurs. Et cela dura ainsi pendant des siècles. De vie en vie, nous nous poursuivions en essayant de nous aimer, mais quand nous comprenions, il était trop tard. La malédiction s'attachait à nous, nous rattrapait toujours. L'épisode que je revoyais en rêve, où Badis était ce magnifique garçon noir réduit à la prostitution par son ignoble famille pour assouvir mon désir, était une de ces nombreuses vies. Toujours le même destin tragique, toujours cet amour impossible, qui finissait par la mise à mort ou le viol de l'aimé, et la souffrance pour celui qui restait. En fait, dans la dernière vie, l'espoir que je ne parvenais pas à m'expliquer venait du fait que, pour la première fois, je n'avais pas tué Badis ; je n'avais même pas abusé de lui. Cela n'avait été qu'un horrible malentendu. Comparé à la première vie, il y avait du progrès. Mais dans cette vie-ci, où était Badis ? Il fallait le trouver, et vite, j'avais déjà douze ans, je n'avais jamais aimé, je ne savais même pas vraiment si j'étais attiré plutôt par les garçons ou par les filles ; par les garçons probablement, vu mes vies précédentes j'avais peu de chances d'y couper. Mais jusque là, je n'avais vraiment aimé que mon cheikh, et ce qu'il y avait entre nous ressemblait plutôt à de l'admiration et à un dévouement extrême qu'à un amour passionnel. Il fallait le trouver. Mon cheikh, qui sentait qu'il lui restait tout au plus quelques années à vivre, voulait m'aider à réaliser ce qui avait été impossible dans mes autres vies ; il disait que ce serait la plus grande oeuvre de la sienne. L'intervention de cet homme spirituel introduisait un élément nouveau ; et aussi le fait que j'avais pu me souvenir à temps de mes échecs passés, pour ne plus refaire les mêmes erreurs. Quelque temps plus tard, un soir, mon cheikh me prit à part, et m'annonça qu'il avait quelqu'un à me présenter. Il m'introduisit dans une des chambres secrètes de sa maison ; et là il me présenta un garçon étranger, que je n'avais jamais vu et qui s'appelait... - Badis ? - Comment as-tu deviné ? (C'était dit avec ironie). - Une intuition. - Oui, en effet, c'était lui. Il portait le même nom qu'au début de l'histoire. C'était un beau garçon, brun, du genre métis (Soufiane pensa à Sohaïl), un peu plus petit que moi, mais robuste, viril, et en même temps gracieux, élégant, racé. Il était torse nu, pieds nus, en pagne, avec un regard suave, un peu lointain, je m'en épris tout de suite, avant même d'avoir compris qui il était. Il ressemblait un peu au garçon du rêve, en moins noir, mais avec des traits similaires. Pas exactement pareils, mais ressemblants. J'avais l'étrange impression de retrouver un ami très cher que j'aurais perdu de vue il y a très longtemps. En fait, mon cheikh me révéla que ce Badis-là et moi nous étions déjà rencontrés dans cette vie, il y avait très longtemps, quand mes parents étaient encore en vie. Nous devions avoir un an ou deux ; mes parents et les siens étaient amis, et ils nous mettaient parfois à garder ensemble ; bien sûr, nous l'avions oublié depuis longtemps, mais c'était peut-être pour cela que j'avais l'impression de le conna"tre. Qui sait ce qui avait pu se passer entre nous à cette époque ? Qui sait ce qui se passe dans la tête d'un très petit enfant ? Peut-être en sait-il infiniment plus long que nous sur lui-même et sur toute chose... Après, ses parents étaient repartis chez eux, au delà des mers, et les miens étaient morts. Badis était le disciple d'un ma"tre ami du mien, qui lui avait confié qu'un de ses élèves faisait souvent un rêve bizarre, proche du mien. En fait ce rêve correspondait tout simplement à la première de nos vies, celle qui remontait au temps de Sidn Idriss. Bien sûr, lui voyait l'histoire de son point de vue ; un garçon qu'il aimait passionnément en secret trahissait sa confiance et abusait de lui... Tout correspondait parfaitement. En apprenant cela, mon cheikh avait révélé au sien ce qu'il savait. Ils s'étaient concertés lors d'un colloque dans l'invisible, puis mon ma"tre avait invité le sien à lui rendre visite avec son élève. Je remarquai seulement alors ce deuxième visiteur qui se tenait en retrait, dans l'ombre de son hôte, presque aussi chenu et vénérable que lui. Moi je contemplais avec encore un peu d'incrédulité ce garçon inconnu, mais je sentais dans mon coeur que le doute n'était pas permis. C'était bien lui, le premier Badis, je l'avais retrouvé et cette fois plus rien ne s'interposait entre nous. Il était au courant de l'histoire, mais pas de mon existence. Nos deux cheikhs ne lui avaient rien dit, afin d'observer sa réaction. Il me vit, m'observa un moment avec une expression de surprise extrême, puis enfin s'écria : << - Rabih ? - Badis ! - C'est bien toi ? - Je crois... si tu es celui que tu penses être, alors oui, c'est moi. - Je suis Badis. Je sais qui tu es. Nous nous sommes déjà connus il y a très longtemps ; tu te souviens ? - Je me souviens... que je t'ai fait beaucoup de mal. Tu ne m'en veux pas ? - C'était pas moi... c'était pas toi... je veux dire... c'était nous, mais pas vraiment tels que nous sommes aujourd'hui ; de toute façon, c'est pas grave. On ne vas pas refaire encore les mêmes bêtises ? - Non ! Je te le promets. - Oh ! Rabih ! - Badis ! >> Nous nous sommes jetés dans les bras l'un de l'autre, avec une grande émotion ; j'ai senti la douceur de son corps, sa chaleur, son étreinte m'enivrait, et toutes nos vies nous sont revenues d'un seul coup à l'esprit, toutes ensembles, dans les moindres détails ; mais sans amertume, sans regret, sans rien. Nous étions décidés à repartir de rien... et c'était vraiment comme retrouver un être très cher après une longue séparation. À ce moment, nos deux cheikhs ont estimé qu'il était préférable de nous laisser entre nous un moment. Ils sont partis dans une autre pièce, fumer le narghilé en se racontant des histoires de vieux cheikhs, et nous on est restés ensemble, et je te jure qu'on a passé un moment terrible ! - Ça je veux bien le croire ! Vous deviez l'avoir dure depuis plusieurs siècles ! - Vas-y, moque-toi ! Mais oui, c'est un peu ça... en tout cas, ça a duré longtemps, c'était bon - je ne sais plus combien de coups on a tiré, mais... un bon paquet en tout cas - et crois-moi, finalement, ça valait la peine d'attendre plusieurs siècles pour vivre un moment pareil. - Oui, là je veux bien te croire ; vraiment. Vous deviez être émus. - Plutôt. Depuis ce jour, on est devenus les meilleurs amis de la terre. J'ignore pourquoi dans cette vie-ci, contrairement aux autres, nul intérêt matériel, nulle sordide combinaison du destin, ne s'opposait à notre amour ; peut-être Dieu était-il las de nous infliger toujours la même épreuve. Peut-être est-ce dû à l'influence subtile de nos ma"tres spirituels. En tout cas, nous en avons abondamment remercié le Seigneur, Badis et moi ; car nous avions conscience d'avoir été destinés l'un à l'autre depuis le commencement du temps, par un arrêt mystérieux qui plonge ses racines très loin dans la nature de l'Être. Mais il ne pouvait pas rester par ici plus d'une quinzaine de jours. Après il a dû repartir dans son pays. Je te jure qu'on a pleuré... mais on s'écrit tous les jours depuis. Je suis allé le voir six mois après, chez lui ; ils m'ont accueilli comme si je faisais partie de la famille, c'était incroyable... ils savaient tout ! Ce sont des gens différents... ils comprennent des tas de choses que les gens d'ici ignorent. Après il est encore revenu... et moi aussi ; j'y suis allé régulièrement depuis deux ans. J'étais chez lui quand on m'a annoncé que mon cheikh était à l'agonie. J'en étais au moins à mon troisième... non, quatrième voyage. - Tu l'aimes alors ? - Oui, mais pas comme une bonne femme, hein ! On est des garçons ; ça ne nous empêche pas de faire ce qu'on veut de notre côté, mais on s'adore... on n'est pas jaloux, ça servirait à quoi ? Il sait que rien ne le remplacera jamais pour moi, c'est tout ce qui compte. - C'est clair. - On est déjà liés par plusieurs siècles de vie commune, tu comprends ? Rien n'effacera jamais cela. Pour Rabih, il n'y aura jamais qu'un Badis, et vice-versa. - Pour versa je suis pas sûr, mais vice sûrement ! - Imbécile ! >> Rabih jeta une cuillère de nourriture à la figure de Soufiane, qui se jeta sur lui en riant. Les deux garçons, hilares, faisaient semblant de se disputer ; en fait ils se cherchaient. Nasredd"ne et Hamid ne disaient rien, mais leur regard allaient d'eux-mêmes aux deux garçons et retour. Un parfum de désir flottait autour de ces quatre personnages. On ne s'étonnera pas de les retrouver un peu plus tard, étalés, dans la chambre de Soufiane et Nasredd"ne, enchevêtrés selon des combinaisons diverses... Soufiane et Hamid, Soufiane et Rabih, Rabih et Nasredd"ne ; ajoutez vin, opium, chanvre indien, vous aurez un assez bon résumé de cette nuit d'ivresse et de folie dont il serait superflu et assez fastidieux de rapporter tous les détails. Soufiane jouit plusieurs fois et de plusieurs manières avec tous les garçons présents, mais ses visions tournèrent principalement autour de Sidn Idriss et des différentes vies de Rabih ; il les vécut tour à tour, à son tour, réellement, comme si ç'avait été ses propres vies, ce qui lui permit de comprendre de l'intérieur ce qu'avait pu ressentir ce garçon qui lui était complètement étranger quelques heures avant. Il s'en ouvrit à lui par la suite ; le fait d'avoir vécu les mêmes vies créa une forte connivence entre les deux garçons. Le lendemain, ils s'éveillèrent vers midi, plus ou moins alanguis des excès de la nuit, mais sereins. Le plus frais était Nasredd"ne, qui alla commander un déjeuner dans la chambre. Peu à peu, ses compagnons retrouvèrent leurs forces et leurs esprits. Il était temps de décider de ce qu'on allait faire. C'est alors que Soufiane et Nasredd"ne mirent Hamid au courant de ce qui s'était passé dans la cité pendant son absence. << - En somme, dit Hamid, vous attendez de moi que je vous aide à libérer ce garçon, ce... Sohaïl ? - Exactement, dit Soufiane. Je pense qu'on n'a pas vraiment le choix. Que dirait Mounir à ton avis ? - La même chose sans doute. Mais il faut que je me rende compte par moi-même. - On n'a qu'à aller voir le spectacle ce soir. Tu verras, ça vaut le déplacement. - D'accord. En attendant, je vais aller reconduire Rabih ; et puis on reprendra des forces. >> Après avoir mangé et s'être débarbouillé, Hamid alla reconduire son ami auprès des membres de sa confrérie, qui veillaient toujours le corps du cheikh. L'enterrement était prévu pour l'après-midi. Rabih ne pouvait ni ne voulait manquer ça. Il demanda à Hamid d'y assister avec lui. Hamid accepta. De sorte qu'après être revenu à l'hôtel, s'être un peu promené avec nos amis, avoir fait un premier repérage de la place et des environs, il retourna au quartier sacré, suivre le cortège funéraire, pendant que Soufiane se rendait au baraquement des forains, dans l'espoir d'avertir Sohaïl que Hamid était arrivé et qu'ils préparaient quelque chose, et qu'il avait à se tenir prêt. Il espérait ne pas se faire repérer. Il rampa sous une roulotte et se retrouva au milieu du campement. Heureusement, la cour était pleine de monde, personne ne pouvait le remarquer dans cette confusion. Il aperçut Zubayr qui jouait les portefaix. Il l'aborda en faisant semblant de ne pas le conna"tre, et lui demanda discrètement s'il était possible de voir Sohaïl. Il lui confirma qu'il était seul en ce moment. Il était facile de se faufiler dans le dédale des ruelles sans être inquiété par personne. Il alla donc voir son ami et lui raconta ce qui s'était passé depuis la veille. Ils ne voyaient pas trop encore comment s'y prendre, mais Sohaïl se montra plus enthousiaste que la veille à l'idée de bientôt prendre le large. Soufiane était satisfait. Le soir venu, Hamid assista au spectacle avec ses deux compagnons. Il contemplait surtout la beauté de Sohaïl ; le reste le laissait quelque peu indifférent, mais il comprenait l'intérêt que Soufiane pouvait porter à ce garçon envoûtant comme la nuit. << - Tu as raison, dit-il, celui-là est des nôtres ; il ne peut pas rester plus longtemps parmi ces brutes ineptes. Il n'y a pas mille choses à faire, on l'emballe et on l'emmène. - Mais tu as vu les chiens de garde qui l'entourent ? Ils sont partout ; ils ne veulent pas perdre une perle pareille, il faut comprendre. - Est-ce qu'on leur demande leur avis ? - Non. Alors qu'est-ce qu'on fait ? - Pour le moment, rien. Restez ici et gardez un oeil sur tout ce qui bouge. Je vais aller faire un tour de reconnaissance, m'imprégner de la géométrie des lieux ; essaie de prévenir ton ami qu'il aura peut-être de la visite cette nuit. >> Soufiane fit passer le message à Zubayr qui s'était discrètement rapproché d'eux tandis que la foule n'avait d'yeux que pour le garçon miraculeux. Tard dans la nuit, après être repassés à l'hôtel et avoir mangé, ils s'approchèrent du campement, avec des habits sombres et des semelles de feutre ; Hamid avait repéré, quelque part, une brèche dans le rempart de roulottes qui ceignait le camp. Ils se faufilèrent par cet étroit passage et atteignirent la hutte de Sohaïl en glissant sans bruit le long des murs de planches. Le garçon ne dormait pas, il les attendait. Zubayr aussi. Ils ne prirent pas le temps de faire les présentations, il fallait dégager le plus vite possible ; les chiens avaient sans doute déjà flairé l'odeur de l'intrus. Zubayr les emmena par un chemin secret qu'il avait repéré plus tôt. Mais là, une mauvaise surprise les attendait. << - Tu veux nous quitter, Zubayr ? Tu me déçois beaucoup, tu sais ? N'oublie pas que tu as une dette envers moi. - Patron ! Ce n'est pas ce que vous croyez, je... - Nous en reparlerons plus tard. Allez vous autres, matez-moi ça ! >> C'était le cheikh des forains qui parlait ainsi. Soufiane eut à peine le temps de l'observer ; un grand homme avec de longs cheveux grisonnants, une barbe en pointe et une longue moustache, l'air intelligent et féroce. Quelque chose de redoutable en effet ; entre l'aristocrate déchu et le démon incarné ; il y avait sans doute des deux en lui. Mais Soufiane n'eut pas le temps de réfléchir beaucoup à ce qu'il voyait, car quatre cerbères leur tombèrent dessus en même temps. Zubayr en démolit deux à coups de poing, mais l'un d'eux se releva rapidement. Hamid avait dégainé son sabre ; un rude combat eut lieu entre les palissades branlantes. Trois des quatre gorilles avaient été massacrés par Hamid et Zubayr, mais d'autres hommes arrivaient pour prendre la relève. Le quatrième tenait devant lui Sohaïl qui se débattait, et barrait le passage aux fugitifs. Hamid n'hésita pas ; il plongea son sabre à travers le corps de Sohaïl. La lame traversa le garçon de part en part et alla s'enfoncer dans l'abdomen du cerbère, qui s'écroula en crachant le sang. Sohaïl, lui, n'avait pas une égratignure. Hamid avait eu raison de penser que, pour une fois, son pouvoir servirait vraiment à quelque chose. La voie était libre ; Hamid, Soufiane et Nasredd"ne s'y engouffrèrent et eurent juste le temps de prendre la fuite pendant que Zubayr occupait les hommes qui arrivaient. Ils s'en tiraient sains et saufs, mais c'était un coup dans l'eau. De plus, l'alerte était donnée. << - Zut, dit Soufiane tandis qu'ils rentraient à l'hôtel, ça va chauffer pour Sohaïl et Zubayr. On a vraiment été en-dessous de tout ! - Bah, dit Nasredd"ne, à ta place je ne m'en ferais pas trop pour eux. Ils vont sans doute passer un mauvais quart d'heure, mais n'oublie pas qu'ils sont le clou du spectacle ; les forains ont encore besoin d'eux, ça m'étonnerait qu'ils leur fassent beaucoup de mal. - Oui, mais quand même, je suis triste pour eux. Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire maintenant ? - Prenons du repos pour commencer, dit Hamid. Ensuite, on trouvera bien une solution. >> Dans la nuit, Soufiane, qui dormait près de Hamid pour changer, sentit la dureté de son sexe, mû sans doute par un rêve agréable. Il palpait ce sexe d'homme avec convoitise, en se demandant à quel garçon l'ancien amant de Mounir, devenu le second de l'Ordre, pouvait penser aux petites heures. Hamid se réveilla, et d'une voix parfaitement claire murmura : << - Tu le veux ? Viens, il est pour toi. C'est à ce garçon, Sohaïl, que je rêvais, mais tu feras aussi bien l'affaire. - Oui, allez, ça m'inspirera peut-être. >> Dans l'aurore naissante, ils joignirent leurs corps et leurs énergies m les, selon les coutumes de l'Ordre. Et en effet, la jouissance illumina une nouvelle fois l'esprit de Soufiane. D'autant plus fort que la Baraka du ma"tre de l'Ordre était dans celui qui avait été son bien-aimé au temps épique de la fondation. Soufiane fit un rêve puissant et lumineux ; il était au milieu du campement des forains, qui paraissait encore plus vaste, plus flamboyant et plein de mystères que dans la réalité. D'ailleurs, il n'était pas vraiment sûr de ne pas être dans la réalité, tellement les choses paraissaient authentiques. Il parlait avec Sohaïl. << - Pardon pour cet échec, disait-il. Je suis si confus... je ne sais pas ce qu'on va faire maintenant. J'espère qu'ils ne vous ont pas traités trop durement. - Moi ça va ; le cheikh m'aime bien malgré tout, j'ai juste été confiné ici avec interdiction de sortir non accompagné par un garde chiourme. Zubayr a eu droit à cinquante coups de fouet ; heureusement il a la peau dure. Il s'en sortira ; il faut bien qu'il assure le spectacle. Ne t'inquiète pas pour nous, on en a vu d'autres tous les deux, mais maintenant c'est sûr qu'ils sont sur leurs gardes. - Je suis vraiment désolé, tu ne peux pas savoir. - Ne te bile pas, vous avez essayé, c'est déjà bien. J'ai aimé le coup du sabre, ton ami a foi en moi. Il comprend vite. Je n'ai jamais eu aussi envie de venir avec vous. Pour la première fois, je sais où est ma place dans ce monde. - Oui, mais que pouvons-nous faire maintenant ? Nous ne sommes que trois. - Ne t'en fais pas, j'ai un plan. Je ne voulais pas en arriver là, car c'est risqué, mais c'est la seule solution. Écoute bien ; ce soir, le numéro va rater, pour la première fois. Ils vont avoir une sacrée surprise. Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui sache coudre ? C'est très important. - Pas moi en tout cas. - Trouve quelqu'un, et rendez-vous ce soir sur la place, derrière le campement, là où ils mettent les ordures. Et souviens-toi de ceci : si tu trouves un animal malade, aie pitié de lui, Dieu aura pitié de toi. - Qu'est-ce que ça veut dire ? - Tu comprendras. N'oublie pas surtout. >> L'orgasme prit fin ; la lumière se dissipa, et Soufiane s'écroula, brisé, aux côtés de Hamid, le coeur battant. Plus tard ils se réveillèrent, l'un après l'autre, se saluèrent et descendirent ensemble prendre le petit déjeuner dans la salle commune. Soufiane évoqua sa vision. << - Sohaïl ne m'a pas tout dit, mais il a un plan. Ce soir, il faudra nous tenir prêts. Est-ce que l'un de vous sait coudre ? - Sûrement pas moi, dit Nasredd"ne ; je n'ai jamais tenu une aiguille de ma vie. - Je croyais que les marins savaient tout faire ? - Les marins peut-être, mais moi je suis officier de marine, ce n'est pas pareil. Tout ce que je sais faire, c'est commander... et obéir. - Pareil pour moi, dit Hamid. Dans l'Ordre, j'ai un garçon tailleur à mon service, qui recoud mes chemises et me tient compagnie quand je n'ai personne d'autre. Je le remplace quand il devient trop vieux ; j'en ai déjà changé plusieurs fois. - C'est pas un peu cruel ? - Mais non, pour eux c'est une promotion. Le premier, par exemple, est devenu grand architecte de l'Ordre. - Quel est le rapport entre l'architecture et la couture ? - Nos maisons sont en tissu. - Évidemment. Alors, aucun de nous n'est foutu de tenir une aiguille ? - On est tous foutus, mais pas de tenir une aiguille. - Très drôle. En attendant, on est bien avancés. Il nous faut quelqu'un qui sache coudre. J'ignore pourquoi, mais Sohaïl a été clair. - Attends, j'ai peut-être une idée. Je vais demander à Rabih ; il est descendant du prophète Idriss, l'inventeur des vêtements cousus et de l'écriture d'après la tradition islamique. Lui, il sait peut-être. - C'est ça, va vite lui poser la question. >> Ils finirent de déjeuner, et Hamid alla trouver Rabih. << - Si je sais coudre ? Dit le garçon. Bien sûr, comme tous les authentiques descendants d'Idriss, je connais la couture et la calligraphie ; deux arts sacrés intimement liés. Et plein d'autres choses encore. C'est moi qui cousais les habits de mon cheikh, et j'ai calligraphié ses paroles sublimes sur le papier le plus fin. - Rabih, tu es merveilleux. Ce soir, tu nous accompagne. >> Le soir, ils allèrent assister au spectacle une fois de plus. Soufiane se souvenait des paroles de Sohaïl, et il était vraiment curieux de voir ce qui allait se passer. Le bateleur débita son boniment habituel. Zubayr fit tournoyer son sabre. La lame passa et repassa à travers le corps de Sohaïl, qui se tenait parfaitement immobile, bras écartés, comme d'habitude. Mais alors, il se passa une chose vraiment extraordinaire. La foule retenait son souffle. De fines stries rougeoyantes rayaient le corps brun de Sohaïl. De minces filets de sang dégoulinaient le long de sa peau mordorée ; rien n'arrêtait l'hémorragie. La tête tomba en premier, détaché du tronc qui vacillait à son tour. Morceau par morceau, le garçon s'écroula en un amas de chair informe et sanglante. Le tour était absolument raté. Le public horrifié hurlait au scandale, et commençait à se disperser en poussant des cris d'épouvante et de colère. Il y eut une cohue effroyable ; mais Soufiane riait en son for intérieur, certain que Sohaïl avait tout combiné. Il vit Zubayr, espiègle, lui adresser un clin d'oeil complice avant de dispara"tre. Ils profitèrent de la confusion pour s'éclipser à leur tour. Le prochain épisode se jouerait plus tard dans la nuit, derrière le camp ; ils avaient quelques heures pour y penser. En attendant, chez les forains, c'était la consternation ; le cheikh, furieux, criait : << - C'est impossible ! Ils se moquent de moi ; une telle chose n'aurait jamais dû arriver. Et où est cet imbécile de Zubayr ? Cette fois, il va m'entendre ; je le ferai fouetter jusqu'à ce que mort s'ensuive ! - Cheikh, répondit un homme de main, Zubayr reste introuvable ; il doit se cacher de peur et de honte. Mais nous finirons bien par remettre la main sur lui, soyez-en sûr. - Je l'espère pour vous ! En attendant, débarrassez-moi de ça. - Les restes de ce pauvre Sohaïl ! Dieu ait son me ; c'est triste de finir ainsi, mais enfin, ce sont les risques de notre métier. Ne lui ferons-nous pas l'honneur d'un enterrement régulier ? - Un enterrement religieux pour ce petit démon ? Puis quoi encore ? Qu'on le jette aux chiens ! Il ne mérite pas mieux. De toute façon, je suis sûr qu'il nous cache encore quelque chose ; il y a de la diablerie là-dessous. - Je vous jure qu'il est tout ce qu'il y a de plus mort, ma"tre. Mais si vous le voulez, nous donnerons ses pauvres restes aux chiens. - Je le veux, je l'ordonne ! Et qu'on ne me parle plus jamais de lui ! >> Le sbires allèrent donc jeter les restes de Sohaïl aux chiens errants, sur le tas d'immondices derrière le baraquement. Dans la nuit, les chiens du voisinage, alléchés par l'odeur du sang humain, accoururent au festin. Mais soudain, on vit surgir de nulle part une créature infernale, un chien énorme, noir, beaucoup plus gros que les autres. En fait, on ne savait pas trop si c'était un chien ou plutôt un loup ; ses crocs blancs et acérés, effrayants, contrastaient avec les ténèbres de son pelage. Ses yeux lançaient des flammes ; tous les autres chiens, en le voyant, s'enfuirent épouvantés et le ventre vide. Seul, il engloutit ce qui avait été le corps de Sohaïl ; il avala tout jusqu'à la dernière bouchée, y compris les os, qu'il broya sans difficulté dans sa gueule d'enfer. Plus tard, lorsque Hamid, Soufiane et Nasredd"ne, accompagnés de Rabih qui avait apporté du fil et une aiguille, arrivèrent près du tas d'ordure, ils ne trouvèrent rien ; mais ils entendirent des gémissements déchirants provenant d'un coin sombre. Dans ce coin, entre deux amas de détritus divers, ils trouvèrent l'énorme chien couché sur le flanc, le ventre gonflé, malade, geignant de douleur. Soufiane se souvint alors des dernières paroles de Sohaïl : << situ trouves un animal malade, aie pitié de lui, Dieu aura pitié de toi. >> << - Hamid, ton couteau ! S'écria-t-il. Ce chien souffre d'une indigestion monstrueuse ; ouvre-lui le ventre, vite ! - Je veux bien, mais tu es sûr que... - Ne discute pas, fais-le ! - Bon, d'accord. >> Avec le couteau qu'il avait toujours sur lui, Hamid incisa le ventre du chien. Sohaïl, en un seul morceau, en surgit comme un diable. Soufiane l'aida à s'extraire des entrailles fumantes de son hôte. << - Ouf ! Dit-il, il était temps. J'étouffais là-dedans. - Bravo, bien joué, dit Soufiane. Je savais que tu t'en sortirais indemne. - C'était pas gagné, mais tu as eu la bonne intuition. Maintenant, il faut faire vite, sinon ce pauvre Zubayr va rendre l' me. Qui d'entre vous sait coudre ? - Moi, dit Rabih. - Alors, recoud-moi ça proprement. - Je veux bien essayer, mais je ne suis pas chirurgien. - Cela ne change rien. Fais ce que tu peux. >> Rabih s'appliqua à recoudre la plaie du molosse. C'était un travail délicat, mais il s'en tira admirablement. << - Bravo, dit Sohaïl. Maintenant, il n'y a plus qu'à espérer. >> Le chien ne bougeait pas. Sohaïl insuffla un peu d'air dans les poumons, lui jeta de l'eau au visage. Il ouvrit les yeux, et peu à peu reprit vie. Au bout d'un moment, il tenait de nouveau sur ses pattes. Soudain, il fut pris de convulsions, et se mit à courir après sa queue, de plus en plus vite. Il devint un tourbillon noir et informe. Puis ce tourbillon s'allongea, ralentit et s'arrêta, et l'on vit émerger Zubayr, nu mais intact, à part une grande cicatrice qui lui barrait le ventre. << - Alors, ça a marché ! S'écria-t-il. Bravo jeune homme, tu m'as sauvé la vie. Filons d'ici maintenant. - Oui, mais enfile ça, l'ami ; sinon on n'ira pas loin. >> En disant cela, Hamid lui passa son manteau, pour couvrir sa nudité. Tout en marchant, Sohaïl dit : << - J'ai oublié de vous dire, Zubayr est un peu lycanthrope. - On a vu ça, dit Soufiane. C'est de famille ? - Plus que ça, dit Zubayr. Tout mon peuple est comme ça ; nous sommes un peuple d'initiés. Se transformer en animaux fait partie de nos pouvoirs. Nous naissons ainsi, mais beaucoup d'entre nous le perdent avec l' ge. Enfin, c'est-à-dire qu'ils l'échangent contre d'autres dons, plus intérieurs. Seuls les élus le conservent ; c'est comme ça qu'on choisit les chamanes. J'aurais pu en devenir un, si ma famille n'avait pas connu des déboires qui les ont conduits en esclavage, et si ma nature violente ne m'avait pas obligé à fuir comme vous le savez. >> Ils étaient arrivés à l'hôtel. En entrant dans la chambre, Soufiane continua : << - Oui, j'ai entendu parler de ces villages où les enfants se transforment en animaux. Le village des hommes-aigles, c'est ça ? - Pas tout à fait ; moi je viens du village des hommes-chiens. Mais il y a aussi les hommes-aigles, les hommes-tigres... chacun a son totem. Mais c'est une même science et un même pouvoir à la base. - Maintenant tu vas pouvoir en faire ce que tu veux. Tu es libre, tu es des nôtres. - Pas tout à fait, dit une voix mauvaise surgie de l'obscurité de la chambre. >> Soufiane et ses amis comprirent qu'ils étaient tombés dans un piège. Quelqu'un fit de la lumière. Dans la chambre, se tenaient le cheikh des forains, accompagné d'autres hommes qui n'étaient visiblement pas des forains. Hamid reconnut l'un d'eux : << - Taqiedd"ne ! Misérable ! - Oui, moi-même ; l'aide de camp de son éminence le prince Mourad, qui m'a honoré de sa confiance pour lui ramener ce garçon précieux que Mounir convoite, votre Soufiane. Mais j'ai l'intention de lui en offrir deux pour le prix d'un. Emparez-vous des deux jeunes ! >> Des hommes armés sautèrent sur Soufiane et Sohaïl. Le cheikh des forains dit à ce dernier : << - Tu es malin, Sohaïl, mais pas assez pour duper un homme comme moi ! Comment crois-tu que j'ai fait pour survivre pendant toutes ces années dans un monde comme le nôtre, où les coups bas sont la loi ? J'étais certain que tu n'avais pas raté ce tour par hasard et que tu mijotais quelque chose. Je vais t'abandonner au seigneur Taqiedd"ne, avec qui j'ai monté ce guet-apens ; tant pis pour mon spectacle, il me dédommagera. Mais quant à ton ami Zubayr, il est à moi ; prie pour qu'il ne souffre pas trop longtemps ! - Je connais ta valeur, Hamid, reprit Taqiedd"ne. Quel dommage que tu aies choisi le mauvais camp ! Aussi, je vais quand même te faire l'honneur d'une explication. Tu vois que nous ne sommes pas des gens sans coeur. - Vous êtes ignoble, Taqiedd"ne ! Mourad ne conna"t pas votre vrai visage, moi bien ! - Toujours est-il que vous avez été trahis ! Eh oui ! Je ne vous en dirai pas plus, mais une source très fiable nous a informés de votre présence ici, et de ce que vous aviez l'intention de faire. Nous vous avons observés jour après jour, vous et tous vos amis, depuis votre arrivée dans Asteba. - Tu vois ! Cria Sohaïl. C'est pour ça que je ne voulais pas tout te dire, quand nous nous sommes vus en rêve ! Je savais que quelqu'un nous espionnait ! Ils espionnent vos rêves ! - Faites-donc taire ce gamin ! Oui, c'est vrai, il y a des techniques pour s'infiltrer dans les rêves des autres, et j'en connais quelques-unes. Il suffit de prononcer les bonnes paroles, d'être en relation avec les bonnes entités, c'est-à-dire les mauvaises. Mourad n'en sait rien, mais il ferme les yeux ; il sait que tout ce que je fais, c'est pour la bonne cause, la sienne. - Taqiedd"ne, vous êtes un félon, et vous ne vous en tirerez pas comme ça, dit Hamid. Mounir va venir vous botter les fesses ! - Mais j'y compte bien ! Qu'il vienne, en tout cas. Pour le reste, on en reparlera avec mon comité d'accueil. Malheureusement, je crois que vous ne serez plus là pour assister à la déconfiture de votre ma"tre ; en un sens, tant mieux pour vous. - C'est ce qu'on va voir ! Zubayr, attaque ! >> Aussitôt, Zubayr retrouva son apparence de chien de l'Enfer et sauta sur le cheikh des forains. Profitant de l'effet de surprise, Sohaïl mordit le bras du soldat qui le tenait, se dégagea, et son premier soin fut d'éteindre la lumière. En même temps, Hamid et Nasredd"ne, ainsi que tous les soldats de Taqiedd"ne, avaient dégainé leurs sabres. Ce fut le début d'un énorme tumulte. L'obscurité était dense, la confusion générale. Hamid et Nasredd"ne bataillaient ferme ; mais tout à coup, ils eurent l'impression que leurs sabres frappaient dans le vide. En même temps, ils ne sentaient plus le sol sous leurs pieds. Soufiane avait la même impression bizarre de flotter dans l'air. Et puis, ils virent devant eux de la fumée, et quelque chose de brillant qui augmentait de volume. Ils y voyaient maintenant assez clair pour constater qu'ils n'étaient plus que six : Hamid, Soufiane, Rabih, Nasredd"ne, Sohaïl et Zubayr... plus cette mystérieuse présence en face d'eux, dans un lieu indéterminé, irréel. La fumée se dissipa, et ils purent reconna"tre Mounir, avec son éternelle pipe d'opium. << - Mounir ! S'exclama Hamid. Mais que faites-vous ici ? Vous n'êtes pas censé être dans le désert ? - Si, mais quand je rêve, je suis où je veux. Ce n'est pas vraiment moi que vous voyez ; vous aussi vous êtes en train de rêver, vous ne vous rappelez pas ? - Hein ? Mais que dites-vous, mon ami ? Nous étions sur la place, et... - Vous y étiez, mais avec votre esprit. En réalité, vous dormez depuis plus de vingt-quatre heures. Souvenez-vous ; vous étiez dans le sanctuaire de l'ordre des cinq principes. Le cheikh de cet ordre est un ami de longue date ; permettez-moi de vous le présenter. >> Ils virent d'abord deux yeux qui brillaient très fort, dans l'ombre, derrière Mounir ; puis une barbe, enfin un visage complet qui émergeait des ténèbres, et toute la personne du cheikh qui leur souriait, serein. << - Ma"tre ! S'écria Rabih. Vous êtes revenu ! Comment avez-vous fait ? >> En disant cela, il s'était précipité contre son vieux ma"tre et le serrait dans ses bras, la joue affectueusement pressée contre son habit de bure. << - Mais je n'étais pas parti, mon bien-aimé Rabih ; j'étais en toi ! Tu ne sais pas que pour mes pareils, la mort est comme un sommeil ? Le Coran ne dit-il pas : << ne pensez pas que ceux qui sont tués sur le sentier d'All h sont morts ; ils sont vivants, mais vous n'en êtes pas conscients >> ? - Oui, c'est vrai... je me souviens à présent. Nous sommes dans votre maison... vous nous avez hypnotisés ! - Oui, avec votre accord et sur le conseil de mon ami Mounir, qui fut mon élève autrefois, bien avant toi. Nous nous sommes vus en rêve, et il a pensé que de graves événements se préparaient, et qu'il serait plus prudent de vous endormir. - Vous avez pu nous endormir bien que vous soyez mort ? - Pas mort, Rabih, juste endormi ! Même dans cet état, je suis plus éveillé que la plupart des gens, et n'ai rien à refuser à un disciple aussi brillant que Mounir. J'étais en toi. Vous ne m'avez pas vu, mais je n'ai pas eu de mal à vous hypnotiser quand même. Mon fluide spirituel a coulé en vous et vous a plongé dans cet état particulier, entre la mort et la vie, qui vous a permis d'accomplir des choses tout en étant dans un autre lieu. Mounir et moi avons suivi tout ce que vous avez fait en rêve. Nous avons jugé opportun d'intervenir au moment où les choses commençaient à mal tourner pour vous ; en ce moment vous êtes en train de vous réveiller. - Mais nous ne pouvions tout de même pas être à la fois chez vous et sur la place, en train de délivrer nos amis ? Demanda Soufiane. - Non, mais en rêve tout est possible. Vous êtes en réalité chez moi, endormis, et ceux qui étaient sur la place, et à l'hôtel, n'étaient qu'une image de vous. - Comment une image peut-elle accomplir des actes réels ? Nos amis sont bien libérés, ils sont avec nous. - Mais qu'est-ce que la réalité ? Répondit le cheikh. Le monde même n'est qu'une image dans l'esprit de Dieu, ne le savez-vous pas ? Une image peut agir sur une autre image, rien de plus naturel. - Mais attendez, attendez ! Ce n'est pas logique, tout ça. Sohaïl et Zubayr ne rêvent pas, eux ; comment peuvent-ils être ici avec nous ? - Il n'y a aucune logique dans les rêves, répondit Mounir. Et il ne faut pas chercher à percer tous les mystères. Sohaïl et Zubayr sont avec vous parce que vous les avez libérés tout en dormant, c'est tout. N'oubliez pas qu'eux vivent depuis longtemps dans un monde de rêve ; avec les conteurs et les illusionnistes... dans une ville fantôme, faite de roulottes parquées sur un ancien cimetière, finie vue de l'extérieur et infinie vue de l'intérieur. Ils désiraient ardemment rejoindre l'Ordre ; leur rêve est devenu leur réalité. Il n'y a rien de plus à comprendre. Accepte ce qui ne peut pas être, Soufiane ; appartenir à l'Ordre, c'est croire que l'impossible est possible ; c'est croire au pouvoir infini de l'esprit. N'es-tu pas mieux placé que quiconque pour cela ? - Il a raison, dit Sohaïl ; moi je comprends ce qu'il veut dire. - Et Taqiedd"ne, et les autres ? - Eux, à l'heure qu'il est, doivent avoir l'impression de s'éveiller d'un très mauvais rêve, dit Mounir. Ne vous en faites pas, ils vont vous chercher partout mais vous serez déjà loin. Les navires qui portent le pavillon de l'ordre des cinq principes bénéficient d'un sauf-conduit. À moins d'un ordre exprès du calife, qui n'aura pas le temps de venir, les sergents ne peuvent pas les fouiller. Mais par exemple ! Je voudrais bien savoir qui nous a trahis une fois de plus ! Cela commence à faire trop. - Si tu veux me sucer, je pourrai peut-être te le dire, dit Soufiane. - Oui, c'est une idée, dit Mounir. Mais je ne sais pas si... >> Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Le décor se mit à trembler ; le rêve devenait extrêmement volatile. Tout se brouilla dans leur tête, ils furent emportés dans un tourbillon d'images confuses, et ils avaient l'impression de faire une chute vertigineuse. Quand ils ouvrirent les yeux, ils étaient dans la maison du cheikh. Avec eux, se trouvait un autre garçon, que Soufiane reconnut ; c'était celui avec qui ils avaient parlé lors de la procession. << - Islam, qu'est-ce que tu as fait ! S'écria Rabih. C'était trop tôt ! Il restait des choses à éclaircir. - Je suis désolé, répondit Islam, le garçon qui les avait réveillés. Vous dormiez depuis si longtemps... et vous aviez l'air agités. J'étais inquiet. Je croyais qu'il se passait quelque chose de grave. - Ce qui est grave, c'est que tu n'aies pas attendu le moment convenu. À midi ! Tu devais nous réveiller aujourd'hui à midi, pas avant ! - Je suis vraiment confus, disciple préféré de mon ma"tre. Daigne accepter mes plus humbles excuses. - Bon, ce n'est rien, allez. Tu as fait ce que te dictait ton coeur. Au moins, tout le monde est là ; ça va, Sohaïl ? Zubayr ? - J'ai un ces mal de cr ne, répondit Sohaïl. C'est ici la maison de ton cheikh ? C'est magnifique, dis-donc, c'est un vrai palais ! - On voit que tu n'as pas souvent vu de palais ! Dit Rabih en souriant. Mais sois le bienvenu. À présent tu es libre et cette maison est la tienne, si tu veux. >> Ils restèrent quelques jours à se reposer dans la maison du cheikh, le temps qu'à l'extérieur, le climat se détende. Après plusieurs journées de recherches infructueuses, en effet, leurs adversaires se lassèrent. Sans un ordre exprès du calife, il n'était pas question de fouiller le quartier sacré, et cet ordre, à supposer qu'il vienne un jour, ne pouvait arriver que beaucoup plus tard. Ils étaient donc en sécurité. Un jour, pendant le déjeuner, Hamid dit à Sohaïl : << - Bon, Sohaïl, si nous t'avons libéré, ce n'est pas seulement que nous t'aimons bien, c'est aussi pour une raison précise et tu sais laquelle. Il serait peut-être temps que tu nous dises ce que tu sais et qui intéresse Mounir ? - Oui, dit Sohaïl, mais c'est une histoire compliquée ; écoutez bien. - Nous t'écoutons. - Il y avait dans les environs de Naruq, il y a quelques années, un homme qui s'appelait Abdul-Muqsit. Il était riche et avait une famille à laquelle il tenait beaucoup, notamment un jeune fils nommé Haroun. Un très joli garçon, sage et obéissant ; il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Mais il avait dix ans, et il était à l' ge où le désir commence à se manifester. Or un jour, dans le désert, dans un endroit où il allait souvent jouer avec ses amis, près des ruines d'un ancien palais à l'abandon - le palais d'un ancien vizir qui aimait trop la musique et les jeunes garçons, et qui finit brûlé vif par le peuple qui en avait assez d'être écrasé d'impôts pour satisfaire ses folies - Haroun assista à un spectacle qui le bouleversa. Il vit son frère a"né de quatorze ans, Mussa, qu'il aimait beaucoup mais qui n'était pas aussi sage que lui, en train de se faire sodomiser par un de ses camarades ; un garçon viril et sensuel, qui ressemblait un peu à Zubayr. Haroun les surprit en pleine action, ahanant et feulant de plaisir comme deux jeunes pumas en rut. Des myriades de questions se pressaient dans sa jeune tête : quel plaisir son frère adoré pouvait-il bien éprouver à se faire prendre ainsi, d'une manière qu'il jugeait a priori humiliante ? Est-ce que ça lui arrivait souvent, est-ce qu'il tenait toujours le rôle passif ou seulement cette fois-là ? Etc. Il se mit à espionner plus régulièrement son a"né. Mussa se doutait que Haroun l'observait, et il lui arrivait d'en rajouter, de surjouer le plaisir charnel pour troubler davantage l'esprit de son jeune frère. C'était une sorte de divertissement pour lui ; il n'était pas méchant, mais assez corrompu. Après, Haroun renonça à suivre et à épier son grand frère, mais son esprit était déjà complètement retourné. À partir de ce jour, il changea du tout au tout. Sans cause apparente, il devint un vrai démon, qui faisait le désespoir de son père. Il ne travaillait plus à l'école, n'écoutait plus ses ma"tres, leur répondait avec insolence ; parfois même, il tra"nait dans les rues et volait ; et quand on essayait de le corriger, il répliquait avec violence. Un jour il prit le b ton et frappa son ma"tre, qui mit trois semaines à s'en remettre ; quand il était en colère, il ne ma"trisait plus sa force. En même temps, il n'avait pas oublié d'être intelligent. Il se rendait compte qu'une grande partie de ce qu'on lui enseignait n'étaient que de fausses certitudes, il sentait que la vie était plus mystérieuse et le monde plus vaste que ne le pensaient la plupart de ses ma"tres et des adultes qui l'entouraient, gens pratiques et routiniers. Il ne voulait pas leur ressembler ; il était révolté contre leur monde. C'est alors qu'il entendit parler de l'Ordre et de Mounir, et qu'il l'appela dans son coeur. Et Mounir vint. Il apparut un soir dans sa chambre, s'assit sur son lit, et commença à parler avec le garçon. Ce qu'il découvrit en lui l'enchanta ; une haute intelligence, dédaigneuse des apparences vulgaires, des règles et des conventions, et un bloc de désir en fusion. Et Haroun fut également enchanté de voir pour la première fois un adulte qui le comprenait. Ils eurent terriblement envie l'un de l'autre ; ils s'enflammèrent d'un seul coup, et firent l'amour sur le lit d'enfant de Haroun, qui était à peine assez grand pour les contenir tous les deux. Haroun se donnait avec une énergie merveilleuse, ce qui acheva de convaincre Mounir de l'admettre dans l'Ordre. Alors il prit Haroun par la main et l'emmena. Le lendemain, Abdul-Muqsit s'aperçut qu'il avait perdu l'être qui lui était le plus cher, même s'il avait beaucoup changé depuis quelque temps. C'était comme si le monde s'écroulait pour lui. Immédiatement, il soupçonna celui qu'on appelait l'homme sombre, le ma"tre de l'Ordre. Il fit quelques recherches, interrogea à droite et à gauche, trouva des gens qui disaient avoir aperçu son fils dans le désert, et qui purent lui donner des détails convaincants. Il acquit la certitude que Mounir était responsable de son malheur. Mais il ne savait pas quoi faire. Il ne pouvait rien, seul contre l'Ordre. Il était si désespéré qu'il délaissa ses affaires, qui bientôt périclitèrent ; il se trouva ruiné, et alors sa femme l'abandonna en emmenant ses autres enfants, à part Mussa qu'il n'aimait pas beaucoup, et qu'il soupçonnait d'avoir influencé son jeune frère. D'ailleurs, Mussa l'abandonna bientôt à son tour, et partit retrouver son frère, dans l'Ordre. Alors Abdul-Muqsit se retrouva vraiment seul, totalement dépouillé. Il ne savait plus à quel saint se vouer ; il était proche de la folie. C'est alors qu'il fit la connaissance de Mourad, à qui il conta sa mésaventure. Mourad compatit et lui dit : << - Toi et moi, nous avons le même ennemi ; je le pourchasse depuis longtemps, et je te jure que quand je l'aurai attrapé, ce qui ne saurait tarder, je l'obligerai à te rendre tout ce qu'il t'a pris, avec des intérêts ! - Tu es bien bon, prince Mourad, mais quand comptes-tu l'attraper ? Écoute ; je peux peut-être t'aider, moi. - Toi ? Et comment feras-tu ? Tu n'as plus rien. - Non, mais j'ai encore des relations. Un homme que j'ai connu jadis, dans ma jeunesse ; un ma"tre. C'est un homme puissant, il pourrait faire quelque chose contre ce Mounir. Mais il faut que tu le lui demandes, toi. Il t'écoutera parce que tu es puissant et sage. Moi, il n'accédera pas à ma requête, parce que je ne suis pas assez important à ses yeux, et que, du temps où j'étais riche, je faisais le commerce des métaux, qui est une chose impure pour un homme comme lui. - Et comment s'appelle-t-il ? - Abdul-Il h. Cheikh Abdul-Il h. - Je crois en avoir entendu parler ; beaucoup pensent qu'il est mort, non ? Peux-tu me mettre en relation avec lui ? S'il est toujours vivant. - Oh oui, il est vivant ! Je le sais, je l'ai aidé à mettre en scène sa mort, il y a longtemps. Enfin, pas moi, quelqu'un que je connais. Mais je peux te mettre en rapport avec lui ; cela ne me prendra pas plus d'une semaine. >> Mourad accepta, et une semaine après, il lui indiqua l'endroit presque inaccessible d'accès, dans une antique forteresse du désert, au milieu des sables mouvants, où se cachait Abdul-Il h. Il faut vous parler un peu de cet Abdul-Il h. C'était un homme très savant, très puissant et très étrange en effet, avec des conceptions d'une subtilité qui échappe à la plupart des hommes. En fait, ils étaient trois frères au départ, des triplés, savants tous les trois. Le premier s'appelait Abdul-Malik, et après bien des tribulations, il devint lui aussi une sorte de forain, errant de ville en ville, avec une troupe de jeunes acrobates qu'il exhibait sur les places pour gagner de quoi manger, en même temps qu'il faisait le commerce des herbes, des potions et des amulettes. Pour le peuple, c'était une sorte de guérisseur ; en fait, c'était un homme qui méprisait le monde. Sous cette apparence humble et marginale, il cachait un savoir immense. Il était - ou plutôt il est, car il vit toujours - plutôt du côté de l'Ordre. - Effectivement, dit Hamid. Je connais l'un de ses anciens élèves qui est des nôtres, Masud. Chez nous, c'est le spécialiste des herbes. - Oui. Le deuxième frère s'appelait Abdul-Rabb, et c'était aussi un immense savant, connaisseur des choses cachées ; le plus savant et le plus intègre des trois frères. Et c'était surtout... mon ma"tre. C'est lui qui m'a tout appris, et il m'a parlé de ses deux frères. Il est mort, hélas, il y a des années, mais il me rend encore visite de temps en temps, en esprit ; et c'est lui qui m'a averti de tout ceci. Reste le troisième frère, Abdul-Il h. Celui-là aussi est très savant, mais c'est le plus farouche et ombrageux des trois, et c'est un homme équivoque. Il n'aime pas l'Ordre, en partie parce qu'il est jaloux de son succès, et puis il n'a jamais eu de chance avec les garçons. Il y en a un qu'il a aimé passionnément, il y a très longtemps, mais il l'a vu mourir lentement, d'une grave maladie, sans rien pouvoir faire ; et depuis, malgré sa science, une partie de lui-même est révoltée contre Dieu et contre le destin. L'autre partie désapprouve la première, et il y a comme une folie en lui, dont il est conscient. Il est capable de faire beaucoup de mal, d'utiliser sa science à mauvais escient, s'il y voit un intérêt quelconque. Ses deux frères avaient senti le danger, et voulaient l'enfermer quelque temps pour l'empêcher de nuire. Mais il les a vus venir, et c'est alors qu'il a mis en scène sa mort, afin de gagner du temps et de se mettre à l'abri. Depuis il vit dans cette forteresse jugée imprenable, loin des hommes qu'il méprise. Il s'est rapproché de la Tête de Sanglier, ennemie de l'Ordre, à ce qu'on dit, mais ce n'est pas sûr. En tout cas, il n'aime pas l'Ordre. Il n'aurait jamais écouté quelqu'un comme Abdul-Muqsit, qui ne pèse pas assez lourd pour un homme aussi puissant et aussi imbu de lui-même. Mais Mourad, c'est différent. Quand il est venu à lui, il l'a accueilli cérémonieusement : << - La Paix soit sur vous, prince Mourad. Je sais qui vous êtes et pourquoi vous venez. Vous êtes un saint homme, et je suis votre serviteur. Si vous me l'ordonnez, je peux vous aider à vaincre cet Ordre maudit qui vous tourmente. Mais il faut que vous m'en donniez l'ordre, sinon je ne ferai rien. - Je n'ai pas d'ordre à vous donner, ma"tre ; je me contenterai de vous le demander humblement, répondit Mourad. Si vraiment vous pouvez faire quelque chose contre l'Ordre, faites-le, je saurai me montrer généreux avec vous. - Je n'attends rien de toi, prince ; à part que tu me ramènes mon frère, celui qui vit encore, Abdul-Malik. Ramène-le moi vivant, pieds et poings liés, et enlève-lui son turban avant qu'il te jette un sort ; je saurai quoi faire de lui. - Débarrasse-moi de l'Ordre, et tu auras tout ce que tu veux. - Je peux faire mieux que cela. - Mieux que cela ? Que veux-tu dire ? - Je vais t'expliquer, écoute-moi bien. Il y a une porte de l'Enfer... une porte immense et redoutable, la plus sombre, la plus ardente, la plus vorace. Elle est pour ceux qui aiment les garçons, uniquement pour eux, s'ils ne se repentent pas, et surtout pour ceux qui propagent cette maladie par leur langue et leur sabre. - Mounir ! - Précisément. Cette porte a faim ; elle n'a plus rien avalé depuis longtemps. Elle est comme un tigre encha"né, muselé ; libère-la, et elle les dévorera tous, Mounir, l'Ordre, et tous ceux qui s'adonnent à l'amour des garçons. Car cette porte était ouverte autrefois ; mais elle a été fermée il y a très longtemps, à l'époque d'Abu Nuw s. Abu Nuw s était un grand poète, un amoureux des garçons, mais c'était aussi un wal", un saint. C'est lui qui a répandu l'amour des garçons dans notre nation, du moins il y a contribué. Mais il a aussi écrit beaucoup de vers agréables à Dieu, qui lui a pardonné à la fin pour cela. À la fin de sa vie, Abu Nuw s a rencontré le Qutb, le Pôle initiatique de son temps, le cher de la hiérarchie des saints. Presque personne ne le sait ; mais il a vraiment eu cet honneur ! Il a intercédé auprès du Pôle pour que cette porte de l'Enfer, destinée à ceux qui aiment les garçons, soit fermée ; elle est restée fermée depuis ce temps. Mais moi je peux la rouvrir. - Tu pourrais faire cela ? - Moi aussi j'ai rencontré le Pôle de ce temps ; il a une dette envers moi. De plus je sais qu'il t'aime bien, car toi tu es un jeune homme pur et droit. Si j'agis en ton nom, il m'accordera cela ; il peut faire rouvrir cette porte, et elle engloutira à l'instant tous les amoureux des garçons. Que veux-tu que Mounir fasse contre la puissance de l'Enfer ? Mais attention ; Mounir non plus n'est pas n'importe qui, comme tu le sais. Il y a beaucoup d'initiés avec lui. Le Pôle voudra lui laisser une chance. S'il parvient à accomplir une action qui prouve à Dieu que l'amour des garçons peut améliorer un homme, la porte ne se rouvrira pas ; elle sera alors fermée à jamais ! - Comment pourrait-il faire cela ? - Ne sous-estime jamais ton adversaire, prince Mourad. Il vaut mieux que Mounir ne sache rien de tout ceci. Écoute : ne sens-tu pas la terre frémir ? La porte a vibré sur ses gonds... elle sent que l'heure du festin approche. Bientôt, elle va commencer à s'entrouvrir. Arrange-toi pour que Mounir ne sache rien de nos projets ; moi je m'occupe du reste. >> Mourad est reparti en frissonnant, heureux de quitter cet homme inquiétant, mais satisfait de l'entrevue. Maintenant, Abdul-Il h a fait ce qu'il avait promis ; la porte a commencé à s'entre-b iller. Bientôt, si Mounir ne fait rien, elle sera ouverte complètement, et alors... - Ce sera la fin de tout ! Dit Soufiane. - Voilà. Il faut donc prévenir Mounir ; et surtout, il faut qu'il accomplisse rapidement quelque chose qui prouve à Dieu que l'amour des garçons peut améliorer un homme. Alors la porte sera fermée à jamais, en tout cas pour longtemps. - Et Mourad l'aura dans le baba ! - Comme tu dis. - Bien. Prévenons Mounir alors. - C'est la seule chose à faire. >> Le lendemain, ils quittaient la cité portuaire dans un navire aux armes des cinq principes, sans être inquiétés, dans la direction de Naruq. En chemin, Soufiane et les autres essayèrent de contacter Mounir en songe, mais ils n'arrivaient pas à établir la connexion. C'est que Mounir, au même moment, était embarqué dans ses propres tribulations, et il ne se doutait pas que ses amis avaient quelque chose d'important à lui dire. Si les choses en restaient au même point, il faudrait attendre le retour à Naruq pour l'avertir. Soufiane était inquiet, mais il gardait confiance. Sur l'embarcation qui les emmenait tous vers d'autres aventures, les passionnants événements d'Asteba connurent un épilogue inattendu. Un soir, Soufiane jouait avec le beau Rabih, et un désir sans équivoque naquit entre les deux garçons. Ils avaient tous les deux le coeur engagé ailleurs, mais leurs corps manifestaient l'envie de se conna"tre, et ils ne repoussèrent pas cette expérience, qui apportait une distraction bienvenue dans ce monotone voyage en mer. Ils s'enflammèrent donc, et se donnèrent l'un à l'autre avec passion, comme s'ils s'aimaient depuis l'éternité ; les formes de Rabih étaient agréables, sa façon discrète de manifester sa volupté, savoureuse, et le goût de sa chair fut aimable au délicat Soufiane. Mais pendant que les deux garçons étaient emmêlés l'un à l'autre par l'acte de copulation, il se produisit un événement bizarre. Soufiane eut une très forte vision, comme à son habitude, puisque la puissance de l'orgasme lui permettait de discerner l'invisible. Cette vision concernait Rabih et son ami Badis, et aussi leurs familles. Il vit les parents de son partenaire au moment où ils s'apprêtaient à s'embarquer dans l'ultime voyage qui leur fut fatal. Eux et les parents de Badis se connaissaient bien, mais ce que vit Soufiane, et qui lui glaça le sang, était qu'un conflit d'intérêt secret opposait les deux pères. Le père de Badis était à la veille d'obtenir un poste important dans l'administration du sultan, mais cela contrecarrait certains projets du père de Rabih, qui voulait voir ce poste occupé par quelqu'un d'autre. Or le père de Badis, bien qu'il eût largement toutes les qualités requises pour bien remplir cette illustre fonction, avait dû, pour l'obtenir, mentir quelque peu sur ses origines et sur son passé, car il ne remplissait pas toutes les conditions requises par les juristes pointilleux. Le père de Rabih s'apprêtait, à contre-coeur peut-être, mais avec détermination, à divulguer au sultan certaines informations qui auraient pu empêcher la nomination de son ancien ami et néanmoins rival dans cette affaire. Malchance ou malveillance, il en avait été définitivement empêché par un naufrage et la mort, de sorte qu'après avoir prononcé l'oraison funèbre pour son défunt ami et prié pour le repos de son me, le père de Badis put tranquillement occuper le poste qu'il convoitait depuis longtemps. Fatale ambition des hommes ! Il y avait dans toute cette histoire quelque chose de ténébreux et de malsain qui déplut énormément à Soufiane ; il se remémora les paroles de Rabih : << J'ignore pourquoi dans cette vie-ci, contrairement aux autres, nul intérêt matériel, nulle sordide combinaison du destin, ne s'opposait à notre amour >> et eut pour la première fois la désagréable impression que son don lui avait révélé quelque chose qu'il aurait préféré ignorer pour l'éternité. Il se demanda ce qu'il devait faire, et conclut que son devoir était de se taire et d'oublier tout ce qu'il venait d'apprendre ; il n'imaginait que trop bien le déplorable effet que cette révélation aurait sur les deux amants qui depuis des siècles tentaient vainement de s'aimer en paix. Ils y étaient enfin arrivés, ce n'était pas lui qui allait tout g cher ; il était le seul à savoir ce qu'il savait, en dehors d'une seule personne qui ne tenait sûrement pas à partager cet embarrassant secret. Il décida donc que les choses en resteraient là, la sollicitude qu'il éprouvait pour les deux garçons lui commandant de leur taire la vérité, dans leur propre intérêt ; aussi lorsque Rabih, qui était au courant des facultés de son nouvel ami, lui demanda : << - Alors, tu as vu quelque chose ? >> Il répondit : << - Rien... Non, rien... tu sais, ça ne marche pas à tous les coups. - Ah ? Dommage. - Oh, je n'en suis pas sûr. >> 50. Le jeune Idriss, chef brigand Abdul-Hakim et les trois hommes qui l'escortaient arrivèrent dans l'"le de Saré quelques jours après l'épisode des voleurs. Gr ce à la science qu'Ayyub avait des herbes et des invocations, sa blessure ne faisait plus du tout souffrir l'impavide capitaine. Ils trouvèrent l'"le dans un étrange état d'effervescence consécutif au départ précipité de Mounir. On se souvient en effet que celui-ci avait fondé à Saré une nouvelle branche de l'Ordre, avec la complicité des gamins errants, des vagabonds au grand coeur, de toutes les mes généreuses et sans foyer que comptaient les bas-fonds de la cité portuaire. Or, cette branche se trouvait maintenant orpheline de son chef. En tant que représentants de l'Ordre, nos quatre amis étaient naturellement appelés à combler ce vide ; mais eux-mêmes ne pouvaient pas s'attarder. Ils devaient repartir pour Naruq. De plus, Abdul-Hakim, qui était resté marin dans l' me, commençait à se languir d'avoir un vaisseau à lui et un équipage à commander. Il lui fallait un navire. Et la branche indienne de l'Ordre avait besoin d'un chef. C'est alors que la Providence mit sur le chemin du capitaine et de ses compagnons un jeune garçon aussi ambitieux qu'exceptionnel, répondant au nom d'Idriss. Ils firent sa connaissance lors d'un banquet organisé en leur honneur par les lieutenants indiens de Mounir. Idriss était un beau garçon de treize ans, aux yeux verts émeraude, vif et plein d'esprit. Il leur raconta sa vie, et comment il était devenu chef d'une bande de hors-la-loi de vingt ans ses a"nés, qui était connue et redoutée pour ses exactions, même si elle respectait un très strict code de l'honneur qui lui interdisait notamment de s'en prendre à des faibles ou à des pauvres, et lui imposait au contraire de prendre aux riches pour donner aux nécessiteux. Voici le récit d'Idriss : << - Il y a trois ans, dit-il, je vivais avec mes parents et mes oncles, qui étaient tous des gens riches et des notables de Saré. J'étais heureux. Je ne manquais de rien, sinon peut-être d'un peu d'affection, car mes parents ne s'occupaient guère de moi, laissant le soin de mon éducation à des nourrices, des gouvernantes et des précepteurs qui se souciaient davantage de leurs appointements que de ma personne. Mais avec ce qui est arrivé depuis, je ne leur en veux plus ; car je mène la belle vie parmi les brigands. Voici ce qui s'est passé. Un jour que je jouais seul dans la cour de la maison, je fus brutalement enlevé par un serviteur qui était en cheville avec une bande de brigands dont le chef s'appelait Bahaeddine. C'était un homme terrible, beau, cruel et sanguinaire, qui haïssait les riches mais aidait les pauvres dans la mesure de ses moyens ; aussi en était-il à la fois craint et aimé. Malheur à qui le trahissait ! Mais si on le servait bien, il savait se montrer juste. Immédiatement, il me plut. Sa cruauté même avait quelque chose de désinvolte et charmeur. Un jour, il détroussa un riche qui avait fait battre à mort un pauvre cuisinier pour un plat mal épicé. Il lui coupa un bras, le fit cuire dans du piment, et l'obligea à le manger avec le bras restant, avant de le faire lui-même dévorer par son tigre domestique. Une grande amitié naquit entre moi et Bahaeddine. Les brigands me traitaient bien, c'étaient des hommes de principes, avec leur propre code de l'honneur. En partageant leur vie malgré moi, je compris à quel point la mienne, celle que je menais auparavant, était terne et ennuyeuse ; je n'avais plus envie de rentrer chez moi, de reprendre les affaires de mon père et de jouer les honnêtes hommes. Dès les premiers jours, je voulus rester parmi les brigands ; je le dis à Bahaedd"ne, qui jouait de temps en temps avec moi parce qu'il avait bon coeur, et cette idée le fit d'abord rire : il n'entrait pas dans ses conceptions qu'un enfant de riche pût s'amouracher des hors-la-loi qui l'avaient enlevé. Mais je sus bientôt gagner sa confiance. Il m'avait enlevé pour demander une rançon de mille dinars d'or à mes parents : je lui dis que mille dinars était une somme ridicule ; que mes parents avaient les moyens d'en payer dix mille, pourvu qu'on utilis t des arguments convaincants. Je lui expliquai en effet que mes parents ne faisaient guère attention à moi, qu'ils ne paieraient que s'ils me croyaient réellement en danger. Je connaissais bien mon père ; comme beaucoup de riches, c'était un homme dur et retors, mais sans réel courage. Il pouvait supporter facilement l'idée du meurtre, si cela servait ses intérêts mesquins, mais pas la vue d'une goutte de sang. J'étais sûr que, si on lui demandait une rançon, son premier mouvement serait de lever une armée de mercenaires parmi ses fermiers et ses valets, afin de venir me récupérer de force et massacrer mes nouveaux amis, sans même penser d'ailleurs au danger que je pouvais courir dans cette opération, car son propre honneur lui importait plus que moi au fond. Et je ne voulais de cela à aucun prix ; mais je connaissais le moyen de le faire plier tout de même. Pour cela, je mis au point un stratagème infaillible. Je dis aux brigands qu'il fallait à tout prix me couper une oreille et l'envoyer à mon père pour l'obliger à payer. Au début, les brigands refusèrent de commettre un pareil sacrilège. Leur cruauté légendaire n'allait pas jusqu'à mutiler un enfant innocent qui était devenu plus ou moins leur ami. J'insistai cependant, disant qu'il le fallait s'ils voulaient toucher le pactole. Bahaeddine était de mon côté. Aussi, les autres se rangèrent-ils à nos arguments, et l'on me trancha l'oreille gauche : voyez, je ne l'ai plus. >> Et l'enfant souleva légèrement son turban, laissant voir la place de l'oreille manquante. << - Ce fut douloureux sur le moment, mais si efficace ! Mon imbécile de père fut tellement horrifié qu'il paya rubis sur l'ongle cent mille dinars or pour me récupérer ; soit la moitié de sa fortune. Je ne le revis jamais ! Les brigands avaient insisté pour me rendre, car depuis que j'étais parmi eux, je leur en avais fait voir de toutes les couleurs ; mais moi j'insistai tellement pour rester avec eux qu'ils cédèrent ; le chef en premier, comme toujours. D'ailleurs, mon amitié pour ce dernier grandissait de jour en jour, et son amitié pour moi également ; si bien que ces deux amitiés finirent par converger en un seul amour, et nous dev"nmes amants en plus d'être amis. Nous nous un"mes par la chair, je m'en souviens, un soir de septembre ; tout l'amour du monde se déversa en nos mes cette nuit-là ; Bahaeddine m'avoua alors que, tout chef de brigands qu'il fût, il n'était au fond qu'un homme timide, qui n'avait jamais connu le véritable amour, ni d'une femme, ni d'un garçon, jusqu'à ce jour. Sa cruauté n'avait été qu'un masque à sa timidité. Je compatis et l'aimai encore plus. Alors il me raconta toute son histoire. Comme moi, le jeune Bahaeddine avait grandi dans une famille riche où l'on ne faisait guère attention à lui ; pire même, il était battu. D'où sa haine mortelle pour les riches. Dès dix ans, pour fuir ce milieu, il se mêlait à la canaille, participait à des bagarres au couteau, couchait avec des voyous, des garçons de la rue. Puis un jour, quand il eut treize ans, il décida de fuir pour de bon. Il partit seul sur les chemins, vivant de rapines, refusant tout travail utile aux hommes qu'il méprisait et haïssait. Il aurait voulu être poète, étant fasciné par les fleurs et les oiseaux, et surtout par les jolis garçons d'un ge légèrement inférieur au sien. Mais il n'osait pas se lancer dans la versification, où personne ne l'avait jamais encouragé. Alors, quand il eut quinze ans, il fonda sa première bande, constituée de vauriens ayant à peu près son ge, qui maniaient le couteau et portaient partout l'incendie. Le jour, ils brûlaient et vandalisaient des fermes, dépouillant leurs habitants. La nuit, pour se donner du coeur et goûter un peu de chaleur humaine, ils couchaient tous ensemble sous la Voie lactée. Et la Voie lactée ressemblait à une grande tra"née de foutre, une éjaculation d'étoiles brillantes dans les draps noirs de la nuit, sous lesquels ces garçons sans foi ni loi se donnaient les uns aux autres en toute liberté. Cependant, leurs exactions les avaient rendus à peu près célèbres, et les gens commençaient à passer de la peur à l'exaspération, et de la stupeur à l'organisation. C'est ainsi qu'ils tombèrent dans un traquenard ; un fermier plus rusé que les autres avait caché ses serviteurs derrière une tapisserie, tandis qu'il s'était mis à boire au coin du feu. Quand Bahaeddine et les garçons de sa bande vinrent piller la ferme, ils ne se méfièrent pas de ce vieux fermier occupé à boire seul dans son coin, et ils étaient tombés à pieds joints dans le panneau. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les serviteurs les avaient ma"trisés et enfermés derrière une solide porte barrée de fer, dans une pièce sans fenêtres qui était un ancien cellier. Mais ce fermier, hélas, avait une fille, splendide adolescente de seize ans que ses parents empêchaient d'épouser un joli jeune homme de dix-huit ans qui vivait en ville. Elle les haïssait donc, et projetait de s'enfuir quand eut lieu l'agression. Elle changea alors d'idée, et résolut de se servir de cette bande de jeunes délinquants pour se venger. Elle s'arrangea pour trouver le moyen de les faire libérer. Cette fois, ce furent les domestiques qui furent ma"trisés et enfermés dans le cellier, cependant que le fermier était pris et torturé jusqu'à ce qu'il indiqu t la cachette de son or. Mais entretemps, la jeune fille était tombée amoureuse de toute la troupe de mauvais garçons qu'elle avait fait libérer. Sous leurs dehors sauvages, elle leur trouvait un charme fou, surtout à Bahaeddine, le poète manqué devenu jeune chef brigand. Alors elle les suivit, et le soir, sous la voie lactée, il y avait une fille qui participait à leurs banquets de chair ; et la journée, elle cuisinait et reprisait pour eux, et parfois les aidait à torturer un fermier récalcitrant. Il arrivait aussi qu'elle all t espionner une ferme particulièrement vaste et cossue, car on se méfiait moins d'une innocente jeune fille que d'un jeune loup au regard interlope et aux manières un peu brusques. C'est ainsi que la jeune Latifa se rendit utile auprès de la bande pendant des années. Mais un jour, il y eut un conflit d'autorité entre elle et Bahaeddine ; la bande se scinda en deux : une partie suivit Latifa et continua d'écumer la région ; l'autre resta avec le chef fondateur, et s'augmenta par la suite de nouvelles recrues. Elle devint fameuse pour ses vols audacieux et ses enlèvements avec demande de rançon. Jusqu'au jour où elle rencontra le jeune Idriss, qui devint l'amant de Bahaeddine. (À partir de là, pour des raisons obscures, Idriss continua son récit à la troisième personne ; il avait coutume de parler ainsi de lui comme d'un tiers, chaque fois qu'il contait ses exploits ; ne nous demandez pas d'explication, il n'y en a pas.) Chaque jour, Idriss gagnait en autorité sur les membres de l'association. Son talent pour le vol, son imagination - qui est la principale qualité du voleur - et son audace étaient reconnus de tous sans hésitation. Aussi, on le respectait. Jusqu'au jour où Bahaeddine lui-même convint spontanément que son élève le dépassait, et qu'il était digne désormais de diriger l'organisation, pour peu qu'il voulût bien de lui pour le seconder. Les circonstances dans lesquelles ce changement s'opéra sont assez remarquables pour être notées ici ; il s'agissait de l'attaque d'un convoi en provenance de Dj lind pour le gouverneur de Saré. Il se composait de quatre hommes portant l'habit des gardes du calife, et convoyant un trésor provenant du relevé des impôts ruraux à destination de l'intendance du gouverneur. Mais lors de l'attaque, Idriss et les brigands s'aperçurent que le convoi comprenait de plus deux jeunes garçons de très grande beauté qui devaient servir aux plaisirs du gouverneur. Alors, Idriss eut l'idée suivante : il se mêlerait aux jeunes garçons, tandis que Bahaeddine et trois autres membres de la bande prendraient la place des quatre hommes du calife. Aussi, quand les voleurs entrèrent chez lui sous ce déguisement, le gouverneur ne sourcilla point. Mais quand Idriss fut amené dans la partie du palais réservée aux éphèbes, il se trouva tout à coup mal et dut être porté au dispensaire. C'était évidemment une ruse pour pouvoir circuler dans le palais et l'étudier à son aise. Dès qu'il en eut l'occasion, il sortit du dispensaire, en se disant que si on l'interrogeait, il pourrait répondre qu'il s'était senti mieux - et d'ailleurs, cela n'arriva pas, mais, se faufilant partout, il eut tôt fait de repérer l'endroit où se trouvait le trésor. En réalité, il avait rencontré, dans une salle du palais, un bel homme de trente ans qui était un des conseillers du gouverneur, et un des intendants du palais, et qui depuis longtemps, rêvait d'avoir un commerce charnel avec un des éphèbes de Son éminence. Mais il n'en avait pas le droit, n'étant pas assez noble. Aussi, lorsqu'il aperçut Idriss errant dans les couloirs du palais, naïvement, il crut que son heure de gloire était arrivée, et Idriss n'eut aucun mal à le séduire, se montrant lascif et provoquant à souhait. Contre une fellation, qu'il effectua d'ailleurs sans déplaisir car ce jeune aristocrate viril lui plaisait assez en dépit de sa stupidité, il se fit indiquer l'emplacement du trésor ; après quoi, l'homme, dont ce n'était décidément pas le jour de chance, fut encore assez inepte pour entreprendre de faire boire le garçon et de le droguer avec de l'opium, afin d'en tirer une jouissance supplémentaire. Idriss fit mine de boire et de fumer, mais en réalité, c'est l'homme qui ne tarda pas à s'endormir, totalement hébété par le vin et le pavot. Alors, le garçon eut les coudées franches ; il alla faire signe à ses complices, qui attendaient dans la cuisine une gratification du gouverneur, et se tenaient prêts à cette intervention. Les quatre hommes assommèrent les deux domestiques qui étaient avec eux dans la cuisine, suivirent Idriss jusqu'au trésor en estropiant encore dix hommes au passage, et furent assez habiles pour repartir avec un sac de pièces d'or, un autre de pierres précieuses, de toutes les tailles et de toutes les couleurs, des gigots et des saucisses ainsi que du vin pris à la cuisine, et les deux jolis garçons, pris au harem du gouverneur, lesquels furent heureux de se mêler à la vie aventureuse de brigands sympathiques plutôt que de rester clo"trés dans un palais jusqu'à ce qu'ils n'aient plus l' ge de plaire. Et c'est ainsi que moi, Idriss, je devins chef d'une bande de hors-la-loi, avec mon fidèle compagnon Bahaeddine pour second. Lequel Bahaeddine, d'ailleurs, depuis qu'il n'est plus pris par ses responsabilités de chef, s'est remis à la poésie ; il chante la vie aventureuse au grand air, les exactions, le sang, le vin, la cruauté et les garçons, bref, tout ce qui constitue sa vie... on le dit parfois proche d'un certain Abdul-Fat , qui est un de vos grands poètes, je crois. Un jour, peut-être, je me rangerai ; j'achèterai une maison, une ferme, une grange, j'aurai des serviteurs, des femmes et de nombreux garçons... mais pour le moment, la vie que je mène me va parfaitement : j'aime l'aventure, et puis, si je vole les riches, ce n'est que pour manger, le reste, je le donne aux pauvres, ce qui n'est que justice ; bref, si je fais le mal, je maintiens que c'est un moindre mal. Après tout, les riches, qu'ont-ils fait pour le devenir ? N'ont-ils pas souvent volé, brigandé, tué même, y en e-t-il un de parfaitement honnête ? Tant de questions auxquelles il faudrait bien répondre avant de nous condamner. >> Ainsi avait parlé le jeune Idriss ; et Abdul-Hakim trouvait qu'il parlait avec beaucoup de sagesse et raisonnablement, et qu'il faisait en outre preuve de coeur et de générosité en abandonnant aux pauvres le gros de ses rapines. Si bien qu'il ne le condamna pas trop fermement. Au contraire, il fut d'avis que ce jeune homme méritait de diriger la branche indienne de l'Ordre en l'absence de Mounir. Il communiqua cet avis à ceux qui l'entouraient, et ceux-ci l'approuvèrent, avec d'autant plus d'énergie qu'il représentait en quelque sorte le ma"tre de l'Ordre, bien qu'il ne se soit pas prévalu de cet honneur. Néanmoins, personne n'osa le contredire, d'autant qu'Idriss était connu et apprécié de tous ; aussi, on accepta son commandement avec enthousiasme. Et c'est ainsi que localement, un enfant devint ma"tre de l'Ordre. Il ne l'avait pas volé. 51. Dans l'oasis du peintre Cette fois, Mounir rentrait pour de bon à Naruq ; il allait retrouver ses pénates, son coin du désert, ses amis, ses garçons, toute la mouvante cité de toile qu'il avait quittée il y avait bien du temps déjà. Il avait le coeur en fête. L'idée de revoir Haydar, et Mokhtar, et Marw ne, et tous les autres, de sentir à nouveau leur corps chaud contre le sien, la fra"cheur de leur haleine quand ils se mêleraient les uns aux autres, la douceur de leur sourire dans l'abandon amoureux, tout cela caressait agréablement son esprit et ses sens. Et aussi l'idée de revoir Fatima, sa valeureuse moitié. Aussi, quand il arriva dans une petite oasis située juste à la périphérie de Naruq, résolut-il d'y faire une halte d'une journée, afin de mieux savourer ce plaisir inimitable du retour au pays. Il voulait prolonger encore un peu l'éloignement pour mieux sentir la joie des retrouvailles avec les lieux bénis de ses jours de gloire, comme, au seuil de l'orgasme, on aime à prolonger un tout petit peu encore la tension pour rendre plus aigu le plaisir de s'en libérer. Seulement, là, une dernière épreuve l'attendait ; en effet, il ne tarda pas à remarquer que peu de temps après son arrivée, l'oasis avait été discrètement cernée par des hommes armés qu'il reconnut facilement être des hommes de Mourad. Il était pris au piège, encerclé ; il pouvait rester dans l'oasis autant de temps qu'il voulait, de toute évidence, ils attendaient qu'il sort"t pour se jeter sur lui et lui faire enfin un sort. Ainsi, à deux pas de chez lui, si près du but, il se trouvait complètement séparé des siens, isolé du monde, prisonnier. Il enrageait, et ne comprenait pas ; ce n'est qu'à la dernière minute qu'il avait averti ses compagnons de son intention de faire halte dans cette oasis, par courrier, et dans un langage secret connu d'eux seuls ; il avait dû y avoir une indiscrétion, pour ne pas dire plus, et il commençait à soupçonner sérieusement l'un d'eux de scélératesse, mais il se perdait en conjectures, toutes plus désagréables les unes que les autres, sur l'identité du ou des coupables. Toutefois, il se ma"trisa, et décida de se détendre et de passer du bon temps dans l'oasis, en attendant de trouver la solution pour rentrer chez lui sans encombres. C'est ainsi qu'il fit la connaissance du peintre. Le peintre était une sorte de fou qui s'appelait Jabir, et qui vivait dans l'oasis. Sur de grands morceaux de toile, dans des couleurs qu'il fabriquait avec de la terre ou des minéraux broyés et pilés, il peignait inlassablement, dans le style raffiné des enluminures mongoles ou persanes, des scènes de banquet avec des hommes et des éphèbes buvant du vin dans des coupes dorées, et des sujets religieux, tirés des histoires des prophètes... on lui devait ainsi un tableau divinement sanglant de la circoncision d'Abraham, magnifiant le sacrifice fait pas le << père des croyants >> d'une partie de son soi le plus intime, de son sexe, au Dieu qu'il adorait. Et comme Mounir admirait ces entrelacs d'arabesques diaprées au milieu desquelles émergeait, comme des brumes d'un songe, la forme d'un corps, d'un arbre, d'une maison, le peintre fou s'approcha de lui et dit : << - Homme sombre, habitant des déserts profonds ; guerrier solitaire, menant sa lutte contre tout et tous, avec pour glaive une armée de jeunes léopards assoiffés de sang et de liqueur virile ; amateurs de beaux et vigoureux éphèbes, poète entre deux coups de sabre ; un jour je ferai ton portrait ; j'y mêlerai du vin, de la liqueur séminale de garçonnet joli, de la terre, car tu n'es pas homme à poser les pieds sur la nue, et du sang bien rouge, et de la cendre des morts... et puis du vert-de-gris, pour les yeux ; yeux verts, d'une intensité à faire p lir l'océan. >> Et, se rapprochant : << - si seulement tu voulais partager ma couche, rien qu'une nuit ; j'ai plus de soixante ans, tu sais ; je ranimerais mes vieux os à la flamme de ta jeunesse. >> Mounir le repoussa sans méchanceté, et rétorqua : << - Pour le portrait, si j'en juge par celui que tu viens de faire, il sera assez ressemblant. Mais pour ta couche, je crains de devoir te répondre d'aller au diable voir si j'y suis ; vieil homme, tu es encore assez jeune pour comprendre que moi, je suis un mangeur de chair fra"che, plus prompt à me faire tailler en morceaux qu'à courir dans le lit des vieillards. De plus, je ne suis plus moi-même de la première jeunesse ; que ne te cherches-tu un garçon vraiment tendre qui sera heureux de faire cette expérience ? Tu as du talent, certes, je ne dis pas ; mais vous me fatiguez, vous, les artistes, avec vos lubies étranges et vos songes-creux. D'ailleurs, moi-même, il y des jours où mon sabre me donne la nausée ; je le trouve encore trop esthète, pour un honnête tranche-cou. Il est doux de rêver éveillé, mais il peut être parfois salutaire de faire un bon sommeil sans rêve. Sais-tu que pour les Indiens, qui sont hommes de sagesse entre tous les hommes, l'état du sommeil sans rêve est celui qui s'approche le plus de la divinité ; parce que, comme la divinité, le dormeur est entièrement ab"mé en lui-même. As-tu déjà songé, ô artiste, que ta toile blanche contenait déjà en elle-même tous les tableaux du monde, et plus encore, plus que ta main n'en pourra jamais peindre ? - J'y songe - comment dire cela ? Très souvent, et en même temps jamais. C'est-à-dire que je le sais, mais ne m'en soucie point. Car on ne ferait plus rien ; ou bien on serait comme ces artisans de la fable bien connue ; ils étaient divisés en deux groupes. Pendant que l'un s'ingéniait à peindre les plus beaux motifs, l'autre s'évertuait à polir le mur et à le rendre lisse et brillant comme un miroir. De sorte que quand on tira le rideau qui séparait leurs murs respectifs, l'oeuvre du premier groupe se réfléchit dans celle du second, mais avec plus d'éclat et de brillance encore. L'histoire ne précise pas d'où venait ce surcro"t de brillance et d'éclat. Peut-être que le miroir était tellement parfait qu'il réfléchissait en mieux. Ce n'était donc pas un miroir tout ce qu'il y a d'ordinaire. Et je crois qu'il faut qu'il en soit ainsi, puisque cette histoire, comme tu le sais, est une métaphore du soufi, qui travaille à purifier son intérieur et à le polir pour en faire comme un miroir des réalités divines, et du spéculatif, qui atteint ces mêmes réalités par une activité cérébrale que l'on peut comparer à celle d'un peintre de talent recréant les motifs que la nature présente à ses sens en éveil. >> Mais Mounir n'entendait déjà plus, car un garçon à la beauté divine était venu à passer par là, et il l'avait suivi d'abord du regard, puis par le reste du corps, et l'avait attrapé pour le séduire et pour fondre avec lui dans l'écume ardente de la volupté des sens. Et il l'avait entra"né au fond de la nuit, et ils avaient fondu ensemble, et fusionné de corps comme d'esprit, pendant de longues heures. Lorsqu'enfin, à la pointe du jour, Mounir fut rassasié de son nouveau compagnon, il put revenir vers le peintre et lui dire : << - Ô fou, ô artiste ! Tes discours valent moins que ta peinture, mais je te pardonne, car tu as la puissance de l'imaginaire. Tu peux créer le monde et tu ne t'en prives pas, tu n'es pas de ceux qui pensent que l'homme ne peut accéder à la dignité de créateur ; car tu sais bien que même notre saint Livre, le Coran, qui est le principe de l'alchimie véritable, parle d'une multitude de créateurs, lorsqu'il nomme Dieu << le meilleur >> d'entre eux. - Je m'incline devant la sagacité de ton discours, homme sombre. Et je continue à dire qu'il est dommage que tu ne veuilles pas... mais peu importe ; tu me plais, et c'est là le principal. Car il y a peu d'hommes, désormais, qui sont capables de parler du Livre de Dieu comme d'un ouvrage d'alchimie, ce que tu fais pourtant. Et s'il est vrai que le Coran est plus que cela, il est aussi cela, et il n'est point bon de l'oublier, comme font les hommes d'aujourd'hui. Mais tu n'es pas comme les hommes d'aujourd'hui, sans pour autant ressembler à ceux d'hier ni de demain. Tu ne ressembles qu'à toi, et c'est de là que te vient cette m le beauté qui comble mes sens et ravit mon esprit. - Je m'incline à mon tour devant la sagesse de ton propos, vieil homme trop laid pour ma couche. Oui, les hommes d'aujourd'hui sont empêtrés dans leurs docteurs de la loi comme dans un méchant tapis sur lequel ils devraient marcher avec assurance. Et leurs docteurs les gavent de loi en leur tenant caché tout ce qui est au delà de la légalité car ils ne le voient pas eux-mêmes, et c'est dommage. Mais lorsque les hommes sauront de nouveau voir dans la parole de Dieu la clef qui ouvre les portes de l'esprit, le monde ira beaucoup mieux, et ce jour viendra, c'est l'homme du désert qui le dit. Et l'homme du désert a rarement tort, car chaque grain de sable du désert est un oracle, une sphère d'un monde invisible, avec tous ses habitants, la vie secrète qui grouille en lui, d'autres déserts, d'autres grains de sable, et ainsi de suite à l'infini. - Par la barbe du Prophète, ce n'est pas pour rien, certes, que Dieu parle toujours des mondes au pluriel ; et c'est parce que le monde est composé de mondes, que chaque point d'une sphère, matérielle ou immatérielle, comme l'a dit le plus grand des ma"tres, est lui-même le centre d'une sphère nouvelle qui jaillit de lui et va en s'évasant, et qu'il en est ainsi, toujours de même, jusqu'à l'infini également. Et chacun de nous est un monde dans un monde, et porte en lui toute la hiérarchie des mondes ; seul l'ignore celui qui veut à tout prix l'ignorer. Mais Dieu ne l'ignore point, et lorsqu'Il dit que << Dieu ne Se gêne pas pour prendre en exemple un moustique ou quelque chose de plus considérable >>, il est clair pour tous ceux qui n'ont point le coeur malade que c'est là le tribut à l'analogie entre l'infiniment petit et l'infiniment grand, qui devrait gouverner notre manière de penser, si de penser nous fussions capables. - À merveille ; je vois que tu es bien d'humeur à causer. Alors, causons. Et pour commencer, puisque tu es un monde et un créateur du monde, raconte-nous ton histoire. Il nous tarde de l'entendre, ce garçon et moi. >> Le garçon ne disait rien, qui venait de s'éveiller ; mais il regardait alternativement Mounir et le peintre, qui dit : << - Mon histoire à moi, je ne te la conterai point. Car un créateur n'a pas d'histoire, étant un point de départ absolu. Mais je te raconterai l'histoire d'un autre homme qui s'appelait Jabir, comme moi, et d'un garçon qui s'appelait Jafar. Jabir avait vingt-cinq ans, Jafar en avait onze et demi, lorsqu'ils se connurent et qu'ils s'aimèrent. Jabir, qui était un bel et ombrageux jeune homme au tempérament guerrier, un petit peu comme toi aujourd'hui, fut immédiatement séduit par les beaux yeux, immenses et verts comme le saphir vert de Jafar, et aussi, il faut le dire, par sa taille élancée, et par sa croupe petite et ferme, dont il regardait avec convoitise le mouvement pendulaire. Et il aurait voulu que tout fût en ce monde comme Jafar était, beau, exquis, aimant ; car il pensait que le monde eût allé mieux qu'il n'allait s'il avait eu les mêmes dispositions que le jeune garçon qu'il aimait, et comme il avait la puissance de l'imaginaire, il recréait volontiers le monde à l'image du garçon, et il s'imaginait lui-même promener, minuscule, parmi les formes immenses d'un jeune m le dilaté aux proportions de l'univers. Mais cela ne l'empêchait pas de promener parfois une main rêveuse et créatrice parmi les formes voluptueuses de Jafar, qui en retour, promenait sa main dans les formes du jeune homme, et ils se donnaient à chacun du plaisir par ce moyen et par beaucoup d'autres. C'était une belle et solide amitié. J'ai dit que le garçon avait les yeux comme le saphir vert. Et l'amour qui les unissait était comme un feu ardent. Alors, un jour, l'homme offrit en présent, au garçon, un saphir couleur de feu, que Jafar conserva précieusement contre son coeur tout le temps que dura leur amitié. Jabir avait gagné ce saphir couleur de feu dans un concours de poésie, qui se déroulait chez un noble prince connu pour son austère vertu et pour ses hauts faits guerriers. Mieux que quiconque, Jabir avait su chanter la vertu et les hauts faits de l'aventureux jeune prince, qui l'en avait récompensé par ce présent, étant ami des arts et des lettres. Et ce saphir avait été taillé par un vieux juif, qui était, parmi les siens, considéré comme un puits de sagesse, ayant étudié la cabale, et qui taillait les pierres mieux que quiconque. Mais ensuite, il avait appartenu à une princesse indienne qui, un jour, le donna en gage d'amour à son bien-aimé. Et lorsque celui-ci fut tué sur le champ de bataille, il serrait la pierre jusqu'au sang ; si bien que le terrible belluaire qui fut responsable de sa mort dut, pour s'emparer du joyau, lui couper la main. Et il garda cette main et la fit embaumer, en souvenir d'un adversaire respecté ; car c'était un de ces grands seigneurs qui savaient respecter un ennemi respectable. Après cela, la pierre changea encore plusieurs fois de mains, elle devint une sorte de talisman mythique qui se transmettait d'un homme à un jeune garçon, en signe d'amour ; elle eut ainsi plusieurs propriétaires successifs, et lorsque le jeune garçon devenait homme à son tour, il l'offrait à l'un de ses propres amants, le plus beau et le plus aimant, ou bien il le revendait à un ami qui en faisait le même usage, et ainsi de suite ; cela devint une coutume, une habitude. Or la pierre avait une me, car le vieux juif, qui était très malin, connaissait le secret de donner la vie aux pierres. Au début, elle était le témoin passif de ces échanges, et elle se contentait d'en prendre note en son for intérieur. Mais à la fin, ces passages de relais amoureux, et toutes ces aventures passionnelles, érotiques, auxquelles elle avait été mêlée, enflammèrent l'imagination du saphir. Lui qui n'était qu'un coeur ardent, habité d'une me impuissante, il rêva d'être plus que cela ; il rêva d'être entouré de chair, d'être homme, ou mieux encore, garçon à son tour, pour conna"tre l'amour. Il y pensa si fort que cela devint une sorte d'invocation dans son coeur, qu'il adressait aux anges et à tous les saints, désespérément, espérant que l'un d'eux l'entend"t. Or, c'est ce qui arriva, contre toute attente. Dans la ville où était alors la pierre, passait justement Chemsedd"ne Tabr"z, le célèbre ma"tre de Rûm", un des hommes les plus divins de tous les temps, un homme de l' ge d'or égaré dans l' ge de bronze, ou plutôt, envoyé par Dieu pour en rehausser le niveau ; un ma"tre des secrets comme il n'y en eut plus jamais par la suite, un homme qui t'aurait compris, Mounir. Tellement mieux que les pauvres hommes qui liront tes aventures ! - Je sais qui était Chemsedd"ne Tabr"z, répondit froidement Mounir, qui savait que le peintre disait vrai. - Enfin soit ; Chemsedd"ne, qui pouvait entendre le langage de toute créature, entendit l'appel désespéré du saphir couleur de feu, et décida de l'exaucer. << - Mais, dit-il, je dois te mettre en garde ; sous cette forme humaine, revêtu de chair, tu perdras une partie de la sagesse qui était la tienne en tant que minéral ; tu distingueras mieux les secrets des choses humaines et sensibles, mais tu distingueras moins bien les vérités éternelles, les formes idéales que tu pouvais contempler jusqu'à présent, étant presque l'une d'elle. Cela te semblera étrange au début ; c'est un choix terrible que tu dois faire, sinon, mieux vaut que tu gardes ta forme actuelle. - Je suis prêt, dit le saphir. - Ensuite, il y a une autre chose que tu dois savoir. Tu es de feu, et ton coeur sera de feu ; sous ta forme humaine, cette pierre de feu que tu es te servira de coeur, l' me qui gouvernera ton corps y séjournera. Mais prends garde de te mêler au feu, prends garde de brûler ; si un jour tu brûles, tu retourneras à ton élément, et tu redeviendras minéral pour l'éternité. - Grand saint, répondit la pierre, je saurai me souvenir de tes avertissements. >> Et aussitôt, par l'intercession de Tabr"z, la pierre devint un jeune garçon de douze ans, magnifique, au coeur ardent. Il déclencha un orage dans le coeur des hommes qui voyaient cet éphèbe mystérieux, qui se faisait appeler Yaqût, qui signifie rubis, pierre précieuse en général ; il suscitait en eux des passions étranges et brutales, qui les surprenaient eux-mêmes. Le premier qui l'aima fut un jeune prince du Khorassan, nommé Abdul-Mujib. Celui-ci aima tellement Yaqût, qu'il lui fit construire un palais de rubis, exprès pour lui ; il comprenait de nombreuses cours et jardins. Au centre, au coeur du palais, il y avait un pavillon en forme de pagode, très joli, au sommet duquel se trouvait la chambre dans laquelle, le premier soir, Abdul-Mujib entra"na le timide Yaqût, et consomma son amour pour lui. Yaqût se donna avec passion, avec fièvre, il est vrai. Comme le lui avait prédit Chemsedd"ne, il avait perdu une partie de son savoir en tant que pierre précieuse ; une partie seulement ; certaines vérités lui apparaissaient moins claires, moins lumineuses, mais d'autres se révélaient plus clairement. Cela lui parut étrange, mais exaltant. Il comprenait enfin la nature de l'amour, charnel et spirituel, dont il n'avait été jusque là que le témoin attentif. C'était une prodigieuse révélation. Une ivresse, un délicieux vertige, qui était en même temps une douleur, une douleur ardente, sans fond, mais pas sans beauté, une douleur profonde qui était en même temps félicité sidérale, cosmique, une ambivalence inintelligible pour qui ne l'a jamais éprouvée, tel lui parut l'amour humain. Et sa première nuit avec Abdul-Mujib, son amant, le ravit, le combla de volupté, et lui fit regretter de n'avoir été si longtemps qu'une pierre. Mais cette pierre était toujours là, au fond de sa poitrine, rougeoyante et scintillante comme jamais. Abdul-Mujib, lui, était très satisfait de son jeune amant, qui se donnait avec ferveur, mais aussi, profondément troublé par son caractère ; il le trouvait singulier, comme s'il venait d'un autre monde, il y avait quelque chose en lui qui lui évoquait l'éternité, avec tout ce qu'elle a pour nous de paradoxal - puisque c'est un temps sans temporalité - et d'incompréhensible. Parfois, quand il regardait au fond de ses yeux, il était comme pris de vertige. Un jour, il ne put le supporter davantage, et il partit au loin, laissant Yaqût seul, dans le palais de rubis. Le garçon fut très triste ; il ne comprenait pas le geste de son amant, mais il se consola peu à peu, comme il put. Cette première déchirure dans son coeur de pierre précieuse lui fit comprendre la face sombre de l'amour. Par la suite, il aima d'autres hommes ; tous ressentaient plus ou moins, à son contact, cette étrangeté, cet ab"me vertigineux qui avait si fortement troublé Abdul-Mujib. Il s'en fit une raison, et les aima quand même, les uns après les autres. Mais, vu qu'il était de chair, il grandit ; il arriva un jour où il ne pouvait plus séduire les hommes, et où il n'en eut plus envie non plus. Naturellement, il se tourna vers les jeunes garçons ; cette fois, ce côté étrange, ces airs de sphinx qu'il avait conservé de ses origines lapidaires, lui fut un atout ; fascinés par cet homme magnifique comme par un diamant rouge, ils le suivaient sans difficulté, et il triompha des plus réticents. Il connut bientôt tous les aspects de l'amour humain, mais il lui manquait toujours quelque chose, il rêvait sans cesse de nouvelles expériences. Il arriva un jour où les garçons ordinaire le lassèrent, il rêvait d'en rencontrer un vraiment exceptionnel. Finalement, aux confins de la Perse, là où vivaient autrefois les adorateurs du feu, il rencontra un jour un garçon de douze ans, énigmatique, qui s'appelait Anouar, les Lumières. Il était très beau, et il le fascinait comme jamais il n'avait été fasciné par un garçon. D'ailleurs, il fascinait tous les hommes, mais ils semblaient le craindre, ne pas oser l'aimer, et Yaqût ne comprenait pas pourquoi. Un jour, étant devenu l'ami d'Anouar, il l'entra"na chez lui, à l'écart, et lui demanda la raison de ce comportement étrange des hommes à son égard. << - C'est parce que tous les hommes qui ont essayé de m'aimer ont été consumés, dit-il. - Consumés ? S'étonna Yaqût. - Oui, car je suis comme le Phénix ; je suis le Phénix de cette contrée, le Feu est ma nature. J'essaie de la dominer, mais je suis trop ardent. Quand le désir s'allume en moi, je redeviens feu et flammes, les flammes enveloppent mon corps, et ceux qui tentent de m'étreindre se consument au moment même où ils croient me posséder. Hélas, je n'y peux rien, c'est comme ça ; j'aimerais pouvoir aimer un homme, et lui apporter du bonheur et de la jouissance, mais voilà, personne ne peut m'aimer sans brûler. C'est ma douleur, Yaqût ; et c'est le secret de ma beauté, et de la crainte que j'inspire comme de la fascination que j'exerce. >> Yaqût fut subjugué par ce discours, et il se rappela les paroles de Chemsedd"ne, jadis. Il se rappela que lui aussi était de feu, mais d'une autre manière. Il pensa à ce qui arriverait s'il essayait à son tour de posséder Anouar ; ce serait la fin de son existence charnelle, mais après tout, quelle importance ? Il savait tout, maintenant, de l'amour et de la condition humaine. Il pouvait bien redevenir pierre, si le jeu en valait la chandelle. Et puis, Anouar le fascinait de plus en plus. Comme jadis Abdul-Mujib dans les siens, il avait le vertige quand il regardait au fond de ses yeux ; le vertige de l'infini, de l'immensité, quelque chose lui disait que c'était là, en se consumant réellement en Anouar, qu'il trouverait ce qu'il avait toujours cherché, le fin mot de sa quête. Il lui dit : << - Moi, Anouar, je n'ai pas peur de t'aimer, et je vais t'aimer, comme jamais on ne t'a aimé ; je vais tout te donner, oui, tu vas enfin conna"tre, jusqu'au bout, le frisson suprême de l'étreinte, mais une fois seulement. Après, comme je suis de feu, je vais retourner au feu, et recouvrer ma vraie forme : celle d'un feu qui brille éternellement sans se consumer. Alors, tu me prendras, tu me garderas, tu me serreras toujours près de toi ; ce sera l'ultime présent d'amour que j'aurai fait à un garçon, et le plus beau. >> Et sans hésiter, ni perdre une seconde, il enlaça Anouar, et Anouar, trop heureux, l'enlaça également, et il commencèrent à s'étreindre et à se caresser. Mais alors, le désir s'alluma tellement fort dans l' me et dans le corps d'Anouar, que des flammes jaillirent de son corps, autour de son corps, et l'enveloppèrent, et enveloppèrent Yaqût. Cela ne le dérangeait pas, puisqu'il était lui-même de la nature du feu. Brûlant de désir pour Anouar, il ne sentait pas cette autre brûlure. Il lui fit l'amour complètement, dans les flammes, et Anouar en fut satisfait. Mais à la fin, l'enveloppe charnelle de Yaqût s'était totalement consumée, et à la place de son amant, Anouar trouva une pierre, un très beau saphir couleur de feu, qu'il ramassa, contempla longuement, et serra dans sa main, puis contre son coeur. Et il entendit la voix de Yaqût qui sortait de cette pierre, lointaine mais reconnaissable, et qui disait : << - Sois béni, Anouar, et ne me pleure pas, j'aime autant que tu m'aimes sous cette forme désormais. Tu m'as comblé, et finalement, gr ce à toi, j'ai obtenu ce que je cherchais, j'ai vu le fond de ce que vous, humains, nommez l'amour : à savoir le Feu ; non celui qui brille, froidement, comme moi, mais le vrai feu organique, qui dévore et qui consume. À présent, j'ai retrouvé ma vraie forme, et je ne regrette pas mon voyage parmi vous. Conserve-moi, Anouar ; conserve-moi en souvenir de cette nuit unique entre toutes les nuits, que nous avons passée ensemble. >> Anouar conserva la pierre précieusement, toute sa vie ; et comme il était impossible qu'il connût un deuxième amour aussi absolu et aussi ardent que celui de Yaqût, désormais, il devint capable de ma"triser le feu qui était en lui, et d'aimer un homme, ou plus tard un garçon, sans le consumer. Puis il grandit, vieillit, et un jour, céda à son tour la pierre à un amant, le dernier qui voulût bien l'aimer alors qu'il commençait à décliner ; et la pierre recommença à circuler de main en main, comme avant, servant généralement de présent amoureux, mais cette fois, de temps à autre, elle donnait des conseils, basés sur sa sagesse de minéral et sur son expérience charnelle de la vie et de l'amour. Mais généralement, on ne l'écoutait pas ; les amoureux n'en faisaient qu'à leur tête, ils écoutaient davantage la voix de leur passion que les conseils d'une pierre, et finalement, elle vit qu'avec ou sans sa voix, le monde serait toujours le thé tre des mêmes drames et des mêmes tragédies sans espoir, alors elle résolut de se taire pour l'éternité, et se contenta dorénavant de briller, puisque c'est tout ce qu'on attendait d'elle. Et c'est ainsi qu'elle finit par aboutir au jeune prince de trente ans qui avait organisé le concours de poésie, où Jabir la gagna pour la donner à son ami et amant Jafar. >> Mounir ne savait pas pourquoi cette histoire de saphirs, de princes, de vieux juifs et de princesses indiennes lui rappelait irrésistiblement << les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux >>, mais c'était sans doute parce que le garçon avec qui il venait de faire l'amour lui rappelait lui-même le joli Sylvain aux yeux de lapis-lazuli. Et le peintre continua : << - Ainsi, c'était une grande chose que l'amitié amoureuse entre ce jeune homme si beau et ce jeune garçon si charmant. Et déjà à cette époque-là, le jeune Jabir, qui deviendra peintre plus tard, lui aussi, avait pris l'habitude de dessiner sur toute surface, qu'elle soit de sable ou de tissu ou de pierre, le visage de Jafar. Mais, hélas, en ce monde, les feux les plus ardents ne résistent pas toujours à l'épreuve du temps. Au bout de quelques années, le pauvre Jafar ne fut plus du goût de Jabir, qui t cha de lui faire aimablement comprendre que, bien qu'il n'ait rien perdu de sa beauté, celle-ci était devenue trop virile pour le goût de son camarade, qui, à l'époque surtout, aimait bien les garçons jeunes et n'ayant pas encore de poils sur les joues ni encore moins sur les cuisses ; or Jafar commençait à en avoir à ces deux endroits, et à d'autres aussi. Ce qui fait que, la mort dans l' me, son amant d'hier fut obligé de le répudier pour quelque autre garçon. Mais l'ardent Jafar ne l'entendit pas de cette oreille. Il conçut une colère terrible contre Jabir. Il résolut d'abord de le déshonorer en révélant à tous les détails de leur aventure, mais il trouva cette façon d'agir indigne de lui. Alors, à la place, il réunit quelques camarades à lui qui étaient forts et bien portants, et il les convainquit d'aller dire son fait à celui qui l'avait laissé choir.a En d'autres termes, ils le battirent et lui donnèrent force coup, et ils le traitèrent durement, si bien qu'ils le laissèrent presque mort pour prix de son inconstance. Alors Jafar, sa colère apaisée, conçut quelques remords d'avoir ainsi traité son ancien ami ; et il ordonna à quelque garçon rencontré en chemin, d'aller porter secours à un homme qu'il trouverait non loin de là, à moitié mort, plus qu'à moitié peut-être. Et il lui donna une pièce d'or, et lui confia le saphir, pour qu'il le restitu t à Jabir, car il se sentait indigne de le conserver désormais. Si bien que, lorsque Jabir revint à la vie, la première chose qu'il vit fut un visage d'ange penché au dessus de lui. Le visage d'un petit Jam l, venu le secourir, et qu'il prit pour un échanson du Paradis, ce qui le renforça d'abord dans l'idée qu'il était mort. Mais ensuite, il sentit que ses membres martyrisés le faisaient encore souffrir, alors il sut qu'il était toujours en vie, et que le visage qu'il voyait rayonner au dessus du sien était celui d'un vrai garçon, dont il tomba amoureux sur le champ. Et Jam l, de son côté, eut pitié du pauvre Jabir ; et c'est par cette porte de la pitié que l'amour entra dans son coeur. Il aida Jabir à rentrer chez lui, et vint tous les jours le voir pendant sa convalescence, qui dura trois semaines. Et au bout de trois semaines, Jabir avoua à Jam l qu'il l'aimait,qu'il l'avait aimé et désiré dès le premier regard. Et Jam l, qui hésitait encore un peu, lui répondit qu'il l'aimait beaucoup aussi, mais n'osa pas s'engager plus loin. Cependant, il revint chez Jabir le lendemain dans de tout autres dispositions, car il avait réfléchi pendant la nuit. Et la nuit est propice à faire cro"tre le mal d'amour dans le coeur de ceux qui en sont atteints. De sorte que, jusqu'à l'aurore, toute sorte d'idées troubles mais étrangement douces s'étaient faufilées dans le coeur de l'infortuné Jam l, qui sentit qu'il ne servait à rien de lutter contre un mal qui d'abord n'en était peut-être pas un, et qui de toute façon, avait poussé dans son me des racines trop profondes pour pouvoir l'arracher. D'autant plus que ce qui lui manquait, c'était justement la volonté de l'en arracher. À chaque fois qu'il y pensait, il sentait, au contraire, son être pencher un peu plus dans la direction de ce que Jabir semblait attendre de lui, et qu'il ne se représentait encore que de manière floue, bien qu'il sent"t que c'était quelque chose d'à la fois très fort et très plaisant pour qui voulait bien s'y abandonner. Et cela, il s'y sentait prêt. Alors, il fut sublime et, sans dire un mot, alla tout droit jusqu'à son nouvel ami, déposer un baiser sur ses lèvres. Jabir fut ému par le geste de ce garçon. Plus que jamais, il le trouvait attirant, autant qu'avait pu l'être Jafar au temps de sa splendeur. Et il regretta de ne pas avoir un deuxième saphir couleur de feu à donner à Jam l. Alors il lui donna un très joli petit poignard en or, au manche incrusté de pierres précieuses, parmi lesquelles il y avait notamment un très beau saphir, mais de couleur bleue cette fois (Mounir pensa aux yeux de Joachim, et de nouveau aux cintres pleins d'azur). Et il lui dit que, si un jour il trahissait son amour, il n'aurait qu'à le frapper au coeur avec ce poignard ; il ne voulait pas refaire l'erreur qu'il avait commise avec Jafar, et se faire battre à nouveau pour rencontrer un autre garçon qu'il aimerait plus que Jam l, car il ne voulait plus désormais aimer que lui, au moins jusqu'au jour où ils seraient tous les deux las l'un de l'autre, si ce jour arrivait. Jam l agréa ce présent, et jura qu'il ne s'en servirait jamais contre son ami, quoi qu'il adv"nt. Or, ce qui arriva, ce fut qu'un jour qu'il passait dans un marché, Jabir eut le coeur ravi par un autre garçon, qui s'appelait Khalil, ce qui veut dire l'ami, et qui était beau comme la lune en son plein. Et il avait des yeux d'émeraude dans lesquels dansaient des étoiles enflammées. Et Khalil était un peu plus jeune que Jam l à l'époque où Jabir fit sa connaissance. Aussi s'attacha-t-il à lui. Malgré le soin qu'il mit à le cacher à son ami, cet attachement grandissait de jour en jour, et il était sur le point de se changer en amour, lorsque Jam l les surprit tous les deux en train de roucouler. Il n'en conçut pas de la colère, comme Jafar, étant d'un caractère différent, mais une profonde tristesse. Le soir, Jabir vit cette tristesse dans le regard de son compagnon, et il voulut en savoir la cause ; mais il ne put rien tirer du garçon, que des larmes amères. Et le lendemain, Jam l se planta le poignard dans le coeur, en laissant à son ami une déchirante lettre d'adieu dans laquelle il lui disait que, puisqu'il avait désormais trouvé meilleur compagnon que lui, la vie n'avait plus d'importance à ses yeux, etc. Cette lettre déchira le coeur de Jabir, qui s'en voulut à mort d'avoir l ché la proie pour l'ombre, d'autant plus qu'il aimait toujours sincèrement Jam l. Il était désespéré, et près de se donner la mort, lui aussi. C'est alors que, le voyant dans ce triste état, pour la première fois depuis des lustres, le saphir couleur de feu sortit de son mutisme ; et, pour tenter de redonner du courage à Jabir, il lui conta son histoire. Elle inspira à Jabir une profonde méditation sur la vie et la mort ; il retrouva au fond de lui-même une espérance ardente, qui dut être assez forte pour changer le cours de l'histoire. En effet, lorsque Jabir alla rendre visite aux parents de Jam l, le lendemain, il apprit que son état s'était miraculeusement amélioré pendant la nuit ; on savait maintenant que la lame n'avait fait que glisser sur les côtes, et qu'elle était aller se planter entre le coeur et le poumon, sans endommager aucun des organes vitaux. Le pronostic du médecin était excellent : le garçon vivrait, la blessure ne laisserait qu'une marque sans gravité ; mais leur amour en ressortit grandi. D'ailleurs, Jam l, qui avait pu voir en cette douloureuse circonstance que l'ami à qui il avait tout d'abord sauvé la vie, était toujours prêt à la sacrifier pour lui, accepta de rencontrer le jeune Khalil, qui était somme toute un garçon aimable et joli, dont il s'éprit bientôt autant sinon plus que Jabir. Ils purent ainsi s'aimer à trois, et inventèrent les figures les plus folles pour consommer cet amour ; des arabesques d'étreintes inédites, des arpèges de plaisir et d'incroyables fioritures érotiques furent émis en tous sens au point que la nuit même en fut déconcertée ; c'était une bonne et authentique passion qui unissait ce trio d'inséparables, qui d'ailleurs fut rejoint plus tard par Jafar lui-même, complètement repentant, de sorte que toute cette histoire, qui abonde en plaies et en bosses, finit par des baisers et par des caresses. Mais à cette occasion, Jabir apprit à goûter chez les garçons une certaine maturité qui le rebutait auparavant. Et il est resté jusqu'à ce jour dans cette disposition d'esprit. Quant à la pierre, vous vous demandez peut-être ce qui en est advenu ? À vrai dire, je me pose la question, moi aussi. Ce qui est certain c'est que, suite à cette affaire, elle avait pris conscience de son pouvoir ; elle pouvait non seulement conseiller, réconforter, rendre espoir, mais elle pouvait même, dans certaines circonstances, changer le cours de la vie ; il y avait une bénédiction en elle, dont elle n'était pas consciente auparavant. Elle continua probablement sa brillante carrière, mais voilà, on ne sait pas très bien ce qu'elle est devenue au juste. C'est un mystère. Certains prétendent l'avoir vue briller, encore récemment, d'autres nient catégoriquement son existence, et traitent de fous ceux qui l'affirment ; mais moi je sais qu'elle existe, et je ne suis pas fou. Mon hypothèse à moi, je vous la donne pour ce qu'elle vaut, c'est qu'elle est en ce moment quelque part, entre les mains d'un jeune garçon qui la serre précieusement, en secret, comme la marque discrète d'une amitié ardente qui ne peut s'étaler au grand jour. >> Tel fut le récit de Jabir, le peintre fou, qui était, ou n'était pas, le même que le Jabir de l'histoire qu'il venait de raconter ; cela, nul ne le saura jamais avec certitude. Mais Mounir avait son idée sur la question. << - Qui que tu sois, artiste, dit-il au peintre, sache que j'apprécie ta conversation davantage que tes manières. Tu honores notre monde à sa façon ; peu de gens soupçonnent à quel point, nous, musulmans, sommes une civilisation de l'image, mais nous avons une façon particulière de la traiter. Tu l'as bien compris ; oui, nous avons inventé un art subtil, basé sur les nombres et la géométrie, un art du rythme et de la ligne. Par la calligraphie, nous avons donné vie aux lettres, comme jamais personne ne l'avait fait, elles ont engendré leur propre monde par leur exubérance foisonnante. L'art de la miniature mongole, ou persane, a mis sur soie ou sur papier, en couleurs éclatantes, les récits prodigieux de l'histoire sacrée et de la vie des saints, oui, nous avons connu la force hermétique et alchimique de l'image. Tu es sans doute un des derniers à pouvoir la mettre en oeuvre, n'est-ce pas ? Je sais que dans cette oasis, tu conserves des secrets d'alchimie plastique hérités des heures de gloire de ce monde qui est encore le nôtre. Parle-moi d'eux, peintre ; et ne crains rien, tes secrets ne tomberont pas dans des oreilles profanes. - Ce que tu me demandes là est difficile, Mounir. Mais j'ai de l'estime pour toi, écoute ; je vais te raconter l'histoire d'un de mes ma"tres, il était grand, il connaissait des choses... écoute bien. C'était un des derniers grands artistes persans, un des derniers à savoir faire passer dans son art une puissance réellement ésotérique, vois-tu. Il s'appelait Abdurrahm ne Aynaw". Et il lui est arrivé un jour une histoire étrange. Mais c'était un homme très étrange. Il était également ingénieur, et alchimiste, naturellement, comme tous les artistes de son temps. Mais il n'avait réellement que deux passions dans la vie : sa peinture et les jeunes garçons. Il les aimait à la folie, et les peignait avec un talent indescriptible et une fougue ! Mon Dieu, je n'ai plus jamais vu cela depuis ; j'ai tenté en vain de l'imiter, mais que veux-tu ; la vraie qualité se perd. En tout cas, je peux t'assurer que, lorsqu'il peignait les garçons qu'il aimait, ou qu'il aurait voulu aimer, c'était incroyable, on les aurait crus vivants ; il ne leur manquait réellement que le geste et la parole ; mais la vie, la vie intérieure, l' me, ils l'avaient déjà. C'est ce qui justifiait son art, c'est ce qui justifiait sa vie. Or un jour, vers la fin de sa vie - il ne vécut pas très vieux en fait, soixante ans à peine, mais il était déjà fatigué et usé, d'avoir toute sa vie repoussé les limites du possible dans sa création - il était devenu un peu fou, obsédé par l'idée de créer un modèle iconique de jeune garçon, une espèce de représentation absolue de l'éphèbe, un archétype, réunissant toutes les qualités esthétiques, formelles, plastiques, des jeunes garçons qu'il avait aimés pendant toute sa vie. C'était complètement fou, mais il y est quasi arrivé ; il avait réuni des milliers d'esquisses, de croquis, dont il avait finalement réussi à faire la synthèse, sur un panneau de bois précieux tendu de la soie la plus fine, une image d'une perfection ineffable, tellement... qu'il en tomba réellement amoureux ; oui, comme ce sculpteur antique qui était tombé amoureux de sa statue ; lui, c'était de son espèce d'icône qu'il s'était réellement épris, au point qu'il se consumait - pauvre fou! - du regret infernal de ne pouvoir lui donner la vie. Il cherchait le secret dans ses livres d'alchimie, cela le hantait jour et nuit, on ne lui donnait plus longtemps à vivre de la sorte - et c'est vrai qu'il n'a pas vécu bien longtemps d'ailleurs. Le pauvre homme ; Dieu lui fasse miséricorde ! Enfin. Toujours est-il que la solution lui vint miraculeusement... d'un seigneur djinn très puissant, qui s'adressa un jour à lui dans les circonstances suivantes. Ce seigneur djinn était lui-même une espèce d'amoureux des jeunes garçons - enfin des jeunes djinns, cela va de soi. Il aimait les jeunes éphèbes djinns adolescents de quatre cents ou cinq cents ans, ce qui équivalait à peu près, chez cette race de génies, à douze à quinze ans pour un jeune humain. Il aimait leurs formes tendres, un peu viriles mais pas trop, et leurs grand yeux fendus bien au milieu de cette admirable fente noire qui se dilatait et se rétractait selon qu'il fasse plus clair ou plus sombre. Soit. Enfin, ce puissant djinn avait beaucoup voyagé, et dans une "le à moitié sauvage, couverte de forêts profondes et luxuriantes, où l'homme ne peut pénétrer, il avait recueilli un très jeune djinn, de trois cents ans et des poussières, à peine, orphelin - ses parents avaient disparu dans des marais maléfique dévorateurs d'ectoplasmes - dont la beauté un peu exotique pour lui l'avait profondément ému. Il était devenu fou amoureux de lui, avec son coeur igné de djinn, l'avait non seulement recueilli, mais séduit, et l'avait emmené avec lui, dans son pays désertique. Mais là, au coeur du désert, ce jeune génie des forêts fut pris d'un atroce mal du pays. Il regrettait trop son "le verdoyante, pleine de fleurs géantes et de cris d'animaux bizarres. Or, ce génie avait beau être puissant, il ne pouvait tout de même transformer le désert en jungle tropicale, tu comprends ? Les essences rares et fragiles de là-bas, et encore moins les animaux, ne se seraient jamais acclimatés dans les oasis de chez nous. Donc, il avait cherché une solution, et l'avait trouvée dans mon ma"tre, qui était le plus grand peintre de son temps. Il avait construit, pour son jeune amant, un immense palais-labyrinthe avec des murs de pl tre, entièrement blancs, et y avait fait venir Aynaw". Et là, il lui avait commandé de peindre, sur les murs de ce palais, une forêt vierge, de reproduire les paysages de l'"le d'où venait le jeune génie, qu'il lui fit visualiser par un procédé de djinn, ne me demande pas comment ; peut-être qu'il l'emmena là-bas à travers les airs, en chair et en os... en tout cas, il demanda à Abdurrahm ne de déployer tout son art, pour que ce paysage parût aussi vivant que le garçon qu'il avait peint ; et en échange, il lui promit de lui apporter la solution à son problème. Alors, mon ma"tre peignit ; sur les murs blancs de ce singulier palais, il peignit une fresque immense, démesurée, des arabesques de verdure, d'invraisemblables entrelacs de lianes, de serpents, de racines, des frondaisons luxuriantes constellées de fleurs biscornues et de papillons géants, avec des couleurs éclatantes, des perspectives d'une profondeur inouïe, un luxe de détail invraisemblable, délirant, des détails dans des détails, à l'infini, des hiéroglyphes végétaux, dans lesquels il avait réussit à inscrire la vie même de cette forêt, telle qu'en elle-même, comme si son esprit en avait pénétré les secrets ; il y donna tout son talent et toute son énergie, et ce fut sa dernière grande oeuvre, une oeuvre prodigieuse, conçue uniquement pour le plaisir d'un génie infant, qui fut ravi par ce présent de son amant ; en effet, dans les couloirs de ce palais, il pouvait vraiment se croire sur son "le ; il pouvait réellement se perdre dans le dédale verdoyant de cette forêt peinte, d'autant plus que le peintre avait utilisé de la peinture de génie dont le seigneur djinn lui avait donné le secret de fabrication, et avec cette peinture spéciale, on pouvait réellement entrer dans le décor, que l'artiste avait conçu non seulement en surface, mais encore en profondeur, avec des couches successives qu'il avait projetées dans son imagination, de sorte que l'on pouvait y pénétrer et s'y perdre vraiment, comme dans la vraie forêt ; et l'humeur du jeune djinn s'améliora nettement, de sorte que le commanditaire fut satisfait. Alors il donna au peintre le secret permettant de donner vie à l'image dont il était amoureux. Oui, aussi vrai que je vous vois, l'icône sublime se détacha de son support, s'anima, prit de la consistance, du volume, devint un corps vivant, aimant ; Abdurrahm ne lui déclara sa flamme, et ce garçon, qu'il avait créé à la perfection, immédiatement, s'inclina devant son créateur, et se donna à lui avec ferveur, prêt à combler tous ses désirs. Donc, normalement, Aynaw" aurait dû être satisfait, pensez-vous ? Eh bien ! Il le fut eneffet ; au début. Mais cela ne dura pas. Il dut bientôt endurer un tourment qu'il n'avait pas prévu. Un jour, il trouva son jeune amant, auquel il avait donné le nom d'Afdal - en raison de son excellence - dans un état de tristesse incompréhensible. Il lui demanda ce qui n'allait pas. << - Il y a, mon ma"tre, dit-il, que vous m'avez donné la perfection formelle, la vie, mais vous avez oublié une chose ; vous avez oublié de me donner ce que vous appelez la sensibilité... dans mes transports avec vous, voyez-vous, à part la joie de vous servir et de vous être agréable, croyez-vous que je ressente quelque chose ? Je ne vous l'ai pas montré jusqu'à présent ; j'ai fait ce qu'il fallait pour que vous crussiez que je pouvais partager votre enivrement, car je lis dans vos pensées, puisque j'en suis issu, et je sais toujours ce que je dois faire pour vous être agréable ; mais au fond de moi, je ne ressens rien ; ni plaisir, ni douleur, ni joie ni peine, et c'est la même chose quand je mange, quand je respire, quand je contemple... je vois, j'entends, je sens, je goûte ; je dispose des cinq sens comme vous, mais ce ne sont, pour moi, que de vulgaires canaux d'information ; je reconnais et je distingue les couleurs, les odeurs et le reste, mais l'émotion qui les accompagne, la secrète et ineffable vibration qu'elles suscitent dans votre coeur, ce que vous appelez proprement le sentiment ou l'affection, j'en ignore tout ; je n'ai que ce que vous me prêtez, à part la douleur de ne rien pouvoir vous donner, puisque je n'ai rien qui m'appartienne en propre, rien qui soit de moi ; je ne suis encore qu'une image, une ombre, le pur produit de votre imagination. À tout prendre, j'aurais préféré rester sur ma toile, inconscient ; au moins je n'aurais pas éprouvé cet amer regret de ne pouvoir éprouver, qui est la seule chose que je puisse éprouver. >> Oui, paradoxalement, cela, il commençait, après des mois de vie, à l'éprouver durement ; car il avait de l'esprit, et pouvait ressentir l'ab"me qui le séparait, tout vivant qu'il fût, ou plutôt qu'il parût, d'un vivant véritable. Abdurrahm ne, avec tact, s'ouvrit de ce problème au djinn ; celui-ci lui répondit qu'il était désolé, mais que cela outrepassait les limites de son pouvoir. Cette faculté de ressentir, si précieuse, Afdal devait la trouver en lui-même ; s'il en avait déjà le regret, la nostalgie, il pouvait la conquérir tout entière, mais ce serait un travail difficile, que nul autre ne pouvait accomplir à sa place. J'ai oublié de préciser que la nuit, pour dormir - quand il ne dormait pas aux côtés de mon ma"tre - il retournait sur sa toile, et redevenait une image ; c'était sa façon de se reposer. Il demeurait conscient ; il pouvait sortir de son cadre ou y rentrer, à sa convenance. Il restait, dans le fond, une image, et cela le tourmentait énormément. Cela tourmentait aussi son créateur. Celui-ci se rendait de plus en plus compte qu'Afdal disait la vérité quand il affirmait qu'il n'éprouvait rien, à part le regret de ne pouvoir éprouver. Malgré ses efforts désespérés pour complaire à son ma"tre, celui-ci finit, d'une certaine façon, par prendre en horreur sa création. Il aimait toujours Afdal, ou disons l'idée d'Afdal, telle qu'il l'avait primitivement formée dans son imagination. Mais il haïssait cette monstruosité sans me à laquelle il avait donné la vie - une vie de souffrance et de regret indicible ! Il s'en voulait à tel point qu'il regrettait même de s'être engagé dans la voie de la peinture, il regrettait toute sa vie, il se considérait - bien à tort cependant - comme le dernier des ratés ! Un soir, ivre, il résolut d'en finir ; il projeta de se suicider après avoir détruit l'icône Afdal, qui reposait alors dans son cadre. Il s'approcha pour y mettre le feu, mais Afdal le vit venir, et soudain, il éprouva de la révolte contre son ma"tre ; il éprouva un vrai sentiment, pour la première fois de sa vie ; non, il ne pouvait pas se résoudre à partir en fumée, comme ça, avant même d'avoir connu la véritable saveur de la vie. Et tout à coup, au moment où il allait mettre le feu à son oeuvre, Abdurrahm ne vacilla, et s'effondra, une main sur la poitrine ; et quand il écarta cette main, il vit qu'elle était rouge de sang. Et en face de lui se trouvait Afdal, un couteau à la main ; un couteau qu'il avait tiré de nulle part, du tableau, alors qu'il n'y était pas auparavant. Mais il regrettait déjà son geste ; terrifié par ce qu'il venait de faire, il se jeta au cou de son ma"tre, qui perdait son sang, en tentant de le secourir, et en lui demandant pardon ; le remord : ce fut le deuxième - ou plutôt, disons, le troisième - sentiment authentique qu'il éprouva. D'une voix faible, Abdurrahm ne expirant demanda : << - Ce couteau, Afdal, ce couteau ! D'où vient-il ? Est-ce mon oeuvre ou la tienne ? L'ai-je imaginé, moi ? Je ne me souviens pas de l'avoir peint ! - Non, ma"tre, ce n'est pas votre oeuvre. Vous ne l'avez ni peint ni imaginé vous-même. Quand j'ai éprouvé de la colère à l'idée d'être détruit par mon propre créateur, après tout ce que j'avais fait pour vous servir, j'ai... j'ai imaginé ce couteau, dans ma main ; oui, je l'ai imaginé, moi-même, comme matérialisation de ma rage et de mon désespoir - je crois que c'est ainsi que vous nommez ce sentiment ? - et aussitôt, comme j'étais dans l'espace du tableau, il a pris forme, comme une de vos propres créations ; mais c'est la mienne ! Je vous demande pardon, ô mon ma"tre. - Ce n'est rien, Afdal ! C'est très bon au contraire ! Tu as imaginé, et tu as créé quelque chose, qui t'appartient en propre, qui exprime un sentiment que tu as éprouvé toi... quelque chose qui est entièrement à toi, et non à moi... cela veut dire... que tu es devenu créateur à ton tour ; tu n'es plus seulement une part de moi, le produit de ma pensée, de mon désir ; tu es toi, tu es vivant maintenant. - Vous croyez ? - Mais oui ! Ne sens-tu pas, toi-même, que le monde a changé ? Que les sons, les odeurs, tout, ont une saveur, une profondeur qu'ils n'avaient pas avant ? - Mais c'est vrai ! À présent ils ont l'air... d'être vivants, eux aussi ; de vouloir me dire quelque chose, que moi seul peut entendre... et vous aussi, maintenant, je ressens pour vous quelque chose de nouveau, de plus profond qu'avant ; je ne veux pas que vous mourriez, non ! Je vais vous secourir. - Tu ne pourras pas, Afdal, c'est trop tard ; j'étais vieux, de toute façon, et j'avais résolu d'en finir, alors ça n'a pas d'importance. Mais écoute... il me reste un peu de vie. Viens, j'ai envie de toi ; unis-toi à moi, une dernière fois, cette fois tu ressentiras quelque chose... tu pourras m'apporter ce que tu n'as pu m'apporter jusqu'à présent ; et je mourrai comblé. S'il te pla"t ! - Tout ce que vous voulez, ma"tre ! Et pardonnez-moi encore ! - Afdal, je suis trop heureux, et tu es tout pardonné. >> Afdal se dévêtit, et ils s'unirent, en une dernière étreinte, plus fougueuse et ardente que jamais, dans le sang d'Abdurrahm ne qui s'écoulait à grands flots. Je ne sais comment il trouva malgré tout la force de satisfaire une dernière, ou plutôt une unique fois, une sublime fois, le désir de son jeune amant, mais il y arriva ; c'était un diable d'homme qui, dans son jeune temps, copulait comme un taureau, avec les deux sexes ! Il consuma avec une volupté macabre ses dernières forces, dans des transports enfiévrés qui firent conna"tre à Afdal, enfin, les délices de la jouissance orgasmique. À la fin, il était rouge, entièrement barbouillé du sang de son ma"tre, et comblé. Aynaw" expirant, trouva encore la force de lui dire adieu, de le remercier, et de lui glisser quelque chose à l'oreille. Un secret qu'il lui avait confié, semble-t-il. Qui peut dire la nature de ce secret ? Aynaw" ne fut jamais enterré, on ne sait trop pourquoi ; il n'a pas de sépulture. Mais on a trouvé dans son ancien atelier un mystérieux tableau, sur panneau de bois recouvert de soie, qui le représente à l'article de la mort, une entaille rougeoyante au flanc, et les yeux entrouverts, par où filtre un dernier regard, un regard lumineux qui exprime un mélange de douleur et de félicité ineffable. On ne sait pas vraiment qui a peint ce portrait, qui a dû être fait juste avant sa mort. Enfin, j'ai mon idée sur la question... - Je pense que nous avons la même, dit Mounir. - Enfin, voilà ; d'Afdal, on n'entendit plus parler non plus. Il n'a sans doute jamais oublié son ma"tre vénéré, mais il est parti à travers le monde, vivre et aimer, puisqu'il était enfin devenu un vivant à part entière. Cela dit, quelque temps avant ces tragiques événements, Aynaw" a eu le temps de léguer à quelques-uns de ses disciples, les plus doués et les plus dévoués, à lui comme à notre art, certains de ses secrets ; comme certaine préparation aux vertus spéciales qu'il tenait des djinns. - Sérieusement ? Voilà qui est intéressant. Cela veut dire que vous pouvez... - Créer la vie ? Certainement pas, il ne faut pas rêver... mais je peux, oui, avec ma peinture, je peux ouvrir un passage dans l'invisible. Je peux vous faire franchir la barrière du réel, la barrière des dimensions, vous faire parcourir des espaces considérables en un temps ridicule, par la puissance de l'image, comprenez-vous ? - Mais oui ! Et voilà qui m'arrangerait tout à fait ! Pourriez-vous... >> Et Mounir exposa au peintre son projet, qu'il avait formé en écoutant ses dernières paroles. Le peintre acquiesça, la chose lui était possible. Il allait l'aider à franchir la ligne des hommes de Mourad disposés autour de l'oasis ; gr ce à ce peintre fantasque, il allait pouvoir leur échapper une fois de plus, sans coup férir cette fois, leur glisser entre les doigts. Le peintre prit une grande pièce de toile tendue sur un cadre en bois, et, sur les indications de Mounir qui lui décrivit précisément l'endroit où il comptait se rendre, il peignit une sorte de passage, qui menait, bien au delà des abords de l'oasis, dans une caverne tout près du siège de l'Ordre. Mounir remercia le vieux Jabir, et le salua avec effusion ; puis, il pénétra réellement dans la toile, et emprunta le passage sans difficulté, un vrai prodige. En un rien de temps, il se retrouva à deux pas de chez lui, très loin des hommes de Mourad, qui surveillaient toujours l'oasis. Ils mirent longtemps à s'apercevoir que l'homme qu'ils traquaient leur avait une nouvelle fois échappé, ils ne comprenaient absolument pas comment. Mystère complet. Cette histoire fit beaucoup rire ses compagnons de l'Ordre quand Mounir la leur raconta. Au moment où il empruntait le passage dans l'invisible, il se remémora l'histoire du peintre, qui l'avait fort ému, en particulier l'épisode du saphir, qui lui rappelait quelque chose - à part les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux. C'est alors qu'il se souvint des pierres précieuses dont il avait fait présent aux garçons, sauf à Mokhtar. 52. Mounir se souvient de Mokhtar Il prit congé du peintre non sans effusions, et se remit en route, cheminant en silence aux côtés de Zeyd et de Yazid. Mais le souvenir de Mokhtar, à qui, pour des raisons qui lui appartenaient, il n'avait pas jugé bon de faire de présent comme aux autres, ne cessa de le hanter sur le chemin du retour. Pour la première fois, Mounir eut l'idée de mettre cet événement en rapport avec l'étrange suite de déconvenues dont l'épisode du marché aux esclaves, et puis celui de Penjava, Soufiane, des hommes de Mourad et de la Tête de sanglier, tout cela lui revint en mémoire avec une effrayante clarté. Se pouvait-il qu'une odieuse trahison fût à l'origine de ces épisodes sombres de l'histoire de l'Ordre ? Se pouvait-il que Mokhtar, un garçon si doux et si délicat, qui s'était donné à lui avec tant de gr ce et de zèle, ait commis cette infamie ? Il se refusait à le croire. Pourtant, à mesure qu'il chassait cette idée de son cerveau, elle revenait s'y loger avec plus de force, comme pour le narguer. Ce qui, au début, n'avait été qu'une hypothèse horrifiante, devenait peu à peu une quasi-certitude, dont il ne pouvait détacher son esprit tant elle l'obsédait. Il fallait qu'il en eût le coeur net. Jusque là, il résolut de ne plus y penser, et il y réussit à peu près, quand il arriva en vue du siège de l'Ordre. Alors, il oublia tout à fait la trahison de Mokhtar, et son coeur se serra d'émotion en même temps qu'il s'imprégnait de joie. Cette fois, il était bel et bien de retour. Au moment même où il réalisait tout ce que cela impliquait pour lui, sa joie redoubla encore quand il aperçut un groupe de cavaliers qui, d'un autre point de l'horizon, convergeait vers le même lieu que lui. À sa manière un peu gauche, un peu cocasse de monter, Mounir n'eut pas de mal à reconna"tre, dans le premier cavalier qui venait vers lui, son ami le père Anastase. Le second, jeune et élégant, montant admirablement, ne pouvait être que Hamid, qu'il avait laissé, il y a une éternité, loin de lui, quelque part en Inde#K thre#. Les autres étaient des jeunes gens et des hommes de l'Ordre, tous serviteurs loyaux et féaux de la cause commune. Mis à part deux d'entre eux, qui étaient Rafiq et Tajeddine, il les reconnut tous, et les évoqua en lui-même, se rappelant le nom et les hauts faits de chacun - et pour certains, des détails plus intimes, de l'ordre de la vue, de l'odorat, du toucher ou du goût. Et il se dit qu'il était merveilleux de pouvoir se rappeler jusqu'au goût d'un ami que l'on n'a vu depuis longtemps. Hamid, Anastase, Haydar et tous les autres furent aussi enthousiastes de retrouver le ma"tre que celui-ci était heureux de revoir des hommes et des garçons qui avaient si royalement servi l'Ordre en toute circonstance. C'était un peu comme, pour un père, de revoir ses enfants après une longue séparation ; car autant qu'un ma"tre, Mounir était un père pour les gens de l'Ordre. Et ils ne se cachèrent pas, les uns aux autres, la joie pure et sans mélange que provoquaient en eux de si belles retrouvailles. Mais cette joie fut encore augmentée par l'arrivée d'un autre cavalier, qui venait d'un point différent de l'horizon. Ce cavalier n'était autre qu'Abdul-Hakim, l'héroïque capitaine, qui avait laissé momentanément son navire et son équipage pour rendre visite à l'Ordre, dont il faisait maintenant partie au même titre que Hamid ou n'importe quel autre. Tous ces hommes joyeux qui, à quelques encablures à peine de la capitale, s'étaient retrouvés en chemin après s'être perdus de vue dans les circonstances que l'on sait, mirent pied à terre, et, laissant un instant la bride à leurs montures, s'étreignirent avec émotion, s'embrassèrent, se congratulèrent chaleureusement. << - Mon cher Hamid, disait Mounir, je désespérais de jamais vous revoir. Et vous de même, mon bon Anastase ; jamais je n'avais mieux mesuré à quel point vous êtes chers à mon coeur. Quant à toi, bel Haydar, ton absence a été un déchirement de tout instant, et une expiation de ses péchés, pour ce coeur que certains croient de pierre, mais qui ne l'est pas, je te le jure devant l'Éternel Dieu ! Je suis si heureux de te revoir que mes yeux pleurent malgré la joie qui m'étreint et le désir que j'ai de bien te regarder : vois les larmes qui coulent sur mon visage. >> Et c'était vrai : deux petites larmes roulaient sur la joue r peuse de l'homme sombre. Et il posa sur les lèvres de Haydar un baiser sans fausse honte que tous ses amis acclamèrent avec fièvre. << - Et moi, répondit Anastase, par Dieu, je veux bien que le diable m'emporte si j'ai jamais été plus heureux qu'aujourd'hui ! Mon cher Mounir, l'émotion qui vous fait pleurer, vous qui avez la réputation d'être de bronze, me serre trop fort, moi, pour que je puisse seulement verser une larme. J'en ai la voix altérée ; mais je me dessécherais en un instant si je devais verser autant de larmes que j'éprouve de plaisir à revoir votre auguste visage. >> Et il ajouta en riant : << - Attention, n'allez pas m'embrasser sur la bouche, moi aussi ! J'ai passé l' ge, et vous aussi, soit dit sans vouloir vous vexer. Mais, si c'était là une façon connue de se saluer entre amis qui ne sont rien qu'amis, je vous jure bien que je me serais déjà précipité sur vos lèvres comme un damné sur de la glace. À défaut, souffrez que je vous serre contre mon coeur ; ah ! Mon cher ma"tre et ami, bien vrai, vous m'avez manqué plus que je ne saurais dire. Mais je suis sûr qu'il en est à qui vous avez encore plus manqué, tels ces jeunes Marw ne et Mokhtar, et d'autres dont j'oublie les noms, qui ne vous ont pas vu depuis plus longtemps que moi. Allons vite les retrouver ! Ils doivent mourir d'impatience, et il ne serait pas humain de les faire attendre davantage. >> Mounir, à cette mention de Mokhtar, avait sourcillé imperceptiblement. Mais Haydar, à son tour, prit la parole : << - Seigneur Mounir, dit-il, si je puis me permettre d'ajouter quelque chose à ce qu'a dit notre noble ami, je dirai que ma joie de vous revoir égale à tout le moins la sienne, et la dépasse peut-être, car il y a entre nous tout ce que vous savez, et vous venez encore de me donner la preuve que vous n'avez rien oublié des moments merveilleux que nous avons passé ensemble dans la plus complète intimité, ce qui me remplit d'un bonheur que vous ne sauriez même pas imaginer. Car c'est trop d'honneur pour moi que de constater que votre affection est toujours si vive après une séparation au cours de laquelle vous avez dû voir bien des choses, et rencontrer des garçons qui me valent bien, tandis que moi, j'avoue n'avoir jamais rencontré homme aussi exceptionnel que vous. - Mon cher Haydar, répondit Mounir avec attendrissement, détrompe-toi, si j'avais rencontré un seul garçon qui valût mieux que toi, je ne serais pas ici, mais auprès de lui, ou bien lui serait près de moi. Or, tu vois bien qu'il n'y a personne avec moi, à part ces deux jeunes gens, qui s'aiment tendrement, et avec qui je me suis tout au plus livré à quelques cajoleries sans conséquences. Mais il s'en faut de bien loin que le souvenir béni de ton coeur si noble et de ton corps si doux soit éclipsé par eux si peu que ce soit. >> Disant cela, il désigna Zeyd et Yazid qui, pendant tout ce temps, étant nouveaux dans l'Ordre, étaient demeurés silencieux et effacés. Puis il acheva de rassurer le brave Haydar : << - Quant à toi, mon très cher Haydar, je peux t'assurer que tu es l'un des garçons les plus exceptionnels qu'il m'ait été donné de côtoyer, et que tu tiens à jamais dans mon amour et dans mon estime une place que nul ne te disputera. >> Puis, il lui embrassa tendrement le front, et ajouta simplement, mais avec un léger tremblement dans la voix, qui donnait toute sa valeur et sa saveur à cette parole : << - Je suis heureux de te revoir. >> Tout le monde hurla à nouveau de joie et s'étreignit de plus belle. Finalement, ce fut au tour de Hamid de prendre la parole : << - Mon cher Mounir, dit-il, vous savez bien que je ne suis pas doué pour les discours, et que j'ai l'émotion discrète. Mais je n'en suis pas moins ému, force m'est de le reconna"tre. Pendant des mois et des semaines, j'ai été fier de servir l'Ordre du mieux que je pouvais, partout où le Seigneur, qui est mon ma"tre et le vôtre, a voulu que mes pas me portassent. Je crois m'être honnêtement acquitté de la t che que vous avez daigné me confier. Mais aujourd'hui, pour dire la joie que j'ai à vous revoir, j'oserais dire, en paraphrasant le livre saint qui est le modèle de toute éloquence dans notre beau langage, que tous les arbres de la terre, changés en plumes pour écrire, et tous les océans changés en encre, ne suffiraient pas. Souffrez qu'à nouveau, je vous serre contre ma poitrine, c'est le mieux que je puisse faire pour marquer ma reconnaissance. - Mon cher Hamid, repartit Mounir, vous êtes bien modeste, il me semble ! Que diable allez-vous parler de reconnaissance envers moi, alors que c'est l'Ordre tout entier, et moi d'abord, qui vous remercie pour les inestimables service que vous lui avez rendus. Dites-vous bien, mon cher, que sans vous, nous ne serions rien. L'Ordre tout entier est et doit être comme un seul corps, dont chaque partie est garante de toutes les autres, dont chaque membre rend le service qu'il peut et se ressent de l'état de l'ensemble. Un seul corps, une seule me, tel est notre Ordre, telle est notre force. Et dites-vous bien encore, mon plus que frère, que si même vous n'aviez pas rendu le quart du dixième des services énormes que vous rend"tes, vous seriez encore plus cher à mon coeur que vous me faites l'honneur de l'être au vôtre. C'est tout simple, cher Hamid, je vous aime ; et dès lors que je vous revois aujourd'hui, mon bonheur et ma félicité n'ont plus de limites. >> De nouveau, un concert d'acclamations suivit ces paroles du ma"tre de l'Ordre. On s'embrassa encore. Puis, peu à peu, on se mit à parler. Mounir, d'abord, présenta ses nouveaux compagnons, qui jusque là n'avaient pas dit un mot, et qui racontèrent leur histoire tel que nous l'avons fait ci-dessus. Puis, il raconta lui-même par le menu les derniers événements qui avaient marqué son retour, notamment l'épisode du mirage, qui impressionna beaucoup ses amis. Enfin, à leur tour, ceux-ci se mirent à conter chacun ses propres aventures, sans omettre de présenter à Mounir les deux jeunes sorciers qui étaient leurs nouveaux camarades, de sorte que tous nos amis purent comparer leurs périples respectifs, et s'apercevoir qu'ils avaient tous, à peu près, vécu des choses aussi extraordinaires. Une seule petite chose jetait, aux yeux de Mounir, de l'ombre sur ce beau tableau : l'absence de Soufiane, et le fait que personne n'était en mesure de dire ce qu'il était advenu de lui après qu'il fut tombé dans le piège ourdi par les gens de Mourad. On le supposait toujours entre les mains de ce dernier, à moins qu'il ait réussi à s'échapper. Mais l'on se proposa d'élucider ce mystère le moment venu, et, en attendant, de n'y plus trop penser, car l'heure était à la fête et à la gaieté. On reprit donc les montures, et l'on se dirigea tous ensemble, comme un seul homme, vers la cité de toile, qui arborait déjà les signes de la liesse la plus intégrale en l'honneur de ceux qui revenaient de loin. De fait, quand nos amis entrèrent dans l'enceinte mouvante de la capitale de l'Ordre, ce fut un triomphe, une ovation, un déluge de joie qui les submergea de toute part. D'abord, un banquet immense salua leur retour. On prépara à leur intention les mets les plus raffinés, les viandes les plus tendres, les vins les plus capiteux pour ceux qui en buvaient, et l'opium le plus fin pour Mounir. Et, naturellement, on fit venir les plus beaux garçons, qui dansèrent, récitèrent de la poésie et, pour finir, s'unirent librement à ceux qui le désiraient, car cette fête du coeur et de l'esprit devait aussi être une fête des sens, et elle fut mieux que cela : une féerie, un éblouissement. Non pas l'orgie, dans ce qu'elle a de bas et de vulgaire, mais la bacchanale, avec tout ce qu'elle implique de divin et de sacré. Il y eut aussi le défilé des musiciens, des aèdes, des jongleurs ; on joua les airs les plus enivrants, on exécuta les tours les plus étonnants pour divertir l'assistance. La fête battit son plein durant cinq jours et cinq nuits, et elle flottait encore dans l'atmosphère au soir du septième jour. Après quoi, il fallut bien une semaine à nos amis pour se remettre de tant d'émotions. C'est alors que Mounir repensa à Mokhtar. Tout au long de la fête, Mounir avait donné des ordres discrets, mais fermes, pour que Mokhtar, sans être tenu tout à fait à l'écart, ne parût pas trop visiblement, se t"nt quelque peu en retrait. Et surtout, il n'avait toujours pas été autorisé à revoir son ami Marzouk, à qui l'on avait fait dire que son jeune camarade était souffrant, et le verrait plus tard. De ce fait, le jeune garçon avait senti s'abattre sur lui la main glacée de la disgr ce. Maintenant, l'heure des explications approchait. Mokhtar ne se doutait que trop que sa trahison était découverte. Mais nous devons dire à sa gloire qu'il sut faire bonne contenance. Quand Mounir le fit appeler pour se justifier devant lui, il arbora un sourire tellement radieux que l'homme sombre lui-même eut un doute. Et s'il s'était malgré tout trompé jusqu'à présent ? Enfin, on n'allait pas tarder à le savoir ; du moins l'espérait-il. De son ton le plus glacial, il entama les hostilités : << - Bonjour, mon jeune ami, dit-il. Que la paix soit sur vous. Peut-être savez-vous pourquoi vous êtes ici, ou du moins vous en doutez-vous ? - Je sais, mon seigneur et ma"tre, que, comme tout un chacun ici, je suis ivre de joie de vous revoir après une si longue et douloureuse absence. - Absence que vos agissements ont failli rendre plus longue encore, si je ne me trompe pas. Mais peut-être ai-je été mal renseigné ? - Ma"tre, cela dépend de ce que disent vos renseignements. Moi, je vous ai toujours servis, l'Ordre et vous, fidèlement et loyalement, et je ne sais rien des agissements dont vous voulez parler. Qu'aurais-je bien pu faire qui augment t la durée d'une absence que plus que tout autre ici, peut-être, j'ai trouvé bien pénible. >> Mounir accusa le coup avec flegme. << - Ainsi, vous ne savez pas pourquoi vous êtes convoqué ici, pour répondre à mes questions. Vous ignorez que certain jour, comme je me rendais au marché aux esclaves, je tombai dans une embuscade ourdie par mon pire ennemi, le prince Mourad, dont les gens avaient été mystérieusement prévenus de ma venue. Vous ignorez de même que, à Penjava, en Inde, où j'allais pour récupérer certain jeune garçon dont l'ami est des nôtres, comme vous le savez puisque vous étiez avec moi le jour où nous f"mes sa connaissance, je tombai dans une seconde embuscade, à laquelle participaient en outre les gens de l'homme à la tête de sanglier, mon autre ennemi mortel ; et que, de cet autre guet-apens où tous mes ennemis étaient ligués contre moi, j'ai failli ne jamais revenir vivant. Je suis bien là cependant, et je suis revenu exprès pour vous poser cette question : n'est-ce point vous qui, ces deux fois, avez prévenu les gens de Mourad contre moi, tout comme vous les aviez prévenus, sur mon ordre et mon initiative cette fois, que je viendrais déguisé en mendiant aveugle lors de l'épisode des trois garçons blonds ? Répondez. >> Cette fois, Mokhtar perdit légèrement contenance, mais il parvint tout de même à articuler : << - Moi, seigneur ? Moi, que j'eusse commis une pareille infamie ? Et qui donc peut vous avoir dit cela ? Dites-le moi, que je lui fasse rendre gorge, à ce tra"tre, à ce chenapan, à ce... - Il suffit, le coupa Mounir. Je vous ai entendu ; mais ce que je vous dis là, personne ne me l'a dit ; je l'ai pensé, tout simplement. - Seigneur Mounir ! S'écria le jeune garçon, affectant la plus parfaite surprise. Et comment donc votre noble esprit, si avisé, a pu penser de moi une chose pareille ? Avec tout le respect que je vous dois, je n'arrive pas à le croire. - Il le faudra bien pourtant, car c'est la vérité. Je l'ai pensé parce que j'ai réfléchi. Et en réfléchissant, j'ai vu que j'avais sûrement été trahi. Et en cherchant à savoir qui pouvait m'avoir trahi, j'ai vu que vous seul faisiez, ici, le métier d'espion ; vous seul avez vos entrées auprès des ennemis de l'Ordre. Vous seul, enfin, vous êtes vanté devant moi de pouvoir espionner tant pour l'un que pour l'autre. Sans compter d'autres motifs que j'ai de vous soupçonner. Qu'avez-vous à répondre à cela ? >> En disant ces dernières paroles, Mounir avait pensé à l'histoire des présents ; mais il n'osait pas en parler trop ouvertement, car il se rendait compte qu'il n'y avait pas tenu un très beau rôle, en défavorisant ce garçon aussi visiblement au profit de ses camarades. Mokhtar répondit néanmoins: << - Seigneur, je ne sais quel sens donner à vos paroles. Vous êtes le ma"tre ici. Vous commandez, nous obéissons, et tout le monde s'en trouve bien, je crois. Si quelqu'un a eu à se plaindre d'une injustice de votre part, ce n'est en tout cas pas moi. Moi, j'ai toujours accepté avec joie ce qui venait de vous, et n'ai jamais convoité la part des autres. >> Encore une fois, Mounir accusa le coup ; mais cette fois, il donna quelques signes d'impatience. Cependant, Mokhtar continuait : << - Quant à vos autres accusations, j'avoue qu'elles me laissent perplexe. Si je vous ai jamais espionné, ce n'est qu'avec votre consentement, et dans le but que vous savez. Vous me reprochez aujourd'hui ce qui constituait hier un atout, mes entrées auprès du prince Mourad ; fort bien. Mais comment avez-vous pu penser que je lui aurais, moi, parlé sans votre permission ? Si je l'ai fait, que j'en sois puni. Mais je ne l'ai pas fait, vous en avez ma parole ! >> Mounir fut un peu décontenancé par l'aplomb de son interlocuteur. Mais il se ressaisit et dit : << - Si ce n'est toi, alors qui est-ce ? Nous avons étés trahis, ça ne fait pas l'ombre d'un doute. Plusieurs faits vous accusent. Si c'est à tort, tant mieux, mon cher Mokhtar. Je vous aime et vous respecte fort. J'aurais de la peine à vous savoir coupable de forfaiture. Cependant, tout vous accable ; que puis-je faire, moi, sinon vous demander à vous de vous justifier si vous le pouvez ? - Seigneur, c'est aux coupables de se justifier. Moi, n'ayant jamais aspiré qu'à vous servir du fond du coeur, je ne peux même pas imaginer ce que je ferais à la place de l'auteur d'une pareille forfaiture. Sans doute, si je voyais que j'étais à deux doigts d'être démasqué, je me repentirais sincèrement, et j'implorerais qu'on ne me juge pas avant d'avoir bien considéré les tenants et les aboutissants de mes actes, qui se seraient peut-être pas ceux que l'on pense... mais, encore une fois, ceci n'est que pure spéculation. Je ne saurais réellement me mettre à la place d'un prévaricateur, et ressentir ce qu'il ressent, car mon Destin à moi est de servir fidèlement, ce que j'ai toujours fait ; et sinon, qu'on apporte des preuves contre moi ! Mais je suis bien tranquille, seigneur, de telles preuves, vous n'en trouverez pas ! - Un peu trop tranquille, oui, se dit Mounir. Toi, tu es un rusé compère et tu sais mener ton monde en bateau. Mais qu'importe, abuse toujours, c'est toi que tu abuseras. Puis, à haute voix, il ajouta : - Allons, c'est bien parlé. S'il y a des preuves contre vous, on les trouvera, soyez sans crainte. Et s'il n'y en a pas, on vous fera justice. En attendant, ne vous éloignez pas trop du camp ; et puis, allez voir votre ami, il vous attend. Et souvenez-vous que votre cas est toujours à l'étude. >> Mokhtar salua et s'en fut, heureux de s'en tirer provisoirement à si bon compte, conscient que les difficultés étaient devant lui. Il jubilait néanmoins à l'idée de revoir Marzouk. Et de fait, ce furent d'émouvantes retrouvailles que celles des deux amis. Depuis le début de cette histoire, Marzouk s'était fait à l'idée qu'il ne reverrait plus Mokhtar ; et celui-ci ne caressait plus beaucoup l'espoir de retrouver son ami. Aussi, lorsqu'enfin ils se revirent, ils restèrent un temps à se scruter du regard, vaguement incrédules ; puis, un immense sourire se peignit en même temps sur leurs deux faces,et ils se précipitèrent dans les bras l'un de l'autre. On aurait dit qu'il y avait une éternité qu'ils ne s'étaient point vus, et leurs corps autant que leurs coeurs disaient la joie qu'ils avaient de s'étreindre à nouveau. Si bien que ce fut un assez charmant remue-ménage, qu'on nous pardonnera de ne pas décrire dans le détail ; on dira seulement que deux heures après s'être revus, nos amis étaient tous les deux nus, emmêlés l'un à l'autre, inconscients et roulés dans de la soie, le coeur palpitant de voluptueuse satiété. Quand enfin ils reprirent leurs esprits, des pensées plus sombres défilèrent par vagues au dessus de leurs deux têtes. Ils s'adoraient comme au premier jour ; mais l'un comme l'autre était conscient du drame qui menaçait leur bonheur. Le glaive de la disgr ce pendait au dessus de Mokhtar. Marzouk ne pouvait pas croire que son ami fût coupable. Mais si l'Ordre le désignait tel,il faudrait bien se plier à sa loi, ce qui voulait dire soit se séparer, soit fuir ensemble. Se séparer n'était pas possible. Fuir ensemble était difficile. Aucune solution agréable ne se présentait à ces deux infortunés jeunes gens. Finalement, Mokhtar dit, après avoir tourné le problème dans tous les sens : << - Marzouk, mon cher Marzouk ; je le sens, il va falloir nous séparer bientôt. - Que dis-tu là, Mokhtar ? s'écria Marzouk. Moi, te laisser fuir seul ? Plutôt mourir ! - Ne dis pas cela ; oui, tu me laisseras fuir seul, parce qu'il le faut, bien que je n'en aie pas plus envie que toi. Un jour tu comprendras ; en attendant, pour l'amour de moi, fais ce que je te dis, mais ne t'inquiète pas : nous ne serons pas séparés longtemps : juste le temps de mener une affaire très importante dans laquelle tu ne saurais m'être d'aucune utilité ; ou plutôt, c'est en restant ici, au camp, près de l'Ordre, que tu me seras le plus utile. - Si c'est ainsi que tu l'entends, mon cher Mokhtar, j'accepte ; je ferais tout pour t'être utile, tu le sais. Et du moment que tu me promets que nous nous reverrons, je ne te fais pas de questions. Je me rends à tes raisons quelles qu'elles soient, car je sais, moi, que pour rien au monde tu ne trahirais l'Ordre. >> Mokhtar sourit intérieurement de la naïve confiance de son ami, et il ajouta : << - À merveille. Maintenant, cher Marzouk, promets-moi une chose. - Tout ce que tu voudras. - Eh bien ! Tu sais ce que l'on dit partout, qu'un jour il doit y avoir une formidable attaque de tout l'Ordre contre ceux qui veulent sa perte, troupes du sultan, gens de la ville et fermiers hostiles à l'organisation, tous ligués ; il est écrit qu'un jour l'Ordre doit en venir à bout au terme d'une bataille colossale qui embrasera le ciel et la terre, et l'on dit que ce jour est proche. Eh bien, ce que je te demande, c'est que, quand nous serons séparés, si ce jour arrive, tu m'en avertisse avec précision ; et que tu me dises aussi par quel côté nous allons attaquer pour prendre Naruq, si c'est par l'est ou par l'ouest. Il faut que tu le saches, et qu'ensuite tu me le fasses savoir ; il le faut, entends-tu ? Notre avenir, notre bonheur en dépendent. Tu sais que je ne trahirai jamais l'Ordre. Tu en as ma parole d'honneur. Mais si tu fais ce que je te dis, nous serons heureux, tous les deux, jusqu'à la fin de nos jours. Tu me crois, n'est-ce pas ? Tu le feras ? - Mais ne peux-tu vraiment pas me dire de quoi il retourne ? Ces renseignements que tu veux que je te donne, que vas-tu en faire ? - C'est mon secret. Si tu m'aimes, il faut me faire confiance et agir comme je te l'ai dit, quoi qu'il arrive. Tout notre avenir en dépend. Est-ce bien clair, mon ami ? - Bien sûr que c'est clair ! Mokhtar, je t'aime ! Je t'obéirai au doigt et à l'oeil, tu as ma parole. Mais j'espère qu'après cela nous serons aussi heureux que tu le dis. - Plus heureux encore. >> Marzouk acquiesça, inquiet mais confiant. Mokhtar se sentait un peu honteux d'abuser de la loyauté de son ami, sans lui révéler le vrai but des confidences qu'il lui demandait. Mais il savait que son entreprise visait à réunir définitivement leurs deux coeurs et leurs corps dans la joie et la prospérité, et que le moment venu, Marzouk comprendrait. En bénissant encore une si déférente amitié, il s'éloigna pour réfléchir à ce qu'il fallait faire maintenant. La Providence voulut qu'à ce moment, il pass t près de la tente de Mounir, qui était en train de parler d'une visite qu'il devait rendre quelques jours plus tard, seul, au poète Abdul-Fat . Aussitôt, Mokhtar écrivit une lettre qui disait en substance : << tel jour, à telle heure, Mounir se rendra seul chez Abdul-Fat , signé : Mokhtar >>. Il mit la lettre dans une enveloppe adressée au prince Mourad, qu'il glissa dans une seconde enveloppe adressée à un espion au service du prince, que Mokhtar connaissait. Puis, il confia l'enveloppe à Marzouk, en lui ordonnant de la porter à la personne indiquée, et de se faire tuer plutôt que de la donner à quelqu'un d'autre. Marzouk s'acquitta de sa t che sans le moindre accroc, et la lettre parvint jusqu'au prince Mourad, qui en fut bien aise. Mais c'était exactement ce que voulait Mounir, qui avait tendu ce piège à Mokhtar, quand il l'avait vu arriver près de chez lui. Si bien que le jour dit, au lieu d'aller chez Abdul-Fat , il lui envoya Hamid qui avait ordre de dire aux serviteurs du poète que << le seigneur Mounir s'excusait de ne pouvoir être présent, vu qu'il avait attrapé la fièvre du désert. >> Hamid, à cette occasion, fut très surpris de ne pas reconna"tre le serviteur habituel du poète, qu'il connaissait de vue, mais d'en trouver un, à la place, qui avait l'air grave et l'allure martiale. Quelques jours plus tard, Mounir recevait à son tour un message ainsi libellé : << Cher ami, vous avez bien fait de ne pas venir : comme vous l'aviez prévu, ce jour-là, ma maison était remplie d'hommes de Mourad qui avaient pris la place de mes domestiques sans que je pusse rien faire. Il ont d'ailleurs fort bien fait leur commission de dire à leur ma"tre que vous étiez malade, celui-ci n'y a vu que du feu. Venez quand vous voudrez, je vous garantis que la prochaine fois vous serez mieux accueilli. Paix et salut sur vous, signé : Abdul-Fat . >> Par cette ép"tre, Mounir n'eut plus aucun doute quant à la réalité et à l'origine de la trahison ; l'épreuve qu'il avait fait passer à Mokhtar s'était révélée concluante, celui-ci était bien un prévaricateur. Alors, il le convoqua une deuxième fois, et, plus digne et plus grave que la première, il déclara : << - Mon jeune ami, le doute ne m'est, hélas, plus permis : vous vous êtes rendu coupable du crime de trahison. La justice voudrait que vous fussiez sévèrement ch tié. Cependant, eu égard à votre jeune ge, ainsi qu'aux services que vous avez rendus à l'Ordre, vous serez simplement banni ; estimez-vous heureux. Dès ce soir, vous partirez vers Naruq, avec interdiction désormais d'approcher du siège de l'Ordre, ou de parler à l'un de ses membres. Et il en sera ainsi toujours, à moins que vous ne parvinssiez à vous racheter par quelque action d'éclat en faveur de l'Ordre, qui fasse oublier votre tra"trise passée. Vous avez un an et un jour pour accomplir une telle action, passé ce délai, vous serez considéré comme perdu pour l'Ordre et acquis à ses ennemis, et par conséquent banni à vie. Croyez bien, mon cher Mokhtar, que je regrette d'en arriver là ; je vous aimais bien, et ne sais ce qui vous a pris. Mon coeur a bien de la peine, aussi vous voyez que vous avez eu la punition la plus douce possible. Maintenant, si vous trouvez que vous avez été traité avec injustice, vous pouvez dire un mot. >> Mokhtar se montra digne et ne protesta pas, mais il demanda à voir Marzouk une dernière fois, faveur qu'on lui accorda. Ce qui lui permit de rappeler ses instructions au jeune homme, et de s'assurer une nouvelle fois de son concours. Ce qu'ayant fait, il se retira avec hauteur, maudissant l'Ordre et jurant de se venger, tandis qu'il faisait prendre à son cheval la route de Naruq. Cependant, on se souvient que le génie Abdul-Maj"d était toujours prisonnier de Mourad. Par ailleurs, le séjour du capitaine Abdul-Hakim touchait à sa fin ; il faudrait qu'il regagne son navire et la mer, et Mounir le savait. Le moment était donc venu de faire quelque chose pour le pauvre génie qui était captif depuis trop longtemps. Mais que faire ? Mourad et ses gens possédaient toujours les amulettes magiques qui permettaient de neutraliser le pouvoir du génie. Par ailleurs, ce pouvoir même, entre leurs mains, constituait une arme redoutable, dont ils ne voudraient sans doute point se défaire facilement. Il apparaissait donc clairement à Mounir que la meilleure solution consistait à obtenir de Mourad lui-même qu'il rend"t et le génie, et les amulettes. Or, pour cela, Mounir avait son idée. Il pensait au jeune favori de Mourad, Soheïb, celui qui avait remplacé dans son coeur Nawfel. Car Mounir avait ses espions au palais, et il connaissait parfaitement l'existence de Soheïb et l'attachement de Mourad pour lui. Il résolut donc de s'en emparer pour contraindre Mourad à gracier Abdul-Maj"d. Pour cela, il fallait d'abord que quelqu'un approch t Soheïb et entr t en confiance avec lui. Mounir pensait à un jeune de l'Ordre. Justement il devait y avoir, prochainement, un recrutement pour le sanctuaire des éphèbes du sultan de Naruq. Mounir résolut d'y envoyer Bachir, le jeune théologien de douze ans. Bachir était dans toute sa splendeur en ce moment, et de plus son intelligence, son bagage exceptionnel, en faisaient une recrue de choix pour Ben Zouhal, qui recherchait pour le sultan des garçons sortant de l'ordinaire. Bachir prit donc le chemin de Naruq avec Hamid, puis, une fois arrivé dans la grande cité animée, il se fondit à un groupe de jeunes gens insouciants qui allaient tenter leur chance au palais ; c'étaient, pour la plupart, des fils de pauvres ou de nobles désargentés, pour qui le sanctuaire représentait une réelle chance de redorer le blason familial, car les jeunes qui étaient là étaient non seulement nourris, choyés, éduqués, mais également honorés comme des demi-dieux. À l'heure convenue pour le recrutement, les jeunes gens se présentèrent au palais, où ils furent reçus par un très élégant eunuque du nom de Kamil, qui veut dire complet, ce qui est le comble pour un être de sa condition. Kamil les mena à travers un dédale de couloirs, jusque dans une grande pièce où se trouvaient assemblés plusieurs hommes à l'air grave et docte, qui étaient le jury chargé de sélectionner les jeunes garçons qui auraient la chance d'être admis au sanctuaire et d'y recevoir l'éducation la plus raffinée de tout l'État. Au milieu de ces hommes était le plus considérable d'entre eux, leur chef et leur mentor, le docte Abdullah Ben Zouhal. Les hommes regardaient les garçons, et retenaient ceux d'entre eux qui excitaient le plus la convoitise des sens ; puis, Ben Zouhal s'entretenait avec eux, pour voir si leur esprit était aussi bien fait que leur corps. S'il trouvait que c'était le cas, le garçon était choisi et allait rejoindre ses futurs appartements, où l'attendaient une parure blanche et or comme en portaient les autres garçons du sultan, et un repas spécial composé de p te d'amande et de fruits sucrés, car les garçon étaient censés se nourrir principalement de choses douces pour que leur liqueur soit douce au goût. Aussi, quand Bachir passa devant le jury des hommes, sa beauté et sa gr ce déclenchèrent un déluge d'enthousiasme ; mais c'est au moment de passer devant Ben Zouhal, juge de l'esprit des garçons, que les rares qualités intellectuelles du jeune théologien firent merveille. << - Bienvenue, mon jeune ami, lui dit cordialement le médecin. Toutes mes félicitations, vous avez remporté brillamment la première épreuve de notre petite sélection ; ce qui, lorsque je vous regarde, n'a rien pour... euh... me surprendre ; vous êtes effectivement très beau. Oui, oui, très beau... veuillez m'excuser si je suis un peu troublé ; des beaux garçons, vous savez, ici, nous en avons vus... mais d'aussi beaux que vous, rarement ; trop rarement, hélas... (Ben Zouhal soupira et reprit :) Cependant,vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a une autre épreuve, portant davantage, disons, sur vos qualités morales... bien sûr, le physique est important, mais il n'est pas tout, vous comprenez ? Il nous faut voir aussi... l'invisible, j'entends... - Vous entendez, le coupa Bachir, l'invisible en moi, la part de cette ombre sacrée qui se nomme l'esprit ou l'intellect. Ben Zouhal le regarda avec étonnement et dit : - C'est cela ; c'est précisément cela. Jeune homme, vous m'avez tout l'air d'être un élément remarquable ; voudriez-vous me dire votre nom et votre principale qualité ? - Je m'appelle Bachir, et ne sait ce que vous entendez par ma principale qualité. - Voyons, il y a bien un domaine où vous excellez, tel que la course, le tir, les mathématiques ou la poésie... - Oh ! C'est cela ? La théologie. - La théologie ? - Oui, la théologie. Il y en a qui rêvent de devenir coureurs, chanteurs ou poètes ; moi je m'exerce à devenir théologien. On dit que je ne me débrouille déjà pas mal dans cet art. Si vous voulez que je vous démontre que toute essence qui n'est pas une substance est l'accident d'une substance... - Euh... oui, sans doute ; une autre fois. Mais dites-moi, c'est très intéressant ce que vous me contez là ; ainsi vous êtes vraiment un théologien. >> Ben Zouhal était fasciné. Et, caressant son menton, il ajouta rêveusement : << - Un nouvel ibn Sina... - En devenir seulement, fit Bachir avec modestie. - Bah, sourit le médecin ; être en puissance, être en acte, être en devenir, c'est toujours être... toutes ces distinctions sont bonnes pour vous, théologiens ; vous vous en gargarisez. Mais pour le commun des mortels, elles ne sont rien. N'importe ; voyons, éblouis-nous, mais avec quelque chose qui nous parle. Tu connais les versets dix-septième et dix-huitième de la sourate L'événement : << Parmi eux circuleront des garçons éternellement jeunes - Avec des coupes, des aiguières et un verre d'une liqueur de source. >> Eh bien ! Donne -nous ton interprétation de ces versets, théologien. Et qu'elle soit belle ! Ton avenir en dépend... - Seigneur ! Jamais plus sainte terreur n'a été mêlée à tant de joie qu'il y en a en mon me en ce moment, du fait de votre demande. Car ce que vous me demandez de commenter là, ce sont les versets les plus augustes du Livre, ni plus ni moins. À telle enseigne qu'un grand ma"tre soufi ordonnait à ses disciples de réciter chaque jour cette sourate dans leur wird. Car elle est un ab"me sans fond, et le verset que vous me demandez de commenter, c'est un ab"me dans un ab"me ; une mise en ab"me d'ab"mes... voyons, ces garçon qui déambulent parmi les élus, toujours jeunes, représentent la vie éternelle, l'éternité de la Vie ; ils sont la Vie absolue du Seigneur des seigneurs, sa puissance de rassemblement qui se rassemble elle-même. S'ils nous paraissent beaux, c'est qu'ils disent par leur être la pérennité de la vie, son omniprésence ; la sourate L'événement, autant qu'une sourate du Garçon absolu, est une sourate de l'Omniprésence divine, et une des plus sublimes du genre ; il n'est que de considérer les versets 71 à 85 pour que mon esprit parte vagabonder dans les sphères, tout plein d'une ivresse métaphysique... << Voyez-vous donc le feu que vous obtenez par frottement? Est-ce vous qui avez créé son arbre ou [en] sommes Nous le Créateur? >> : Des moindres choses que nous produisons c'est Toi le Créateurl véritable, toi l'Unique, toi qui as fait de toutes ces choses des rappels. << Nous en avons fait un rappel (de l'Enfer), et un élément utile pour ceux qui en ont besoin >> : éloge divin du feu, qui contient une allusion subtile à l'unité transcendante de toute chose : le feu infernal, comme totalisateur de tout embrasement, identifié au feu central de l'univers qui contient une << utilité >> cachée pour tous les êtres, est une image du grand tout dont les parties semblent parfois se dévorer l'une l'autre comme du feu. << Glorifie donc le nom de ton Seigneur, le Très Grand! >> : Perds-toi dans la glorification sans fin de ce nom illimité qui est au principe de toute chose. Immergé par ton coeur dans l'océan de la Gloire, tu seras semblable aux possibilités des êtres qui, se tenant toutes ensemble, n'ont pas encore émergé au firmament de l'être-pour-soi, de sorte que tu conna"tras tout principiellement, dans l'Unité glorieuse du Nom ineffable. << Non! Je jure par les positions des étoiles (dans le firmament). Et c'est vraiment un serment solennel, si vous saviez >> :Ah ! Que ne connaissiez-vous la dignité de celui qui jure par les positions des étoiles. Car pour celui qui conna"t les lois des correspondances universelles dont notre morne réalité est tout entière tissée, les figures des étoiles qui apparaissent un jour dans un coin du ciel peuvent très bien révéler certaines configurations analogues entre des personnes de la terre ; et ainsi, sans fin, le bas se règle sur le haut, l'invisible sur le visible, la partie sur le tout, et l'homme, plein de vice et de prétention, sur l'astre noble et pur qui illumine sa des univers est un tissu de signes qui tous, sous des apparences diverses, désignent en silence l'Unique et ne mentent pas ; celui qui, en raison de leur multiplicité, nie la réalité unique que désignent tous les signes, celui-là a vraiment tourné le dos à sa propre subsistance spirituelle. En vérité, le référent de tous les signes est un être ou plutôt une Essence unique ; mais les hommes ne voient point. << Lorsque le souffle de la vie remonte à la gorge (d'un moribond), et qu'à ce moment là vous regardez, et que Nous sommes plus proche de lui que vous [qui l'entourez] mais vous ne [le] voyez point. >> Et voici maintenant le plus sublime, ce que les mots humains peinent à dire, qui p lissent devant l'éloquence divine ; c'est Dieu plus proche de tout être que les êtres les proches et les plus aimés, ceux qui l'entourent à la minute ultime, plus proche de lui que son propre souffle de vie, plus proche de lui que lui-même - dans la sourate Q f, il est dit << nous sommes plus proche de lui que sa veine jugulaire >>. Ce mystère de la Proximité divine, de l'Un présent en toute chose, est le mystère central, celui autour duquel s'organisent et rayonnent tous les autres ; un mystère derrière chaque symbole. Mystère des Garçons divins qui portent les coupes parmi les élus ; mystère des positions des étoiles dans le ciel, qui révèlent l'invisible à ceux qui savent voir ; mystère du Livre gardé, que seuls touchent les purifiés ; et mystère de l'Un, caché et révélé derrière tous ces mystères, de l'Un plus intime à l'être que son propre souffle vital, Dieu plus près de nous que nous, Dieu en nous, Dieu en tout, Dieu dans le Coran, Dieu dans les étoiles, Dieu dans les garçons, Dieu plus intime au tout que le tout ; telle est la beauté suprême de notre religion, cette beauté habilement cachée derrière le tissu des symboles multiples, et que plus que tout, révèlent les garçons célestes, qui sont la beauté du mystère de l'omniprésence divine, raison pour laquelle cette sourate vraiment sublime de L'événement a réuni tous ces mystères, en particulier celui du Garçon divin et celui de l'Omniprésence, qui se rencontrent en elle comme deux grands fleuves appelés à se jeter ensemble dans l'océan du sans-borne, l'océan de la Gloire du Nom : Glorifie le nom de ton Seigneur le Très-grand ! >> Ben Zouhal, qui s'était attendu à tout sauf à ce déluge métaphysique, à ce mélange inusité de précision dialectique et d'enthousiasme mystique, en demeura bouche bée. Il contemplait le jeune Bachir avec un indicible mélange d'admiration, de convoitise et d'ennui, car en dépit de son côté un peu trouble, il ne pouvait pas ne pas sentir qu'un tel garçon était trop précieux pour un endroit comme le sanctuaire, où s'entassaient des centaines de garçons tous plus ou moins semblables, tous dévolus aux plaisirs du sultan. Non, ce garçon-là était une perle, qui sortait entièrement du lot ; il méritait un traitement spécial, qu'on ne pourrait lui octroyer au sanctuaire. Et pourtant, comme il brillerait, parmi tous ces garçons qui lui arrivaient à peine à la hauteur en beauté, et très en dessous en intelligence ; quelle fierté pour ceux qui le posséderaient, comme il rehausserait, par sa seule présence, ce sanctuaire que Ben Zouhal avait voulu un haut lieu de l'esprit et du goût, un lieu tout entier consacré à la beauté du corps et au raffinement de l' me. Naïvement, ce vieux roublard ne comprenait pas qu'un garçon de la qualité de Bachir voulût donner ses talents en spectacle dans un lieu comme le harem ; mais il était prêt à sauter sur sa chance d'acquérir un garçon aussi exceptionnel. Il lui fit l'offre la plus somptueuse dont il fût capable : une maison à lui, toute en or, dans l'enceinte du palais, et encore autant d'or qu'il en désirerait, sans obligation de parler de sa science s'il ne le voulait pas, ni de coucher avec un homme s'il ne le souhaitait point. Obéissance due uniquement au sultan, sans intermédiaire, et statut d'un serviteur de l'État, de condition libre. Mais, au grand étonnement de Ben Zouhal, Bachir déclina cette offre ; il ne voulut pas être traité autrement qu'un garçon ordinaire, et demanda pour seule faveur le droit de se mêler tout de suite à tous les jeunes qui vivaient au palais, droit qui lui fut accordé immédiatement par Ben Zouhal, qui ne réfléchit pas un instant que << tous les jeunes vivant au palais >> comprenaient aussi Soheïb, qui n'appartenait pas au sanctuaire, étant au service exclusif du prince Mourad. Mais en ce moment, Ben Zouhal, tout à la joie de son acquisition, était bien loin de songer à Mourad, qu'il se fût d'ailleurs réjoui d'humilier une seconde fois. Admis au sanctuaire, donc, Bachir ne tarda pas à y aller prendre ses quartiers. Son bon caractère, son esprit vif, et aussi le talent qu'il avait acquis, au côté de Sadjid et dAsdjad, pour les choses de l'amour, lui valurent immédiatement une grande popularité auprès des autres jeunes. Il n'eut donc aucun mal, en se prévalant de l'autorisation de Ben Zouhal, à se faufiler dans tous le palais et à y faire connaissance, aussi bien des garçons du sanctuaire, que des centaines d'autres jeunes serviteurs affectés aux différents aspects du services du sultan, depuis les échansons jusqu'aux lecteurs du Coran, et des jeunes scribes aux simples porteurs de colis. Et il ne fut pas long à faire la connaissance d'un jeune qui s'appelait Soheïb, et qui, bien que traité avec autant d'égards qu'un prince, semblait s'ennuyer comme un roi. Il commença par le distraire avec sa théologie ; le garçon, bien que n'entendant rien aux discours de Bachir, les appréciait fort, justement parce qu'il n'y entendait rien. Ensuite, vinrent d'autres paroles, plus douces et plus énigmatiques, dont Soheïb, cette fois, comprenait parfaitement le sens. Le prince Mourad, qui n'avait rien trouvé à redire à la théologie, ne vit pas du tout venir cette attaque frontale contre la pureté de son cher protégé. Bien plus tard seulement, il commencera à avoir des soupçons, mais le mal aura été fait depuis longtemps. 53. Suite du chap. 49 : ayant retrouvé Mounir, Hamid, Soufiane etc. Lui révèlent ce qu'ils ont appris du garçon, nécessité de libérer Rasûl pour que la porte de l'Enfer se referme : histoire de Rasûl, le violeur repenti. Possible intervertir avec chap. 54.@ N.B. Se souvenir que c'est au chap. 52 que Mounir revient à la capitale. Au Chap. 37 Nasredd"ne prend la mer avec Soufiane. Histoire de Rasûl : à l'origine, un jeune prince chrétien d'un pays vassal du Calife, obligé de demeurer << otage >> à la cour du Calife le temps de son adolescence (janissaires) ; mais ce jeune prince (Vadim ?) tombe amoureux du fils a"né du Calife, Mokrane vers 12 ans ; le Calife lui-même est un jeune homme, il a eu ce fils vers 13 ans ; il ne veut plus retourner dans son pays, il souhaiterait demeurer près de son bien-aimé, mais celui-ci lui fait comprendre qu'il devra devenir musulman ; il lui fait découvrir l'islam ; ce sont de jeunes gens à l'esprit guerrier, Vadim-Rasûl est séduit par le côté martial de l'islam ; il intègre cette religion ; mis au courant - mais non de son aventure avec son fils - le Calife, qui convoite l'état de son père - un état petit, mais riche, qu'il n'ose pas attaquer de front à cause du Pape etc. - et qui en même temps hait son vizir qui le trahit, met le garçon au défi de trahir son père, en empoisonnant le vizir en faisait accuser son père ; de sorte que le Calife peut accuser celui-ci de félonie et lever sa protection ; il s'empare de l'état, y met ses hommes ; Rasûl pourra en devenir sultan plus tard, lui promet-il, mais en attendant il doit rester à la cour pour parfaire sa formation guerrière et islamique, ce qui convient très bien à Rasûl ; mais son aventure avec le fils du Calife est découverte et le jeune Calife est furieux ; il est secrètement amoureux de Rasûl lui-même, peut-être en partie inconsciemment, de plus, son épouse préférée, mère d'un fils plus jeune, manoeuvre pour le persuader que l'union de son fils avec un converti chrétien, de sang moins noble, est honteuse ; le Calife lance alors à Rasûl un défi : tuer son propre fils, son bien-aimé, de manière à pouvoir rester en vie et le servir ; Rasûl accepte : il tue celui qu'il aime, mais en même temps, il tue son me, il devient incapable d'éprouver des sentiments ; le Calife en fait son amant ( ?) et fait de lui son meilleur tueur, une machine à tuer ; crimes en tous genres, assassinats politiques, etc. Il est au centre de tous les complots politiques, de plus en plus violent, assoiffé de sang ; finalement, il se rend compte que le Calife l'a trahi en lui promettant le royaume de son père - il l'a donné à un de ses fils ? - en fait il voulait surtout le garder près de lui... mais Rasûl n'éprouve rien pour ce Calife ni pour personne, il trahit son ma"tre et devient un tueur pour son propre compte, à la solde du plus offrant ; les années passent, il tue mais il s'ennuie ; l'amour des jg se réveille en lui, il devient violeur, proxénète etc. En plus d'assassin... le pire des hommes ; mais un jour, il viole un jg qui lui rappelle le fils du Calife ; ce jg avoue son viol à ses parents, qui le considèrent comme déshonoré et le chassent ; du coup ce jg devient un vagabond, déchéance totale ; il retrouve son violeur et s'attache à lui ; Rasûl, ému d'une certaine façon - choqué par l'abjection des parents disons - accepte de le prendre sous son aile, mais l'attachement de ce garçon à lui cro"t sans cesse et devient trop fort pour lui - d'autant plus qu'il est conscient de ne rien pouvoir lui donner... il se fait mettre en prison pour lui échapper ; mais le garçon tue à son tour pour venir le rejoindre en prison, alors il se réfugie en Enfer, toutefois il n'est pas mort... là, intervention de Mounir, qui parvient à le convaincre de revenir parmi les vivants, libérer le garçon et l'aimer... il devient un membre de l'Ordre avec le garçon, et désormais il peut aimer de nouveau... << Oh ! Rasûl ! Oui, je t'ai aimé, Rasûl ; dès la seconde où nous nous sommes croisés, j'ai compris que ta vie allait changer à jamais et que ce serait gr ce à moi - ou à cause de moi. Tu devins mon persécuteur et je devins le tiens ; et tu ne le savais même pas. Mais moi j'avais tout vu, tout entrevu, tout accepté avec une délectation morbide. Oh ! Ton amour, Rasûl ; ton amour était une brûlure dans ma chair, dans mon me ; je porte la marque de cette brûlure à jamais, mais je m'en suis bien vengé. Toi aussi tu m'as aimé, Rasûl, et tu m'aimes encore, quoi que tu en dises ; toi aussi tu as été brûlé. Tu as bien été forcé, puisque je t'y ai contraint. Je t'ai contraint à m'aimer ; c'était un crime ! Devant Dieu, je l'assume ; même si mon me est maudite à jamais, j'ai eu ma part de Paradis - près de toi ! >> << Jibr"l, ô Jibr"l ! Est-ce ta voix que j'entends ? Est-ce à moi que tu parles ? Encore ? Pauvre fou ! Je ne t'ai jamais aimé et tu le sais... Et aujourd'hui je brûle, je brûle dans les flammes de l'Enfer extérieur, et pourtant je ne suis pas mort ! Je cuis dans les entrailles de la terre, en compagnie des damnés, de tous ceux, innombrables, que j'ai contribué à envoyer ici, et je ne suis pas mort ! Ou bien je suis mort il y a très longtemps, bien avant de te conna"tre, bien avant de flétrir ton innocence ; d'ailleurs ai-je jamais été vivant ? Autrefois, je ne m'appelais pas Rasûl ; mon nom était Vadim, j'étais un charmant petit garçon blond, aux confins de la Hongrie et de la Transylvanie. Un enfant de la steppe. Je rêvais d'exploits guerriers dans le ch teau de mon père, où des légions de spectres revêches me terrorisaient la nuit ; c'étaient les spectres de mes royaux aïeux et des victimes innombrables de leur barbarie raffinée. J'étais si jeune... si blond... et j'avais si peur ! Peut-être que pour me protéger d'eux, je fis le voeu d'être des leurs, seul moyen d'échapper à leur vindicative cruauté... être un spectre à mon tour ; appartenir au monde des ténèbres, me fondre dans leur nuit même pour leur échapper ; est-ce là tout le secret, la clef de ma déplorable histoire ? Maintenant cela n'a plus d'importance ; laisse-moi, laisse-moi où je suis, c'est moi qui l'ai voulu, qui ai choisi d'échoir ici ; tu ne me sauveras pas malgré moi ! Je revois mon pays, autrefois... un tout petit état, perdu dans ses monts désolés, au climat nordique, pleins de secrets redoutables ; là-bas, les forces d'une nature acari tre, insoumise, se mêlent constamment à celle du surnaturel, dont la présence nous est familière, que nous soyons laboureurs, moines, ou princes comme moi. Un état chrétien, certes ; il y a peu de temps, quelques siècles à peines, nous croyions encore au pouvoir des chamanes, nous n'adorions que des forces sans visage, la nature éternelle... les moines nous ont montré le chemin de la Rédemption ; je n'ai jamais beaucoup aimé les moines. Cela explique peut-être tout le reste. Un état chrétien, mais faible ; trop petit, trop reculé pour résister à la pression de l'immense empire du Croissant à nos portes. De fait, après des siècles de lutte, nous étions devenus de simples vassaux du Calife, serviteurs malgré nous de l'Islam. Je n'ai jamais connu une autre situation, mon père non plus, non plus que le père de son père. C'était devenu normal pour nous ; les musulmans nous dominaient par leur puissance, leur richesse, mais aussi par leur savoir ; mathématiciens, philosophes, ingénieurs, guerriers, ils nous étaient supérieurs en tout, à part que nous avions la Croix, et qu'ils ne connaissaient pas leur Sauveur ; nous nous consolions par cette pensée... mais pas moi. Les enseignements des prêtres m'ennuyaient et m'indifféraient ; l'amour des humbles, la compassion... je me sentais l' me d'un guerrier, aristocrate jusqu'à la moëlle ; d'où une certaine fascination pour notre puissant voisin, fascination mêlée de haine pour ces ma"tres arrogants. Car si la piété chrétienne m'exaspérait, j'avais en revanche l'orgueil de mes ancêtres, de mon sang slave et de mes cheveux blonds. Ainsi se déroulèrent les premières années de ma vie, dans une relative absence de contrainte, des journées à battre la steppe, à côtoyer les spectres et les esprits malins, en rêvant d'exploits guerriers, de massacres de peuples circoncis. Notre état était petit, mais riche ; la richesse provenait du sol, des profondeurs de la terre, des mines de cuivre, d'étain, et aussi des monastères ; ils recelaient d'incroyables trésors, mais aussi la science, source de puissance. Nos moines érudits, gens étranges, conservaient de nombreux manuscrits venus des Grecs ; ils connaissaient l'astronomie, l'alchimie, détenaient de profonds secrets. Je ne parle que de l'élite, les plus savants d'entre eux ; ceux-là seuls m'inspiraient un certain respect. Ils ne faisaient pas que prier ; Dieu sait même s'ils priaient réellement, s'ils priaient encore... cela, c'était bon pour le peuple. Eux étudiaient, lisaient, savaient. La richesse de notre état avait de tout temps excité la convoitise des Tsars, des Empereurs, mais aussi des Califes, qui étaient actuellement plus puissants. Cela expliquait la situation. Le Calife aurait volontiers envoyé sur nous ses hordes de cavaliers barbares, destitué mon père, annexé totalement notre état ; mais celui-ci était un des seuls remparts entre l'Empire islamique et les grandes puissances chrétiennes, qui ne l'auraient pas toléré. Le Pape et tous les rois chrétiens avaient l'oeil rivé sur nous ; l'équilibre actuel satisfaisait tout le monde, mais il était instable. Donc, depuis des dizaines d'années, le Calife rêvait de nous attaquer, et nous vivions sous cette menace permanente ; mais il n'osait pas, à cause du Pape et du roi des Francs, entre autres. Il lui aurait fallu un solide prétexte pour retirer sa protection et nous envahir. Or mon père, qui était un homme prudent, veillait attentivement à ne pas lui donner ce prétexte ; il redoublait de prévenance, de marques de soumission à l'égard de son ma"tre, pour conserver son trône, son apparence de royauté, et surtout la paix. Enfant, je ne comprenais pas cette attitude ; elle me choquait ; qu'importait la vie de quelques milliers de manants en regard de la dignité d'un roi ? Qu'importait la vie du roi même, en regard de son honneur royal ? J'aimais mon père, qui me chérissait plus que tout au monde ; mais au fond de moi, je ne pouvais m'empêcher de le mépriser un peu. J'en souffrais plus que je ne saurais dire, mais il n'y avait rien à faire. J'étais trop jeune pour comprendre. Trop jeune et trop bouillant aussi.@ 54. La libération du génie Le plan de Mounir, jusque là, fonctionnait à merveille. Soheïb, complètement séduit par Bachir à l'insu de son protecteur, Soheïb se donnait sans honte, et avec une espèce de joyeux soulagement ; il s'ennuyait beaucoup moins, même Mourad l'avait remarqué, et il mettait cela sur le compte d'une passion subite pour la théologie, science qu'il jugeait un peu superfétatoire, étant un esprit pratique avant tout, mais inoffensive. C'était au point que maintenant, entre deux soupirs de volupté, Bachir mêlait aux discours qu'il faisait à Soheïb de vibrants éloges de l'Ordre, qui n'était jamais nommé - pas plus que Mounir - mais qui était décrit avec une vivante précision. Après l'avoir séduit, il l'endoctrinait donc, le tout à son propre insu et à celui de Mourad, à qui il lui recommandait de ne rien dire - recommandation que le garçon suivait à la lettre. Il aurait eu envie de fuir, avec son nouveau compagnon, vers cette merveilleuse organisation clandestine qu'il lui avait dépeinte lors de leurs derniers transports, où les garçons étaient enfin libres de vivre ce qu'ils voulaient. Bachir aussi, malgré le luxe de la vie au palais, commençait à s'ennuyer sérieusement de l'Ordre, où il aurait voulu retourner avec ce jeune Soheïb qu'il avait finalement pris en affection. Heureusement, il y avait Layth. Layth était un jeune homme de vingt-cinq ans qui exerçait au palais la fonction de gardien des grands fauves ; c'était lui qui nourrissait, promenait et apprivoisait tigres, panthères et lions pour le compte du sultan. C'était aussi un agent de l'Ordre ; rôle auquel son amour des bêtes fauves et de la vie sauvage l'avait prédestiné. L'histoire de Layth ressemblait, par certains côtés, à celle d'un certain Haytham, que nous avons connue. Elle en différait par d'autres. Ayant perdu ses parents en bas ges, au cours d'une séance de chasse dans les forêts d'Afrique qui avait mal tourné, Layth avait été recueilli et élevé par des grands fauves, par une farouche dame lionne qui l'avait nourri avec ses propres petits et un fier lion à la royale crinière, à qui son sens de l'honneur défendait les proies si petites. Or, par un étrange caprice du destin, le caractère naturel du jeune garçon s'était trouvé en parfaite harmonie avec le milieu qui l'avait recueilli. Il dira souvent, plus tard, qu'il a eu la chance de grandir dans un univers qui comprenait et exaltait ses instincts de bête fauve, de carnassier - qu'avant même ses frères et soeurs adoptifs, il avait eu le goût de la chair palpitante que l'on déchire avec ses crocs, avec ses ongles, du coeur innocent que l'on sent doucement s'éteindre en son étreinte. Oui, il se sentait prédateur né, et remerciait le sort qui, l'ayant privé de ses propres parents, lui en avait donné d'autres, mieux adaptés peut-être à son tempérament. En grandissant, d'ailleurs, ses instincts sauvages s'étaient de plus en plus affirmés, jusqu'en ce jour de son adolescence où il avait connu l'amour avec une jeune lionne - première satisfaction d'un besoin primaire qui ne le devait plus quitter. Par la suite, il découvrit de jeunes humains ; et, si une voix mystérieuse en son coeur de fauve lui commandait de ne pas satisfaire sur eux ses appétits sanguinaires, rien en revanche ne lui défendait d'en satisfaire d'autres, plus pacifiques quoique aussi impérieux. Du coup, quand il ne s'unissait pas à des femelles fauves, il traquait dans la savane de jeunes garçons au corps gracile et noir, qu'il emmenait dans son g"te pour s'accoupler avec eux, puis il les laissait repartir, certains enchantés de ce qu'ils avaient vécu, d'autres hébétés. Il était devenu une légende pour les habitants de la brousse, qui le traquèrent pendant six jours, et le septième, le mirent en cage, lui qui n'avait jamais connu que le liberté intégrale. C'est alors que Diallo-le-sorcier, qui était un brave homme au fait des choses invisibles et un membre de l'Ordre, eut pitié du jeune homme, qu'il voyait mû par des instincts indomptés, mais non pas corrompu. Il écrivit donc à Hamid, qui vint au plus vite se rendre compte de la situation. Hamid vit qu'il y avait quelque chose à faire. Le cas de ce jeune fauve à la musculature parfaite, aux instincts sur-développés, le fascinait, lui qui savait depuis son jeune ge ce que c'était que l'ivresse du sang ! Il ramena donc Layth parmi les siens ; les lions de l'Ordre succédèrent à ceux de la brousse, et ils ne leur cédaient en rien en férocité. Alors, le jeune homme s'amadoua. Peu à peu, il apprit à communiquer avec ses semblables, les hommes. Mais il gardait ce don précieux qu'il avait acquis de pouvoir entendre les grands fauves et se faire entendre d'eux. Gr ce à l'influence de Mounir, il en fit sa profession. Mais comme il voulait également continuer à travailler pour l'Ordre, il se fit engager au palais du sultan, où il eut en charge l'entretien des fauves, ce qui lui permettait de transmettre des informations, tout en assurant à l'Ordre d'avoir toujours au moins un homme dans la place en cas de nécessité. Bachir était informé de l'existence de Layth, et son premier soin quand il avait été introduit au palais avait été de faire sa connaissance. Le jeune homme et le garçon s'étaient immédiatement entendus comme larrons en foire. Ils s'étaient reconnus mutuellement comme deux bons serviteurs de l'Ordre, et plus encore, comme deux assoiffés d'absolu. L'absolu de Layth était les fauves et la vie sauvage, celui de Bachir était la théologie ; mais l'un comme l'autre, dans leur domaine respectif, ils excellaient, chacun étant prêt à donner jusqu'à son sang pour ce qui lui tenait vraiment à coeur. Et cela leur avait beaucoup plu à tous deux. Aussi, c'est sur fond d'admiration réciproque et de parfaite complicité qu'ils ourdirent le plan qui allait, ils n'en doutaient pas, mener l'Ordre à un nouveau succès. Quand Soheïb fut tout à fait prêt à abandonner son féal compagnon et les ors du palais, Bachir en avertit Layth. Celui-ci alors convoqua en assemblée générale tous les fauves appartenant au sultan : tigres, lions, jaguars, lynx, panthères, ils étaient tous réunis, subjugués parla force morale de celui qui était humain par l'apparence physique, félin par le coeur et la façon de sentir. Les fauves connaissaient bien Layth et lui faisaient confiance, car ils savaient qu'il n'était pas comme les hommes ses semblables : il n'avait pas le coeur plein de ruse et de trahison ; il attaquait de face, luttait jusqu'à son dernier souffle, et s'avouait vaincu quand il l'était vraiment. Les fauves, qui son, quoi qu'on en dise, entiers de caractère, appréciaient cette intégrité de la part de leur adversaire, qui, de ce fait, gagnait le droit d'être leur ami, leur mentor. Si bien que, plus que leur ma"tre, Layth était devenu leur confident et leur porte-parole. Il y avait entre eux et lui, tout au long de l'année, de véritables conciliabules, où chacun t chait de défendre avec dignité le parti qu'il représentait ; Layth rougissait souvent d'avoir à représenter celui des humains, mais il savait, et ses amis félins savaient, que s'il ne le faisait pas, un plus mauvais et plus partial que lui le ferait sans doute. Tous acceptaient donc de bon coeur l'autorité de Layth, qui, de son côté, considérait comme un grand honneur d'être le porte-parole des plus nobles d'entre les serviteurs du sultan. Dans l'ensemble, on pouvait donc dire que l'harmonie régnait entre les fauves et Layth, les premiers sachant gré au second de toujours avoir leur intérêt à coeur. Aussi, quand, pour une fois, Layth présenta une requête à ses amis, ceux-ci se montrèrent-ils trop heureux de pouvoir à leur tour lui faire plaisir. D'autant plus qu'ils y trouvaient largement leur compte, ainsi qu'on va le voir. Le lendemain du jour où le signe convenu avait été échangé avec Bachir, il y eut une grande insurrection parmi la gent féline du palais. Toutes les cages avaient été ouvertes, toutes les cha"nes étaient rompues, et l'on cherchait en vain l'auteur de ce crime : les fauves étaient bel et bien devenus ma"tres des lieux. Chacun se tenait clo"tré chez soi, chacun tremblait de se trouver sur leur chemin. Un seul homme continuait d'aller et venir en toute sécurité : c'était Layth, qui savait parler aux fauves, et ne craignait pas de recevoir un coup de griffe en tra"tre, n'en ayant jamais donné. Cependant, le sultan, furieux et inquiet, tançait Ben Zouhal et Mourad en ces termes : << - Qu'est-ce à dire, messieurs ? Mes fauves se révoltent, sans ma permission, comme de vulgaires serviteurs mécontents de leurs gages ? Messieurs, vous me voyez déçu : je croyais que ces animaux avaient plus de sagesse et de décence que les humains, je vois qu'ils se conduisent aussi bassement. Qu'ont-ils enfin, ces serviteurs stupides, à ne pas obéir à leur seigneur et ma"tre ? N'ont-ils pas ici toute la chair qu'ils désirent, et une vie d'oisiveté que leur envierait bien des humains ? Ah ! Vraiment, oui, fiez-vous à la sagesse des grands fauves, qu'on dit les cousins des sultans. Ces cousins-là, je les laisse aux laquais et aux portefaix. Mais aussi, qu'est-ce que c'est que cette époque où les fauves se comportent comme les derniers des gredins et se révoltent comme la dernière des valetailles ? Et que veulent-ils, d'abord ? Que veulent-ils ? Je vous le demande, messieurs ! - Sire, dit Mourad, si je pouvais prétendre à l'honneur de vous donner un conseil, ce serait de le demander à Layth. - Layth ? Qu'est-ce que cela, Layth ? - Seigneur, renchérit Ben Zouhal qui ne voulait pas demeurer en reste, Layth est celui de vos serviteurs qui avait la garde des fauves. -Vraiment ? Eh bien ! Je le félicite pour sa prude garde. - Il n'est pas encore établi qu'il soit pour quelque chose dans cette insurrection, dit Ben Zouhal qui était intimement persuadé du contraire. Mais on sait en revanche qu'il n'a pas son pareil pour comprendre les fauves et discuter avec eux, même dans les moments les plus noirs. - Il discute avec eux ? Vraiment ? Fit le sultan, intéressé. - Oui, vraiment. Il entend leur langage. On prétend d'ailleurs qu'il aurait vécu parmi eux alors qu'il était tout enfant. Telle serait l'origine de ce don extraordinaire. - Et cet extraordinaire serviteur consentirait-il à s'entretenir avec mes fauves pour savoir ce qu'ils veulent, eux, en échange d'un retour à la domesticité ? À moins qu'ils n'aient décidé une fois pour toutes que la mort valait mieux que la captivité, même dorée, et que les lances des soldats étaient plus douces que les piques des geôliers ? - Seigneur, dit Mourad, exultant de damer le pion à Ben Zouhal, vous allez pouvoir le lui demander vous-même ; le voici qui vient par ici. >> En effet, Layth venait. Il se fit annoncer et s'inclina très profondément devant le sultan, conscient de la gravité de la situation. Le sultan regarda cet homme étrange, qui avait des allures de tigre et de chat, et lui adressa enfin la parole en ces termes : << - Il para"t, monsieur, que vous connaissez mieux que personne les états d' mes de nos serviteurs félins. On prétend même que vous parlez leur langage. Est-ce vrai,ou ai-je de mauvais renseignements ? - Mieux que personne, je n'oserais le dire à votre majesté. Pour le reste, ses renseignements sont bons. J'ai fait mon métier de parler avec ces animaux, et je crois pouvoir dire que je fais assez bien mon métier. - Assez bien n'est pourtant pas le mot que j'utiliserais aujourd'hui, à en juger du moins par le résultat. Mais peut-être avez-vous une explication à me donner ? - Majesté, vous êtes le ma"tre, je suis votre serviteur, et si vous n'êtes pas content, je n'ai qu'à m'incliner. Mais avant de juger mon travail, je vous en conjure, t chez de comprendre la mentalité de ces pauvres animaux auxquels mon métier tous les jours me confronte. Tout d'abord, sachez bien que chaque félin se croit et s'estime toujours le ma"tre. Vous n'avez de chance d'être entendu de lui que si vous consentez à lui témoigner du respect, quel que soit votre rang effectif par rapport à lui. Ne montrez pas inutilement les crocs ; c'est ce qui distingue les félins de l'espèce canine. Chez les félins, il faut savoir se montrer respectable pour être respecté. La force n'est rien sans l'étiquette. Respectez l'étiquette, vous serez respecté. Traitez-les en rois, ils vous traiteront en bons sujets, peut-être même en collègues, si vous le méritez. Mais négligez le protocole, et vous leur servirez de p ture aussi sûrement que je vous parle. - C'est donc un métier dangereux que le vôtre, j'imagine ? - Très dangereux, majesté. - Cependant, jusqu'à ce jour, nous n'avons pas eu à nous plaindre de vous ; c'est donc, je suppose, que vos fauves... - Pardon, majesté, ce sont les vôtres ! - C'est juste. C'est donc, disais-je, que nos fauves étaient satisfaits du respect que l'on avait pour leur étiquette royale. Ne serait-ce plus le cas aujourd'hui ? - C'est plus grave que cela, seigneur. - Comment ? Expliquez-vous. - Les fauves se plaignent d'être maltraités. - Maltraités ? Comment cela ? N'ont-ils pas ici toute la nourriture et tout le loisir qu'ils peuvent souhaiter ? Combien d'homme envieraient leur situation ! - On voit, sauf votre respect, que vous connaissez mal certains de vos sujets. Les fauves sont bien nourris, c'est bien le minimum, pour eux. Mais du loisir, ils n'en ont que trop, et guère de quoi le meubler. Voilà où le b t blesse. Ces animaux royaux demandent des femelles pour s'accoupler. De plus, ils voient que nous, humains, avons placé très haut la coutume de nous accoupler avec de jeunes m les ; eh bien ! Les tigres et les lions voudraient faire pareil. Ils ne se jugent pas moins nobles que les humains, comprenez-vous ? Et ce qui est bon pour nous, leur semble bon pour eux. - De jeunes m les...de leur espèce, vous voulez dire ? fit le sultan étonné. - Naturellement, de leur espèce. Encore que certains, d'après ce que j'ai compris, ne dédaigneraient pas de copuler avec de jeunes m les de la nôtre, si cela était possible et si l'on en pouvait trouver qui ne répugnent pas trop à la chose ; car l'attirance pour le sexe humain est moins rare qu'on ne croit chez les animaux nobles, et copuler avec des humains flatte leur amour propre. Mais ils voudraient surtout de beaux jeunes m les de leur propre race, avec qui essayer de cette pratique raffinée que nous nommons... - Il suffit, dit le sultan avec humeur. J'ai compris. Ces animaux veulent se faire pédérastes, comme nous autres. Eh bien ! À la bonne heure ! J'ordonnerai qu'on leur donne satisfaction ; mais, en attendant, seigneur Layth, je veux que tous nos fauves regagnent leurs cages et arrêtent de terroriser mes sujets : ce n'est pas ainsi qu'ils obtiendront gain de cause. - Votre majesté est trop bonne. Qu'elle soit sûre qu'il en sera fait selon ses désirs ; et si elle tient parole, ce dont je ne doute pas, elle trouvera en ses fauves les sujets les plus féaux et les plus soumis qu'il lui ait été donné de contempler. >> Le sultan tint parole, et depuis ce jour, tigres, lions et panthères furent les créatures les plus heureuses sous le soleil de Dieu. Mais en attendant, Soheïb avait profité du remue-ménage causé par la révolte des grands fauves pour fuir avec la complicité de Layth ; il avait retrouvé Hamid qui l'attendait avec un cheval à une porte dérobée du palais, après quoi ils avaient gagné ensemble le désert, laissant Layth, comme on a vu, s'expliquer avec le sultan. Après quoi, Mourad, étant parti à la recherche de son jeune compagnon, n'avait trouvé qu'un message qui disait : << Ton ami Soheïb est en notre possession ; si tu veux le revoir vivant, libère le génie et donne-nous les amulettes. Rendez-vous ce soir, à la dixième heure, sur la place du palais, pour l'échange. Viens seul, sinon le garçon est mort.>> Une fois de plus, Mourad devait s'avouer vaincu. Un moment, il avait bien pensé venir au rendez-vous accompagné d'une cohorte de gardes qui arrêteraient l'homme sombre s'il avait l'impudence de venir en personne, ou ses hommes sinon ; mais il avait ensuite pensé à la sécurité de Soheïb, et remarqué avec amertume qu'il n'était pas prêt à courir ce risque. Ah ! S'il se fût agi de sa vie à lui, c'eût été autre chose. Mais il s'agissait de celle d'un innocent, qu'il fallait protéger à tout prix. Il vint donc seul au rendez-vous. Il ne trouva qu'un homme qu'il n'avait jamais vu - c'était Yaqub - qui l'entra"na par un dédale de ruelles jusque sur une place obscure et déserte où, malgré son courage, il sentait planer sur lui une étrange menace. Là, un autre homme l'apostropha en lui demandant où étaient le génie et les amulettes. Mourad vit qu'il était totalement pris au piège, il n'y avait plus qu'à obtempérer, quitte à méditer par après une vengeance. Alors, il commença par tirer de ses fontes le vase scellé de plomb, d'où Abdul-Maj"d fut trop heureux de pouvoir enfin s'échapper. Ensuite, il prit dans sa poche six petites plaquettes d'émail gravées de signes hiéroglyphiques, qu'il tendit à l'homme inconnu. Celui-ci fit alors signe à des complices tapis dans l'ombre, et on amena Soheïb sur un cheval. Mourad le trouva horriblement p le. Toutefois, le plus horrible lui apparut quand, en l'examinant de près, il s'aperçut qu'il lui manquait un bras. << - Que signifie ceci ? Cria-t-il avec un mélange de colère et de terreur. Je vous ai donné ce que vous me demandiez,vous devez me rendre mon ami intégralement, ou vous n'êtes que des scélérats. - Tu es bien placé pour parler de scélératesse, ricana l'homme en qui alors seulement Mourad reconnut Mounir. En Inde, j'ai bien compté : il y avait sept amulettes. Sept, et tu n'en rends que six. Cela vaut bien un bras en moins. - Mais, dit Mourad qui suait à grosses gouttes, si je vous rends cette maudite amulettes, mon ami retrouvera-t-il son bras pour autant ? - Donne toujours, tu verras bien. >> Mourad, écoeuré, donna la septième amulette. Alors, Mounir fit un nouveau signe à deux hommes tapis dans l'ombre. Ils vinrent avec une chose emballée dans un linge taché de sang. Avec précaution, ils déballèrent le bras manquant, qui ressemblait à de la cire, le remirent à sa place sur le corps du garçon, prononcèrent quelques formules incantatoires, et aussitôt, miracle : le membre amputé reprit vie ; Soheïb retrouva également le sourire et se jeta au cou de Mourad, avec une énergie que celui-ci trouva charmante, mais un peu suspecte de la part d'un garçon chaste et pur. L'explication de ce phénomène résidait dans la magie de Rafiq et de Tajeddine. Ceux-ci avaient appris du grand sorcier Abdul-Ghani l'art de découper un corps vivant et de le reconstituer, de sorte que ce qui, chez d'autres, eût passé pour un miracle, était pour eux comme un jeu d'enfants. Seule la profonde philosophie de Mounir, pour qui rien n'était impressionnant en dehors de la création de la vie même, l'empêchait de s'extasier devant ce qui, pour tant d'autres que lui, aurait constitué un prodige inexplicable. Lui l'admettait seulement comme une possibilité à laquelle certains avaient accès. En fait, la magie de Mounir n'était pas moins grande, qui était d'arriver à fédérer en une entité cohérente, l'Ordre, tant de talents épars, magiques ou non magiques ; il y avait le talent de Rafiq, qui relevait de l'art des chamanes, et celui de Bachir, qui relevait de celui des théurges ; et puis, il y avait celui d'un enfant comme Karim, qui avait entièrement dompté et soumis une espèce animale - en l'occurrence, l'espèce arachnéenne. Au centre de tous ces dons, Mounir, comme le coeur vivant de l'organisation, en réunissait les différentes fibres. Et il jouissait de cette position, qu'il s'était construite en usant de son talent personnel, son rare talent de chef, de guide et de meneur. Enfin, gr ce à cette ultime ruse de Rafiq et Tajeddine, les deux jeunes chamanes de l'Ordre, le bon génie Abdul-Maj"d allait pouvoir retrouver sa famille et ses amis, dont le capitaine Abdul-Hakim, bien connu de nous. Justement, Abdul-Maj"d avait un jeune fils qui, au moment où avait lieu cette aventure, venait juste d'avoir cent ans ; il s'appelait Qassim, et, hormis les yeux fendus comme ceux d'un chat, et les oreilles légèrement pointues, avait tout à fait l'apparence d'un très joli garçon de dix ans, avec de beaux yeux verts émeraude. Le capitaine Abdul-Hakim l'aperçut lors d'une fête donnée par ses amis génies en l'honneur du retour d'Abdul-Maj"d. Et lorsqu'il vit ces grands yeux verts comme l'océan, ces petites oreilles taillées en pointe, cette petite bouche en coeur, ce nez si fin, un peu retroussé, et ces pommettes saillantes, il se crut littéralement possédé par un génie. Avec sa clairvoyance habituelle, il comprit qu'il venait de tomber amoureux du fils de son ami, qui n'était pas de la même espèce que lui, et avait trois fois son ge tout en en paraissant le tiers. Situation inédite, dont il résolut immédiatement de s'ouvrir à son ami, pour ne pas souffrir de cachotterie entre eux. Le génie, doux et tolérant comme un génie, prit très bien cet amour d'un homme qu'il estimait entre tous pour son fils bien-aimé. Loin de s'interposer entre Abdul-Hakim et Qassim, qu'il estimait assez grand - à cent ans ! - pour veiller sur lui-même, Abdul-Maj"d fit tout ce qui était en son pouvoir pour encourager leur liaison, dans la mesure où elle était désirée par l'homme et par l'enfant - puisque enfant il y avait. Or, il se trouvait que le jeune génie, lui aussi, désirait ardemment cette relation, bien qu'il eût un peu peur de ce bel humain au regard ténébreux. Car bien qu'il ait vu beaucoup de choses, il n'avait encore presque rien vécu lui-même, et il aspirait à être enfin acteur et non plus spectateur de la vie ; et l'aventure amoureuse dans les bras du beau capitaine lui semblait une belle occasion de devenir acteur. Ainsi, le grand homme et le jeune génie devinrent-ils amants avec la bénédiction du père, qui n'était pas un de ces esprits étroits et chagrins qu'effraient l'idée que leurs enfants puissent être heureux à leur façon. Il semble que ce genre d'esprit abonde surtout parmi les hommes, qui sont une espèce stupide et retorse. Sans cesse, pour justifier leur vision bornée, ils invoquent la législation de la Nature. Mais ils ne voient pas que la Nature, c'est eux ! Ils sont tout à fait semblables à ce damné d'Enfer dont il est parlé dans la sourate La fumée, à qui l'on révélera, en plein milieu des tourments infernaux, sa propre divinité, en lui disant : << goûte ! C'est cela que tu traitais de mensonge ! >> Car il n'y a qu'un seul crime aux yeux de l'islam, et c'est de nier la divinité du Tout ; car qui nie la divinité du Tout nie le tout de la Divinité. Tel est l'islam authentique, celui que les fanatiques de la Bonne moralité ne veulent point voir. Comme dit le Coran : << ils veulent éteindre la parole d'All h avec leur bouche ; mais All h complétera Sa parole, même si les infidèles en ont horreur >> : car la parole de l'Unité sera plus forte, en dépit des combinaisons des partisans de la multiplicité. Mais ceci nous entra"nerait trop loin. Tel fut donc le récit de la libération du génie Abdul-Maj"d et des événements qui s'ensuivirent immédiatement. Par la suite, Abdul-Hakim reprit la mer, en compagnie de son ami Qassim, le garçon de dix ans centenaire. Mais comme il atteignait l'"le de Saré, le capitaine eut soudain des nouvelles du lieutenant Nasredd"ne, dans un bouge de marins où celui-ci était passé peu de temps auparavant. C'est ainsi qu'il apprit que le jeune Soufiane était en sa compagnie, ayant été tiré des griffes des gens de Mourad. Abdul-Hakim décida sans attendre de faire part de cette nouvelle à Mounir et à l'Ordre ; car il savait que le ma"tre de l'Ordre se préoccupait toujours beaucoup du sort du jeune garçon. 55. La fin de la guerre de K thre Toutefois, Mounir avait une préoccupation plus pressante encore, c'était l'affaire de K thre, qui n'était pas bonne. D'abord, l'homme sombre avait appris que le prince Faris souffrait toujours beaucoup de la blessure qu'il avait reçue d'une main assassine ; et c'était un genre de blessure amoureuse, car tout était blessure amoureuse aux amoureux. Ensuite, il y avait eu une bataille immense entre les gens de K thre et ceux de Rubaz ; une bataille navale énorme, disproportionnée, où les deux cités avaient laissé beaucoup de preux combattants, qui étaient la fleur de leur jeunesse. Mounir trouvait cette situation assez peu conforme à l'idéal pacifique de l'Ordre, et il avait décidé en conséquence d'y mettre bon ordre. Il partit avec des idées plein la tête, emmenant avec lui le docte Ayyub, dont nous avions fait connaissance en compagnie d'Abdul-Hakim, et le jeune Khalid, qui soupirait toujours après une vraie liaison amoureuse. Il commença par passer à Rubaz, où il emmena manu militari le pauvre sultan qui, tout monarque qu'il fût, ne pouvait résister à cette poigne de fer. Ainsi est la véritable autorité : sans titre, sans rien, elle se fait obéir même de ceux qui détiennent la puissance nominale. Il emportait aussi la tête de bélier magique, car il aimait la conversation décousue de cette espèce d'oracle à la folle sagesse. À propos de la guerre de K thre, justement, la tête avait prédit que le combat amoureux cesserait faute de combattants. Cette affirmation avait beaucoup fait réfléchir Mounir, qui commençait à entrevoir la fin possible de ce conflit sanguinaire et fratricide. Arrivé au siège de K thre, une autre nouvelle alarmante l'attendait. Le fier Numane avait été grièvement blessé, lui aussi, dans la grande bataille navale. Mounir en éprouva de la douleur, et décida que ce g chis de jeunesse et de force devait cesser. Usant toujours de son autorité naturelle, le ma"tre de l'Ordre commença par faire porter les deux blessés, Faris et Numane, dans un ch teau appartenant à un sien ami, qui était un partisan de l'Ordre exclusivement, et n'était d'aucun camp dans le conflit qui opposait K thre à la coalition califale. En l'occurrence, il estima que cette neutralité était un atout. Et de fait, une fois réunis dans ce cadre bucolique, les deux ennemis blessés oublièrent leur inimitié pour ne plus penser qu'à se soigner, ce qui constitua une petite victoire pour Mounir. C'est ici qu'Ayyub joua pleinement son rôle ; car on se souvient certainement que cet homme précieux avait reçu la connaissance des herbes qui tuent et de celles qui guérissent. Il soigna donc Faris et Numane, qui commencèrent bien vite à se rétablir, et avaient complètement oublié leur rivalité guerrière. Chaque jour, ils plaisantaient ensemble, prenaient des nouvelles de leur santé, félicitaient Mounir, qui s'attendrissait, pour son initiative. C'est alors que ce dernier, suivant toujours les conseils de la tête de bélier, qui n'avait aucun rapport avec la hideuse Tête de sanglier, fit venir au ch teau le sultan de Rubaz, le jeune Khalid, Hilal, Moncef et le gouverneur de K thre. Il y avait donc là quatre hommes murs et trois jeunes gens ; tous, excepté Khalid, qui avait son propre problème, étaient partie prenante dans le conflit de K thre. L'idée de Mounir avait été d'isoler toutes ces personnes à cause desquelles, en somme, deux peuples s'entre-déchiraient, et de les forcer à régler entre elles leurs différends. Mais il ne voyait pas encore comment parvenir à ce but. C'est alors que la tête de bélier lui souffla la solution : soigner le mal par le mal ; le sexe déferait ce noeud que le sexe avait fait. Il y avait là deux jeunes adolescents qui étaient chacun aimé par deux adultes différents, plus un jeune qui n'était aimé de personne mais qui aspirait à l'être de tous. Mounir arrêta donc les dispositions suivantes : le sultan de Rubaz et Faris t cheraient de se partager Hilal, qui était très attaché au second ; Numane et le gouverneur de K thre se partageraient Moncef, qui les aimait bien tous les deux. Quant à Khalid, il s'efforcerait surtout de réconforter le sultan, tout en se laissant aimer de ceux qui le souhaitaient parmi ces hommes et ces jeunes gens, ce qui comblerait ses aspirations amoureuses, qui jusque là n'avaient pas été fort satisfaites, au grand dam de Mounir, qui avait à coeur le bonheur de tous les garçons. Moyennant cette répartition des t ches, tous ces personnages avaient pour but et pour obligation, tant qu'ils étaient au ch teau, de copuler sans trêve, de s'enivrer de sexe jusqu'au dégoût, de crever enfin et de laver dans le foutre l'abcès de leurs différents conflits. Cette façon de procéder déplut quelque peu aux protagonistes, qui trouvaient qu'on jouait avec leurs sentiments ; mais ils n'avaient guère le choix : désormais c'était Mounir qui menait la danse, ayant pris entre ses mains le sort de deux nations. Au bout d'une semaine de ce traitement, six de nos personnages étaient déjà écoeurés, rendus à moitié fous par des copulations sans fin et sans but, ne pouvant plus se regarder dans un miroir ; seul le merveilleux Khalid était parfaitement heureux, car il était enfin aimé ; aimé par six personnes, plus Mounir qui, pour tuer l'ennui, entre deux pipes d'opium, lui prodiguait parfois des caresses : c'était plus qu'il n'en avait jamais espéré. Cependant, il fallait continuer. Pour s'assurer de la persévérance de ces sept personnes qu'il s'agissait, en somme, de lasser de l'amour et du sexe, Mounir, à qui cette t che ingrate commençait à répugner, inventa le stratagème de confisquer leurs vêtements, pour les obliger à aller nus et à se voir même quand ils n'en avaient pas envie. Malgré l'immense respect qu'il avait pour Faris et pour les autres, Mounir était persuadé - épaulé en cela par la tête - qu'il se devait, dans l'intérêt de deux peuples, de les réduire momentanément au rang d'animaux. Et il inventa même une autre ruse, qui était de les priver de nourriture s'ils refusaient de faire l'amour - et quand ils acceptaient, ils avaient droit à du vin et à de la viande crue, pour exciter leurs instincts bestiaux. Au bout de deux semaines, tous - sauf Khalid, qui était aux anges - demandaient gr ce à genoux, mais Mounir était sans pitié ; il leur fallait copuler encore, c'était son avis et c'était en tout cas ce qu'affirmait la tête, dont il était de plus en plus subjugué par la sagesse. C'est alors qu'un soir, grisé de sexe et d'opium, Mounir eut l'idée de demander à la tête de bélier de lui conter sa propre histoire. << - Ma"tre, répondit la tête, ne me demandez pas cela ; car je réponds à toutes les questions selon la science que Dieu m'a donnée, mais quant à savoir d'où vient cette science, et en quelles circonstances Il me l'a donnée, cela je ne puis le dire ; ou alors, il faut que vous l'exigiez. - Disons alors que je l'exige, dit Mounir dont les pommettes saillaient comme celles d'un enfant enjoué. - Alors, ma"tre, c'est différent ; si vous l'exigez, je n'ai pas le choix. Car je dois répondre à toutes les questions qu'on me fait. Écoutez donc ma très triste histoire, mais ne dites pas ensuite, si vous pleurez, que je ne vous ai pas prévenu. - Je t cherai de m'en souvenir, brave tête. - Eh bien! À la bonne heure, mon ma"tre. Sachez donc qu'avant d'être une grotesque tête qui parle, j'étais un joyeux bélier des alpages. Et avant d'être un bélier, j'étais un enfant ; un charmant petit d'homme, qu'on appelait Samir#. J'avais onze ans, et j'étais un jeune p tre des montagnes de Naruq ; je menais pa"tre les troupeaux en toute innocence. Et c'est alors, et dans cet état, que mon ami Abdul-Wadud m'aima. Abdul-Wadud - nom qui signifie : le Serviteur de l'Aimant - était un jeune berger de vingt ans, beau et robuste, avec du poil sur le torse et du poil sur les bras et les jambes, comme une toison très douce dans laquelle ma main aimait à errer. Et lui aussi aimait à laisser errer ses mains sur mon jeune corps glabre et lisse ; et un jour que nos mains erraient, se croisaient et se décroisaient, la mienne, dans la toison de mon ami, toucha quelque chose de long et de dur, et, mû par une douce excitation, j'empoignai ce beau trophée et le portai à mes lèvres comme une coupe enflammée ; et lui aussi faisait pareil avec moi, de sorte que chacun nous bûmes la vie de l'autre à la source ; et ce fut une belle soirée sous la voûte céleste. Nous nous caress mes longuement et très tendrement, Abdul-Wadud et moi, et nous nous rend"mes heureux l'un l'autre. Depuis ce jour, je fus très amoureux de mon ami, autant que lui l'était de moi. Il faut, mon cher ma"tre, que vous saisissiez ce qu'était la vie de ces jeunes p tres. À part l'amour, nous n'avions pas beaucoup de distractions ; et quand je dis l'amour, je parle de l'amour entre nous, puisqu'il n'y avait point de filles. Ce dont nous ne nous plaignions pas, trouvant plus d'agrément les uns dans les autres que n'auraient pu nous en procurer les femelles. Nous pensions, comme vous peut-être, que Dieu les a faites pour la reproduction, mais qu'Il a fait les jeunes m les pour le plaisir. C'est ainsi que nous vivions, heureux et insouciants, l'océan à nos pieds, le ciel au dessus de nos têtes. Car souvent, à Abdul-Wadud et à moi, venaient se mêler d'autres bergers plus ou moins jeunes, qui avaient entre eux de petites histoires d'amour, et ne dédaignaient pas les échanges, au caprice de notre folle nature. Notre vie était un sabbat. Nous adorions les forces brutes de la terre. Et voilà que tout à coup, elle devint pour de bon sabbat endiablé. Un jour, dans nos belles montagnes, vint un homme entre deux ges, de fière allure, qui était un sorcier, ou plutôt une sorte de chamane, un grand-prêtre de l'alme nature ; il nous enseigna, que nous enseigna-t-il ? La sagesse cachée de l'écriture ; la réconciliation du ciel et de la terre, travaillée, animée par ce feu central que l'on nomme du nom infamant d'Enfer, et qui n'a pas, en réalité, pour but de ch tier les pécheurs, comme le croit une foi trop superficielle ; non. C'est un feu de vie, semblable à la fièvre amoureuse qui brûle au fond du p tre et le rend toujours prêt à rendre de doux services à son semblable. Nous adorions ce feu central, réunion intime des ténèbres et de la lumière, qu'honoraient les anciens Perses, et où Moïse lui-même a vu le visage de Dieu. Nous honorions Satan, car le satanisme, bien compris, n'est qu'une part de la religion bien comprise. Le soir, nous étions nus sous de longues robes noires et avions de la sauge dans les cheveux. Et nous dansions sous les étoiles, en l'honneur du Prince des Ténèbres, porteur de la seule lumière qui soit féconde en ce monde. Puis nous retirions nos robes et, le corps oint d'huile et d'aromates, nous nous donnions les uns aux autres, librement, en invoquant des noms de démons qui n'étaient peut-être que d'anciens noms de Dieu. Mais mon attachement quasi exclusif pour Abdul-Wadud finit par rendre jaloux le sorcier, qui m'aurait voulu tout à lui ; c'est ainsi que je me trouvai enfermé par lui dans cette forme animale dont il ne me reste plus aujourd'hui que la tête. J'étais devenu un bélier, le plus agile et le plus gracieux des jeunes béliers. Mais l'amour, cette fois, fut plus fort que le sort. Abdul-Wadud, qui continuait de me voir sous l'ancienne forme, m'aima sous la nouvelle, ce qui déplut fort au chamane. Alors, il décida que je devais être sacrifié, tout simplement. Victime offerte aux forces telluriques et au feu central, mon sang répandu sur les chastes lys et sur les blancs jasmins refermerait le cycle éternel de la mort et de la vie, et moi j'entrerais dans la félicité des martyrs et des saints. Tout l'univers réclamait mon offrande, j'étais la pierre philosophale, le fléau de la balance divine, sur mes épaules pesait le poids des mondes, et je devais avoir la gorge tranchée pour que le tout puisse vivre. Je comprenais tout cela, d'une compréhension divine et merveilleuse, malgré ce quelque chose en moi qui luttait et refusait ce sort affreux. Sublime combat ! Je crois que toute la connaissance, toute la sagesse que le Tout-puissant a versée en moi, m'est venue en une nuit, d'avoir vu tous les contraires s'affronter en moi à la recherche d'un apaisement ultime à leurs tensions millénaires. Et je sentais obscurément que le dénouement tragique de mon histoire serait un avènement. Et que la fin, dans mon cas, serait une formidable libération de forces vives dans laquelle tout l'univers boirait le nectar d'une existence augmentée. Cependant, il fallait que je regrettasse ma joyeuse vie d'enfant pour que le sacrifice fût entier et donc efficace. Alors je me prenais à la regretter, bien que je sentisse tout au fond de moi une joie souterraine qui affluait de chaque atome, de chaque particule d'univers, comme d'un oeil grand ouvert pour contempler et pour pleurer la mort horrible de l'enfant trop convoité que j'avais été. Et lorsque le couteau de l'officiant plongea dans ma gorge, je crus que toute l'ivresse et toute l'exaltation de l'univers entraient à flot par chaque pore de mon être. Joie de quitter la vie dans de telles conditions de triomphe moral et d'apothéose spirituelle. Et pourtant, la souffrance m'envahissait, mais loin de m'affliger, elle faisait de moi un bienheureux. Je connus la grande douleur d'être le Mal, et le bonheur immense d'être transfiguré en Bien. Hélas, Abdul-Wadud, mon doux et noble ami, ne supporta pas de me voir opprimé de la sorte ; lui seul ne pouvait comprendre, ni admettre, que ce mal fût nécessaire à l'équilibre du tout. Jamais je ne l'aimai tant que dans cette minute grandiose où, par amour pour moi, il osa défier l'ordre des choses tout entier. Mais sa révolte lui fut fatale ; ne pouvant me rappeler parmi les vivants, il voulut m'aller rejoindre parmi les morts. Il se laissa tomber sur la lame de son sabre et se tua sur le coup. Mais au moment où nos deux mes se croisaient sur le rivage de l'éternité, je vis l'ange qui descendait du ciel pour annoncer à mon ami la bonne nouvelle du grand pardon ; car il avait trop souffert pour un criminel, et dans la balance de la vie future, son suicide s'appelait seulement un acte de folie. Je pus dès lors quitter ce que vous nommez la vie en paix avec les choses et les êtres : si longtemps que j'attendrai en jouant les oracles pour vous, pauvres mortels à la faible raison, je sais que je reverrai celui qui est cher à mon coeur, et qu'un jour viendra où nous nous étreindrons pour des secondes comme pour des siècles - c'est une manière de dire : pour l'éternité. Telle est mon histoire, mon doux ma"tre ; tu vois qu'il n'y a pas de quoi en rire. Maintenant, va vers tes amis ; ils doivent être enfin las du traitement que tu leur as infligé, et après avoir atteint le bout de leur folie, je les crois mûrs pour la raison. De fait, les sept personnages soumis, par la sage cruauté de l'homme sombre, à cette pénible ascèse de la volupté à outrance, étaient, en effet << mûrs pour la raison >>, et même plus que cela : à part Khalid, qui était enfin satisfait, ils étaient définitivement dégoûtés des folies de l'amour et dégrisés à jamais de l'ivresse de la chair. Ou en tout cas pour longtemps. Le traitement avait été rude, mais salutaire. Désormais, il n'y eut plus de guerre de K thre, et des milliers de jeunes héros, issus des flancs de plusieurs nations nobles, allaient pouvoir dépenser dans la paix le trésor de leur énergie vitale que la guerre avait longtemps accaparé. Bien que Mounir fût pour la guerre chaque fois que la guerre était nécessaire, il regardera, longtemps après, cette paix comme une des plus belles victoires de sa carrière. Car il n'était pas de ceux qui pensent que l' me s'émousse et que le caractère se g te chaque fois que le sabre reste dans son fourreau, que le sang ne coule pas à flot, et qu'on ne voit pas en tous lieux des veuves aigries geindre sous le fardeaux de débiles orphelins. 56. Waïl et Ouaïs Waïl, vautré dans la tiédeur de sa couche, ne pensait pas au prince Ouaïs. Le prince Ouaïs dormait ; et Waïl, blotti entre ses bras, ne sentait pas le temps passer. Waïl avait douze ans, Ouaïs en avait vingt-deux. Mais il avait le caractère d'un lion, si ce n'était la tendresse qu'il vouait à son jeune protégé. Waïl était pour Ouaïs plus qu'un simple écuyer, plus qu'un apprenti que ses parents avaient placé chez lui pour qu'il le forme au métier des armes, plus même qu'un complice dans les chaudes heures de la nuit, quand tout semblait s'embraser à la flamme de leur passion. C'était l'idéal, l'élu, le messie enfant revenu consoler son me fière, trop fière pour s'avouer que parfois, quand les ténèbres flottant sur le monde y font comme une vaste question dont seuls les graves penseurs entrevoient quelquefois la réponse, elle avait besoin de consolation. Ouaïs n'était pas seulement un guerrier, c'était une me. C'était un combattant de la Foi. Plus certain de la chah da que de sa propre existence, il allait sur les chemins, portant la guerre aux démons qui peuplent l'univers mauvais, aux infidèles, à son propre ego, mais faisant la paix, autant qu'il était possible, avec les êtres qui adorent Dieu dans leur propre idiome, qu'il lui semblait parfois comprendre. De tous les points de l'univers s'élevait à la fois une clameur unanime, entendue de lui seul, qui disait, dans un langage tout à la fois m le et femelle, la joie ineffable d'appartenir à l'Être unique ; et parce qu'il entendait cet universel concert, il se sentait l' me pleine d'une harmonie suprême et transcendante. Il était libre. Il exultait. Il aimait Dieu d'un amour passionné, et il aimait Waïl, d'un amour tendre et viril. Il n'était pas un domaine de l'existence que leur amitié ne couvr"t, il n'était pas une occasion de complicité dans laquelle ils ne communiassent. Le jour, ils guerroyaient ensemble pour leur idéal commun ; le soir, ils disaient une prière, et puis, dans un suave abandon, ils se rendaient mutuellement le tendre service que se rendent les amants entre eux. Leur amitié était plus vaste que le ciel et la terre réunis. Souvent, le regard de Ouaïs embrassait le vaste horizon de la mer, et son esprit ailé traversait l'étendue d'eau salée pour s'en aller vagabonder dans les terres des infidèles. Il pensait à ces peuples infortunés qui ne connaissent pas la lumière du Prophète ; et il rêvait de leur porter la parole de Dieu, comme on porte l'eau aux assoiffés ; sans doute, il se heurterait au mépris et à l'intolérance des plus fanatiques hérésiarques, mais il se voyait déjà, plus méprisant qu'eux, les pourfendant de la lame de son sabre, pour mieux sauver les autres. Cette grande mission imaginaire l'exaltait. Il était, est-il besoin de le rappeler ? à cet ge béni où l'on est rarement effleuré par le doute. Waïl le regardait songer de la sorte, et il le trouvait beau dans cette farouche et grande rêverie. Deux mes viriles, unies par un même rêve de grandeur, s'aimant dans toute l'innocence de leur jeunesse, y a-t-il, ô Dieu ! quelque chose de plus beau en ce monde ? Cependant, de l'autre côté de la mer, un autre rêveur répondait en silence au beau Waïl : c'était le comte Armand de la Noxe. Âgé de vint-deux ans lui aussi, c'était un jeune homme animé d'une piété ardente, vivant pour l'idéal de l'Église, dont il était un des plus féaux serviteurs parmi les jeunes gens de sa génération. Depuis son adolescence, Armand avait deux études : les saints dogmes du christianisme, et le métier des armes ; il avait également deux amours : l'un céleste, c'était Notre-Seigneur Jésus-Christ ; l'autre terrestre, et c'était son jeune page, Arnaud, ravissant garçon d'une douzaine d'années, à l'intelligence éveillée, à la foi simple et naïve, à la naissante virilité. Armand et Arnaud étaient le pendant chrétien de Ouaïs et Waïl. S'ils se fussent jamais connus, ces quatre coeurs fiévreux se fussent sans doute rués les uns sur les autres pour s'étriper au nom de leur foi respective ; mais la vaste étendue d'eau calme les séparait. Un jour cependant, le jeune comte de la Noxe fit une rencontre qui changea sa vie, et qui allait aussi changer celle de plusieurs personnes dont il ne soupçonnait même pas l'existence. C'était un moine prêcheur du nom d'Oswald, à moitié fou sans doute, mais divinement inspiré. Quand Oswald appelait à la Croisade, les foules pleuraient, les fiers seigneurs aux coeurs de lions se faisaient petits enfants, les pierres mêmes semblaient émues. Car Oswald n'était pas un prédicateur ordinaire. C'était un vrai fou de Dieu, une me visitée, une de ces mes pleines du Christ, qui débordaient leurs propres limites et rayonnaient sur les autres. En tout cas, dès qu'il l'entendit, Armand fut confondu, transporté, enthousiasmé ; et il décida de suivre Oswald au delà de la mer, pour aller porter la nouvelle du Christ ressuscité aux mahométans, et les convertir, ou mourir entre leurs mains. Armand non plus ne doutait de rien. Dans le même temps, Ouaïs continuait de rêver en regardant osciller cette grande flaque turquoise qui le séparait des malheureux infidèles qu'il méditait d'arracher à leur triste sort. Un jour, n'y tenant décidément plus, il résolut d'accomplir une grande action ; il en parla à Waïl, qui fut, - est-il besoin de le préciser ? - enthousiasmé, tant il trouvait merveilleux tout ce qu'entreprenait son ami. Et ce qu'avait enfin décidé son ami, c'était de s'embarquer, le lendemain même, sur un navire qui traversait la mer, jusqu'aux pays des mécréants, pour leur porter la nouvelle du Sceau de la prophétie, et les convertir jusqu'au dernier, ou mourir entre leurs mains. Aussi, dès l'aube du jour suivant, Ouaïs et Waïl s'affairèrent-ils pour mettre ce beau projet à exécution. On fourbit les armes, on apprêta les vivres, on sella les montures. Ce fut l' me en fête et le coeur rayonnant de foi que les deux amis arrivèrent au port, où devait commencer leur aventure. Mais là, le premier contretemps survint ; sur le bateau qui devait les emmener jusqu'en terre infidèle, la gale s'était déclarée la veille. Une partie de l'équipage en était atteinte, et le temps de la remplacer, l'embarcation était retenue à quai. Aussi, ce fut la mort dans l' me que Ouaïs et Waïl se mirent à errer dans le port, piaffant d'impatience de pouvoir commencer leur mission. Mais c'est alors que survint l'événement qui changea définitivement le cours de cette histoire. Comme ils erraient depuis un moment déjà, Ouaïs tomba soudain en arrêt devant un drôle de spectacle ; une troupe de chrétiens hirsutes, un prédicateur fou à leur tête, venait de débarquer sur le sol musulman. Or, parmi la troupe, il y avait un jeune garçon blond, d'une beauté absolue. Ouaïs venait de découvrir Arnaud, et en un éclair, toute sa conception de l'univers vacilla. Jusqu'à présent, pour lui, les infidèles en général et les chrétiens en particulier n'avaient représenté qu'une entité vague où dominaient le chaos et la laideur. Or, il venait tout à coup de réaliser qu'une chose provenant de ces peuples barbares pouvait présenter de l'harmonie, de la beauté. Rarement une telle révolution se fit aussi rapidement dans un esprit aussi éclairé que l'était celui de Ouaïs, en qui la foi n'avait pas tué l'intellect. Discrètement, sans rien en laisser para"tre à Waïl, il se mit à suivre la troupe de chrétiens hirsutes. Il les suivit jusque dans une hôtellerie maronite où ils descendirent pour la nuit. Comme Ouaïs et Waïl devaient de toute façon la passer au port, ils décidèrent opportunément de descendre dans la même hôtellerie. Ouaïs se sentait un peu gêné aux entournures, intérieurement, car c'était la première fois qu'il manquait de fidélité envers son jeune compagnon. Mais il ne pouvait plus échapper à sa fascination pour le garçon chrétien aux cheveux blonds. Seulement, par un étrange retour des choses, comme ils étaient tous réunis dans la grande salle à manger de l'hôtellerie, les yeux d'Armand se posèrent par hasard sur Waïl, et le comte ressentit pour ce jeune garçon musulman, à la beauté si fascinante, exactement ce que Ouaïs avait ressenti pour son beau page. C'était la première fois qu'il voyait un garçon du type méditerranéen, avec ce visage caprin si caractéristique, ces yeux de gazelle, ces cheveux noirs bouclés qui tombaient sur son front cuivré, et il en fut bouleversé de fond en comble. Soudain, l'univers entier lui apparut différemment. Il se rendit compte, comme l'avait fait Ouaïs quelques heures plus tôt, que ce qui pour lui n'avait représenté jusque là que rébellion et infidélité, pouvait renfermer de la beauté et de la gr ce. Ce jour-là, les discours de son ami Oswald lui parurent ternes, et il fut dégoûté par l'idée de convertir les mahométans. Au lieu de cela, il eut farouchement envie de faire la connaissance de ce beau garçon aux cheveux noirs qu'il avait découvert, et de l'emmener dans sa couche pour lui prêcher l'amour du prochain à sa façon. Or, c'était exactement ce que Ouaïs, de son côté, ressentait par rapport à Arnaud. Et pourtant, les deux hommes - Ouaïs et Armand - si proches désormais qu'ils fussent par le sentiment, n'avaient pas encore pris conscience de l'existence l'un de l'autre. Des jours passèrent. Par un caprice du destin, le navire qu'auraient dû prendre Ouaïs et Waïl était toujours à quai. Mais Ouaïs, égaré, perdu, avait complètement oublié maintenant le but de sa présence au port, la grande entreprise qui lui tenait si fort à coeur, de même qu'Armand avait oublié la sienne. Une étrange partie à quatre avait commencé entre les deux hommes et les deux jeunes garçons dont ils étaient respectivement devenus amoureux ; mais les deux jeunes, se voyant à la fois délaissés de ce qu'ils aimaient et convoités de ce qu'ils n'aimaient pas, s'étaient rapprochés l'un de l'autre, avaient sympathisé, et avaient fini par arrêter un plan pour retrouver leurs compagnons respectifs. Pour cela, ils s'étaient assuré la complicité de l'hôtelier maronite, qui était un fier gaillard n'aimant ni les catholiques, ni les musulmans. Au moment précis où Ouaïs et Armand étaient réunis dans la même pièce, ils s'arrangèrent pour que le digne aubergiste, à moitié ivre, part"t dans une philippique contre les deux religions honnies. Ce qui eut pour effet de ramener la foi perdue dans les coeurs de nos deux convertisseurs d'hier, devenus entre-temps trousseurs malgré eux. Il s'ensuivit une extrême confusion, une suite désordonnées de répliques pro et anti-catholiques, pro et anti-musulmanes, une dispute à trois, dont l'hôte satisfait se retira ensuite discrètement, de sorte qu'il ne resta qu'une dispute à deux entre Ouaïs et Armand, ce qui était le but visé par Waïl et Arnaud, qui rirent fort sous cape de ce bon tour joué à leurs deux amis. Mais ceux-ci ne riaient pas ; en fait, ils étaient plutôt proches de s'entre-tuer, ce qui amusa moins nos deux jeunes comparses. Ils comprirent que la farce était allée un peu loin. Mais que faire maintenant ? Ils connaissaient assez le caractère de leurs deux amis pour savoir qu'arrivés à ce stade, plus rien ne les empêcherait de s'entre-égorger. Alors, ils allèrent trouver un homme que l'on disait sage, et que nous connaissons sous le nom de père Anastase ; ils lui expliquèrent les choses par le menu. Anastase comprit, et il eut pitié des quatre jeunes gens. Il lui sembla que si un homme pouvait débloquer la situation, cet homme ne pouvait être que Mounir. Il alla donc trouver Mounir, qui heureusement n'était pas loin. Or, ce qu'il ne savait pas, c'est que l'homme sombre avait suivi l'aventure complète des quatre jeunes gens gr ce à la tête de bélier qui le tenait informé, heure par heure, de l'évolution des choses. Et c'était lui qui, en s'abstenant jusque là d'intervenir, et aussi en manipulant les courants psychiques dont il avait pu se rendre ma"tre par le concours de sa force imaginative et des informations dont il disposait gr ce à la tête, avait en fait permis à cette situation de s'instaurer ; c'était un stratagème dont il avait usé car, étant au courant d'à peu près tout, il connaissait la beauté intérieure de Ouaïs et d'Armand, leur valeur morale exceptionnelle, ainsi que celle de leurs compagnons respectifs ; et il avait décidé de les amener vers l'Ordre. À présent, il savait que le moment était venu de leur faire franchir ce pas décisif. Pour ce faire, il n'eut qu'à révéler à Ouaïs et Armand le motif véritable de leurs propres actions, et à leur rappeler comment ils avaient par eux-mêmes découvert la beauté et l'ordre cachés dans la religion qu'ils avaient commencé par abhorrer. Il leur fit valoir combien il serait stupide, ayant fait cette découverte essentielle, de s'entre-tuer pour un motif religieux. Les deux jeunes gens durent convenir - non sans un certain soulagement - que c'était la pure vérité ; et aussitôt, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, se pardonnant toutes leurs offenses. Un arrangement fut aussi trouvé par rapport aux garçons ; il fut convenu désormais qu'une semaine sur deux, Waïl dormirait avec Armand et Ouaïs avec Arnaud, tandis que la semaine suivante, la disposition inverse reprendrait le dessus ; de la sorte, personne ne serait lésé. Et tous les quatre seraient admis dans l'Ordre, moyennant une épreuve d'entrée comparable à celle que nous avons vu passer aux sept garçons du début de cette histoire. Tout le monde fut donc pleinement satisfait, à commencer par Mounir, qui n'aimait rien tant que voir son organisation s'accro"tre de jeunes mes de qualité. Il faut toutefois faire observer que, si ce dernier avait manipulé les courants psychiques à son avantage, c'était dans un but éminemment constructeur et louable, du moins au regard des idéaux de l'Ordre. Ce n'était pas dans un but purement dissolvant comme dans le cas de la Tête de sanglier. Que celui qui entend cette histoire se pénètre bien de la différence qu'il y a entre une action comme celle de l'Ordre et celle de la maudite Tête, même s'il arrive qu'elles aient en commun quelque apparence superficielle. 57. Vent de vengeance Un vent de vengeance soufflait sur le désert. Luqm n, le jeune esclave noir, et Farid, le jeune ma"tre blanc qui, pour ses beaux yeux, avait renoncé à ses prérogatives pour endosser la condition la plus infamante, s'aimaient toujours, et leur amour persécuté criait contre le méchant père de Farid, et contre son frère, Taher, le marchand d'esclaves. Mounir trouvait qu'après son retour de l'Inde, après la fin de la guerre de K thre et l'entrée dans l'Ordre du jeune Ouaïs et du jeune comte de la Noxe, après tant d'exploits retentissants et d'aventure extraordinaires, le moment était venu de penser à la vengeance de ses amis contre Sami et Taher, les deux frères sinistres. Mais, comme toujours, Mounir faisait preuve en la circonstance d'une profondeur de vue qui déconcertait même ses plus proches amis. Il soutenait par exemple qu'une belle vengeance est comme une oeuvre d'art ; elle ne s'apprécie pas par des critères moraux, mais par des critères esthétiques. Lorsqu'on se venge d'un criminel que la justice des hommes ne peut atteindre, c'est d'un esprit grossier et vulgaire de lui passer le sabre en travers de la gorge. Une belle vengeance se médite, se prépare à force d'ascèse. Puis, lorsqu'elle a bien mûri en nous, elle se cueille comme un beau fruit rouge, qui régale les sens autant qu'il satisfait l'esprit. Luqm n et Farid acceptaient cette conception comme venant d'un illustre a"né, mais, étant novices en la matière, nous ne saurions affirmer qu'ils la comprenaient véritablement. Et puis un soir, Mounir ordonna aux jeunes gens de le suivre. Ils le suivirent donc, à travers les rues de la ville, jusque dans les bas-fonds de la cité, jusque dans un vieux bouge d'ivrognes où des garçons nus dansaient sous le regard lubrique de canailles avinées. Là, ils s'assirent à une table qui était toujours réservée pour l'homme sombre, quand un quatrième personnage, qui dissimulait son visage dans une longue cape, vint s'asseoir avec eux. C'est ainsi que Luqm n et Farid firent connaissance de l'homme qu'on appelait Afif, qui veut dire pur, vertueux. Et de fait, quand il découvrit son beau visage noble quoique ravagé par un lourd chagrin, on vit la haute vertu imprimée sur son front majestueux. << - Messieurs, dit Afif à l'intention des deux jeunes gens, vous désirez peut-être savoir qui je suis ? Eh bien, je suis la Vengeance. Votre vengeance. Je connais votre histoire par mon ami Mounir ici présent. Vous avez de la chance de m'avoir trouvé ; car ceux qui vous ont fait du mal m'en ont fait à moi, bien plus encore, et bien avant. Aujourd'hui, il faut qu'ils paient pour tout ce mal, et ils payeront, je vous en réponds. Moi seul peut nous venger tous, car je connais le défaut de leur cuirasse, leurs faiblesses les plus intimes, et croyez-moi, si vous me faites confiance, ils demanderont bientôt gr ce à vos pieds. Mais avant d'aller plus loin, peut-être souhaitez-vous conna"tre mon histoire ? >> Farid et Luqm n acquiescèrent. Afif commença donc : << - Eh bien ! Voilà. J'ai très bien connu les deux frères, Taher et Sami, à une époque où je n'étais qu'un jeune esclave du cheptel de Taher, qui n'était lui-même encore qu'un jeune homme d'une vingtaine d'années, débutant dans son commerce inf me. Déjà à cette époque-là, les deux frères, surtout Sami qui fut toujours le plus noir des deux, n'avaient pas beaucoup de scrupules. Mais, surtout en ce qui concerne Taher, ils avaient encore un certain idéal, ils n'étaient pas aussi corrompus qu'ils le sont devenus maintenant. Pour que vous compreniez mon histoire, il faut que je vous parle un peu du Taher de l'époque, qui était bien différent de celui d'aujourd'hui, bien qu'il le port t en germe, pour ainsi dire. Il faut savoir d'abord que Taher était, en ce temps-là, un très beau jeune homme, fort séduisant, avec un regard de velours et des membres bien découplés. Toutes les femmes, tous les éphèbes étaient à ses pieds. Mais, en ce temps-là, il ne faisait guère attention aux femmes. Les jeunes garçons, seuls, l'intéressaient, ou pour mieux dire, le passionnaient, et ils le lui rendaient bien. Aucun ne résistait au charme de ce grand garçon bien fait, sûr de lui, qui, de plus, était poète. Eh oui ! Taher la brute, Taher le marchand d'esclaves, le mangeur de chair humaine, était poète ; il faisait des vers, et il para"t même qu'il les faisait bien. C'est que l'app t du gain n'avait pas tué en lui tout idéal. Il ne voyait alors dans le commerce des êtres humains qu'un moyen de vivre, mais il avait un coeur, qui penchait du côté de la beauté, de la gr ce et de la volupté. Surtout de la volupté ; et c'est ce qui a malheureusement g té tout le reste. Contrairement à Sami qui fut toujours un coeur sec, un homme exclusivement préoccupé de chiffres et d'argent, Taher en effet était avant tout un jouisseur, un dépravé. Il aimait la beauté, avons-nous dit  ; en fait il l'aimait à la fois trop, et mal. Une seule ou deux, ou trois beautés ne lui suffisaient pas ; son drame, car c'en est un, est qu'il lui fallait toute la beauté ; du moins, il lui fallait tous les beaux garçons ; et c'est pour cela, tout d'abord, qu'il se lança dans ce commerce d'esclaves, qui lui permettait d'approcher facilement de grandes quantités de garçons dociles, quitte à les revendre quand ils ne lui plaisaient plus. Comme c'est en général qu'ils étaient devenus trop forts et trop virils, il tirait de leur revente un substantiel profit, ce qui accrut encore sa corruption naissante, malheureusement. Et ce qui n'était au départ qu'un moyen finitpar devenir un but : il ne vécut plus que pour l'or, comme son frère. Mais moi, à cette époque, je ne discernais rien de tout cela ; je ne voyais en Taher que cette beauté envoûtante qui m'avait ravagé le coeur. J'aimais Taher l'athlète, Taher le poète, je fermais les yeux sur Taher le marchand d'hommes. Ou plutôt, je crus, dans ma folie, que j'arriverais à le changer, à lui faire retrouver la pureté de son idéal. Mais il était déjà beaucoup trop dévoyé, et cependant il n'avait encore rien perdu de sa beauté extérieure, cette beauté qui en avait rendu fou plus d'un avant moi. D'ailleurs, d'une certaine façon, j'avais le droit de me bercer d'illusions, puisque Taher lui-même semblait accorder à ma compagnie le prix le plus élevé. Il est vrai que j'étais moi-même très beau, en ce temps-là. J'étais un charmant garçon de treize ans, au visage caprin, aux grands yeux noirs et veloutés, aux fines mains blanches, j'avais beaucoup d'esprit et un coeur tendre, je pouvais croire que Taher m'aimait vraiment, il faisait tout pour cela ! D'ailleurs, peut-être m'aima-t-il vraiment, au moins l'espace d'un instant. La première fois qu'il m'a possédé, peut-être les mots doux qu'il me glissait entre deux r les de volupté avaient-ils un fond de sincérité. Mais le vrai fond de son horrible coeur se révéla lorsque le vieux sultan de Rubaz vint offrir de moi une somme astronomique en dinars d'or pour m'avoir dans son harem de garçons. Moi, comme bien vous pensez, je ne voulais pas du tout aller à Rubaz ; j'aimais passionnément le beau Taher et j'aurais fait n'importe quoi pour demeurer près de lui. Voyez jusqu'où alla ma folie. >> Et il montra sa main droite où deux doigts manquaient. << - J'ai gardé trois doigts pour pouvoir manger ; les deux autres, je me les suis arrachés, espérant que le sultan ne voudrait pas d'un garçon mutilé. Mais il me désira encore plus, et doubla son offre déjà faramineuse. Naïvement, je suppliai Taher de ne pas me vendre ; je lui assurai ma fidélité éternelle ! Et ce cruel alla jusqu'à me laisser entendre qu'il accéderait à ma supplication, uniquement pour pouvoir me posséder une nuit de plus ! Mais le lendemain, son odieux frère, Sami le sans coeur - qui n'était pourtant pas sans principes - lui fit valoir qu'une telle offre ne se refusait pas, qu'avec une pareille quantité d'or, c'était la gloire et la fortune assurées, et naturellement Taher se laissa convaincre - je gage d'ailleurs qu'il ne dut pas protester beaucoup : cette engeance maudite a l'amour de l'or dans le sang. Enfin, avec beaucoup d'embarras - et avec un ennui manifeste - Taher m'expliqua qu'il nous fallait nous séparer, que je devais être brave, me résigner à suivre le sultan - je vous passe les discours enflammés que cet hypocrite me fit sur l'amour qui demeure éternellement dans le coeur, sur le souvenir immarcescible des moments heureux, sur la fidélité qui ne s'éteint jamais - lui qui me trompait de la plus honteuse façon, avec un sac d'or ! Enfin, je voyais en face l'effrayante vacuité de ce coeur dont je m'étais cru aimé. Quant au mien, de coeur, il était brisé à jamais ; pensez à ce que j'avais sacrifié pour lui, qui me traitait d'une si odieuse façon, me vendant pour de l'argent, moi qui l'avais aimé comme jamais on n'avait aimé ! >> La voix d'Afif s'enflammait en disant ces mots ; on sentait qu'il revivait une fois de plus toute la cruauté d'un souvenir qui n'avait jamais cessé de le hanter. << - Enfin, ajouta-t-il, tout cela est bien loin à présent. Mais l'heure de la vengeance a sonné pour ces criminels. Si vous êtes de coeur avec moi, nous leur ferons payer durement ce qu'ils nous ont fait endurer. - Nous le sommes, dirent Luqm n et Farid. - C'est bien, mes enfants. Alors, laissez-moi agir seul pour le moment. Je vous appellerai quand viendra votre tour de prendre part à l'oeuvre que nous allons accomplir. Et soyez tranquilles, je ne vous oublierai pas. >> Les deux garçons acquiescèrent. Puis, un à un, les quatre convives se retirèrent. On sortit du bouge. Les deux jeunes gens ne furent pas f chés de respirer une atmosphère plus saine. Quant à Mounir,il resta quelques instants en arrière à parler avec Afif. << - Vous les avez trouvés ? Demandait ce dernier. - Sans difficulté, répondait l'homme sombre. Il m'a suffi de chercher un peu, suivant vos indications. - Et ils sont bien tels que je vous l'ai recommandé ? - Ils sont cela, et mieux encore. Je vous assure qu'ils feront merveille. - J'ai h te de voir cela. >> Afif avait dit ces derniers mots avec une lueur sauvage dans l'oeil. Ce dont il était question dans ce bref dialogue sibyllin, c'était de deux jeunes garçons, qui allaient constituer l'instrument essentiel de la vengeance de Luqm n, Farid et Afif contre Taher et Sami. Le lendemain même, Taher, qui depuis longtemps déjà n'était plus le beau Taher, poète et séducteur, mais le sordide marchand d'esclaves que nous connaissons, faisait, dans des circonstances obscures, la connaissance du premier de ces garçons, qui avait douze ans et se nommait Saduq. Saduq était un garçon d'une laideur rare ; beaucoup trop maigre, avec des épaules déjà cagneuses, il avait les yeux globuleux, les dents de travers, et un regard brillant d'intelligence mauvaise. Ses parents l'avaient repoussé avec horreur, estimant qu'il était le Mal incarné. Mounir, qui comprenait la souffrance intérieure de cet enfant disgracié, l'avait recueilli en lui disant : << - Ne t'inquiète pas ; tu seras passionnément aimé >>. Et l'enfant l'avait suivi avec espoir, suivi jusque dans la maison de Taher, où le génie de l'homme sombre avait réussi à l'introduire. Une fois dans la place, il fit effectivement merveille, selon la promesse de Mounir à Afif. Saduq, on l'a dit, était fort loin d'être beau, mais il dégageait en revanche, dès lors que l'on daignait faire attention à lui, une sorte de magnétisme indescriptible, dû à une nature ardente de sensualité. Car Saduq était profondément sensuel, il l'était même avec profondeur, si cela peut se dire. Il était aussi avide de caresses qu'habile à les prodiguer. Il avait le démon de la volupté chevillé au corps, et cela rendait généralement fou ses amants - malgré son jeune ge, il en avait déjà eu plusieurs - lesquels, au bout d'un moment, ne voyaient même plus sa laideur, tellement il savait l'art de les travailler au corps, de révéler en eux-mêmes des possibilités de jouissance dont les plus fiers dépravés n'étaient même pas conscients. Dans son genre, on pouvait dire qu'il était génial ; combien de garçons à la beauté sublime se révèlent de vraies catastrophes dans l'étreinte amoureuse ? La laideur de Saduq était presque sublime, mais son sens inné de l'étreinte, sa capacité à trouver, dans le corps de chaque amant, le point le plus sensible, la posture ou le type précis de caresse qui engendrait immanquablement le maximum de volupté, tenaient du grand art. Et cependant, tous ses amant avaient fini par le fuir, horrifiés par leur propre dépendance à l'égard de ce garçon miraculeusement doué pour l'amour - trop doué. Mais s'il y avait un homme au monde capable de s'attacher à un pareil garçon, d'aller jusqu'au bout de la folie érotique qu'il était susceptible de déclencher, c'était bien Taher - Taher le voluptueux, Taher le dépravé - et Taher tomba à pieds joints dans le piège. Au début, il fut bien un peu rebuté par la laideur de Saduq. Mais très vite, il fut envoûté par son sens du plaisir, par l'extraordinaire puissance de volupté que dégageait ce garçon étrange. Et bientôt, il ne pensa plus que par Saduq, il ne vécut plus que pour lui, et pour les moment d'une exceptionnelle ardeur qu'il lui faisait passer. Lui qui avait adoré la beauté, puis qui l'avait vendue à vil prix, entra"né par la plus basse concupiscence, le voilà qui se prosternait devant la laideur, qui était prêt à tout vendre, à tout donner pour elle ; car il n'y avait rien de trop beau pour Saduq ; tout ce que le garçon demandait, Taher le lui octroyait sur le champ, et plus encore ; il était devenu l'esclave de ce monstre de sensualité, il mangeait dans sa main, il lui passait tout ses caprices. Lui qui était habitué à gouverner les autres, il n'était plus qu'un jouet dans la main de cet enfant qui n'était même pas beau. Tout le monde riait de lui ; il en souffrait, mais il le subissait en silence, car sa chair n'aurait pas plus supporté l'ablation de Saduq que celle de n'importe quel organe vital ; il se serait fait arracher le coeur plutôt que ce garçon fatal. Bientôt, son affaire périclita, tant par les dépenses folles auxquelles il consentait pour satisfaire les caprices de Saduq, que, bien plus encore, par la distraction perpétuelle et le manque de tonus qu'il mettait maintenant dans ses affaires. Plus rien ne l'intéressait à part Saduq, qui l'accaparait entièrement. En moins d'un mois, ce fut la ruine, la déchéance ; ayant déjà dilapidé sa fortune, il n'avait plus rien à offrir à Saduq. Il ne lui restait que sa dignité d'homme, sa liberté, son intégrité, et il décida d'en faire offrande à son tentaculaire amant pour prolonger un peu leur délire de lubricité. À son tour, il entra"na plus loin encore ce garçon qui l'avait entra"né jusqu'au fond de la dépravation ; il lui offrit de se prêter à des jeux de domination humiliants, l'accoutumant à l'ivresse de la toute-puissance. Ils vivaient maintenant dans une cabane dans un champ d'immondices, et chaque jour, le malheureux Taher se vautrait dans la fange et l'ordure pour montrer à Saduq sa soumission résignée ; c'était un spectacle vertigineux que celui de cet homme qui avait été puissant et respecté, abandonnant tout respect de lui-même pour pouvoir jouir encore d'un garçon qui se permettait de le traiter comme un animal. Mais plus Saduq l'humiliait, plus il en redemandait ; craignant à tout instant de le voir se détourner de lui, il le suppliait de lui jeter au visage les épithètes les plus infamants, les noms les plus vils, de le couvrir de détritus, de le rouer de coups, et le garçon s'exécutait avec une jouissance qui comblait d'aise sa victime. Ensuite, il se donnait à ses caresses comme autrefois, non sans l'abreuver de sarcasmes et de mépris, et ils se roulaient ensemble dans les substances les plus fétides, en hennissant d'une volupté abjecte. Pour le délicat Taher, habitué aux somptueuses parures et aux parfums raffinés, cette honte aurait été pire que la mort, pire que la damnation, s'il avait été en mesure de la ressentir encore ; mais il était comme halluciné ; tout ce qu'il voyait désormais, c'était que Saduq se donnait encore en lui malgré son indigence, et malgré son corps affaibli et malade, les pustules qui commençaient à couvrir sa peau ladre, les vers qui commençaient à ronger ses plaies. Il était comme un Job dévoyé, supportant sa pourriture, non par amour pour Dieu, mais pour le sexe d'un garçon difforme et consumé par le vice, qui lui tarifait la volupté contre son humanité. À présent, Taher n'était plus qu'une épave ; les traitements dégradants qu'il avait consenti à s'infliger pour conserver son amant avaient ruiné sa santé comme il s'était ruiné. Mais dans cet état de déréliction, n'espérant plus qu'une ultime étreinte, un ultime regard même méprisant de celui qu'il adorait comme son Seigneur et ma"tre, peut-être que son coeur enfiévré et sa chair purulente ressentaient l'ivresse de la possession amoureuse - pour autant que l'on puisse encore parler d'amour - à un degré que ni lui ni aucun homme n'avait jamais atteint auparavant ; pour le savoir, il aurait fallu plonger dans les profondeurs abyssales de cette conscience décomposée, gangrenée, qui n'était plus qu'une sorte d'abcès parmi d'autres abcès. Néanmoins, quand l'état de Taher se fut tellement détérioré qu'il n'était plus qu'une loque humaine, chancelant au moindre courant d'air, ses os usés saillant sous sa peau diaphane, un rictus de mort avec des yeux tristes composant une manière de masque qui lui tenait lieu d'expression unique et figée pour l'éternité, il sentit en lui-même que la fin était proche, car inexorablement, Saduq même se lassait de malmener et de rudoyer cette pitoyable chose squelettique. Il le supplia une dernière fois de le fouetter avec des immondices et de décharger sur lui ses pulsions libidinales, car Taher n'était plus capable que de donner du plaisir et il se contentait de cela. Après s'être exécuté avec ennui, Saduq lui annonça brutalement son intention de le quitter. Taher s'y était préparé, pourtant il devint comme fou. << - Me quitter, toi, mon petit Saduq ? Bredouilla-t-il incrédule. Me quitter, moi qui ait tout donné pour toi ? Voyons, n'es-tu pas heureux avec moi ? Ne m'aimes-tu pas ? - Vous aimer ? Sachez, monsieur, que je n'ai jamais aimé que deux choses en vous : votre corps, et votre fortune. Je suis ainsi fait, il ne faut pas m'en vouloir. Je suis sourd aux sentiments ; je ne connais que la volupté. - Eh bien ! Mais ne t'ai-je pas procuré toute la volupté que ton corps charmant pouvait souhaiter ? - Sans doute, nous avons eu de bons moments ensemble. Je ne le nie pas. Je ne l'oublierai jamais. Mais regardez ce que vous êtes devenu ; vous n'êtes plus de ce monde, et moi je commence à peine ma vie. Allons, soyez raisonnable et voyez cette chose qui vous tint naguère lieu de corps ; elle ne peut même plus ressentir la volupté ni la douleur ! Même si je le voulais, que pourrais-je encore vous apporter ? - Mais, ô noble Saduq, mon bien-aimé ! N'est-ce pas pour toi que j'ai consenti à descendre dans cette déchéance ? Vas-tu m'abandonner alors qu'il me reste encore un souffle de vie à te sacrifier ? - Gardez-le, ce souffle, et ménagez-le désormais. Vous êtes au bout du chemin ; moi je dois continuer le mien. En vérité, je ne vous abandonne pas, c'est vous qui vous êtes déjà abandonné vous-même. Ô Taher ! Non, tu n'es plus le Taher que j'ai aimé et dont j'aimerai à me souvenir dans les jours futurs. Tu n'es plus que son ombre, ou plutôt, tu n'es plus même l'ombre d'une ombre. Je vous parais cruel, mais c'est vous qui m'avez appris à l'être, et à en jouir. Mais désormais, je ne jouis plus de dire simplement ce qui est. Et lorsque je ne jouis plus, moi, je tire ma révérence ; vous savez que je suis fait ainsi, vous aviez accepté les règles. Maintenant, souffrez que j'aille où le vent de mon désir me pousse. - Et où te pousse-t-il ? Fit Taher au supplice. - Eh bien ! Vers un homme que j'ai rencontré et qui me comprend comme vous m'aviez compris, sinon mieux, et qui me donnera la volupté, que vous n'avez plus la force de me donner. De plus, il a encore toute la fortune que vous avez perdue. Me comprenez-vous ? Je ne veux pas que nous nous quittions f chés. - Oui, oui, tu as raison, va, ta nature je la connaissais, les règles, je les avais acceptées ; en effet, je ne suis plus rien, Saduq ; je t'ai tout donné, ah ! Mais quel crime ai-je commis pour mériter que s'abatte sur ma tête cette sombre fatalité ? Pourtant, je ne regrette rien, car tu m'as tout pris, mais en même temps tu m'as comblé. Dieu, comme je voudrais être à la place de l'homme que tu as rencontré, afin de tout revivre, quitte à tout perdre une seconde fois ! Mais quel est donc cet heureux homme ? >> Les yeux de Taher étaient prêts à jaillir de leurs orbites. Un homme jusque là tapi dans l'ombre s'avança. Taher vacilla ; il avait cru reconna"tre un visage jadis aimé, mais combien métamorphosé ; un fantôme du passé... puis, il vit qu'une des mains du fantôme n'avait plus que trois doigts. Alors, il partit d'un grand éclat de rire ; un rire de dément. Afif déposa un tendre baiser sur le front de Saduq, et dit dans sa barbe : << au suivant >>. Le << suivant >> était évidemment Sami, l'implacable frère du marchand d'esclaves. Un matin, comme par hasard, Sami croisa sur sa route un garçon d'une beauté si exceptionnelle, si hors des proportions communes, que malgré son coeur sec, il en fut frappé. Il fut encore plus frappé quand ce garçon, qui s'appelait Taous, le Paon, implora sa protection. Il disait fuir les avances d'un cruel oncle marchand d'esclaves, qui avait juré de le vendre à vil prix à quelque ma"tre impitoyable s'il ne cédait pas. Malgré lui, Sami, qui était juste, ne l'oublions pas, sentit de la pitié pour cette créature magnifique qui implorait son aide. Il le ramena chez lui ; la pitié ne fut pas longue à se transformer en amour. Sami aima Taous passionnément, follement, comme on peut aimer quand on n'a plus aimé depuis longtemps. Il se sentait pousser des ailes ; il ne savait pas en quelle sombre contrée elles allaient l'entra"ner. Taous était très beau ; mais il était aussi complètement insensible à tout ce qui n'était pas lui-même. Sami eut beau faire, il ne put briser la glace qui entourait ce coeur narcissique. Taous avait la folie des parures ; il aimait les vêtements de soie et d'or, les pierres précieuses. Sami lui offrit donc les habits les plus beaux, les pierres les plus fines. Il accrocha à son cou et à ses poignets les rubis, les topazes, les saphirs, les diamants. Il ne se ruina pas autant que l'avait fait son frère pour Saduq, mais enfin il se ruina, et en vain, puisqu'il ne put obtenir un regard d'amour de ce coeur uniquement ému par sa propre image. Mais cette froideur de Taous ne freina pas les ardeurs de Sami, au contraire ; elle les excita dans des proportions étranges. Il faut dire que Taous était malin, et il savait très bien dissimuler sa froideur sous une apparence de timidité ou de pudeur, donner de faux espoirs, faire lanterner. Il savait aussi se faire désirer, pas seulement par sa beauté, mais par des attitudes étudiées qui frappaient l'imagination, mettaient en branle l'infernale machinerie du rêve ; bref, il faisait la roue. Au fond de lui-même, comme tout narcissique, il avait enfermé une blessure secrète, une blessure d'orgueil, qui le poussait à rechercher son reflet dans le regard des autres ; il avait besoin d'y lire la convoitise, la fascination, pour se sentir exister, pour croire en lui-même. Si Sami avait décelé cette faiblesse, il aurait peut-être su comprendre Taous, l'aider à guérir, le secourir par un amour véritable. Mais il était complètement hypnotisé par l'apparence flamboyante de ce garçon, par l'image magnifique qu'il donnait de lui-même. Il était sous son emprise. Et Taous se refusait, en laissant de faux espoirs à Sami ; il se rendait de plus en plus désirable, tout en ayant soin de laisser la porte entr'ouverte pour que tous les songes vains de Sami, ses fantasmes, ses illusions, puissent s'y engouffrer, de sorte que Sami vivait d'une espérance brûlante, dont il pressentait toutefois, au fond de lui-même, qu'elle serait toujours déçue. Mais on l'a dit, Taous était malin. Il faisait croire à Sami qu'il ne pouvait se donner à lui pour le moment : << - Pas encore, seigneur, il est trop tôt ; si je me refuse à vous, c'est que je vous estime trop. J'ai pour vous de l'estime, de la considération, car vous êtes grand, et de la reconnaissance aussi, pour tout ce que vous faites pour moi. Mais je ne vous aime pas ; je veux dire, aimer d'amour. Je n'éprouve pas encore cela à votre égard. Et je ne peux me donner à vous sans amour, ce serait une insulte pour un homme de votre valeur ; si nous nous donnions l'un à l'autre sans amour réciproque, celui-ci n'aurait plus aucune chance de na"tre entre nous par la suite, car nous nous dégoûterions ; nous tuerions notre passion avant même qu'elle ne soit née. Non, seigneur ; l'amour entre un homme et un garçon est une chose trop belle, trop noble pour être profanée ainsi ; contentons-nous pour le moment d'être amis, et laissons le temps faire le reste. - Mais, Taous, mon beau Taous, dis-moi : que dois-je faire pour que tu m'aimes ? Dis-le moi, s'il te pla"t, et je le ferai, quoi qu'il doive m'en coûter. - Seigneur, ce que je vous demande est peu et beaucoup à la fois. Pour que je puisse vous aimer, il faudrait seulement que vous m'aimassiez, moi, je veux dire, que vous soyez prêt à tout quitter, à renoncer à tout, même à vous-même. Il faudrait que vous me comprissiez, il faudrait que je sois plus pour vous qu'un objet de désir, de convoitise charnelle et même spirituelle. Je n'attends de votre part qu'un sacrifice réel, un seul geste d'amour profond, désintéressé, pour que l'amour que je voudrais éprouver pour vous s'enflamme aussitôt dans mon coeur. Alors, oui, nous pourrons être l'un à l'autre ; il faudrait d'abord que nous fussions l'un pour l'autre. >> Sami essayait en vain de déchiffrer ce discours obscur, mais malgré ses efforts pathétiques, Taous continuait à dire qu'il souhaitait de tout coeur pouvoir l'aimer, mais qu'il n'y arrivait pas. En fait, Taous avait seulement besoin d'un homme qui, au lieu de l'idéaliser, le traiterait comme un garçon ordinaire, et qui comprendrait cette blessure secrète qu'il avait en lui et qui l'obligeait à se réfugier dans son égocentrisme. Quelqu'un qui oserait crever cette bulle où il pavonnait, le ramener à la réalité, et l'aimer comme un être réel, non comme un songe. Mais il était incapable de le formuler, cela même faisait partie du charme qui l'enveloppait. De toute façon, est-ce que Sami aurait su l'entendre ? Il aurait voulu donner à Taous quelque chose de plus précieux que de l'argent ; mais il se rendait soudain obscurément compte de sa propre vacuité, et elle l'effrayait. Quand on n'a rien en soi-même, rien à partager, à donner, que pourrait-on offrir à l'autre ? Une angoisse indescriptible, une inquiétude sans fond commençait à l'étreindre, et Taous lui paraissait plus désirable que jamais, désirable comme le Mystère même, fascinant comme l'Inconnu, comme l'Énigme, car il était énigme. Cette réalité subtile de Taous qui lui échappait, qui résidait non dans sa perfection, mais dans sa fragilité, dans tout ce qu'il s'ingéniait à cacher, lui donnait le vertige ; il aurait voulu se perdre en elle, mais il ne le pouvait pas ; elle représentait ce qu'il ne pouvait acquérir, et qui pour cela même lui paraissait indispensable. Sami désirait cette chose insaisissable qui était en Taous d'autant plus qu'elle se dérobait à mesure qu'il faisait des efforts pour l'acquérir - vendre et acquérir étant à peu près les seules formes de relation qu'il connaissait. Le comble était que Taous, bien qu'il se refus t toujours à lui, se donnait à d'autres ; de plus en plus, et avec frénésie, au début discrètement, et puis sous les yeux mêmes de Sami, qui l'avait installé chez lui. Hommes et garçons en tout genre défilaient chez Taous en une priapée des plus folles ; le désir lui consumait la chair. Sami assistait à tout cela impuissant, car il ne pouvait se résoudre à prendre Taous de force, ce n'était pas ce qu'il désirait ; il voulait qu'il se donn t à lui comme il se donnait aux autres. Son amour-propre était engagé ; et c'était justement ce qui rendait la chose impossible. Il assistait, dévoré par l'envie, aux frasques de son protégé, à ces éruptions de stupre et de volupté charnelle, il le voyait s'offrir, languissant, aux assauts et aux caresses de toute sorte de m les, il pouvait voir la jouissance dans ses yeux vitreux, mais il n'en était jamais la cause ; il était seul exclu du lot, ce qui transformait son tourment en un cauchemar, une torture indescriptible. Mais il n'y avait rien à faire : le pire est que cela n'était même pas de la malignité de la part de Taous ; il se donnait à tous ces hommes et à ces garçons, copulait avec eux par pure luxure, mais aussi, plus profondément, par ce même élan douloureux qui le poussait à s'admirer dans le regard des autres, ne pouvant le faire ailleurs. Il ne faisait que pousser cette logique à l'extrême ; il avait constamment besoin de se prouver qu'il pouvait séduire, plaire, donner du plaisir. Ces m les qui revenaient à la charge, à peine leurs désirs assouvis, flattaient son orgueil blessé, ils lui apportaient sans s'en douter une gratification qui lui donnait le sentiment d'exister, d'être important, et c'était cela qu'il recherchait en eux. Il s'en rendait vaguement compte ; mais il ne pouvait le formuler. Si Sami l'avait compris, il aurait peut-être pu lui apporter autre chose, mais il ne le pouvait pas. Il était obsédé par l'idée que tous ces garçons avaient su trouver le chemin du coeur de Taous et lui pas, et qu'il en était puni. Taous le confortait dans cette idée, tout en manifestant le plus sincère regret de ne pouvoir réussir à l'aimer comme il les aimait eux ; Sami, qui n'avait jamais eu honte de rien, découvrait le goût affreux de la honte et de la culpabilité : il se sentait coupable de ne pouvoir se faire aimer de Taous comme ces m les plus ou moins jeunes qui hantaient constamment sa couche, il se sentait disgracié, forclos, et du coup il l'était ; il ne voyait pas qu'il orchestrait son propre supplice. Toute la sécheresse de coeur dont il avait toujours fait preuve à l'égard des autres lui revenait dans la figure comme un vomissement de l'univers - un vomissement sublime qui avait les traits d'un ange, et un coeur de pierre. De pierre précieuse sans doute, mais de pierre quand même. Il se rendit alors compte qu'il n'avait jamais su aimer. Et il pensa à son fils, autrefois, et à ce jeune esclave qu'il avait chassés de chez lui, plein de courroux ; il sut qu'il n'avait agi ainsi que par mépris pour ce sentiment noble qu'est l'amour, qui maintenant lui consumait les entrailles, et il conçut du regret. Alors Afif, qui suivait de près les mouvements de cette me, fit le signe convenu à Luqm n et à Farid ; et ils parurent devant le père de Farid, qui était presque à l'agonie tellement il souffrait de ne pouvoir aimer ni être aimé. Car le pire, dans la souffrance d'amour, n'est pas de ne pouvoir recevoir, mais c'est de ne pouvoir donner. Et Sami se retrouvait en position de ne pouvoir donner parce que le garçon pour lequel il se consumait ne pouvait ni ne voulait recevoir ; mais il était assez intelligent pour comprendre que c'était la justice immanente qui le rattrapait, parce que jusque là il n'avait pas su ni voulu donner, de sorte que maintenant qu'il le voulait ardemment, il ne le pouvait pas. Mais quand il vit devant lui son fils et le jeune esclave noir qu'unissait une passion si belle, qu'il avait injustement condamnée et bafouée, il crut qu'il allait devenir fou, comme son pauvre frère. Il se jeta à leurs pieds, en les suppliant, eux qui s'aimaient d'un amour plus fort que tout, de lui enseigner l'art de bien aimer afin de bien être aimé. Mais c'est là un art qui ne s'enseigne pas, et Farid et Luqm n ne purent que laisser l'infortuné à son malheur ; et le voyant si p le et si faible, secoué par la fièvre d'amour, lui qui était autrefois si fort, Farid fut touché, malgré la haine qu'il vouait à ce père qui l'avait traité d'inf me manière. Et il promit que dès qu'il ne serait plus, il prierait pour son me, ce qui retourna le fer dans la plaie de Sami. Quelque temps après, celui-ci mourut de chagrin et de honte de n'avoir pu réussir à arracher fût-ce un regard aux beaux yeux de Taous, à qui il laissa tout ce qui restait de sa fortune. Et pour la première fois de sa vie, Taous fut ému. Au dernier moment, sur son lit de mort, Sami, qui n'était plus que l'ombre de lui-même, surprit ce revirement dans le regard de Taous ; il lui disait avec ses yeux : << oui, maintenant je pourrais vous aimer, car vous avez tout donné ; mais c'est trop tard >>. Si l'on veut, il mourut dans un certain apaisement, comprenant enfin que ce qu'il cherchait vainement à atteindre était, depuis le début, à portée de sa main. Après quoi Taous, découvrant peu à peu dans son coeur la douceur d'être attentif aux autres, devint un valeureux jeune homme, et consacra une partie de la fortune dont il avait hérité à venir en aide aux orphelins et aux jeunes garçons en difficulté, qu'il apprit à aimer plus que sa propre image. De sorte qu'il fut sauvé par celui qu'il avait perdu. Et puis non, tout compte fait, le sinistre Sami s'était perdu lui-même. Telle fut la Vengeance. À présent, le calme régnait sur le désert. 58. La rosée du matin sur les pétales des convolvulacées #ce chapitre est trop court, il faut le développer ; possibilité de développement sur les enfants soldats avec Muqarrab, etc. Il faudrait évoquer Thèbes. Développer ici un autre point de vue sur la guerre de K. : ce n'est plus celui des princes, etc. C'est celui du combattant de base ; des enfants qui vivaient mal et qui ont trouvé une planche de salut en s'engageant dans la guerre pour sauver leur cité ; décrire leur enthousiasme initial, qui se mue peu à peu en désenchantement, mais l'amour qu'ils se vouent entre eux les sauvera. Rappeler Bernanos. Montrer l'ambiguïté de celui qui embrigade ces enfants - un militaire de base, pas un noble ; un mercenaire, plus ou moins indépendant ; il les aime réellement, et en même temps il leur fait jouer un jeu cruel ; montrer des aspects positifs de ce personnage ; revenir sur la mort de l'amant tombé au combat, décrire en détail ce moment, les sentiments qu'il suscite, etc. Peut-être une révolte des enfants soldats contre l'autorité qui les a armés ; à un moment, certains en tout cas finissent par lutter pour eux-mêmes, plus pour la cité ; possibilité qu'ils finissent par revenir vers la cité en rencontrant Faris, pour lequel ils luttaient sans le conna"tre... au début ils sont loin de cette sphère ; quand ils auront tué ou vaincu ou renié leur chef immédiat, après une phase d'anarchie complète et de lutte pour eux-mêmes, ils rencontrent Faris etc., qui donne un sens nouveau à leur lutte# On se souvient certainement de l'importance que Mounir accordait au jeune Soufiane, qu'il rêvait, depuis le début de cette histoire à peu près, de voir réuni à nouveau avec son ami Kabir. Aussi, on imagine aisément quelle fut sa joie d'apprendre, par Abdul-Hakim, que Soufiane était retrouvé, et qu'il était en compagnie du jeune lieutenant Nasredd"ne. Une nouvelle fois, le ma"tre de l'Ordre dépêcha son fidèle second, Hamid, pour aller chercher le garçon. Cinq braves l'accompagnaient pour le seconder dans cette délicate mission. Or, le garçon se trouvait dans les environs d'Artamus, qui était une autre ville de l'Inde. Hamid et les cinq braves allèrent donc d'abord jusqu'à Saré, où on leur indiqua le premier navire qui partait pour Artamus. Chemin faisant, Hamid raconta son histoire aux braves qui l'accompagnaient, et ils lui racontèrent la leur. Or, nous en connaissons déjà trois, qui n'étaient autres qu'Abdul-Mumin, le garde du sultan qui avait jadis aidé à la libération de Mounir, et Saïd, qui avait trahi le prince Mourad pour rejoindre l'Ordre, et Masud, qui avait accompagné Abdul-Hakim sur la route d'Ajmer. Les deux autres s'appelaient Saad et Hani. Le premier raconta l'étrange histoire que voici : << - J'étais, dit-il, un enfant de l'Atraga, cette mystérieuse cité souterraine peuplée uniquement de jeunes garçons, qui s'aiment librement et ne rendent aucun compte de ce qu'ils font au reste du monde. Or, j'avais atteint l' ge de vingt et un ans, auquel on est normalement obligé de quitter la cité. Mais moi, je refusais de partir ; je ne voulais pas conna"tre le monde extérieur, et puis j'étais amoureux d'un jeune garçon de treize ans, nommé Ismaël, qui était beau comme la lune, ou comme la rosée du matin sur les pétales des convolvulacées, ou comme les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux, et qui m'aimait aussi. Une nuit, je résolus donc de fuir avec lui. C'était une très grave transgression des lois de la cité. Nous nous sommes répandus sur la terre, drapés dans la sauvage splendeur de notre amour ; mais les gens de la cité en avaient après nous. Nous méritions la mort à leurs yeux ; aussi, où que nous allions, nous étions poursuivis par des gardiens de l'Atraga qui en voulaient à notre vie. Un jour, cependant, comme nous étions traqués par ces hommes - ou plutôt, par ces garçons - de la cité souterraine, nous nous étions réfugiés dans une grotte - c'est là qu'arrivèrent les hommes de Mourad. Car ce prince était à la recherche du secret d'Atraga : il voulait conquérir la cité pour s'emparer de ses richesses, qui sont considérables. Il nous offrirent leur protection, pour peu que nous livrions le secret, c'est-à-dire l'accès à l'Atraga. Naturellement, nous refus mes. Bien que condamnés à mort par des lois trop sévères, nous restions, à nos propres yeux, des citoyens d'Atraga ; nous aurions préféré nous faire tuer que de trahir. Alors, par dépit, les gens de Mourad nous arrêtèrent et nous mirent en prison, espérant que nos langues allaient se délier par ce moyen. Mais je vous garantis qu'il n'en fut rien ! Dussions-nous mourir, nous mourrions fidèles à notre cité, à notre patrie. Le troisième jour, nous eûmes la surprise de voir une porte dérobée s'ouvrir dans le mur de notre cellule, laissant voir l'entrée d'un souterrain baigné d'une douce lumière bleue. Nous reconnûmes une des entrées d'Atraga, qui sont partout, connues des seuls initiés. Nous eûmes peur. Toutefois, des garçons de la cité apparurent dans le passage, qui nous dirent de nous rassurer : ils étaient seulement venus nous aider à fuir. Notre fidélité, notre refus de trahir, avaient entra"né la révision de notre jugement. Les gens d'Atraga nous avaient amnistiés. Nous étions enfin libres de vivre où et comme nous le voulions. >> Ainsi finit le récit de Saad. Hani encha"na alors : << - Mon histoire à moi est très simple ; c'est celle de la guerre. Il en est pour qui elle fut un cataclysme et une malédiction. Je suis de ceux pour qui elle fut une renaissance et une bénédiction. J'en suis désolé pour nos frères qui sont morts, mais c'est ainsi. D'ailleurs, ne croyez pas que je sois insensible au sort de nos frères qui sont morts. Bien au contraire. Personne n'y est plus sensible que moi, qui ai partagé avec eux le peu que nous avions pour survivre, qui les ai vus mourir dans mes bras, qui aurais pu être à leur place. Pour tous les autres, les morts de la guerre ne sont rien que des morts, des disparus dont on honore le vague souvenir, des abstractions ; pour nous seuls qui avons combattu à leur côté, qui savons ce qu'ils ont souffert, ils sont vivants, plus vivants même que certains vivants. Ces camarades morts au front, nous les portons en nous, dans notre coeur, dans notre sang ; personne ne sait ce que cela signifie, à part nous. Nous avons tout partagé ; tellement qu'à la fin, il ne nous sera rien resté en propre, pas même la vie, comprenez-vous? Cette vie dont nous vivons désormais, c'est un peu de la leur qui est en nous, comme nous leur prêtons une partie de la nôtre, pour qu'ils vivent à jamais. La guerre...voyez-vous, ceux qui ne l'ont pas faite ne devraient pas avoir le droit d'en parler. Mais parmi ceux qui l'ont faite, rares sont ceux qui sont capables d'en parler. C'est injuste, mais c'est ainsi. Nous avons touché à l'absolu, en risquant notre vie ensemble ; or, s'il y a quelque chose de malaisé, c'est de parler de l'absolu. Toute l'éloquence du monde serait impuissante à vous faire comprendre l'étendue de notre commune misère, qui était notre grande richesse. Quant à l'histoire de cette guerre, de la guerre de K thre, vous la connaissez ; vous savez comment elle a commencé, comment elle a fini. Ce que vous ne saurez jamais, ce que mes camarades et moi emporterons dans l'au-delà en guise de viatique pour notre dernière campagne, c'est ce que nous avons donné et ce que nous avons reçu, ce que nous avons sué et ce que nous avons saigné et ce que nous avons pleuré, et prié, et blasphémé tous ensemble ; c'est toute l'histoire patiente et quotidienne de l' pre solidarité virile, c'est, dans la lumière de l'incendie et le crépitement des lames de sabres qui se heurtent en pluie d'étincelles, l'incendie de nos coeurs et le crépitement de nos mes, et le dédain du monde pour le pauvre combattant, qui répond à notre immense dédain de la vie, quand, au seuil de la mort, nous connaissions le prix de chaque instant, et la valeur du moindre quignon de pain rompu à l'ombre morne des tranchées, et le prix exact de chaque goutte de sang versé, et de chaque regard fraternel,et de chaque sourire arraché à la mort. Et c'est l'histoire de nos corps suant et saignant, sans gloire, b tissant notre demeure dans l'éternité avec la boue terrestre des chemins, et plus beaux dans l'agonie m lement acceptée, que dans la plénitude de cette présente vie. Oui, la guerre m'a tout apporté, à moi comme à mes camarades. Elle était notre école de vie, la plus belle qui soit. Sachez que nous étions tout les uns pour les autres ; et sachez que nous nous rendions tous les services, frères le jour, amants la nuit, les plus vieux consolant les plus jeunes, et les plus jeunes se donnant avant de mourir. Ah ! Quoi de plus beau que ces amours viriles dans les camps militaires ? Si jamais amour a défié la mort, c'est bien celui-là, je vous en réponds. Et quoi de plus normal aussi, quand, tout le jour, on a risqué sa vie ensemble, quand on a accepté vingt fois de la perdre pour sauver celle d'un camarade plus jeune ou plus gé, que de s'endormir, le soir, entre les bras de ce camarade, repu d'une sauvage volupté qui dit la reconnaissance et qui dit la joie de sentir la vie de l'autre battre contre la sienne, lorsqu'on sait que demain, peut-être, ces deux vies si nobles ne seront plus ? Beaucoup d'entre nous avaient un tendre ami, un écuyer ou un jeune fantassin avec lequel il entretenait une relation privilégiée ; c'était mon cas. J'étais lié avec un jeune garçon de quatorze ans qui s'appelait Muqarrab, qui veut dire le Rapproché, et il était bien nommé car Dieu l'avait rendu proche de moi, et près de lui, je me sentais plus proche de Dieu, plus fort. Sa beauté n'avait d'égal que son courage. Muqarrab était trop jeune pour être soldat, mais il avait perdu ses père et mère à la guerre, et l'armée était devenue sa nouvelle famille. Tout le régiment dont je faisais partie l'avait adopté. Il avait l'esprit vif et le coeur vaillant, et il aidait les combattants du mieux qu'il pouvait. Étant souple et agile comme un chat et mince comme un oiseau, il courait à travers le champ de bataille, en direction des lignes ennemies, avec une fronde à la main ; et souvent, il lui arrivait d'assommer un combattant ennemi d'une pierre entre les deux yeux. Le soir, il partageait ma couche, et nous nous reposions des fatigues de la journée en faisant l'amour sous les étoiles. J'aimais sa bouche fra"che et son sexe joli ; oh oui ! Je les aimais de tout mon coeur, comme j'aimais cette guerre, gr ce à laquelle j'ai rencontré le plus merveilleux des compagnons dont un homme puisse rêver. Et j'aimais quand, après nous être livrés aux mille jeux de l'amour, il s'endormait la tête sur mon épaule. Je sentais son souffle chaud contre mon sein, et je me prenais à espérer que cette guerre fût éternelle, pour avoir toujours le plaisir d'embrasser et de cajoler cet enfant de la Providence qui le jour combattait avec nous l'ennemi, et le soir combattait avec moi l'ennui. Hélas ! Il m'arriva ce qui arrivait à nombre d'entre nous, qui, au hasard de la guerre, se voyaient du jour au lendemain privés du tendre compagnon qui les égayait. Un jour qu'il gambadait comme à son habitude, face aux lignes ennemies, se riant du danger, décochant çà et là des coups de fronde, une flèche plus retorse ou mieux ajustée que les autres vint le frapper en plein coeur. Nous le v"mes tous vaciller et tomber, ce qui redoubla notre ardeur au combat et nous fit remporter cette bataille ; mais pour Muqarrab, il était trop tard. On le ramena dans mes bras, où il agonisa longuement. Parfois, il lui venait encore assez de lucidité pour me rappeler notre amour et pour me demander pardon de m'abandonner ainsi ; moi, je lui répondais en pleurant qu'il ne pouvait s'en aller, que s'il mourrait je mourrais aussi, enfin, que quoi qu'il arrive, j'emporterais le souvenir de son amour comme ma seule lumière ici-bas. Quand enfin il mourut, ce fut un déchirement indescriptible. Je ne pouvais pas accepter que ce garçon que j'avais tant de fois serré entre mes bras puissants ne soit plus qu'une ombre parmi les ombres. Et je ne supportais pas l'idée d'être en vie alors que Muqarrab, qui avait été une part de moi-même, s'en était allé rejoindre tant de nos camarades disparus. Alors, je redoublai d'ardeur ; mon courage devint témérité. Vingt fois, j'offris ma vie aux lignes ennemies ; vingt fois, sous un déluge de fer et de feu, la mort ne voulut pas de moi. Alors, je me résignai à vivre, pour venger Muqarrab. Le soir, je voyais son visage qui me souriait dans les étoiles. C'est ce qui m'a donné le courage de vivre sans mon compagnon fidèle. Hélas, la fin de la guerre a mis fin à notre aventure. Maintenant, les compagnons morts ne sont plus que des ombres au royaume des ombres, et nous, qui leur survivons, nous sommes des ombres parmi les vivants, qui nous regardent avec pitié, alors qu'ils devraient nous envier pour ce que nous avons vécu. Et moi, le plus misérable de tous, j'allais sur les chemins, mendiant ma vie à ceux qui peut-être devaient la leur à mon courage, indifférent désormais à tout, sauf au visage de Muqarrab qui me souriait dans les étoiles... J'en étais là lorsque j'ai découvert l'Ordre, qui m'a offert une nouvelle vie, digne de la précédente, une vie de soldat, la seule que je puisse vivre désormais. Quelle joie, mes frères, quelle joie d'avoir été compris par un homme comme le seigneur Mounir, qui conna"t l' me du guerrier jusque dans ses moindres circonvallations. >> Ainsi avait parlé Hani. Maintenant, le silence régnait entre les six compagnons. On entrait dans la cité d'Artamus ; chacun avait conscience de la gravité de sa mission. La première chose à faire était de retrouver la trace du lieutenant Nasredd"ne. Dans une auberge de marins près du port, on n'eut pas de mal à indiquer un navire qui mouillait non loin de là. On alla donc aux renseignements auprès de l'équipage de ce navire. En effet, il y avait parmi les officiers un jeune second du nom de Nasredd"ne, accompagné d'un jeune garçon nommé Soufiane. Tous deux étaient descendus dans une auberge du port dont on leur indiqua le nom. Nos amis allèrent à cette auberge. Mais là, on ne connaissait pas d'officier nommé Nasredd"ne, encore moins de jeune garçon nommé Soufiane. Hamid allait commencer à perdre patience, quand Masud reconnut, dans la foule des clients de l'auberge, un homme qu'il reconnut pour être Abdul-Hakim, qu'il connaissait bien. On interrogea donc le capitaine. Celui-ci répondit qu'il était lui-même sur la piste de Nasredd"ne, à qui il pensait qu'il était arrivé des événements f cheux ; il donna rendez-vous à Hamid et aux cinq braves le soir même dans une autre auberge, à charge pour lui d'en savoir alors davantage. Ils convinrent d'un mot de passe : << convolvulacées >>. Le soir venu, nos amis se rendirent dans l'auberge indiquée ; ils furent accueillis par un gentil et joli garçon de salle qui les regardait avec insistance, comme s'il attendait quelque chose ; alors ils dirent << convolvulacées >>, et le garçon les mena, à travers un dédale de corridors, jusque dans une salle privée, peu éclairée, où les attendaient un homme et un jeune garçon, en qui ils reconnurent Nasredd"ne et Soufiane. Abdul-Hakim arriva un peu plus tard, après que les présentations avaient été faites. Alors, Nasredd"ne prit la parole et expliqua ces précautions : << - Depuis quelque temps, dit-il, j'ai remarqué qu'un homme nous suivait, Soufiane et moi. C'est certainement encore un espion du prince Mourad. Voilà pourquoi nous nous cachons, et pourquoi le garçon de salle qui vous a mené jusqu'à nous avait ordre d'éconduire quiconque ne conna"trait pas le mot de passe. Vous connaissez les gens de Mourad ; vous savez que, quand on a affaire à eux, aucune précaution n'est superflue. Cependant, je suis bien heureux que vous soyez venus jusqu'à nous. Ensemble, nous réussirons bien à déjouer les ruses de ce maudit espion, et à parvenir sains et saufs jusqu'au désert de Naruq ! >> Mais quand ils vinrent dans leur chambre, le soir, une drôle de surprise les attendait. L'aubergiste avait fait monter à leur intention, une grande jarre de vin clair avec un mot qui disait << de la part du seigneur Mounir - convolvulacées >>. Il y eut une grande divergence entre nos neuf amis, quant à savoir si ce vin provenait bien de Mounir ou si c'était un piège. D'un côté, en effet, il était clair que si Mounir avait voulu leur faire ce présent, il en eût été capable - rien n'était impossible au ma"tre de l'Ordre, surtout depuis qu'il était secondé par la tête de bélier. De plus, le mot de passe figurait sur le message. Mais d'un autre côté, comment Mounir eût-il connu ce mot de passe, qui n'avait été convenu que quelques heures plus tôt entre nos amis, et communiqué seulement à l'aubergiste et à son garçon de salle, qui étaient des personnes de confiance ? Finalement, tous résolurent d'en boire, sauf Nasredd"ne qui ne buvait pas, et Soufiane, qui s'estimait trop jeune. Peu de temps après, tous s'endormirent. Mais Nasredd"ne ne dormit pas longtemps. Car, ayant le sommeil léger, il avait entendu des pas dans le couloir ; des pas furtifs qui se dirigeaient vers la chambre qu'il partageait avec Soufiane. Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit doucement, et Nasredd"ne vit une silhouette d'homme qui entrait dans la chambre. N'écoutant que son courage, il lui bondit dessus, et un corps à corps s'engagea avec l'homme mystérieux. Nasredd"ne hurla dans l'espoir de réveiller ses compagnons, mais ceux-ci dormaient à poing fermé. Le vin avait bien été drogué. Alors, de son côté, l'homme cria << Soufiane, à moi ! >> et à sa grande stupeur, Soufiane reconnut une voix qu'il connaissait bien, et qu'il croyait ne plus jamais entendre. << Safw ne ! >> s'écria-t-il. << Pardon ? >> s'écria Nasredd"ne. Soufiane avait allumé la lampe. Aussitôt, le combat avait cessé, Soufiane ayant reconnu son ami dans l'homme mystérieux qui les suivait, Nasredd"ne et lui, depuis quelque temps. << - Vous n'êtes donc pas un homme de Mourad ? dit Nasredd"ne avec stupéfaction. - Moi ? Que non ! Mais vous-mêmes ? répondit Safw ne. >> Il y eut donc une séance d'explications croisées entre les trois amis, d'où il ressortit les faits suivants. Safw ne, que nous avions laissé alors qu'il quittait l'"le merveilleuse pour aller chercher des vivres à la ville, était effectivement tombé dans une embuscade tendue par les gens de Mourad et du calife. Mais il avait réussi à leur échapper en pénétrant dans une grotte. Or, cette grotte était une des entrées de l'Atraga. Il s'était donc retrouvé dans la ville souterraine des jeunes garçons, qui l'avaient aidé à se cacher le temps qu'on le crût mort. Ce qui avait, hélas, été le cas de Soufiane. Mais une fois revenu à la surface de la terre, il s'était mis à la recherche de son ami, et, le trouvant en compagnie d'un homme qu'il ne connaissait pas et qui avait des allures militaires, il en avait déduit que Nasredd"ne était un homme à la solde de Mourad qui avait enlevé Soufiane et le retenait prisonnier. Et il avait résolu de venir le délivrer pendant la nuit. << - Et c'est pourquoi vous nous avez fait porter du vin empoisonné, dit Nasredd"ne. - Du vin empoisonné ? Non, il s'agissait vraiment d'un présent de votre ami, qui est arrivé par chance au moment où je me trouvais là. Je n'ai fait qu'y mêler de l'opium. >> De fait, au matin, Abdul-Hakim, Hamid et les cinq preux s'éveillèrent merveilleusement détendus, enchantés de leur nuit thébaïque. Ils furent moins enchantés d'apprendre les événements qui s'étaient déroulés pendant leur sommeil, mais puisque tout se terminait bien, ils n'eurent pas trop de regrets. Quant à Soufiane, il était certes ravi de revoir vivant son ami Safw ne ; mais il était un peu embêté aussi. Car il allait maintenant devoir faire un choix entre Safw ne et Kabir, et il ne pouvait s'y résoudre. Il les aimait bien tous les deux, et il aurait préféré être mort que de devoir choisir. Mais Hamid, qui vit son embarras, lui conseilla d'attendre d'avoir revu Kabir pour décider. Safw ne, qui était un homme raisonnable et qui ne voulait que le bien de son ami, approuva cette idée ; de sorte que Soufiane s'en remit à cet avis. Et tous ensemble, ils reprirent le chemin de l'Ordre. 59. Les sables mouvants mouvants Une fois rentré à la cité de toile, le premier soin de Hamid fut d'aller voir son compagnon Hafez, qui allait maintenant sur ses seize ans et demi, mais qui restait un garçon charmant, viril mais sans trop, avec une gr ce toute masculine dans sa façon de bouger, de marcher, de se donner. Il faut dire que le fait d'avoir connu et aimé Hafez beaucoup plus jeune changeait le regard que Hamid portait sur lui ; il voyait toujours en lui le jeune garçon dont il avait adoré les formes juvéniles, et ne discernait pas le jeune homme qui déjà perçait sous cette apparence encore gracieuse. Tout se passait comme si, aux yeux de Hamid, Hafez avait éternellement l' ge auquel il l'avait tout d'abord aimé. Et de ce fait, il l'aimait toujours comme au premier jour. Mais il savait que cela n'allait plus durer très longtemps, et savourait, un peu morose, les derniers feux de la jeunesse de cet adolescent qui s'apprêtait à devenir un homme. Et puis il aimait également le jeune Ilyas, ce garçon à l'érotisme exubérant, mais qui s'était trouvé brusquement bloqué, brimé, à cause de la maladie de son ami Chuayb, cet intellectuel brillant affecté d'obsessions bizarres, dont l'état critique rejaillissait sur Ilyas qui s'était attaché à lui. Toute l'affaire prenait des proportions étranges. Depuis que Hamid avait introduit Chuayb au sein de l'Ordre, pour le protéger de lui-même, Mounir s'était rendu compte des brillantes capacités de l'écrivain. Comme il se piquait d'être une sorte de brigand mécène, il avait voulu l'inciter à composer un présent d'un raffinement rare pour son ami Amru Ziyad, nouvellement promu sultan d'une contrée lointaine où Mounir, on s'en souvient, avait passé des moments délicieux avec un jeune garçon aux yeux verrons. Le présent en question était un commentaire ésotérique, en vers, des Chroniques de Tab r". Depuis longtemps, Mounir était fasciné par la profondeur d'enseignements symboliques que recelait cet antique ouvrage ; il regrettait qu'il n'exist t pas un tel commentaire, qui ferait ressortir explicitement ces enseignements par une exégèse systématique, et il pensait que Chuayb, dont il avait lu avec intérêt les commentaires subtils des Dialogues de Platon et de la Métaphysique d'Aristote, serait la personne toute désignée pour accomplir un tel travail, sous sa direction bien entendu. Il lui avait déjà suggéré quelques pistes, inspirées de ses propres cogitations et de l'enseignement qu'il avait reçu de ses ma"tres. Ainsi, il était fasciné par la version que Tab r" donne de l'histoire de Caïn et Abel - Q bil et H bil en arabe - , si différente de la version biblique, tellement plus complète et plus profonde. La version biblique, en effet, se borne à faire état de deux sacrifices, dont l'un a été accepté et l'autre pas, mais n'en donne pas d'explication. Dans la version arabo-persane et islamique, le sacrifice devient secondaire, il s'efface devant les circonstances qui l'ont inspiré, et c'est beaucoup plus intéressant. L'histoire est la suivante : Q bil et H bil, les deux premiers fils d'Adam, étaient nés chacun avec une moitié féminine, une soeur jumelle. Devant la nécessité de peupler la terre, Adam avait arrêté les dispositions suivantes : chacun de ses deux fils épouserait la moitié féminine de l'autre. Q bil épouserait la jumelle de H bil, et vice-versa. H bil était d'accord pour ce partage, mais Q bil le refusait. Il s'estimait lésé, car il trouvait que sa propre soeur jumelle était plus belle que celle de son frère, et il voulait épouser sa propre moitié féminine. C'est pour les départager, par l'arbitrage divin, que le fameux sacrifice avait été décidé, et à partir de là, le récit de Tab r" recoupe le récit biblique : Dieu a agréé le sacrifice de H bil et refusé celui de Q bil, donnant tort à ce dernier, mais celui-ci s'est rebellé et a tué son frère, avant de conna"tre les affres du remord éternel. Selon Mounir, en accord là-dessus avec le Khwadja Sir djudd"ne et d'autres sages, on pouvait tirer de cette histoire divers enseignements métaphysiques, à plusieurs niveaux. Au niveau le plus élémentaire, il s'agit de la question de l'altérité et de l'ego. La morale cachée de cette histoire est que l'être humain ne peut s'unir avec lui-même, il ne peut se posséder lui-même dans ses deux aspects, féminin et masculin, sans passer par l'autre, qui le transcende. Tout être humain est fondamentalement androgyne : il est doué d'une partie masculine et d'une partie féminine, comme Q bil et H bil. Il est cependant polarisé, m le ou femelle, de telle sorte qu'un des deux aspects domine, faisant de lui un homme ou une femme. La réalisation spirituelle implique de dépasser cette dualité et de redevenir en quelque sorte androgyne, pour reconstituer un être intégral. Mais il ne peut y arriver seul : il ne peut s'unir à sa propre chair, il doit s'ouvrir à l'autre, procéder avec lui à une forme quelconque d'échange, un rééquilibrage réciproque des aspects masculin et féminin ; par conséquent, le monde de l'homme, et le temps de la vie humaine, sont essentiellement l'espace et le temps de la relation, la multiplication des sujets indépendants a été voulue par Dieu pour que chacun d'entre eux puisse faire l'expérience de l'altérité des autres et de la relation, et il y a en celle-ci un mystère sacré qu'on ne peut pas mettre sous le boisseau lorsque l'on chercher à saisir la nature de l' me ; l' me existe essentiellement pour la relation avec cette autre me qui se tient là devant elle dans le monde, la possibilité du rapport à l'autre est inscrite dans la nature en soi de l' me humaine, si on la néglige, si on essaie de saisir la nature de l' me en elle-même sans tenir compte de l'existence de cette autre me, posée en face d'elle dans le monde, et de sa faculté d'entrer en relation avec elle, on ne peut que la manquer : tous ces éléments : l' me, le monde, l'autre me, la relation, forment un tout qu'on ne peut séparer. L' me existe pour la relation, et méconna"tre cela équivaut à ignorer à jamais sa nature profonde : tel est l'enseignement de l'histoire de Q bil et H bil ; Q bil a ignoré la nature de son me. Il a ignoré qu'elle n'existait pas pour elle-même, qu'elle ne pouvait trouver sa complétude dans sa propre part féminine cachée, du moins pas directement, mais qu'elle devait aller au devant de celle de son frère, autrement dit, qu'elle ne pouvait se conna"tre et se compléter réellement elle-même, s'accomplir enfin, qu'en se rapportant à cette autre me posée en face d'elle, ce frère, ce double différent de lui dont il ne voyait pas la beauté. La multiplicité des mes, ou pour mieux dire, des egos transcendants, des sujets autonomes, est inscrite dans la nature même de l' me et du Mystère dont elle est la manifestation. La nature du sujet ne se révèle qu'à travers l'existence d'un monde où se rencontrent et se rapportent les uns aux autres une multitude de sujets ; et ces quatre éléments : me, monde, autre, relation, sont dans un rapport de solidarité irréductible et essentielle, non simplement accidentelle. Seul le mystère de l'Autre peut révéler à l' me humaine son identité profonde. L'Autre est compris dans la structure interne de l'Âme. Méconna"tre cela peut nous faire tomber dans sa négation pure et simple, et finalement, dans sa destruction, comme Q bil qui a fini par tuer H bil ; mais cette destruction est aussi celle de soi, car ce faisant, Q bil a transmis l'héritage du meurtre à sa descendance humaine. Telles étaient les idées, en gros, que Mounir invitait Chuayb à développer, avec plus d'art et d'éloquence qu'il n'en était capable, étant un homme d'action et non un poète. Il en aurait fait faire un joli volume calligraphié pour offrir à Amru, homme sensible et cultivé malgré son rude passé de marin. Mais le dérèglement de Chuayb, qui allait grandissant, mettait ce projet à mal, et commençait aussi à menacer la tranquillité de l'Ordre tout entier. Ce fut alors qu'il réfléchissait à ce problème, sans entrevoir un début de solution, que Mounir, marchant dans le désert, entendit soudain des appels à l'aide déchirants. C'était une voix d'homme qu'il ne connaissait pas, et dont le timbre annonçait un péril extrême. Il se précipita du côté d'où venait la voix, et vit un jeune homme à moitié enlisé dans les sables mouvants, qui glissait lentement mais sûrement dans les profondeurs de l'erg. Avec moulte précaution, il dénoua son turban, qui heureusement était assez long et fait de toile solide, du moins lorsqu'elle était roulée sur elle-même. Il en jeta une extrémité à l'homme, qui s'y accrocha aussi fort qu'il put, tandis que Mounir tirait sur l'autre. Il dut déployer toute sa force pour lutter contre l'inexorable appétit des sables ; mais finalement l'homme fut hors de danger. Il était assez jeune et bien fait, et remercia Mounir avec gr ce. << - Je m'appelle Wassil (le Relié), dit-il, et vous m'avez sauvé d'une mort horrible. Je suis un jeune noble d'Adebgir, et je venais rendre visite à un parent à moi qui a l'honneur de servir le sultan de Naruq ; je me rendais en ville par ce chemin, quand j'ai été pris dans ce piège de sable. Mais pourquoi diable ces sables mouvants ne sont-ils indiqués nulle part ? On m'avait dit que la piste était sûre ! - Je suis étonné, répondit Mounir ; je n'avais jamais eu connaissance de sables mouvants par ici, mais on n'est jamais très sûr. Dans le désert, il faut s'attendre à tout. Il vaudra mieux se souvenir d'éviter ce côté dorénavant. - En effet, cela me para"t préférable, sauf si l'on est vraiment las de la vie ; mais il y a des moyens plus agréables d'en finir. En tout cas, je vous suis obligé à jamais. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous remercier ? - Je n'ai besoin de rien, je suis trop heureux d'avoir rendu service à un noble voyageur tel que vous. Venez partager l'humble pitance de l'homme du désert que je suis un de ces jours. Et transmettez mes salutations respectueuses à votre parent de Naruq. - Je n'y manquerai pas. >> Et le voyageur prit congé de Mounir. Mais le lendemain, passant au même endroit, Mounir entendit de nouveau la même voix qui appelait à l'aide. Il se précipita, et trouva le même homme, plus qu'à moitié enlisé dans les sables, mais de l'autre côté du chemin cette fois. Il l'aida à se dégager comme la veille, non sans peine, mais cette fois, il dit au jeune Wassil, avec une pointe d'irritation : << - Ah çà ! Mais vous le faites exprès, ma parole ! L'expérience d'hier ne vous a donc pas suffi ? Vous teniez à remettre ça ? - Mais je n'y comprends rien ! J'ai pris soin d'éviter le côté où je m'étais enfoncé hier : regardez ! Je suis passé exactement par où nous étions passés vous et moi, sans le moindre problème. Et aujourd'hui, voyez ! L'autre côté a l'air parfaitement stable. On dirait que ces maudits sables mouvants se sont déplacés dans la nuit. - C'est pourtant vrai, il y a du mystère là-dedans... Attendez. Cela me rappelle quelque chose. Des sables mouvants mouvants, oui... je pensais que c'était une légende, mais il semblerait qu'ils existent réellement. Ohé, les sables ! Est-ce que vous m'entendez ? Manifestez-vous ! >> Il y eut à ce moment un grand remue-ménage parmi les dunes paisibles ; le sable se gonfla, se souleva, et des formes apparurent, comme façonnées par la main d'un sculpteur, mais vivantes, et se formant d'elles-mêmes. Ils virent appara"tre d'abord un jeune garçon, de très belle forme d'ailleurs, si ce n'était qu'il lui manquait les couleurs, puis un autre un peu plus gé, puis un homme de noble apparence, qui regardait Mounir et Wassil d'un air courroucé. L'homme de sable dit : << - Ah çà ! Mais voilà deux jours de suite qu'on nous vole notre proie ; nous suivions ce jeune homme à la trace depuis la frontière d'Adebgir. Sa forme plaisait à mon compagnon Taïnam (il désigna le deuxième garçon) ; nous ne désirions que l'intégrer dans notre monde, et voilà deux fois que tu nous en empêches ! Que veux-tu encore de nous, homme du désert ? - Alors vous existez vraiment ? Vous êtes des sables mouvants mouvants ? - Bien sûr que nous existons, et que nous sommes des sables mouvants mouvants ! Nous sommes comme des sables mouvants ordinaires, sauf que nous sommes doués de vie et que nous nous déplaçons au gré de nos envies, un jour ici, un jour là-bas, glissant à travers les dunes, c'est pourquoi on nous appelle de ce nom de sables mouvants mouvants. Et alors, que cela a-t-il donc de si extraordinaire ? - Mais, répondit Mounir, vous avez une fort belle allure quand vous daignez à vous manifester sous cette forme ; pourquoi restez-vous la plupart du temps tapis dans le sol, comme des sables mouvants vulgaires ? Et que faites-vous de ceux que vous avalez ? Quel est votre secret, sables mouvants mouvants ? - Cela fait beaucoup de questions à la fois, répondit le plus jeune garçon. Je vais te raconter mon histoire, homme du désert. Je m'appelle Taïl, et j'étais autrefois un jeune garçon ordinaire, il y a de cela de nombreuses d'années, plus que tu n'en comptes sur terre sans doute. Et j'aimais passionnément un autre garçon un peu plus gé qui s'appelait Taïnam. Souvent, nous allions jouer dans le désert, et partager ensemble un peu de tendresse et de plaisir à l'abri des regards indiscrets. Mais un jour, mon ami Taïnam - ici présent - s'étant aventuré loin devant moi, s'enlisa dans les sables mouvants. J'eus beau crier, essayer de lui tendre la main, rien à faire, je ne pouvais l'empêcher de glisser lentement dans les profondeurs de la terre, si bien qu'il disparut entièrement sous mes yeux horrifiés. Je ne pouvais accepter, et je ne pouvais me résoudre à vivre sans lui, avec cette image de lui disparaissant dans le sable constamment présente à mes yeux. Je décidai alors de l'aller rejoindre ; tant pis si je mourais, la vie sans mon ami n'avait plus aucun sens. Je plongeai à mon tour dans les sables mouvants. Or, ces sables mouvants étaient des sables mouvants mouvants ; plus précisément, il s'agissait de notre ami Moawiya, ici présent (il désigna l'homme). Mais une fois disparu dans les sables, je découvris avec émerveillement que Taïnam n'était pas mort, non plus que moi. Nous avions seulement changé de forme, ou plutôt de substance. Nous appartenions désormais, comme Moawiya, à un monde différent, un monde discret et plus beau que le vôtre. Il a commencé avec la vie sur terre et ne s'éteindra qu'avec la terre. Ceux qui y vivent ne vieillissent plus, ils ont constamment le même ge, celui qui leur convient. De plus, chez nous, tout est dans l'unité, les corps ne sont pas réellement séparés comme chez vous. Une fois réduits à l'état de grains de sables, nous nous mêlons complètement les uns aux autres, et, tout en gardant chacun notre identité, nous vivons dans l'unité et la non-séparation absolues ; c'est un état merveilleux, que je souhaite à tout le monde de conna"tre. Dès que je me fus trouvé intégralement digéré par le sable, je sentis que Taïnam, mon bien-aimé compagnon, était en moi, et que j'étais en lui, et que nous ne formions plus qu'une seule entité désormais ; nous pouvons toujours reprendre notre forme initiale et séparée, comme nous le faisons en ce moment. Mais le reste du temps, nous sommes complètement mélangés l'un à l'autre, selon notre voeu de toujours. Quel état est plus désirable que d'être toujours uni entièrement à celui qu'on aime ? Nous ne voudrions pour rien au monde revenir dans votre monde, où il nous faudrait être séparés de nouveau, et de plus, vieillir ! Et nous regardons comme un grand bienfait d'admettre de temps en temps de nouvelles mes, de nouvelles figures dans notre monde ; car notre monde a faim, faim de nouveauté, puisqu'il ne change pas, puisque tout en lui est dans l'unité, c'est le seul moyen pour lui de conna"tre un peu de renouveau et de variété. Ainsi, notre monde se nourrit lentement du vôtre. Un jour, s'il pla"t à Dieu, il l'aura absorbé entièrement, et alors, nous serons tous dans l'unité, vivant d'une seule vie, aimant d'un seul coeur ; nous nous conna"trons tous les uns les autres comme chacun de vous et de nous se conna"t, sans que personne en soit jamais incommodé, puisqu'il n'y a ni mort ni souffrance, ni bien, ni mal, ni jugement chez nous, et que personne n'a de raison de dissimuler quoi que ce soit aux autres. Au contraire, cette interconnaissance totale est une richesse inexprimable et une beauté de notre monde, car chacun de nous aime tous les autres comme lui-même. - C'est très beau, dit Mounir ; mais pour le moment, je ne crois pas trop m'avancer en disant que notre ami Wassil se sent bien dans son monde, qui est aussi le mien, et qu'il préférerait attendre encore un peu avant de rejoindre le vôtre. >> Mounir, en disant cela, regarda Wassil du coin de l'oeil, et vit que, tout en l'approuvant d'un signe de tête, il avait l'air étrangement fasciné par la beauté de Taïl. Il l'arracha à sa rêverie en le tirant par le bras. << - De toute façon, reprit-il, ce jeune homme a beaucoup à faire. Chers sables mouvants, merci pour ces instructives paroles, et au plaisir de ne plus vous revoir sur mon chemin. - Comme tu voudras, Mounir, dirent en choeur Taïl, Taïnam et Moawiya. Nous respectons votre décision, nous ne sommes pas pressés, nous. Mais que vous êtes bêtes, vous les humains ! Tôt ou tard, vous serez tous des nôtres ; ah ! Vous aussi vous conna"trez le bonheur d'être dans cet état divin ! Au revoir, amis humains ! - C'est ça, au revoir. >> Quand ils se furent éloignés, Mounir dit à Wassil : << - Eh bien ! Je ne sais pas vous, mais ils me font froid dans le dos, à moi. Vous voulez mon avis ? Ils sont complètement fous, ces sables mouvants mouvants ! - Je ne sais pas, répondit Wassil rêveur. Ce qu'ils disent m'a paru sensé, au contraire, à moi. Quel état merveilleux ce doit être que le leur ; être toujours uni à ceux qu'on aime... plus jamais de séparation... et puis, ces deux garçons étaient tellement charmants, vous ne trouvez pas ? - Bah, des garçons charmants, il n'en manque pas dans notre monde. Et puis, où réside encore le plaisir de l'union, que devient l'enivrement de l'étreinte, si l'on est unis en permanence ? Allons, reprenez-vous, jeune homme... vous me paraissez ensorcelé ! - Oui, oui... vous devez avoir raison. >> En regardant s'éloigner le jeune Wassil, Mounir eut un bizarre pressentiment. De fait, le lendemain, comme il passait de nouveau à proximité de cet endroit, il fut interpellé par une voix joyeuse qu'il lui semblait reconna"tre, sauf qu'elle n'avait plus les accents désespérés de la veille et de l'avant-veille. Craignant ce qu'il allait voir, il accourut du côté d'où venait la voix... et se trouva nez à nez avec le jeune Wassil, transformé en figure de sable, qui se tenait triomphant aux côtés de Taïl et Taïnam. Il jura dans sa barbe, puis s'écria : << - Eh bien ! La famille des fous est au grand complet, à ce que je vois ! - Pardonnez-moi, seigneur Mounir, mais il m'ont convaincu malgré moi... j'y ai pensé toute la nuit, et, dès l'aurore, ma décision était prise : je voulais conna"tre cet état, je voulais être avec eux. Et c'était vrai, ils avaient raison, savez-vous ; c'est un état merveilleux, plus que je ne saurais dire. C'est... proprement ineffable ! - Vous m'en direz tant ! C'était bien la peine aussi que je vous sauvasse deux fois des griffes de ces sables mouvants, si c'était pour vous y précipiter de vous-même dès que j'avais le dos tourné ! Vous auriez dû y penser plus tôt : vous m'auriez épargné bien de la peine. - C'est vrai, je vous dois des excuses, cher ami. Mais je ne savais pas... je ne savais pas que c'était le bonheur qui m'attendait dans ce monde de sable. Oh ! Mounir, vous devriez essayer ; rejoignez-nous : regardez, chacun de nous est resté lui-même, et pourtant nous ne sommes plus qu'un... à jamais unis à tous ceux qu'on aime, oui, voilà le vrai bonheur ! - Très peu pour moi ! Je suis bien dans mon monde, dont vous faites partie d'ailleurs, je vous signale... Enfin, si vous vous sentez mieux comme ça, grand bien vous fasse. Mais ne craignez-vous pas qu'avec le temps, cet état vous pèse, qui vous semble si divin aujourd'hui du fait qu'il est nouveau pour vous ? - Mais mon cher Mounir, vous ne comprenez pas ! Il n'y a plus de temps pour nous ! Hier, demain, aujourd'hui, c'est pareil ; les instants, comme les atomes, se fondent les uns dans les autres ; c'est la véritable éternité, une éternité de joie et de jouissance, un émerveillement perpétuel devant notre beauté et celle de nos compagnons, voilà ce qu'est la vie pour nous. Plus de séparation, plus de temps, plus de souffrance ; la plénitude absolue ! Oh, Mounir ! J'aime cet état, et je l'ai déjà aimé pour une éternité d'instants, car c'est comme si j'avais vécu toujours ainsi, depuis le commencement du monde. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est ! - Non, et je m'en passe très bien ! Mais j'avoue que finalement, vous n'êtes pas si fous que je le pensais. J'ai du respect pour vous, et j'admire le courage de ta démarche, ô Wassil. Il t'en a fallu, pour oser ce plongeon dans l'inconnu... Allez, vous êtes de nobles habitants du désert, cohabitons en toute fraternité. Mais en ce qui me concerne, mon monde a encore besoin de moi : je ne le quitterai pas de sitôt. Et je vous demanderai à l'avenir d'avoir la politesse de vous annoncer : mes amis sont libres de vous rejoindre s'ils le désirent, ne leur forcez pas la main. - Comme tu voudras, Mounir, bien qu'il soit sans exemple que quelqu'un se soit plaint d'être dans cet état. Cependant, nous te respectons également, sire du désert. Désormais, soyons amis, et t chons de cohabiter en bonne intelligence, le désert est vaste. Si jamais tu as besoin de nous, appelle-nous, nous serons heureux de te rendre service. Cependant, réfléchis bien aux avantages de notre condition, et aux inconvénients de la tienne... il n'est jamais trop tard pour prendre la bonne décision. - Merci du conseil. Je crois que pour le moment, c'est tout réfléchi en ce qui me concerne, mais je saurai me souvenir de votre proposition. Je ne vois pas en quoi vous pourriez m'être utile, mais si l'occasion se présente, je ne déclinerai pas votre offre. Tous les habitants du désert sont tenus de s'entraider. - À la bonne heure, Mounir ; que la Paix soit sur toi ! - Que la Paix soit sur vous aussi, mes frères de sable ! >> Et, sous le regard amusé de Mounir, les trois garçons se fondirent en une masse de sable informe qui disparut sans un bruit dans le sol profond de l'erg, et partit en glissant comme une onde à la surface de l'eau, poursuivre son étrange destinée. Par la suite, Mounir ne pensa plus aux sables mouvants mouvants ; il était tout entier préoccupé par le problème de Chuayb. Ceclui-ci, depuis qu'il avait été contaminé par le contact psychique des animaux extraordinaires, était en proie à un trouble obsessionnel bizarre et lancinant. Il se croyait poursuivi par l'ombre d'un garçon mystérieux qui réclamait sourdement quelque chose de lui, mais qu'il n'osait pas affronter en face. Il crut d'abord avoir affaire au spectre du jeune Yassine, dont il avait indirectement et involontairement causé la mort il y a très longtemps. Sans doute, le souvenir torturant de ce garçon qu'il avait aimé passionnément, et qui s'était noyé en lui sauvant la vie, avait empoisonné depuis toute sa vie amoureuse. Jusqu'à sa rencontre avec le jeune Ilyas, garçon doué d'un appétit érotique extraordinaire, il n'avait jamais pu aimer sereinement un garçon, et il n'avait jamais pu non plus se tourner résolument vers l'amour féminin. Il était resté majoritairement un amoureux des garçons, mais l'ombre de Yassine avait assombri toutes les idylles qu'il avait essayé de vivre dans sa longue existence. Chaque fois qu'un garçon qui lui plaisait répondait à ses avances, il y avait un moment où il retrouvait en lui la figure de Yassine, et il se persuadait malgré lui que son amour serait fatal à ce garçon comme il l'avait été pour son premier amour. Pendant un certain temps, quand il était dans la fleur de l' ge, il avait réussi à tenir cette obsession à distance, et il avait vécu des choses heureuses, quoique non exemptes de conflit. Mais ensuite, en vieillissant, en prenant de l' ge en tout cas, elle était revenue à la charge, plus forte que jamais. Sa vie sentimentale et sexuelle avait toujours été celle d'un malade cherchant à repousser une affection douloureuse qui le poursuivait obstinément. Jusqu'à l'effondrement final de ces derniers mois, où le passé et le présent se heurtaient de plein fouet en permanence. Mais lorsqu'il osa regarder en biais cette ombre qui ne le quittait plus, un autre souvenir lui revint, de façon fulgurante, au visage ; un très vieux fantasme qu'il avait presque oublié, qu'il avait cru enterrer dans un coin profond de sa mémoire. Et voilà que tout remontait d'un seul coup. Il devait avoir douze ou treize ans ; à cette époque, jeune garçon à la beauté angélique et à la sensibilité exacerbée, déjà marqué par une sombre tragédie mais ayant toute la vie devant lui, il faisait cet étrange rêve éveillé. Il se voyait lui-même, adulte, après une longue et brillante carrière remplie de luttes glorieuses et de réalisations grandioses ; il se voyait : ayant fait un long chemin dans ce monde encore mystérieux, inconnu, réalisé ses possibilités les plus hautes, il revenait vers lui-même, vers cet enfant qu'il avait été. Il se prenait par la main et se disait à lui-même : << tu vois, c'est moi ; je suis revenu, je ne t'ai pas oublié... >>. Se conna"tre, là, maintenant, enfant, tel qu'il serait après tant et tant d'années ; se retrouver, adulte, au termes d'aventures aussi trépidantes qu'éreintantes, et baiser à nouveau le front pur de cet enfant qui n'était pas mort... Non, il n'arrivait pas vraiment à imaginer en fait ; c'était trop loin, mais cela ne l'empêchait pas de pousser plus loin encore le rêve ou la fantasmagorie. Il se voyait à différents ges : lui, enfant, tel qu'il était alors, imaginant cette impossible rencontre ; et puis, le Chuayb adolescent, le Chuayb jeune homme, le Chuayb homme mûr, et puis vieillard enfin, tous se rencontrant et se prenant par la main, émus et fiers les uns des autres en dépit de leurs possibles échecs. Un beau rêve, mais qui ne se réalisa jamais ; non, à la vérité, non, l'adulte n'était jamais revenu vers lui, il avait honte sans doute, ou bien il l'avait oublié. Au fond de lui, l'enfant n'était jamais vraiment mort, mais il attendait toujours, et il attendrait toujours enfin, car cet homme mûr qu'il était devenu, c'était toujours lui-même, avec les mêmes rêves et les mêmes angoisses, mais un lui-même si différent de ce qu'il avait imaginé ! Plus réel, certes, vivant, mais tellement moins glorieux... certes, il avait réalisé des choses, de grandes choses même, mais il en avait raté tellement d'autres ; et celles qu'il avait réussies ne ressemblaient en rien à ce qu'il imaginait ; cela avait été à chaque fois le fruit d'un accouchement douloureux, et d'une trahison partielle. Pour toute possibilité qu'il avait réalisée, il avait tourné le dos à des milliers d'autres qu'il ne réaliserait plus jamais, et tout avait désormais un goût amer, le goût du temps qui passe et ferme inexorablement des portes, l'une après l'autre, le goût des choix que l'on regrette et sur lesquels on ne peut plus revenir, parce qu'ils font désormais partie de nous ; ces amours qu'il n'avait jamais pu mener vraiment à leur terme, parce que toujours le passé empoisonnait le présent, et les regrets, le cortège sans fin des regrets accumulés au cours des ans... Et tout cela, certes, avait été le prix à payer pour accomplir des oeuvres qu'aucun autre humain n'aurait pu accomplir, et dont Chuayb-l'enfant aurait pu être fier s'il avait pu les comprendre, mais il ne le pouvait pas, car ce qui parlait à l'adulte n'était plus ce qui parlait à l'enfant, parce qu'il y avait entre eux l'épaisseur d'un monde, l'épaisseur d'une vie, qu'il ne pouvait plus traverser... Oh ! Que de choses aurait-il aimé dire à cet enfant qui attendait toujours, pourtant... d'abord, il aurait aimé lui demander pardon ; pardon pour toutes ses trahisons, et puis il l'aurait supplié d'agréer tout de même, comme une humble offrande, le peu de bon qu'il avait tout de même réalisé, le peu de bien qu'il avait accompli sur la terre... Mais lui pardonnerait-il ? Et puis l'agréerait-il ? Il aurait tant voulu se persuader que oui, mais comment être sûr ? Car cet enfant n'était plus, et en même temps c'était lui, terriblement lui, et toute la question était alors de savoir si lui, Chuayb d'aujourd'hui, pouvait se pardonner à lui-même et s'agréer lui-même, mais ça, pour un homme conscient de tous ses échecs et portant le poids de toutes ses erreurs, c'est bien difficile à déterminer... Oui, sans doute, il faut se pardonner à soi-même comme on pardonne aux autres, mais il est parfois tellement plus facile de pardonner aux autres, dont on n'attendait pas tant que de soi-même ! Et puis, soudain, en un coup, comme ça, tout lui était revenu ; ce fantasme un peu absurde, enfantin ; il se souvenait... Et si, enfin, le moment était quand même venu, le moment qu'il avait tant espéré en vain, jadis ? Alors il osa se tourner vers cet enfant qui le poursuivait, le harcelait dans l'ombre, et alors, le choc ! Ce n'était pas Yassine, non. C'était... oui, c'était... comment imaginer une chose pareille ? Comment exprimer une chose aussi délirante ? Il resta d'abord interdit, stupide, à regarder l'enfant ; et l'enfant le regardait avec une petite mine étonnée, charmante mais pleine d'une surprise indicible, un air qui voulait clairement dire : << quoi, c'est moi, ça ? Pas possible, j'y crois pas ! >> Il avait envie de s'énerver, de se mettre en colère contre cet enfant un peu niais, somme toute, de lui dire : << eh bien ! Oui, c'est moi, tu t'attendais à quoi ? À voir Dieu ou César en personne ? Eh ! non, tu vois, ce n'est que moi. >> Mais il ne pouvait pas ; il ne comprenait que trop la surprise de l'enfant, sa douleur peut-être, bien qu'il n'ait pas vraiment l'air douloureux, et cela aussi l'agaçait, il ne comprenait pas... Il pensait qu'il aurait dû, comme il l'avait imaginé quelquefois, lui demander pardon, mais il ne le pouvait pas non plus, il se sentait stupide, et bêtement attendri. Tout ce qu'il trouva à dire fut : << - Chuayb ? C'est toi ? - Chuayb ? C'est toi ? Répéta l'enfant du même ton interrogateur. - Toi... enfin, je veux dire moi, corrigea Chuayb. - Oui, je veux dire moi. - Enfin, je rêve pas, c'est bien toi, c'est-à-dire moi ? - Je rêve pas, c'est bien toi, c'est-à-dire moi ? - Dis-donc, mais t'as pas fini de répéter tout ce que je dis ? - Dis-donc, t'as pas fini de dire tout ce que je m'apprête à dire ? - Ben c'est normal, quelque part, je suis toi. - Ben ouais, c'est normal quelque part, je suis toi. - Écoute, si on essaie de communiquer comme ça, on va pas y arriver. - T'as raison, si on essaie de communiquer comme ça on va pas y arriver. - En bien ! Alors, dis quelque chose d'autre que moi, quoi ! >> La réponse fusa, à des milliers de lieues de ce que Chuayb attendait (d'ailleurs qu'attendait-il au juste ?) : << - T'aurais pas quelque chose à me mettre sous la dent ? Ça fait une éternité que j'ai pas mangé, moi. - Mais... j'ai, enfin on a mangé il y a une demi-heure à peine ! - Quoi ? Ces horribles trucs pimentés, poivrés, salés, dont tu me gaves depuis des années ? T'aurais pas plutôt de la p te d'amande ou un rayon de miel ? T'as déjà oublié est mes goûts ou quoi ? - C'est vrai, tu mangeais que du sucré à l'époque... enfin je veux dire, je mangeais... on mangeait... oh ! Et puis zut ! De toute façon, après m'être fait arracher trois molaires, tu comprends que le goût du sucre me soit un peu passé. - Tudieu, ouais, t'as dû en baver ! Je suis content de pas être toi ! - Oh ! C'est... c'est pas très gentil ce que tu dis là, Chuayb ; en même temps je te comprends, mais... - Oh ! Excuse-moi, Chuayb ; je voulais pas te blesser ; tu sais bien, je suis qu'un enfant, un enfant ça réfléchit pas toujours avant de parler... mais c'est pas ce que tu voulais dire ; bien sûr, je suis content de ce que je suis devenu. - Tu... tu en es sûr ? Je t'ai pas demandé de tomber dans l'excès inverse non plus... -n Quel excès ? Je dis ce que je pense, moi ; je suis pas un adulte hypocrite. - Alors, tu... tu me pardonnes ? T'es pas déçu ? - Pardonner ? Déçu ? Mais de quoi tu parles, Chuayb ? Ouais, là je suis déçu ; j'aurais jamais pensé que tu me dirais ça. Tu sais bien que j'ai horreur des excuses ; quelle hypocrisie d'adulte ! Les adultes veulent toujours qu'on s'excuse pour tout, mais à quoi ça sert, je te le demande ? On peut pas revenir en arrière, de toute façon ; il faut vraiment que nous, les enfants, nous vous apprenions cela ? T'as fait ce que t'as pu, c'est tout ; le reste on s'en balance. Bon, tu m'apportes à manger oui ou bran ? - Tu as raison, attends ; je dois avoir encore quelques dattes fra"ches par là. Avec du lait, ça fera l'affaire ? - Des dattes ? Avec du lait ? Ouais, c'est bon, allez, amène. On s'en contentera, c'est pas tous les jours qu'on se rencontre soi-même. - Tu as raison, allez, tu perds pas le Nord toi au moins. Tiens, voilà tes dattes... et ton lait. - Ouah, enfin ! Merci Chuayb. >> La sincère reconnaissance de l'enfant émut Chuayb ; la reconnaissance du ventre, tout simplement, sans arrière-pensée ni calcul ; la joie simple née des plaisirs simples... Qu'après tant d'années il soit encore capable de mouvements aussi spontanés le toucha profondément. << - Ben dis-donc, ça passe bien, on dirait... t'avais si faim que ça ? - Tu peux pas savoir. - Tu... tu es content alors ? - De quoi ? De la nourriture ? Ouais, ça va, merci. - Je... euh... je voulais pas seulement dire ça... - Quoi ? Ça y est ? On est reparti dans les excuses, la larme à l'oeil et tout ça ? Dis, tu vas pas recommencer, Chuayb ! C'est pas ça que j'attendais de toi, moi ; j'attendais que tu sois un homme, que tu sois fier de toi, de me montrer ce que t'as fait... - Mais tu sais bien ce que j'ai fait, t'étais là... et aussi ce que j'ai pas fait, ce que j'ai raté, tout ce que j'ai raté... - Quoi ? Ça te travaille à ce point-là ? Sérieusement ? - Ben ouais, tu vois, c'est ça être grand... beaucoup de regret et peu de fierté ; quoi que tu aies fait, tu sais... >> Les lèvres de Chuayb tremblaient, il était près de pleurer. On le voyait sincèrement ému, affligé. Chuayb le remarqua et en fut vraiment touché, comme un enfant au coeur pur peut être touché par le chagrin d'un adulte qu'il ne comprend pas. << - Oh ! Quoi, dit l'enfant, alors c'est vrai, c'est si grave que ça ! Désolé, je savais pas ; tu sais, je suis qu'un enfant, moi... je sais pas ce que c'est... allez, viens là mon gros ; oui, viens, n'aie pas peur je vais pas te manger, tes dattes m'ont suffi. >> Affectueusement, l'enfant passa ses petits bras autour des épaules du vieil homme, qui pleurait franchement cette fois, et continua : << - Là, làààà... allez, pleure pas va, ou je vais m'y mettre aussi et on aura l'air fin tous les deux. Dis-donc, t'en as gros sur le coeur, à ce que je vois ; c'est si dur que ça ? Quoi, c'est à cause de moi, c'est ça ? Dis, si c'est ça je m'en vais ; je veux pas que tu sois triste, moi, je croyais que tu serais heureux de me retrouver. - Mais oui, je suis heureux ; mais t'es qu'un enfant, toi, tu peux pas comprendre. Tu sais pas que les grands, ça pleure quand ils sont heureux ? - Ouais, t'as raison, mon grand, je peux pas comprendre. Mais vous les adultes, qu'est-ce que vous êtes bizarres ; toujours à chialer comme des marmots, pour un oui ou pour un non... moi quand je suis heureux, je ris, et c'est tout. C'est tellement mieux de rire ! Tu peux pas faire ça pour moi ? T'as oublié comment on fait ? Faut que je t'explique ? >> Chuayb, tout en pleurant, rit un peu de la façon comique dont Chuayb tournait la chose. Il se sentait soudain rasséréné. Chuayb continua : << - Là ! C'est mieux, tu vois ! C'est comme ça que je t'aime bien ! - C'est vrai ? Tu m'aimes bien quand même ? - Bah, pourquoi quand même, idiot ? T'es pas moi peut-être ? Toutes tes sottises, c'est pas moi qui les ai faites ? Et les grandes choses que t'as accomplies, c'est pas moi qui les ai faites aussi, peut-être ? Non, t'es pas parfait, j'ai jamais espéré que tu le deviennes - la perfection, encore une idée d'adulte à la noix - mais t'es réel au moins ; t'es grand, t'es... - Je suis toi. - C'est vrai, je cherchais le mot, t'es moi... toutes tes erreurs, dont t'as tellement honte - oh là là, plus que moi quand père nous grondait, tu te souviens ? - elles sont bien de toi, enfin de moi, de nous... ouais, je te reconnais tellement dans tes erreurs, tu peux pas savoir ; c'est-à-dire, je me reconnais tellement ; c'est pas toi qui ferais les mêmes aujourd'hui, hein ? - Ben ouais, c'est la faute de l'autre, là... il était tellement ignorant... - Quoi, le Chuayb de vingt ans, tu veux dire ? - Ouais, ou celui de trente, pareil... - Pfou, t'as raison ; quelles ganaches ces deux-là ; magnifiques par moments, je dis pas, mais bêtes à manger du foin, parfois ! >> Les deux Chuayb rirent franchement cette fois. Chuayb reprit : << - T'as raison, qu'est-ce qu'ils ont pu faire comme neries ces deux-là ! - Qu'est-ce qu'on a pu faire comme neries, tu veux dire ! C'était nous aussi, après tout, n'oublie pas. - C'est vrai, tu as raison, Chuayb ; c'est drôle, c'est moi l'adulte ici, et pourtant je te trouve tellement plus sage que moi, plus indulgent ! - C'est normal, je suis un enfant ; l'enfance, c'est la miséricorde, la douceur, la modestie, la sérénité... tout ce que t'as vachement l'air d'avoir oublié en chemin ! Vraiment, je me demande parfois ce que tu ferais sans moi. - Ben oui, c'est vrai, tu vois, être adulte, c'est ça ; on oublie beaucoup de choses en chemin... oh ! J'ai tellement besoin de toi, tu peux pas savoir ! Mais où t'étais pendant toutes ces années ? - Dis-donc, mais et toi, t'étais où quand je t'appelais, quand je te demandais de me montrer la route à suivre pour devenir moi, et que tu répondais pas, que tu me laissais prendre tout seul tous les r teaux que tu t'es pris, et tous les tapis où tu t'es pris les pieds ? Il me semble que ce serait plutôt à moi de te poser la question... dis mais, eh ! Ah non, tu vas pas encore te mettre à pleurer ! Mes vêtements sont tout trempés ! Vous êtes pas possibles, vous les adultes ; je t'ai dit une fois que c'était bon, ça suffit pas ? Il te faut un c lin ? - Ben oui, tiens, pourquoi pas ? Ça ferait pas de mal, depuis tout ce temps. - Allez, si c'est ça, tiens ; fallait le dire tout de suite ! Là, et là ! Voilà ! >> Chuayb embrassa tendrement Chuayb sur ses deux joues roses et gonflées ; il sentit le goût amer des larmes sur ses lèvres fra"ches, mais ne se plaignit pas ; la peine de Chuayb, qu'il ne comprenait pas tout à fait, le poignait plus qu'il ne le montrait. Il aurait voulu effacer la tristesse de son coeur comme d'un coup de gomme magique, le consoler à jamais ; mais il sentait qu'il n'était qu'un enfant, démuni face à une douleur d'adulte, et il n'avait que sa tendresse d'enfant à offrir. << - Bon, ça va mieux maintenant ? - Ah, ça oui ! Tu peux pas savoir. - Ah ! Eh bien voilà, j'aime mieux ça ! Tu m'as fait peur, tu sais ? J'ai vraiment cru que t'étais mal à cause de moi... c'était pas si grave finalement. - Non, mais... - Mais quoi ? Qu'est-ce qu'il y a encore ? - T'as pas répondu à ma question tout à l'heure... j'étais sérieux, tu sais... - Ta question ? Quelle question ? - Où t'étais passé pendant tout ce temps... moi, je pouvais pas revenir, j'étais coincé ; on revient pas en arrière, tu sais bien, c'est toi qui l'as dit... mais toi, t'aurais pu rester un peu ; te montrer de temps en temps si t'étais pas mort... - Mais fallait le demander ; on aurait dit que tu m'avais oublié ! Non, mais regarde-toi, tu me fuyais même, quand j'essayais juste d'entrer en contact avec toi... on aurait dit que t'avais peur ! - C'est vrai, j'avais peur... de ton jugement, peut-être ; j'ai eu tort, je sais, mais les adultes ça comprend rien parfois... maintenant je sais que j'ai eu tort, j'ai été bête... mais tu sais, je t'ai jamais oublié en fait. - Ben moi, pareil ; je t'ai jamais abandonné, tant pis pour toi si t'as été assez bête pour le croire. Je te regardais toujours ; je t'observais ; j'étais fier de toi, tu sais, je peux te le dire maintenant que t'as cessé de jouer les fontaines publiques. - Fier de moi ? Tu rigoles ? Malgré toutes les erreurs de Chuayb vingt ans, Chuayb trente ans, Chuayb quarante ans... ? - Ben ouais, ouais, j'étais fier de toi, que ça te plaise ou non. C'est vrai, j'aurais jamais cru que tu deviendrais, heu... comme ça, mais de toute façon tu sais bien que j'avais beau imaginer, je pouvais pas, mes idées se perdaient dans le vague ; t'aurais imaginé ça, toi ? - Ben, moi, j'attendais beaucoup mieux de moi ; j'aurais cru que toi aussi... - T'as la mémoire courte, ma parole ! T'as déjà oublié de quoi tu rêvais, enfin je rêvais, enfin on rêvait, quand t'étais moi ? - Un peu... je sais pas trop... rappelle-moi pour voir ? - Mais tu rêvais, enfin, je rêvais... d'être grand, c'est tout ! D'être libre, de pouvoir faire toutes les neries que tu voulais sans te faire gronder, sans devoir t'excuser, de pouvoir gaspiller ton temps, et surtout, surtout... - Surtout quoi ? - Non, je peux pas croire que tu aies oublié ça. - Quoi, tu veux dire ?... - Mais ouais, c'est bien de ça que je parle, t'as le doigt dessus, allez. - De m'évader... de t'évader, de nous évader de ce collège stupide, de plus devoir baisser la tête devant ces ma"tres débiles, côtoyer ces garçons demeurés, ces filles écervelées... - Et devoir tout le temps dire merci, d'accord, bonjour, au revoir, à tous ces adultes crétins ! - Oh ! Bon sang, tu parles si je me souviens ! - Eh oui, tu vois ! C'était ça, le rêve ! Et ça, tu l'as réalisé, quand même, tu peux pas dire le contraire. - Oui, mais j'ai pas beaucoup de mérite - idée d'adulte, je sais, excuse-moi - c'est juste le temps qui a fait son oeuvre. - Ben oui, tu vois ? Il suffisait de laisser le temps faire son oeuvre. C'était tout simple, alors pourquoi maintenant se mettre dans tous ses états ? L'essentiel, tu l'as quand même fait. T'es devenu grand, vachement grand même ; c'est pour ça que je suis fier de toi, Chuayb. Le reste c'est rien, c'est vraiment des coïonnades. - C'est vrai, t'as raison... t'es gentil... tiens, fais-m'en encore un, allez... ça va me remonter, j'en ai besoin. - Un c lin, encore ? Allez, va pour un ; dix, cent même si tu veux ; je te reconnais bien là, mon salaud ; t'as jamais pu résister au profil d'un joli garçon, hein ? >> Ils firent le c lin annoncé. Chuayb, bien plus serein, quoique commençant à ressentir une excitation vaguement trouble, dit : << - C'est pourtant vrai que t'étais... que j'étais... enfin, que tu es joli. - Quoi, t'avais déjà oublié à quel point t'étais beau ? Dis-donc, tu deviendrais presque vexant ! Je veux, que t'étais beau ! Le plus beau des garçons, ouais ! Celui dont t'as toujours eu envie ; c'est pas beau, ça ? Tu l'as enfin rencontré ! Dis, tu diras pas que la vie est belle après ça ? - C'est que, attends, maintenant que je vais mieux, il faut qu'on règle vite fait deux ou trois choses encore. - Je t'écoute ; allez, qu'est-ce que t'as à me dire, sans pleurer cette fois ? - En bien, voilà ; d'abord, il y a eu le collège, les ma"tres, les élèves, la prison, l'enfer ; puis on en est sortis, bien d'accord ? On s'est évadés... ensemble, en quelque sorte, bien que j'étais pas encore vraiment moi à l'époque, mais bon, j'étais déjà plus toi. - Oui, d'accord, on est sortis ensemble de ce bourbier, de ce panier de crabes, on a claqué la porte du vieux, et on était bien contents après ça ; hein, qu'est-ce qu'on a rigolé ! La liberté ! - Bah, tu devrais plutôt dire ça à Chuayb vingt ans... Moi, tu vois, j'ai plutôt hérité de toutes ses erreurs, j'ai dû écoper sa foutue barque qui prenait l'eau de toute part... - Tu t'en es plutôt bien tiré, non ? - Oui, enfin, si on peut dire... bon, d'accord, on a bien ri pendant quelques années... mais toutes ces occasions manquées, ces idylles assombries par le poids du souvenir, ces possibilités jamais réalisées, ces barrières absurdes qu'on s'est mises, enfin, que je me suis mises à moi-même pendant toutes ces années, tous ces regrets accumulés... t'es vraiment sûr que tu regrettes rien ? - Moi ? C'est plutôt à toi que tu devrais poser la question... comment veux-tu que je regrette alors que j'y suis pour rien dans tout ça, moi ? C'est toi l'adulte ; et pour autant que je puisse en juger, t'es plutôt un crack ; t'as vu tout ce que t'as fait ? J'aurais pas pu faire tout ça, moi. - Ben, tu l'as fait pourtant... - Ben alors, tu vois ? Raison de plus, pourquoi je regretterais ? - Oui, euh... ça para"t logique ; quand ça vient de toi... tout est si simple avec vous, les enfants ; pourquoi faut-il que nous, les grands, on complique toujours tout ? - Euh... parce que vous êtes grands, peut-être ? Mais tu vois, tu poses la question, alors que t'as déjà la réponse. Redeviens un enfant, Chuayb ; oublie un instant que t'es pas moi, et regarde tout ce que t'as fait... ces bouquins compliqués que t'as écrit et que je comprends pas le tiers du quart du dixième de ce qu'il y a dedans mais que des tas de gens admirent, que je suis sûr qu'ils sont très bien même que je veux écrire les mêmes plus tard... non, sérieusement, allez, je suis fier de toi, tu sais. - T'es... t'es sûr, hein ? Tu dis pas ça pour me faire plaisir ? - Mais bien sûr, je dis ça pour te faire plaisir ! Je suis un enfant ; les enfants, ça aime faire plaisir à ceux qu'on aime ; et je t'aime. Alors quoi, c'est pas bien ? Tu voudrais pas que je te fasse très plaisir ? - Si ; si, bien sûr, je veux, mais... - Alors, pas de mais ; allez, viens là mon gros. - Encore un c lin ? - Tu l'as dit ! Un très gros, celui dont tu rêves depuis très longtemps. - Rôh, pas celui-là quand même, t'oserais pas... je suis toi, n'oublie pas... - Et alors, eh ? Le garçon que tu cherches depuis des années dans tous ces garçons que tu as aimés, c'est pas moi peut-être ? Tu crois que je le sais pas ? - Si, mais... - Mais, mais, pas de mais j'ai dit... allez, tu me cherchais depuis mille ans, tu m'as trouvé, profite et c'est tout, tu te poseras des questions plus tard, ou jamais si tu m'écoutes ; redeviens un enfant cinq minutes, dix, une heure, c'est si difficile ? Regarde, t'as qu'à m'imiter. - Euh... ouais, mais tu veux vraiment que je mette ma main là ? - Ben ouais, pourquoi pas, t'as peur ? T'hésitais moins avec le jeune Y. - C'est vrai, t'as raison, qu'est-ce que je peux être tarte parfois ! Allez, bon Dieu, c lin et basta ! - Voilà, ça y est ! T'as fini par comprendre ! Je savais qu'on ferait quelque chose de toi. >> Et Chuayb enlaça fougueusement Chuayb, comme un volcan de désir qui ne demandait qu'à entrer en éruption depuis une éternité, et il posa ses lèvres brûlantes sur les lèvres tendres et aimantes de Chuayb, dont la fra"cheur miséricordieuse lui fit oublier en un instant tous ses soucis et tous ses regrets. Et Chuayb se mêla à Chuayb, et il lui fit l'amour avec fièvre, avec rage, avec tendresse pendant des heures. Chuayb fit l'amour à Chuayb comme jamais il ne l'avait fait à aucun garçon ni à aucune fille. Après quoi il resta un long moment allongé, la tête agréablement vide, détendu comme il ne l'avait jamais été, la petite tête ronde de Chuayb contre son coeur. << - Waouh, dis-donc, Chuayb, dit tout à coup Chuayb, mais c'est que tu t'en tires encore pas mal pour ton ge ; et tu dis que t'es pas fier de toi, petit cachottier ? Mais à ta place, je me ferais vraiment pas autant de bile, tu sais ? T'as plutôt de sacrés beaux restes, t'es brillant là où ça compte, de quoi tu te plains ? - C'est vrai ? C'était bien alors ? - Mieux que ça ! C'était formidable, divin, c'était... c'était... - C'était du pur Chuayb ! - Ha ha ! Ça tu peux le dire ! Sacré Chuayb, toujours le mot pour rire. T'as trouvé les mots que je cherchais. - En tout cas, moi j'ai passé un drôle de bon moment... Vrai, jamais aucun garçon m'avait pompé comme ça ; non, c'était ça qu'il me fallait, il n'y a pas à dire. - En bien ! Tu vois, je te préfère comme ça, calme, heureux, détendu, que comme tu étais tout à l'heure. Ouais, tout à l'heure je m'inquiétais, mais là je retrouve bien mon Chuayb ; je veux dire, le Chuayb de mes rêves ; allez, finalement t'es bien le m le, la bête que j'imaginais. - Dommage que t'as pas connu Chuayb trente-cinq ans alors, il t'aurait plu celui-là ; c'état tout moi mais en tellement plus fringant... - On ira à sa recherche, si tu veux. C'est vrai, je lui ferais bien un petit coucou, à ce Chuayb-là. - Oui, mais plus tard alors ; on est si bien tous les deux ! - C'est vrai, je suis d'accord. Deux Chuayb, ça suffit, pour le moment... Et puis toi, t'es le plus abouti. - Pour l'instant, mais je me demande ce qu'on dira quand on verra le Chuayb soixante ans... ou soixante-dix... - Cent ans, pendant que tu y es... Non, allez profitons du moment présent. Je suis bien avec toi ; nous deux, enfin je devrais plutôt dire nous un, on se comprend... C'est vrai, maintenant je te connais comme si je t'avais fait... - C'est un peu le cas. - En tout cas, je te comprends mieux ; je crois même que je comprends pourquoi tu pleurais tout à l'heure. - C'est vrai, tu comprends ? Eh bien ça, ça fait plaisir. Remarque, moi, en revanche, je me pose un peu la question... il n'y avait rien de si tragique pourtant... - Bah, c'est qu'on se connaissait pas vraiment... plus vraiment... Et puis t'es un adulte, donc émotif forcément... - Oui, c'est vrai... et quelle émotion ! - On a vécu quelque chose, hein ? T'as plus de regrets maintenant ? - Plus aucun, non ; ça valait la peine d'attendre, de se perdre de vue... pour réaliser que c'était tellement toi que j'aimais, depuis toujours... - Oh là, attends, tu vas me faire rougir ! - On dirait surtout que je te fais durcir. - Tu as raison ; on s'en refait un petit ? - Allez, on ne va pas bouder notre plaisir ! >> Et Chuayb attira contre lui Chuayb et l'enfila de nouveau, joyeusement, de bas en haut, faisant sauter Chuayb sur les hanches de Chuayb, la tige de Chuayb dans ses plates-bandes exquises ; et Chuayb riait aux éclats tandis que Chuayb lui labourait les flancs. Ils finirent par s'endormir tranquillement l'un contre l'autre, épuisés par le plaisir ; et ils rêvèrent tous les deux... de Chuayb ! Le lendemain matin, ils s'éveillèrent incroyablement sereins et détendus. Ils s'étaient vraiment retrouvés, et l'émotion pathétique de la veille avait fait place à une tendre complicité. Ils se sentaient en parfaite harmonie avec eux-mêmes et avec l'univers. Ils paressèrent un moment au lit avant de se lever mollement pour prendre le petit déjeuner, en parlant de choses et d'autres. Au bout d'un moment, après avoir vaincu quelques hésitations, Chuayb cinquante-sept ans finit par dire à Chuayb douze ans : << - Dis-donc, Chuayb, est-ce que tu penses à la même chose que moi ? - Sûrement, mais si tu le dis pas on saura jamais. - Je pense à un truc qu'on devrait faire tous les deux, tu vois de quoi je parle, hein ? - Tu tiens vraiment à leur demander des comptes ? Tu crois pas que c'est mieux de les laisser en paix là où ils sont ? Je croyais qu'en t'en avais fini avec tout ça, les questions, les regrets... que t'étais décidé à te laisser vivre, comme tu faisais avant... - Bah, oui, mais c'est pas seulement ça ; maintenant que je t'ai retrouvé... ça te donne pas envie de pousser plus loin l'expérience ? - Si ; si, bien sûr, mais j'ai un peu peur pour toi ; t'es tellement sensible... - Ne t'inquiète pas pour moi ; pense à toi, et à eux... je suis sûr qu'ils seront contents de te rencontrer eux aussi. Et puis toi, avoue que tu meures d'envie de les conna"tre. - C'est vrai ; Chuayb vingt ans surtout... même Chuayb trente ans... je serais curieux de savoir... - Et moi ! Je me demande ce qu'ils penseraient de nous. - Mais toi tu les connais ; tu les as déjà fréquentés, souviens-toi. - Toi aussi ; t'étais là, tu l'as dit. - Oui, c'est vrai ; mais eux savaient pas que j'étais là, ils m'avaient oublié, les salauds ! - Laisse tomber ; c'étaient deux peignes-cul prétentiards. S'ils avaient su tout ce que je sais... >> À ce moment, une voix plus m le que celle de Chuayb douze ans, mais plus jeune que celle de Chuayb cinquante-sept ans, retentit derrière eux : << - Dis-donc, vieux singe, reste un peu poli ! Place aux jeunes, non mais... Et toi, le mioche, on t'a jamais appris à respecter les a"nés ? Attends que je vienne te moucher ! - Chuayb ! S'écrièrent en choeur Chuayb et Chuayb en se retournant. - Oui, c'est moi, répondit Chuayb vingt ans qui se tenait devant eux, plein de hauteur. Je vous ai entendu déblatérer dans mon dos, qu'est-ce que vous croyez ? Mais quand on parle du loup... - Ça va, t'énerve pas, eh ! Dit Chuayb douze ans. On le pensait pas sérieusement ; on faisait que parler entre nous. - Ce que veut dire Chuayb, dit Chuayb cinquante-sept ans, c'est que nos mots ont légèrement dépassé notre pensée. On se disait qu'on aimerait bien te rencontrer pour... - Pour me demander compte de tes propres fautes et de tes propres trahisons, ou pour me mettre ta sale vieille queue au derrière, vieux vicelard, eh ? Tu crois que je vous ai pas observés la nuit passée, toi et le morveux ? Ah ! Ça, vous faites une belle équipe tous les deux. - T'es jaloux, eh ! Ouh, le jaloux ! Persifla Chuayb douze ans. - Pff, jaloux de quoi ? Tu rêves ! D'abord, je te cause même pas à toi, sale gosse. On s'occupera de ton cas plus tard, pour le moment je m'adresse à ce vieux débris qui a trahi tous mes rêves, toutes mes idées, remis en cause tous mes choix, et qui se permet encore de me rendre responsable de ses échecs lamentables ! - Dis-donc, Chuayb, éclata Chuayb cinquante-sept ans, je ne te permets pas ! L'insolence de la jeunesse n'excuse pas tout, aies un peu de respect pour toi-même ! Si tes choix avaient mieux tenu la route, j'aurais pas été obligé de les dénoncer un à un ! Qu'est-ce que tu connaissais au monde, à la vie, d'abord ? Tiens, ce môme, là, sous certains rapports il en savait plus que toi, alors si j'étais toi je ne la ramènerais pas trop ! - Merci Chuayb, tope-là ! Dit Chuayb douze ans. - Ah ouais ! Bravo, c'est beau l'alliance des générations. Vous vous entendez bien, tous les deux, pour casser du sucre sur mon dos, n'empêche, vous étiez où quand j'ai eu à prendre toutes les décisions importantes pour notre vie ? Les choix essentiels ? Vous étiez là pour me conseiller ? Je vous rappelle que j'ai dû me taper seul tout le boulot, dont tu récoltes les fruits aujourd'hui, Chuayb. T'attendrir sur le petit Chuayb, tout frais, tout rose, tout mignon, faire des c lins et tout et tout, ça te va bien, mais qui a conçu, à partir de rien, la première ébauche de ton oeuvre, qui a eu l'idée du commentaire d'Aristote en vers, et du reste ? Malgré le peu que tu en savais à l'époque ? Alors que tu étais inconnu, qu'il n'y avait personne pour me soutenir ni m'encourager ? Aujourd'hui, tu récoltes tous les honneurs de mon travail, et tu as le front de me reprocher qu'il ne soit pas aussi abouti, aussi profond, aussi parfait que tu l'aurais espéré ? Tu crois pas que c'est un peu facile ? Je pourrais en dire autant de notre vie sentimentale ; c'est moi qui ai essuyé les pl tres, j'ai hérité des premières expériences en tant que jeune homme, alors que j'avais le sang chaud, j'ai dû apprendre à réfréner mon désir si je voulais avoir une chance de le satisfaire, alors que j'avais à lutter contre les traumatismes de notre enfance, seul, toujours seul, bon Dieu ! Toi Chuayb, t'as pas connu ça, t'as rien à dire, mange et tais-toi ; et toi, Chuayb, aujourd'hui tu profites tranquillement de l'expérience accumulée, des erreurs que j'ai eu la gentillesse de commettre pour toi, et tu viens rouspéter ? Franchement, tu me dégoûtes, attends... - Qu'est-ce que tu fais, Chuayb ? - Voyons, il devrait y en avoir une par là... - Mais qu'est-ce que tu cherches ? - Une corde ! Une corde pour me pendre ! Il doit bien y avoir ça quelque part ? Quand je vois ce que j'étais, et ce que je vais devenir, non, c'est trop ; j'aime autant en finir tout de suite. - Attends, fais pas ça ! T'as raison, je sais que c'était pas facile ; tu as fait tout ton possible, et... - Un couteau, du poison, n'importe quoi... il y a pas une falaise dans les environs ? - Allez, Chuayb, fais pas l'idiot ; reste avec nous... je... je sais que c'est pas de ta faute ; c'est à cause de Chuayb trente ans, tiens ! C'est lui qui a réduit l'ambition du projet initial ; c'est lui qui a tout remis en question, qui a hésité alors qu'il fallait foncer, et foncé tout droit quand il aurait mieux fallu réfléchir ; enfin, c'est lui qui a eu en charge l'exécution de ce que tu avais conçu ; ce sont ses erreurs que j'arrête pas de corriger... un sacré boulot, si tu savais ! - Ah ! Enfin, tu deviens un peu honnête. J'aime mieux ça, papy, on va peut-être pouvoir s'entendre. Tu vois bien ? Moi, j'ai fait que définir les objectifs et fourbir les premières armes en vue des combats futurs ; j'ai rien à me reprocher, si ce n'est un peu de naïveté juvénile. Si ça a capoté par la suite, c'est de la faute de Chuayb trente ans, tu l'as dit ! C'est à lui que tu devrais t'en prendre. - De quoi ? Dit soudain une voix adulte derrière eux. Qu'est-ce que j'entends ? C'est toi, Chuayb, qui ose parler de moi de cette façon ? Et vous autres, Chuayb et Chuayb, vous l'approuvez ? Bravo ! Belle mentalité ! Toujours à se défausser sur le dos des autres, hein ! Vous n'êtes qu'un ramassis de gamins et de vieillards incapables de prendre vos responsabilités ; je suis le seul homme ici, et bien sûr c'est moi qu'on critique ! - Eh ! Salut Chuayb, ça va ? Dit Chuayb douze ans, la bouche pleine de pain et de miel. - Non, ça va pas ! Je t'en donnerai, du ça va ! D'abord, on a à parler entre grands, alors toi tu manges et tu nous fiches la paix. Puis toi, Chuayb vingt ans, tu critiques, tu bl mes, mais dis-moi, as-tu seulement la moindre idée de la somme de savoir, d'énergie, de talent nécessaires pour réaliser seulement le dixième des objectifs que tu nous avais assignés ? Ah ! Tu ne doutais de rien à l'époque ! Tout était facile, tout était beau, tout était simple ; les difficultés que j'ai eu à affronter pour mettre tes projets en oeuvre, pour tenter d'extraire un semblant de réalité de tous tes songes-creux, tu n'en sais rien ; et toi, Chuayb cinquante-sept ans, tu l'approuves, vieil hypocrite ! Toujours à genoux devant la jeunesse, hein ? Mais tu oublies que l'essentiel de l'oeuvre dont tu tires orgueil aujourd'hui, malgré ses défauts, c'est moi - et aussi un peu Chuayb quarante ans - qui l'avons accomplie, alors si j'étais toi... - Mais tu es lui, eh, ballot ! Dit une voix un peu plus grave derrière eux. En plus, j'admire ta modestie ; << moi et un peu Chuayb quarante ans >> ? Eh bien, eh bien ! Chacun de vous veut tirer la couverture à soi... bravo ! Auriez-vous oublié que nous sommes tous la même personne ? Si on commence à s'entre-tuer, pouvez-vous me dire qui d'entre nous en profitera ? - Chuayb ? Dirent en choeur les quatre Chuayb. - Eh bien ! Oui, c'est moi, Chuayb quarante ans ! Ça fait drôle, hein ? Vous m'aviez oublié ? J'ai pensé que sans moi, votre petite réunion de famille ne serait pas complète ; et quand je suis arrivé, j'ai vu que c'était la foire d'empoigne. Alors je me suis dit que j'allais mettre tout le monde d'accord. Écoutez, on n'est pas parfait, c'est vrai ; on a commis pas mal de bourdes, de faux pas, mais on est tous Chuayb ! On est un être unique, exceptionnel, on a accompli quelque chose que beaucoup nous envient, nous envieront ou devraient nous envier, et puis surtout, on a vécu une vraie vie d'homme ; on a aimé, on a été aimé, et chacun d'entre nous y est pour quelque chose ; on a tous apporté notre pierre à l'édifice, alors à quoi bon se rejeter la responsabilité de nos échecs ? Ça ne nous fera pas avancer. - Chuayb a raison, dit Chuayb douze ans, qu'est-ce que vous avez à vous bagarrer comme ça, on dirait des gamins ! Vraiment, là, vous me faites honte ! Vingt ans, trente ans, quarante ans, on est tous Chuayb après tout, il n'y en a pas deux comme nous sur la terre ! Moi, je vous aime tous comme vous êtes ; je suis fier de chacun d'entre vous, même si je ferais peut-être les choses différemment si je le pouvais, mais une fois pour toutes, on change pas le passé, on conna"t pas l'avenir, alors réconciliez-vous, embrassez-vous, faites-vous un c lin, mais vite ! ou je fais mes valises illico ! - Tu as raison, Chuayb, dit Chuayb trente ans ; c'est vrai, on est stupides. On a tous fait ce qu'on a pu... on ne nous a donné qu'une seule chance, et on en a profité du mieux qu'on pouvait. De toute façon, ce monde qui nous juge ne sait pas ce que c'est d'être Chuayb ; je voudrais les y voir, moi, les autres, pas vrai les gars ? - Ouais, bien parlé, Chuayb, dit Chuayb vingt ans. Nous on a fait de notre mieux, et tous ces imbéciles qui n'ont rien fait que de nous mettre des b tons dans les roues, toute notre vie, ils sont qui pour nous regarder de haut ? Même à cent ils ne valent pas un Chuayb ! Vive nous, vive Chuayb ! - Voilà qui est mieux ! Dit Chuayb quarante ans. Le petit a raison, allez, embrassons-nous. - Eh ! Je suis pas petit ! - Façon de parler ; allez, viens toi aussi, mon grand ! Tous les Chuayb doivent apprendre à se serrer les coudes. >> Et les cinq Chuayb s'étreignirent cordialement, heureux de s'être réconciliés avec eux-mêmes. C'est à ce moment que Chuayb vingt ans fit attention à la beauté de Chuayb douze ans, et commença a en être troublé ; le contact de cette joue rose et imberbe contre sa joue duveteuse alluma en lui un feu irrépressible, et il se remémora les ébats de la veille entre Chuayb cinquante-sept ans et Chuayb douze ans, auxquels il avait assisté de loin. Il se rapprocha de Chuayb douze ans, lui prit le menton, et commença à jouer avec lui, avec l'intention arrêtée d'en profiter. Chuayb douze ans, qui devinait parfaitement ses intentions, se laissa faire, et encouragea subrepticement les avances de Chuayb vingt ans, qu'il désirait ardemment conna"tre ; sa peau bien tendue sur les muscles fermes qui composaient son corps svelte et harmonieux lui parlaient d'une virilité différente de celle de Chuayb cinquante-sept ans, qu'il avait connue la veille. La curiosité, peu à peu, se muait en désir. Bientôt, les deux cadets des Chuayb roulaient ensemble sur le tapis en échangeant chatouilles et caresses, en alternance, jusqu'à ce que les caresses prissent le dessus ; ils riaient, mais leur excitation était perceptible. Ils finirent par échanger un très long baiser sur la bouche, couchés l'un sur l'autre. << - Euh... dites, Chuayb et Chuayb, si on vous dérange, dites-le nous, dit Chuayb cinquante-sept ans. - Bah, non, ça va, répondirent en choeur Chuayb douze ans et Chuayb vingt ans. Vous n'êtes tous que Chuayb après tout. - C'est vrai, dit Chuayb trente ans, entre Chuayb on n'a pas de secrets. En revanche, j'ai un creux, moi ; c'est que je viens de loin, il n'y aurait pas quelque chose à manger ? - Et pour moi aussi, dit Chuayb quarante ans. - Certainement, répondit Chuayb cinquante-sept ans ; vous voulez de la p te d'amandes ou du miel ? - Bof, tu n'aurais pas un truc plus relevé ? Dit Chuayb trente ans. - Ah ! Oui, c'est vrai, tu manges déjà comme moi... Eh bien ! J'ai de la viande séchée avec de l'huile et du piment, du fromage salé, des olives... - Ce sera parfait, merci. >> Et les trois a"nés des Chuayb cassèrent la croûte ensemble en bavardant amicalement, sans prêter attention aux soupirs de Chuayb vingt ans et de Chuayb douze ans qui faisaient sauvagement l'amour sur le malheureux tapis : << - Yaowh, Chuayb ! Oh, oui, habibi ! Continue comme ça, c'est bon ! T'es un vrai m le, toi ; j'aime tes muscles, tes boules et tout ! Aowh ! J'aurais jamais cru que je deviendrais comme ça un jour ! Allez, vas-y, plus fort ! - Han ! Et moi - waoh ! - je savais pas que j'avais été si bon, hmmf ! Waaohh ! Comme tu es beau, Chuayb ! Oh oui, j'aime ton corps lisse, tes petits bras, ton petit ventre, ta petite tige... je me rappelais pas que j'étais si beau ! - Oui ! Oh, oui ! On est bien tous les deux ! - Si bien, oui ! Embrasse-moi! >> Chuayb cinquante-sept ans, Chuayb quarante ans et Chuayb trente ans terminèrent tranquillement leur repas tandis que les deux plus jeunes Chuayb, rompus par la volupté, reposaient nus et languides sur le tapis, s'étudiaient, comparant leur corps, la taille de leurs membres, de tous leurs membres, commentant avec détachement les changements apportés par le temps, avec leurs avantages et leurs inconvénients divers. Ce spectacle charmant donna des idées à Chuayb trente ans, qui commença à s'échauffer à son tour. Chuayb douze ans le vit et dit : << - Tiens, il a envie aussi, celui-là, je parie ! - Ben, j'avoue, répondit Chuayb trente ans, à te voir là dans cette tenue, je me sens devenir raide. T'en aurais pas gardé un peu pour moi ? - Il suffisait de demander, beau ténébreux ! Chuayb n'a rien à refuser à Chuayb ! Chuayb appartient à Chuayb ! Allez viens, viens par ici, que je voie si je suis aussi chaud que moi ! - Ma parole ! On va tous lui passer sur le corps ! Dit Chuayb quarante ans en riant. Je ne me souvenais pas qu'on était un garçon aussi facile ! - Oh ! Seulement pour Chuayb ! Dit Chuayb douze ans en enlaçant Chuayb trente ans, dont le dard tendu frôlait l'anévrisme. - Il y a de la place pour toi aussi, lança-t-il à l'adresse de Chuayb quarante ans, qui ne cachait pas une certaine tension lui non plus. >> Les mains de Chuayb trente ans couraient fiévreusement sur le corps de Chuayb douze ans dont la croupe heurtait régulièrement son aine. Il le prenait par derrière, avec des soupirs qui ressemblaient à des rugissements, pendant que Chuayb quarante ans visitait avec son membre viril la bouche du jeune garçon. Ils n'étaient plus, tous les trois, qu'un grouillement de membres incandescents qui s'enchevêtraient de toutes les façons possibles dans une folle recherche du plaisir. À leur côté, Chuayb vingt ans, qui se sentait excité à nouveau, exprima le premier l'idée qui leur traversait l'esprit à tous : << - Dites-donc, tant qu'à faire, si on invitait d'autres Chuayb jeunes ? Je me farcirais bien Chuayb dix ans, moi, il devait être pas mal... ou bien Chuayb quatorze ans, tiens, si on leur disait de venir ? Vous savez bien, plus on est de fous... - Ouais, bonne idée, dit Chuayb douze ans, qui l cha provisoirement le sexe de Chuayb quarante ans ; je veux conna"tre tous les Chuayb... je veux tous les embrasser ! Amenez-les moi, amenez-les moi ! Je les prend tous ! - On m'a appelé ? Dit Chuayb dix ans qui se manifesta sur le champ. - Non, c'est moi qu'on a appelé, dit Chuayb quatorze ans, qui arrivait en même temps. - Venez tous les deux, dit Chuayb vingt ans, il manquait plus que vous ! - Et moi ! Et moi ! Dirent en même temps Chuayb neuf ans, Chuayb quinze ans et Chuayb seize ans qui arrivèrent en trombe, suivis de Chuayb dix-huit ans qui tra"nait un peu les pieds. Il avait suivi le mouvement. - Qu'est-ce qu'ils font ? Ça a l'air marrant, dit Chuayb dix ans en désignant Chuayb douze, trente et quarante ans. - Ben tu vois pas, idiot ? Dit Chuayb quatorze ans ; ils jouent à saute-mouton, c'est clair non ? - Je peux jouer avec toi aussi ? Reprit ingénument Chuayb dix ans. - Oui, mais c'est moi qui vais derrière, dit Chuayb quatorze ans. - D'accord, mais on change après. - Si t'es sage ; en attendant, baisse ton pantalon et mets-toi par là. - Comme ça ? - Comme ça, ouais ; ouaaaais... aaah ! - Aïe ! - Serre pas les fesses, t'auras plus mal ! >> Chuayb seize ans, à son tour, se plaça derrière Chuayb quatorze ans et commença à le prendre, sans que l'adolescent protest t ; Chuayb quinze ans quant à lui se posta devant Chuayb dix ans, qui comprit immédiatement qu'il attendait de lui le même service que Chuayb douze ans rendait à Chuayb quarante ans. Chuayb cinquante-sept ans, à ce moment, fut ému par Chuayb quinze ans et lui rendit visite par la face arrière, tandis que Chuayb dix-huit ans s'occupait de déniaiser Chuayb neuf ans. Tous les Chuayb se mêlèrent ainsi joyeusement en une grande féerie charnelle ; leur désir n'avait pas de limite et leur audace non plus ; le fait d'être un seul être ne les gênait nullement pour jouir les uns des autres, au contraire, ils se comprenaient d'autant mieux. Dans les jours qui suivirent, leurs liens se renforcèrent ; leur petite bande s'organisait. Ils se découvraient les uns les autres avec un émerveillement croissant, s'attendrissaient ensemble sur l'être unique qu'ils étaient. Ils avaient conscience de vivre une expérience hors du commun, et ne soupçonnaient pas que ce viol manifeste des règles du temps constituait une menace pour le monde qui les entourait ; ils savouraient avec délices leurs retrouvailles inopinées avec eux-mêmes. Rien n'arrêtait plus la multiplication des Chuayb ; il y avait maintenant, en plus de ceux qui étaient déjà là avant, un Chuayb vingt-cinq ans, un Chuayb vingt-huit ans, un Chuayb trente-trois ans et un Chuayb trente-sept ans ; il y avait même un Chuayb treize ans et demi qui se disputait régulièrement avec Chuayb treize ans car il prétendait qu'étant l'a"né, il avait certaines prérogatives, ce à quoi Chuayb treize ans répondait qu'au delà de douze ans, les demis ne comptaient plus ; Chuayb douze ans confirmait, Chuayb onze ans infirmait, Chuayb quatorze ans hésitait, on vit alors appara"tre Chuayb douze ans et demi qui infirmait également, c'était de nouveau l'empoignade. Les discussions philosophiques entre les Chuayb de l' ge mûr n'en finissaient plus et s'envenimaient parfois ; les plus jeunes des Chuayb ne pensaient souvent qu'à leur ventre - forcément, ils n'avaient pas fini de grandir - tandis que les Chuayb jouvenceaux ne pensaient qu'au sexe, ils différaient dans leurs centres d'intérêts et leur vision du monde, et ne cessaient de proliférer. Mais il y avait une chose qui les mettait tous d'accord sans hésiter, c'est qu'il valait beaucoup mieux être Chuayb que n'importe qui d'autre. Ils formaient une sorte de cercle privé forcément très sélectif, puisque seul un Chuayb pouvait en faire partie, ils devenaient un Ordre dans l'Ordre, regardaient les autres de haut, tiraient orgueil de leur supériorité numérique. Cela devenait très embarrassant. Jusque là, Mounir ne s'en était pas mêlé, laissant les Chuayb laver leur linge sale pendant qu'il vaquait à ses occupations, mais cela commençait à faire désordre, alors il jugea qu'il était temps d'intervenir. Cuayb vingt ans, décha"né comme un ouragan, était en train de pratiquer le coït anal sur Chuayb douze ans qui se goinfrait de g teaux au miel, cependant que Chuayb trente-sept, quarante et quarante-cinq ans étaient dans une pre polémique concernant la participation de l'Être chez Platon, Aristote et Plotin : << - Et moi je vous dis, disait Chuayb quarante ans, que dans tous les cas, l'Être représente la forme absolue d'une unité participée par toutes les formes, comme les rayons du soleil participent tous de l'unité de la forme << lumière >> dont le soleil, qui unifie tous les rayons, représente l'analogue premier dans le monde sensible. Ou comme tous les Chuayb, en dépit des innombrables différences qualitatives et quantitatives qui les définissent chacun comme une pluralité unifiée par une forme ontologiquement déterminée, doivent leur réalité à l'omniprésence de la forme << Chuayb >> qui unifie leurs formes respectives. - C'est évident, répondait Chuayb trente-sept ans, mais vous ne pouvez nier que pour Platon, la façon dont les différentes sortes d'unité se rapportent à l'Un diffère essentiellement du mode selon lequel tous les êtres sont compris dans l'Être. Ainsi, il est clair que là où l'Académicien vous dirait que tous les Chuayb forment une série unifiée ontologiquement par la permanence en elle d'un terme générique qui subsume leur multiplicité, et sur-ontologiquement ou hénologiquement par le fait qu'ils se rapportent tous à une réalité unique qui les transcende absolument, le Lycien verra plutôt cette multiplicité des Chuayb comme l'actualisation d'un certain nombre de possibilités contenues virtuellement dans l'unité originelle dont elle procède. - Tu veux dire, ontologiquement ? - Cela va de soi. - Oui, mais attendez, s'écria Chuayb quarante-cinq ans, il ne faut pas interpoler h tivement la question de la participation ontologique avec celle de l'apophatisme. - Pourtant, reprit Chuayb quarante ans, l'articulation conceptuelle entre les deux transpara"t nettement dans le néo-platonisme, où les diverses modalités du discours et de l'analogie directe ou inverse sont immédiatement corrélées à la hiérarchie des hypostases du Principe, et intégrées dans une dialectique du voilement et du dévoilement dont la métaphysique soufie saura exploiter toutes les possibilités herméneutiques. Ainsi, c'est parce que l'essence de Chuayb, en chaque Chuayb, se cache en même temps qu'elles se dévoile, que la multiplicité des Chuayb présente à la fois cette diversité ontologique si caractéristique et cette subtile unité métaphysique. - Oui, en somme, dit Chuayb trente-sept ans, les Chuayb représentent la quintessence de la manifestation récursive d'une pluri-unité à la fois synchronique et diachronique qui se dilate ontologiquement au cours de cycles de plus en plus englobants. - Oui, oui, c'est bon, Chuayb ! Disait quant à lui Chuayb douze ans, très pénétré par Chuayb vingt ans. Mets-là moi, ton Unité ! Aowh ! Je sens mon cycle qui se dilate ! Oui ! Je t'englobe à mort ! Encore ! Encore ! - Mais qu'est-ce que c'est que cette maison de fous ! Cria Mounir. C'est les écuries d'Augias, ici, ou quoi ? - Ah ! Mounir, dit Chuayb quarante-cinq ans. Vous tombez bien, nous avions une discussion passionnante sur le thème de l'unité et de la multiplicité ! Venez vous joindre à nous ! - Oui, eh bien ! Votre multiplicité commence à nous taper sur les nerfs à tous ! Répondit Mounir légèrement hors de lui. - Eh ! S"d" Mounir ! Eh ! S"d" Mounir ! Tu veux me sucer ? Tu veux me sucer ? Dis ? Ou tu préfères que je te suce ? Décide-toi tant qu'on est chauds, trépignèrent ensemble Chuayb dix ans et Chuayb onze ans. - Quand est-ce qu'on mange ici ? Cria Chuayb neuf ans. >> Mounir, les yeux exorbités, se retira à reculons, buta contre Chuayb treize ans qui suçait Chuayb dix-sept ans pendant que celui-ci lisait le Traité de la Philosophie première d'Al-Kind", faillit glisser sur une peau de banane abandonnée par Chuayb huit ans qui faisait un boucan monstre en se disputant avec Chuayb huit-ans-et-neuf-mois pour une bouteille de vin de cannabis laissée au trois quart vide par Chuayb quinze ans qui ronflait complètement ivre. Il partit rapidement, en jurant que tant qu'il y aurait plus d'un Chuayb dans l'Ordre, il ne remettrait pas les pieds chez ces aliénés. Cependant, le phénomène n'en était encore qu'à ses débuts. Car ce qui arriva ensuite, c'est que d'autres membres de l'Ordre envièrent le nombre des Chuayb, qui avait réussi à faire se rencontrer les différents ges de sa propre vie. Ils jugèrent cela merveilleux, et se mirent à se multiplier à leur tour. Alors ce fut la pagaille générale, un véritable chancre. On vit dans tous les coins courir et batifoler des dizaines de versions différentes des mêmes individus à divers stades de leur vie. Cela créait un chaos indescriptible. Mounir décida que ce n'était plus possible ; il ne pouvait tolérer cela davantage. << Il faudrait trouver un moyen de les obliger à réintégrer l'unité >>, se dit-il. C'est alors qu'il repensa à Wassil et aux sables mouvants mouvants. << Oui, bien sûr, se dit-il à lui-même ; la solution est là ! >>. Il se souvenait de leur proposition de l'aider en cas de besoin. Il pensait qu'il y avait là, justement, un travail pour eux ; il appela ses amis Taïl, Taïnam, Moawiya et bien sûr Wassil, qui répondirent présents. << - La Paix soit sur toi, S"d" Mounir, dit Wassil. Pouvons-nous faire quelque chose pour toi ? - Je pense bien, dit Mounir. Regardez autour de vous ; vous voyez ce qui se passe ici ? - On dirait que quelqu'un parmi vous a enfreint les règles de la succession temporelle, et que cela a engendré un certain désordre. - Justement ; le responsable est cet homme-là. C'est mon ami Chuayb ; un homme de grande valeur, mais il n'est plus vraiment lui-même en ce moment. Il souffre d'un syndrome de multiplication de sa personnalité ; je crois qu'il a du mal à accepter l'idée du temps qui passe, et le principe qu'à chaque instant nous devons faire le deuil de nous-mêmes pour rena"tre plus gés. - Lequel est-ce ? - Tous. - Quoi ? Tous ceux-là ? Même ces gamins ? - Oui, tous. Ils sont tous Chuayb. Cela ne peut plus durer ; ça en fait beaucoup trop ! Pourriez-vous me débarrasser de tout ça ? Sauf le dernier ; lui j'en ai encore besoin. - Bien sûr, il n'y a pas de problème. Si nous nous occupons d'eux, ils vont tous réintégrer l'unité. Il n'en restera qu'un, le plus gé, synthèse de tous les autres. Quant à ceux-ci, ils vivront toujours, mais dans l'unité, comme nous ; ils ne menaceront plus l'équilibre de votre monde. - Mais arriverez-vous à avaler tout cela ? Vous ne risquez pas l'indigestion ? - Oh ! Aucun risque ! Notre monde pourrait avaler plusieurs fois le vôtre sans être incommodé le moins du monde. - Oui, enfin, je ne vous en demande pas tant ! Juste les Chuayb pour le moment ; après on s'occupera des autres. - Comme tu voudras. On commence par lequel ? - Commencez par celui-là, Chuayb douze ans ; c'est par lui que tout a commencé. Eh, Chuayb ! Viens un peu par ici mon garçon ! - Oui, seigneur Mounir, répondit Chuayb douze ans en accourant. J'arrive, qu'est-ce que... eh ! >> Glissant rapidement à la surface du sol, Taïnam était venu se placer juste entre Chuayb douze ans et Mounir. Quand le garçon mit le pied sur lui, il commença à s'enfoncer inexorablement. L'armée entière des Chuayb tourna alors les yeux vers lui et vit qu'il se passait quelque chose. Chuayb cinquante-sept ans s'écria : << - Mais, Mounir ! Au nom du ciel, qu'est-ce que tu fais ? - Je remets de l'ordre dans mon Ordre ! Il y a trop de Chuayb par ici, je suis désolé. Il faut que tes doubles réintègrent le monde invisible, c'est leur place. - Oh non ! Mounir, tu ne peux pas nous faire ça ; on était si heureux de s'être retrouvés ; le rêve de toute une vie ! - Je sais, Chuayb, je compatis mon ami. Mais tu l'as vécu, ton rêve ; il est temps de revenir à la réalité maintenant. Tu ne croyais quand même pas que ça allait durer toujours ? Grandis un peu, mon garçon ! >> Chuayb vingt ans et plusieurs autres avaient voulu se lancer à la rescousse de Chuayb douze ans, qui avait totalement disparu en Taïnam ; mais les amis de celui-ci les attendaient, et déjà, d'autres Chuayb commençaient à s'enfoncer dans le sable en pestant. L'invraisemblable cohorte s'estompait peu à peu ; les sables dévoraient tout. << - Mounir, c'est honteux ! Reprit Chuayb. On ne faisait rien de mal ; c'était une expérience passionnante ! Pourquoi tu nous infliges ça ? Qu'est-ce qu'ils vont devenir, sans moi, tous ces moi ? Perdus dans les ténèbres, dans les profondeurs de la terre, comme des morts vivants ? Un Chuayb ne mérite pas un sort aussi indigne ! >> À ce moment, Moawiya apparut, qui le fixa d'un air courroucé. << - Dis-donc, vieil homme ! Ne parle pas ainsi de ce que tu ne connais pas ! Un peu de respect pour nous, tu ne sais pas qui nous sommes ! Qui te parle d'un sort indigne ? Qui te dis qu'ils seront perdus, tes toi-mêmes, quand ils seront des nôtres ? Ils ne feront que retrouver l'unité du monde invisible, d'où ils n'auraient pas dû sortir ! Estime-toi encore heureux d'avoir pu les rencontrer, peu de gens vivent ce que tu as vécu. Mais ton ami a raison, tu ferais mieux de l'écouter. Cela ne peut pas durer éternellement ! C'est à l'intérieur de toi que tu dois retrouver tes différents toi. Si tu les projettes comme ça dans le monde extérieur, tu vas t'éparpiller toi-même, et c'est la folie qui te guette. L'homme ne peut pas se posséder lui-même comme un objet de désir ; ce que tu es, ce que tu étais, ce que tu seras, contente-toi de l'être ; aime-toi comme toi et va vers les autres, si tu veux t'aimer comme autre, c'est l'aliénation qui t'attends ! >> Ces paroles eurent de l'effet sur Chuayb, qui se calma un peu, réfléchit et dit : << - D'accord... mais tout de même, ça marchait bien entre nous... vous auriez pu nous laisser encore un peu de temps... eh ! Pas lui ! Chuayb quinze ans ! Je l'aimais bien... et Chuayb dix-sept ans... qu'est-ce que je vais devenir sans eux ? Mounir, je t'en conjure ! Laisses-en quelques-uns au moins ! - Vieil homme, reprit Moawiya, tu te comportes comme un enfant qui refuse de grandir ! C'est indigne de toi, reprends tes esprits ! Ces ombres de ton passé auxquelles tu t'étais attaché, je te l'ai dit, vont réintégrer le monde invisible, dont nous sommes une des portes ; elles ne vont pas dispara"tre. L'invisible n'est pas le néant ; l'invisible est partout, notre monde et le vôtre s'interpénètrent sans que vous en ayez conscience. Chez vous, tout est divisé, tandis que chez nous tout est uni, c'est notre force. Tes doubles sont juste en train de quitter le monde de la division pour entrer dans le monde de l'uni. Ce monde, tu le retrouveras en toi-même, dans ton esprit, dans ton coeur, si tu le cherches, car le coeur de l'homme est une autre porte de l'invisible. Ne pleures pas les Chuayb, Chuayb ; maintenant tu les as vus, rare privilège, tu les as connus, tu t'es entretenu avec eux, laisse-les repartir en paix, laisse-les retourner en toi. C'est là que tu les retrouveras désormais, quand tu en auras envie, si tu es capable de t'écouter toi-même. - Je les retrouverai ? Vous êtes vraiment sûr ? - Mais oui, dit Chuayb quarante ans, le dernier qui restait des Chuayb. Il a raison, c'est sans doute mieux ainsi. C'est vrai, tu nous retrouveras, tu es bien placé pour savoir que le monde invisible est à l'intérieur de chacun de nous... heureux de t'avoir revu, vieux frère, on a passé de sacrés bons moments ensemble. Rassure-toi, on ne va pas t'abandonner ; on sera toujours avec toi, tu sauras où nous trouver. Et puis, tu nous rejoindras bien assez tôt... en attendant, prends soin de toi, et donne-nous des raisons d'être fiers de Chuayb ! - D'accord, Chuayb, si c'est toi qui le dis... mais quand même, vous allez tous me manquer. Vous me ferez signe de temps en temps ? - On viendra te voir en rêve ! Mais te bile pas, tous les Chuayb seront toujours unis ! - C'est bon, je m'incline, tu as gagné, Chuayb. Prends soin de toi aussi, là-bas ; je t'aimais bien, tu sais. - Mais oui, mon vieux, je sais ! Allez, à un de ces jours ! >> Chuayb eut juste le temps de faire l'accolade à Chuayb qui disparaissait dans le sable. Il ne restait maintenant plus un seul Chuayb, à part le Chuayb actuel, de cinquante-sept ans, qui restait songeur à contempler la vaste plaine sablonneuse où était enseveli son rêve. Il paraissait un peu mélancolique. Mounir mit la main sur son épaule et entreprit de le réconforter. << - Allez, Chuayb, je sais que c'est dur, mais tu sais que c'était nécessaire. Sois heureux de ce que tu as vécu. - Il avait raison, ton ami, Mounir, dit Chuayb. C'est vrai, ils ne sont pas vraiment partis ; je sens qu'ils sont là, en moi. Ils me font signe. Chuayb douze ans, Chuayb vingt ans et tous les autres... j'avais besoin de les voir, c'est tout... mais en fait, le passé ne meurt jamais ; il intègre l'abyssale unité du monde invisible qui palpite en nous, bien vivante ; il est l'étoffe même du présent ! Oui, tous les Chuayb seront toujours présents ; j'ai été chacun d'eux et je le serai toujours. - Pas trop triste alors ? - Un peu quand même... mais ça ira, je survivrai. Je me sens plus fort qu'avant, tu sais ? Quand je pense à tout ce que j'ai été... je suis fier d'être Chuayb ! - Et tu as raison, il n'y en a pas deux comme toi ! Allez, je suis heureux que tu le prennes bien. Et puis souviens-toi, il y a un garçon qui t'aime et qui a besoin de toi. Il sera heureux de te retrouver. - Ilyas, oui ; je pensais à lui... tu as raison, c'est lui mon présent, mon avenir ; il a besoin de moi. Je vais aller le trouver, je pense qu'il sera heureux. - Sûrement, mais d'abord, tu vas m'aider. Tu as montré l'exemple ; il faut convaincre les autres d'en faire autant. - C'est vrai, tu as raison. >> Et tous les membres de l'Ordre qui avaient retrouvé leurs moi anciens, et s'étaient démultipliés à l'exemple de Chuayb, créant le désordre que nous savons, furent invités à offrir leurs multiples versions d'eux-mêmes en holocauste aux sables mouvants mouvants, qui se régalaient. Il y eut bien sûr quelques résistances ; on ne se débarrasse pas aussi facilement de soi-même. Mais Chuayb, qui avait été à l'origine de cette vogue, sut les persuader que le plus sage était d'y mettre un terme avant que le passé n'envahisse complètement le présent. Il leur fit voir avec sagesse qu'il n'était pas bon de séparer ce qui était destiné à être uni, ni de vouloir se posséder soi-même comme un autre au lieu de simplement être soi. Les membres de l'Ordre, en effet, étant fort occupés à s'amuser chacun avec toutes ces copies de lui-même, avaient cessé de communiquer entre eux depuis quelque temps, et une confusion indicible s'était emparée de leur réalité, ce qui ne pouvait qu'arranger les ennemis de l'Ordre, qui, à l'extérieur, veillaient toujours. En quelques heures, cette pléthore de doubles des uns et des autres disparut dans le sable ; mais ceux qui avaient vécu cette expérience en étaient changés à jamais. Ils avaient l'impression de mieux se conna"tre et de mieux s'aimer eux-mêmes, et ne regrettaient pas cette aventure. << - Au fait, et toi, Mounir ? Dit l'un d'eux. Tu n'as jamais éprouvé la tentation de te retrouver toi-même tel que tu étais autrefois ? - Moi, répondit Mounir ? Oh, mais moi, je n'ai pas besoin de cela ; je ne me suis jamais perdu de vue, moi. Je sais que tous les Mounir sont là, en moi, tous unis pour le meilleur et pour le pire ! Je n'avais pas besoin de les projeter à l'extérieur. - Tu as bien de la chance alors ! >> Mounir remercia chaleureusement ses amis les sables mouvants, qui lui avaient ôté une fameuse épine du pied ; Wassil et ses amis prirent congé de lui en le remerciant à leur tour d'avoir fait appel à eux. Cette collaboration renforça leur amitié. Et la vie de l'Ordre reprit rapidement son cours normal. Chuayb était complètement guéri à présent, de sa nostalgie du passé comme des angoisses qui le travaillaient. Cet épisode lui avait enfin permis de se réconcilier totalement avec lui-même. Sa relation avec Ilyas en fut améliorée, et Ilyas, à son tour, se trouva mieux. Il redevint le bloc d'énergie érotique en action qu'il avait été, boulimique d'amour et de sexe, et reprit ses expériences avec le corps des hommes et des garçons qui l'entouraient. Hamid en fut le premier bénéficiaire, car il se donna avec lui comme il s'était rarement donné ; une amitié profonde les unissait. Chuayb comprit qu'Ilyas avait besoin de l'amitié de Hamid pour s'épanouir, et il en fut également heureux pour lui. Ses travaux intellectuels reçurent une impulsion nouvelle suite à toutes ces aventures. Il s'attela à l'ouvrage que Mounir lui avait proposé ; il faut dire qu'il était bien placé, désormais, pour parler du sens caché de l'histoire de Q bil et H bil (Caïn et Abel) tel que Mounir et Khwadja Sir djudd"ne l'envisageaient : il connaissait désormais les dangers qu'il y a à trop s'attacher à soi-même au lieu d'aller vers les autres. Il était en mesure de traiter ce sujet avec brio, et il en résulta un de ses meilleurs ouvrages, qui fut calligraphié d'une main de ma"tre par un autre ami de Mounir, disciple d'un des plus grands ma"tres calligraphes du temps qui avait rejoint l'Ordre, et offert comme prévu au sultan Amru Ziyad, qui fut ravi de ce présent. Pendant ce temps, une me qui souffrait, c'était celle de Mourad. Car depuis que son compagnon, Soheïb, avait été enlevé par l'Ordre et remis en échange du génie, il n'était plus le même. Mourad le voulait encore pour lui, et cependant, quelque chose de trouble était entré dans l' me du pauvre garçon. Il s'ennuyait ostensiblement au palais, tenait des discours étranges, ne faisait plus mine d'écouter les bonnes recommandations morales de son meilleur ami et de son bienfaiteur. Pourtant, un reste de respect l'incitait à baisser le ton lorsqu'il lui parlait. C'était donc avec beaucoup d'humilité que, à chaque observation que lui faisait Mourad, il répondait en baissant les yeux : << dans l'Ordre, on fait autrement >>, ce qui évidemment agaçait et alarmait Mourad. Il avait voulu préserver ce garçon de la tentation, et voilà qu'il se faisait lui-même tentateur, et avec quelle touchante ingénuité ! Car c'était cela qui bouleversait le plus Mourad, cette ingénuité de Soheïb, qui croyait en toute bonne foi être au delà du Bien et du Mal, sans voir que c'était là précisément une ruse du Mal. Il décida alors qu'il fallait que Soheïb et lui voyageassent ensemble ; car rien ne forme l'esprit de la jeunesse comme les voyages. Il fit donc seller leurs montures, et ils partirent dans le désert. Dans le premier caravansérail où ils s'arrêtèrent, ils rencontrèrent un vieil homme à moitié fou, qui leur conta l'histoire des mille garçons et un garçon, avec le calife amoureux et son vizir Abdussamad. Cette histoire intéressa beaucoup Soheïb, mais elle eut le don d'énerver Mourad, qui envoya le vieil homme au diable, et partit dans un deuxième caravansérail. Là, à leur grande surprise, ils rencontrèrent le même homme, mais vêtu cette fois d'habits somptueux, et qui leur fit une magnifique révérence. Puis, il entreprit de leur raconter sa propre histoire. Mourad prit son mal en patience, tandis que Soheïb était tout ouïe. << - Je m'appelle Majdhub, dit-il, ce qui veut dire : celui qui a fondu d'amour ; j'étais l'astrologue du sultan de Rubaz. J'avais à cette époque un jeune apprenti de quinze ans, nommé Bilal, très beau garçon au coeur pieux et à l'intelligence sans défaut. Or, un jour que Bilal et moi étions accoudés l'un en face de l'autre dans une hôtellerie où nous nous étions fait servir une pièce de viande avec du vin clair, comme nous devisions de choses et d'autres, nous en v"nmes à parler d'amour. Et Bilal me confia qu'il n'aimait point les femmes, et qu'il aurait préféré avoir commerce avec les hommes, si cela eût été permis. Je lui fis alors voir que la chose en soi n'avait rien d'interdit, car Dieu a donné à chaque être sa propre nature, et il est toujours risqué de désobéir par orgueil à la nature que Dieu nous a donnée ; car cela engendre la mélancolie, qui elle-même engendre la révolte contre Dieu. Vaincu par ces arguments, Bilal me demanda très ingénument si je ne voulais pas coucher avec lui. Je fus attendri et lui répondis que rien ne saurait me faire plus plaisir. À partir de ce jour, mon apprenti et moi dev"nmes donc amants. Or, il y avait à ce moment-là, dans l'entourage du sultan et le mien, deux jeunes garçons de douze ans répondant aux noms de Charif et Habib. Tous deux avaient le même père ; mais la mère de Habib était morte peu après sa naissance, et la mère de Charif, qui s'appelait Ajiba, se comportait à l'égard du demi-frère de son fils comme une cruelle mar tre. Elle avait pris un ascendant énorme sur son mari ; elle était un peu sorcière. Certaines voix prétendaient même qu'elle aurait jadis << aidé >> sa coépouse à mourir, mais on n'en eut jamais la certitude. Le père de Habib et Charif, qui était un important fonctionnaire de la cour du sultan, était entièrement subjugué par son épouse Ajiba, qui était d'ailleurs une femme très belle. Très belle, mais impitoyable. Le pauvre Habib était toujours défavorisé en tout face à son demi-frère, qui avait droit à tous les honneurs, à toute la tendresse et à toute l'attention paternelle. Charif, de son côté, n'avait pas l' me méchante, mais il était extrêmement vaniteux, et surtout il était d'une beauté éclatante, qui laissait sans voix tous ceux qui le voyaient, ce dont il était très conscient. Par ailleurs, il avait oublié d'être stupide. Par conséquent, quand il prit conscience de la relation qui existait entre Bilal et moi - moi qui avais, en ce temps-là, tous les honneurs du sultan - il fut jaloux, et il entreprit immédiatement de me séduire. Mais je n'étais pas sensible à son charme, trop voyant et trop superficiel pour mon goût. En revanche, j'étais fasciné par le discret Habib, dont la beauté, moins éclatante que celle de son frère, émanait davantage de l'intérieur, ce qui me plaisait, à moi. Habib, malgré l'injustice dont il était victime, et qui aurait fait de tout autre une bête féroce avide de vengeance, était d'un caractère angélique. Il supportait sans mot dire la haine de son affreuse belle-mère, et souriait toujours. Il avait en outre une autre particularité ; il était fasciné par l'eau. Il pouvait rester des heures durant, assis sur le bassin de la fontaine, à contempler les vagues, ou remonter le cours du fleuve, en s'extasiant à chaque pas du spectacle de l'eau qui coulait. J'aimais ce caractère doux, étrange, rêveur et solitaire. Je me mis même à l'aimer passionnément. Heureusement pour moi, et pour nous tous, Bilal n'était pas jaloux, il m'autorisa sans difficulté à suivre mon penchant pour ce garçon. Je commençai donc à lui faire de discrètes avances, qu'il ne repoussa pas. Pour la première fois de sa vie, quelqu'un s'intéressait à lui ; il était à la fois charmé et intimidé. Charif, lui, était furieux de voir que toute sa séduction était sans effet sur moi, et que mon intérêt allait à son insignifiant demi-frère. Finalement, ce dernier céda ; nous eûmes une nuit d'amour, la plus belle et la plus enflammée des nuits d'amour. Toutes les caresses, tous les jeux érotiques furent essayés tour à tour, dans la plus grande joie et la plus complète insouciance. Mais au matin, en me réveillant, je fus fort surpris de constater que mon jeune amant n'était plus à mes côtés. Je demandai à tout le monde : personne ne l'avait vu. Nous eûmes beau le chercher pendant une heure, pas moyen de retrouver sa trace. Je commençais à m'inquiéter sérieusement, quand je vis son demi-frère, Charif, se mettre à courir dans une certaine direction. Je le suivis tant bien que mal, car il courait vite ; j'eus à peine le temps de le voir plonger dans un petit étang, au bord duquel je sus plus tard que Habib avait l'habitude de fl ner. Avec d'infinies difficultés, je vis encore Charif sortir de l'eau le corps inerte de Habib ; je le crus mort ; pendant un instant, mes pensées s'emballèrent, mon coeur battit la chamade. Cependant, Charif insufflait de l'air dans les poumons de son frère, qui peu à peu revint à la vie. Quel soulagement ! Quand Habib fut en état de parler, nous lui demand mes la raison de son geste. Nous sûmes alors que le pauvre garçon, qui avait toujours vécu malheureux, avait voulu mourir pendant qu'il était heureux. Il avait donc profité de cette merveilleuse nuit de plaisir et de passion que je lui avais offerte pour dispara"tre en se résorbant dans son élément préféré, l'eau. Et c'était son frère qui lui avait sauvé la vie ! Ce frère qui s'était montré si dur envers lui, qui le jalousait pour son succès auprès de moi ; malgré cela, Charif, en surmontant son inimitié et sa jalousie, avait prouvé qu'il avait une me. Il fut le héros du jour ; mais, pour la première fois de sa vie, il oublia d'être vaniteux, en refusant tous les honneurs, dont il ne se jugeait pas digne, puisque son frère avait voulu mourir à cause de lui. Finalement, cette histoire qui aurait pu être tragique rendit tout le monde heureux ; Charif avait découvert l'humilité, et cette découverte, qui fut douce à son coeur, augmenta encore sa beauté ; Habib se rendit compte qu'il était plus aimé qu'il ne le pensait, et ne songea plus à mourir. Une seule personne fut mécontente : la cruelle Ajiba, à qui son fils, dès ce jour, témoigna moins de respect, car il s'était définitivement rapproché de son frère. >> Mourad avait écouté avec patience, et dut s'avouer que, bien qu'elle ne fût pas très morale, cette histoire lui plaisait. Soheïb était aux anges, et voulait conna"tre des détails supplémentaires. Le vieillard dit alors : << - Au fait, j'ai oublié de vous le dire : je ne m'appelle pas vraiment Majdhub ; mais je puis vous certifier que le vrai Majdhub était bien astrologue de sa majesté le sultan de Rubaz, et que cette histoire lui est bien arrivée comme je viens de vous la raconter. - Tu n'es pas Majdhub, l'astrologue ? éructa Mourad. Mais alors, qui es-tu ? Ah ! Bien sûr ! Mais pourquoi est-ce que je pose la question ? >> Et il s'élança ; mais Mounir, alerte, avait déjà fui en renversant les tables pour empêcher son ennemi de le suivre. Un pas de cheval au galop, et un rire d'homme, au moment où Mourad atteignait la porte, l'informèrent qu'il était trop tard. Soheïb t chait de ne pas trop le montrer, mais il s'amusait bien. 60. Le troisième caravansérail Dans le troisième caravansérail, ils firent une rencontre plus étonnante encore : celle de la princesse Sak"na. Sak"na était une poétesse célèbre ; c'était ce que l'on peut appeler une femme virile ; très belle cependant, elle s'habillait comme un homme, portait les cheveux courts et savait manier le sabre ; et elle ne craignait personne. Trop indépendante pour appartenir à l'Ordre, elle avait cependant quelque chose d'un Ordre à elle toute seule. Mounir la respectait. Et Mourad ne pouvait s'empêcher de la respecter aussi. Il se demandait comment une femme si belle, et si noble, en était venue à renier à ce point son sexe, pour les duretés et les rigueurs du sexe opposé. Ils d"nèrent ensemble, et Sak"na, qui n'avait peur de rien, se mit à leur conter son histoire. << - Tout a commencé pour moi, dit-elle, il y a quelques années, quand je fis la connaissance du prince Fawzi. Il était la noblesse, le courage et la virilité mêmes ; je l'aimai passionnément, dès le premier regard. Mais lui ne m'aimait point. Il n'aimait pas les femmes, dont il méprisait la faiblesse. Il préférait s'unir avec de jeunes hommes ou de jeunes garçons, tant l'excès de virilité de son caractère le portait à dominer la virilité d'autrui. Je me ferai sans doute mieux comprendre en vous expliquant comment Fawzi procédait. Quand un garçon lui plaisait, il le défiait en un combat au sabre. Si Fawzi gagnait, ce qui arrivait souvent, car c'était une très fine lame, le garçon devait se donner à lui ou mourir. Bien peu choisissaient de mourir, car le prince était séduisant ; mais il était trop orgueilleux pour séduire autrement que par le moyen que j'ai dit ; il méprisait le garçon qui cède par des présents et des mots doux. Il fallait obligatoirement croiser le fer avant de se donner, c'était la loi de Fawzi. À tel point que si un garçon venait pour s'offrir à lui sans combattre, il le repoussait avec dédain. Si le garçon était encore trop jeune pour se battre seul, il avait le droit de prendre un compagnon avec lui. C'est ainsi qu'un jour, il tomba follement amoureux d'un très beau garçon de douze ans, nommé Talha, aux cheveux ch tain clair légèrement ondulés, aux yeux verts vifs et obstinés, à la lèvre un rien boudeuse, au menton pointu et orgueilleux, à la taille fine et légère. Talha, malgré son caractère farouche qui séduisait particulièrement Fawzi, ne pouvait se défendre seul ; il était toujours accompagné d'un cousin plus gé, nommé Ryad, avec qui il avait une relation tendre, et qui était sa seule famille. Ryad vénérait Talha ; il était le jardin dont le jeune garçon était le plus bel arbre. Aussi, quand Fawzi manifesta le désir de posséder Talha, Ryad se battit pour lui, et il mourut. Fawzi le trucida sans pitié, mais ensuite il se pencha sur lui avec compassion, lui ferma les yeux et prononça des invocations pour le repos de son me et son propre pardon. Mais Talha, désespéré et furieux d'avoir perdu son seul ami, en profita pour saisir un couteau qu'il portait sur lui en permanence, s'approcha discrètement de Fawzi, et voulut le frapper dans le dos. Il serait mort, s'il ne s'était pas retourné prestement - l'homme du désert, s'il veut survivre, doit avoir des yeux dans le dos - en attrapant le bras du garçon et en s'écriant : << - Allons, petit ; personne ne t'a appris qu'il ne faut jamais frapper un adversaire par derrière ? C'est indigne d'un noble guerrier. - Cela m'est égal, répondit insolemment Talha. Je vous hais, et je vous tuerai. - Tu devrais dire : s'il pla"t à Dieu !>> dit Fawzi en riant de son impertinence ; ce tempérament pre et fougueux lui plaisait énormément ; comme il s'accordait avec la beauté de ce jeune m le ! Il l'emmena avec lui, puisqu'il était à lui désormais, mais fit preuve de bonté et de patience envers l'infortuné garçon. Les débuts de leur relation furent orageux. Talha, qui était un enfant terrible, un adorable garnement élevé à l'école du désert, et qui n'était pas du genre à pleurer pour évacuer son chagrin, essaya effectivement de tuer Fawzi, plusieurs fois, pendant son sommeil, sa prière ou son bain, mais il échouait à chaque fois. Et finalement, l'improbable se produisit ; vu que Fawzi paraissait invincible, et que somme toute, il se montrait aimable et endurant avec lui, sa haine finit par s'émousser. Il lui pardonna dans son coeur le meurtre de son cousin, et apprit peu à peu à l'aimer. Ils devinrent amis, et même amants, et leur aventure dura des années ; ils furent heureux ; Fawzi vit grandir Talha, et versa en lui le meilleur de lui-même, sa connaissance du combat, du désert, de Dieu, de l'amour, de la vie. Talha n'oublia jamais son cousin bien-aimé, le valeureux Ryad, et même, Fawzi lui avoua, des années plus tard, qu'il avait toujours regretté d'avoir dû tuer un jeune homme aussi excellent. Mais le destin avait voulu que Talha et Fawzi se rencontrassent, et que le premier dev"nt une image du second, en plus jeune et plus clair. Fawzi lui avait tout appris, et il lui devait tout ; ils demeurèrent toujours les plus fidèles amis, les alliés les plus sûrs. Fawzi était un jeune homme respecté des tribus bédouines, héritier naturel d'une lignée d'ancêtres vénérables et vénérés, saints par la naissance, qui conservaient les us et les coutumes ancestraux des gens du désert, cousins des prophètes, devant qui s'inclinaient mêmes les djinns et les bêtes sauvages qui peuplent ces étendues sablonneuses. Il ne se posait pas de questions sur sa puissance ou sur sa légitimité. Dominer, vaincre, séduire, était une chose naturelle pour lui. Une tribu rivale manqua un jour de respect envers ses pères ; l'un de ses jeunes étalons fous composa une ode, en vers classiques, pour les railler et les dénigrer ; cette tribu n'est plus aujourd'hui. Tous les m les de plus de seize ans le payèrent de leur vie ; les autres devinrent les serviteurs de Fawzi et les accessoires de ses plaisirs. Mais, après des années de bons et loyaux services, il finit par leur rendre la liberté, en leur accordant une partie de ses biens ; il leur pardonna, et ils lui pardonnèrent. Et aucun d'eux ne pensa à se venger par la suite. Incarnant toute la noblesse naturelle de l'homme du désert, il exerçait une puissance magnétique sur les jeunes m les des tribus, et certains en souffraient, car ils étaient pris entre l'attraction qu'exerçait sur eux ce guerrier intrépide, et la rude coutume du désert, jointe à leur orgueil de m les, qui leur enjoignaient de ne pas se donner à un autre m le. Lui, loin de déplorer cette situation, la bénissait et en jouissait ; il se délectait de leurs doutes, de leurs embarras, de leurs tourments. Il aimait sentir son ascendant sur eux et le trouble qu'il leur infligeait, les dominer, non pas simplement et naturellement, mais au terme d'un affrontement sans merci, les plier peu à peu à ses désirs et à sa volonté. Plus ils résistaient, plus il se délectait. Un autre exemple vous fera mieux saisir la personnalité complexe de Fawzi. Il y avait, dans la tribu de Ban" Hakam, dont la famille de Fawzi constituait un des clans, un jeune homme, ou plutôt un jeune garçon nommé Ferhat, de très grande beauté et d'extraction noble, qui inspirait Fawzi. Ferhat, qui avait quatorze ans, était le fils du frère du cheikh de la Tribu, le vieux Walid ben Hakam, qui lui servait de père, le sien étant mort alors qu'il était en bas ge. Ferhat était un garçon brillant à la beauté arabe typique, avec un front altier, des muscles développés, mais une silhouette gracieuse néanmoins, le visage imberbe, le teint légèrement h lé, mais pas trop, des cheveux très noirs, de grands yeux noirs également, intelligents et fiers, de la culture, de l'esprit, de la faconde, mais ayant au coeur l'orgueil de sa race et de la dévotion pour ses ancêtres. Ferhat fascinait Fawzi ; il lui avait inspiré des vers à la manière d'Abu Nuw s, en moins brillant quand même, avec quelque chose de plus martial aussi, car Fawzi était un guerrier avant tout. Et il avait de la convoitise pour lui dans son coeur. Le cheikh des Ban" Hakam se sentait redevable et obligé envers Fawzi, dont le père lui avait jadis rendu un service inestimable, sans lequel il n'aurait pu conserver la puissance ni la vie ; il n'avait jamais eu l'occasion de lui payer sa dette de son vivant, aussi, c'était au fils, Fawzi donc, qu'était allé sa reconnaissance, d'autant plus qu'il était devenu vieux et faible, et donc une proie facile pour Fawzi, qui cherchait toujours à étendre son influence. Il tenait donc le vieux Walid sur sa coupe ou à peu près, sans vergogne, et se servit de cet ascendant pour se rapprocher de Ferhat. Il devint en quelque sorte son tuteur, et se fit attribuer les fonctions d'une sorte de précepteur et de ma"tre d'armes, de mentor. Ferhat, qui avait soif d'indépendance comme tous les fils des tribus, souffrit tant bien que mal cette tutelle. Elle lui pesait, mais en même temps, l'honorait, Fawzi étant un noble et un guerrier de haute réputation, et de plus, comme on l'a dit, un homme fort, charismatique et séduisant. Il était donc partagé entre une admiration et même une certaine attraction pour lui, et le désir de s'en émanciper. Parfois il acceptait de bonne gr ce les avances discrètes et raffinées qu'il lui faisait, ses compliments sur sa force, sa taille, ses yeux, ses vêtements resplendissants qui épousaient avec gr ce la forme de son corps à la virilité juvénile, et d'autres du même tonneau, dont Fawzi s'amusait à l'accabler, prenant plaisir à le troubler et à le mettre dans l'embarras. Parfois, il avait très envie de fendre le cr ne de son mentor d'un coup de sabre, mais il s'en abstenait, car il savait qu'il aurait toutes les tribus, et la loi du désert, contre lui, et qu'il n'aurait nulle part où fuir. Fawzi savait très bien profiter de ce genre de situation, dans lesquelles il s'était souvent trouvé, et dont il avait toujours su tirer avantage pour obtenir les faveurs, plus ou moins spontanées, des jeunes gens sur qui il avait autorité. Il goûtait l'équivoque du procédé, et loin de s'en repentir ou de la déplorer, il s'en régalait. Ainsi était Fawzi. Cependant, il arrivait que certains de ces jeunes gens, réellement séduits par cet homme de race et ce guerrier authentique, lui fussent reconnaissants de l'expérience qu'il leur avait fait vivre, et lui gardassent leur reconnaissance émue même à peine être devenus des hommes importants. Et ceux-là étaient les meilleurs appuis de Fawzi, qui avait en eux des partisans redoutés prêts à le secourir et à le servir, et gr ce à qui il pouvait continuer d'imposer sa loi. Mais Ferhat était d'une autre trempe. Oui, il était troublé par cet homme, par l'attrait sensuel qu'il t chait d'attiser en lui, comme tant de jeunes gens sont troublés par des hommes plus mûrs qui s'intéressent à eux de façon équivoque, ou même explicite ; mais il n'osait pas se l'avouer. Il était beaucoup trop fier. Il était hors de question qu'il dev"nt le giton de Fawzi, son icoglan, il était un homme, lui, un noble Bédouin, il ne céderait pas à la puissance de son guide, à l'attrait érotique que cet homme dissolu prétendait exercer sur lui. Il se défendait, tout en étant fasciné par cette virilité supérieure et toujours victorieuse qui l'accablait, qui tentait de le circonvenir, de le posséder. Car Fawzi avait juré de posséder un jour ce garçon ; et Ferhat luttait. Il luttait à la fois contre le prince, qu'il t chait de garder à distance, et contre lui-même, qui se sentait néanmoins attiré vers lui, qui ne pouvait s'empêcher d'admirer sa force, sa prestance, et tout ce qu'il représentait : courage, vaillance, autorité, noblesse, etc. Au fil des mois, Ferhat croissait en vaillance, en adresse au combat, et embellissait, du moins aux yeux de Fawzi, qui était connaisseur, et qui, contrairement à d'autres, préférait les grands adolescents, qui savent se défendre, aux tous jeunes garçons ; comme on dit, tous les goûts sont dans la nature. Ses avances devenaient plus pressantes, et il devenait plus difficile à Ferhat d'y résister. Aussi, un jour, prenant son courage à deux mains, il osa aller se plaindre au cheikh de la tribu, son vieil oncle et quasi père. Mais le vieux Walid, qui se savait tributaire du caprice de Fawzi, réprouva cette démarche, et repoussa ses accusations avec dédain, bien qu'il sûr à quoi s'en tenir ; et il frappa le garçon sur la joue et le congédia. Celui-ci partit sans dire un mot, tête baissée, mais désormais, il avait comprit comment fonctionnaient les hommes, et que, pour celui qu'il considérait comme son père, sa propre puissance comptait plus que l'honneur de son fils. Il découvrit qu'il était seul au monde, comme nous tous, et qu'il ne devait compter que sur Dieu et sur lui-même pour se défendre. De plus en plus souvent, Fawzi provoquait son élève ; ils se battaient jusqu'à briser la lame de leur sabre, et se retrouvaient alors à terre, lutant au corps à corps ; Fawzi aimait éprouver l'effort de son jeune corps, la confrontation de leurs forces respectives, sentir sa propre puissance qui se heurtait violemment à celle du garçon. Pour finir, il le plaquait au sol, le maintenait solidement de la force supérieure de ses poignets, et approchait son visage du sien, comme pour l'embrasser. Ferhat, face à cette menace, détournait la tête avec horreur et fermait les yeux, et il implorait Dieu dans son coeur d'éloigner de lui les lèvres concupiscentes de cet homme impie. Fawzi faisait durer ce moment, savourant l'angoisse de Ferhat. Puis il se relevait en riant et libérait son prisonnier, qui secouait la poussière de son habit, soulagé et furieux à la fois, mais n'osant pas protester, se contentant de remercier son ma"tre pour sa clémence, avec déférence et adab. Mais dans son coeur, il enrageait ; Fawzi le savait bien et s'en réjouissait. Il décrivait des cercles concentriques autour de Ferhat, comme un vautour autour de sa proie chancelante qui sait que sa vie ne tient plus qu'à un fil, comme une abeille bourdonnante autour de la fleur qu'elle s'apprête à butiner, mais qu'elle laisse momentanément se bercer de l'illusion que ses épines la protègent. Et puis il y eut un jour spécial, différent des autres, où Fawzi, ayant enmmené Ferhat très loin dans le désert pour le provoquer, et l'ayant plaqué au sol comme à son habitude, ne se contenta pas d'approcher son visage du sien, et ses lèvres de siennes, dans une attitude lourde de menace et sacrilège, mais mit sa menace à exécution, et appliqua vivement ses lèvres contre celles du garçon, lui volant ce baiser qu'il convoitait depuis longtemps. Ferhat se contracta de tout son être, se débattit, se sentit d'autant plus révolté qu'au fond de lui-même, ce baiser éveillait des frémissements suaves qu'il tentait vainement de réprimer, attisait les braises d'un désir coupable qu'il avait tout fait pour combattre. Finalement, comme Fawzi refusait obstinément de retirer sa bouche de la sienne, il se laissa aller, vaincu, et, la mort dans l' me, il entrouvrit la bouche, lui rendit son baiser, se laissa embrasser avec une volupté mêlée de désespoir et de honte, mais goûta tout de même l'ivresse de ce moment à la fois redouté et vaguement espéré. Mais quand enfin Fawzi le libéré, il se mit à pleurer, vitupéra contre lui, frappa de ses poings impuissants la poitrine de Fawzi qui le sentait à peine, et qui riait triomphalement. Il voulut prendre Ferhat par la taille pour le rasséréner, et peut-être aller plus loin dans la foulée de ce baiser prometteur. Mais Ferhat bondit en arrière en criant : << - Ne me touche pas ! Ne me touche plus jamais ! Ne pose plus jamais sur moi tes mains impures, homme sans réputation ! - Très bien, mon jeune ami, très bien ! Répondit Fawzi sur un ton mielleux ; mais je te rappelle tout de même qu'à ce jour, ma réputation passe largement la tienne, et que je n'aurais qu'à dire un mot pour que toutes les tribus se liguent contre toi. Cependant, tu sais que je n'en ferai rien, car je t'aime plus que tout au monde. Aussi, je te pardonne cette petite colère bien mesquine ; cependant, je crois que tu avais mal attaché ton cheval, car il est parti sans t'attendre, comme tu le peux le voir. Donc, à moins que tu veuilles rentrer à pied à travers les sables brûlants du désert, je t'invite à oublier tes paroles imprudentes et à prendre place derrière moi, car la nuit va bientôt tomber et nous avons une longue route à faire. Et accroche-toi bien à moi, habibi ! Car nous rentrons au pas de course. >> Ferhat vit avec stupeur que Fawzi disait vrai, et supposa à coup sûr une supercherie, mais il n'eût pas d'autre choix, une fois de plus, que de se résigner, et de contredire immédiatement les paroles qu'il venait de prononcer. Fawzi était décidément le plus fort. Celui-ci, maintenant qu'il avait introduit son coin dans ce bloc de granit qu'était l'orgueil m le de Ferhat, n'avait plus qu'à cogner dessus, impitoyablement, à coups de masse, pour le faire éclater, et il ne s'en priva pas. Il le fit, au contraire, avec une jubilation perverse qu'il n'avait jamais ressentie à vaincre la résistance d'un jeune guerrier. Il lui imposa un contact physique de plus en plus fréquent, et insidieux, et Ferhat, qui continuait de le trouver odieux, non sans le désirer secrètement, à son corps défendant, n'essayait plus de résister, ou alors juste pour la forme. Il se laissait embrasser, caresser, flatter, sans sourire, en se maudissant intérieurement pour sa l cheté, en se reprochant amèrement d'y prendre goût peu à peu, maintenant qu'il avait l'excuse de la défaite. Fawzi, naturellement, avec sa pénétration et sa connaissance de l' me humaine, épiait les états d' me de Ferhat, les comprenait, suivait leur évolution, et se régalait comme jamais. C'était précisément le genre de situation qu'il appréciait, ayant horreur du consentement vulgaire et spontané. Et puis un jour qu'ils campaient seuls dans le désert, étant partis porter un présent de la part de Walid ben Hakam au chef d'une autre tribu - mission que Fawzi s'était débrouillé facilement pour qu'on lui confi t, ayant un autre projet en tête - celui-ci, ayant décidé que l'heure était venue de faire ce qu'il projetait depuis fort longtemps, vint se glisser nuitamment dans la couche de Ferhat. Le garçon, depuis des semaines, ne dormait plus que d'un oeil, redoutant comme la mort une scélératesse de ce genre ; le sort lui donna raison cette nuit-là. Comme dans un cauchemar, il sentit le vaste corps puissant de Fawzi, bouillonnant d'un désir trop longtemps contenu, qui prenait place à côté du sien ; il ouvrit les yeux, les ferma, essaya de se pousser sur le côté, tournant le dos à son oppresseur, mais celui-ci se rapprocha davantage, silencieusement ; il sentit sa main pesante sur son flanc, il la sentit qui se glissait sous son habit, qui caressait doucement sa chair hérissée, sa chair convoitée. Cette fois, il se retourna vivement et dit d'un ton courroucé : << - Que veux-tu encore ? Ne m'as-tu pas pris suffisamment ? - Que t'ai-je pris à ce jour, Ferhat ? - Mon honneur et ma dignité. - Que dis-tu là, habibi ? Ne suis-je pas le plus ardent défenseur de ton honneur et de ta vie, moi qui tiens à toi comme à la prunelle de tes yeux ? - Tes insinuations perfides, ô Fawzi, ne trompent que toi-même. - Qui crois-tu que j'essaie de tromper ? - Ne crois-tu pas que je devine tes intentions ? - Et toi, crois-tu que je les dissimule ? Oui, je te désire, Ferhat ; j'ai envie de toi, depuis longtemps, et je sais que tu le sais. Et sais-tu ce qui va se passer ? Tu vas te donner à moi, et je vais me donner à toi ; oui, maintenant ou plus tard, de gré ou de force, tu seras à moi, car tu es mien, et je suis tien, le sort nous a réunis, je ne pourrais pas vivre sans toi, tu ne pourrais pas vivre sans toi, et je sais que tu désires secrètement ce que tu répugnes à accepter. Mais pourquoi se débattre de la sorte, alors que nous connaissons toi et moi le dénouement de cette histoire ? Ce n'est qu'une perte de temps et d'énergie ; les destinées doivent s'accomplir, et l'amour d'un coeur noble est noble. Allons, plus tu te débattras, plus je me délecterai, mais plus tu souffriras, alors à quoi bon ? Sois à moi, Ferhat ; sois à moi une bonne fois pour toutes, et n'en parlons plus ; tu te sentiras mieux après, tu verras. Ne sens-tu pas le désir qui parle dans ton coeur, Ferhat ? >> Le sang de Ferhat bouillait dans ses veines. Son coeur battait fort, sa tête était près d'exploser. Les paroles de Fawzi résonnaient d'un lourd écho dans son me. Il sentait qu'il disait vrai, il le savait ; il éprouvait la tentation de se donner, pour satisfaire sa curiosité, se délivrer de son angoisse, il était pris du même vertige qui pousse la bête chassée à se jeter sur la lance du chasseur pour h ter le douloureux mystère de la mort et abréger son supplice, et en même temps il luttait, dans un ultime effort pour ne pas céder. Mais Fawzi le pressait de paroles de plus en plus insistantes, il lui faisait voir le dénouement inévitable de la situation, et en même temps, t chait habilement de le rassurer, de le flatter, lui parlait de sa beauté et de sa valeur exceptionnelles, jouait tour à tour la carte de l'orgueil, du désir et de la résignation, l'hypnotisait, pour l'amener exactement où il voulait l'amener. Et finalement, Ferhat céda, excédé. Il céda un peu, pas tout à fait, juste ce qu'il fallait à Fawzi, juste ce qu'il avait prévu. Il se laissa d'abord embrasser, comme il l'avait déjà l'habitude de le faire, et caresser le flanc, le torse, les jambes, ce qui était plus nouveau pour lui. L'excitation qu'il réprimait depuis longtemps montait en lui. Comme dans un songe lascif, il se laissa dénuder, tandis que Fawzi se dénudait aussi ; il se laissa caresser l'entrejambe, et les recoins les plus intimes, et se mit, gagné par la fièvre de l'action, à imiter son mentor, à le caresser également ; il touchait avec une certaine volupté anxieuse ce corps plus mûr et plus viril que le sien, t tait ses formes bien développées, ses formes m les. Il alla jusqu'à prendre son membre viril, pendant que Fawzi s'emparait du sien. Il était intensément partagé entre le plaisir, le désir et le dégoût, mais maintenant qu'il avait commencé, ses résistances tombaient une à une, il cédait à l'envie de savoir jusqu'où Fawzi l'entra"nerait, jusqu'où il serait capable d'aller, d'explorer enfin ces sensations suaves, étranges et enivrantes de la chair. Fawzi, enfin, le travaillait au corps, ce corps tant désiré, tant convoité ; il le massait, le caressait langoureusement, partout, de ses deux mains avides, l'embrassait de sa bouche encore plus avide ; il lui baisait fiévreusement le torse, en particulier les deux protubérances de ce torse exquis, musclé, racé, de jeune étalon arabique, le ventre, le nombril, le pubis, encore et encore, et descendit jusqu'au sexe, tendu et gonflé, agité d'une légère palpitation rythmée qui donnait la mesure de son excitation involontaire, il le lécha, voluptueusement, du bout de la langue, puis le mit en bouche, continua à le pourlécher, avec délice, avec amour, le suça, longuement, avec une habileté opini tre, t chant à la fois d'en extraire le suc exquis et d'y faire pénétrer la plus intense volupté, ce qui réussit admirablement, car Fawzi savait y faire, ayant longtemps étudié le corps et l' me des jeunes garçons. Et Ferhat, qui s'était complètement laissé aller, toute honte bue, pour ainsi dire, bue avec amertume, mais pour le moment reléguée dans un coin très obscur de sa conscience vacillante, émettait des soupirs syncopés, allant jusqu'à encourager son vainqueur par des exclamations extatiques. Il atteint finalement le paroxysme de la volupté, dans la bouche de Fawzi, pour la première fois de sa vie et la plus violente peut-être, déchargeant son humeur la plus pure et la plus laiteuse, dans sa gorge enfin étanchée d'une soif qui lui ardait depuis longtemps, exhalant une satisfaction extrême, sonore et mélodieuse, qu'il n'avait jamais soupçonnée. Ensuite, mû par le délire, emporté par une sorte d'inertie très vivante, dans un prolongement un peu différent de l'excitation précédente et de l'ivresse qu'il venait de ressentir, avec une sorte de reconnaissance instinctive aussi, il s'inclina à son tour vers le sexe de son ma"tre, et s'appliqua à lui faire subir le même traitement, si l'on peut appeler cela subir. Fawzi, en vainqueur tout-puissant, exultant et triomphant, se laissa faire, pénétra avec une jubilation ardente dans la bouche délicate et aimée de Ferhat, qu'il ondoya à son tour de sa liqueur noble et visqueuse. Ferhat, qui buvait vraiment son calice jusqu'à la lie, avala tout avec un indicible mélange d'écoeurement et de satisfaction. Ensuite, Fawzi se retira sur la pointe des pieds, laissant le garçon qui reposait, rompu par le stupre, rem cher sa défaite et son humiliation. Le lendemain, ils reprirent la route pour accomplir leur mission. Fawzi devait porter un présent au cheikh des Ban" Kouraïm, tribu cliente des Ban" Hakam depuis des générations, mais qui commençait, depuis quelque temps, à s'en dégager, attirée dans l'orbite d'une autre tribu puissante qui subissait l'influence subversive d'un prédicateur fanatique apportant des idées nouvelles, venues du couchant, des idées qui remettaient en question l'ordre traditionnel et les coutumes du désert. Fawzi lui apportait, de la part du vieux Walid, de l'or, de l'encens, un exemplaire calligraphié du Coran qui devait lui rappeler ses devoirs religieux, et une lettre qui l'exhortait à rester dans la mouvance des Ban" Hakam, lui promettant plusieurs avantages et facilités nouvelles s'il renonçait à s'émanciper. Après cette nuit torride, leur relation prit une tout autre tournure. Ferhat se sentait, évidemment, vaincu, humilié, déshonoré à jamais, mais il l'acceptait, d'une certaine façon, de bonne gr ce, trouvant dans le plaisir et dans la découverte émerveillée des possibilités de son corps d'inavouables compensations. Il se résignait à être l'amant de Fawzi, à coucher avec lui, presque toute les nuits, à partager du désir et du plaisir avec lui ; d'ailleurs, depuis qu'il consentait à cela, il se sentait plus proche de lui, le comprenait mieux, et cela avait du bon, car malgré le mépris qu'il avait pour sa conception de l'amour, Fawzi le guerrier, le fils respecté des tribus, incarnait toujours pour lui un idéal viril et chevaleresque que son ambition était d'égaler un jour - mais sans ses regrettables travers. Fawzi de son côté était heureux, satisfait, et ému aussi, car malgré sa dureté impérieuse, nécessaire car c'était un chef né, un meneur, il avait un coeur ; il avait de la tendresse pour les garçons en général, et pour Ferhat en particulier, il l'aimait sincèrement, à sa façon très particulière, il ne le méprisait pas, bien au contraire. S'il lui arrivait de prendre plaisir à tourmenter un peu les garçons, il estimait que c'était nécessaire à leur éducation, c'était un genre d'épreuve initiatique qu'il leur faisait subir, dans leur intérêt, afin de les endurcir, de les préparer à la rude vie du désert. C'était ainsi qu'il voyait les choses, et on ne pouvait lui donner entièrement tort ; en tout cas, cela partait d'un sentiment noble. Et il veillait en même temps à leur donner du plaisir dans leurs ébats, de l'amitié dans leur quotidien. Il se sentait proche d'eux, bien qu'un peu au-dessus. Il se reconnaissait en eux, tel qu'il avait été : une virilité en devenir, qui avait besoin de se frotter à la dure loi du monde pour apprendre la vie. Son autorité était toute clémence et amour. Il se savait et se sentait supérieur, il se voulait et se faisait protecteur. Protecteur et initiateur, les deux allant de pair à ses yeux. Ses sentiments envers eux étaient aussi ambivalents que les leurs envers lui. Ils le vilipendaient, mais l'adoraient ; il les éprouvait, mais les aimait. Et c'était en particulier vrai pour Ferhat. Plus le temps passait, plus il ravalait sa honte et sa culpabilité, se donnant presque de bonne gr ce, sans déplaisir en tout cas. Quelque chose au fond de lui résistait encore, ne se livrait pas tout à fait ; c'était un garçon farouche. Mais la partie de lui qui se donnait, en tirait tout de même une satisfaction réelle. Fawzi lui faisait découvrir toute sorte de sensations et de possibilités, il l'initiait à des jeux érotiques variés ; il avait beaucoup de connaissance, et beaucoup d'imagination aussi. Ils variaient à l'infini les caresses, les positions, les mouvements. Mais il y avait une chose que Ferhat refusait obstinément de faire, et que, malgré son insistance grandissante, Fawzi ne parvenait pas à obtenir de lui. Vous devinez quelle est cette chose, je suppose. Eh oui ! Pour tous les amoureux des garçons, pour tous ceux qui aiment jouir du corps des garçons, il y a une jouissance suprême, unique, qui s'impose à leur esprit de manière constante. Et Ferhat refusait cette jouissance à Fawzi. Il acceptait tout le reste, mais cela, non ; il ne se laissait pas prendre par l'arrière, comme une femelle. Ils se donnaient l'un à l'autre, ils jouissaient l'un de l'autre, ils connaissaient le goût de leur sexe, le goût de leur semence, le goût de leur bouche et de leur salive, et de leurs replis les plus intimes, ils se dévoraient l'un l'autre, ils s'enlaçaient sensuellement pendant des heures, ils se consumaient ensemble dans le brasier de la volupté la plus brute. Mais cela, rien à faire, Ferhat refusait absolument de se laisser posséder comme les gens de Loth. Il l'interdisait formellement à Fawzi, qui ne pouvait rien y faire. Il avait épuisé tous les arguments, les supplications, les menaces, les ruses, en vain, Ferhat restait inflexible là-dessus. Et plus il se refusait de cette façon, plus Fawzi avait envie de conna"tre cette jouissance avec lui. Et plus il le lui demandait avec ardeur, plus Ferhat le lui refusait avec flegme. En fait, il jouissait de ce tourment qu'il avait trouvé le moyen d'infliger à son ancien bourreau. Il tenait là sa vengeance. Tout en continuant de se donner de toutes les autres manières, avec un plaisir de moins en moins dissimulé, il savourait avec cruauté, et avec componction, cette frustration, ce supplice qu'il faisait endurer à son vainqueur. C'était la dure revanche du vaincu. Cela peut sembler dérisoire, mais Fawzi en souffrait vraiment dans sa chair ; et il comprenait bien que Ferhat prenait sa revanche, et cela le faisait enrager, mais il n'y pouvait rien. Il était vaincu à son tour. En somme, ils étaient à égalité. Un jour qu'il le suppliait, Ferhat fit à Fawzi l'affront de lui proposer l'action inverse : de le prendre, lui, de cette façon ! Fawzi ressentit toute l'ironie de cette proposition insolente, et tourna les talons avec rage ; il alla seul dans le désert exprimer toute sa rancoeur et son insatisfaction. Plus tard, Ferhat s'en voulu un peu d'avoir été si cruel, et ce fut une des premières fois où il ressentit une vraie tendresse pour son ma"tre. Il lui passa le bras autour de l'épaule, affectueusement, l'embrassa, et ils s'adonnèrent à des caresses et à des jeux érotiques, dont le coïtus per os. Mais cette fois encore, ils n'allèrent pas plus loin ; Ferhat était intraitable. Fawzi dut se résigner, admirant toutefois la manière dont son amant avait retourné la situation à son avantage. Et puis, les mois passèrent, et la tension grandit entre les tribus de Ban" Hakam et Ban" Kouraïm. Une guerre de tribus éclata. Ferhat, qui avait alors seize ans, qui était devenu plus viril, mais toujours imberbe, et plus beau que jamais, n'eut pas d'autre choix que de partir combattre, comme Fawzi. La veille de la bataille, il s'était marié, avec une jeune fille de sa tribu nommée Karima. Elle était très belle, très féminine, et elle lui plaisait énormément. On se mariait jeune, à cette époque-là, dans les tribus, et encore maintenant d'ailleurs, car la vie du désert favorise le développement de la virilité chez les jeunes gens, de plus la vie est souvent courte, et il faut penser à assurer la relève aussi tôt que possible. On avait donc jugé qu'à seize ans, Ferhat était prêt à se marier, et il avait fait ses adieux à son amant la veille du mariage, en l'assurant de sa reconnaissance, et de son pardon pour les souffrances morales qu'il lui avait infligées. Ils avaient convenu de se revoir de temps en temps et de ne pas cesser tout de suite leur relation, mais Fawzi savait bien que le destin de Ferhat était de lui échapper, et que le sien était de voler vers d'autres amours. Et puis, la guerre subitement éclata. Ferhat eut à peine le temps de consommer son mariage avec Karima, dans une nuit d'étreintes langoureuses et ardentes qui lui révélèrent des aspects nouveaux de la volupté. Le lendemain très tôt, faisant ses adieux à sa jeune épouse, il partit pour la guerre, et ne revint jamais. Sort impitoyable ! Il fut tué sur le champ de bataille, fauché en pleine action, le sabre rougeoyant à la main, sous les yeux de Fawzi qui assista de loin à son trépas et ne put rien faire pour le sauver. Aussitôt qu'il le vit tomber, il accourut, se précipita sur lui, tenta de le relever, de le réanimer, ne pouvant croire qu'une telle tragédie fût possible sous le ciel d'All h, mais telles sont les réalités de la guerre. Ferhat fut cueilli par les anges en plein bonheur et en pleine gloire, et son amant de la veille, qui l'aimait encore plus profondément qu'il n'aurait osé se l'avouer, éprouva une douleur indicible, la plus forte qu'il ressentit de toute son existence à la perte d'un être aimé. Il rapporta sa dépouille à la jeune mariée, qu'il consola comme il put, et l'enterra lui-même, prononçant un éloge funèbre émouvant. Ils avaient gagné le combat, en partie gr ce à la bravoure de Ferhat et d'autres jeunes guerriers pleins de rêves comme lui ; mais le vieux Walid, qui recueillait les fruits de cette victoire, était effondré. La terre lui semblait désormais bien vide, et la puissance bien vaine. Fawzi, que cet épisode avait bouleversé, commença à s'interroger sur le sens de la vie comme il ne l'avait jamais fait ; et, abandonnant tout ce qui constituait son existence, le pouvoir, les honneurs, le combat, il partit méditer plusieurs années dans le désert. À la fin, il arriva tout de même à faire son deuil de Ferhat et à accepter, voire comprendre en partie, le dessein de Dieu, car le désert est un grand ma"tre, et il y rencontra d'autres ma"tres, qui l'aidèrent à trouver un sens nouveau à cette existence mystérieuse, tragique et pleine d'imprévu qui est notre lot à tous. Alors, il reprit plus ou moins sa vie d'avant, retrouva son influence, alla vers les garçons, comme avant, mais avec moins de h te et plus de gravité. Il avait mûri aussi, il faut dire. À l'époque de son aventure avec Ferhat, qui le marqua à jamais, il n'était qu'un jeune homme de vingt-quatre ans. Il en avait trente-six à présent. Douze ans étaient donc passés. Un jour, revenant chez les Ban" Hakam pour l'enterrement du vieux Walid, qui depuis des années déjà, ne gouvernait plus de fait, ayant cédé le pouvoir à son fils a"né, Walid ben Walid ben Hakam, Fawzi rencontra un jeune garçon de douze ans, d'une saisissante beauté, qui le fascina aussitôt. Il le fascina d'autant plus que son visage lui paraissait vaguement familier. Il s'approcha de lui d'un air détaché et entama la conversation ; le garçon lui apparut sympathique, brillant, plein d'esprit, et de plus en plus fascinant. Une convoitise était en train de na"tre dans son coeur. Il lui demanda son nom. << - Je m'appelle Hanine ben Ferhat, répondit le garçon. - Hanine fils de Ferhat ! S'écria Fawzi, troublé. Et tu as douze ans, n'est-ce pas ? Serais-tu... non, ce n'est pas possible. Dis-moi, ton père s'appelait-il vraiment Ferhat ? Tu ne l'as pas connu ? Et ta mère ne s'appellerait-elle pas Karima ? >> le garçon confirma, étonné que cet inconnu connût tant de choses sur lui. Il était bien le fils de Ferhat, conçu pendant sa dernière nuit, cette unique et tragique nuit où il connut l'union avec la femme, avant de tomber au combat. De là lui venait cet aspect familier qui avait troublé Fawzi, car, s'il avait la beauté de sa mère, il ressemblait beaucoup à son père, et Fawzi, maintenant, revoyait tout à fait en lui son ancien amant, et le désira plus ardemment encore ; il le désira doublement, car il désirait deux garçons en un seul. Fawzi s'entretint longuement avec lui, et une amitié forte naquit entre Hanine et lui. Le garçon le mena jusqu'à sa mère Karima, qui ne s'était jamais remariée, et qui portait toujours le deuil de son époux et amant d'un jour, élevant seule leur enfant depuis toutes ces années. Elle reconnut Fawzi comme celui qui lui avait ramené autrefois la dépouille de son bien-aimé, et l'accueillit avec effusion. Ils sympathisèrent de nouveau, et parlèrent longuement de Ferhat, comparant leurs souvenirs, le faisant revivre par la parole. Et ils pleurèrent ensemble. Fawzi lui proposa de s'occuper de Hanine, de lui apprendre le maniement du sabre et les choses nécessaires à la survie dans le désert, de faire de lui un homme. Karima, comprenant où était l'intérêt de son enfant, accepta cette proposition, et Hanine suivit Fawzi avec enthousiasme. Ils s'appréciaient beaucoup. Fawzi devint pour lui le père qu'il n'avait jamais eu, et plus qu'un père, un ami, un confident, et plus encore... mais ne brûlons pas les étapes. Fawzi raconta sa vie à Hanine, lui enseigna ses idées en même temps que les rudiments de l'art du combat, et lui parla longtemps de son père, ce beau et vaillant héros qui avait nom Ferhat ; il lui parla de ce qu'ils avaient vécu ensemble, sans évoquer bien sûr les détails les plus crus. Pour la première fois, Hanine eut l'impression de conna"tre ce père dont sa mère, qui ne l'avait pas autant connu, n'avait pas su lui parler de manière aussi vivante. Il fut ému et émerveillé, et ils pleurèrent ensemble. Il y avait entre eux de l'amitié, de l'amour, et aussi du désir, un désir partagé, que Hanine, qui était un garçon sensible, ressentait dans sa chair, car il était attiré par cet homme héroïque et splendide qui lui avait révélé le mystère de ses origines. Mais cela posait un grave problème à Fawzi. Car on se souvient qu'il ne pouvait souffrir le garçon qui se donnait spontanément ; or, Hanine l'aimait, et il était prêt à se donner spontanément, et cela déplaisait à Fawzi, à qui il fallait la lutte, le combat, triompher pas à pas des résistances d'un garçon avant de le posséder, sans quoi le jeu pour lui n'en valait pas la chandelle. Pourtant, il aimait Hanine et Hanine l'aimait ; mais il ne pouvait pas le satisfaire dans ces conditions, et cela le frustrait également. Il n'y avait rien à faire. Il aurait aimé que Hanine manifest t quelque réticence, au moins, qu'il pourrait combattre avant de s'unir à lui ; mais non, Hanine était beaucoup trop ouvert, trop disponible, et lui, du coup, se défilait. Et cela déplaisait à Hanine, qui ne comprenait pas, et se sentait rejeté. En même temps, il subissait l'influence du désir de Fawzi, qu'il sentait posé sur lui ; cela renforçait et stimulait son propre désir, qui devenait chaque jour plus ardent, et qui ne pouvait se satisfaire ; il tentait vainement de se rapprocher de Fawzi, de le conquérir, et cela le faisait fuir davantage, malgré le désir qu'il éprouvait ; ah ! Qu'une seule fois Hanine f"t mine de se détourner de lui, de le dédaigner, et tout redevenait possible ! Mais hélas, cela n'arrivait pas, et ils étaient frustrés tous les deux. Alors, une tension naquit entre eux. Finalement, Hanine, à bout de nerfs, croyant que Fawzi ne le jugeait pas digne de lui, le défia au combat. << - Puisque tu ne veux pas de moi, dit-il, apprête-toi à mourir, ou tue-moi ; si tu ne veux pas de mon amour, prends ma vie ou je prends la tienne ! - Tu veux te battre avec moi ? Répondit Fawzi. Mais tu n'as que douze ans ! Sois raisonnable ! Je t'écraserai en moins de deux ! - Essaie pour voir ! >> cria Hanine ; et il fonça sur lui, sabre au vent. Fawzi fut obligé de se défendre, car ce garçon fougueux allait vraiment le tailler en pièces. Un combat inégal s'engagea entre eux. Mais Fawzi se sentait étrangement lourd, et Hanine bondissait comme un diable, léger comme l'air et bourré d'énergie. Et puis, soudain, il y eut un événement imprévu ; la lame de Fawzi avait un défaut qu'il ignorait. Brusquement, en heurtant celle de Hanine, elle se rompit, alors qu'elle n'aurait pas dû. Et Fawzi, qui se sentait de plus en plus lourd et confus, sans comprendre pourquoi, fut tellement surpris qu'il vacilla, perdit l'équilibre et tomba. Il n'eut pas le temps de se ressaisir, que Hanine bondit sur lui et lui mit le sabre sur la gorge. Il était fait ; il ne pouvait plus bouger, et ce d'autant plus que Hanine, qui était malin, avait drogué sa boisson juste avant de le défier, et c'est pour cela qu'il se sentait aussi faible, gauche et pesant. Fawzi, le preux, l'invincible guerrier, était bel et bien vaincu par ce tout jeune adolescent dédaigné par lui ! Lui qui avait l'habitude de défier au combat les garçons qui se refusaient à lui et de les vaincre, pour la première fois de sa vie, il se trouvait dans la position inverse ! Et par le fils de son ancien amant ! Singulier retour des choses. << - C'est bon, tu as gagné, rusé gredin ! Dit Fawzi. Prends ma vie ou fais-en ce que tu veux. - Je pourrais te tuer ou te laisser la vie sauve ; mais si tu veux vivre, tu connais mes conditions, je suppose ? - Oh oui ! Je les connais >>, dit Fawzi en souriant. Et la suite, vous pouvez aisément la deviner. En fait, ce combat et son issue arrangeaient bien Fawzi ; enfin, il allait pouvoir aimer Hanine sans déroger à ses principes, bien qu'appliqués de façon inhabituelle, à rebours. Hanine rengaina son sabre, et rapprocha son visage de celui de Fawzi, en souriant à son tour, de son plus lumineux sourire. L'instant d'avant, il ressemblait à un diable, bondissant et menaçant, maintenant il ressemblait à un ange, avec le côté lascif en plus. Fawzi mit ses mains sur les flancs du garçon, et le caressa en l'embrassant, comme il avait embrassé son père autrefois. Et, la vie étant un éternel recommencement jamais rigoureusement identique, il lui fit conna"tre les mêmes voluptés, les mêmes extases, mais sur le mode qui lui convenait à lui. Il le prit dans ses bras, le déchaussa, embrassa ses pieds charmants, le mit sur son lit, le déshabilla et se déshabilla également. Il l'embrassa partout, couvrit de baisers son corps charmant, l'enlaça, frotta son sexe contre le sien, lui embrassa la poitrine, le ventre, comme jadis ceux de Ferhat, embrassa son sexe comme une fleur gracile et ravissante, un bouton de rose exquis au bout d'une tige frémissante, adorable, et Hanine se p ma de plaisir pendant qu'il le suçait. Et puis, comme Ferhat l'avait fait autrefois, il le suça en retour, s'appliquant à reproduire ses gestes avec ferveur. Et ils expérimentèrent toute sorte de caresses et de jeux délicieux. Mais, contrairement à son père, Hanine avait une telle soif de conna"tre la volupté dans les bras de l'homme, qu'il lui présenta spontanément son autre fleur, celle qui s'épanouit en bas des reins, enfin où vous savez, pour qu'il la cueill"t à son tour, et qu'il lui f"t conna"tre cette autre extase. Et Fawzi, qui avait retrouvé toute son énergie, et que le désir stimulait au plus haut point, fut ravi de cette proposition, et il le prit par l'arrière, pénétrant en lui comme l'aviron entre dans la vague, à de multiples reprises, arrachant à Hanine des cris et des soupirs de ravissement sans nombre ; comme un rameur énergique, il fit avancer sa barque, et elle les mena ensemble jusqu'aux rivages de la jouissance la plus effrénée. Quand ils eurent achevé cette première copulation commune, le soir était tombé depuis longtemps. Ils se caressèrent encore un moment, puis s'endormirent dans les bras l'un de l'autre, ivres de tendresse et de félicité. Et il arriva qu'ils se réveillèrent plusieurs fois dans la nuit pour épancher à nouveau leur désir ; ce fut une des plus belles nuits d'amour que Fawzi ait connu dans sa vie, et pour Hanine, ce fut tout simplement sa plus belle nuit. Mais à l'aurore, tandis que Hanine dormait encore, un bruit réveilla Fawzi, à l'autre bout de la maison ; il se leva et marcha prudemment, pour aller voir ce qui se passait ; il sentait qu'il y avait quelque chose ou quelqu'un. Le bruit venait d'un salon à l'autre bout de la cour, où il avait autrefois sa chambre, du temps que Ferhat vivait avec lui. Quelque chose d'inhabituel flottait dans l'air ; peu rassuré, il alla voir néanmoins, et là, dans l'autre pièce, il fut foudroyé par une vision absolument horrible. C'était Ferhat ! Ferhat, oui, Ferhat était revenu, mais tellement changé. Il avait la même forme, le même visage qu'avant, aussi beau, mais il était noir, tout noir, ou plutôt d'un bleu sombre, morbide, avec des reflets de braise qui couraient, comme des plaques rouges et mouvantes, sur son corps fumant ; ses yeux aussi étaient de feu, on aurait dit qu'il revenait de l'Enfer. Oui ! Ce n'étais pas Ferhat, mais le spectre de Ferhat, qui était revenu du royaume des morts, on ne sait pourquoi. Fawzi, malgré tout son courage, eut la peur de sa vie. D'une voix qui rappelait celle de Ferhat, mais en plus caverneux, le spectre dit : << - Mon fils ! Tu as pris mon fils ! Voilà pourquoi je suis revenu ! - Ferhat, s'écria Fawzi, pars, sois raisonnable ! Tu es mort, tu n'as plus rien à faire ici, tu n'es pas de ce monde ; laisse-moi aimer le souvenir que j'ai de toi, et ne viens pas me tourmenter. L'amour que j'ai pour ton fils ne regarde que lui et moi. Je te promets que je m'occuperai bien de lui et que je le chérirai comme je t'ai chéri autrefois. Pars ! >> et il sortit à reculons, s'apprêtant à fuir. Le spectre de Ferhat se lança à sa poursuite. << - Tu as pris mon fils ! >> dit-il encore. Fawzi s'enfuit hors de la maison. Il courut aussi loin qu'il put, mais en se retournant pour voir si la créature infernale le suivait toujours, il se heurta au spectre de Ferhat, toujours noir et fumant, qui le prit à la gorge. Alors il rappela son courage dans son coeur et dit : << - Oh ! Et puis après tout, mort ou pas, tu ne me fais pas peur ! Je puis bien me battre avec toi comme nous nous sommes battus autrefois. >> et il l'empoigna à son tour, et une lutte impitoyable s'engagea entre eux. Le spectre était très fort, mais Fawzi était vaillant, et stimulé par une farouche volonté de vivre. Mais finalement, il se trouva plaqué au sol, immobilisé par une puissance redoutable, comme autrefois Ferhat l'avait été par lui. Et maintenant c'était Ferhat, ou la chose affreuse qu'il était devenu, qui se tenait sur lui et l'immobilisait ; et, comme lui autrefois, il se pencha sur lui, rapprocha son visage sombre et macabre du sien, mit sa bouche fétide contre la sienne, et l'embrassa comme il l'avait fait jadis. Fawzi se débattit, mais il n'en menait pas large ; il fut obligé d'accepter ce baiser ardent au sens propre. Alors le spectre se releva, rit et dit : << - Tu te souviens de cela, n'est-ce pas ? - Oui, oui, je m'en souviens ; allons, tu as ta vengeance, que veux-tu encore à présent. - Non, dit Ferhat, je ne suis pas venu me venger, mon bien-aimé ; tu as mal compris. - Qu'es-tu venu faire alors, spectre ? - Je suis venu m'offrir à nouveau, habibi ! >> Ces paroles résonnèrent comme la foudre aux oreilles de Fawzi. La sueur perla sur son front, et il dit avec angoisse : << - Ferhat, ce que tu dis n'a pas de sens ! Tu sais que c'est impossible ! - Pourtant, je t'ai vaincu, et j'ai bien le droit de t'imposer les conditions que tu m'as imposées autrefois, ainsi qu'à tant d'autres ! - Autrefois, c'était autrefois ; maintenant, tu es mort, reste-le ! - Je suis mort, oui, mais sans pouvoir trouver le repos, malgré ma valeur et ma vaillance, parce que j'enfermais au fond de moi un désir secret, qui n'a jamais été satisfait ; et ce désir m'a dévoré le coeur comme un ver infernal, et je suis en Enfer depuis ce temps, ne pouvant trouver la Paix ! - De quel désir parles-tu ? - Ce que je te refusais avec obstination, afin de te tourmenter comme tu m'avais tourmenté, je le désirais en réalité ! Oui, tu ne sais pas comme j'aurais aimé que tu me prisses comme tu le demandais avec tant d'insistance, pour conna"tre cette volupté suprême et t'accorder la satisfaction à laquelle tu aspirais. Mais j'ai toujours refusé, par orgueil et par désir de vengeance. Ce n'est qu'en mourant que j'ai compris le tort que je m'étais fait en refusant à nos deux mes ce qu'elles désiraient tant. Mais quand mon fils, qui est plus sage que moi, ce fils bien-aimé qui me ressemble et que je n'ai jamais connu, s'est offert à toi, spontanément, de cette manière que moi je t'avais refusée, j'ai tout vu de là où j'étais ; et j'ai trouvé la force de défier les puissances infernales et de revenir parmi les vivants, pour rattraper mon erreur. - Tu es fou, ma parole ! - Non, pas fou, mort ! Mais aujourd'hui, je vais revivre, gr ce à toi ! Allons, habibi, souviens-toi de tout ce que nous avons vécu ; tu m'aimes encore, je le sais. Maintenant, je vais t'accorder la faveur que je t'ai refusée autrefois ; unissons-nous une dernière fois, et je retournerai d'où je viens ; mais dans un lieu meilleur, j'espère. >> Fawzi réfléchit. Le spectre paraissait déterminé, mais comment voulait-il qu'il accompl"t, sur son corps délabré, consumé et sans vie, les prouesses amoureuses qu'il accomplissait jadis sur son corps frais et vivant ? Cela lui semblait complètement impossible. Mais ensuite, il regarda mieux ce qui avait été Ferhat, et s'aperçut que tout compte fait, son ancienne beauté n'était pas aussi complètement détruite qu'il lui avait paru d'abord. À part la couleur, et l' cre odeur de brûlé qu'il dégageait, c'était bien le même visage, le même corps, les mêmes formes charmantes qui l'avaient séduit autrefois. De plus, il remarqua à ce moment que ses yeux n'étaient plus en feu ; il avait retrouvé des yeux humains, des yeux doux et humides qui le regardaient d'un air suppliant.Il fut ému de cette transformation, et, d'un geste spontané, consolateur, il passa sa main sur le visage du spectre. À mesure qu'il la touchait, sa peau brûlée, raidie, tendue, redevenait plus douce, plus fra"che. Il se souvint de leurs ébats d'autrefois ; tout son ancien amour pour Ferhat, dont il avait été si long à faire le deuil, lui revint à l'esprit. << - Ferhat, dit-il, c'est bien toi ! Oui, c'est vrai, je t'aime toujours, mais Dieu ! Comme tu as changé. - Eh ! Dit le garçon, l'Enfer, ça vous change un homme. >> et il lui prit les mains dans ses mains noires et torturées, et les embrassa avec une tendresse nostalgique. Fawzi se laissa faire, et même lui embrassa les mains à son tour ; et il se rapprocha timidement de lui, et le toucha encore, hésitant mais troublé. C'était vrai qu'à mesure qu'il le touchait, il semblait changer, très progressivement, redevenir plus humain ; et lui se prenait à désirer à nouveau cette chose dans laquelle il reconnaissait son ancien amant. << - Tu vois, dit le spectre, ce n'est pas si difficile ! Aime-moi, Fawzi, aime-moi comme avant, rien qu'une fois, et je m'en irai là-haut, je trouverai le repos. Rends-moi la vie, comble-moi comme tu m'as comblé jadis ! - Hélas, dit Fawzi, je voudrais bien, mais je ne sais si je pourrai. Oh ! Ferhat, tu es si différent ; si nous pouvions, pourtant... oui, c'est vrai, tu n'as pas tellement changé en fait ; tu es presque aussi beau qu'avant ; tu es aussi beau qu'avant... mais ta couleur... ta substance... cette odeur de soufre, tu comprends... - Oui, oui, je sais, mon bien-aimé, mais je t'en prie, oublie cela, ferme les yeux, imagine-moi comme tu m'as connu autrefois ; toi aussi tu as changé, plus que moi peut-être... tu as vieilli, tu n'es plus tel que je t'ai connu... - C'est vrai, convint Fawzi. - Pourtant, je te reconnais bien, tel que je t'ai aimé, plus beau même... je t'en prie ! >> Ils s'étaient nettement rapprochés, et la vie, peu à peu, semblait revenir en Ferhat, sa couleur même devenait moins sombre, les plaques de braise ne couraient plus le long de son corps, dont les formes paraissaient de nouveau désirables à Fawzi. Sa répugnance s'estompait. Bientôt, attendri, il eût envie d'embrasser Ferhat de nouveau. Ils s'embrassèrent, s'enlacèrent, et, miracle, maintenant, le corps du garçon, bien qu'encore d'une couleur mauve foncée qui n'existe pas sur terre, ressemblait vraiment à un corps vivant. Même l'odeur cre et nauséabonde avait disparu. Il retrouvait bien Ferhat, tel qu'il l'avait aimé autrefois, ou presque. Et il eut très envie de lui. Ils s'étreignirent, se mêlèrent l'un à l'autre, le vivant avec le mort, et roulèrent dans le sable encore tiède, et dans l'herbe du parterre ; ils échangèrent des caresses passionnées, comme treize ans avant, ils firent l'amour sous les étoiles, et Fawzi le prit comme il le demandait, et comme il l'avait désiré vainement lorsqu'il était vivant. Au fur et à mesure qu'ils s'étreignaient, Ferhat reprenait sa couleur et son aspect d'origine, il redevenait un vrai garçon vivant, et c'était merveilleux de le retrouver ainsi, après tant d'années. Fawzi l'aimait et le désirait de plus en plus, et il le prenait comme il l'en avait toujours rêvé, il s'enfonçait en lui avec une jouissance extrême, enfin, il possédait comme jamais ce garçon qu'il avait aimé plus que n'importe quel autre. Et Ferhat gémissait de plaisir et poussait des soupirs harmonieux, plus vivants que tous ceux qu'il lui avait jadis arrachés. Il le combla et fut comblé, et ils s'apportèrent l'un à l'autre une satisfaction orgasmique incomparable. Quand ils eurent fini cet accouplement, le corps de Ferhat avait tout à fait changé ; il n'était pas seulement redevenu humain, mais plus qu'humain, angélique, céleste, glorieux ; il brillait dans la nuit, resplendissait d'une lumière pure qui semblait elle-même vivante ; il était transfiguré, et aussi plus léger, quelque chose l'attirait vers le haut, il était prêt à s'envoler. Comme si cette suprême volupté charnelle qu'il était revenu du royaume des ténèbres pour arracher à l'homme qu'il avait aimé, lui avait ouvert la porte du royaume des cieux. Et Fawzi, ébloui, comprit que c'était bien le cas, et que maintenant, Ferhat allait le quitter pour toujours, non pas pour retourner dans l'Enfer d'où il était venu, mais pour entrer dans la lumière paradisiaque et goûter la béatitude éternelle. << - Merci, mon ami, dit Ferhat rayonnant au sens propre comme au sens figuré, tu as été merveilleux, comme avant, comme toujours ! À présent, je suis en paix ; quelque chose de sublime m'appelle là-bas en haut, et nous devons nous quitter de nouveau, mais nous savons que nous nous retrouverons. Adieu ! Occupe-toi bien de mon fils, et embrasse-le de ma part. Que la Paix soit sur toi ! - Que la Paix soit sur toi aussi ; adieu Ferhat, je t'aime, recommande-moi au Seigneur si tu Le vois ; non, pas si tu Le vois, quand tu Le verras ! >> Et ils s'embrassèrent une dernière fois, avec une intense émotion. Puis Ferhat s'éleva au ciel ; Fawzi le vit dispara"tre peu à peu, sans cesser de lui faire signe, jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'une petite étoile scintillant au loin, parmi des milliards d'autres étoiles. À ce moment, une immense lassitude s'empara de Fawzi. Il tomba dans la torpeur et fit des rêves confus, où lui apparaissaient les visages de Ferhat, de Hanine, de Talha et de tous les garçons qu'il avait aimé, entremêlés. Quand il se réveilla, il faisait jour, et il reposait dans sa chambre, auprès de Hanine, sans savoir comment il était arrivé là. Il se souvenait de l'aventure qu'il venait de vivre comme on se souvient d'un songe. Peut-être était-ce un songe, mais elle lui semblait tellement vraie ! Il contempla Hanine, qui venait de s'éveiller, si beau du haut de ses douze printemps ! Il l'embrassa et dit : << - Hanine, j'ai fait un rêve extraordinaire ; peut-être n'était-ce pas un rêve d'ailleurs... il faut que je te dise quelque chose, de la part de quelqu'un, écoute... - Chut, habibi ! Je sais... >> répondit Hanine en souriant d'un air complice. Et ils ne parlèrent plus jamais de ce qui était arrivé à l'aube de cette nuit extraordinaire. Par la suite, Hanine et Fawzi s'aimèrent pendant des années, et Fawzi lui transmit tout ce qu'il savait, comme aux autres garçons. Ce fut peut-être son plus brillant élève, et le plus passionné ; d'ailleurs ce fut un des rares qui devint à son tour un grand amoureux des garçons ; il en avait la vocation en lui. Fawzi venait de se séparer de Hanine quand je fis sa connaissance. Il était mélancolique, et me raconta toute son histoire, qui me toucha énormément. J'étais plus jeune que lui, mais j'étais déjà une aventurière à la vie bien remplie, et je compris que nous étions de la même race. Je me pris d'affection pour lui, et lui pour moi. D'ailleurs moi aussi, quand j'étais une toute jeune fille, j'ai été aimée par une femme singulière, une aventurière mystérieuse aux traits masculins comme sa tenue, qui m'initia à l'amour avant de dispara"tre. Si une femme pouvait comprendre Fawzi et son amour pour les garçons, c'était bien moi. Je tombai éperdument amoureuse de lui, mais je savais qu'il serait difficile de plaire à un homme comme lui. Alors, je coupai à ras mes beaux cheveux soyeux, qui rendaient les hommes fous ; je me donnai autant que je pus l'apparence d'un jeune garçon, non pour séduire Fawzi, mais pour le défier. Je le défiai au sabre, dont mon père, qui n'avait pas eu de fils, avait eu la bonne idée de m'apprendre le maniement. Mes conditions étaient les mêmes que celles qu'il imposait généralement à ses victimes : il serait à moi si je gagnais. Le combat fut rude, mais je parvins à désarmer Fawzi et à l'acculer. Il dut s'avouer vaincu. Avec beaucoup de noblesse, il annonça alors qu'il respecterait nos conditions. Cela lui était d'autant moins pénible que je m'étais battue comme un homme. Et je me donnai à lui comme un jeune garçon. Finalement, Fawzi dut reconna"tre que je lui avais donné du plaisir. Si bien que, dès ce jour-là, nous dev"nmes amants. Je savais toutefois qu'il aurait été inutile de demander au prince d'arrêter ses aventures avec les jeunes garçons, aussi je ne le lui demandai pas. Tout en m'aimant, il continua donc à défier des garçons puis à les posséder, mais il revenait toujours vers moi. Parfois même, nous invitions les garçons de Fawzi à partager nos ébats amoureux, à moins que ce ne fût Fawzi qui m'invit t, moi, à partager ses ébats avec des jeunes garçons. Toujours est-il que le prince aimait qu'un joli jeune homme le pr"t pendant qu'il me prenait moi - ce que certains, d'après ce que j'ai entendu dire, appellent << communier sous les deux espèces >> - et il y avait encore d'autres jeux érotiques à trois ou à plusieurs auxquels nous nous livrions... mais je ne voudrais pas vous importuner... >> La princesse Sak"na avait remarqué que Soheïb regardait avec consternation Mourad, qui était devenu tout rouge. Elle s'empressa donc de poursuivre : << - Bref, nous nous aimions beaucoup, le prince et moi. Je ne saurais vous dire la douleur que j'éprouvai quand la guerre me l'enleva. En effet, Fawzi fut appelé au siège de K thre, où il eut un comportement héroïque. Il mourut dans la grande bataille, non sans avoir semé la désolation dans les rangs ennemis. Quant à moi, je ne pleurai pas ; je savais qu'il ne l'aurait pas toléré. Mais jusqu'à la fin de mes jours, c'est à lui que j'appartiendrai. >> Mourad et Soheïb avaient écouté avec émotion la fin de ce récit. C'était décidément une femme admirable, une ma"tresse femme que cette princesse Sak"na, avec ses airs de garçon. Mais quand elle se fut retirée, un homme d'allure étrange, au teint et à la barbe noirs, vint s'asseoir près de nos deux comparses. << - Quelle femme admirable, n'est-ce pas ? dit l'étranger. Et qu'il est touchant son récit... - Certes, dit Mourad avec prudence. Mais qui êtes-vous ? - Qui je suis n'a pas d'importance. Ce qui en a, c'est de savoir si la fin de l'histoire du prince Fawzi est bien telle que cette femme vous l'a racontée. - Elle semblait pourtant émue en nous la racontant. - Oh ! Elle y croit sans doute elle-même ; mais devons-nous pour autant la croire, nous ? - Mais alors, quelle est la vérité ? dit Soheïb. - La vérité, jeune homme, je ne peux vous la dire, je ne la connais pas. Mais je peux faire une hypothèse. - Faites, dit froidement Mourad. - Eh bien, voilà ! Le prince Fawzi, comme vous le savez, n'a jamais vraiment aimé que les garçons. Un temps, sans doute, il s'est prêté au jeu de l'amour avec cette femme qui, rappelez-vous, l'avait battu au sabre - c'est une femme redoutable - mais une femme tout de même : elle croit sans doute son sexe irrésistible. Croyez-vous cependant qu'un homme comme Fawzi puisse aller longtemps contre sa propre nature ? Sans doute a-t-il pris ses dispositions pour dispara"tre à la faveur de la guerre... et pour réappara"tre ailleurs, plus entouré de garçons que jamais. Je suis sûr qu'il garde un souvenir ému de son aventure avec la belle Sak"na. Mais qu'un guerrier comme lui soit vraiment mort à K thre, comme on le dit... permettez-moi d'en douter. - Mais cependant, il n'a pu dispara"tre ainsi tout seul, sans laisser de traces. Il y a forcément eu des complicités. - Des complicités ? Oui, une, sans doute. L'Ordre, mon ami. >> Mourad, à ces mots, bondit, furieux, mais l'inconnu avait déjà dégainé son sabre. En un éclair, Mourad tira le sien. Mais l'homme, faisant virevolter sa lame agile, avait gagné la sortie. Il sauta promptement sur son cheval, noir avec une patte blanche ; Mourad sauta aussitôt sur le sien, mais le cheval de Mounir était beaucoup trop rapide. Il le distança aisément, et le jeune vizir, fulminant, dut encore une fois abandonner la partie. Cette fois, il déclara qu'il était las des caravansérails, du désert, des princesses garçonnes et des hommes mystérieux, et surtout las de l'Ordre et de son diabolique patron. Il était excédé. Soheïb dut le réconforter en lui passant le bras autour des épaules ; Mourad ne refusa point ni ne se raidit, mais se laissa aller à ce réconfort garçonnier non exempt de tendresse ; ce dont le garçon fut à la fois heureux et surpris. C'est ainsi qu'ensemble ils rentrèrent au palais, l'un enchanté, l'autre dégoûté des voyages. Seul dans ses appartements, Mourad luttait avec peine contre une impression à la fois délicieuse et horrible. Il se sentait tellement plus jeune, depuis quelque temps ; qu'est-ce qui se passait en lui ? Il se regarda dans un miroir, il se toucha ; normalement, il aurait dû être un homme de trente ans environ, mais il ne les faisait pas, il ne les faisait plus. Il ressemblait davantage au jeune homme de vingt-cinq ans qu'il avait été ; il sentait qu'il avait vingt-cinq ans. Il se souvenait avec terreur de la mise en garde d'al-Khidr, dans le temps. Il ne voulait pas rajeunir ; mais la troublante beauté de Soheïb, bien qu'il se voulût pur, exerçait sur lui un effet magnétique ; et il sentait le rire de l'homme sombre dans son dos. Pendant ce temps, Hamid et les cinq preux ramenaient Soufiane et Safw ne au sein de l'Ordre. Abdul-Hakim, lui, était reparti, avec son navire, son équipage et ses livres, pour la haute mer. Une nouvelle ère d'aventures et de voyages s'ouvrait à lui. Il était heureux de tout ce qu'il avait vécu avec les gens de l'Ordre, mais il était temps pour lui de retrouver ses premières amours, la mer, les livres, la liberté. Nasredd"ne également retournait vers ses amours, mais pour lui, cela signifiait retrouver Yannis, son petit époux, dans son "le bienheureuse. Dès qu'il le vit, celui-ci se jeta au cou du jeune capitaine. << - Vous m'avez bien manqué, dit-il. Voyez comme, en votre absence, j'ai fait briller notre logis. >> Et il montrait avec fierté la maison toute pimpante, sans un grain de poussière, chaque chose à sa place, comme eût fait une bonne épouse ; mais Yannis était plus charmant et plus naïf qu'une bonne épouse, et Nasredd"ne en eut presque les larmes aux yeux. << - Yannis, dit-il, mon beau Yannis ; il faut que je te dise... - Ne le dites pas maintenant, le coupa Yannis, ému. Attendez de vous être bien reposé. Alors, vous me conterez toutes vos aventures ; et je vous écouterai en rêvant au temps où je serai assez fort pour vous imiter. - Yannis, tu es merveilleux ! - C'est parce que j'ai en vous un merveilleux modèle. - Non, non, tu vaut cent fois mieux que moi ; tu le découvriras un jour. - En attendant, c'est vous qui allez vous découvrir, et arrêter de me parler ainsi, car j'ai envie de vous. - Et moi, tu ne peux pas savoir à quel point j'ai envie de toi ! >> Et il l'attira contre lui en lui mettant ses lèvres sur la bouche. Et tous les deux, nus, roulèrent ensemble vers les champs abyssaux de la volupté. Nasredd"ne dévorait chaque morceau du corps de Yannis ; il adorait son ventre ferme, ses cuisses rondes et chaudes, son sein d'alb tre, sa peau fine comme du parchemin sur les côtes saillantes, et les deux boutons de rose des tétons, qu'il léchait et suçait à l'infini, suscitant dans le corps du garçon comme des vagues de plaisir qui descendaient jusqu'à son sexe joli ; et il adorait ce sexe de garçon, petit et pourtant brave, avec ses deux boules charmantes et roses qui aimaient être embrassées, sucées, massées, et il adorait ces fesses de garçon, fermes et si bien proportionnées ; et le garçon de son côté adorait ce corps viril de l'homme qui l'avait élu pour compagnon selon les lois de l'"le, ses membres larges et puissants, ce membre viril surtout qui le fascinait et lui donnait tant de plaisir. Et il aimait la substance blanch tre qu'il recueillait au bout, comme une liqueur d'amour. Et ensemble, unis pour l'éternité comme pour une nuit, ils emplissaient chacun la coupe de l'autre, et buvaient la leur avec des r les de volupté et des éclats de rire. Et puis, il y eut le jour du Rite. Le Rite était une cérémonie initiatique à laquelle les couples unis depuis un certain temps déjà avaient le droit d'assister. Ils entraient alors en contact intime avec la Divinité, et par la force de leur amour, accédaient à des connaissances cachées. Nasredd"ne et Yannis avaient donc décidé d'assister ensemble au Rite. Pendant la cérémonie, qui était grandiose et très belle, le grand ma"tre leur fit manger un délicieux plat de chenilles grillées - les chenilles noires étaient le met typique de l'"le - délicatement assaisonné. Mais dans ce plat, il y avait une chenille qui avait mangé de la plante de tutukuri. L'histoire ne dit pas si le grand ma"tre le savait ou pas ; mais la plante de tutukuri pousse de la tombe des grands ma"tres morts, en particulier du fameux Al-Gurch, qui était un grand ma"tre aux pouvoirs extraordinaire, mais devenu fou au point de se repa"tre du sang des jeunes éphèbes et du sien ; si bien qu'il finit empoisonné après avoir voulu sucer son propre sang. Et l'esprit d'Al-Gurch était entré dans la plante, d'où il était passé dans la chenille, que nos amis mangèrent tous les deux. De sorte que l'esprit du ma"tre fou était maintenant dans leur propre chair. Alors, voici ce qui se passa. Nasredd"ne commença à voir du sang qui suintait de partout, des arbres, de la lune, des maisons, du corps immense de Yannis ; du sang délicieux et frais dans lequel il voulait tremper ses membres et sa longue langue de serpent jusqu'à en être totalement repu. Yannis, quant à lui, voyait le corps de Nasredd"ne devenu pareil à une immense papaye de forme humaine, dégoulinant d'un jus rouge et succulent. Avec passion, Nasredd"ne planta ses ongles dans la poitrine de Yannis, qui hurla de douleur, tandis que le sang coulait sur son jeune sein ; et Nasredd"ne suça ce sang avec délices. Yannis ne voulait pas qu'il s'arrête, et pourtant, il pleurait de douleur, alors Nasredd"ne but les larmes chaudes de l'enfant, qui se mêlaient à son sang. Puis, il se déshabilla, et Yannis prit des branches d'épineux et commença à en frapper Nasredd"ne, qui riait ; et il riait aussi. Maintenant, le corps de Nasredd"ne, tout hérissé d'épines, n'était plus qu'une masse sanguinolente ; alors Yannis se jeta sur lui et commença à lécher ce sang avec avidité. Ce qui se passait en réalité, c'est que l'esprit d'Al-Gurch, divisé entre les deux partenaires et toujours obsédé par le sang, en particulier par le sien propre, cherchait à se boire lui-même à l'infini, pour fermer le cercle et devenir semblable à Dieu. Mais de cela, ils n'avaient plus conscience. Ils se sentaient tout à fait comme Dieu, et ne désiraient que se tourmenter l'un l'autre et se boire mutuellement jusqu'à la consommation des siècles. Et ils étaient tellement ivres de leur propre sang, qu'il leur en fallait toujours plus. Alors, ils prirent chacun un couteau, avec lequel ils s'ouvrirent les lèvres ; et ils se donnèrent sur la bouche un immense baiser sanglant, le plus ardent, le plus gourmand des baisers qu'on ait jamais échangé entre amants. Et ils restèrent collés ainsi l'un à l'autre tellement longtemps qu'ils ne semblaient plus jamais devoir se séparer. Leurs sangs mêlés coulaient jusqu'au fond de leur gorge. Au matin, ce fut le frère de Yannis, beau jeune homme de dix-sept ans, qui les trouva ainsi, enlacés tendrement et presque exsangue l'un et l'autre. Immédiatement, ils furent transportés à l'hôpital, - lieu charmant où l'on soignait plus l' me que le corps - là, ils reprirent leurs esprits, et se rendirent compte qu'ils avaient frôlé la mort dans leur délire sanguinaire. Ils en rirent très fort, malgré la douleur qu'ils ressentaient dans tout le corps et la faiblesse due au sang qu'ils avaient perdu. Pendant plusieurs jours, ils restèrent à l'hôpital, où on les soignait ensemble, et souvent ils plaisantaient sur ce coup de folie qui les avait, en quelque sorte, rapprochés d'une manière qu'ils n'auraient pas crue possible. Ils ne regrettaient rien de leur expérience. Pourtant, ils se jurèrent bien de ne plus jamais manger de chenilles. 61. Abdul-Ghani Rafiq et Tajeddine, quant à eux, étaient heureux au sein de l'Ordre, où on les acceptait tels qu'ils étaient, ce qui n'est pas toujours facile pour un jeune chamane. Mais ils s'ennuyaient de leur ma"tre Abdul-Ghani, qui avait été injustement enfermé dans la lampe, et de plus ils s'inquiétaient pour lui. Mounir sentait qu'il fallait faire quelque chose pour eux. Retrouver Abdul-Ghani et le libérer. Mais comment s'y prendre ? Il n'avait certes pas peur des chamanes ni même des sorciers ; depuis longtemps il avait appris que, aussi grand que soit leur pouvoir, celui de Dieu est plus grand encore. Mais il était soucieux de ne pas déclencher une guerre entre l'Ordre et le clan des ensorceleurs. Il fallait donc agir avec finesse. Un matin, il sella son cheval, et partit avec Haydar, Hamid et les deux sorciers. Ils se rendirent d'abord, dans la grande banlieue de Naruq, dans un bouge de sorciers qu'il connaissait et où il avait ses entrées, parce qu'un jour il avait rendu service au patron du bouge, un sorcier de puissance moyenne nommé Abdul-Ghaff r. Le jeune fils d'Abdul-Ghaff r, gé de dix ans, avait été enlevé par la Tête de sanglier, qui demandait en échange le secret de certain sort qu'Abdul-Ghaff r était un des seuls à tenir de son ma"tre. C'était un sort pour modifier le passé, très utile dans certaines circonstances, car il permettait de faire en sorte qu'un événement défavorable n'ait pas eu lieu, à condition toutefois que le passé modifié n'entra"n t pas la mort de quelqu'un qui devait normalement vivre. Il y avait également d'autres limites, plus subtiles, portant notamment sur le nombre et la couleur des objets qui pouvaient être modifiés, mais celle-là était la principale. Tout sort a ses limites et ses conditions, sans quoi le sorcier serait Dieu, ce qui n'est pas - ou seulement dans la mesure où Dieu est tout. Ce fut l'occasion d'un grand affrontement entre l'Ordre et la Tête de sanglier, dont l'Ordre sortit vainqueur gr ce à la ruse et l'acharnement de Mounir. Celui-ci, sachant qu'il allait devoir affronter le plus redoutable des adversaires, était allé consulter son vieux ma"tre, le Khwadja Sir djudd"n. Et le Khwadja lui avait dit : << - Utilise la faiblesse de ton ennemi. Sais-tu quelle est sa principale faiblesse ? - Je pense que c'est l'orgueil, avait répondu Mounir. L'orgueil et la bestialité. - Alors, utilise contre lui ces deux faiblesses. En piquant son orgueil, amène-le à dépasser les limites de sa puissance ; et retourne contre lui sa propre bestialité, en te montrant plus bestial que lui. À cette fin, je vais te donner une arme. >> Et le vieux sage, qui connaissait bien le fond animal de la nature humaine, pratiqua sur Mounir un rite ésotérique qui lui permettrait, le temps du combat, d'accéder aux ressources de son animalité cachée. Alors Mounir partit, seul, défier le Sanglier. Au mépris du danger, il s'avança jusqu'au seuil de sa tanière, et l'appela à se montrer. La Tête de Sanglier apparut, furieuse, montrant les crocs, les yeux injectés de sang. << - Que veux-tu, rival téméraire, lança-t-elle à Mounir ; es-tu déjà las de ta misérable vie. - Sanglier, répondit l'homme sombre, ça te va bien de t'en prendre à des enfants ; ou de répandre sur les villes et les campagnes ta horde de damnés. Mais je suis sûr que tu n'oserais pas m'affronter seul, moi, l'homme du désert, à quelques pas d'ici. - C'est ce que nous allons voir, homme stupide. Vas où tu veux, je te rejoins et je t'anéantis sur l'heure ; ainsi, la terre sera délivrée de toi et de ton Ordre pouilleux. - Soit ; mais si je gagne, tu t'engages à rendre l'enfant ? - Pauvre imbécile ! N'y songe pas, même en rêve ! - Alors, tu aurais peur de perdre ? - Peur, moi ! Comment oses-tu ? Si c'est comme ça, qu'on aille me chercher l'enfant ! >> Rugit-il à l'intérieur de sa caverne. Et deux sbires tremblants allèrent chercher le fils d'Abdul-Ghaff r, dans une cage en acier. << - Nous emporterons l'enfant avec nous, et il assistera au combat ; ainsi, il sera témoin de ton exécution. >> Comme l'avaient prévu Mounir et le Khwadja, ce fut la première faute que son orgueil bestial inspira à la Tête de Sanglier. Et ils allèrent ensemble, au milieu du désert, dans une grande plaine cernée de dunes, connue de Mounir. Et le combat commença à l'aurore. L'homme sombre et la Hure se firent face, sur le terre-plain, et s'observèrent un long moment, les yeux dans les yeux, les nerfs tendus, tous les sens en éveil. Le groin mauvais du Sanglier frémissait de haine. Mounir était calme et concentré, la main sur le pommeau du sabre. Tout à coup, la Tête de Sanglier fonça sur lui en rugissant. Mais Mounir l'esquiva et, investi par la puissance animale que le Kwadja avait éveillée en lui, il se transforma en un éclair, et prenant l'apparence d'un grand loup gris aux crocs resplendissants, il bondit à son tour sur le Sanglier, en essayant de le mordre à la gorge. Mais celui-ci avait la peau dure. Un instant déconcerté par la ruse de son adversaire, il appela ses propres puissances magiques et démoniaques, et changea son apparence contre celle d'un python gigantesque, qui s'enroula autour du cou de Mounir, et, tout en l'étranglant, le fixa dans les yeux pour le fasciner. Mounir n'avait pas prévu cela. Mais il pouvait maintenant être tous les animaux de la création, qui sont tous des aspects particuliers de l'homme, lequel concentre en lui tous les degrés de l'être et toutes les formes de vie présentes dans l'univers ; car le Khwadja, par son action spirituelle, avait donné à son disciple bien-aimé le pouvoir momentané de réaliser ces aspects dans sa forme extérieure. Aussi, Mounir ne réfléchit pas, et prit l'aspect d'un gigantesque porc-épique, dont les piquants acérés pénétrèrent douloureusement dans la peau écailleuse du serpent. Mais celui-ci à son tour se dégagea, et prit l'aspect d'un vautour, qui fonça toutes serres dehors sur les yeux du porc-épique. Mounir prit alors l'apparence d'un aigle qui pourchassa le vautour. Mais comme ils se battaient à coups de bec et à coups de serres, le vautour prit l'aspect d'une panthère qui se jeta au cou de l'aigle. L'aigle devint un lion énorme qui planta ses griffes et ses crocs dans le flanc de la panthère. La panthère devint un rhinocéros, qui chargea le lion. Le lion devint un éléphant furibond qui chargea à son tour le rhinocéros. Alors celui-ci devint un animal fantastique, un dragon énorme qui crachait du feu par sa gueule démesurée. Alors Mounir devint un animal minuscule, un moustique, qui entra en vrombissant dans les narines du dragon et le piqua au cerveau. Le dragon alors devint fou, se mit à courir après sa queue longue d'une encablure, et le feu qu'il portait en lui-même lui monta à la tête, se répandit dans tous ses membres, se mêlant à son sang, et le consuma de l'intérieur, tandis que le moustique ressortait, triomphant. Le dragon s'écroula, et sa queue, en tombant lourdement sur le sol, fracassa la cage où était enfermé l'enfant, qui put prendre la fuite. Les sbires du Sanglier, terrifiés par ce combat infernal, avaient déguerpi depuis longtemps. L'animal fabuleux, maintenant, avait repris l'apparence de l'homme à la hure, lequel gisait sur le sol, haletant et furieux. Mounir aussi avait repris forme humaine, et regardait son adversaire avec dédain : << - Ton orgueil t'a perdu, Sanglier, lui dit-il. - Maudit sois-tu, toi et ta puissance démoniaque. - Ma puissance à moi provenait de l'Esprit, répondit tranquillement Mounir. J'ai seulement fait appel à ce fond d'animalité présent en tout homme, car moi je suis un homme, tandis que toi tu es une vraie bête ; et c'est ta puissance démoniaque qui t'a perdu, te conduisant à te consumer toi-même si tu n'avais pas repris ta vraie forme, celle du porc que tu es. - Chien du désert ! Achève-moi donc, qu'on en finisse, puisque tu as gagné. - Non. Je te l'ai dit, je ne suis pas une bête, moi. Je n'achèverai pas un ennemi dans cet état. Mais nous nous retrouverons, sois sans crainte. En attendant, t che de méditer la leçon, si tu peux. Moi je vais m'assurer que l'enfant est hors de danger. >> Mais le garçon était déjà loin, ayant emprunté les voies du désert qu'il connaissait bien. Mounir, ayant enfourché son cheval noir avec une patte blanche, le rattrapa sans difficulté, et le ramena sain et sauf à son père. Mais en chemin, comme la beauté de ce garçon était irrésistible, et que celui-ci, ayant mis ses bras autour de la taille de son sauveur, s'appuyait fort tendrement sur son épaule, ils s'arrêtèrent à l'ombre d'un palmier, près d'une source claire que Mounir connaissait, et, dans la fra"cheur vespérale, s'abandonnèrent un long moment aux caresses les plus folles et aux étreintes les plus ardentes. De sorte que le fils d'Abdul-Ghaff r, pour la première fois de sa vie, connut le plaisir des sens et les merveilles de la chair, et il en fut infiniment reconnaissant au ma"tre de l'Ordre. Ils décidèrent toutefois, d'un commun accord, de taire cet épisode au père du garçon. Il est des choses, dans la vie des fils, que les pères préfèrent ignorer ; même s'ils devinent parfois bien plus que les fils ne pensent. Depuis, Abdul-Ghaff r aussi était très reconnaissant à Mounir, mais celui-ci n'avait jamais encore profité de cette reconnaissance, car il répugnait à recourir à la magie, qu'il jugeait peu conforme à l'ordre naturel des choses. Cette fois-ci, cependant, il s'agissait seulement d'obtenir un renseignement. Abdul-Ghaff r, trop heureux de pouvoir enfin rendre service à Mounir, se fit fort d'obtenir le renseignement pour le soir même ; il tint parole. Le soir, donc, Mounir et ses compagnons furent mis en contact avec une personne qui paraissait digne de confiance, et qui disait conna"tre le cousin du beau-frère d'un homme absolument véridique, qui affirmait sur l'honneur qu'il connaissait l'ex-amant du neveu par alliance d'une personne hautement crédible qui disait être en mesure de savoir où l'on pouvait trouver l'un des membres de la bande d'Abdul-Ghani, qui connaissait l'emplacement de la lampe fatale. Moyennant autant de dirhams d'or qu'il en fallait pour rémunérer les cinquante intermédiaires, et il était heureux qu'ils eussent justement en leur possession la somme exactement nécessaire et suffisante, Mounir et ses amis se firent conduire jusqu'à cette personne, qui était un beau jeune homme de vingt ans, au regard félin, répondant au nom d'Abdul-Fatir. Ils virent immédiatement qu'Abdul-Fatir souffrait, car c'était une me vivante et profonde, donc souffrante ; il souffrait parce qu'il avait contribué à enfermer Abdul-Ghani dans la lampe, à en faire un ectoplasme vivant ; or, il l'avait aimé plus que quiconque. Les sorciers ont leurs sentiments. Il avait été son amant pendant des années, alors qu'il était un charmant garçon de quatorze ans aux cheveux d'or fin, aux yeux bleus de topaze, et au coeur enflammé. Et rien n'avait été plus beau que cette union passionnée entre les deux sorciers-chamanes, le ma"tre et le disciple, Abdul-Ghani et Abdul-Fatir. Mais ensuite, Abdul-Ghani s'était détourné ; drame éternel des garçons qui, devenant des hommes, perdent leurs charmes enfantins pour acquérir une m le beauté, et ne se résolvent pas à perdre leurs amants, ceux qui ont guidé leurs pas et partagé leurs jeux pendant les belles années de l'adolescence, et qui ensuite, inexorablement, se détachent, attirés par des garçons plus tendres, comme Rafiq en l'occurrence. Il est des jeunes gens qui le supportent bien ; il en est même beaucoup qui se détournent les premiers de leurs amants, subjugués par les charmes d'une fille de leur ge ; c'est une tragédie pour l'amant, qui le prend avec plus ou moins de philosophie suivant les hommes et les situations. Mais il est des garçons qui ne le supportent pas, et ç'avait été le cas d'Abdul-Fatir. Par dépit et par jalousie pour le jeune et beau Rafiq qui l'avait supplanté dans le coeur d'Abdul-Ghani, il avait donc participé à l'inf me conjuration contre son ancien ma"tre et amant, et il le regrettait amèrement ; car malgré sa colère et sa jalousie, la flamme de l'amour n'était pas éteinte dans son coeur. Abdul-Fatir savait où se trouvait la fameuse lampe ; il révéla à Mounir et à Hamid qu'elle était au haut de la redoutable tour des tempêtes, au centre de la plus haute des trois sphères mystiques qui ornent le dessus de cette tour, où quatre sorciers parmi les plus retors de la bande la gardaient en permanence, car même privé de la plupart de ses pouvoirs, Abdul-Ghani restait un adversaire de poids pour tous ces renégats qu'il avait nourris comme des vipères en son sein. La tour des tempêtes avait une histoire, que voici. C'était un ancien phare. Un phare étrangement construit, par un seigneur du temps jadis, qui était marin, grand voyageur, architecte, et se livrait également à l'alchimie ; un bien étrange personnage, nommé Abdul-Al"m, le Serviteur du Savant. Il avait donc conçu cette construction bizarre, munie d'un invraisemblable escalier en colimaçon, qui n'avait semblait-il pas de fin ; cet escalier du diable était à double volée ; deux rangs de marches tournant l'un autour de l'autre sans jamais se croiser, comme deux serpents enlacés, jusqu'au sommet de l'inquiétante b tisse, où Abdul-Al"m se livrait à ses expériences d'alchimiste. Et il avait, disait-on, deux amants, deux jeunes garçons d'une très grande beauté, mais que tout opposait, comme le jour et la nuit. L'un était blond, l'autre était noir ; l'un avait le caractère souple, ouvert, rayonnant ; l'autre altier, pre, impétueux. Et il les avait voulu et les avait pris ainsi, ayant théorisé à l'extrême cette opposition de charmes et de tempéraments ; il lui fallait aimer simultanément les deux principes opposés, mais complémentaires, diurne et nocturne, solaire et volcanique. Et il les aimait comme tels, et de ses unions rituelles avec les deux garçons dans lesquels il avait placé une puissance symbolique dont lui seul avait le secret, il tirait sur les choses et sur les éléments un pouvoir étrange. On dit que du haut de sa tour, il commandait au flot sauvage, et au vent inclément, faisant et défaisant à sa guise le sort des navires et des équipages ; d'où le nom de Tour des tempêtes donné à ce prodigieux monument, qui cachait un auguste secret. Abdul-Al"m prenait toujours soin de faire monter et descendre les deux garçons par les deux escaliers différents, si bien qu'ils ne pouvaient jamais se rencontrer ; car il fallait séparer les deux principes pour leur conserver un maximum d'efficacité, et empêcher que, trop brutalement réunis, ils ne s'entre-détruisissent. Mais un jour, il arriva ce que tout esprit prévoyant aurait pu augurer : le sage et prudent alchimiste, emporté par sa passion dévorante pour les deux natures contraires, s'empêtra dans son rituel si bien réglé ; le garçon-jour descendit par erreur par la même volée d'escaliers où montait le garçon-nuit, ou l'inverse ; bref, les deux qui ne devaient jamais se rencontrer, se rencontrèrent, et ce fut l'explosion. L'explosion d'amour. Le garçon-nuit, remarquant l'exceptionnelle beauté rayonnante du garçon-jour, voulut le posséder sur le champ ; il l'embrassa frénétiquement. Et le garçon-jour, emporté et conquis par la suave puissance de son nocturne homologue, se laissa embrasser, et sans un mot, sans un cri, sans se débattre, il se laissa posséder, et ils roulèrent ensemble, au bord des rochers vertigineux battus par l' pre flot, dans des ab"mes de volupté. Mais ils ne voyaient pas qu'un autre ab"me s'ouvrait juste près d'eux ; c'était le fameux promontoire, duquel s'élançait fièrement le phare, viril symbole dominant l'étendue noire de l'océan. Dans leur frénésie, ils avaient mal calculé l'espace étroit qui les séparait du bord fatal ; on ne les revit plus jamais, ni l'un ni l'autre. Dieu seul sait où l'océan jaloux a emporté le jeune couple lové dans son étreinte fulgurante. Certains, dont l'alchimiste resté seul par la force des choses, mais que la douleur n'avait pu abattre pas plus que le flot n'a eu raison de la tour, pensèrent ou en tout cas soutinrent que les deux garçons-principes étaient toujours vivants, en quelque "lot lointain, quelque archipel insoupçonné, sans doute abouchés pour l'éternité et inconscients, dans leur excès même de conscience, de tout ce qui n'était pas la passion où ils se consumaient l'un pour l'autre. Ou bien, plus vraisemblablement, ils s'étaient dissous dans l'océan, et depuis ce jour, le flot noir qui roulait constamment sur lui-même avait la violence fluide de leurs étreintes. Certains le dirent, mais allez donc le vérifier ? D'autres, plus raisonnables ou plus sévères, maintiennent qu'ils sont morts dans le paroxysme de leur jouissance, morts en s'épanchant l'un dans l'autre, et qu'ils reviendront à la fin des temps, triomphants, soudés, plus complémentaires que jamais - non plus hommes mais principes pour de bon. Depuis ce temps-là, le phare ne s'allume plus jamais ; il est de trop sinistre mémoire au coeur des marins. Du temps d'Abdul-Al"m, la tour avait un emplacement précis, sur un promontoire rocheux au bord de l'océan. Mais depuis la mystérieuse disparition de l'alchimiste-architecte, qui s'était comme résorbé dans son oeuvre, elle n'avait plus vraiment de localisation définie ; elle apparaissait à différents endroits, suivant sa propre fantaisie ; elle surgissait soudain au creux des ténèbres, comme un voleur au détour d'un chemin, elle se manifestait au moment où on l'attendait le moins, et ce n'était généralement pas un bon présage ; personne ne recherchait vraiment la compagnie de cette tour. Mais on l'apercevait souvent de loin, la nuit, quand on regardait l'horizon, et l'on voyait briller les trois mystérieuses sphères qui la surplombaient, pareilles, en beaucoup plus grand, à ces trois sphères qui ornent la flèche des mosquées, en dessous du croissant, et qui représentent les trois mondes sensible, psychique et intelligible. Mais cette tour maudite n'avait vraiment rien d'une mosquée. Telle était la fameuse histoire de la Tour des tempêtes. Maintenant, le sombre et beau monument, obélisque phallique obscur photophore, avec sa double volée d'escaliers par où dévalaient jadis la nuit et le jour, était devenu la propriété des sorciers, qui y avaient installé la lampe que personne n'osait allumer. Abdul-Fatir, qui avait été des leurs mais s'en repentait, savait seul comment y accéder. Il fallait trouver un moyen de récupérer l'objet, pour en délivrer l'esprit et le corps qui y étaient indûment retenus prisonniers. C'est alors qu'Abdul-Fatir proposa d'utiliser la Bonne Mort Croquante. À ces terribles mots, Mounir fronça légèrement les sourcils ; l'impavide Hamid tressaillit. Les autres gardèrent un silence qui en disait long ; un silence de mort. Mais tous furent finalement d'avis que cette solution était, sinon la bonne, du moins la seule actuellement envisageable, et qu'il fallait essayer. Le pouvoir de la Bonne Mort Croquante était dans l'Ordre, et, bien utilisé, il permettait au corps astral, composé d'énergie pure, de se détacher momentanément du corps terrestre, et en même temps, c'était un pouvoir de mort extrêmement concentré qui pouvait contrebalancer la terrible puissance des chamanes-sorciers. Mounir était prêt à tenter l'expérience, mais il y avait un problème. La lampe avait été placée tout au sommet de la tour, dans une des trois sphères susmentionnées, que l'architecte avait disposées entre l'étage le plus élevé et le sommet, et où nul, à part les sorciers, n'était encore jamais allé. Même avec son corps astral, Mounir n'était pas très sûr de pouvoir gagner la dernière sphère. Pour bien comprendre la position du problème, il faut encore dire quelques mots de la façon étrange dont était conçue la tour. Elle se divisait en deux parties. On accédait, par le double escalier dont il a déjà été question, à une série d'étages superposés, assez spacieux, dont le dernier était coiffé d'une vaste coupole. L'escalier n'allait pas plus haut, mais là commençait la deuxième partie, plus mystérieuse. Elle était constituée d'une espèce de cheminée cylindrique, assez large elle aussi mais beaucoup moins que le corps de la tour, dans laquelle on pouvait autrefois monter et descendre au moyen d'une nacelle qu'on actionnait par un système de c bles et de poulies. Mais ce savant mécanisme, unique en son genre, était depuis longtemps hors d'usage. De sorte que seuls ceux qui, d'une manière ou d'une autre, pouvaient s'affranchir de la pesanteur, étaient en mesure d'escalader la cheminée. Le long de celle-ci, comme on l'a dit, étaient disposées trois énormes sphères creuses, dont on ne savait pas très bien ce qu'elles contenaient, ni pourquoi elles avaient été placées là, mais on les voyait resplendir au loin dans la nuit, comme des astres, et elles avaient chacune un nom : la première s'appelait Némis, la deuxième Thétys, et la troisième Mèrhésis. Némis, Thétys et Mèrhésis étaient considérées comme des êtres vivants, doués d'une me, invention de l'alchimiste. On ne savait pas très bien à quoi elles servaient, mais elles devaient avoir une fonction déterminée, et les gens parfois les invoquaient, bien qu'ils craignissent la tour, tellement elles semblaient vivantes et douces, comme des anges. Et c'était dans la plus haute, et la plus énigmatique, Mèrhésis, que les sorciers avaient placé la lampe ; ils étaient sûrs que là, nul ne pourrait jamais y accéder à part eux. Mais c'était compter sans l'Ordre et sans la Bonne Mort Croquante. Le corps astral de Mounir ressemblait beaucoup à son corps terrestre ; c'était la puissance du principe communément désigné sous le nom de Bonne Mort Croquante qui lui donnait une sorte de consistance supplémentaire, car elle matérialisait l'invisible et dissolvait le visible. Il était toutefois moins lourd et plus subtil, de sorte qu'après un effort de concentration intense, encouragé par ses amis qui comptaient beaucoup sur lui, Mounir commença à pouvoir pour ainsi dire nager dans l'air, comme un poisson dans l'eau. C'est ainsi qu'après bien des efforts, et après des heures d'ascension, il atteignit la première sphère, Némis. C'était un immense globe de la taille d'un palais, fait d'une matière jaune p le et luminescente, une sorte de cristal, très beau. En regardant en bas, il pouvait encore apercevoir ses amis, tout petits, et il leur fit signe que tout allait bien. Ils lui répondirent par des bravos et des encouragements. Mais avant d'aller plus haut, Mounir voulait se reposer et explorer un peu cette mystérieuse Némis, pour voir ce qu'elle contenait. Il trouva une porte, ronde, ouvrant sur un conduit infundibuliforme, par lequel il put se glisser à l'intérieur de la sphère. Il eut l'immense surprise de constater qu'elle était habitée. Non seulement elle était habitée, mais elle paraissait encore beaucoup plus vaste de l'intérieur que vue de l'extérieur. C'était une sorte de grande ruche humaine, avec toute sorte de gens qui allaient et venaient. Au bout d'un couloir, il vit une seconde porte, qui donnait sur l'extérieur, et là, sa surprise fut encore plus grande. La porte ne débouchait pas sur le vide comme elle aurait dû, mais sur un jardin ; tout un monde en fait, avec des maisons, des jardins, des arbres, des places, des fontaines, un monde qui flottait en l'air, qui n'aurait pas dû se trouver là. C'était complètement illogique et aberrant ; il se demanda s'il ne rêvait pas, mais non, il ne rêvait pas, il pouvait toucher toutes ces choses, et elles étaient bien réelles. Vue depuis le jardin, Némis avait la forme et l'apparence d'une grande citadelle sphérique, qui occupait dans ce monde une place centrale. Il en fit le tour ; il ne revit pas ses amis, mais il lui sembla que, à mesure qu'il en faisait le tour, le jardin avec les constructions qui l'entouraient devenait de plus en plus vaste, comme s'il se déployait par lui-même. Cela aussi était complètement aberrant. Il revenait périodiquement aux mêmes endroits, notamment à la porte, mais ils étaient de plus en plus espacés, avec d'autres choses, d'autres allées entre eux, à chaque fois. Et pourtant, la sphère elle-même ne paraissait pas plus grande ; il ne mettait pas plus de temps à en faire le tour. Il ne comprenait plus rien, mais ce monde l'enchantait, par l'élégance et la splendeur de ses jardins et de ses demeures. Après avoir fait plusieurs fois le tour comme ça, il s'arrêta, intrigué, et se mit à réfléchir à ce qui lui arrivait. Il entendit alors une voix charmante, comme celle d'un jeune garçon ou d'un ange, qui lui dit : << - Ne soyez pas troublé ; ça fait toujours bizarre la première fois, mais on s'habitue vite. >> Il se retourna. Ce n'était pas un ange, mais presque ; c'était un jeune garçon au visage souriant, qui lui dit s'appeler Narjis et qui le prit par la main. << - Oui, cet endroit est étrange pour ceux qui viennent de l'autre côté, lui expliqua Narjis, mais pour nous qui vivons ici, cela n'a rien de surprenant ; ce sont les lois de la réalité. - Mais quelle réalité ? En quel endroit du monde les arbres et les maisons flottent-ils dans l'air, et l'espace a-t-il des propriétés si bizarres ? - À Némis. - Qu'est-ce que Némis ? - Vous ne voyez pas ? Où êtes-vous ? Qu'êtes-vous en train de faire en ce moment ? Rappelez-vous. - Facile ; je suis détaché de mon corps terrestre qui est resté en bas, et avec mon corps astral, j'ai entrepris l'ascension de cette tour afin de délivrer un ami qui est prisonnier d'une lampe qui est au sommet. - Vous faites un bien étrange rêve ! - Mais je ne rêve pas ! J'ai vraiment laissé mon corps terrestre ; et je dois vraiment délivrer mon ami qui est dans Mèrhésis. - Qu'est-ce que Mèrhésis ? - Comment ? Mais c'est la troisième sphère qui est au sommet de la tour ! - La tour ? Quelle tour ? - Tu ne connais pas la tour des tempêtes ? Et les trois sphères, Némis, Thétys, Mèrhésis ? - Je ne connais que Némis, et c'est ici... je ne sais pas ce qu'il y a en haut. Vraiment, alors c'est vrai, vous êtes éveillé ? Et pourtant vous venez de l'autre côté ! C'est incroyable. Je n'ai jamais vu ça. - Donc pour toi, je devrais être endormi ; tu veux dire que nous sommes dans... - Exactement, vous alliez le dire. - Alors, je comprends maintenant ce qu'avait voulu faire l'alchimiste, non ; ce qu'il a fait. Un passage, un passage vers les autres mondes ou les autres états de l'être. Chaque sphère représente un état, ou une multitude d'états, et elle est comme une porte... si Némis est ce que tu dis, alors les deux autres... Thétys devrait être le monde des Idées, enfin la porte qui y mène, et Mèrhésis... oh ! Mon Dieu, c'est inconcevable. - Mais cela para"t réel, pourtant. Voulez-vous que je vous fasse découvrir Némis ? Vous êtes différent des autres, j'aimerais bien rester avec vous. - Volontiers, rien ne saurait m'être plus agréable en ce moment que ta compagnie. Tu es vraiment un garçon de rêve, tu sais ? - Oui, je suis le garçon de vos rêves, n'est-ce pas ? Cela n'a rien d'étonnant, vu l'endroit. - D'accord, bon... parle-moi de ceux qui vivent ici. Qui sont-ils ? Sont-ils réels ? - Aussi réels que vous et moi. - Mais toi, tu es réel ? À qui est-ce que je parle en ce moment ? - Au garçon de vos rêves, vous l'avez dit. - Tu veux dire que c'est moi qui te projette, qui te crée ? - En quelque sorte, je suppose, oui... mais en vérité, j'ai toujours été ici. Mon temps n'est pas le même que le vôtre ; si c'est vous qui m'imaginez, alors vous m'imaginez maintenant avec un passé qui pour moi est vraiment passé. - Je comprends l'idée ; ce passé, je l'imagine maintenant, mais pour toi, il a vraiment eu lieu. Le temps est quelque chose de subjectif ; quand on se trouve à un étage du réel, on peut agir sur le passé pour ceux qui se trouvent à l'étage inférieur. Un peu comme un écrivain qui invente une histoire dans le passé ; en admettant que ses personnage possèdent une vie propre, ce passé possède autant de réalité pour eux que son enfance pour l'écrivain, mais pour lui, il s'agit d'un passé fictif, qui n'existait pas avant qu'il l'invente. C'est comme une feuille dans un livre ; dans la succession des pages, elle n'a presque pas d'épaisseur ; mais pour celui qui lit le livre, elle représente un vaste espace où peuvent se déployer des formes. L'esprit possède peut-être un pouvoir de déployer le temps, selon des axes différents, qui n'altère pas la succession des instants. - Vous êtes intelligent ; vous pensez que le temps fonctionne ainsi ? Alors, pour chaque homme, lorsqu'il na"t, le monde na"t peut-être avec lui ; et le passé du monde avant sa naissance pourrait n'être que le fruit de son imagination, réel pour le monde, imaginaire pour lui ? - Cela me semble concevable, mais comment le savoir ? Si c'est moi qui te rêve, qui te crée, avec un passé aussi réel pour toi que le mien pour moi, que suis-je moi, pour toi ? - C'est aussi moi qui vous projette ; j'ai longtemps rêvé de vous, vous savez ? Enfin, de quelqu'un comme vous, différent de ceux qui viennent d'habitude ici. - Attends, sois plus clair, veux-tu ? Tranchons la question. Es-tu une création de moi ou un être qui existe réellement ? Ou les deux ? - J'existe réellement pour Némis, et Némis est une création de chaque homme. - Bon, voilà qui est clair au moins. - La puissance de l'imaginaire, vous connaissez ? - Je comprends ce que tu veux dire. Enfin je crois. - Bon, eh bien, parfait ; alors, on y va ? - Allons-y. >> Narjis se mit donc à faire visiter Némis à Mounir. C'était un monde à la fois étrangement beau et inquiétant, énigmatique et familier. À chaque instant, Mounir reconnaissait des lieux qu'il avait l'impression d'avoir déjà visité cent fois, mais qui pourtant ne lui rappelaient rien de précis. Tout était somptueux, démesuré, et excessif. Il lui semblait toujours que n'importe quoi pouvait arriver ou surgir à l'improviste d'un recoin, d'une cachette, tel qu'un mur, un buisson, ou même simplement de l'espace, qui avait l'air vivant, organique. Il devait se méfier de ses propres pensées, car elles avaient tendance à se matérialiser. À un moment, il pensa à une ville ; et tout à coup il vit surgir cette ville devant lui, immense et flamboyante. Mais cette ville ressemblait moins à une vraie ville qu'à un être vivant, protéiforme, qui respirait, bougeait et se modifiait constamment, bien qu'insensiblement. Les maisons de cette ville, construites les unes sur les autres, ou dans les autres, selon les formes les plus insolites, formaient un invraisemblable fouillis de rues, de ruelles, de boulevards, de grands blocs distordus comme des boyaux enchevêtrés, et qui pensaient, et la ville échangeait avec lui des pensées, mais selon un mode onirique, dont la logique lui échappait. Elle répondait à ses pensées en modifiant sa géographie, sans mouvement apparent, mais de façon continue, de sorte qu'il avait l'impression de marcher dans ses propres pensées. Les rues étaient absolument désertes, et pourtant la ville vivait. Narjis perçut le trouble de Mounir et commenta : << - Je comprends ce que tu ressens ; ça te trouble que la ville communique avec toi, hein ? Mais c'est normal, car la ville, c'est toi, et tu le sais. Pour le moment, tu es étonné de ce que tu vois et tu es peu rassuré, mais tu vas t'habituer, et à la fin, tu pourras ma"triser ce pouvoir ; alors tu feras ce que tu voudras. - Tu sais ce que j'ai envie de faire en ce moment ? - Oh oui ! Je le sais parfaitement... et ça aussi tu le sais. >> Mounir avait pensé à un arbre, au pied duquel il pourrait s'allonger avec son charmant compagnon, bien tranquille, et il ne fut pas autrement surpris de voir cet arbre appara"tre devant lui, au milieu d'un grand jardin. La lumière était crépusculaire et l'air tiède. L'arbre était immense et n'appartenait à aucune espèce connue ; ses feuilles avaient de jolies couleurs qui variaient graduellement du roux-mordoré au gris-turquoise, et ses branches sinueuses, entortillées comme un immense écheveau de laine, s'étendaient à l'infini dans l'espace, jusqu'à se perdre dans l'éther, au delà même de Némis. Au pied de l'arbre, l'herbe était aussi tendre qu'un divan de soie. Il s'allongea promptement et entra"na Narjis contre lui en l'embrassant. Le garçon se laissa faire, et ils glissèrent en même temps leurs mains sous leurs habits respectifs. Ils se laissèrent emporter dans un tourbillon de caresses, tous leurs membres emmêlés comme les branches de l'arbre, et leurs souffles mêlés, comme une seule brise printanière ; celui de Narjis était parfumé comme le musc. Son étreinte était d'une suavité inouïe ; l' me de Mounir vacillait. Il se retrouva de nouveau dans la ville, mais cette fois elle était ténébreuse, menaçante. << Évidemment, se dit-il, j'aurais dû m'en douter >>. Il s'était uni charnellement au garçon de ses rêves. Une volupté tellement intense s'était emparée de lui... une jouissance infinie, telle qu'on n'en peut éprouver qu'en rêve, où tout l'univers s'annihile et succombe. Mais on ne succombe pas en rêve ; on ne fait que pousser une porte et changer de niveau de rêve. Arrivé au pinacle de la jouissance avec ce garçon de ses rêves, il avait craint de le perdre à jamais, et maintenant il se retrouvait dans les ténèbres, seul, au milieu d'un décor angoissant qui matérialisait toutes ses peurs, tous ses regrets enfouis. Il reconnaissait le spectre de très vieilles terreurs qu'il avait ensevelies au plus profond de lui-même. Mais à cette pensée que tout cela n'était que le produit de sa pensée, il retrouva tout son courage et avança. L'éclairage public jetait une lumière glauque, mais suffisante ; la ville, dans cette lumière, était triste, mais belle. Il était dans un grand palais, sombre et qui lui parut tout d'abord désert. Il ne savait pas comment il était arrivé là, mais cela lui paraissait normal, car la ville évoluait au gré de ses émotions. Après avoir erré dans des couloirs tortueux, gravi des escaliers de pierre, il se trouva au milieu d'une foule dense, qui marchait rapidement dans diverses directions. Il y avait des couloirs qui donnaient sur de multiples chambres où vivaient toute sorte de gens, et aussi des allées couvertes avec des magasins, des salons, des cafés, des thé tres, tout un monde bruissant et frémissant qui ne faisait pas attention à lui ; un luxe raffiné mais glacial. Il cherchait désespérément Narjis et ne le trouvait pas. Il finit par comprendre qu'il ne s'y prenait pas de la bonne façon ; c'était en lui-même qu'il devait chercher. Descendre en lui-même... trouver où se cachait l'objet de son désir. Il descendit une volée d'escalier et se retrouva dans un grand vestibule, obscur, éclairé par une sphère opalescente qui servait de lampadaire ; il n'y avait pas me qui vive. Il regarda plus attentivement, et aperçut enfin une forme assise sur un banc, près d'un massif de plantes vertes. Il avait probablement trouvé le garçon qu'il cherchait ; en effet, c'était Narjis. Il avait l'air triste, mais son visage s'éclaira un peu en voyant arriver Mounir. << - Enfin, te voilà ! Ça fait des siècles que je t'attends. - N'exagère pas quand même ; on s'est quittés il y a une heure à peine ; il faudra que tu m'expliques comment, d'ailleurs ! - Quittés il y a une heure ? Mais non, Mounir, nous ne nous sommes jamais vus, si ce n'est en rêve... je sais qui tu es car ça fait des années que tu rêves de moi, et moi de toi, et depuis tout ce temps, j'attends que tu viennes me sauver de ce monde triste et funèbre où je me morfonds ; je parle de cette cité-hôtel, où les gens passent leur temps à aller, venir, se divertir pour échapper à leur propre inconsistance, sans y arriver, et ne font pas attention à moi, un garçon perdu, seul, dans le dédale de ces couloirs obscurs. Je t'ai appelé, et depuis, tous les soirs je t'attends sur ce banc, sans savoir si tu vas venir un jour ; et aujourd'hui, tu es venu. Prends-moi dans tes bras ! Emmène-moi loin d'ici ! - Narjis ! Je te prendrai dans tes bras autant que tu voudras, mais si c'est pour que tu m'échappes de nouveau et que tu perdes à chaque fois la mémoire, oublie ça ! Tu ne te souviens vraiment pas que nous avons fait l'amour sous le grand arbre, il y a une heure - une heure et demie peut-être ? - C'est vrai ce que tu dis ? Eh bien ! Tu vois comme notre monde est étrange ! C'est pour ça que je suis malheureux. Ici, le temps ne veut rien dire ; l'espace non plus. Ils ne semblent suivre aucune règle ; ils sont pleins de boucles étranges et de pièges. Dans une autre partie de ton rêve, tu as dû me désirer trop intensément ; et tu m'as possédé tellement fort que tu as eu peur de me perdre, donc tu m'as perdu. Et moi je t'ai oublié. Oh ! Pardonne-moi, Mounir. - Oui, sauf que je ne rêve pas ! Je suis ici réellement, avec mon corps astral ; alors comment ai-je fait pour te perdre ainsi ? C'est trop bête ! - Corps astral ou pas, ça ne change rien ; tu es à Némis, tout se déroule selon la logique de Némis. Tous ceux qui sont ici y sont soumis. À l'avenir, si tu ne veux pas me perdre de nouveau, pense à contrôler tes pensées. - Oui, mais tout de même, hab"b", je ne comprends pas pourquoi tu as l'air si triste ; ce n'est pas dramatique, tout ça ; on dirait que tu as le coeur oppressé, pourquoi ? - Ce sont tes propres angoisses, Mounir... et puis aussi, je suis le garçon de tes rêves, mais toi tu es un héros, un guerrier, un homme d'action. Si tu m'avais imaginé libre et heureux, je l'aurais été ; mais tu m'as imaginé triste, oppressé, pour pouvoir venir me délivrer. C'est ça que tu aimes, n'est-ce pas ? Venir en aide au garçon malheureux... c'est pourquoi je suis malheureux. - Mais c'est horrible, ce que tu dis là ! Si tu savais comme je m'en veux de t'avoir pensé ainsi ! - Un autre se dirait que ce n'est pas grave, vu que je ne suis pas réel. - Oui, mais je ne suis pas un autre, et pour moi tu es bien réel. Celui qui dit le contraire, je lui coupe la tête ; j'ai senti sous l'arbre combien tu étais réel. - J'aurais aimé m'en souvenir. Mais rassure-toi, ce que tu dis là prouve ta générosité. Le temps ici n'a pas la même valeur que de l'autre côté ; c'est maintenant qu'il commence pour moi, avec notre rencontre. Ce qu'il y a eu avant n'était qu'un mauvais rêve ; la causalité non plus ne suit pas les mêmes règles... ma tristesse n'est pas ta faute, c'est celle de tous ces gens qui passent sans me regarder, et moi tout ce que je désire, c'est un ami... viens, allons-nous en d'ici. J'ai envie de vivre, tu ne peux pas savoir ! Retournons sous l'arbre. - Tu t'en souviens, maintenant ? - Non, mais toi oui, c'est l'essentiel. - Tu ne vas pas encore t'évaporer ? - Cela dépend de tes pensées. - Bien, allons-y alors. >> Ils retournèrent vers les jardins, mais en chemin, ils passèrent devant nombre d'échoppes qui vendaient de la nourriture appétissante - on trouvait à Némis des mets variés et raffinés - et ils se rendirent compte qu'ils avaient faim tous les deux. Mounir avait faim car il venait de fournir de grands efforts physiques ; mais Narjis avait encore plus faim, car il attendait Mounir depuis des siècles, du moins dans cette partie du rêve, et personne ne lui avait jamais donné à manger pendant tout ce temps. Il souhaitait aussi des habits neufs, et toute sorte de choses que l'on trouvait dans les boutiques de la cité couverte, qui lui faisaient envie depuis si longtemps. Mounir se fit un plaisir de le g ter. Il voyait ses yeux briller de plus en plus à mesure qu'il lui offrait ce qu'il désirait, et il se délectait. À chaque fois, Narjis disait : << merci, Mounir, tu es le meilleur ! >> et se jetait à son cou en l'embrassant. Ces articles de luxe ne coûtaient presque rien, et de plus Mounir avait tout l'or et tout l'argent qu'il désirait puisqu'il était à Némis, donc il pouvait combler le garçon au delà de toute mesure. Et on aurait vraiment dit que Narjis avait passé des siècles à convoiter toutes ces choses sans espoir de les obtenir ; sa joie était pure et sincère. Mounir prenait un plaisir indicible à répondre aux attentes de Narjis ; il se rendait compte comme jamais à quel point le bonheur d'un garçon, même s'il tenait à des choses futiles, était une chose précieuse à ses yeux. Il tenait peut-être à des choses futiles, mais il n'en était pas une lui-même ; il était tout le contraire. En plus, il s'apercevait qu'une chemise de brocart mi-longue, resserrée à la taille, brodée de soie et d'or à motif floraux, n'était pas une chose aussi futile si elle mettait en valeur la prestance d'un garçon en laissant discrètement poindre les deux protubérances délicates de sa poitrine exquise, et si elle permettait de faire appara"tre sur son visage un sourire de contentement exceptionnel ; les petites choses, parfois, renferment un grand pouvoir, même à Némis. Il se rendait compte qu'il avait vraiment rêvé ces moments, depuis longtemps, intensément. Il était heureux de rendre Narjis heureux. Il passa un moment délicieux ; peu à peu, à mesure que la joie de Narjis augmentait, la ville s'ouvrait, s'illuminait, prenait vie ; elle devenait un endroit paradisiaque, enchanteur, plein de rythme et de couleurs. Elle échangeait avec eux, vibrait au rythme de leur fantaisie. Il comprenait le secret de cette ville : elle vivait d'une vie propre, comme toute ville, mais elle naissait à chaque instant de son propre esprit, elle vivait et respirait par lui. Finalement, ils arrivèrent à l'arbre, qui n'était plus tout à fait le même, mais offrait un aspect fort ressemblant, avec d'autres teintes. La lumière était toujours douce et crépusculaire, et l'herbe, comme du velours de soie. Ils se couchèrent dessus et, de nouveau, Mounir prit Narjis contre lui, le couvrit de baisers, s'abandonna à ses caresses. Le même tourbillon de délice s'abattit sur eux et les emporta au loin, dans les méandres du rêve et de la volupté, mais cette fois, Mounir surveilla ses pensées ; il s'efforçait de rester avec Narjis, sans se disperser dans la ville que son mental projetait autour d'eux, il se disait que pas même la mort ne pourrait les séparer. Il atteignit le paroxysme de la jouissance, complètement lucide, plus lucide que jamais. << - C'est beau ce qui nous arrive, Narjis. - Oui, Mounir ; c'est beau. >> Ils volaient ; ils planaient dans le ciel de Némis. Narjis se donnait complètement à Mounir, si complètement que leur passion réciproque formait comme une bulle autour d'eux, un habitacle dans lequel ils pouvaient s'élever et translater à leur gré, voyager où ils voulaient ; et ils étaient pris dans le vertige de la vitesse et du mouvement, tout en se sentant parfaitement protégés par cette bulle autour d'eux qui matérialisait leur amitié. Ils tournaient autour de Némis, en se tenant par la main, et dans cette giration folle qui les grisait, tout le monde de la première sphère se dévoilait à eux. Ils apercevaient même de loin Thétys, la porte du monde des Idées, qui scintillait. Ils gravitaient sans effort, car Mounir, à présent, ma"trisait complètement son pouvoir de modifier la réalité à son gré. Ils voyaient défiler en dessous d'eux des paysages infinis, vaporeux, oniriques, des champs, des lacs, des cités ; c'était tantôt le jour, tantôt le crépuscule ou la nuit, l'alternance n'obéissait pas à des règles précises, elle suivait le flux de leurs émotions. Quand il leur en prenait l'envie, ils s'embrassaient dans l'air, se rapprochaient, s'enlaçaient ; ils faisaient l'amour dans la nue. La bulle autour d'eux s'élargissait, et ils se sentaient totalement libres. L'amour avec un garçon en l'absence de pesanteur, dans l'éther, leurs membres emmêlés flottant comme des méduses dans l'océan, était une expérience nouvelle et savoureuse pour Mounir. Et ils continuaient leur voyage. Ils se sentaient si légers qu'ils n'avaient qu'une seule inquiétude, celle de ne pouvoir redescendre. C'est vrai qu'ils montaient sans cesse, et dérivaient malgré eux, de plus en plus loin ; le vent les emportait ; Thétys était encore loin, certes, mais Mounir avait peur, par moments, de rater l'objectif par excès, de se retrouver perdu dans l'éther infini, jusqu'au Trône de Dieu peut-être. Narjis ne partageait pas vraiment cette inquiétude, car il aurait suivi Mounir n'importe où ; c'était tout ce qui comptait pour lui. À un moment, Mounir décida qu'il était temps d'essayer de perdre un peu d'altitude, pour voir si c'était possible. Il dut faire des efforts, mais il constata que, en se fixant un point précis vers le bas, il était tout à fait possible de l'atteindre, ce qui le rassura. Alors il aperçut une grande b tisse, une sorte de manoir, de qasbah, avec une cour intérieure, des toits en pente, mais ouverts en partie sur de larges terrasses où poussaient toute sorte de plante, comme des jardins suspendus. En fait, ces jardins paraissaient livrés à eux-mêmes ; une véritable forêt vierge par endroits. Ce lieu étrange et sauvage l'attirait. Ils descendirent donc, son compagnon et lui, vers une des terrasses. Il se retrouvèrent dans le manoir, qui était vraiment immense, somptueux mais délabré, et désert. Toutefois, Mounir reconnut très vite une odeur qui lui était familière : le parfum doux et cre de l'opium. En suivant l'odeur, ils parvinrent à une grande pièce, une sorte de terrasse partiellement couverte qui donnait sur la grande cour carrée, où se trouvaient sept ou huit garçons, jeunes, de onze à quinze ans environ, alanguis sur des sièges, des divans, fumant l'opium, buvant du vin, s'embrassant ou vaquant à des occupations diverses. Ils avaient l'air à la fois sauvages et sympathiques ; imprévisibles et charmants. Ils ne manifestèrent pas une grande surprise de voir arriver ces deux inconnus, mais plutôt une méfiance sarcastique. L'un des jeunes, qui devait être quelque chose comme le chef de cette singulière bande, s'avança et dit : << - Qui êtes-vous ? Et que venez-vous faire ici ? - Je m'appelle Mounir, et voici mon ami Narjis. Je viens de l'autre côté, et c'est une longue histoire ; je ne fais que passer, et à vrai dire je ne sais pas trop ce que je viens faire chez vous ; j'ai été attiré par votre demeure. Mais en tout cas, je viens en ami. - En ami ? Personne ne nous a jamais traités en amis, à part nous-mêmes. C'est pour ça que nous sommes ici. Mais dis-moi, étranger, es-tu le Mounir qui est connu de l'autre côté comme le ma"tre de l'Ordre ? - Cela se pourrait ; si c'était le cas, que lui diriez-vous ? - Je lui dis : bienvenue, car il n'y a que Mounir pour répondre ainsi. Je m'appelle Mady ne, et voici mes amis : Allal, Warr q, Lounès, Antar, Mimoun et Azzam. >> Il les présenta un à un. Mimoun était le plus jeune ; il avait onze ans et il était petit, carré, souriant et bistré. Azzam, quinze ans, était le plus gé ; il était ch tain-blond, filiforme et sérieux. Mady ne avait quatorze ans, il était fringant, sûr de lui et remarquablement beau. Ils lui firent tous bon accueil ; Mounir était rassuré de voir que son nom était une recommandation positive. Il aurait été triste de devoir tirer son sabre contre ces jeunes gens en qui il percevait quelque chose de félin, d'indompté et d'émouvant à la fois. Après leur avoir brièvement expliqué la raison de sa présence, il écouta leur histoire. << - Nous venons de l'autre côté, expliqua Mady ne ; comme toi. Eh oui ! Nous venons de là-bas, du monde réel si tu veux, ou qui se prétend tel. Nous étions opprimés là-bas ; gosses des rues ou gosses de riches, nous étions tous incompris dans nos familles, mal-aimés et malmenés. Nous avons eu la chance de nous rencontrer. Nous nous sommes compris, nous nous sommes aimés, et nous avons juré de rester toujours ensemble. Nous voulions lutter contre le monde des adultes qui nous menait la vie dure, mais ils nous l'ont menée encore plus dure. Nous avons lutté plus durement, et ils ont voulu nous briser. Mais nous nous sommes relevés à chaque fois. Ils ont voulu nous séparer, mais nous sommes restés unis. Tous unis pour le meilleur et pour le pire ; nous partagions le même destin, celui de gosses persécutés. Personne ne nous écoutait, personne ne nous aimait. Nous avons fui ensemble, mais le malheur nous a poursuivis. En chemin, nous ne rencontrions que des loups ou des hyènes qui essayaient de profiter de nous. À chaque fois, nous leur écrasions la tête avec une pierre, mais ils revenaient plus nombreux. Nous sommes allés plus loin, toujours plus loin, mais ça ne changeait rien au final. Nous avions toujours le monde contre nous, tu sais, ce monde que tu combats, le monde de ceux qui se proclament grands, et qui sont si petits en fait. Finalement, nous nous sommes réfugiés ici, à Némis ; nous avons complètement tourné le dos à ce monde fourbe et cruel, nous avons quitté définitivement notre corps terrestre, et nous avons trouvé asile dans le monde de nos rêves. Depuis, nous n'habitons plus que lui, nous sommes ici et pas ailleurs, nous restons entre nous, dans ce manoir, entourés de nos rêves comme un père de ses enfants, nous n'avons besoin de rien d'autre. La vie s'écoule paisiblement, nous fumons l'opium et nous faisons le sexe, sans règles, sans contrainte ; mais nous sommes amers quand nous pensons à nos vies passées, au temps perdu et à la souffrance ; c'est pourquoi nous avons besoin de fumer, de faire l'amour et de rêver. - Mes chers amis ! Je vous comprends ; j'ai connu tant de jeunes dans votre cas, confrontés à un monde qui n'aime pas les jeunes ni la jeunesse ; eux n'ont pas eu la chance de pouvoir faire comme vous, mais ils m'ont rencontré, moi. Vous auriez dû rejoindre l'Ordre ! - Je sais, Mounir, nous y avons pensé. Nous avions entendu parler de toi, qu'est-ce que tu crois ? Mais nous étions loin ; c'était compliqué pour te rejoindre. Il y avait tant d'obstacles ! Nous t'avons appelé, mais tu ne nous as pas entendus. - Hélas ! Ce sont des choses qui arrivent rarement, mais elles arrivent. Il y a tellement de garçons qui m'appellent... je ne peux pas toujours répondre à tous. Je dois aider les plus malheureux ou les plus intéressants. Vous en étiez sûrement, mais il est possible que votre appel ait été étouffé par un autre, plus urgent... vous m'en voyez désolé, si vous saviez ! - Ne sois pas désolé ! C'est peut-être mieux ainsi. Nous sommes bien où nous sommes, et tu vois, nous t'avons rencontré finalement ! - C'est vrai... c'est peut-être ça, la réponse à votre appel ; mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas ? - Voilà. Mais allez, ne te bile pas. On va te faire visiter le manoir ; après, on se prendra un bon coup de queue et de l'opium premier choix, tu m'en diras des nouvelles ! - Ah ! Vous êtes connaisseurs, je vois ! - Un peu ! - C'est bien ; j'aime que la jeunesse s'adonne à des plaisirs sains. >> Mady ne, Mimoun et Azzam firent visiter le manoir à Mounir et Narjis. Le b timent était immense, beaucoup plus vaste au dedans qu'au dehors, plein de couloirs, de recoins, de salles secrètes, idéales pour jouer à cache-cache, ou pour dispara"tre avec un ami le temps d'échanger quelques caresses. Les différentes salles étaient diversement meublées, avec des décors datant de différentes époques. Il y avait toute sorte d'objets, des tableaux aux murs, des sculptures de différents styles, des bibelots insolites, des coffres au trésor ; des plantes de toute sorte poussaient un peu partout, entre les pierres, dans des pots ou sur les terrasses, et elles donnaient toute sorte de fruits. Le petit Mimoun, gai comme un pinson, débordant d'énergie, sautait un peu partout, parlait beaucoup, plaisantait. Il était attiré par Mounir, de toute évidence, mais il avait aussi commencé à sympathiser avec Narjis, qui le prenait dans ses bras, l'embrassait, lui mettait la main dans le pantalon - le garçon trouvait cela comique. Mounir pensait déjà à tout ce qu'il avait envie de faire avec lui. Mady ne ne perdait rien de tout cela et s'en amusait fort. Le manoir avait, comme tous ces lieux que l'on voit en rêve, un côté inquiétant avec ses coins sombres, l'apparent chaos architectural de ses dédales de corridors, ses escaliers branlants, et les secrets qu'il renfermait - des secrets qui ressemblent étrangement aux vôtres ; pourtant, une ambiance excellente régnait, par la gr ce de ces garçons qui avaient su apporter leur lumière en ce lieu. Enfin, ils revinrent à la pièce du début, où les attendaient les autres garçons. Ils vaquaient nonchalamment à des occupations diverses, comme précédemment. Deux d'entre eux, Lounès et Antar, jouaient aux échecs, avec cette particularité que les pièces blanches étaient rouges. Mounir s'approcha pour voir où en était la partie ; il remarqua alors une autre particularité : il n'y avait pas de reines dans ce jeu, mais il y avait, dans chaque camp, une pièce de plus, qu'il ne connaissait pas, et qui avait approximativement la forme... d'un jeune garçon. Oui, d'un jeune garçon, c'était exactement cela. Mounir comprit et dit : << - Qu'est-ce que cela ? C'est le page, je présume ? - Oh, cette pièce-là ? Dit Antar. Mais oui, c'est ainsi que nous la nommons. Il n'y a pas de reines dans notre jeu ; nous n'en avons pas besoin. C'est réservé aux garçons, ici ; même dans nos jeux, les femelles n'ont pas leur place. Nous restons entre garçons, c'est mieux. Mais pour que notre roi ne se sente pas trop seul, nous avons rajouté cette pièce. Le page lui tient compagnie, et il peut se déplacer sur tout l'échiquier, dans tous les sens et dans toutes les directions. Mais le roi aussi a plus de liberté de mouvements dans notre jeu ; nous le trouvions trop limité dans la version classique ; cela ne convient pas à un roi. Toutefois, il ne saurait pas non plus se promener dans tout son royaume, tel un sujet ordinaire. Ce n'est pas un roi nomade, il doit garder sa dignité. Alors, le page a eu une idée ; c'est une pièce intelligente. Il nous a suggéré la variante suivante, beaucoup plus subtile que dans le jeu ordinaire : le roi peut se déplacer librement, dans toutes les directions, d'autant de cases qu'il veut, dans un carré de cinq sur cinq limité par les bords du damier. Comprenez-vous pourquoi ? - Je pense que je peux m'en faire une idée. Voyons... cela doit avoir un rapport avec le mouvement du cavalier ; un roi qui monte à cheval... - C'est cela. Théoriquement, le roi est censé pouvoir imiter le mouvement de toutes les pièces, sauf le cavalier. Il peut, dans les limites d'un carré de côté trois, se déplacer comme le pion, la tour, le fou, mais pas comme le cavalier. Or, supposons qu'il lui soit permis d'imiter aussi le mouvement du cavalier, en avant comme en arrière ; il pourra alors atteindre presque toutes les cases disposées selon une ligne octogonale irrégulière mais symétrique, dont les côtés mesurent alternativement l'équivalent de deux cases, puis de deux demi-diagonales, et ainsi de suite. En complétant l'octogone, nous avions donc une première variante du jeu dans laquelle le roi pouvait atteindre vingt et une cases - pour autant qu'elles soient dans les limites du jeu. Pour simplifier, et lui donner encore un peu plus de liberté royale, nous avons complété cet octogone en un carré de cinq de côté, en rajoutant les quatre cases qui jouxtent les côtés obliques de l'octogone. Cela fait donc vingt-cinq cases que le roi peut atteindre. Cela corse le jeu ; c'est plus conforme à la dignité royale, et plus cohérent avec l'idée que le roi peut s'approprier le mouvement de toutes les pièces, y compris du cavalier, car un roi peut monter à cheval. - Oui ; et puis dans l'ancien jeu, le roi pouvait atteindre neuf cases, en comptant celle où il se trouve, nombre qui correspond précisément à la royauté terrestre, à l'autorité temporelle. Mais dans votre variante, il peut en atteindre vingt cinq, cinq fois cinq ; or cinq est le nombre de l'Intellect, de la royauté céleste, de l'autorité spirituelle. Ce roi-là est en fait l'Esprit de Dieu. En tant qu'amoureux des garçons, il est plus proche de l'idéal spirituel, brahmanique, c'est normal. L'homme qui renonce à la féminité se grandit. Vous avez eu une grande idée. - Ce n'est pas nous ! C'est le page, comme nous te l'avons dit. C'est un malin. C'est lui qui a suggéré cela au roi ; nous, nous n'avons fait que l'entériner. - Ah ! En plus. Évidemment, j'avais négligé ce détail. Votre jeu est vraiment un jeu intelligent. - Oui, hein ? - Cela dit, puis-je me permettre de suggérer quelque chose à ton illustre page ? - Euh... oui, quoi ? - Sept cases au Sud-Est ; échec et mat ! - Enfer et damnation ! >> s'écria Lounès, qui était effectivement battu et n'avait rien vu venir ; même Antar n'avait pas vu le coup, mais Mounir était un joueur expérimenté ; et ce page qui ne faisait pas que remplacer la reine, mais conseillait aussi le roi, décidément lui plaisait. << - Tu prendras ta revanche, dit Mounir. - Mais c'était déjà la revanche ! Répondit Lounès, dépité. - Ah ! Tu n'as pas de chance alors. Bah, tu sais ce qu'on dit, ceux qui perdent au jeu ont souvent plus de chance en amour. - Tu parles ! Cet animal, je l'ai sucé huit fois en trois jours, et il veut pas me rendre la pareille ; pourtant il a promis. - Ouais, mais sa queue elle est trop grande ! J'ai failli m'étouffer la dernière fois. - Idiot ! C'est parce que tu sais pas respirer par le nez ; mouche-toi ! - C'est pas tes oignons ! Et puis tu connais la règle : le perdant suce le gagnant. C'est pas ma faute si tu perds tout le temps ! - T'as qu'à me laisser gagner ! - Dans tes rêves ! - Justement, on y est ! - Alors de quoi tu te plains ? - De ta mauvaise foi, de ta langue de vipère et de ta face de singe ! - Face de singe ? Non, mais tu t'es pas regardé ! - Écoutez, dit Mounir, on peut arranger ça ; vous me plaisez. Si vous voulez, je vous suce tous les deux, toi, Lounès, d'abord, puisque tu as perdu. Comme ça je pourrai vérifier si c'est vrai, cette histoire de dimensions. Vous en dites quoi ? - Que ça nous convient totalement ! dirent-ils en choeur. - Oui, voilà une bonne idée ! dit Lounès ; ça nous changera des échecs ; c'est nul, ce jeu ! - Tu dis ça parce que tu perds tout le temps. - Avoue que ça t'arrange ! - J'ai pas dit le contraire. - Eh bien moi, je dis qu'on devrait changer les règles : le perdant se ferait sucer. - Justement, réjouis-toi : c'est ce qui va nous arriver à tous les deux. - Oui, mais uniquement si vous cessez de vous chamailler, dit Mounir. - Mon cher Lounès, t'ai-je déjà dit à quel point tu m'étais sympathique ? Dit Antar. - La sincérité de cette déclaration me fend le coeur, dit Mounir. - Bon, d'accord, dit Antar, la main sur le coeur... amis à la vie, à la mort ; mais allez, suce maintenant ! - Là, je veux bien. - Ouais, mais moi d'abord, hein, on est bien d'accord ! Dit Lounès. - Mais oui ! Oh là là, quel geignard ! Railla Antar. - Je suis pas un geignard ! Menteur ! - Tais-toi et sors ta queue, alors ! - C'est vrai ; tiens, la voilà. Qu'est-ce que tu en penses ? - Jolie pièce, mon page ; ton roi te félicite. C'est vrai qu'elle est grande, mais pas monstrueuse pour ton ge. Tu es dans la moyenne supérieure, je dirais. Très supérieure, même ; ho ho ! Tu as du potentiel. C'est bien. Ça ira parfaitement. - Ah ! Tant mieux. >> Lounès était un joli garçon brun, arabe, bouclé, de treize ans et demi, avec un corps pulpeux, solide comme du roc mais doux comme du velours, des membres bien découplés, galbés, puissants et souples, << dans la moyenne supérieure >> de son ge, avec en plus un je ne sais quoi de gr ce féminine qui obombrait délicatement le tout, atténuant son trop de virilité naissante. Typique chez les jeunes Arabes. La << pièce >>, en effet, était volumineuse, appétissante, mais pas excessive. Mounir l'enfourna sans problème, et, la tenant bien en main, comme une crosse, téta délicatement, amoureusement, ce qui dépassait. << - Ouiii, aaah ! Mounir ! C'est bon... ou h, bill h ! Aowwwh ! >> En quelques minutes à peine, Lounès jouit dans la bouche de Mounir avec un grand r le de volupté extatique pendant que les autres garçons se rinçaient l'oeil en rigolant. Ils pouvaient tous apprécier l'expertise de leur hôte. Le petit Mimoun, en particulier, brûlait d'être le suivant. Après que Lounès, le coeur battant, se fut écroulé sur le divan en arrière, respirant à grands traits et souriant béatement, le dard humide à l'air car il attendait qu'il dégonfl t pour le ranger, il se précipita en arborant déjà sa petite virgule sympathique, tendue vers le haut dans une aspiration déchirante au plaisir et s'écriant : << - Moi ! Allez ! À mon tour maintenant, Mounir, suce ! - Non mais, dégage, mini format ! Dit Antar en le poussant. C'est à mon tour ! - Eh ! C'est pas juste. >> Mounir était dans une situation délicate, car il ne voulait décevoir personne ; mais à ce moment, Narjis intervint pour régler la question. Mimoun le tentait depuis un bon moment déjà, alors il s'enroula autour de lui en disant : << - Tu sais, je peux aussi bien faire l'affaire, si tu es pressé. - Oh ! Ben c'est d'accord...vas-y, mais fais ça bien, hein ! - T'inquiète pas, va, je sais ce que j'ai à faire. >> Et Narjis se mit à sucer le petit Mimoun, qui roucoulait de plaisir et se cabrait d'une façon aussi charmante que maladroite, pendant que Mounir s'occupait d'Antar. C'était un garçon de treize ans, précieux, d'un type compliqué, métis africain-arabe, la peau brun chaud très clair, les cheveux fins et très bouclés, descendant en cascade sur le front et la nuque ; des traits curvilignes et d'une délicatesse presque féminine, félins, racés, ciselés plutôt que taillés, un vrai travail d'orfèvrerie, un bijou garçonnier ; et avec ça, un caractère vif, effervescent, viril, légèrement dominateur, mais très ma"tre de lui, perdant rarement contenance ; intelligent, sensible, éveillé... de grands yeux bruns brillants ouverts sur le monde, en forme de coquille, légèrement pincés sur le bord extérieur, qui s'embuaient facilement dans le plaisir ; et le reste du corps à l'avenant : gr ce et finesse, nervosité, harmonie, rondeur ; un grain de peau fin et doré, muscles serrés, souples, appelant les caresses comme l'arbre la foudre, douceur et sensualité, et ses longues cuisses brunes et minces, convergeant vers une tige fine, légèrement recourbée mais pas trop, durcissant facilement, douce comme du velours, d'une jolie teinte marron légèrement plus sombre que le reste avec le bout plus clair et d'un brun-rose troublant, sensible mais endurante ; émouvant obélisque à la base tapissée à peine d'un imperceptible début de toison duveteuse ; il la plongea d'un coup dans la gorge de Mounir, avec une violence c line, grondant de volupté en se mordant la lèvre, et souqua ferme, les deux mains sur les joues drues de l'homme qui le g tait, des rafales de soupirs arpégés avec ferveur, ses muscles postérieurs, délicatement bombés et pas plus gros que deux pamplemousses, oscillant en cadence avec une indicible gr ce féline. << - Suce ! Suce, je vais jouir, je te dis, mais t'arrête pas ! Oui, suce... raaowwwh ! Aïaah ! T'as senti le jus, hein, tu l'as senti ! Y en avait beaucoup ? - Pas mal, oui, hmmm... tiède, fruité, fluide, légèrement sucré-salé... une bonne cuvée. - Aowh... hmmpf... t'es content alors ? - Rien à dire, mais et toi ? - Owh ! Ça oui, je suis... coooonteeeent ; waowh ! - Eh ben ça fait plaisir. >> Le petit Mimoun, à ce moment, fit abruptement observer que, bien que plus jeune, il avait joui le premier ; le peu d'intérêt manifesté par l'assistance pour cette puissante révélation n'entama pas sa joviale satisfaction. Seul Mounir eut la délicatesse de lui adresser quelques compliments polis, à peine ironiques, qui renforcèrent sa fierté narcissique de jeune matou en rut. Mady ne assistait à toute cette scène de très près, le sourire aux lèvres, en tirant de son narghilé des bouffées de vapeurs thébaïques. En attendant patiemment son tour pour visiter la bouche de Mounir, il se délectait du spectacle de la jouissance de ses camarades, détaillant d'un oeil avidement scrutateur chaque étape de leur processus orgasmique, se réservant le droit de commenter a posteriori, aux intéressés, les manifestations plus ou moins croustillantes de leurs émois les plus intimes. Il n'avait pas honte de son voyeurisme ; au contraire, l'impudique étalage de ces coïts entre garçons, l'examen ostentatoire de l'anatomie de ses amis, et de leur façon d'en tirer du plaisir, le ravissait au plus haut point. Il s'enorgueillissait lui-même de faire de sa jouissance un spectacle publique, que chacun pouvait commenter à sa guise ; l'oeil de ses congénères braqué sur lui au moment où il se faisait << tirer le jus >>, comme il disait, leur regard glissant sans vergogne de son dard en action à ses pupilles rétractées et à sa bouche crispée, l'air de dire : << tu as vu comme je profite de la vie >>, loin de le gêner, renforçait sa jouissance ; exhibitionniste et voyeur, il jouissait du voyeurisme des autres autant que de leurs propres exhibitions. Mounir, qui distinguait parfaitement tout cela au moment où ses lèvres arrondies coulissaient autour du dard visqueux et turgescent de l'éphèbe, comprenait ce trait de caractère, et le trouvait charmant ; tout le charmait dans ces garçons, et dans Mady ne en particulier, tout, y compris son impudeur affichée et sereine. Une impudeur triomphale. Un goût immodéré pour le sexe de groupe, mais avec acteurs et spectateurs permutant à tour de rôle ; la parade du sexe. Complices dans l'impudicité. Témoin de la jouissance des autres, étalant complaisamment la sienne. Lubricité du regard. Stupre par procuration. Il lui fallait, comme dans la tragédie antique, un choeur témoin de sa luxure, des débordements de son me, des ébats de sa chair, répondant à ses soupirs par leurs encouragements lyriques. << - Allez, Mounir ! Vas-y, suce-le bien fort ; regarde, il va jouir ! - Aowh ! Merci, les gars ; c'est ça... raoowh ! Encouragez-le... >> Et ils l'encourageaient de plus belle, jusqu'au moment où tout son corps fut secoué de spasmes annonciateurs de la défaillance bienheureuse, de la petite mort, sous les ultimes applaudissements laudateurs de ses camarades hilares, qui le savaient sensible à ces scandaleux hommages. << Sont-ils attendrissants >>, pensait simplement Mounir, que les pires excès des garçons ne pouvaient qu'émouvoir positivement, tant il savait la malice étrangère à leur caractère. Et c'était vrai qu'ils étaient attendrissants ; car, c'était bien là le plus étrange, malgré l'extraordinaire dépravation exhibitionniste et voyeuse à laquelle pouvait se livrer Mady ne, pour qui le connaissait bien, pour qui voyait en son me - voyeurisme encore, mais psychique cette fois - il ne correspondait pas précisément à ce qu'on appelle communément un dépravé ou un esprit pervers ; il demeurait au fond de lui une sorte de pureté, une délicatesse de sensibilité que rien ne pouvait altérer, et en vertu de laquelle, justement, il ne voyait pas le mal dans ce qu'il faisait ; ces gestes, qui auraient paru scandaleux pour qui les aurait jugés superficiellement, procédaient en fait d'un amour collectif porté à l'extrême, entre des êtres tellement habitués à vivre ensemble, à penser ensemble, à sentir ensemble, comme une seule me, qu'ils ne pouvaient concevoir même l'amour charnel autrement que comme une activité collective. C'était, si l'on veut, une sorte de partage absolu, privilège des mes nobles. Et c'était, au fond, quelque chose de beau et de touchant, mais il fallait être Mounir, il fallait conna"tre à fond à la fois Dieu, les hommes et les garçons, pour en être touché, pour discerner ce qu'il y avait de pur malgré tout en Mady ne et en ses amis. Du reste, en toute autre circonstance que dans le sexe, ils se comportaient visiblement comme des garçons virils, loyaux et éveillés, dévoués les uns aux autres jusqu'à la mort, fidèles à toute parole donnée, sincères. Leur vie sexuelle un peu mouvementée, qui procédait comme on l'a dit d'un paroxysme d'amour et non d'une dépravation foncière, n'avait pas le moins du monde altéré ces qualités, et Mounir le savait. À ses yeux, Mady ne n'était qu'un être éperdu d'amour, sensible et foncièrement pur. Il y en avait un, en revanche, que tout cela ne laissait pas de bois, car il était moins accoutumé que les autres, c'était le petit Mimoun, qui commençait à sentir le feu lui monter à la tête. Quand Mounir eut fini d'aspirer Mady ne, après les deux autres, Mimoun, généreusement émoustillé par son corps viril, manifesta quelque velléité de lui rendre la pareille. Ce fut pour Mounir l'occasion de prouver qu'il pouvait, lui, homme, se montrer aussi joyeusement exhibitionniste qu'un quelconque adolescent en chaleur. D'ailleurs il n'était pas très différent dans ces moments-là. Il laissa donc le lubrique garçonnet se frotter à lui, glisser ses petites mains potelées dans ses larges braies, attraper son lingam énorme, et se mettre à jouer avec sous les yeux de l'assistance ravie. Il se débrouillait bien. À voir comme il empoignait à deux mains le dard de Mounir, l'astiquait fiévreusement, l'abrasait de coups de langue, bavait dessus, sa petite bouche en ventouse, l'engloutissait jusqu'au fond de la gorge et recommençait, on aurait dit qu'il n'avait fait que ça toute sa vie, et il arborait une cocasse fierté. Mounir, qui avait la force de l'expérience, affichait un air décontracté, et promenait avec nonchaloir ses mains noueuses dans les cheveux de l'enfant. Ce qui ne l'empêchait pas d'être gagné, au milieu de ces regards d'adolescents fixés sur lui et le garçon, par un incoercible sentiment de volupté édénique, et paradoxalement pure. On sentait, derrière le sexe même, un échange amoureux intense entre tous les m les en présence. << - Je peux m'asseoir dessus si tu veux, eh ! >> dit soudain Mimoun en s'arrêtant de sucer. << - Vraiment ? Tu ferais ça ? - Ouais, je le ferais ! Tu vas voir ! - Je ne t'oblige pas, tu sais ? - Moi non plus... si tu veux pas... - Si ! Et comment que je veux ! - Alors on commence ? - C'est ça, on commence ; viens, oui, viens... viens autour de moi, Mimoun ! Autour de moi, aohw ! >> Et Mimoun, en sueur, enveloppa de son précieux petit corps, brun et chaud, le membre dressé de l'homme qui le visitait avec une fureur amoureuse. Les autres garçons se délectaient de ce spectacle. Ils faisaient des commentaires. Ils riaient. << - T'es bien, là, Mimoun ? Ça rentre ? Tout va comme tu veux ? - Ouais, j'suis bien, ouais ! Aowrgh, hab"b" Mounir ! Aatik l'afiya ! Dkhul, dkhul f"ya ! Rentre en moi ! Plus fort, raowh ! Que le feu nous dévore ! - Tu as le feu en toi, hein ! Tu aimes ça, Mimoun ; je te caresse de l'intérieur ! Tu brûles, tu es heureux... moi aussi ! Aowh ! - Regardez sa tête ! Pas possible, ce Mimoun ; vas-y, Mounir, fais-le jouir, allez ! >> Quand tout fut consommé, les garçons et Mounir s'assemblèrent sur un large divan en forme de demi-lune, et au centre de l'arc, trônait le narghilé, rempli d'opium et d'aromates, avec le charbon rougeoyant qui brûlait au-dessus, préparé par Mady ne, qui avait aussi disposé des fruits et du pain sur la table, pour que tout le monde pût reprendre des forces. Ce garçon qui s'était montré si c lin et avide de volupté auparavant se révéla un amphitryon prévenant et attentionné. Il proposa du vin à Mounir, qui le refusa poliment : << - Je ne bois jamais de vin, merci. - Ah bon ! Pourquoi ? - C'est comme ça. Que les autres en boivent, ça ne me dérange pas, mais moi je l'évite. Je préfère l'ivresse du pavot à celle de la vigne. - C'est rapport à la religion, tout ça ? - Oui et non... enfin, ce n'est pas vraiment ça, mais un homme ne peut pas avoir tous les vices ; donc j'ai décidé de renoncer à celui-là, comme ça je peux avoir tous les autres... il reste toujours un côté pur en moi. - Une sorte d'ascèse ? Tu évites un péché pour mieux faire les autres ? - En quelque sorte. Le péché est le sel de la vie, mais trop de sel dessèche le sang. - T'es un homme compliqué. - J'ai horreur de la simplicité ; elle m'ennuie. - Mais si tu ne bois pas de vin, alors j'en bois pas non plus ; remportez ça, vous autres. - Pas question ! Vous ne devez pas vous priver pour moi ! Buvez ce vin, surtout toi, Mimoun, ça te requinquera. - Tu es vraiment sûr ? - Mais oui, j'ai l'habitude. Apportez-moi du lait caillé avec de la teinture d'opium, si vous avez. - Oui, on a. On peut même rajouter quelques gouttes de digitaline si tu veux. - Excellente idée, ça me réchauffera le sang. - Vous avez entendu ? Apportez ça pour notre hôte. >> Ils rompirent le pain ensemble, comme les apôtres autour du Messie, sauf que le rôle du Messie était tenu par le narghilé, ce qui n'est pas illogique ; on ignore généralement, en effet, que cet appareil est à l'origine un instrument alchimique ; il opère une distillation, qui est une opération symbolique, à rapprocher de l'Incarnation du Verbe et de l'Ascension. Le narghilé a une forme axiale, avec divers éléments disposés transversalement le long de l'axe, ce qui évoque la Croix, ou l'Alif surmonté de la Hamza et de la Fatha, comme dans le Nom suprême All h, et c'est toujours le même symbole en réalité. De plus, dans le narghilé, les quatre éléments sont représentés : l'eau, dans le réservoir ; la terre, c'est la matière qu'on brûle ; le feu au dessus, car c'est l'élément le plus subtil, et enfin l'air, le souffle divin, qui traverse l'ensemble et passe ensuite dans le corps de celui qui fume, et se mêle finalement à son esprit. Lors de cette opération, les quatre éléments se combinent à nouveau, se mêlent, comme ils l'étaient à l'origine, et ce qui en résulte, c'est le Grand Oeuvre, la pierre philosophale, c'est-à-dire un symbole opératif de la puissance unitive de la Réalité universelle, et c'est le souffle aromatique, chargé de force et de savoir, qui ouvre les portes de l'esprit. Mounir connaissait bien cette nature alchimique du narghilé, identique en somme à celle du vin qui, dans la liturgie chrétienne, représente le sang du Christ, et il le fumait toujours avec une dévotion religieuse. Les garçons l'écoutaient religieusement aussi, raconter son aventure. Après s'être unis charnellement, leurs passions animales apaisées, ils étaient devenus des êtres de lumière ; Némis les enveloppait de sa présence bienveillante. Ils mangèrent, burent et fumèrent ensemble, et ils parlèrent de choses et d'autres ; ils se trouvaient en paix et en harmonie comme des frères. Mounir avait Narjis à sa gauche, Mady ne à sa droite, et le petit Mimoun au milieu, assis entre ses jambes ; de temps en temps, il lui caressait les cheveux ; légèrement assommé par le vin et le pavot - et d'abord par le stupre - le jeune garçon dodelinait de la tête ; alors il la posait contre la poitrine de Mounir et roucoulait. Il devait être ailleurs dans Némis - car si l'on dort et qu'on rêve dans Némis, on ne peut que rester dans Némis. La nuit était tombée, une nuit très claire, embrasée par des millions d'étoiles qui brillaient au dessus de leurs têtes, avec des constellations inconnues, formant une grande tapisserie aux motifs raffinés - des broderies au fil d'or sur fond de soie noire. L'atmosphère était propice aux confidences. Leurs mes s'interpénétraient, après leurs corps. C'était naturel et beau. De belles mes. Ces garçons avaient de belles mes, pas seulement de beaux corps. Farouches mais pleins de noblesse. Mounir était de plus en plus séduit. Conquis même. Conquis était le mot juste. Il les aurait volontiers ramenés avec lui, mais ils appartenaient à Némis, il le savait. Il aurait aimé comprendre comment des mes aussi nobles, et aussi jeunes, avaient pu renoncer totalement à notre monde, et se réfugier à jamais dans ce monde onirique, un peu irréel tout de même, que le vieil alchimiste avait doté de ce passage, Némis. Némis, le passage vers le monde psychique, le monde des rêves, de l'imaginaire... mais qu'est-ce qui avait conduit ces garçons si assoiffés de vie, si spontanés, primesautiers, à franchir définitivement et à jamais ce passage pour lequel lui, Mounir, avait dû faire appel au redoutable principe occulte désigné par le nom macabre de Bonne Mort Croquante ? Quel cataclysme les avait amenés jusque là ? Il sentait qu'il n'allait pas tarder à percer ce mystère. Il était proche de Mady ne ; leurs deux mes s'entrechoquaient, comme deux épées ou deux coupes de nectar ; la sensibilité à vif de ce garçon écorché, qui s'adonnait au plaisir effréné, avec ses amis, pour oublier sans doute une très profonde blessure, le touchait. Il s'apprêtait à entendre de cette bouche charmante une des histoires les plus sombres et les plus poignantes qu'il eût entendues dans sa vie aventureuse. À ses côtés, Narjis, complètement hébété par l'opium et le reste, dormait profondément ; il sentait l'oscillation régulière de sa respiration contre ses flancs. Les autres garçons, pour la plupart, dormaient ou somnolaient, les uns contre les autres, perdus dans les brumes du rêve également ; spectacle touchant. Seuls Mady ne et lui étaient parfaitement réveillés, les plus résistants. C'est qu'ils étaient de la même étoffe, celle des héros. Mounir n'eut même pas à interroger le garçon ; il savait parfaitement ce que son hôte voulait entendre, ce qu'il était venu chercher à Némis. Il se mit donc à parler spontanément : << - Ce que j'aime chez toi, Mounir, c'est que tu ne nous juges pas... - Et pourquoi donc vous jugerais-je ? - Parce que nous sommes déjà morts ! Tu as vu comment nous vivons, ici... nous donnons l'illusion de vivre, nous nous accrochons à la vie dans ce monde de rêve ; la vérité, c'est que nous sommes morts ; nous sommes déjà tous morts. Tu t'en doutais, n'est-ce pas ? - La mort et moi, nous sommes très familiers l'un de l'autre, tu sais ? Demande à la mort ; elle me conna"t bien, tu verras. Toute ma vie, je l'ai côtoyée ; nous avons lutté pied à pied, corps à corps, et je l'ai regardée en face, plus d'une fois ; elle m'est apparue sous les traits d'un jeune garçon, p le et beau comme la pleine lune, un garçon très pur qui viendra me prendre un jour par la main, et m'emmènera pas loin d'ici, je suppose... je le reconna"trai ; je saurai que l'heure est venue et je l'accepterai. Alors, oui, je comprends ce que tu veux dire ; mais tu dois aller jusqu'au bout, tu le sais... je suis Mounir, je n'aime et ne respecte que ceux qui vont jusqu'au bout, hab"b" ! - Mounir, regarde-moi. >> Mounir se tourna aux trois-quarts sur le divan, poussant doucement Narjis contre Lounès qui ronflait. Mady ne et lui se retrouvèrent face à face, et Mounir le regarda très attentivement. Il avait des yeux magnifiques, brillants, immenses. Il vit dans ces yeux une profonde douleur ; mais une douleur d'homme, non de garçon ; calme, pour ainsi dire fossilisée. Il y avait déjà quelque chose de mort en lui ; Mady ne lui semblait bien vivant, mais il avait déjà connu la mort, réellement, et comme un homme qui se souvient du garçon qu'il était, il portait le deuil de lui-même. Cette vision lui serra la gorge. << - Vas-y, Mady ne, va jusqu'au bout ; tu peux me donner un coup dans les dents, je suis prêt à le recevoir ; vas-y, quelle est ton histoire ? Décharge-toi en moi. - Merci, Mounir. Nous allons faire un voyage. Je t'emmène loin d'ici ; fais attention, il y aura des turbulences en cours de route. Encore un peu d'opium pour la route ? Une dernière bouffée de pavot ? Fume, tu en auras besoin ; moi aussi. - Que je fume de ta bouche alors ! Je veux seulement boire ce qui sort de ta bouche. - Une soufflette, dans ce cas ? Je te crache la fumée dans la bouche et tu aspires mon souffle ; l'opium te racontera pour moi... tu verras le reste dans mes yeux... mon histoire... écoute l'esprit du pavot, et ne perds pas mes yeux de vue... - Oui, c'est ça, une soufflette comme tu dis... - Alors, allons-y ! >> Mady ne aspira longuement la vapeur du pavot, approcha son visage de celui de Mounir, dans la pénombre, et lui recracha lentement l'épaisse fumée blanche dans la bouche. Leurs lèvres se touchaient presque. L'opium lui paraissait encore plus enivrant venant de la bouche du garçon que du narghilé même. Mady ne avait dit vrai, ils partirent pour un long voyage. À mesure qu'il aspirait le souffle capiteux qui sortait de la poitrine du garçon, il voyait ses yeux, ses beaux yeux pers, s'agrandir, s'agrandir... ils devinrent tellement immenses qu'ils l'absorbèrent comme un vortex gigantesque, il se perdit en eux ; et il vit, comme sur un écran d'ombres chinoises, comme sur une scène de thé tre, comme dans un rêve enfin, se dérouler une histoire qui était celle de Mady ne, et d'autres garçons, parmi lesquels il reconnaissait certains de ceux qu'il avait rencontrés à Némis, mais ce n'était pas le même Mady ne, et ce n'étaient pas les mêmes garçons non plus ; ceux-là ressemblaient plus à des garçons ordinaires, qui n'avaient jamais connu d'être mort. Mounir se taisait, observait, écoutait ; il ne perdait pas un détail de cette histoire triste et fascinante. Triste, à vrai dire, n'était pas le mot juste ; c'était plutôt une nuance spéciale de pathos, comme certains rêves tristes dont on se réveille pourtant joyeux, avec un inexplicable sentiment d'exaltation. Ou comme quand on a vu la mort de très près, pas seulement la sienne mais celle de l'univers, et qu'on se sent follement heureux d'être en vie. Et ce qu'il vit, d'emblée, lui parut vaguement familier. Il vit d'abord une plaine ; une vaste plaine sauvage, verdoyante, un pays qu'il ne connaissait pas, mais qui ressemblait à beaucoup d'autres. On était presque à la tombée du jour, peu avant le crépuscule, à la fin de l'été. Son regard, de haut, survolait cette immense plaine. Au bout, très loin, à l'horizon de la plaine, un précipice, une falaise. Vertigineuse, démesurée, comme le reste. Pourquoi cette plaine, et pourquoi ce précipice ? L'angoisse commença à l'étreindre ; ce n'était que le début de l'histoire. Et pourtant, il sentait que c'était la fin aussi. Et puis, voilà les garçons, qui courent dans la plaine, comme dans ce rêve, cette vision onirique et triste qu'il avait déjà eue plus d'une fois, qui le poursuivait depuis longtemps ; il commençait enfin à en comprendre la signification : ces sept garçons, ils les connaissait maintenant ; c'étaient eux, les garçons du manoir. Les garçons ! Ils sont beaux, vivants, exaltés, ils se tiennent par la main et ils courent, en cha"ne, comme un seul homme ; ils courent tout droit, tout droit devant eux, dans cette plaine infinie ; pourquoi courent-ils ? Et surtout, vers où courent-ils ? Mounir le sait, il le pressent, et pourtant, ils paraissent si vrais, si réels, qu'il espère se tromper, il espère que la plaine est vraiment infinie, que leur course effrénée durera toujours, qu'elle les emportera plus loin, toujours libres, vivants. Mais non, la plaine n'est pas infinie, en réalité, non ; il y a la falaise, comme à chaque fois, évidemment ; oh ! Mon Dieu, la falaise ! C'est vers elle qu'ils courent, une fois de plus, hélas, pas moyen de se méprendre ; tout droit vers le gouffre, insouciants, fous, ils courent, de plus en plus vite, enivrés de leur vitesse, insouciants, inconscients. Savent-ils vers quoi ils courent ? Oui, sûrement, ils le savent, sinon ils ne courraient pas ainsi. La beauté d'un garçon qui court, déployant toute son énergie dans ce mouvement libre et déterminé, et l'horreur de ce qui est là-bas, au bout, du terme qui se rapproche sans cesse, forment un contraste saisissant, infernal. Jamais la vision ne lui a paru aussi réelle, précise, douloureuse. Et ils courent, ils courent... sept garçons. Sept garçons exaltés, sublimes, jeunes, de différents ges et de couleurs diverses, triomphants, sept garçons qui s'aiment d'amitié, souriant à la vie, courent vers une mort horrible. C'est tout à la fois beau, atroce et incompréhensible. On dirait qu'ils vont accomplir quelque chose de grand, un exploit qui les transcendera, qu'ils vont s'envoler vers le ciel ; on dirait qu'ils jouent simplement à un jeu de leur ge, mais c'est la dernière fois qu'ils jouent ; ils ne rentreront jamais pour goûter, ils ne rentreront jamais, la falaise se rapproche... ils courent comme des hommes qui vont affronter le destin, mais dans quelques instants, ils ne seront plus jamais des hommes ; ils courent ! Mais pourquoi, d'un pas leste et le coeur sans remord, Se tenant par la main, dans un élan sublime, Ces sept garçons si beaux courent-ils vers la mort ? Quelle force les pousse au devant de l'ab"me ? Allal, Warr q, Lounès, Mady ne, Antar, Mimoun et Azzam. Mounir les reconna"t parfaitement, tels qu'ils sont aujourd'hui, ou presque. Tous différents, mais battant d'un seul coeur ; amis pour l'éternité, unis comme les doigts de la main, unis dans leur tragique et inintelligible destin. Mady ne est au milieu ; le plus beau, le plus pur, il semble mener la troupe, comme toujours. Arrivés au bord de la falaise, ils ralentissent très brusquement, puis ils s'arrêtent, juste au bord, et se regardent une dernière fois, sans rien dire. Leur résolution est prise depuis longtemps. Mais ils n'ont pas l'air de vouloir mourir ; ils n'ont pas le moins du monde l'air triste ou désespéré ; ils sont sereins, rayonnants, on dirait qu'ils vont prendre leur envol. Oui, c'est cela, on dirait qu'ils s'attendent à ce qu'ils leur pousse des ailes, c'est dans le ciel qu'ils veulent aller. Enfin, ça y est, il vont accomplir le pas ultime ; ils n'ont pas hésité ; leurs adieux silencieux n'ont duré qu'une fraction de seconde, leurs sept visages d'anges ont des expressions dures, héroïques, déterminées. Voilà ; ils s'élancent une dernière fois, l'horreur de leur geste ne les a pas fait reculer. D'un bond de gazelle, tous ensemble, ils enjambent le précipice, et ils tombent, ô Seigneur, ils tombent ! Sans un cri, sans un geste, l'ab"me les absorbe, la cruelle pesanteur les prend dans ses bras et leur dit : << venez mes chéris, mes chérubins ailés, bientôt vous serez de la bouillie ! >> Ils tombent, ils tombent, ils tombent ! La falaise est vertigineuse, leur chute semble durer une éternité. C'est alors qu'une question surgit : qu'y a-t-il en bas ? On ne conna"t pas ce pays, on ne sais pas ce qu'il y a au bas de cette mystérieuse falaise, raide et coupante comme une lame de rasoir. Un autre monde ? Peut-être est-ce la clef de l'énigme. Il faudrait voir en bas ; mais le bas, le fond, se perd dans la brume ; les garçons ont disparu à jamais. Mais pourquoi, d'un pas leste, et d'un commun essor Sans pleurer, sans rien dire à la seconde ultime, Ces sept garçons unis plongent-ils dans l'ab"me ? Quelle force les pousse au devant de la mort ? Des rues paisibles, colorées, joyeusement animées. Un marché, retentissant de bruits joyeux, où l'on vend de tout, de la nourriture aux petits rien qui agrémentent la vie. Des maisons tout autour. Des maisons bariolées, aux fenêtres étroites, avec des cours intérieures, des portes qui ne ferment jamais, des maisons élégantes, bien décorées, avec des moulures, des statues de toute sorte, des gens qui vont et viennent, vivants, s'appellent, se font des signes, et partout des enfants, des nuées d'enfants ; apparemment heureux, ils courent, ils jouent, ils chahutent comme des enfants ; les plus petits sont pieds nus. Une ville ; merveilleusement vivante, gaie, chatoyante. On sent qu'elle a un coeur, une me ; elle aime ses enfants et ses jeunes, et elle aime ses habitants. Elle les aime et ils l'aiment, et ils s'aiment entre eux. Un peuple vivant, libre, heureux. Et parmi ce peuple, à travers ces rues, un garçon. Encore un garçon, mais si différent des autres, celui-là ; il s'appelle Iqbal. Il est heureux. Bien habillé, allant d'un pas tranquille ; il n'a jamais connu la faim, l'errance, la violence, c'est un garçon ordinaire. Il a treize ans. Il a des parents, des amis, des frères et des soeurs, tous heureux comme lui. Il vit dans cette ville paisible. C'est un garçon beau, intelligent, généreux ; il a une grande soif de vivre, de découvrir la vie, de découvrir le monde. Il ne sait pas encore ce qu'il va faire plus tard, mais il s'invente, jour après jour, un avenir radieux, car il rêve beaucoup, il est plein de rêves. Des rêves de son ge. Des rêves d'amour, de fête, de grandeur ; il se dit qu'il a le temps pour les réaliser. Il marche. Il a rendez-vous avec des amis aujourd'hui ; ils vont jouer au ballon. Iqbal joue bien ; quand il court sur le terrain, avec ses amis, la balle lui obéit au doigt et à l'oeil ; il n'est pas facile de la lui prendre, mais il est beau joueur aussi, il lui arrive de laisser leur chance à de moins doués. Il ne joue pas pour gagner, il joue pour jouer. Il aime lire aussi ; il a beaucoup de livres chez lui, des livres d'histoires, d'aventure, qui le font rêver ; mais aujourd'hui il fait un temps à jouer dehors. Il a un peu de temps devant lui, alors il erre dans le marché. Il contemple les échoppes pleines d'objets hétéroclites, les vêtements, les nourritures qui le font saliver, tout ce monde qui s'active fébrilement, tout cela lui pla"t. Il se promène en sifflant, en rêvant, comme d'habitude. Et tout à coup, sa vie bascule ; en une seconde, elle est changée à jamais. Ce qu'il a vu ce jour-là s'est gravé dans sa chair. Il a vu... sept garçons ; sept garçons comme lui, du même ge à peu près... morts ! Sauf un, qui a miraculeusement survécu, mais qui est dans un état ! Il les a vus tomber, s'écraser à ses pieds. Il faut dire que la ville est au bas d'une falaise, tellement haute, tellement raide, qu'on ne sait pas très bien ce qu'il y a au-dessus ; c'est un mystère, et personne ne s'en soucie. Au dessus, c'est l'inconnu, c'est sauvage. Il n'y a pas me qui vive, à part les bêtes sauvages, peut-être. Personne n'a envie de savoir. La ville est heureuse ; plus loin, de l'autre côté, il y a la mer, et au delà, les pays lointains, et dessus, les navires qui la sillonnent, qui transportent les gens et les marchandises. La mer fait vivre la ville, et le commerce, et les champs alentour aussi, et c'est tout ; au sommet de la falaise, c'est le néant, les ténèbres, personne n'a envie de savoir. Sauf peut-être Iqbal ; il s'est déjà demandé... mais ça ne l'inquiétait pas plus que ça, jusqu'à ce jour. Juste au bas de la falaise, il y a le marché, la grand-place, les jardins municipaux, et le terrain de jeu, où il s'apprêtait à aller jouer avec ses amis. Tout cela aligné proprement, au bas de la falaise, à l'abri des vents, un endroit idéal. Mais maintenant, le sang a souillé cet endroit ; le sang de garçons innocents, en qui Iqbal se reconna"t. Il les a vus tomber, s'écraser presque à ses pieds ; une image qu'il n'oubliera jamais. D'où viennent-ils, qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils tombés, qui est-ce qui les a poussés ? Ou qu'est-ce qui les a poussés ? Ils ont l'air tellement sereins, presque heureux... certains sourient ; est-ce possible ? Iqbal a déjà vu la mort. Ses grands-parents sont morts ; sa grand-mère, quand il était petit, et son grand-père, des années plus tard, mort d'une longue maladie. Il se souvient de son agonie, de sa longue lutte contre la mort, des angoisses qui le tourmentaient. Il est mort heureux, peut-être, mais il n'était pas heureux de mourir. Et pourtant, il avait eu une longue et belle vie ; il n'avait rien de grave à se reprocher. Il n'était pas heureux de mourir. Eux, on dirait que si, et pourtant ils sont jeunes, beaux, ils n'ont rien vécu encore ; ils n'ont vécu que la mort ! Qu'est-ce qui les as tués ? << Je veux savoir ; il faut que je sache ! >> se dit Iqbal. Il aimerait interroger celui qui a survécu, mais son état ne le permet pas encore. Il est inconscient, entre la vie et la mort. On l'a transporté à l'hôpital le plus proche. Les gens sont consternés ; toute la ville en parle. On sait qu'Iqbal était là ; du coup, tous ses amis l'interrogent. Ils veulent des détails, du sang... mais Iqbal n'aime pas cette curiosité ; il a plutôt envie de leur faire partager son sentiment, sa sympathie inexplicable pour ces garçons, qu'il sent victimes d'un très grand drame dont il n'a pas idée, ses interrogations, son angoisse. La falaise... c'est la falaise qui a craché ces garçons, brutalement ; qu'y a-t-il au dessus de la falaise ? Qu'est-ce qui a tué ces garçons ? Les mêmes questions reviennent sans cesse. Iqbal découvre en lui des sentiments nouveaux, dont il n'avait pas idée ; une angoisse métaphysique qu'il ne connaissait pas ; le mystère, le destin, la souffrance sont entrés dans sa vie... il se sent solidaire de ces garçons, quoi qu'ils aient vécu ; il veut savoir. Il saura. Il décide d'aller voir le survivant, à l'hôpital, dès qu'il sera en mesure de parler. Il prend de ses nouvelles chaque jour. Il pense constamment à ce garçon, dont il était le plus proche au moment où il est tombé, juste devant lui, à deux pas ; à deux pas devant lui ; un peu plus et ils mouraient ensemble ! Oui, ils mouraient ensemble, écrasés l'un contre l'autre, leur vie s'arrêtait là, mêlés pour l'éternité ! Il ne cesse d'y penser. Il se sent maintenant lié à ce garçon pour jamais. Il sent une mystérieuse amitié pour lui ; il ne peut expliquer cela, mais il brûle de le conna"tre, de conna"tre enfin son histoire. << - C'est une bonne idée, lui dit sa mère. Ce garçon a subi un grand choc, ça lui fera du bien d'avoir un ami ; tu es un bon petit. >> Un bon petit, un grand choc ! Voilà bien des expressions de mère ! A-t-elle seulement idée de ce qui se passe en lui ? Iqbal a de la tendresse pour sa mère, mais tout de même, il y a des jours où il la trouve... dépassée ! Dépassée par ce qu'il ressent, par la grandeur, par la force de ce qu'il éprouve. Dépassée et déphasée. Ils ne sont pas en phase, à l'unisson, comme quand il était petit... c'est qu'il devient un homme, il a des sentiments d'homme. Les mères, les femmes, cherchent à tempérer, à modérer, à calmer ; elles maternent ! Elles aiment ce qui est petit, mignon, inoffensif... ce sont des mères, quoi ! Iqbal ne lui en veut pas. Au contraire, il trouve cela naturel. C'est comme ça. Elle ne le comprend plus comme avant, parce qu'il n'est plus comme avant. Il grandit, il sent na"tre en lui une force nouvelle, indomptable, il a besoin de la faire conna"tre au monde, de se confronter au monde et de l'affronter, avec toute sa violence, son tragique, sa souffrance et sa grandeur, il a besoin de se battre, pour ou contre quelque chose, il se sent devenir homme bien qu'il n'en soit pas encore un ; c'est ça être un garçon. Iqbal est intelligent, il le sait. Mais ce jour-là, il est tout de même agacé par la banalité des sentiments de sa mère. Elle ne se rend vraiment pas compte. Enfin, elle approuve son idée, c'est déjà ça. Cependant, dans le principal hôpital de la ville, un lieu calme, bien équipé, où l'on soigne les corps mais aussi les mes, le grand médecin Abdull h el-Abbad", bel homme de trente ans à la barbe noire, illustre et sage, soigne le jeune patient qu'on lui a amené. Il n'a jamais vu un cas pareil. Qu'il ait survécu à une chute pareille est déjà miraculeux en soi ; mais depuis des jours qu'il lutte pour reprendre conscience, il montre une volonté de vivre exceptionnelle. Une vraie force de la nature, dit-il. Ce fut l'occasion pour lui de tester quelques nouveaux remèdes dont il a eu l'idée, et ils ont bien fonctionné. Il est donc satisfait. Les jours du garçon ne sont plus en danger, mais il ne sait pas encore s'il se réveillera un jour, s'il aura tous ses esprits, s'il pourra parler, raconter son histoire ; car cette histoire l'intéresse, autant qu'un garçon nommé Iqbal et qu'il ne conna"t pas. Lui aussi se pose des questions ; lui aussi à envie de savoir, d'où viennent ces garçons et ce qui les a poussés dans ce gouffre. À vrai dire, el-Abbad" en sait un peu plus long qu'Iqbal ; il a déjà entendu parler d'événements semblables, survenus il y a longtemps, de jeunes garçons tombés de cette falaise, venus d'on ne sait où, qui se sont écrasés sur le sol de la ville. Tous morts. Personne n'a jamais su leur histoire, personne ne sait qui ils sont ni d'où ils viennent. En fait, jusque là, el-Abbad" ne croyait pas trop à ces histoires ; il n'y avait pas d'humains là-haut, sur ce grand plateau sauvage battu par les vents. Ce n'étaient que des légendes, ces histoires de garçons qui tombent on ne sait d'où, ni pourquoi. Mais maintenant, bien sûr, il n'a plus de doute. Toute sorte de vieilles questions l'agitent à nouveau. Autant qu'Iqbal, il veut savoir. Mais pour cela, il faut au moins que le garçon se réveille. Qui est ce garçon mystérieux ? Un jour, un de ses aides lui annonce en courant une nouvelle : le garçon est en train de se réveiller. El-Abbad" se précipite toutes affaires cessantes au chevet de ce patient qui, plus que tout autre, l'intrigue, et pour lequel il ressent une tendresse presque paternelle. C'est un grand jour pour lui. Ce garçon quasi ressuscité des morts, et par ses soins, va-t-il se mettre à parler ? Va-t-il révéler des choses extraordinaires sur ce qui se passe là-haut ? Le coeur battant, il s'avance doucement, pour ne pas le brusquer. Le garçon émerge à peine, il est encore faible, ses paupières sont lourdes. Soutenu par le médecin, qui l'encourage doucement et lui tient la main, tandis qu'un aide lui éponge le front et lui fait respirer des essences parfumées, il ouvre peu à peu les yeux. Il regarde autour de lui, très étonné. Il a de beaux yeux doux, timides, d'un bleu profond, indéfinissable, des yeux pers, qui se rouvrent et se referment plusieurs fois avant de se fixer sur le médecin, qui pleure d'émotion. Son coeur bat à lui déchirer la poitrine. Le garçon le regarde sans comprendre, sans réaliser encore ; il doit penser qu'il est mort, et se dire que le Paradis a un drôle d'aspect, ou quelque chose d'approchant. Mais ses lèvres se mettent à remuer ; il veut se mettre à parler ; le souffle n'arrive pas encore. El-Abbad" l'encourage à nouveau : << - Bienvenue parmi nous, mon garçon. Parle, raconte-nous ton histoire, mais ne te presse pas, prends ton temps ; tu es encore faible, c'est normal ; tu reviens de très loin. - Je... je suis vivant ? >> Telles furent les premières paroles du mystérieux patient. << - Mais oui, dit le médecin, tout ce qu'il y a de vivant. Mais tu as lutté comme un lion pour arriver à le rester ; il faut croire que tu tenais à la vie ! Voilà dix jours que tu t'accroches... tu peux te vanter de nous avoir donné du souci. - Vivant... je suis vivant, répéta le garçon. Et mes amis ? Où sont-ils ? Lounès, Mimoun... Azzam ! Est-ce qu'ils vont bien ? - Allons, calme-toi ! Tu dois encore te reposer, nous parlerons de tes amis plus tard... - Non, tout de suite ! Je veux les voir ! Où sont-ils ? Dites-moi, est-ce que... >> Le désespoir soudain qu'el-Abbad" vit dans les yeux du garçon, à cette question inachevée, lui étreignit le coeur. Le jeune patient s'agitait ; il était brûlant, un début de fièvre... le savant fut inquiet de nouveau. Lui et son aide durent le maintenir pour le calmer. << - Hélas ! Je suis si désolé... il n'y avait rien à faire pour tes amis ; déjà, que tu sois en vie, c'est un miracle. Estime-toi heureux ; Dieu t'a sauvé, c'est qu'Il tenait à toi. Nous t'avons seulement recueilli et soigné. Maintenant, il faudra te montrer fort, et surtout te reposer. - Morts ! Ils sont tous morts... ils sont tous morts et je suis vivant... non ! Ce n'est pas juste... ça ne devait pas se passer comme ça ! >> Oubliant toute précaution, le médecin se laissa emporter par son envie de savoir, et demanda : << - Qu'est-ce qui ne devait pas se passer comme ça ? Que veux-tu dire ? - Nous devions mourir ensemble ! Nous devions tous mourir ; nous l'avions décidé ! Nous devions nous retrouver là-haut, au Ciel. Ce n'est pas juste ; pourquoi Dieu les a-t-Il pris, eux, et m'a-t-Il laissé ici, moi ? Pourquoi nous a-t-Il séparés ? Nous avions juré de ne jamais nous séparer ! - Mon Dieu ! Mais te rends-tu compte de ce que tu dis ? C'est horrible ! Pourquoi des garçons aussi jeunes que vous avaient-ils décidé de mourir ? Ce n'est pas permis ! J'espère que c'est la fièvre qui te fait délirer... enfin, que se passe-t-il, là-haut ? - Morts, ils sont tous morts... Warr q, Lounès... ce n'est pas juste... ce n'est pas juste... >> Le garçon, gagné par la fièvre et par la fatigue, répétait maintenant cela d'un air vide. Une larme coulait sur sa joue. El-Abbad" pleurait également. Même l'aide, qui était un rude gaillard, était blême et ému. Ils administrèrent au patient un sédatif et le laissèrent se reposer. Il passa une nuit agitée ; on le veilla constamment. Le lendemain, il était plus calme. Il dormit une bonne partie de la matinée, puis se réveilla de nouveau. Il avait l'air de reprendre progressivement ses esprits, de s'adapter à la situation nouvelle. On voyait qu'il était fort. Ces nouvelles firent plaisir au médecin, qui retourna le voir avec l'espoir secret d'en savoir plus. Il entra dans la chambre et le salua ; le garçon répondit poliment à son salut et puis : << - C'est vous le médecin qui m'avez sauvé ? - Non. C'est Dieu qui t'a sauvé, je te l'ai déjà dit. Nous, nous t'avons recueilli et soigné. Et nous avons beaucoup prié pour que tu vives et que tu puisses nous raconter ton histoire. - Dieu ? Vous dites que c'est Dieu qui m'a sauvé ? Pourquoi a-t-Il fait cela ? Et vous ? Qui vous a dit de prier pour moi ? Vous auriez dû me laisser mourir ; vous auriez dû me laisser rejoindre mes camarades. - Ah ! Non, tu ne vas pas recommencer ! Écoute, je suis médecin, je soigne les gens, je ne les laisse pas mourir. Et si Dieu t'a sauvé, c'est qu'Il avait de bonnes raisons pour le faire. Tu sais, tes camarades, tu les reverras tôt ou tard ; nous les reverrons tous... qu'on le veuille ou non, c'est comme ça. En attendant, tu es vivant, c'est une chance. Tu ne dois pas vouloir mourir, tu ne dois plus me parler de mourir... tu es jeune ; tu peux vivre une longue vie, tu peux faire des tas de choses. Nous te donnerons un foyer, une éducation, un métier ; tu sais, je n'ai pas de fils... j'aurais aimé en avoir un, mais je n'ai jamais trouvé de femme à mon goût, enfin pas encore ; en attendant, je suis prêt à t'adopter ; tu as l'air intelligent... je t'apprendrai la médecine si tu veux... - La médecine, moi ? Vous voulez rire ! >> Le garçon riait, comme s'il avait entendu la chose la plus absurde au monde. Le médecin y vit un bon signe. << - Bon, tu ris maintenant ! Tant mieux, je préfère ça ! Tu vois que c'est bon de rire ? Reprends goût à la vie, mon garçon ; je ne sais pas ce que tu as vécu, mais oublie-le, c'est du passé... nous t'aiderons à oublier, à entamer une nouvelle vie... c'est comme une seconde naissance pour toi... dis-toi que tu es né maintenant... tes amis, tu ne les oublieras jamais, ils reposent dans ton coeur, et dans le cimetière de notre ville. On les a considérés comme des martyrs et les gens ont fleuri leurs tombes par dizaines. Mais il ne faut plus penser à les rejoindre pour le moment ; il faut penser à vivre. Vivre ! Nous n'avons que ça. J'ai tellement espéré que tu vives, et que ton esprit soit intact ; pendant les premiers jours, je te veillais jour et nuit, je priais pour toi sans arrêt... je t'ai donné les meilleurs soins que je pouvais ; j'ai l'impression de t'avoir fait... oui, tu es déjà pour moi comme mon fils. Accepte mon aide ! Je ferai tout pour que tu aies la meilleure vie... si tu veux... - Vous êtes très bon, monsieur... comment vous appelez-vous ? - Abdull h el-Abbad". Je suis, d'après ce qu'on dit, le meilleur médecin de cette ville ; au service de Dieu, comme mon nom l'indique. Et toi, comment t'appelles-tu ? - Mady ne, je crois... oui, c'est ça, je m'appelle Mady ne. Je me souviens. Vous êtes très bon... je voudrais bien être votre fils, comme vous dites, mais je crains que vous ne soyez déçu... je ne suis pas si intelligent, et je n'ai jamais rien fait de bien dans ma vie ; je n'ai fait que fuir, me battre et voler... personne n'a jamais voulu de moi, et là d'où je viens, il n'y avait même pas de médecins... ni d'hôpitaux... ni de maisons, d'ailleurs... il n'y avait rien... que la plaine, les bois, les bêtes sauvages, et des garçons comme moi, soit amis, soit ennemis, et dans ce cas nous devions nous battre... c'est tout ce que je sais faire, me battre... - Mon Dieu ! Mais c'est terrible... pauvre garçon ! >> Le médecin était de nouveau très ému. << - En tout cas, tu sais te battre, ça je l'ai vu... tu t'es battu contre la mort, je n'avais jamais vu cela ! Ne dis pas que tu n'es pas intelligent, Mady ne, je vois bien que tu l'es... tu n'as pas eu de chance, c'est tout ; tu viens d'un monde que je ne connais pas et qui para"t très différent du nôtre. Mais maintenant, tu es chez nous. Tu pourras mener la vie que tu veux, et j'espère que nous serons amis... mais il te faudra du temps pour t'adapter... prends ce temps. Au fait, Mady ne, c'est un joli nom. - Merci... vous êtes gentil ; personne n'avait jamais été si gentil avec moi. Je veux dire, aucun adulte... et les garçons d'en haut, à part mes amis... ah ! Si nous avions su ! - Si vous aviez su quoi ? - Ce qu'il y avait en bas. >> Le médecin sourit tristement. << - Rendors-toi, maintenant, tu es encore fatigué. Il faut que j'aille visiter mes autres patients. Je reviendrai te voir plus tard ; heureux d'avoir fait ta connaissance, Mady ne. À bientôt ! - À bientôt, S"d" ! >> El-Abbad" commençait à s'attacher à son patient ; il est vrai qu'il était attachant, émouvant même. Jour après jour, il vint le voir et s'entretenir avec lui, faisant plus ample connaissance. L'esprit de Mady ne le ravissait. Il venait d'un monde mystérieux et sauvage qui n'avait rien à voir avec le sien, mais les rudes épreuves qu'il avait traversées n'avaient pas entamé sa gentillesse, et cette sorte de pureté qu'il avait en lui. Sa beauté, celle de ses yeux en particulier, ne le laissait pas indifférent. Il éprouvait vraiment pour lui les sentiments d'un père pour son fils. Mais il avait beau le faire parler, il n'arrivait pas à lui faire raconter toute son histoire. Il était réticent à dévoiler ce qu'il y avait là-haut ; il n'arrivait pas à exprimer ce qu'il avait vu et vécu. C'était trop dur, trop terrifiant, il préférait manifestement essayer d'oublier, et cependant il ne pouvait pas. De temps en temps, le médecin arrivait à lui arracher des bribes de révélations, et ce qu'il entendait lui glaçait le sang. Alors il n'insistait pas. Sinon, le garçon se refermait et il n'y avait plus moyen d'en tirer un mot. Deux ou trois fois, il fut question même de créatures infernales, des démons, des monstres qui effrayaient les garçons ; Mady ne en parlait avec terreur, comme s'il craignait de les voir revenir. El-Abbad" se demandait s'il n'exagérait pas un peu, mais il était certain qu'il se passait là-haut des choses épouvantables. Il accepta peu à peu l'idée de ne pas brusquer Mady ne, de ne pas le forcer à parler, de laisser venir les choses à leur rythme. En revanche, Mady ne se montrait extrêmement curieux du monde d'en bas ; il posait des tas de questions, il voulait savoir tout ce qui s'y passait, comment les gens vivaient, surtout les garçons de son ge, et ce qu'ils faisaient, et << comment ils gagnaient leur vie >>. Il aurait bien aimé les rencontrer. El-Abbad", trop heureux de voir que son quasi fils adoptif retrouvait le goût de la vie, faisait ce qu'il pouvait pour satisfaire sa curiosité, mais il ne pouvait rien faire par rapport à son désir de conna"tre des jeunes de la ville ; lui-même ne connaissait que ses patients et ses collègues médecins ; à vrai dire, jusque là, la médecine avait été toute sa vie. C'est alors que déboula Iqbal. La nouvelle s'était répandue dans la ville que le garçon tombé de la falaise avait repris connaissance, mais nul n'était encore venu le voir. Les gens étaient heureux pour lui, mais ils avaient d'autres choses à faire ; la vie avait repris son cours, la curiosité s'était un peu estompée, sauf celle d'Iqbal, qui brûlait toujours de revoir ce garçon dont il avait fait la connaissance, si l'on peut dire, de façon si brutale. Et il désirait plus que jamais conna"tre son histoire. Aussi, lorsque, un matin, il se présenta à l'hôpital, un panier de vivres sous le bras, en expliquant qu'il était le-garçon-qui-avait-vu-tomber-le-garçon-qui-était-tombé-de-la-falaise, et qu'il venait lui rendre visite, on le fit d'abord patienter, le temps d'avertir le médecin en chef. Cela prit un certain temps, car l'information devait remonter d'échelon en échelon. Mais quand, enfin, el-Abbad" fut mis au courant, il en fut positivement ravi, et accueillit Iqbal à bras ouverts. Il pensait à juste titre que cette visite ferait le plus grand bien à son cher patient, d'autant plus qu'Iqbal était déjà impliqué dans cette affaire. Il l'introduisit donc sans plus attendre auprès de Mady ne. À vrai dire, il espérait aussi un peu que celui-ci s'ouvrirait plus volontiers à un jeune de son ge qu'à un adulte, sur ce qui se passait au dessus de la falaise ; mais l'intérêt de son patient l'emportait quand même sur la curiosité. Aussi, bien qu'il eût donné cher pour assister à cette rencontre, il jugea préférable de laisser les deux garçons faire connaissance seul à seul, et s'entretenir d'abord en privé. Du reste, s'il y avait de nouvelles révélations, il apprendrait peut-être quelque chose de la bouche d'Iqbal, qui lui paraissait un brave garçon. Iqbal entra dans la chambre sur la pointe des pieds, son panier à la main. Mady ne ouvrit les yeux et regarda avec surprise ce garçon inconnu qui s'avançait vers lui. Iqbal salua le premier : << - Que la Paix soit sur toi ! - Et sur toi aussi ! Qui es-tu ? Que viens-tu faire ici ? - Je m'appelle Iqbal ; j'étais là quand tu... enfin, quand... bref, je t'ai vu tomber, quoi ! Depuis, je n'arrête pas de me poser des questions ; j'étais impatient que tu ailles mieux, et... ben, me voilà, quoi. - C'est, euh... c'est gentil d'être venu. Alors, tu as vu quand... - Un peu plus et j'étais allongé aussi. - Bigre ! - Ouais, tu peux le dire ! Mais je pense tout le temps à toi depuis... je me suis dit qu'on pourrait être amis, vu qu'on a failli finir dans la même marmelade, et, euh... je t'ai apporté quelques trucs à manger. - Ah ! Là, tu as bien fait ; montre voir ! >> Iqbal donna son panier à Mady ne qui l'ouvrit. << - Eh ! Mais c'est un festin, ça ! Tes parents doivent être riches, ou alors tu es un voleur ? - Euh... mais non, c'est juste quelques fruits, un peu de salami, des g teaux... - Mais des fruits pareils, j'en ai jamais vu ! Et du g teau, j'en ai mangé deux fois dans ma vie, il y a longtemps, quand j'étais petit ; quant à la viande, là d'où je viens... si tu voulais en manger, il fallait la chasser toi-même ! - Mais c'est horrible ! C'est pour ça que tu... euh... - Que j'ai voulu mourir, tu veux dire ? Non, c'est par pour ça que je << euh >> ; enfin, oui et non, je t'expliquerai plus tard... peut-être... Mais je sais pas vraiment si c'est horrible, en fait ; les gens de chez vous n'ont pas l'air de se rendre compte... pour nous, la vie était comme ça, c'est tout. >> Iqbal était impressionné par ces paroles, qui lui révélaient l'existence d'un monde tout à fait différent du sien, beaucoup plus dur, où vivaient pourtant des garçons comme lui. Il avait pitié pour Mady ne ; il commençait à le trouver sympathique. Mady ne se mit à manger de bon appétit ces fruits qu'il n'avait jamais vus, pendant que la conversation se poursuivait. << - Mais maintenant, dit Iqbal, tu es ici ; tu es notre hôte, notre ami... on va s'occuper de toi, on t'aidera à oublier ta vie d'avant ! - Merci, mais je ne crois pas que j'oublierai un jour ; tu n'imagines pas ce qu'il y a là-haut. - Justement ! Raconte-le moi, j'aimerais savoir ! - Waoh ! Mais c'est délicieux ! Je savais pas qu'on pouvait trouver des fruits pareils... et ces g teaux ! Tes parents doivent vraiment être riches ! Enfin, si tu en as... - Oui, bien sûr, j'en ai ! Et non, ils ne sont pas riches... tout le monde mange comme ça ici ; si tu veux, je t'en ramènerai tous les jours. - Tu es sérieux ? Je voudrais bien. Tu as vraiment de la chance d'être né ici. - Et toi, que ta chute ne t'ait pas tué et qu'on t'ait recueilli... - Oui ; j'ai de la chance, enfin je crois... mais tu sais, j'arrête pas de me demander pourquoi moi, et pas mes amis, Lounès, Mimoun... Azzam... c'étaient des types bien. - Parle-moi d'eux ? - Oui, oui, plus tard... miam, ce salami... en tout cas, ils en croiraient pas leurs yeux s'ils me voyaient en train de manger ça ; tu sais pas comme j'aimerais pouvoir partager avec eux. >> Iqbal était touché par cette amitié au delà de la mort, qui n'oubliait pas. << - Je suis sûr que là où ils sont, ils doivent être heureux de voir comme tu penses à eux. Tu devais être un bon ami. - Là où ils sont, ils seront plus jamais heureux ni malheureux... là où ils sont, ils peuvent plus manger du salami ni du g teau... mais, au moins, ils se feront plus manger non plus. - Se faire manger ? Mais par qui ? - Par personne, oublie ça... oui, je crois que j'étais un bon ami ; on était tous des bons amis... c'est comme ça qu'on a pu survivre. - Jusqu'au jour où vous avez fait le grand saut ! - Exact. Et maintenant, moi je me remplis le ventre ici, et eux ils l'auront vide à jamais... - Dis pas ça. C'est pas ta faute. Je suis sûr qu'ils t'en voudraient pas. - Merci... écoute, le prends pas mal ; je suis content que tu sois venu, mais je peux pas m'empêcher de penser à eux, c'est tout. - Je comprends ça ; ta fidélité t'honore... écoute-moi aussi ; je sais bien que je pourrai jamais les remplacer, tes amis... mais je veux essayer quand même. >> Mady ne et lui se regardèrent dans le fond des yeux, comme s'ils se dévoilaient leur me ; Mady ne dit : << - Merci, je te crois... tu as l'air d'un type bien, toi aussi. Je veux bien qu'on soit amis ; comme ça tu me feras découvrir ton monde, quand le toubib me laissera sortir. - Oui, pas de problème ! Et toi tu me raconteras ce qu'il y avait là-haut ? - Mais oui ; je te raconterai tout, promis. - Génial ! Alors, on est amis maintenant ? - À la vie, à la mort. - On a déjà vu la mort de près tous les deux, hein ! - Ouais, on est des grands. Et je sens qu'on va se plaire. Mais s'il te pla"t, n'oublie pas de rapporter les mêmes g teaux la prochaine fois ! - T'en auras tant que tu voudras. - Oui, t'es vraiment un type bien... Iqbal. >> Ainsi commença leur amitié, qui grandit rapidement et devint très solide. Iqbal était un peu plus jeune que Mady ne, mais il était mieux nourri, mieux développé, et par conséquent ils paraissaient du même ge. Iqbal vint rendre visite à son nouvel ami tous les jours, et lui apportait à chaque fois des fruits, des p tisseries et tout ce qu'il pouvait trouver de meilleur. Et ils discutaient pendantes heures. Bientôt, ils se connaissaient comme s'ils avaient grandi ensemble. Sauf que Mady ne continuait à se montrer réticent quand on lui demandait des détails sur sa vie d'avant. Il se livrait un peu plus facilement à un garçon de son ge qu'au brave médecin qui l'avait adopté, certes. Mais même Iqbal ne parvenait pas à conna"tre toute la vérité. Tout ce qu'il savait, c'était que le pays en haut de la falaise, où avait vécu Mady ne, était complètement sauvage, plongé dans le chaos et la violence, et peuplé uniquement de garçons qui vivaient en bande, et se livraient une guerre perpétuelle, où tous les coups étaient permis. Il n'y avait aucune autorité, aucune loi, juste un sentiment de fraternité qui poussait certains garçons à s'entraider et tempérait la violence. Cette vie était devenue insupportable pour Mady ne et ses six amis, qui formaient un petit groupe très soudé, uni par un sentiment plus fort que l'amitié et la fraternité même, quelque chose qui ressemblait à de l'amour, d'ailleurs il leur arrivait de ressentir du désir les uns pour les autres au point d'avoir des relations charnelles ; Mady ne l'avoua un jour à Iqbal, qui en rougit, bien qu'il en parl t en toute innocence, comme d'une chose qui était naturelle dans le monde d'où il venait, un monde sans paix et sans tendresse, à part celle-là. Mais un jour, cette tendresse même ne suffit plus à compenser toute la souffrance qu'ils éprouvaient, à cause de la tristesse de leur vie et de la dureté de leurs conditions d'existence. Alors ils avaient décidé d'en finir, tous ensemble, de faire le grand plongeon ; mais Mady ne prétendait ne plus pouvoir se souvenir quand et comment cette idée leur était venue, quel était l'élément déclencheur, et ce qu'ils s'étaient dit ce jour-là. Tout cela se perdait dans le vague et dans l'obscurité de sa conscience meurtrie. Il se souvenait juste d'une impulsion qui les avait pris soudain, tous les sept, d'en finir une fois pour toutes, après s'être embrassés une dernière fois. Ils n'étaient pas tristes ce jour-là, ni déprimés, il en était sûr ; il se souvenait plutôt d'un grand sentiment d'exaltation, d'une ivresse, comme s'ils allaient rena"tre tous, être libres enfin... à entendre comme il en parlait, c'était comme s'ils s'étaient attendus à ce qu'il leur pouss t des ailes, pour s'élever dans la nue, vers le soleil, les étoiles, vers un monde idéal... mais il s'en souvenait comme on se souvient d'un rêve, très difficilement, et avec beaucoup de points obscurs. Iqbal n'insista pas. Il lui raconta plutôt sa vie à lui, jusqu'au jour où il avait vu un garçon s'écraser à ses pieds ; une vie qui paraissait idyllique à ce garçon, tout ordinaire qu'elle fût... Mady ne avait h te de commencer une vie nouvelle dans ce monde merveilleux, une vie de garçon normal, aux côtés de son nouvel ami ; ils parlaient déjà de tout ce qu'ils aimeraient faire ensemble. << - Tu m'apprendras à jouer au ballon ? - Oui, bien sûr ; pourquoi, t'y jouais pas, là-haut ? - J'ai jamais vu de ballon. - Vous jouiez à quoi alors ? - On jouait pas... on essayait de rester en vie. - Tu sais te battre alors ? - Ça oui ! Sinon, je serais pas là. Une fois j'ai tué un garçon à mains nues, un garçon plus grand, qui avait un couteau... j'avais prêté le mien à Mimoun. - Tu l'as vraiment tué ? Ça alors ! - J'avais pas le choix. Ça arrivait souvent là-haut. - Ça devait être amusant parfois ; plus que l'école en tout cas... je t'admire, moi, tu sais ? >> Ce discours peut para"tre consternant, mais il ne faut pas oublier que Iqbal, comme Mady ne, était très jeune ; emporté par le feu de son amitié, il ne se rendait pas bien compte de ce qu'il disait. Il serait très naïf de croire que les jeunes, entre eux, même les mieux éduqués, se soucient de correspondre à l'image que les adultes ont d'eux, ou de leurs jugements moraux. Ils font passer le rêve avant le réel, le plaisir avant les principes. Ce en quoi Mounir inclinait à leur donner raison. Néanmoins, Mady ne répondit : << - Merci, mais tu sais, c'était vraiment pas drôle tous les jours... on mangeait pas comme ici, et puis on pouvait mourir. - C'est vrai, c'est pas ce que je voulais dire... pas d'adultes, ça devait quand même avoir des bons côtés parfois ; mais j'aurais pas aimé être à ta place... c'est quand même bien d'avoir une famille et tout ; mais savoir se battre, c'est bien aussi... tu m'apprendras ? >> Réflexe typique de jeune : Iqbal ramenait constamment tout à lui, comparait à sa propre expérience de la vie, pesait le pour et le contre en fonction du plaisir. << Ah là là ! Tous des petits morveux égocentriques, mais qu'est-ce qu'on les aime ! >> pensait Mounir. << - D'accord ! Apprends-moi à jouer au ballon, et je t'apprendrai à te battre au couteau. - Marché conclu ! >> Il n'est pas sûr que les parents d'Iqbal, ni le médecin, auraient été ravis de ce marché, mais depuis longtemps déjà, l'amitié entre les deux garçons suivait son cours, et leur relation se construisait suivant ses propres critères. C'était devenu une affaire entre eux, les adultes n'y avaient aucune part. Et c'était bien ainsi. Enfin, le jour vint où Mady ne put sortir de l'hôpital. Il était définitivement guéri, sa rééducation avait été complète. Il était convenu qu'il logerait chez le médecin, Abdull h el-Abbad", qui le considérait plus que jamais comme son fils. Il avait commencé à lui apprendre à lire, à lui inculquer quelques rudiments de savoir, et Mady ne s'était montré bon élève. Intelligent, généreux, il manifestait un réel désir d'apprendre, d'autant plus que l'homme qui lui avait sauvé la vie - enfin, qui l'avait soigné - lui apparaissait comme un modèle ; le seul modèle adulte qu'il eût jamais eu, et il s'efforçait vraiment de devenir comme lui et de le satisfaire. La violence dans laquelle il avait vécu n'avait pas obscurci son coeur ; il n'avait aucune idée de ce que nous nommons les valeurs morales, mais il en comprenait instinctivement deux : la reconnaissance et la fidélité envers une personne. Au début, il n'était pas très discipliné, se déconcentrait facilement, ne comprenait pas toujours ce qu'on attendait de lui. Il mit deux semaines à savoir écrire son nom correctement. Mais il y mettait de la bonne volonté, el-Abbad" en était satisfait. Dans un monde où il n'avait plus à se battre pour survivre, le bon côté de sa nature reprenait le dessus. Et puis, son amitié avec Iqbal l'aidait à s'adapter à son nouvel environnement. Iqbal, naturellement, l'encourageait à apprendre ; cela lui donnait un motif supplémentaire. Il dormait donc dans la maison du médecin, qui lui avait aménagé une chambre, et se comportait comme un père attentionné. El-Abbad" se rendait compte, gr ce à ce garçon littéralement tombé du ciel, qu'au fil des ans, à force de se consacrer corps et me à son travail, il était passé à côté de beaucoup de choses de la vie ; c'était comme une renaissance pour lui également. Mady ne avait donc deux amis dévoués, un homme et un garçon de son ge ; sa vie se passait désormais entre les deux, qui se complétaient, n'ayant aucune raison d'être jaloux l'un de l'autre. De temps en temps, Iqbal venait voir son ami à la maison du médecin, ce qui leur donnait l'occasion de parler tous les trois. Cela faisait plaisir à el-Abbad". Le reste du temps, Mady ne allait chez Iqbal ; il faisait connaissance avec ses parents, avec ses autres amis de son ge. Il se mêlait à eux, devenait populaire ; Iqbal était très fier de le présenter à ses amis et de raconter son aventure, et comment il l'avait vu tomber, etc. Rapidement, Mady ne s'adapta à ce monde nouveau, et il était heureux ; il était devenu presque un jeune ordinaire de cette paisible communauté. Mais il n'oubliait pas pour autant le pays d'en haut, ni ses six amis morts. Ce fut par une après-midi d'été ; Mady ne avait, très humblement, demandé à son père adoptif la permission d'aller passer la nuit chez Iqbal et il lui avait donnée ; ils avaient ensuite passé l'après-midi à jouer au ballon avec les amis d'Iqbal, sur le terrain en bas de la falaise, pas loin de l'endroit même où Mady ne était tombé ; cet endroit qui leur rappelait tant de souvenirs, mais pas les mêmes. Parfois, Mady ne regardait vers le haut, et l'on voyait qu'il tentait d'échapper à des images oppressantes qui le rattrapaient ; mais l'insouciance de la jeunesse avait repris le dessus chez ce garçon, et ils s'amusèrent bien. Ils se dépensèrent à fond. Mady ne commençait à déployer à ce jeu une adresse redoutable ; on se disputait pour l'avoir dans son équipe. Vers la fin de l'après-midi, il se mit à pleuvoir des cordes ; une vraie pluie d'été, chaude et diluvienne. Les garçons commencèrent alors à se disperser, chacun regagnant ses pénates. Iqbal ramena Mady ne chez lui, comme il était convenu. Leurs vêtements étaient trempés ; il y avait de quoi attraper plus qu'un rhume. Alors ils enlevèrent chemises et pantalons, et mirent le tout à sécher devant le feu qui crépitait dans la pièce principale. << - Vient dans ma chambre ; je vais te prêter des vêtements à moi en attendant. >> Mady ne suivit Iqbal. Ils se retrouvèrent tous les deux dans sa chambre, presque nus, torse nu, cuisses nues, encore tout excités de leur partie de ballon. Ils se regardèrent un moment comme ça et se mirent à rire. Il faut croire que des pensées analogues leur avaient traversé l'esprit. Ils rirent de plus belle. La vie était belle. Ils étaient jeunes, ils étaient vivants - ils avaient tout de même vu la mort de près, un jour, tous les deux - et ils étaient heureux. Mady ne se souvenait de ses amis, autrefois, là-haut, de la tendresse partagée, qui était la seule qu'ils connussent, et de leurs jeux pas toujours très innocents. Il était frappé par la beauté, par la joliesse d'Iqbal, par la gr ce de son corps de cabri, tout juste pubère. Son émotion se manifesta par un gonflement visible au niveau du seul vêtement qu'il portait. Iqbal le remarqua, et lui aussi ; il donna quelques impulsions nerveuses dans le bas-ventre pour faire bouger la protubérance, façon de dire << je m'en fiche >> ; Iqbal pouffa de rire en se détournant. Alors Mady ne lui sauta dessus, l'attrapa par derrière en mettant les bras autour de sa taille, et roula avec lui sur le lit, jambes écartées, en le serrant contre lui ; Iqbal se débattit, mais Mady ne ne voulait pas l cher prise. Ils riaient tous les deux comme des fous. Ils se battaient pour du rire, sur le lit, quasi nus, et avec une excitation croissante de la part de Mady ne ; croissante, et, de plus, communicative. Iqbal, qui avait entendu certaines confidences concernant la vie des garçons au dessus de la falaise, comprenait intuitivement où Mady ne voulait l'entra"ner, sans préméditation d'ailleurs, et l'idée ne lui déplaisait pas. Il était excité également. Au bout d'un moment, ils luttaient toujours, mais Iqbal résistait de moins en moins ; et le rire avait insensiblement fait place à une autre émotion. Ils étaient couchés l'un sur l'autre, sur le dos, Mady ne maintenant fermement Iqbal contre lui ; il sentait la double rembourrure de ses fesses petites et charmantes contre son dard gonflé ; ils respiraient tous les deux avec un sentiment d'attente anxieuse ; ils respiraient le désir. Désir amical ; désir animal. Tout à coup, Mady ne, n'y tenant plus, glissa lentement sa main contre le ventre d'Iqbal, mince et doux comme du velours, jusqu'à la lisière de son caleçon blanc, et ne s'arrêta pas. Il glissa la main dessous avec volupté, tout en posant ses lèvres sur l'épaule délicate d'Iqbal. Il glissa encore sa main brûlante, nerveuse, entre les cuisses de son ami, dans le pli de l'aine, à l'endroit le plus intime et le plus enivrant ; il y sentit une raideur tout à fait éloquente qui le remplit d'aise. Ses doigts agiles gravirent cette petite raideur avec une amicale audace. << - Qu'est-ce que tu fais ? Demanda Iqbal. - Tu le sens bien, non ? Tu veux que j'arrête ? (en disant cela, il caressa avec plus d'énergie). - Non, continue. >> Il continua donc. Iqbal se cabrait et écartait les jambes, de plus en plus, et il respirait de manière syncopée. Mady ne le caressait fiévreusement, de haut en bas et de bas en haut, sans serrer trop fort, avec une agilité qui témoignait de son expérience. De son autre main, il caressait la poitrine d'Iqbal, et de sa bouche gourmande, il lui embrassait le cou, le léchait même, il aimait le goût un peu aigre de cette peau de garçon. On aurait dit qu'il voulait dévorer Iqbal comme ces g teaux qu'Iqbal lui avait apportés à l'hôpital, quand ils s'étaient connus. C'étaient des sensations à peu près inconnues pour Iqbal, qui s'emparaient de lui violemment et soudainement, lui donnant l'impression d'être quelque part ailleurs, flottant, entre la terre et le Paradis. Voire au Paradis. Ce que Mady ne était en train de faire lui apparaissait comme la plus haute marque de l'amitié, rien de plus, rien de moins, il ne songeait pas qu'on aurait pu le voir autrement. En même temps, il sentait entre le renflement de ses fesses le dard de son ami, grossi par la fièvre du désir, qui cherchait à s'enclaver, et il se frottait à lui, très légèrement d'avant en arrière, le flattait, ce qui excitait encore plus Mady ne, naturellement ; le désir et la tension de chacun d'eux se nourrissait du plaisir de l'autre, dans une circulation accélérée. << - Tu veux que j'enlève tout ? Dit Iqbal. - Oui ! Oui, vas-y ! >> Ils se séparèrent un moment, se débarrassèrent prestement du peu de vêtement qui leur restait, et se retrouvèrent donc complètement nus, excités comme des fauves. Ils se jetèrent l'un contre l'autre, de façon presque brutale, et roulèrent à nouveau sur le lit, en s'embrassant à pleine bouche, agglutinés, tous leurs membres emmêlés, leurs jambes se caressant, entortillées, enivrées de leur contact ; l'intérieur de leurs cuisses se frôlait, la partie la plus douce, une douceur inouïe, leurs sexes aussi, confrontant leur raideur, coulissant l'un sur l'autre, comme deux bûches que l'on frotte pour produire du feu ; pourtant ils n'étaient pas de bois, mais ils s'enflammaient quand même ; tout ce feu qui jaillissait de leur bas-ventre, par le frottement des organes turgescents, se répandait dans tout leur corps, un véritable brasier, un incendie, qui les consumait tous les deux, ensemble. Mady ne était étendu sur le dos, Iqbal sur le ventre et sur lui, ventre à ventre, et les mains crispées de Mady ne pétrissaient les fesses de son ami, comme deux boules de p te exquises, il l'attirait plus fort contre lui, pour sentir le feu de ses reins. << - Mady ne ! Aowh ! Mady ne ! Vas-y, plus fort, oui ! R h, c'est bon, Mady ne ! Dis, c'est ça que tu faisais avec tes amis ? - Oui ! Aowh ! On faisait ça, et bien d'autres choses ! Je te montrerai si tu veux ! - Oui! Oui ! Oui ! Montre-moi tout ! Tout ce que vous faisiez ! Waoh ! La vie là-haut devait être géniale, j'aurais voulu y être ! - Mmh ! Elle avait ses bons côtés, han ! - Oui ! Aowh ! Oui, encore ! >> Ils n'arrêtaient pas de se caresser, de s'embrasser et de couiner de plaisir en gigotant dans tous les sens ; on aurait dit qu'ils cherchaient à fusionner, à faire un, à se toucher par tous les côtés à la fois. Soudain, Iqbal eut une illumination ; il se releva à moitié et dit : << - Eh, je peux te demander quelque chose ? - En ce moment ? Tout ce que tu veux ! - Je pense à quelque chose ; tu pourrais pas la mettre en bouche ? J'ai envie d'essayer... si c'est possible... - Mais ouais, bien sûr ! Je l'ai déjà fait, avec Azzam, Lounès, Warr q... - Fais-le avec moi ! - Tu me le feras aussi alors ? - Je sais pas, peut-être... toi d'abord ! - D'accord. >> Mady ne le fit basculer sur le côté, de sorte que c'est Iqbal maintenant qui était couché sur le dos, les jambes écartées et les bras au dessus de la tête. Il se mit à l'embrasser avec fougue, en descendant, depuis la gorge jusqu'au pubis ; il lui embrassa la poitrine, dont il suça un peu les deux boutons de roses, ce qui provoqua chez Iqbal un rictus de volupté incoercible ; il lui embrassa ensuite le plexus, puis le ventre, joua avec sa langue dans l'oculus charmant du nombril, puis cette partie plus délicate entre l'omblic et l'os pelvien, puis il parvint enfin à la base du pénis, là où s'élance fièrement cette tour d'amour, ce merveilleux cylindre de chair dure, sensible, palpitante, qu'il baisa, et se mit à le sucer entre ses lèvres, transversalement, avec amour, en commençant par le bas et en remontant lentement ; Iqbal répétait << aaah ! Oui, oh, oui ! >>, la tête tirée en arrière, une main sur son coeur qui battait à toute allure, l'autre dans les cheveux de Mady ne. Celui-ci, quand il fut arrivé au sommet, déposa un baiser sur la pointe du dôme érubescent dont la senteur poivrée l'enivrait, et fit glisser ses lèvres autour de ce m t turgescent en enroulant la langue autour au fur et à mesure ; il l'enfourna complètement, demeura un peu fiché dessus pour bien savourer la situation, jouant avec sa langue, puis remonta, redescendit, et recommença ainsi plusieurs fois, de plus en plus vite, en glissant une main sous les deux billes précieuses réunies à la base en un bulbe charmant, délicat, rose et soyeux, qu'il caressait en même temps qu'il suçait, multipliant dans le corps de son ami des sensations organiques d'une suavité indescriptible. << Aah ! Aaah ! Oui ! Oaah ! >> Iqbal s'arc-boutait, cambrait les reins, de plus en plus fort, appuyant des deux mains sur la tête de Mady ne pour pénétrer plus au fond. Tout à coup, il fut pris d'une impulsion irrésistible ; il se redressa, pivota, et, pendant que Mady ne s'efforçait de continuer à sucer, il rampa jusqu'à sa propre tige, s'agrippa à elle, se colla à lui de tout son corps, et se mit à le sucer à son tour, plus goulûment qu'un nouveau né tète sa mère, imitant ses gestes. En même temps qu'il plongeait son sexe dans sa bouche avec rage, il accablait le sien de douceur, de caresses, de lapements, de suçons, il fondait dessus comme un glaçon sur la lampe. Le sexe de Mady ne gonflait ses joues tendres, et il fermait les yeux pour être plus concentré, en même temps que la volupté dont l'emplissait la bouche de Mady ne ne cessait de grandir, grandir, l'envahissant complètement, jusqu'à la défaillance suprême, la détente brusque et spasmodique, l'ataraxie... << Ouuuwaaooowhhh ! Waah ! Ça y est ! C'était bon, mais je suis cassé ! >> Délectation infinie du néant ! Joie ! Iqbal souriait béatement, et son esprit flottait dans les éthers sidéraux. Béatitude cosmique. Il était heureux, et infiniment reconnaissant envers Mady ne d'avoir arraché le voile qui lui cachait la réalité du sexe, la possibilité sublime de la Jouissance. Mady ne aussi était heureux. Il avait retrouvé en Iqbal quelque chose de la tendre complicité qui l'unissait à ses amis, autrefois. Ils reposaient tous les deux sur le lit, tête-bêche, la tête dans les nuages, en échangeant distraitement quelques caresses post-coïtales. Mady ne dit : << - Alors ? Ça t'a plus ? - Je n'ai jamais été aussi bien de ma vie. On recommencera ? - Quand tu veux. - Ouais mais pas tout de suite, hein ; je ne sens plus mes jambes. - Ça va, t'inquiète... repose-toi. - C'était quand même bien... tu es le meilleur ami que j'ai jamais eu. - Et toi tu aurais mérité d'être dans notre bande... tu aurais plu aux autres, dommage qu'ils ne soient plus là. - Ouais, dommage ; j'aurais voulu les conna"tre. - Tu sais, j'aime bien ta façon de jouir ; tu me rappelles un peu Lounès... tu lui ressembles, j'ai presque l'impression de l'avoir retrouvé... - Parle-moi de lui. - Comme je l'ai dit, il te ressemblait un peu... c'était un garçon en or ; toujours prêt à rendre service... rien ne comptait plus pour lui que les amis... il avait jamais tué personne, même pour se défendre ; sauf une fois, mais il l'avait pas fait exprès ; il arrêtait pas de se le reprocher... c'était le meilleur d'entre nous, pourquoi est-il mort ? C'est pas juste. -Tu es là, toi ; c'est l'essentiel. Ne regrette rien. - Non, t'as raison ; c'est une nouvelle vie maintenant. Avec toi... S"d" el-Abbad"... j'ai maintenant un père, et un ami qui vaut bien ceux d'avant... - Merci. - Mais quand même, j'ai encore du mal à y croire ; et si j'étais mort en fait, si je rêvais ? - Mais non, je t'assure que tu es bien vivant... et puis quelle importance ? - Si je rêve, qui sait si le rêve peut pas tourner au cauchemar ? Je suis pas encore rassuré... je sais pas... j'ai toujours peur qu'ils reviennent... - Ils ? Mais qui ça, << ils >> ? - Je ne sais pas... je peux pas te dire, j'ai rien dit... - Mais si, allez ; vas-y, dis tout... est-ce que je suis pas de ta bande maintenant ? - Oh ! Et puis, c'est vrai... après ce qu'on vient de faire, ça ne fait plus de différence... toi ou Lounès, Lounès ou toi... autant que tu saches tout. - Vas-y, ça te fera du bien. - Peut-être, mais à toi je sais pas... c'est pas une histoire qu'on se raconte au coin du feu, crois-moi. - Je t'ai vu tomber, et presque mourir, je t'ai vu jouir, on est plus que des frères maintenant... t'en fais pas pour moi, je peux tout entendre. - Bon, alors allons-y. Fais tes valises, on part pour un long voyage... un sale voyage. >> C'est à ce moment que Mady ne, enfin, raconta toute son histoire à Iqbal ; tous les détails sordides qu'il avait jusque là gardé pour lui, gravés dans sa chair ; sa véritable histoire. Et Mounir la vit se dérouler sous ses yeux, telle que Mady ne la raconta à son ami. Nul ne sait comment elle a vraiment commencé. Le pays d'en haut... imaginez une vaste étendue de terre, de bois, de plaines, de rivières, totalement sauvage, inculte, laissée à l'abandon depuis des années et des années... Là vivaient des bandes de garçons, enfant, adolescents, complètement livrés à eux-mêmes, vivant comme ils pouvaient, sans aucune loi ; les plus gés avaient environ vingt ans, mais rares, très rares étaient ceux qui atteignaient cet ge. En général ils mourraient avant, soit de faim, de maladie, de fatigue ou d'accident, mais beaucoup plus souvent, victime de la violence indicible qui régnait dans ce pays. D'où venaient ces garçons ? D'un peu partout ; on ne sait pas très bien. Mady ne, lui, se souvient vaguement de ses parents, quand il avait quatre ou cinq ans. Ils vivaient dans un village, paisible, son père était forgeron, ou maréchal-ferrant, quelque chose de ce genre, il ne se rappelle pas bien. Un jour, des hommes sont arrivés... des hommes de la Tête de Sanglier, un bandit cruel et sanguinaire, absolument sans pitié. Ils ont massacré tout le village, ses parents, ses frères et soeurs ; ils ont violé sa mère, ses soeurs et même ses frères, puis ils les ont massacré sous ses yeux. Le bandit l'a épargné, lui seul, le plus petit, pour qu'il puisse se souvenir et témoigner, s'il arrivait à survivre... car la Tête de Sanglier laisse toujours un survivant, un témoin ; il veut que sa barbarie soit connue, pour que les gens aient peur de lui, tremblent en entendant son nom. C'est sa manière de procéder. Dans cette tragédie-là, donc, ce fut Mady ne qui survécut. Il erra d'abord longtemps, dans les bois, recueilli par les bêtes sauvages, les loups, qui avaient pitié de ce petit d'homme sans défense. Trop faible pour qu'ils s'attaquent à lui, car ces animaux avaient plus d'honneur que les hommes, en ce temps-là. Il a donc pu survivre comme cela quelque temps. Puis il a marché, marché, toujours droit devant lui, sans se retourner, sans pleurer, sans penser, pendant des jours, des semaines, des mois... des années... finalement, il a atteint ce pays, plein de garçons perdu comme lui. Des garçons qui, comme lui, ont tout perdu, qui n'ont plus de famille ou qui l'ont d'eux-même quittés parce qu'ils y étaient trop malheureux ; finalement, comme lui, ils ont fini par aboutir à ce pays, le pays de la dernière chance pour les garçons perdus. À vrai dire, ce n'est pas une chance, c'est plutôt un cul-de-sac ; ceux qui arrivent là ne vont pas plus loin. Ils savent qu'ils sont vraiment perdus. Au bout, il y a la falaise ; on ne sait pas ce qu'il y a en dessous, elle est coupante, abrupte, si l'on tombe on ne revient jamais. On ne s'en approche pas, sauf si l'on est las de la vie. Les garçons qui vivent là se sont résignés, depuis longtemps, à vivre ainsi, sans loi, sans lumière, sans futur ; libres, sauvages, désespérés. Les hordes rivales, qui se font et se défont sans cesse, se livrent une guerre sans merci pour les rares moyens de subsistance, l'espace, l'eau, le peu de nourriture que procurent la chasse, la pèche, la cueillette et le vol des rares voyageurs qui passent tout à la périphérie de ce monde, à la lisière du pays. Un endroit que même les plus courageux préfèrent éviter, mais quand il en passe un, de temps en temps, et qu'on arrive à le dépouiller, c'est la fête ; la fête, et aussi la guerre, qui reprend de plus belle, pour accaparer le butin. C'est dans cet endroit que le petit Mady ne a fini par arriver. Il s'y est immédiatement fait des amis ; des garçons plus gés l'ont pris sous son aile, d'une manière qui n'est, à vrai dire, pas totalement désintéressée, car on présume que les distractions sont rares dans ce pays, et l'on n'y voit jamais de femelles ; de sorte que pour tous ces jeunes m les bourrés d'agressivité, de violence partiellement rentrée, qui atteignent le stade de la puberté sans avoir reçu aucune autre tendresse que celle de m les plus gés, parfois, lorsqu'un garçon plus jeune, joli et tendre se présente, ils le convoitent, et se le disputent comme un bien de luxe, car c'est le seul moyen qu'ils aient jamais trouvé pour décharger une partie de leur agressivité sous forme de pulsion érotique... Mais il faut reconna"tre que c'est plutôt une bénédiction pour les garçons qui arrivent là très jeunes, car c'est la seule chose qui leur assure la vie sauve, les préserve de ne pas être massacrés immédiatement. C'est gr ce à cela qu'ils trouvent des a"nés qui peuvent les protéger le temps nécessaire pour qu'ils apprennent à se défendre par eux-mêmes, pour autant qu'ils sachent se montrer reconnaissants... ce fut le cas de Mady ne. Il s'adapta rapidement à ses nouvelles conditions de vie, grandit dans cette atmosphère de violence et de liberté totale, oublia pour ainsi dire complètement les premières années de sa vie, dans le calme du foyer. Il apprit à se battre, à se débrouiller pour survivre, et aussi à aider les autres quand il le fallait. Car ce n'est pas parce qu'on s'habitue à la violence qu'on y prend goût ; les plus intelligents de ces garçons, dont Mady ne faisait partie, essayaient de tempérer cette violence, de la limiter, de remplacer la rivalité par l'entraide, la fraternité ; il n'attaquait que pour se défendre. Il avait de nombreux amis, en particulier six dont il était très proche, les six que nous connaissons déjà. Au fil des ans, leur vie était devenue presque supportable. Mais il y avait autre chose, quelque chose de plus terrible, dont jusqu'à présent, Mady ne avait toujours évité de parler. La violence interne, entre bandes de garçons, n'était pas tout ; ils avaient à faire face aussi à une menace extérieure permanente, qui mettait sur eux une pression énorme. Le territoire du pays d'en haut était limité, d'un côté, par la falaise, de l'autre, par une cha"ne de montagnes où les garçons ne s'aventuraient jamais, car elle était le domaine de créatures beaucoup plus sombres qu'eux, qui les effrayaient. En fait, c'était un fief de la Tête de Sanglier. Il l'avait réparti entre certains de ses vassaux, des êtres aussi démoniaques et sanguinaires que lui ; des êtres qui n'avaient plus rien d'humain, d'une puissance excessive, capables de toutes les cruautés, de toutes les exactions. Le règne de la destruction, de la douleur infinie, c'était eux. L'ironie de l'histoire était que Mady ne, à force d'errance, fin"t par trouver refuge aux portes du domaine de celui à cause de qui il avait tout perdu. Il lui devait sa condition présente, qui était assez pénible, et voilà qu'il le trouvait encore sur sa route, à côté de lui, à le menacer constamment. Les hordes du Sanglier comprenaient toute sorte d'êtres mauvais et tyranniques. Il y avait des hommes sans aucun scrupule, sans le moindre principe, capable de violer, tuer, massacrer pour le plaisir, sans aucune limite ; et il y avait aussi des créatures plus bizarres, de l'ombre, des sortes de monstres rappelant les goules ou les dragons de certaines légendes, des créatures infernales qu'ils avaient domptées et qui étaient à leur service, pour faire régner la terreur et le chaos. Tout un monde horrible, inhumain, grouillant à leurs portes. Quelquefois, ceux des garçons qui étaient trop violents, trop sauvages même pour le pays d'en haut, et qui devenaient trop grands aussi, disparaissaient, ils étaient aspirés par ces monts barbares, par ce monde plus sombre et infernal que le leur. Ils devenaient eux-mêmes des créatures de l'ombre, des serviteurs ou des soldats de la Tête de Sanglier ; en échange de leur me, il leur conférait une puissance destructrice dont ils n'auraient même pas rêvé ; mais ils ne s'appartenaient plus, ils n'avaient plus de volonté propre : ils faisaient la volonté de la Hure. Elle était comme une immense pieuvre qui étend partout ses tentacules immondes, monstrueuses. Ces hordes démoniaques, sans visage, opprimaient les garçons du pays d'en haut ; elles arrivaient parfois chez eux, déboulaient, violaient, dévoraient, massacraient, elles les asservissaient. Les garçons avaient beau résister, les serviteurs du Sanglier étaient plus forts ; d'année en année, leur violence grandissait, leur pression augmentait, ils gagnaient du terrain. Les garçons tendaient à se réfugier plus au coeur du pays, mais les monstres ne l chaient pas, ils les traquaient. Ils se rapprochaient de jour en jour. Pour la Tête de Sanglier, c'était un jeu, une distraction ; il s'amusait à accro"tre la tension, et par conséquent la violence qui régnait chez les garçons, cela lui permettait aussi de sélectionner, après des années, les plus sauvages et les plus déterminés d'entre eux pour entrer sous sa bannière. Les autres luttaient comme ils pouvaient. Leur territoire se réduisait constamment. Il avait déjà diminué presque de moitié au fil des ans. Les ressources diminuaient d'autant, et ils étaient de plus en plus serrés, empiétant les uns sur les autres ; les problèmes entre bandes, les bagarres sanglantes, les crimes augmentaient à mesure, le chaos s'accroissait, et tout cela arrangeait le Sanglier et ses hommes. Les garçons souffraient de plus en plus ; alors, parfois, sous la pression des monstres, un phénomène étrange et dramatique se produisait : pris d'une impulsion soudaine et incoercible, un groupe de garçons, au nombre de sept en général - pourquoi ce nombre ? C'était difficile à expliquer ; sans doute parce que ce fut de tout temps un nombre sacré pour tous les hommes - se dévouait, en quelque sorte, pour s'ôter la vie, en se jetant ensemble dans le gouffre de la falaise, pour que les autres aient de nouveau plus d'espace, de ressources, et pour expier la violence générale ; ils espéraient que ce sacrifice apais t quelque temps ceux qui resteraient, que la tension décro"trait à nouveau. C'était noble et héroïque de leur part, et le problème est bien qu'avec ce système, c'étaient les plus purs, les moins violents, les plus généreux, qui en général expiaient pour les autres. Mais c'était de toute façon illusoire, car la violence ne diminuait pas réellement, et surtout, la pression des êtres maléfiques était toujours là, toujours plus grande. Il eût mieux valu s'unir contre eux, mais les garçons étaient démunis, désemparés, face à leur nombre et à leur puissance. Ils n'avaient trouvé que ce moyen pour tenter de limiter la violence, le sacrifice volontaire, périodique, d'un petit nombre d'entre eux, en général parmi les meilleurs... hélas. Mais ce n'était même pas réfléchi, planifié, et c'est cela qui était le plus poignant et le plus curieux ; c'était quelque chose de spontané, mystérieux ; une impulsion, comme on a dit, une pulsion obscure qui les prenait de l'intérieur, les poussait à dire << maintenant, on y va >>, et à se suicider ensemble, à sept, pour laisser plus de place aux autres et tempérer l'agressivité. Sur le moment, ceux qui étaient pris par cette pulsion de mort, ceux qui se sacrifiaient ainsi, n'étaient même plus conscients de leur sacrifice, du néant qui les attendait, ils agissaient par réflexe, mus par une force irrésistible, et aussi, entra"nés par un indéfinissable sentiment d'exaltation ; comme s'ils s'attendaient à voler, à se fondre dans la nue, dans la lumière, ensemble ; unis, en paix, ensemble et dans la lumière à jamais ; voilà ce qu'ils ressentaient au moment de faire le grand saut. Mady ne s'en souvenait ; il se souvenait de cette impulsion irrésistible qui l'avait pris, avec les autres, de ce sentiment presque merveilleux qu'ils allaient être ensemble à jamais, dans les étoiles, la grande Paix du Seigneur ; loin de ce monde triste, absurde, monstrueux ; loin de la Tête de Sanglier, du chaos, de la violence, de la douleur, à jamais ; ensemble... Voilà ce qu'il avait ressenti. Des larmes lui coulaient sur la joue en se remémorant. Iqbal lui passa les bras autour du corps et appuya la tête contre lui, pour le réconforter. Lui aussi était ému, comme s'il avait assisté à la scène ; il est vrai qu'il en avait vu le fatal dénouement... Le plus poignant et le plus dérisoire dans l'affaire, c'est que les garçons qui sautaient, pas plus que les autres, ne savaient rien du monde d'en bas, ni de son existence ni de ses conditions de vie ; auraient-ils sauté, auraient-ils même continué à supporter cette violence sauvage et cette souffrance, s'ils s'étaient doutés que là, juste à côté de chez eux, un peu plus bas, il y avait cette ville paisible, ce monde harmonieux, idyllique, où les hommes et les femmes s'aidaient mutuellement, où les garçons vivaient heureux, où personne ne manquait de rien ? N'auraient-ils pas pu retrouver l'espérance de construire un monde meilleur, fraternel, de vaincre définitivement le chaos et la barbarie ? N'auraient-ils pu trouver de l'aide parmi les gens de ce pays d'en bas, si généreux et sages ? Mady ne y pensait-il quelquefois ? Il y pensait, mais pour lui, le pays d'en haut était de l'histoire ancienne ; ses meilleurs amis étaient morts, ils avaient payé leur tribut tandis que lui, seul, s'en était tiré, il avait pu recommencer une nouvelle vie. Tout ce qu'il voulait maintenant, c'était retrouver une vie normale, celle qu'il aurait pu avoir s'il était resté avec sa famille, si les hommes du Sanglier n'étaient pas intervenus... il ne voulait plus penser à la vie d'avant. Il voulait tourner la page, sa vie maintenant était ici, près du médecin, près d'Iqbal, et de tous les garçons de son ge qu'il avait rencontrés, et avec qui enfin il jouait à des jeux de son ge. Iqbal le comprenait. Mais il y avait, au fond de Mady ne, une terreur lointaine qui assombrissait légèrement, par moments, son bonheur actuel : la crainte que l'histoire ne soit pas terminée, que la Tête de Sanglier revienne... ce monde idéal, paisible, était-il à l'abri ? Saurait-il faire face à un éventuel déferlement de la barbarie, de la monstruosité ? Saurait-il se défendre, le cas échéant, face aux hommes de la Hure ? Il y pensait parfois avec crainte ; il ne savait que faire, il était désemparé face à cette éventualité. Iqbal comprenait, ou croyait comprendre en tout cas, ce qu'il avait vécu et ce qu'il ressentait... il le réconforta du mieux qu'il put, en lui disant que, pour autant qu'il sache, son pays avait toujours vécu en paix, sans avoir à faire face aux hordes du Sanglier ou d'un autre bandit de son espèce, et qu'il n'y avait pas, pour l'heure, de raison de s'inquiéter. Tout cela appartenait au pays d'en haut, et Mady ne devait s'efforcer d'oublier, ou en tout cas de n'y plus penser, s'il voulait être heureux comme il y avait droit. Mady ne acquiesça, chassa son inquiétude et retrouva le sourire. Leurs vêtements ayant séché entre-temps, ils se rhabillèrent, mangèrent, puis jouèrent encore un peu dans la chambre, à des jeux plus ou moins innocents, avant de s'endormir... dans les bras l'un de l'autre. Ils passèrent probablement la nuit la plus douce de leur existence. Une chaude nuit d'été, pleine de rêves et de promesses. À partir de ce jour, bien sûr, Mady ne et Iqbal devinrent plus unis et plus complices que jamais ; leur amitié avait changé de nature, elle était devenue plus profonde sans mauvais jeu de mots. Ils s'adoraient, se chérissaient, se comprenaient. Enfin, Mady ne avait quelqu'un avec qui il pouvait parler librement de sa vie d'avant s'il lui en prenait le besoin, et il retrouvait en lui tout ce qu'il avait aimé chez ses anciens camarades ; et Iqbal se sentait touché - toujours sans mauvais jeu de mots - et honoré de cette confiance et de cette amitié. Ils dormaient souvent, alternativement, chez l'un ou chez l'autre, et ils se donnaient à chaque fois l'un à l'autre avec sérénité ; ils partageaient du plaisir comme ils partageaient le pain, comme une chose bienfaisante et naturelle. Ils ne se posaient pas de question, ils profitaient simplement de la vie, de la nature, de leur jeunesse. L'expérience de Mady ne aidait Iqbal à faire la découverte de lui-même, de ses émotions et de ses sensations. C'était une chose dont il avait conscience et qui le rendait heureux. Ils entra"naient parfois d'autres de leurs camarades dans ces jeux, et ils n'y voyaient rien de mal ou d'anormal. Le brave médecin el-Abbad", qui s'occupait paternellement de Mady ne, voyait plus de choses que la plupart des hommes, et il devinait, même sans devoir forcer les confidences, la tournure prise par l'amitié des deux garçons. Il ne s'y opposait pas, car lui non plus n'y voyait rien à redire, du moment qu'ils étaient heureux ainsi. Par conséquent, tout était pour le mieux ; les jours s'écoulaient paisiblement, Mady ne était devenu tout à fait un garçon du pays d'en bas, il apprenait à lire et à calculer, il faisait des progrès, il charmait tous ceux qui le rencontraient. Et il vivait avec Iqbal une amitié amoureuse sans histoire, tendre et idyllique ; plus rien ne manquait à leur bonheur, à part ses six compagnons disparus, qu'il n'oubliait pas. Il allait parfois se recueillir sur leur sépulture, et il leur racontait sa vie actuelle, comme s'ils eussent été vivants ; c'était sa façon de faire son deuil. Oui, ils étaient résolument heureux. Alors, arrivèrent les hommes du Sanglier. Comme Mady ne le redoutait depuis le début, ce bonheur ne pouvait pas durer ; sa sombre histoire le rattrapait. Il savait au fond de lui-même que ce jour viendrait, et il était venu. Le pays d'en haut avait fini par se réduire tellement, sous la pression des créatures de l'ombre, qu'il tenait dans un mouchoir de poche. Il n'y avait plus de pays d'en haut, le territoire des garçons avait été entièrement conquis par les gens du Sanglier et les monstres qu'ils menaient avec eux, et les garçons qui restaient avaient été asservis, tués, ou bien ils enjambèrent d'eux-mêmes la falaise, pour échapper à l'horreur qui les menaçait. Ce jour-là, on en vit tomber des centaines, des milliers, se fracassant comme autrefois les compagnons de Mady ne. Ce fut le signe annonciateur de la catastrophe. D'autres de ces garçons furent plus avisés ; à l'aide de cordes, de machines, d'outils, en s'aidant des rares aspérités de la falaise, ils parvinrent à faire ce qu'aucun n'avait pensé à faire jusque là, ou n'avait osé tenter : descendre la falaise pour arriver en bas sains et saufs ; ils furent étonnés de ce qu'ils trouvèrent, mais ils ne prirent pas le temps de s'extasier de ce monde merveilleux qu'avait découvert Mady ne avant eux ; ils comprirent qu'il était de leur devoir d'avertir les gens de cette cité inconnue du péril qui les menaçait. << Partez, fuyez ! Dirent-ils ; emmenez-nous avec vous, protégez-nous ! Ils sont trop forts, trop nombreux ! >> Les gens essayèrent de comprendre ce qui se passait ; ils n'avaient jamais rien vu, rien imaginé de tel, ils étaient dépassés. Seul el-Abbad", et bien sûr Mady ne et Iqbal, avaient compris ce qui arrivait. Ils essayèrent de réagir, d'aider les autres à s'organiser pour faire face ; mais hélas, il était beaucoup trop tard déjà. Le Sanglier, lui, préparait sa venue depuis longtemps. Ce fut un jour noir pour cette cité ; le jour le plus sombre de son histoire, et surtout le dernier. << - Ah ! Ce maudit Sanglier ! S'écria Mounir, qui suivait toujours cette histoire dans les yeux de Mady ne, démesurément dilatés. J'aurais dû intervenir depuis longtemps ! Je savais où il se cachait... oui, je sais maintenant où se trouve ce pays d'en haut ; c'est un territoire perdu, à l'Ouest de Naruq, je le connais bien... nous avions laissé la Tête de Sanglier installer un de ses quartiers là-bas, en nous disant qu'ainsi il nous gênerait moins à Naruq ; j'ai été stupide ! J'aurais dû le déloger depuis longtemps ; moi seul pouvais le faire ; tout est de ma faute ! - Non, ce n'est pas de ta faute, dit une voix qu'il ne connaissait pas. C'est comme ça, c'est tout ; ce qui est arrivé devait arriver. Mais tu peux encore faire quelque chose si tu veux. - Faire quelque chose ? Et quoi ? Je ne peux pas entrer dans le récit et... - Mais si ! Tu peux ; où es-tu, tu t'en souviens ? - Je suis à Némis, sur la tour des tempêtes. - Et qu'est-ce que Némis ? - Eh bien, c'est... mais une minute, attendez ; bien sûr ! En fait, je suis au pays d'en bas, au moment du déferlement de la Hure ; je suis déjà dans le récit ! À Némis, chaque rêve, chaque vision, chaque souvenir est réel ; le temps, l'espace, la réalité ici n'ont plus la même connotation... je suis au pays d'en bas ! Mais toi, qui es-tu ? Je ne te reconnais pas. - Fais ce que tu as à faire, Mounir ; nous en reparlerons. >> La voix était celle d'un jeune garçon qu'il ne reconnaissait pas, bien qu'il eût vaguement l'impression de le conna"tre ; il ne faisait pas partie du groupe auparavant. Il l'incitait à prendre part au récit qu'il entendait ; il était toujours plongé dans les yeux de Mady ne, où se déroulait cette vision, mais cette fois, il en était partie prenante ; il n'était plus seulement témoin, mais acteur, et le plus étrange est qu'il ignorait où, à quel moment s'était faite la transition. Le pays d'en bas, jusque là si paisible, idyllique, était en train d'être dévasté par la horde du Sanglier ; le chaos et la terreur régnaient. Les habitants, aidés des jeunes garçons du pays d'en haut qui avaient pu survivre jusque là, se défendaient vaillamment, mais ils n'étaient pas préparés à cette guerre. La ville était en feu, les corps étaient en sang. Un carnage. Mounir était embêté, car il était seul ; cela aurait été plus facile s'il avait ses troupes avec lui, ses amis de l'Ordre, mais il ne pouvait compter que sur lui-même. Cependant, il se rappela qu'il avait en lui une partie du pouvoir de la Bonne Mort Croquante. Il se fraya un passage, avec son sabre, au milieu de la bataille ; il nageait pour ainsi dire au milieu des combattants, vivants, morts ou mourants. Arrivé au centre du charnier, il rencontra el-Abbad", qui avait revêtu sa tenue de militaire, car il avait appris à se battre autrefois, et il savait se servir d'un sabre ; mais il avait déjà reçu beaucoup de vilains coups, et il était p le et sanglant. Derrière lui, se tenaient les deux garçons, Mady ne et Iqbal, qui n'avaient pas voulu rester en arrière. Mady ne n'avait pas oublié de savoir se battre, et Iqbal, qui ne voulait pas l'abandonner, appliquait ses leçons du mieux qu'il pouvait. Eux aussi étaient livides et déjà blessés, mais pas encore atteints gravement. Tout à coup, face au vaillant médecin, dont le courage était sans doute décuplé par l'amour qu'il vouait à son protégé, apparut l'ennemi, la bête, que Mounir connaissait bien, la Tête de Sanglier en personne. Il allait donner le coup de gr ce à el-Abbad", mais Mounir l'en empêcha. << - Mounir ! Dit la Tête de Sanglier. Mon ennemi préféré, en personne ! Quelle bonne surprise ! Je ne pensais pas t'avoir invité, mais sois le bienvenu à ma petite fête. On s'amuse bien, comme tu vois. - Plus pour longtemps, canaille ! - Oh ! Des insultes ? Je suis vexé. Ce n'est pas poli ; crois-tu que tu vailles mieux que moi ? Si nous demandions à Mourad, aux gens de Naruq, au sultan, ce qu'ils en pensent ? - Ne te compare pas à moi ! Je n'ai pas le sang d'un seul innocent sur les mains. - Mais moi non plus ! Haha ! Tous ceux que j'ai massacrés jusqu'ici étaient coupables... coupables de m'avoir déplu ! Nous sommes pareils, toi et moi ! Reconnais-le. - Euh... bon, d'accord, c'est un peu vrai... mais juste un peu ; d'abord moi, je suis beau, plutôt bien conservé pour mon ge, et puis je ne tue pas les garçons, jamais ! - Non ! Tu les corromps, les pervertis, tu les détournes... tu crois que ça vaut mieux ? Avec moi au moins, ils meurent innocents, purs comme au jour de leur naissance ; en fait, tu es pire que moi ! Haha ! - Justement, tu vois ? Nous sommes trop différents ; entre toi et moi, il y a l'amour des garçons. - L'amour des garçons ! Pff, qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! Tu es trop limité, mon cher ! Tu n'exploites pas suffisamment ton potentiel criminel. Tu sais quoi ? J'ai toujours admiré ta vaillance ; en nous associant, nous pourrions vaincre facilement tous ces abrutis et dominer le monde ! - C'est bizarre ! Dans les histoires comme la nôtre, où il y a un méchant des méchants, il y a toujours un moment où il propose au héros de s'associer pour dominer le monde... bien qu'il sache que le héros va refuser et l'envoyer sur les roses. - Justement ! Si nous changions ? J'ai horreur des lieux communs. - Moi aussi, mais dans le cas présent je pense que je vais m'y conformer ; tu es vraiment trop laid. - Oh ! Ça c'est pas gentil ; on ne t'as jamais appris à ne pas te moquer de l'apparence des gens ? Vilain garçon ! >> Et il fonça sur Mounir, les défenses en avant, le groin écumant. Mounir l'esquiva, comme un matador un taureau furieux, mais le Sanglier revint à la charge ; il ne plaisantait plus du tout, et ses lieutenants les plus proches, qui étaient aussi laids et aussi féroces que lui, se groupèrent autour de lui pour en découdre avec Mounir. Alors, Mounir appela en lui le pouvoir destructeur de la Bonne Mort Croquante. En un instant, il fit place nette autour de lui ; des ondes de ténèbres se répandirent dans l'espace et firent reculer ses ennemis, épouvantés, en même temps que ses amis, ceux qu'ils cherchaient à protéger, sentaient eux-mêmes le souffle de la mort planer sur eux. Mounir ma"trisait du mieux qu'il pouvait le pouvoir ; ce fut à peine une brève décharge, suffisante pour faire reculer l'adversaire jusqu'aux limites de l'horizon. La Tête de Sanglier avait tout prévu, sauf cela ; il connaissait la force de Mounir, et il se replia prudemment dans les monts sinistres d'où il était venu, en laissant la moitié de son armée pétrifiée, agonisant de terreur. Il savait que la partie était perdue pour lui, mais aussi qu'il aurait d'autres occasions de se venger. Il était tout de même satisfait de la destruction de la cité. Celle-ci n'était plus qu'un funèbre champ de ruines jonché de cadavres et de blessés agonisant. Seul face au Sanglier, privé de ses hommes, avec pour seules ressources son sabre et un pouvoir occulte qu'il devait manier avec prudence, Mounir n'avait pu faire mieux que de limiter les dég ts. Les survivants parmi les habitants de la cité mettraient du temps à reconstruire, et chacun d'entre eux était marqué à jamais par le deuil d'un grand nombre d'être chers. Mais il y avait aussi les survivants parmi les garçons du pays d'en haut, qui n'auraient plus désormais à subir leurs conditions de vie détestables ; Mounir les invita solennellement à s'unir avec ceux du pays d'en bas qui restaient ; unis dans une même douleur et une même espérance, pour essayer de reb tir un monde vivable ; il n'y avait rien à espérer d'autre. Il vit sur leurs visages à tous que le message avait été parfaitement reçu, et il s'engagea au nom de l'Ordre à les aider. Ensuite, il partit à la recherche d'el-Abbad", de Mady ne et d'Iqbal. Il trouva le premier au milieu des ruines, là où était avant son hôpital, qui n'était plus maintenant qu'un amas de cendres. Il était en train d'agoniser par suite de ses blessures. Stoïques, les dents serrées, il avait perdu presque tout son sang. Mady ne se tenait près de lui, légèrement blessé, et il essayait de lui porter secours ; en vain, car il ne restait plus à cet homme qu'il avait aimé comme un père, qu'un mince souffle de vie, suffisant pour lui faire ses adieux. Il lui tenait la main, qu'il essayait péniblement de serrer : << - Mon cher Mady ne... mon fils... mon enfant, je suis heureux de t'avoir connu... je pars en paix, ne t'inquiète pas pour moi... - Ne partez pas ! - Trop tard, je suis déjà parti ! Nous nous reverrons ; adieu, prends soin de toi... Mady ne... - S"d" ! Non ! >> Il pleurait. Il ne voulait pas le l cher. Mounir lui mit la main sur l'épaule : << - Il n'y a plus rien à faire ; allons. Sois courageux, tu l'as déjà été... allons plutôt chercher ton ami, Iqbal ; sais-tu où il est ? - Non, je ne l'ai pas vu depuis tout à l'heure ; mais comment le connaissez-vous ? Comment êtes-vous au courant ? Vous nous avez sauvés ! Enfin, vous avez fait votre possible... qui êtes-vous ? - Tu ne me reconnais pas ? Moi, Mounir ? - Devrais-je vous conna"tre ? Où nous sommes-nous déjà vus ? - Ah ! Mais c'est vrai ; actuellement, tu ne me connais pas encore. Nous nous rencontrerons plus tard, dans un autre monde... un monde où tous tes amis sont vivants... en ce moment, je suis avec toi, dans ce monde... enfin, je serai avec toi, un jour, mais pour moi j'y suis déjà ; je parle avec toi, je lis cette histoire dans tes yeux, dans ton me. - Je ne comprends rien à ce que vous dites, mais je vous crois. Alors, mes amis sont vivants, quelque part ? C'est vrai ? - Je ne sais pas comment te dire... et surtout, je ne connais pas la fin de ton histoire, je ne sais pas comment tu vas faire pour les retrouver. Mais tu les retrouveras, sois-en sûr. En attendant, essayons de retrouver Iqbal. - Oui, où est-il ? >> Ils le cherchèrent une partie du jour, sans le trouver. À la fin, quelques garçons que Mady ne connaissait parmi les survivants l'avertirent qu'on avait retrouvé un corps qui pouvait être celui d'Iqbal. Pas loin de l'endroit où il avait vu Mady ne tomber... ils se précipitèrent à cet endroit ; il n'y avait pas de doute, c'était bien Iqbal, mort, très p le, gravement blessé. Il avait perdu beaucoup de sang avant de mourir, lui aussi ; il avait l'air paisible. Mady ne se souvenait de l'avoir vu combattre à ses côtés, au même endroit ; il était comme un jeune lion, il essayait de lui montrer qu'il pouvait se battre aussi bien que lui. << - N'aie pas peur, Mady ne ! on va s'en tirer ! >> c'était les dernières paroles qu'il avait entendues de sa bouche. Ensuite, il ne savait pas ce qui était arrivé ; tout s'était déroulé trop vite. << - Non ! Pas lui aussi ! C'est pas juste... c'est en voulant me protéger qu'il s'est fait tuer ! - Qu'est-ce que tu racontes ? Ne dis pas de bêtises, dit Mounir. C'était la guerre, tout le monde se battait ; le seul responsable, c'est celui qui a déclenché cette guerre, c'est la Tête de Sanglier. - Qu'est-ce que ça change ? Ils sont tous morts ! Tous morts, tous ceux que j'aimais ! Je n'ai plus personne. Je n'ai plus envie de vivre. - Ah ! Ne dis pas ça... tu n'as plus envie maintenant, peut-être, mais pense à l'avenir ; pense à demain, aux nouveaux amis que tu pourras te faire... - Et qui vont se faire tuer à leur tour, à cause de moi ? Toujours plus de morts, toujours plus d'amis à pleurer, c'est ça la vie, c'est ça la vie que vous me recommandez de supporter ? Non ; non, je ne veux pas, je ne veux plus... - Je te comprends ! Oui, je te comprends, Mady ne, mais s'il te pla"t... accroche-toi, vis, pense à toi... pense à ce que tes amis diraient si... - S'ils étaient encore en vie ? Ben justement, voilà, ils le sont plus... écoutez, vous êtes gentil mais laissez tomber... ça sert plus à rien... c'est trop tard... Dieu n'aurait pas dû me sauver la première fois. - Dis pas ça... tu as quand même connu Iqbal... - Et maintenant il est mort, comme les autres... non, laissez tomber... vous avez dit que je les reverrais, tous mes amis ? Eh bien ! Je veux les revoir ; tous, maintenant... c'est tout ce que je veux... le reste n'a plus d'importance. Cette vie n'a plus d'importance pour moi. Merci quand même. >> Mounir vit avec désolation qu'il n'y avait rien à faire. Mady ne était trop las, désespéré. Il le suivit à travers les décombres ; le garçon errait tristement, se demandant ce qu'il allait faire. Tout à coup, en apercevant la falaise, où tout avait commencé, il eut une illumination. << - Je sais ce que je vais faire >>, dit-il. Il marcha jusqu'au vieux cimetière, enfin ce qu'il en restait, là où étaient ensevelis ses six amis d'autrefois, Lounès, Antar et les autres. Il retrouva sans trop de difficulté l'emplacement de leurs sépultures - six paisibles pierres blanches, immaculées, qui marquaient l'emplacement d'un martyr. Il alla jusqu'à eux et les invoqua à voix hautes : << - Réveillez-vous, mes amis ; réveillez-vous, je suis venu vous chercher, nous partons. Vous êtes plus vivants que ce monde, vous êtes vivants à jamais, je le sais ; allons, Lounès, Mimoun, allons, Antar, Azzam, Warr q, et toi, Allal ! Levez-vous, répondez, vous avez assez dormi ! Je vous avais abandonnés, honte à moi ! J'ai cru qu'il y avait un espoir, un avenir dans ce monde ; j'ai été stupide ! Mais je sais aujourd'hui ce que ce monde vaut ! Il n'y a pas de place pour nous ici ! Nous ne serons jamais heureux que dans nos rêves, venez, c'est là que nous allons ! Préparez-vous, nous partons pour un long voyage ! - Je peux venir aussi ? - Iqbal ! >> En effet, c'était Iqbal qui était revenu le premier, et il se tenait là, devant eux, plus vivant que jamais, radieux, sans une égratignure ; et Mounir, qui était passablement retourné par ce discours, reconnut alors la voix qu'il avait entendue à Némis, qui l'avait incité à entrer dans la vision pour y prendre part ; c'était lui, Iqbal, qui depuis le début, était là, et connaissait le dénouement ! Et Mounir se souvint alors qu'en arrivant au manoir, il avait d'abord aperçu << sept ou huit garçons >>, mais qu'ensuite il n'en avait dénombré que sept ; le huitième n'était autre qu'Iqbal. << - C'était donc toi, Iqbal ! Tu es avec moi à Némis, et je ne t'avais pas vu... tu savais tout ! - Oui ; pardonne-moi, Mounir ; j'ai déjà vécu cette histoire, je suis le premier à avoir compris. Je ne devais pas me manifester avant que tu n'aies joué ton rôle... c'est fini, maintenant. Tu as sauvé de cette ville ce qui pouvait être sauvé, et les garçons d'en haut aussi, ceux qui restent, sont sauvés... mais nous, nous sommes perdus. Enfin, pas tout à fait ; Némis va nous accueillir, gr ce à toi... c'est toi qui as rendu cela possible. - Ce n'était pas vraiment ce que je voulais. - Je sais, mais c'est ce qui devait arriver. Alors, Mady ne, on y va ? Tu veux bien que je t'accompagne, n'est-ce pas ? - Et comment ! J'ai h te de te présenter les autres... enfin ! - Oui, moi aussi, j'ai h te de les conna"tre. - Qu'est-ce qui se passe ? Où suis-je ? Je ne suis pas mort ? Fit une petite voix que Mounir reconnaissait cette fois. - Mimoun ! - Ben oui, c'est moi ! Qu'est-ce qui s'est passé ? >> Un à un, les autres se levèrent à leur tour ; tous les garçons, les six garçons que Mounir avait connus à Némis, avec Mady ne. Ils émergeaient tous, l'un après l'autre, comme d'un long sommeil. << - Antar ! Azzam ! Warr q ! Et toi, Lounès ! Ah ! Lounès, enfin ! Ça fait plaisir de te retrouver, mon vieux ! >> Ils s'étreignirent, un peu surpris, mais émus, heureux de se revoir. Mounir avait le coeur gros. Il en avait pourtant vu d'autres, mais cette histoire l'avait complètement chamboulé. Il pleura, malgré lui. Ses idées se brouillaient. Sa vision aussi. Il lui sembla que la terre se dérobait, que le décor, autour de lui, vacillait. Il comprit que la vision était en train de se dissiper ; l'histoire était finie. Mais pourquoi, d'un pas leste et le coeur sans remord, Se tenant par la main, dans un élan sublime, Ces sept garçons si beaux courent-ils vers l'ab"me ? Quelle force les pousse à désirer la mort ? C'est qu'ils vivent là-haut, dans un pays sauvage, Où violence est reine, un monde sans espoir, Plein de garçons perdus luttant dès leur jeune ge Pour survivre en ce monde affreux, sinistre et noir. Tellement triste et sombre est ce monde qui souffre, Que parfois, sept d'entre eux, et des plus méritants, Courent, main dans la main, se jeter dans le gouffre, Pour que les autres soient plus heureux quelque temps. Combien est illusoire, hélas, ce sacrifice ! Car la lutte, bientôt, plus pre que jamais, Reprend ; et tout au fond de l'affreux précipice, Dorment les plus vaillants. - Qu'ils reposent en paix ! Quand il reprit conscience, il était à Némis, dans le manoir ; rien n'avait changé, à part la présence du garçon supplémentaire, Iqbal, qui se tenait à ses côtés, rayonnant. Mady ne était en face d'eux ; ses beaux yeux dilatés par le pavot avaient repris leur taille ordinaire. Ils étaient tous conscients d'avoir vécu, ensemble, quelque chose de peu ordinaire. Mounir dit : << - Ainsi, vous saviez ; vous saviez depuis le début que je devais venir, et entrer dans cette vision pour vous sauver... vous aviez tout prévu. - Ne nous en veuilles pas, Mounir, si nous t'avions dit, cela n'aurait pas marché comme prévu... tu ne devais pas savoir... pour que l'histoire se déroule normalement ; comme elle s'était déjà déroulée avant que tu n'arrivasses. Car pour nous, tout cela est du passé lointain. - Oui, bien sûr. Je ne vous en veux pas ! Tout s'est passé comme il devait se passer, c'est le mystère de la destinée. Nous nous connaissons maintenant, vous savez combien votre histoire m'a ému ; je voudrais vous dire... oh ! Et puis non, vous savez, n'est-ce pas ? - Oui, dit Mady ne, nous savons tout, nous comprenons... nous aussi, nous sommes heureux de t'avoir rencontré, et nous te souhaitons une heureuse destinée... nous aurions aimé avoir une autre chance, tu sais ; mener une vie plus normale, grandir... mais voilà, notre destin était de finir ici, à Némis ; éternellement jeunes, heureux... et irréels. - Vous êtes aussi réels que mes rêves... aussi réels que l'amour que vous aviez les uns pour les autres, et qui vous a rendu éternels ; c'est cet amour qui vous à conduits ici à Némis, ce n'est pas moi... en vérité, vous n'êtes jamais morts et vous ne mourrez jamais. >> Iqbal avait rejoint Mady ne ; ils se tenaient par les mains et s'embrassaient à présent. Mounir les embrassa aussi. Leurs six autres compagnons dormaient toujours, mais eux veillaient pour les huit. Ils dirent en choeur : << - Reviens nous voir quand tu veux, Mounir ; Némis est aussi ta patrie, désormais. - Vous êtes les garçons les plus extraordinaires que j'aie rencontrés ; je ne vous oublierai jamais, quoi qu'il arrive. Oui, nous nous reverrons peut-être. En attendant, votre histoire m'a beaucoup appris, mais j'ai une mission à accomplir. Je dois continuer ma route ; je dois gagner Thétys, la sphère suivante. - Thétys t'attend. Depuis longtemps. Nous n'y avons pas accès, mais nous savions que nous devions te raconter notre histoire, pour que tu fusses prêt ; notre histoire était aux limites du monde onirique ; élève-toi encore un peu plus, tu trouveras Thétys. - D'accord, oui, je comprends... votre histoire, c'est... le rêve d'un amour viril idéal, héroïque, plus fort que la mort, que le destin même, que tout... je dois m'élever encore... j'aurais voulu demeurer avec vous, à jamais ; oui, vous avez la beauté des martyrs et celle des amants, mais je dois renoncer à vous... m'élever... Thétys... >> Le décor s'estompait à nouveau. Les hauts murs du manoir disparaissaient dans l'obscurité. Il ne voyait plus les garçons ; il les avaient laissés dans leur rêve. Narjis aussi. Il était seul dans la nuit et il montait, montait, vers cette autre sphère mystérieuse qui resplendissait au loin. Thétys. Que représentait-elle ? Thétys - la porte du monde des Idées. Monstrueux alchimiste, maintenant je connais ton secret ; moi, Mounir, j'ai vu ; j'ai vu ce que tu cachais... Tu t'étais élevé jusqu'à la réalité du Verbe primordial ; le Verbe divin, délire de Babel... Tu as voulu ouvrir ce passage aux hommes, tu a voulu leur offrir cette possibilité de conna"tre... Enfin le secret de leur condition... mais ce que tu as vu là t'a écrasé... le passé, le présent et l'avenir réunis dans un seul faisceau ; en un point... la clef des révolutions cosmiques... la signification du devenir, qui annule le devenir ; tu en es mort... Tu es mort d'avoir touché la vérité, le Garçon ultime, nommé Logos. Mais avant de te dissoudre dans ton oeuvre, de te résorber définitivement dans Thétys, tu as brisé la machine qui permettait l'ascension dans la cheminée centrale, l'axe des mondes ; elle n'a jamais fonctionné, en fait, que le temps qu'il t'a fallu pour réaliser la monstruosité de ta réalisation... Je suis là, je vois, moi, Mounir ; Thétys est le Verbe, le Premier moteur immobile, elle est ce qui est, et elle est peuplée de garçons, d'une beauté idéale certes, mais foudroyante ; ils sont tous un, mais ils sont une infinité... ils vont en cercles, en spirale, depuis le centre jusqu'à l'horizon, qui aspire tout à lui ; là leur mouvement devient tellement rapide qu'il s'arrête, se fige, une seule rangée de garçons idéaux qui regardent vers le centre, attirant à eux les légions qui déambulent... Au centre, la sphère de Thétys, immense, d'un bleu luminescent très léger, presque blanc, vivante, elle se contracte et se dilate alternativement, comme un coeur, mais ce mouvement est si rapide, comme une vibration continue, qu'on ne le distingue que de très près ; de loin elle para"t seulement rayonner, et son rayonnement est constitué par ces hordes de garçons, qui ont toute la science et la puissance en eux. La sphère n'a pas de porte, mais je sais qu'elle pense et me comprend. Elle sait qui je suis et ce que je veux. Pour entrer, je n'ai qu'à poser mes mains dessus ; je me retrouve aussitôt à l'intérieur. L'intérieur, quand on y est, para"t infini ; là, il n'y a plus d'intérieur ni d'extérieur, c'est cela le secret de l'intériorité véritable. Naturellement. Encore de la lumière, mais cette lumière me traverse ; je suis transparent pour elle. Au centre de la lumière, encore un garçon ; mais celui-là, comment le décrire ? Il est tout petit, non pas en taille mais en ge, un foetus en fait, et pourtant il est d'une beauté déjà mûre, on dirait un foetus qui aurait grandi jusqu'à devenir presque adolescent, dans le ventre de sa mère ; il flotte dans une sphère membraneuse, la poche des Eaux primordiales... mais quand on s'approche, on remarque que cette poche est en fait un coeur ; le coeur d'un autre garçon, qui enveloppe le premier ; alors se dévoile le secret : le coeur est en fait la matrice, et la matrice est le coeur ; le coeur du Père... et le Père est en fait un fils, un garçon jeune, aussi jeune que le premier ; le Fils est le secret du Père, contenu dans son coeur, sa matrice, le siège de sa pensée, mais voilà, ce n'est pas tout... quand on essaie de détailler l'ensemble, quand on y arrête le regard, on s'aperçoit que le rapport s'inverse ; le deuxième garçon est lui-même comme un foetus adolescent, d'une beauté étourdissante d'ailleurs, flottant dans une sphère membraneuse qui est un coeur, le coeur du premier garçon... On ne sait pas si c'est le premier qui est dans le second, ou l'inverse ; ils sont contenus l'un dans l'autre, indéfiniment permutables, et lorsque l'esprit essaie de se fixer sur l'un, il aboutit à l'autre, et vice-versa, à l'infini... et l'on s'aperçoit alors - et c'est là la chose la plus saisissante - que c'est le mouvement même de notre pensée, de ma pensée, qui va de l'un à l'autre, constamment, qui produit le tout, le battement de Thétys, et le mouvement des légions qui s'éloignent d'elle jusqu'à l'horizon fixe qui est l'image inversée, développée, de ce centre... C'est moi qui produis ce mouvement... impossible, puisque je suis moi-même pris dedans, et pourtant c'est comme ça ; c'est moi, Mounir... moi ou n'importe qui, ici la distinction n'a plus d'importance... Mais je regarde les deux adolescents-foetus contenus l'un dans l'autre, et leur beauté me confond ; je comprends en les voyant ce que je cherchais dans tous les garçons, hélas ! Et pourquoi toutes les Idées, toutes les paroles m'apparaissent sous les traits de garçons, comme dans le Phèdre du Philosophe suprême : c'est qu'ils sont la synthèse parfaite de la Vie et de la Mort : infiniment vivants, pure spontanéité, et pourtant déjà morts, car l'enfance est ce qui n'est plus, elle est le passé indéfiniment révolu, mort, et chaque fois que nous contemplons un enfant, c'est la beauté de la part défunte en nous que nous contemplons... Et je comprends que c'est aussi la signification cachée de l'histoire que j'ai entendue et vue se réaliser au niveau inférieur, l'histoire de Mady ne, et c'est celle de tous les garçons sacrifiés... la beauté de ce sacrifice qui tient à sa gratuité, ce geste énorme, sublime, dont toute la grandeur tient à l'absence de sens, car c'est lui qui donne le sens, qui le crée ; il faut cette blessure originelle, ce coup de lance dans le coeur, pour que le coeur saigne et qu'il y ait une histoire ; mais quand on parvient ici, on voit ce qu'a vu l'alchimiste et qui l'a certainement tué : que tout cela se traduit, en termes idéaux, en termes de la parole primordiale, simplement, par cette oscillation permanente entre le centre et l'horizon, qui se convertissent l'un dans l'autre, à l'infini, et par l'effet de notre seul effort pour les distinguer et les rassembler par la pensée... C'est toujours la même histoire... un seul chapitre, une seule page, un seul paragraphe, indéfiniment répété... une seule phrase, un seul mot, une seule lettre, un seul point, le vide, immense, foisonnant de possibilités innombrables, Mille garçons et un garçon, oh ! Mon Dieu... L'histoire engendre l'histoire, et c'est cela le secret... non, c'est trop ; c'est au delà de ce qu'on peut penser... La beauté des deux garçons l'un dans l'autre, qui en fait n'en font qu'un, seule ma pensée les distingue, cette beauté me confond ; c'est cette beauté-là que j'ai toujours cherchée ; il faut que je m'approche d'eux, il le faut... Impossible, à première vue, car le centre s'éloigne à mesure que l'on veut s'en rapprocher, pourtant je sais comment faire ; il faut mettre fin au mouvement de la pensée, il faut que j'arrête d'aller constamment de l'un à l'autre, car c'est ma propre volonté de les embrasser tous les deux dans leur distinction qui les empêche d'être réunis, et c'est cette première distinction qui engendre toutes les autres. C'est possible. J'arrête... j'arrête de vouloir me fixer sur l'un ou l'autre, de les voir comme enveloppant ou enveloppé, je les vois simplement tels qu'ils sont, dans mon propre coeur ! Ça y est ! Je suis moi-même le coeur, la matrice, et je sens le garçon en moi, je le sens remuer en mon sein, vibrant, immobile, et je suis en lui, moi-même, fils de mon fils, père de mon père, pensée de ma pensée... seigneur de mon seigneur et serviteur de mon serviteur... alors je le vois et je parle avec lui, ou plutôt avec eux, les deux jumeaux, indiscernables, les deux qui n'en font qu'un, et eux avec moi, le garçon idéal, adolescent, jeune homme, foetus, tout en un, et sans une once de féminité en lui, à part cette imperceptible membrane qui forme la limite du coeur ! C'est l'évanescence même de ce zeste de féminité en lui qui fait la permanence du principe viril et son archétypale beauté. Je parle avec lui comme s'il était moi, comme si nous ne formions qu'un, alors que je le visualise, devant moi, autour de moi, partout, sous les traits de Narjis, de Nuhad ou de n'importe quel garçon que je veux, des traits parfaits, idéaux, évidemment... enfin, me voilà totalement enveloppé par le Garçon, chose dont j'ai toujours rêvé, mais je ne pensais pas que cette expérience prendrait une forme aussi concrète... << - Je te salue, ô Mounir ; tu me connais, n'est-ce pas ? - Oui... je ne sais pas qui tu es, mais je sais que je te connais... - Naturellement, puisque c'est toi qui parle à travers moi... je suis ton vrai toi, et je suis le vrai, le seul protagoniste de ton histoire ; je suis le Logos. C'est bien que nous nous rencontrions enfin face à face. Comment me trouves-tu ? - Je te trouve très beau ; comment t'appelles-tu ? - Amr. Pour toi, je m'appelle Amr. Comme tu le sais, ce nom signifie le Verbe en arabe ; le Verbe qui commande, non qui affirme ; mais en l'Être primordial, commander et affirmer sont une même chose, tu le sais. Celui qui commande le Bien, l'Unité, donne une forme ordonnée à ce qui n'en a pas, et cette forme est l'affirmation de son essence, de sa propre forme intérieure. Il ne commande pas pour rabaisser, mais pour élever, parfaire, achever, hisser jusqu'à Lui. L'ordre - tu le sais, toi le ma"tre de l'Ordre - est à la fois commandement et structure, force et forme. Et dans le Coran, c'est à la fois la Parole primordiale et l'être universel, et c'est moi, le véritable héros de ta geste. C'est en commandant que Dieu crée, et cette création est affirmation de Son Essence cachée. Je suis cette affirmation, sous sa forme la plus pure. - Eh bien ! Tu m'en vois ravi. - Mon nom se compose de trois lettres, et chacune de ces lettres est un garçon aussi ; tu les verras en regardant en moi si tu veux. Il y a l'Alif, le M"m et le R , et chacune est là pour une raison déterminée. L'Alif représente l'Unité, et la puissance de l'Unité, la puissance axiale du Principe, l'essieu, le lingam, la virilité transcendante de l'Unique. Il est l'immobile qui meut, l'axe imperturbable, qui par son immobilité même rend le mouvement possible. Le M"m représente la puissance de l'élément fluide, féminin, continu, la matrice, le pouvoir séparateur au sein de l'Unité, l'être qui revient à sa source après un cycle de manifestation complet ; le mouvement périodique, circulaire, qui est le plus parfait et primordial des mouvements, s'effectue entre deux limites, deux éléments invariables : le centre, immobile par essence, et la circonférence, dont la vitesse cro"t vers l'infini, de sorte que le temps s'annule, changé en espace ; le centre et la circonférence sont au repos, le mouvement est entre les deux. Telles sont mes deux premières lettres. La longue procession de l'être se déroule entre ces deux pôles, qui sont dans un rapport d'analogie inverse, et le tout est moi, c'est-à-dire toi. Ce procès, qui résulte de la tension entre les deux extrêmes, c'est enfin le R , qui représente le mouvement propre, la vibration universelle de l'être. Aucun nom n'est plus approprié à ce qu'il désigne. Voilà pourquoi je suis Amr. - Je bois tes paroles, Amr. - Viens avec moi, Mounir. Il est temps d'aller au dehors, c'est-à-dire au dedans. - Je te suis. >> Ils se transportèrent immédiatement au dehors de la sphère, qui devint un point très lumineux, ardent, au centre du monde de Thétys, que remplissait entièrement Amr avec ses différentes hypostases. Une immense spirale, à plusieurs bras, comme une nébuleuse de garçons, tournant d'Est en Ouest comme le soleil, s'étirait entre ce centre et la périphérie, c'est-à-dire l'horizon immobile. Mounir suivait le mouvement ; Amr continuait à lui expliquer au fur et à mesure ce qu'il voyait. Tous ces garçons, ce flux continu de garçons qui s'éloignaient du centre infiniment dense, étaient les figures du Verbe. Leur nombre symbolique était mille et un, le cube de dix augmenté de l'unité, mais ce nombre n'était qu'une image de la totalité ; ils étaient potentiellement indénombrables. Ils représentaient tous les types de garçons possibles, tous les types de beauté garçonnière ; en effet, ils étaient tous différents, de toutes les couleurs et de tous les styles, tous ceux que l'on peut rencontrer sur terre et même d'autres, ceux dont on peut rêver mais que l'on ne rencontre pas, ceux des civilisations oubliées, ceux de l'Atlantide et d'ailleurs, ils étaient tous là. Ils représentaient chacun une Idée, une Forme transcendante, un Archétype de la réalité humaine ; et chacun concentrait en lui, comme un centre secondaire, le germe d'une multiplicité ordonnée, des myriades d'hommes réels, la légion de ceux qui furent destinés à incarner cette idée, par exemple le courage ou la force ; car chaque homme est une pensée vivante, ou un aspect de cette pensée, et c'est dans l'homme que s'accomplit l'Idée ; mais le garçon est l'homme dans son état primordial, le plus pur, d'où la parole bien connue du Prophète : << j'ai vu mon Seigneur sous la forme d'un jeune garçon imberbe >>. Le Seigneur représente ici l'Idée. Amr lui détaillait tout cela, mais Mounir le découvrait en lui-même simultanément, car Thétys était en lui, autant que lui en Thétys. Amr continua : << - Le temps et l'espace, la durée et l'étendue pures, sont une façon de nommer les deux pôles de la manifestation, les deux bornes, le centre et la circonférence. Le temps, en effet, est à l'image du centre, l'espace à l'image de l'horizon. Car vois : le temps est bien une force de contraction, l'espace une force de dispersion, d'expansion si tu préfères. Or le contracté et l'expansé sont les deux états antinomiques fondamentaux de l'être ; tous les autres états prennent place entre les deux, comme ces garçons. Oui, le temps est une force de contraction, car son mouvement est cyclique, il fait constamment retour sur lui-même, et il est tout entier contenu dans le centre, qui ne varie pas, qui rassemble tous les états. Il tend constamment vers le centre, et c'est l'espace, en vérité, qui l'en éloigne. Le temps n'a rien d'un fleuve qui coule, d'une translation linéaire ; la ligne du temps, la succession des instants, n'est qu'une illusion, une vue de l'esprit, influencé par l'image de l'espace sur lequel il s'appuie pour penser. En effet, si tu réfléchis, tu verras bien qu'il n'y a pas de succession linéaire des instants, car ni le passé, ni le futur, n'existent pour nous : nous nous tenons dans un perpétuel présent ; seul le présent existe ; mais il contient en lui tous les instants passés, déjà réalisés, et tous les instant futurs, à titre potentiel. Un être qui se développe dans le temps est, à chaque moment, la somme de tous ses états passés. Toutes tes expériences, tout ce que tu as vécu, souffert, joui, aimé, ton histoire, tes souvenirs, tout cela est intégralement présent en toi, à chaque instant, et de plus en plus densément uni à mesure que l'on progresse dans le temps. La progression temporelle, pour un être, ne correspond donc pas à un mouvement de translation, comme s'il se déplaçait simplement d'état en état sans retenir en lui le passé, mais c'est un mouvement d'intégration, d'assimilation progressive ; chaque état s'ajoute à tous les précédents, s'anastomose avec eux, et à la fin, dans son état ultime, l'être qui a achevé son cycle, a contracté tous ses moments en un seul, qui le résume entièrement. C'est pour cela que le philosophe Muhammad a dit, dans son immense sagesse, que la position d'un homme dans la vie future, dans l'éternité, dépendait uniquement de son dernier état, au moment de sa mort ; seul cet état compte en vérité, et il y a un sens caché dans cette parole : le dernier état englobe et concentre tous les autres, et dans l'éternité, l'homme ne fait que revivre indéfiniment en une fois tout ce qu'il a vécu dans le temps. Le temps achevé est la contraction finale de tous les moments du cycle, que l'espace tendait à étirer, à étaler. Dans l'espace au contraire, l'être peut se développer, s'extérioriser, se démultiplier. L'espace est engendré par le mouvement de translation, par les axes qui le déterminent, largeur, hauteur, profondeur. Le temps est comme le mouvement circulaire, il est contenu dans son centre ; l'espace est comme le mouvement linéaire, déterminé par ses directions. Rotation et translation, les deux mouvements principaux, auxquels correspondent la droite et la circonférence, les deux formes primordiales dont procèdent toutes les autres ; et dont la combinaison produit le mouvement hélicoïdal, qui est le plus général des mouvements, l'hélice universelle de l'être. Or une circonférence qui s'écarte indéfiniment du centre devient une droite, une ligne de courbure nulle, mais une droite idéale, fermée sur elle-même, car ses deux extrémités ne cessent de coïncider. Et tu vois bien, en contemplant ces spirales, que lorsque l'on s'éloigne du centre, à la limite, le mouvement de rotation devient une translation, selon l'axe de l'horizon ; ce passage de la rotation à la translation correspond à une conversion du temps en espace, et en même temps, à un déploiement progressif de ce qui était initialement contracté, c'est-à-dire durée pure. La durée pure, le temps absolu, ressemble à un cycle complètement replié sur lui-même, contracté en un point ; un cycle dont tous les moments sont réellement unis, et c'est le premier cycle, celui qui produit tous les autres. Ainsi, le Centre absolu, le Temps absolu et l'Être absolu sont-ils une seule et même chose. C'est tellement vrai que d'après l'islam, Dieu est aussi appelé al-Dahr, le Temps ; et le Cheikh al-Akbar a bien précisé, dans son explication, qu'il ne s'agissait pas du temps successif, mêlé d'espace, mais du Temps absolu, Dahr al-duhûr, le Temps des temps, qui coïncide avec l'Éternité, image évidente de l'Essence divine en tant qu'elle constitue ce qu'il y a de plus permanent dans la réalité. Toute forme de temporalité n'est, de ce Temps-là, qu'une image plus ou moins dégradée. À l'opposé, se trouvent l'Horizon, l'Espace et l'Existence, qui en sont l'image inversée, mais finalement identique ; car tous ces degrés, ces modes de vibration, c'est moi, Amr, qui les contiens et les produis tous, et je suis chacun d'eux. - Cela veut dire que si je m'unis charnellement à toi, je m'unirai à tous ces garçons ? - Essaie pour voir. - Tu as envie ? - Si tu savais depuis combien de temps j'attends cela. - Waoh ! Quelle déclaration ! >> Mounir approcha sa bouche de celle d'Amr, qui avait le parfum de l'absolu, et ils échangèrent un baiser d'une sapidité ineffable ; tout le souffle de l'Être passa en lui, et il vit tous les garçons continuer leur tranquille procession, mais à l'intérieur de sa chair, autour de son coeur, devenu le centre, Thétys. Alors il colla son corps à celui d'Amr, et leur deux épidermes brûlants réunis ne furent plus qu'une seule membrane perméable à tous les frissons du désir et de la volupté. Ils se mêlèrent à l'infini, selon les arabesques les plus fluides, décrivant tous les caractères de tous les alphabets sacrés, tous les symboles fondamentaux de la science. Il s'unit à Amr, selon son désir, et en accomplissant cela, il s'unit d'un même mouvement à tous les garçons de la procession, qui ne faisaient tous plus qu'un avec Amr, et avec lui. Son corps reçut les caresses de tous les garçons, et son esprit reçut l'empreinte de toutes les Idées qu'ils représentaient. Toutes les Formes à la fois ; et c'était toute son histoire qui défilait devant lui et en lui, et il en comprenait le sens et la fin : l'identification des contraires, du centre et de la limite, l'harmonie des extrêmes, l'unité dans la distinction ; son histoire ne racontait que cela, et c'était à ce but qu'elle tendait. Mais le chemin à suivre était encore en partie obscur, car il était pris dans le flux et le feu de l'action, enivré de la volupté du Verbe, et une partie de sa conscience lui manquait pour distinguer les détails. Mounir approchait la ligne de l'horizon, porté par le flux mouvant des garçons en lui et hors de lui ; mais à mesure qu'il s'en approchait, il lui devenait de plus en plus difficile d'avancer à travers les strates compactes de garçons qui s'interposaient entre lui et cette limite fatale. Il savait que s'il l'atteignait, il serait à la charnière de tous les mondes, et qu'il n'aurait aucun mal à atteindre Mèrhésis, porte du monde de la Réalité essentielle, sur-intelligible. Mais la limite se dérobait constamment à lui. Il fit un dernier et suprême effort, et se trouva nez à nez, corps à corps pour ainsi dire avec un garçon d'une beauté énigmatique, noir comme de l'encre, qui était comme une borne entre l'horizon et lui. La chaleur moite et la senteur épicée de ce corps noir de garçon l'enveloppa, et il ne vit plus que lui. << - Qui es-tu ? - Comment ? Amr ne t'a pas dit ? Je t'attendais, Mounir. Mon nom est Am , Ténèbres. Je suis l'Idée ultime, l'Idée de ce-qui-ne-peut-être-pensé. Tu n'iras pas plus loin que moi, du moins pas cette fois-ci. - Tu es tellement beau ! Même si je le pouvais, je ne suis pas sûr que j'aurais jamais envie d'aller plus loin. - Alors, reste ici. - J'en ai assez vu ici ; tout ce qui compte pour moi, maintenant, c'est de délivrer l'ami de mon ami. Sais-tu comment je puis faire pour atteindre Mèrhésis ? - Regarde en haut ; tu vois, la cheminée ? - Oui ; quoi, ce point lumineux, tout là-haut, c'est Mèrhésis ? Elle para"t beaucoup plus loin encore que quand j'étais au sol. - C'est ainsi. Mèrhésis est une étoile revêche, qui ne se donne pas à n'importe qui, n'importe comment. Ce n'est pas toi qui peux l'atteindre, c'est elle qui t'atteindra. - Comment ? - Meurs à toi-même ! - C'est ce qu'ont fait les sorciers ? - Ils ont sacrifié ce qu'ils avaient de plus cher : leur ami, leur amant, leur ma"tre. Ils l'ont fait gratuitement ; ils se sont tués eux-mêmes. - Mais ils ne cherchaient pas à atteindre la Réalité ultime. - Justement ; qui cherche à l'atteindre ne l'atteint pas. - Que leur est-il arrivé alors ? - Elle les a atteints quand ils se sont rendus compte que, privés de la lumière de leur ma"tre et de leur compagnon, ils n'étaient rien. Depuis, c'est eux qui sont prisonniers de Mèrhésis ; la Réalité peut torturer autant que donner la vie. - Et Abdul-Ghani ? - Il est déjà délivré ; il est délivré de la sorcellerie ; il est redevenu un théurge... c'est lui que Mèrhésis désirait ; les autres n'ont été qu'un moyen. C'est le jeune Rafiq qu'il faut délivrer maintenant. - Mais de quoi ? - De l'illusion que son ma"tre est ailleurs qu'en lui. Et de tout le reste. - Et je dois faire quoi pour ça ? - Je te l'ai déjà dit. - C'est pour ça que je suis venu jusqu'ici ? - Tu as deviné. C'est la volonté de Mèrhésis ; Mèrhésis fait ce qu'elle veut. - Autant en finir vite alors ; fais ce que tu as à faire, je m'abandonne à toi, ô Ténèbres. - N'aie pas peur, ça ne durera qu'un instant ; ce n'est que ton corps astral, de toute façon. Tu es déjà au delà du rêve. >> Mounir se laissa aller dans les bras d'Am , dans un geste d'abandon presque féminin dont il n'avait pas l'habitude, car en général c'étaient les garçons qui se donnaient à lui de cette façon ; et cette inversion des choses ne manquait pas de piquant à ses yeux. Am tira le couteau à lame recourbée qu'il portait à la taille et, en embrassant Mounir sur la bouche, il le lui plongea dans le coeur. Il le tua, du moins dans son être psychique, et aspira son souffle vital à l'intérieur de lui, par ses lèvres fra"ches. Mounir ne sentait plus aucune douleur ; il était plus léger qu'avant. Il reposait au coeur des Ténèbres, étendu, comme une victime expiatoire ou un enfant au berceau. L'espace autour de lui défilait vers le bas ; il s'élevait, mais en fait c'était le décor qui descendait. Il avait l'esprit vide, plus aucune volonté propre ; Mèrhésis venait à lui, comme une douce lumière bienveillante au milieu des Ténèbres. À mesure qu'elle se rapprochait, sa courbure diminuait, comme un cercle qui glisse à la surface d'une sphère, mais en trois dimensions. À un moment, elle ne fut plus qu'un plan, une immense muraille de lumière lactescente. À ce moment, sa courbure s'inversa, et elle commença à l'envelopper. Il se retrouva à l'intérieur de la sphère, mais c'était elle qui l'avait absorbé, sans ouverture, sans devoir traverser la surface. Il était toujours étendu, à demi engourdi. Il faisait encore assez sombre. En face de lui, à quelques pas, brillait la lampe. La fameuse lampe ! Abdul-Ghani... Il fit un effort assez considérable pour retrouver ses forces. Il se leva péniblement, s'assura de son équilibre, avança un peu et tendit la main vers la lampe. Une main ferme et jeune lui saisit le bras. << - Ah, non ! Tu ne vas pas t'en tirer ainsi ! Nous sommes peut-être prisonniers ici à jamais, mais celui-là est notre prisonnier. Nous le gardons ici, et personne ne s'en approchera. - Bah ! Je suis déjà mort deux fois... que comptez-vous faire ? - Jamais deux sans trois ! - Si c'est la bagarre que vous voulez... même mort deux fois, je suis encore dangereux ! - Va à la mort ! >> Et le jeune sorcier, tenant fermement son bras, animé d'une force surhumaine, le fit tourner comme une fronde et, tel un vulgaire projectile, l'envoya s'écraser contre la paroi. Mounir accusa le choc, se releva et mit la main à son sabre. Toute la bande des jeunes sorciers, qui gardait la lampe, fit front devant lui, prête à en découdre. La lampe s'était élevée un peu, et projetait autour d'elle une clarté de plus en plus brillante, qui enveloppait tout ; on y voyait presque comme en plein jour. Mounir avait mal, mais il lança : << - Si c'est ça qu'il vous faut, très bien ; je vais venir vous donner la fessée, gamins ! - Suce-moi avec ton cul ! Répondit très trivialement le jeune sorcier qui l'avait envoyé au mur, en lui montrant un doigt, dans un geste qui manquait de raffinement mais non d'éloquence. >> Soudain, Mounir n'eut plus du tout envie de rire. << - Oh ! Et puis, finissons-en ! >> Il se rappela qu'il avait encore en lui la puissance de la Bonne Mort Croquante, qui lui avait permis de s'élever jusque là. Il rappela en lui la part la plus sombre de cette puissance, et allongea le bras devant lui, doigts écartés. Des rayons de ténèbres jaillirent de ses doigts, comme des éclairs, mais sombres ; le fluide ténébreux stria l'espace de longs filaments noirs qui contrastaient avec la clarté de la lampe, en direction des sorciers. << - Non, c'est impossible ! - Avec la Bonne Mort Croquante, tout est possible ; surtout le pire ! - Abdul-Ghani ! Tu t'es joué de nous ! >> Un grand rire lugubre sortit de la lampe. Les sorciers étaient pétrifiés de terreur ; ils voyaient venir à eux des ondes, des vagues de ténèbres qui contenaient tout ce qu'il y avait à leurs yeux de plus menaçant, informe et terrifiant dans l'univers, leurs peurs d'enfants les plus secrètes, leur sourde angoisse du néant. Abdul-Ghani riait ; il avait prévu tout cela ! Pourtant, Mounir n'avait utilisé qu'une partie infime, dérisoire, du pouvoir de la Bonne Mort Croquante ; sinon, il se serait perdu avec eux, même avant eux. Mounir décida de faire gr ce aux sorciers, car ce n'étaient pas réellement des ennemis de l'Ordre. Ils étaient maintenant tous à genoux, tremblants comme des enfants, humiliés devant Abdul-Ghani qui était sorti de la lampe, plus grand et plus puissant que jamais. Il dit : << - Vous vous êtes cru plus malins que moi ! Vous n'êtes que de vulgaires sorciers ; vous ne comprenez pas l'essence de l'art que je vous ai enseigné. Répondez si vous êtes des hommes ! Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? - Tu voulais nous entra"ner ici ! - Je voulais vous tester ! Vous étiez tellement jaloux de mon savoir et de mon amour pour Rafiq et Tajedd"ne, qui étaient de bons éléments... vous ne valez rien comparé à eux ! Croyez-vous avoir réussi l'épreuve ? - N... non seigneur ! - Bravo ! Au moins vous êtes clairvoyants ! - Accordez-nous encore une chance ! - Vous en avez déjà eu plusieurs ! Je vous accorde la vie, c'est déjà beaucoup ! - All h vous bénisse, seigneur ! - Ne bénissez pas trop vite ! Devinez où vous allez passer le reste des temps ? - Non ! Non, pas ça ! - Eh si ! - Malédiction ! >> La lampe les absorba dans ses entrailles, comme un cachot ténébreux. Abdul-Ghani riait de nouveau, pas Mounir ; il contemplait tout cela avec gravité et philosophie. << - Merci d'être venu jusqu'ici, lui dit le chamane-théurge, ex-sorcier. - Ils vont vraiment rester là jusqu'à la fin des temps ? Demanda-t-il en guise de réponse. - Pourquoi ? Ça te dérange ? - Ce ne sont que des gamins bornés et inconscients. - Ce n'est pas faute d'avoir essayé d'en faire des hommes. - Tu ne t'y es peut-être pas pris de la bonne façon. - Difficile de savoir ; tu sais bien qu'on ne refait pas l'histoire... maintenant de toute façon, ça me para"t trop tard, tu as bien vu, non ? - Cela ne répond pas à la question ; ils vont vraiment y rester... jusqu'au Jour du Jugement ? - Cela dépend d'eux... là ils auront le temps de méditer en tout cas. Tu sais, il y a tout ce qu'il faut dans cette lampe ; c'est un lieu propice à la méditation, j'étais bien placé pour le savoir. - Certes... mais ils risquent d'être un peu à l'étroit, non ? - Pas de risque ! Tu sais, vu du dedans... - D'accord, oui, je commence à avoir l'habitude. - Maintenant, il dépend d'eux d'en sortir, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. - Pour ce que j'en disais... - Bon, il serait peut-être temps de rejoindre nos amis, tu ne crois pas ? J'ai tant de choses à dire à Rafiq. - Attends, pas si vite ! J'ai bien envie d'explorer un peu ce monde, maintenant que je suis ici. >> Pendant qu'ils parlaient, l'espace autour d'eux s'était insensiblement modifié. Il réagissait au désir secret de Mounir. La sphère de Mèrhésis était devenue les deux nappes d'un hyperboloïde de révolution dont la fatale lampe occupait le centre, juste au sommet du cône tangent, dont l'ouverture formait un angle droit. Ces deux bulbes jumeaux séparés par une sorte de goulot appelaient des associations érotiques dans l'esprit de l'homme sombre ; Mèrhésis le savait. Abdul-Ghani dit : << - C'est sûrement le plan de l'horizon qui s'est déplacé pendant que nous parlions ; il coupe maintenant la sphère en deux. - Je parie que je sais qui est derrière tout ça. >> En effet, Mounir avança jusqu'à la lampe et de là, sans aucun effort, puisqu'il était déjà mort, il se projeta par la pensée jusqu'au plan de l'horizon, qui formait la jonction entre les deux nappes symétriques de l'hyperboloïde. Il lui suffit pour cela de se déployer hors de lui-même, comme une voile qu'on déferle ; car lorsque le déployé se contracte, et que le contracté se déferle, tout en conservant les rapports, le centre permute avec la limite, et le pôle devient l'horizon. Pour cela, celui qui veut atteindre les limites d'un univers, ou de tous les univers, doit d'abord et avant tout en atteindre le centre. C'est ce que Mounir, en mourant, avait réalisé intuitivement. Désormais, les regrets impuissants et l'indescriptible douleur éprouvés par les jeunes sorciers enfermés dans la lampe, qui reconnaissaient trop tard l'ampleur de leur aveuglement, formaient l'huile précieuse dont se nourrissait le feu qui produisait le rayonnement de la lampe. Et là, juste au milieu du cône de lumière projeté par cette dernière, au centre du disque tangent à l'infini selon lequel se recousaient les deux lobes du sphéroïde devenu hyperboloïde, se tenait un joli garçon noir, assis en tailleur, que Mounir reconnut parfaitement. << - Am  ! Bien, sûr, c'est toi le plan de l'horizon ! - L'horizon nocturne de l'être ! oui, c'est moi, mon ami ! Ton aventure ici est terminée, je tenais à t'en avertir. Tu as bien joué ton rôle. - Non, attends, pas encore ; il y a tant de choses à explorer ici ; c'est là que tout commence ! - Oui, mais pour l'instant c'est ici que tout s'achève. Tu n'es pas encore prêt à aller au delà. - Une autre fois alors ? - Peut-être. - Est-ce que nous nous reverrons au moins ? J'ai adoré ton baiser. - Et le coup de couteau, tu en as pensé quoi ? - Euh... un peu fort, mais ça ne manquait pas de piquant. - Ne t'inquiète pas ; nous nous reverrons. - Ah ! Bon, tant mieux. - Mais il faut que te rende ton me. Embrassons-nous une dernière fois. - Volontiers, mais sans le couteau de préférence. - Il n'en sera pas besoin cette fois. - J'aime mieux ça. >> Mounir et Am s'embrassèrent de nouveau, et cette fois ce fut le souffle du garçon qui passa en l'homme ; un souffle velouté qui sentait l'ambre, le benjoin, la cannelle, et tous les parfums délicats. Mounir dégringolait dans le vide, attiré vers la terre, Abdul-Ghani accroché à ses vêtements. Ils redescendaient un à un les degrés. Ils tombaient à une vitesse normale, mais les dimensions de la cheminée étaient tellement dilatées qu'ils avaient l'impression de descendre très doucement. Au fur et à mesure, ils croisaient d'autres sphères secondaires, ou des éléments de formes diverses disposés le long de l'axe, qu'on ne voyait pas auparavant. Les uns étaient vides, comme abandonnés, les autres, habités de garçons qui vivaient dans des mondes bizarres, plus ou moins délabrés, où les lois de la nature n'étaient pas toujours les mêmes, et c'étaient les différents degrés de l'être qui s'étageaient entre Mèrhésis, Thétys et Némis. Quand ils arrivèrent à celle-ci, elle les attira un moment dans son orbite, comme un astre satellite ; ils décrivirent une large boucle autour de la sphère avant de continuer à descendre. Cela permit à Mounir de revoir le manoir, Mady ne, Narjis, les garçons qu'il avait aimés dans ce monde. Ils échangèrent des signes, indiquant qu'ils étaient tous décidés à se revoir un jour. Ensuite, ils reprirent la descente, mais beaucoup plus rapidement ; de plus en plus rapidement. Ils atterrirent violemment sur le toit de la tour, sur le balcon panoramique qui entourait le dôme ; étroit vu du sol, il paraissait démesurément large comparé à la cheminée qui s'élançait telle un m t soutenant les trois sphères, Némis, Thétys et Mèrhésis, que l'on voyait maintenant briller très clairement ; elles avaient livré leurs secrets, à part Mèrhésis, qui gardait une partie des siens. Tout au dessus, brillait le croissant lunaire, qui semblait toucher à la cheminée, comme une quatrième sphère, bien qu'il ne f"t pas partie de la tour. Ou peut-être que si ? Mais probablement non. Ils revinrent peu à peu à leurs esprits, se relevèrent et rentrèrent dans la tour par une ouverture du dôme. Puis ils redescendirent, étage par étage, cette vieille tour délabrée mais encore solide, qui leur avait dévoilé tant de mystères. Les couloirs et les salles paraissaient encore pleins de fantômes, de génies, de créatures de l'ombre ; le curieux b timent retentissait de murmures inquiétants, mais Mounir ne s'en inquiétait pas, et Abdul-Ghani non plus. Ils connaissaient trop de choses cachées et d'aspects du monde invisible pour prêter attention à la sourde plainte de quelques spectres grincheux. Abandonnant ce monde malgré tout fascinant de la tour, où Mounir se promettait de revenir un jour, ils arrivèrent à la base sans encombres et retrouvèrent leurs amis qui guettaient leur retour avec anxiété. Ce fut une fête pour Rafiq et Tajedd"ne de revoir Abdul-Ghani ; ils étaient ivres de joie de retrouver leur ma"tre et amant dans toute sa splendeur, libre et triomphant. Abdul-Fatir aussi était heureux, mais un peu gêné, car il avait tout de même contribué à enfermer le ma"tre, même s'il avait ensuite reconnu son erreur et contribué à la réparer. Il vint à lui repentant, un peu hésitant, mais il eut la satisfaction de voir qu'Abdul-Ghani lui avait déjà pardonné. << - Et les autres ? Qu'en avez-vous fait ? - Ils ont eu ce qu'ils ont mérité. - Vous voulez dire qu'ils sont... - Dans la lampe. - Diable ! J'ai eu le nez creux. - Tu peux le dire. - Bah ! Je sentais depuis le début que cette affaire de lampe puait. - Tu as toujours été plus malin qu'eux ; ta jalousie était plus proche de l'amour que la leur. - Est-ce qu'ils vont y rester à jamais ? - Peut-être pas... mais un bon moment en tout cas. Le temps pour eux d'apprendre à réfléchir. - C'est le cas de le dire ; lampe, lumière, réfléchir... - Oui, ça va, j'avais compris... eh bien oui, justement, tout est lié. C'est ce que je vous ai toujours appris, non ? - En vérité, je crois que j'ai retenu chacune de vos leçons. Je les avais gravées dans mon coeur comme sur une table, et je me les récitais jour après jour. Je me souviens comme, tout jeune, bien avant que vous connussiez Rafiq, vous me preniez dans vos bras, le soir, et me donniez des leçons particulières ; nous regardions les étoiles, les constellations, et vous m'enseigniez le nom et le pouvoir de chacune d'elle, ce qu'elle a de divin, de démoniaque et d'angélique, et la manière de les invoquer. Des choses que vous ne disiez pas aux autres. Après, je m'endormais avec des étoiles dans les yeux, toutes ces étoiles... - L'invocation à Antarès, tu t'en souviens encore ? - C'était votre cadeau pour le jour de mes treize ans lunaires. La nuit était exceptionnellement claire, on apercevait la voie lactée, comme une grande tra"née de semence après un orgasme sidéral ; nous en avons ri ensemble, et nous avons passé une nuit fantastique, enflammée ; vous m'avez emporté à travers ces étoiles, sur votre turban déployé comme une voile, nous pouvions les toucher de la main. Et pour Sirius, Aldébaran, Bételgeuse, toutes les autres, je me souviens pareillement. J'étais triste quand vous vous êtes éloigné de moi pour ce garçon étonnant qui était venu un jour nous demander de lui enseigner nos secrets, alors qu'il avait des parents, un toit et un avenir... Mais par la suite, je me suis souvenu des étoiles... j'ai compris que vous m'aviez donné votre forme intérieure, et que c'était le don le plus précieux. - Va en Paix, Serviteur du Principe. Tu es le fils prodigue, celui dont l'amour du Père finit toujours par l'emporter sur la révolte ; comme ton nom l'indique... tu sais que le fondement de mon enseignement, de tout pouvoir occulte en fait, est le lien mystique existant entre tout être, sa forme, son essence et son nom ; cela est vrai pour toi aussi... pour toi plus que tout autre, car le nom divin al-Fatir, dont procède le tien, a la même racine et presque la même forme que le latin Pater, le persan Padar, ou d'autres mots de même sens que l'on rencontre dans différentes langues eurasiennes, ce qui prouve bien que toutes ces langues ont un socle commun, une langue primitive aujourd'hui perdue, qui désignait toute chose à la perfection, et permettait en même temps d'agir sur leur façon de se manifester. Al-Fatir, comme Pater, est celui qui crée, mais de façon absolue, à partir de lui-même et de rien d'autre, plus encore, celui qui conçoit, qui donne aux choses leur forme essentielle, leur nature fondamentale, d'où le mot al-fitra qui, également, désigne la nature primordiale, et en même temps la religion naturelle, la Voie originelle, le Tao en quelque sorte, pour ceux qui << vont chercher la science jusqu'en Chine >> comme disait le Prophète. - Pourtant, n'est-il pas dit dans le Coran : << Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré >> ? - Es-tu dans le doute à propos de ton père ? - Nullement ; mais je voudrais que vous éclaircissiez ce point, pour que mon coeur soit apaisé. - Nous sommes venus pour confirmer toutes les doctrines métaphysiques et toutes les révélations qui sont venues avant nous, et pour rendre au Verbe sa puissance originellement opérative. Toutes les doctrines vraiment complètes avant nous reconnaissaient la prééminence d'un point de vue suprême selon lequel la Réalité universelle, la Déité, n'est ni créatrice, ni créée, improductrice et non produite, car tout est en Elle et y demeure à jamais. Et en Elle, tout est Un. Ce point de vue est explicité par le hadith : << All h était et il n'y avait rien avec Lui, et Il est maintenant comme Il était alors >>, c'est-à-dire que selon ce point de vue suprême, la création est purement illusoire, illusion du créé. Et il est interdit d'appeler Dieu << le Père >> comme il est interdit de l'appeler << Créateur >> ou même << Seigneur >>, car le serviteur n'a pas de réalité. Telle est la vraie signification de << Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré >>, la seule. C'est l'expression du point de vue métaphysique suprême dans le Coran, non une négation absolue de la Paternité divine. Les musulmans qui nient le concept de Paternité ou de Filiation divines ne sont pas des musulmans. Leurs prétentions sont infondées, et le Coran les désavouera. Car le point de vue métaphysique suprême, dès qu'on essaie de l'exprimer ou de l'expliquer, se dédouble dans la pensée et produit un autre point de vue, inférieur mais néanmoins aussi vrai que lui, qui investit d'une valeur érotique le fait que l'illusion cosmique n'existe que pour le cosmos, qui est le fruit de cette illusion. Je dis : érotique, car c'est bien l'Amour divin, la Rahma, qui, en voulant ramener au Soi divin ce jeu de l'illusion, l'aime, et lui confère une sorte de réalité relative. L'illusoire se mue en relativement réel ; de là na"t cet autre point de vue transcendant, selon lequel l'être conditionné, manifesté, a pour principe un Être divin suprême qui Se produit Lui-même, en permanence, ou si tu préfères, qui procède de Lui-même, vers Lui-même, et Se convertit en Lui-même, sans sortir de Soi. C'est le point de vue de la Réalité universelle qualifiée d'après les trois moments fondamentaux du cycle de la Révélation immanente : Procession, Conversion, Manence, ou Jam l, Jal l et Kam l. Il leur correspond les trois Formes fondamentales : la circonférence, la droite et le point, et les trois Nombres : Triade, Dyade et Monade. La Tétrade, qui correspond à la quatrième Forme, le plan, vient après, lorsque ce point de vue encore transcendant se dégrade en un troisième, aussi vrai mais beaucoup moins parfait, qui est celui du Verbe proféré, selon lequel la Réalité suprême appara"t comme productrice, non plus d'Elle-même, mais de quelque chose qui n'est pas Elle, et n'est pas non plus autre qu'Elle ; Elle se projette réellement au delà d'Elle-même, pour Se réintégrer ensuite. La production de cet au delà, qui est en réalité à l'intérieur d'Elle-même, correspond précisément au point de vue précédent, celui de la Révélation immanente, où les trois moments, écart, retour et équilibre, sont indistincts. À cela correspond notamment, dans l'islam véritable, celui que combattent les innovateurs impies, la doctrine de la Lumière prophétique comme << émanation de Dieu, à partir de Dieu vers Dieu >>, If datuka minka ilayka. Ce point de vue est inférieur au point de vue suprême, mais il est loin d'être méprisable. Selon lui, il appara"t normal de considérer Dieu comme le Père, non au sens de géniteur dans le temps, mais au sens de Concepteur, Celui qui rend le mouvement possible sans être Lui-même mouvant. Il est alors al-Fatir, qui correspond au Pater romain, et la sourate qui porte ce nom sublime est l'expression dans le Coran du point de vue de la Triade fondamentale ou de la Trinité, qui n'est pas le point de vue suprême, mais qui est aussi vrai et aussi islamique que lui. Celui qui le comprend en profondeur, gouverne intégralement non seulement le monde de la génération sublunaire, il est l'Alchimiste, mais aussi le monde supra-lunaire du Verbe, Thétys. C'est pourquoi Iss , le Fils, est associé chez nous à la Vie divine, qui est l'Attribut auto-producteur par excellence, et aussi à la science des lettres, qui est celle des Archétypes fondamentaux. Et cela, même ceux qui disent aujourd'hui l'adorer l'ignorent. Et c'est enfin parce que le nom et la sourate al-Fatir correspondent à la doctrine de la Paternité divine en islam, que cette religion est associée dans la tradition, et par l'élite de ceux qui la comprennent vraiment, à la fitra, la Nature primordiale de l'homme. Car cette Nature, qui procède directement d'al-Fatir, n'est rien d'autre que al-Haqq al-makhlûq bihi, la Vérité génératrice de toute chose, désignation islamique du Verbe totalisant et auto-générateur, de la Réalité auto-productrice à l'origine du cosmos. Celui qui parvient jusqu'à elle peut agir sur chaque être, et sur chaque atome de l'univers, simultanément, par la volonté propre et autonome de chaque être et de chaque atome ; elle influence tout existant sans qu'il en ait conscience, sans même nuire à sa liberté, car il est lui-même cette liberté ; il conditionne chaque être à sa source, l'acte libre et cependant nécessaire par lequel il se donne à lui-même sa réalité essentielle, il fait absolument ce qu'il veut, sans entraver le cours naturel des choses car il est ce cours naturel : sa puissance est proprement infinie. - Vous ne parliez pas ainsi avant d'être enfermé dans la lampe. - J'étais loin de ma vérité, mais Mèrhésis m'a appelé à elle et m'y a ramené depuis. - N'est-ce pas gr ce à nos compagnons égarés ? - Leur égarement était nécessaire ; leur tourment actuel, hélas, l'est aussi. C'est la terrible loi des compensations universelles. La paternité a toujours un aspect douloureux ; c'est pourquoi même dans l'islam, All h partage la souffrance de Ses créatures - lorsqu'il est envisagé comme Fatir. - Dites-m'en plus ; il y a si longtemps que je ne vous ai plus écouté. - Tu ne m'as jamais écouté, car je n'étais pas celui que je suis aujourd'hui. - Qu'importe ; j'aime celui que vous êtes à présent. Révélez-moi le fond ultime de ces choses merveilleuses. - Ton désir de savoir est maintenant insatiable ! Bien. Il était dans l'ordre des choses qu'après m'avoir enfermé dans cette lampe, tu fusses le premier qui m'aid t à en sortir, Abdul-Fatir... tu es bien le Serviteur du Père, plus rigoureusement du Concepteur, Celui qui conçoit la forme essentielle des choses à partir de la Sienne, comme je l'ai fait pour toi en t'éduquant... Ton nom, comme je l'ai dit, est aussi le titre d'une sourate du Coran, une belle sourate, qui contient des enseignements alchimiques et théurgiques fondamentaux... J'ai eu le temps d'y méditer dans la lampe, car je pensais à toi, le meilleur parmi ceux qui connaissaient l'emplacement de ma prison, le plus susceptible de redevenir le serviteur du père ; alors je me récitais ta sourate, et je pensais à l'alchimie de ses versets : Louange à All h, Concepteur des cieux et de la terre, qui a fait des Anges des messagers dotés de plans d'être doubles, triples ou quadruples. Il ajoute à la création ce qu'Il veut, car All h est Omnipotent. Al-hamd, la Louange, la parole de l'être manifesté au Principe, le Verbe qui fait retour à la Source, après s'être dispersé dans les degrés de la manifestation. La manifestation est une parole voyageuse, une parole envoyée, depuis le Centre vers la circonférence, pour embrasser tous les niveaux, tous les plans de l'être avant de revenir au Centre, en écho, comme parole de l'être manifesté. C'est un processus cyclique, que le Coran décrit de multiples façons, et les autres Révélations aussi, car toute Révélation ne fait jamais que décrire, en fin de compte, le processus même par lequel toutes choses furent révélées, et c'est là tout le secret. Et sache que même le Livre des mille garçons et un garçon, en tant que révélation de la fin des temps, est basé sur le même modèle. Le message est le messager ; il descend un à un ses propres degrés et s'extravase progressivement ; c'est une lumière qui se réfléchit de miroir en miroir, les êtres sont à la fois comme des lumières et comme des miroirs ; leur face obscure, cachée, est le miroir, leur face rayonnante est un éclat de la Lumière totale. Chaque être-messager communique donc une part de son énergie, de sa lumière, à d'autres messagers, et les premiers messagers sont les Anges ; chacun d'eux est un monde, car chaque être est un monde. Ils ont un, deux ou trois plans d'êtres, ou dimensions, car la complexité va croissante à mesure que l'on descend les niveaux, mais quatre est le nombre de l'existence spatio-temporelle, de l'être intégralement développé, tandis que deux est réellement le premier des nombres, toute manifestation procède d'une dualité primordiale. De sorte que deux, trois et quatre sont les nombres fondamentaux ; avec l'unité, qui représente Dieu, ils forment la Tétrakys, qui comprend en puissance tous les nombres. Et c'est Lui, le Principe, le Père-Concepteur - à distinguer du père-géniteur, car il est vrai qu' << Il n'a pas engendré >> - qui ajoute constamment à la création, en extrayant de Sa Puissance ce qui est déterminé par Sa Volonté ; chaque fois que deux Attributs divins corrélés sont cités ensembles, comme la Puissance et la Volonté, ils évoquent un aspect de la dualité primordiale, et ici, ces deux Attributs s'opposent et se complètent comme l'indéterminé et la détermination - la Puissance, en effet, est indéterminée tandis que la Volonté est pure détermination - de sorte que ce verset t'explique comment, à partir de la dualité primordiale qui procède directement de l'Essence universelle, All h, le Concepteur, produit et manifeste toutes les formes, la série des nombres essentiels, qui s'accro"t indéfiniment, à partir des trois nombres primordiaux qui correspondent aux trois classes fondamentales de messagers. C'est comme l'échelle musicale, qui est une bonne image de l'échelle des êtres, selon tous les philosophes : elle est constituée d'une série structurée de rapports qui procèdent des trois nombres fondamentaux : la dyade, la triade et la tétrade, plus l'unité qui les produit tous, et qui est vraiment leur père concepteur, le principe de l'harmonie universelle. L'unité, ici, représente le mode fondamental, la vibration la plus profonde qui est une expression de l'essence de la corde au repos, qui correspond à l'Essence divine, désignée par le nom All h lorsqu'Elle n'est pas distinguée par une qualité spécifique ; et la première distinction, au regard du cosmos, c'est lorsqu'Elle se met à vibrer selon son mode fondamental, qui engendre tous les autres comme l'unité produit les nombres : Il est alors al-Fatir, le Concepteur de l'harmonie du tout, qui donne à tout être sa forme caractéristique, comme un reflet de Sa forme intérieure. Tu vois que ce premier verset qui nomme Dieu le Père-Concepteur est déjà, à lui seul, un résumé de tous les enseignements ontologiques et alchimiques. - Vous ne parliez pas de tout cela autrefois. - J'ai eu le temps de méditer à Mèrhésis. - J'imagine. Continuez s'il vous pla"t. - La suite t'explique ce qu'il y a logiquement, et aussi ontologiquement, avant la conception - des nombres ou des êtres - c'est-à-dire l'amour : Ce qu'All h ouvre pour les hommes, procédant d'une tendresse maternelle transcendante - Rahma, il n'y a pour lui (ou pour elle) nul rétenteur (ou détenteur). Et ce qu'Il retient, il n'y a pour lui nul expéditeur après Lui. Et c'est Lui le Puissant, le Sage. Tout ce que le Principe produit procède d'une ouverture dans le non-être, qui est vacuité mais aussi plénitude excessive, une brèche dans les ténèbres du non-manifesté ; et cette ouverture est le fait de cette qualité divine essentielle qui précède Son activité de producteur-concepteur : la Miséricorde, Rahma, qui est la parèdre d'All h, l'aspect matriciel transcendant du divin, et qui se manifeste comme une tendresse maternelle ardente pour les êtres potentiellement créés, une puissance d'amour transcendant qui rassemble les êtres, déjà manifestés ou seulement à l'état de possibilités, les fusionne et les concentre en Lui, avant de les projeter hors de Lui pour les ramener ensuite, de la façon décrite au verset précédent (et dans bien d'autres). Que ce qu'Il décide de manifester, nul ne puisse le retenir de force auprès de Lui, cela peut sembler évident. Mais ce verset peut se comprendre de plusieurs façons complémentaires. L'idée de rétention, ou de détention, conditionnée par la particule lah , peut s'appliquer soit aux choses produites, soit à la Miséricorde. Cela veut dire que, lorsque cette puissance matricielle transcendante du divin a commencé d'opérer pour mettre en mouvement l'Essence et la déterminer comme Père Concepteur, rien ne peut lui faire barrage, aucune autre qualité divine, aucun aspect de l'Être ne peut s'opposer à ce qu'Il devienne alors al-Fatir, le Père-Concepteur ; cette brèche dans le non-manifesté ouverte par l'Amour essentiel, la Rahma, rien ne peut ensuite la refermer, car elle est une pure puissance spontanée de vie et d'enfantement qui peut se manifester justement parce qu'elle n'est bridée originellement par rien, et rien d'extérieur à elle ne peut non plus la limiter, la déterminer, malgré elle, ce qui signifie en définitive que c'est la Rahma seule qui est la matrice des formes et des êtres, leur réceptacle ultime en Dieu, auquel rien ni personne ne peut se substituer ; et elle est aussi foncièrement indéterminée, illimitée, ce qui signifie qu'aucun être ne peut l'envelopper totalement, la contenir tout entière à l'exclusion d'un autre ; car elle est et demeure une puissance d'amour et d'unité universelle qui pénètre et enveloppe indistinctement tous les êtres. Quant à ce qu'Il retient, et il faut remarquer ici - ô subtilité de cette langue - qu'il est désigné au masculin par la particule lahû, tandis que l'on trouvait auparavant le féminin ou collectif lah , c'est ce qui demeure dans l'état de non-manifestation, et rien ne peut l'en faire sortir après Lui. Ce terme << après >> est à première vue étrange, on aurait attendu << à part >> ou << excepté >>. Cela signifie clairement que ce qui est maintenu originellement dans le Fonds non-manifesté de la création, le reste à jamais, car il n'y a pas véritablement de devenir, juste une distinction qui s'approfondit graduellement quand on parcourt les degrés de la manifestation, mais en fait, tous ces degrés sont contenus dans la Rahma, au regard de laquelle ce parcours est illusoire. D'où la mise en garde contre l'illusion, aux versets suivants ; ce sera une invitation à se tourner vers ce centre immuable, l'Essence miséricordieuse, pour voir là le point d'origine et de retour, mais aussi la substance même de tout ce qui est. Ô hommes ! Rappelez-vous la largesse d'All h répandue sur vous ; y a-t-il un créateur, en dehors d'All h, qui vous attribue votre subsistance à partir du Ciel et de la Terre ? Point de divinité à part Lui ! Comment pouvez-vous vous détourner ? Et s'ils te traitent de menteur, certes des messagers avant toi furent traités de menteurs. Mais vers All h reviennent toutes les paroles essentielles. All h dit : rappelez-vous, car le rappel est l'acte essentiel, le mouvement de retour, qui rend possible le retour du mouvement ; le retour produit l'oscillation, c'est-à-dire la vibration, le son, la lumière, et c'est cette production qui est ici désignée par le terme de << largesse >> ; elle est pour l'homme, qui en est le centre et la synthèse, et elle a pour but de lui rappeler le procès même qui l'a produite ; et c'est ce rappel qui reconduit le procès, car si l'esprit ne faisait pas toujours retour sur ses propre productions, la pensée s'arrêterait ; l'univers est la pensée de Dieu, l'homme en est à la fois le centre et le miroir. La façon dont est formulée ce verset laisse penser qu'il peut y avoir une multitude de créateurs, ce qui est le cas, comme l'indiquent d'autres versets, mais un seul qui produit à partir du Ciel et de la Terre, c'est-à-dire de la dualité cosmique fondamentale ; seul le Père-Concepteur premier, par sa puissance matricielle intérieure, a le pouvoir de produire cette dualité et d'en faire surgir les degrés du manifesté. Ces degrés sont les << paroles essentielles >>, al-umûr, pluriel de Amr, chose ou verbe (Mounir pensa à Amr) : elles reviennent à Lui, parce que, une fois que l'être manifesté s'est complètement élucidé lui-même, en discernant en lui le vrai du faux - d'où l'allusion aux messagers qui furent traités de << menteurs >> par ceux qui faisaient imparfaitement cette distinction - la manifestation révèle son vrai sens, c'est-à-dire l'Essence une et universelle, et alors elle revient à Elle par le biais de la Rahma à nouveau. Ô hommes ! La promesse d'All h est Vérité. Que la vie intra-mondaine ne vous illusionne pas, et que l'Illusionniste ne vous illusionne pas sur All h ! ... Et All h vous a créés de terre, puis d'une goutte, Il vous a ensuite établis en couples. Nulle femelle ne porte ni ne met bas sans qu'Il le sache. Et aucune existence n'est prolongée ou abrégée sans que cela soit consigné dans un livre. Cela est vraiment facile pour All h. Les deux mers ne sont pas identiques : [l'eau de] celle-ci est potable, douce et agréable à boire, et celle-là est salée, amère. Cependant de chacune vous mangez une chair fra"che, et vous extrayez un ornement que vous portez. Et tu vois le vaisseau fendre l'eau avec bruit, pour que vous cherchiez certains [des produits] de Sa gr ce. Peut-être serez-vous reconnaissants ! Il fait que la nuit pénètre le jour et que le jour pénètre la nuit. Et Il a soumis le soleil et la lune. Chacun d'eux s'achemine vers un terme fixé. Tel est All h, votre Seigneur : à Lui appartient la royauté, tandis que ceux que vous invoquez, en dehors de Lui, ne sont même pas ma"tres de la pellicule d'un noyau de datte. Tous ces versets sont comme des broderies, des variations musicales, qui rappellent constamment, sous des formes variées, cette dualité fondamentale à partir de laquelle toutes choses ont été produites, mais dont l'auteur véritable est le Père-Concepteur, détermination créatrice de l'Essence une et universelle. Ainsi la << terre >> et la << goutte >> : l'élément tellurique, féminin, fécondé, et l'élément aquatique, fécondant, masculin (Gaïa et Poséidon), mais aussi l'étendue, féminine, et le point, masculin, la limite et le centre, comme la lettre B qui justement représente cette dualité fondamentale et aussi le principe paternel, et qui est constituée d'une ligne horizontale - la terre - et d'un point - la goutte - le point placé sous la barre, comme un germe dans le sol. Ce mot nutfa, qui signifie une goutte - il n'est pas précisé de quoi et cela est hautement significatif - est en lui-même fascinant, vois-tu ? Il ressemble beaucoup au mot nuqta, qui veut dire un point. Ce n'est pas un hasard. Amusons-nous un peu avec ces mots ; je te montrerai comment l'interprétation du Livre se joue au niveau des lettres mêmes. Tu vois déjà que leurs deux racines ne diffèrent que par le changement du Q f en F , qui s'opère en retirant un... point ! Ces deux lettres sont soeurs. Elles désignent le Pôle, le principe viril, l'une dans son aspect immanent, l'autre dans son aspect transcendant. On retrouve le Q f dans Qur' n, Coran, le F dans Fatir, Pater. On trouve aussi la même substitution dans un autre couple de racines : khalaqa signifie créer, enfanter, d'où al-Kh liq, le Créateur, mais dans un sens démiurgique : Celui qui informe la matière, non Celui qui crée la forme même. Si les deux points du Q f se rassemblent en un seul, il redevient F et l'on a alors khalafa, qui signifie substituer, remplacer, d'où al-Kh lif, le Calife, c'est-à-dire l'Homme transcendant, représentant de Dieu sur terre. Dans les langues aryennes également, qui sont proches des langues sémitiques comme l'arabe par certains côtés, on retrouve cette convertibilité entre Q f et F , ou leurs équivalents, c'est-à-dire le son guttural q ou g et le son labial f, p ou w. Ainsi, en grec, le w s'écrit comme un f latin, digamma, et c'est un gamma redoublé ; les deux lettres ne diffèrent que d'un trait, comme Q f et F diffèrent d'un point, leur parenté est évidente. Leur forme, en l'occurrence, est celle de l'équerre, dont le symbolisme est proche de celui de la Croix. La Croix, c'est-à-dire l'Homme universel, le Logos. Leur rapport est le même à peu près qu'en arabe, et il y a aussi un rapport avec la lettre W w qui est dans la même série, celle de l'Homme universel, envisagé dans ses différents états, immanent, transcendant ou indéterminé (on trouve aussi dans cette série les lettres Aïn, l'oeil ou l'Essence, et Ghaï, comme dans ghayb, le mystère, le non-manifesté ; ces cinq lettres définissent les sommets du Pentagramme essentiel, car cinq points, pas un de plus ni de moins, déterminent une section de cône, un cycle ; mais cela nous entra"nerait beaucoup trop loin). Dans certaines de ces langues, la substitution du w au p dans le mot père engendre un mot qui signifie l'eau, car le Père produit les eaux essentielles, le liquide fécondant, et c'est pourquoi l'eau est aussi un symbole coranique du Verbe qui donne la vie - plus exactement, la pluie, c'est-à-dire les eaux supérieures, car il y a aussi un aspect féminin, maternel, dans l'eau, qui est exprimé par le rapport entre al-m , l'eau, et al-oumm, la mère - mare, Marie et mater d'autre part. En arabe, la substitution inverse produit le même résultat : de Fatir, Pater, si tu remplaces le F par le Q f, tu peux déduire la racine QTR, qatara, qui signifie couler goutte à goutte, d'où qutra, une goutte, synonyme de nutfa. Toujours, le Père produit l'eau fécondante, image du Verbe, qui est le Fils. Tout se tient parfaitement, et si tu comprends les concepts, tu pourras agir sur toute chose. N'oublie jamais que la science des lettres, pour nous Arabes, relève fondamentalement de l'alchimie. Apprends à jouer sur les lettres, et les significations cachées t'appara"tront ; dans nuqta, le Q f précède le T  ; mais si tu renverses les deux, tu trouves la racine natq, qui désigne le Logos, le Verbe ou la pensée, et ce n'est pas une coïncidence, car l'univers est bien une série de sphères dont le Verbe divin est le centre. Même en permutant totalement l'ordre des lettres, tu trouves encore qanata, qui signifie compresser, rendre étroit, d'où qant, un coin ; c'est toujours l'idée de réduire à l'unité, de rassembler en un point. Toujours la même idée ; pour celui qui est familier avec cette manière de lire, le Texte se comprend mot par mot, lettre par lettre, et ses résonances symboliques sont infinies. Et si l'on revenait à la goutte, et qu'on faisait la même chose ? Qu'en penses-tu ? - Je pense que dans la goutte, nutfa, il y aussi naft, l'huile, l'huile de roche, qui produit la lumière en brûlant, dans les lampes pareilles à celles où vous fûtes enfermé... et fatana, fitn, la pensée, l'intellect. Ce qui prouve que de toutes les manières, toutes ces idées sont liées... - Ton esprit commence à s'éveiller ; l'huile de sa lampe s'est allumée ! C'est un effet de mon amour pour toi, j'imagine, mais aussi de la Parole lorsqu'elle est convenablement méditée. Mais revenons maintenant à l'explication de cette sourate, ta sourate. << Il vous a établis en couples >> : c'est-à-dire que cette dualité fondamentale se reflète ensuite dans les êtres produits à partir d'elle, dans chaque genre, chaque espèce, et finalement même chaque individu. Le << livre >> dans lequel tout est consigné, est une image de l'Âme ou de l'Intellect universels, selon le niveau auquel on l'envisage ; les métaphysiciens musulmans, les soufis, ont beaucoup commenté cette image du Livre céleste ; ce n'est pas, évidemment, un livre au sens strict, composé de pages, de lettres et de mots, c'est une parole synthétique, ontologique, un état primordial de l'être où tout est encore uni à l'Essence divine, via la Rahma et aussi via la Science à laquelle il est fait allusion dans le même verset. La Science et la Vie sont deux qualités proches ; la Science est la première détermination de la Vie, qui représente l'Essence sur la plan des Attributs ; la Vie, al-Hay t, est formée par l'activité intérieure de la matrice, et il y a un rapport évident entre vie, féminité et maternité ; du reste la première femme s'appelle Haw , Ève, nom qui provient justement de hay t, la vie ; la Vie divine est l'acte essentiel de la Miséricorde-Rahma, et la Science est sa détermination première ; en elle sont concentrées toutes les déterminations ultérieures qui constituent le Livre universel. Les deux mers, deux fluides de qualité différente qui peuvent s'interpénétrer plus ou moins, sont encore une image de cette dualité fondamentale, mais cette fois, vue comme deux forces, deux énergies qui peuvent interagir et se combiner pour produire toute sorte de choses. La << chair fra"che >> est une allusion aux multiples variétés d'êtres vivants produits par la combinaison des deux principes et occupant les différents niveaux de l'être ; le symbolisme de la manducation est parfois utilisé, par les ma"tres soufis, dans un sens spirituel profond : le Verbe est la nourriture de l'esprit ; l' me de l'homme s'assimile la parole, la connaissance, et de façon plus générale, la gr ce divine, comme son corps s'assimile des éléments du monde extérieur. Sa permanence repose sur un échange constant avec ce qui l'entoure, et il en va de même pour l' me ; même l'acte de manger, aussi matériel soit-il, révèle un sens profond si l'on réfléchit à ce qu'il signifie vraiment. Le Livre est une machine à changer les choses en symboles ; pour que tu deviennes symbole toi-même, et que tu puisses agir sur l'être à sa source ! Le vaisseau qui fend l'eau est aussi une image de l' me qui traverse les multiples états de l'être pour revenir à son Principe ; la coque du navire symbolise, dans ce contexte, tout ce qui préserve l' me de la dispersion dans les océans des mondes successifs ; ce sont les éléments structurants, les vertus, les principes sains, la connaissance : pensez à l'arche de Noé, à l'Arche d'alliance, à la nef du temple qui présente la même forme inversée ; et cette forme, une double calotte hémisphérique ou demi-circulaire, lorsqu'on la projette sur un plan, est une des significations symboliques du croissant qui représente l'islam, c'est-à-dire la << religion auprès d'All h >>, la Doctrine métaphysique suprême. C'est aussi la lettre Nûn, qui a la forme approximative d'un croissant avec une étoile en son centre, et cette lettre est un symbole de l'Intellect divin - qui en grec se disait Noûs, remarquez la ressemblance - et c'est aussi le titre d'une sourate du Coran que les exégètes ont de tout temps relié à la doctrine de l'Intellect. L'autre signification du croissant se rapporte aux cycles cosmiques, or ces deux significations sont étroitement liées, de plusieurs manières : d'une part, si la circonférence protège - nef, enceinte, utérus - c'est parce qu'elle entoure, et si elle entoure, c'est parce qu'elle est la trace d'un mouvement périodique, cyclique. D'autre part, les astres dans leurs révolutions célestes sont comparables à des vaisseaux voguant sur l'océan ; le symbolisme du vaisseau te conduit donc logiquement à celui de l'astre, comme on le voit par la suite. À la vision statique succède la vision dynamique ; ce mouvement ou processus cyclique de l'être est décrit au verset suivant : << Il fait que la nuit pénètre le jour, etc. >>, où il est ramené au Centre immuable qui le produit : car c'est ce Centre, al-Fatir, qui produit ce mouvement dialectique et alchimique par lequel les deux principes complémentaires se fécondent mutuellement, s'interpénètrent et se combinent pour produire, de façon cyclique, une révélation cosmique qui retourne finalement au Centre, au Père-Concepteur. C'est le << terme fixé >> : le moment ultime, la conversion, où tout est ramené, par l'Amour qui l'a causé, au Principe qui l'a conçu. Je m'arrête ici, car tu vois maintenant que, pour peu que l'on connaisse les vrais principes, que l'on ait les bonnes clefs, le sens métaphysique de ces paroles divines est inépuisable ; et leur vertu opérative l'est tout autant, car elles produisent ce qu'elles énoncent : elles sont elles-mêmes un rappel qui nous incite à revenir au Centre, produisent des effets en nous et dans les autres êtres. Vois-tu comme le Texte divin, malgré son obscurité apparente, est fait de symboles hiérarchisés, logiquement ordonnés ? Tu es d'abord frappé par sa poésie et par son rythme envoûtant, ensuite seulement sa profondeur se révèle à ceux qui en sont dignes ; pour ceux-là, la compréhension vivante prime sur l'application servile. Trop de gens ne veulent voir dans le Coran, comme dans les autres livres sacrés, qu'un manuel de bonne conduite, alors qu'il est avant tout un traité de métaphysique réservé à une élite ; c'est pourquoi le Législateur suprême a dit : << l'islam a commencé étranger et il redeviendra étranger ; heureux les étrangers >> ; les étrangers, c'est nous, ô Serviteur du Père, je le sais aujourd'hui ; Mèrhésis m'a arraché la membrane que j'avais sur les yeux et à présent je vois, tandis que ceux qui récitent le Livre à longueur d'année ne voient pas. Dans un des versets suivants de cette sourate, All h est désigné par Son nom al-Ghani, qui signifie littéralement le Riche, Celui qui possède toute chose, et intérieurement ou symboliquement, Celui qui possède l'indépendance ontologique à l'égard de toute chose, Celui qui contient tout en Lui et n'a par conséquent besoin de rien, pour être le Concepteur, le Principe des nombres essentiels et du manifesté. Tu vois comme cette sourate, profondément métaphysique, a mystérieusement mais très logiquement lié ces deux noms, al-Fatir et al-Ghani, sur lesquels sont construits les nôtres ? Et dans un rapport qui correspond exactement au nôtre, puisque c'est l'abondance ontologique d'al-Ghani qui se déploie via al-Fatir... tout est lié par l'intérieur, par l'essence, Abdul-Fatir, et nous aussi... et tu vois finalement comme le Livre des livres révèle des choses, même au niveau des êtres complètement individués que nous sommes ! - Ma"tre, il faut que je vous embrasse ! >> Le disciple et le ma"tre étaient émus de s'être à ce point retrouvés ; finalement le séjour dans la lampe avait été plutôt bénéfique au chamane-théurge. À son tour, Rafiq, qui n'en pouvait plus, se jeta contre son ma"tre et dit : << - Moi aussi, je t'ai retrouvé ! - Mais tu ne m'avais pas perdu ! J'étais en toi mais tu ne le savais pas. - Je pensais que tu étais dans la lampe. - C'est toi la véritable lampe. - Tu n'es plus un sorcier alors ? - Je ne l'ai jamais été, tu sais bien. J'étais devenu Karoun, par haine pour ces gens hypocrites qui t'ont jeté dans nos bras, mais je suis redevenu Haroun, le frère du prophète-alchimiste. - Moi non plus je ne veux plus l'être du coup ! Je veux de nouveau être un alchimiste, comme celui qui a construit cette tour. - Nous allons continuer notre voyage, hab"b" ; j'ai vu tellement de choses, là-haut... je t'apprendrai tous les secrets, si tu veux. - Pour l'instant, c'est surtout toi que je veux. - C'est compris dans le tarif, hab"b". >> Le jeu de mot était subtil : tarif, ta'r"f, signifie à la fois prix, lorsqu'il est pris vulgairement, et enseignement initiatique, dans son acception savante ! Mounir sourit, et se détourna pudiquement en entra"nant les autres à l'écart, car il ne voulait pas g cher par son indiscrétion un moment aussi intense. Rafiq et Abdul-Ghani s'embrassèrent, et se dirent ensuite des choses plus ou moins intimes qui ne regardaient qu'eux, en tant qu'amants qui brûlaient de s'étreindre à nouveau. Ils en seraient toujours reconnaissants au ma"tre de l'Ordre, sans qui ces retrouvailles n'auraient pu avoir lieu. Mais celui-ci tenait à présent à réintégrer son corps matériel, car en bas de la tour, son corps astral lui paraissait trop léger. Abdul-Ghani, gr ce à ses pouvoirs, l'aida à réaliser cette opération ; seul un initié de son envergure pouvait facilement inverser les effets de la Bonne Mort Croquante. Après s'être tous embrassés, ils reprirent leur route en liesse, en promettant de s'arrêter dans la première auberge pour se nourrir, trinquer et fumer de l'opium. Chemin faisant, Mounir leur raconta toute son aventure, sans omettre les détails croustillants qui firent sourire les garçons ; on peut dire qu'ils étaient suspendus à ses lèvres. Tour des tempêtes, clef des mondes secrets, phare Plus sombre que la nuit, sanctuaire d'Isis, Oeuvre d'un alchimiste au talent plus que rare, Qui supporte Némis, Thétys et Mèrhésis ! Une des particularités du Coran, livre alchimique et cosmologique essentiel, n'ayant que peu de rapport en vérité avec un code de morale, est d'être constitué de motifs récurrents entrecroisés, comme les fils d'une tapisserie, qui disparaissent et reviennent à intervalle plus ou moins régulier ; c'est tout l'art de l'interprétation de réunir ces fils, de rassembler en un tout uni les multiples variations sur un thème, disséminées çà et là. C'est une structure tout à fait particulière, fascinante quand on se prête au jeu, faite pour favoriser la méditation, dérouter et inciter à la réflexion. Elle a inspiré, toutes proportions gardées, certaines grandes oeuvres humaines, telles les Mille nuits et une nuit ou le Livre des Mille garçons et un garçon, qui contient des enseignements incomparables, comme la révélation de la Paternité divine en islam à travers le nom al-Fatir, et aussi de la Maternité divine à travers la Rahma. C'est, comme toute révélation divine, un livre unique, paradoxal, scandaleux et plein de vérités maudites que les hommes mettront un temps infini à comprendre, s'ils y arrivent un jour. Ils maudiront celui qui a été assez insensé pour produire un monstre pareil, mais sache que s'ils se mettaient tous ensemble pour produire un seul chapitre semblable, ils n'y arriveraient pas. Je suis le maudit d'entre les élus, et l'élu d'entre les maudits. Je suis la voix qui n'appartient à personne. Sache que pour tout homme, le temps de sa vie est infini, car le temps pour lui se déroule entre deux bornes que son esprit ne peut atteindre, tandis que pour les autres hommes, sa vie occupe un temps fini ; idem pour l'univers, selon qu'on l'observe du dedans ou du dehors. Pense à un cercle tangent à une droite, que l'on projetterait sur cette droite depuis le point opposé au point de contact ; à chaque point de l'un correspond un point de l'autre, et les proportions sont conservées ; de sorte que le cercle et la droite sont l'image l'un de l'autre, mais le premier enferme une partie définie du plan, tandis que la seconde n'a ni intérieur ni extérieur. Le cercle est la vie d'un homme telle que les autres la perçoivent, la droite est sa vie telle qu'il la perçoit lui-même. Cette analogie est une source de lumière infinie, pourtant personne ne l'avait révélée avant. Le Temps est un être divin qui s'engendre lui-même perpétuellement, et qui produit et absorbe tout ce qui est conditionné par lui ; il est être, vie et pensée - la Triade fondamentale des disciples du prophète Platon - sur lui la Paix. Et Némis, Thétys et Mèrhésis existent réellement, je les ai vues, bien que les noms ne soient peut-être pas exacts, à la lettre près. Cette texture de motifs entrecroisés, et d'arabesques conceptuelles, est à l'image du monde des hommes, qui est une pareille tapisserie, une trame épique répétitive parcourue par une cha"ne continue de sentiments et d'idées multiples qui s'entrecroisent sans cesse. Il y a, entre autres motifs récurrents dans le Coran, on le sait trop peu, une belle série de versets, épars dans un peu tout le Livre, qui affirment la marche implacable du processus universel par lequel les contraires, perpétuellement, s'engendrent l'un l'autre avant de dispara"tre dans leurs contraires ; tout cela sous l'évidente impulsion de cette Force nommée Dieu, qui est par hypothèse au delà des contraires - et n'est même que cela, le dépassement des oppositions. Le plus caractéristique de ces versets, et le plus digne d'être mentionné ici, est sans conteste le très fameux verset vingt-sept de la troisième sourate, que nous citerons d'un seul tenant avec celui qui le précède, car les deux forment une unité indissociable : << Dis: << ô Allah, Ma"tre de l'autorité absolue. Tu donnes l'autorité à qui Tu veux, et Tu arraches l'autorité à qui Tu veux ; et Tu donnes la puissance à qui Tu veux, et Tu humilies qui Tu veux. Le bien est en Ta main et Tu es Omnipotent. Tu fais pénétrer la nuit dans le jour, et Tu fais pénétrer le jour dans la nuit, et Tu fais sortir le vivant du mort, et Tu fais sortir le mort du vivant. Et Tu accordes attribution à qui Tu veux, sans compter >>. >> Merveilleuse réalité du grand Cycle infrangible par lequel toujours le vivant surgit du mort et le mort du vivant, et la nuit du jour et le jour de la nuit, le bien du mal et le mal du bien, la souffrance du plaisir, le masculin du féminin, et chaque principe de son complémentaire, selon la belle et juste loi qui veut que tout, dans cette sublime création où tout est symbole tendu vers le Centre unique de toutes les circonférences, procède par paires d'opposés : << Le Ciel, Nous l'avons construit par Notre puissance : et Nous l'étendons constamment dans l'immensité. Et la Terre, Nous l'avons étendue. Et de quelle excellente façon Nous l'avons nivelée! Et de toute chose Nous avons créé deux éléments de couple. Peut-être vous rappellerez-vous? >> Deux éléments de couples ; dualité cosmique, origine de toute chose. Le Ciel, la Terre, deux étendues complémentaires, entre lesquelles se déploient tout les degrés de la manifestation, que l'Homme, fils du Ciel et de la Terre, réunit en lui ; à travers le temps et l'espace, la voix formidable du Coran fait écho à celle d'une autre Révélation, le Tao, dont on l'a parfois rapproché à juste titre : comme lui, lorsqu'il évoque cette bipolarité de l'être qui est le fondement de la manifestation universelle, il lui associe l'exemple archétype du Ciel et de la Terre, symboles des deux principes les plus opposés ; convergence mystérieuse de toutes les traditions, que l'Ordre a su harmoniser en son sein en rassemblant l'élite de leurs représentants parmi les amoureux des garçons. Et parmi les plus beaux exemples de ces complémentarités universelles qui tissent la trame de toute réalité, est la complémentarité entre l'homme et le garçon, plus fondamentale que l'opposition masculin-féminin, car elle correspond à l'opposition et à la complémentarité essentielle, quoique rarement aperçue, entre la Détermination et l'Indéterminé. L'homme. Beauté éclatante et solaire de ce qui est parvenu à son plus haut degré de détermination. C'est l'or, Asdjad, principe viril par excellence et philosophal. C'est aussi Amr, le Verbe, principe actif, rayonnant et diurne. Le garçon. Beauté cristalline et lunaire de la détermination en devenir ; c'est Sadjid, le Prosterné ; l'ambivalence dans toute sa gr ce, ce qui possède encore la puissance de l'infini, bien qu'il soit déjà travaillé par la finitude que tout tend à réaliser. C'est également Am , les Ténèbres, principe plastique, réceptif et nocturne. Qui niera que l'islam, dans son immense sagesse, soit pédérastique par essence et par destination ? << J'ai vu mon Seigneur sous la forme d'un jeune garçon imberbe >>, clame à jamais le Prophète. Mieux que le Verbe fait chair, il y a le Coran, le Garçon fait Livre, le Livre appelé à se faire Garçon. Que ces choses soient dites, une fois pour toutes. ... Dieu sait dans quels tourments d'agonie, dans quelle angoisse tant physique que psychique j'achève ce Poëme, qui sera une des choses les plus étonnantes jamais écrites ; juste rançon pour celui qui a voulu chanter le Plaisir ; on n'accouche d'une grande oeuvre que dans une grande souffrance. C'est la morale bafouée qui reprend ses droits... Abdul-Ghani est maintenant libéré de la maudite lampe, qui est demeurée à sa place, dans Mèrhésis ; et la Tour des tempêtes resplendit à nouveau. Mais Mounir, pour y arriver, a dû brandir le Signe délétère devant lequel toute vie fuit ; or nul, si juste soit-il, ne brandit impunément le Signe. Et nul ne prononce impunément le nom du Signe. Pour en avoir parlé, je sais que je suis marqué à jamais, qu'il me faudra vivre chaque jour mille ans d'agonie, moi la voix qui n'appartient à personne. C'est égal ; j'irai jusqu'au bout de la t che qu'en tant que Dieu Je Me suis impartie, à moi l' me souffrante de mon propre serviteur pour l'éternité. 62. La Bonne Mort Croquante La Bonne Mort Croquante. Qu'est-ce que la Bonne Mort Croquante ? Qui dira ce que c'est que la Bonne Mort Croquante ? D'avoir mentionné ces mots, un lourd sommeil pend à mes paupières ; je suis comme celui qui aurait accompli une t che aussi colossale que de porter l'univers sur ses épaules ; le poids des mondes défunts qui errent lugubrement, spectres pleins de spectres encore, parmi l'immense univers, s'accumule sur moi, sinistre fardeau ; pourtant je n'ai rien accompli encore. Ce qui décourage la vie avant même qu'elle n'ait commencé d'être, voilà peut-être ce qu'est la Bonne Mort Croquante ; et c'est peut-être pire que cela. C'est l'idée du Délétère en soi. On croit que c'est une chose, une substance, un être vivant peut-être, un esprit, mais il n'en est rien, bien qu'elle puisse prendre cette forme quelquefois ; en fait c'est un principe cosmique, comme Dieu, le Bien, le Mal, mais plus secret encore, insaisissable, inintelligible, un principe dont la nature est impossible à penser ou à décrire avec précision, et dont on peut seulement approcher en rêve, au risque de ne jamais se réveiller. C'est un des mystères suprêmes de la création, et il vaudrait mieux pour vous n'en avoir jamais entendu parler. Ah ! Mon Dieu ! J'en ai déjà tellement dit qu'il me faut aller jusqu'au bout maintenant ; et pourtant, que n'appréhenderais-je pas ? Y a-t-il un vivant qui puisse comprendre les tourments que j'éprouve ? Mon corps est immense, démesurément grand, et pesant ; et parmi tous mes pores béants, voilà que le démon de la fièvre jette des seaux d'eau bouillante et croupie, qui m'empuantit et gèle sur mes pauvres os au moindre courant d'air, de sorte que je ne sais plus si j'ai chaud ou si j'ai froid, si je brûle et si je bous dans la fournaise ardente, ou si je me glace dans quelque horrible désert blanc. Une intense putréfaction s'est emparée de moi en un éclair, dont je sens les effets jusqu'au tréfonds de mon esprit, et en même temps je vois que je n'ai rien encore, que toute l'ampleur de la malédiction est dans les limbes de l'avenir, prête à fondre sur moi. Telle est la Bonne Mort Croquante. Il est certain qu'au début, cette expression étrange, qui me fascine bien qu'elle me répugne en même temps au plus haut point, désignait un met bien inoffensif, une sorte de p tisserie à la viande, aux fruits secs et au miel, g terie suprême des palais délicats qui veulent, même dans les plaisirs culinaires, réunir en une suprême harmonie les principes les plus opposés, les éléments les plus contradictoires. Mais on prit bien vite l'habitude d'y mêler des graines de pavots et de l'ergot de seigle, qui provoque des visions étranges et horribles et procure la sensation enivrante de la lévitation. Puis on y ajouta des ingrédients plus étranges encore, des plantes vénéneuses venues de contrées dont nul n'est revenu - intact - et des poudres tirées du corps séché d'animaux fantastiques, que l'on a jamais vus dans nos calmes régions, hydres aux mille têtes ou dragons hérissés de crocs. Dès ce jour, la Bonne Mort Croquante devint l'apanage d'une élite qui s'y adonnait dans le plus grand secret, comme à un rituel étrange visant à repousser toutes les limites de l'état humain ; et l'on commença à parler avec terreur des dangers liés à sa consommation excessive, de la curieuse forme de folie qui s'était emparée de certains adeptes infortunés de ce rite macabre, à supposer que ce soit de folie qu'il s'agissait, et non de quelque chose de bien plus redoutable. On parla de morts qui étaient vivants à la fois, et de vivants qui, en dehors - mon Dieu ! - de l'absence de mouvement, présentaient tous les symptômes et les traits de la mort. Et ce n'était que le début. C'est alors que l'expression Bonne Mort Croquante, sans cesser vraiment de désigner ce qu'elle désignait au départ, changea encore une fois de sens ; elle se chargea d'une signification nouvelle, plus vague et plus horrible - à supposer que ce fût possible - que la précédente. Et c'est alors qu'on inventa le Signe, et tout ce qui s'ensuit. Le Signe de la Bonne Mort Croquante. Essayez d'imaginer, si vous êtes assez fort pour cela, un poison plus violent que tous les poisons connus ou inconnus, un pur concentré de mort, plus foudroyant que tous les venins ; - il est des poisons qui sont mortels par simple contact, dont une seule petite goutte sur la peau provoque immédiatement la mort dans des tourments atroces, des convulsions sataniques. Certains batraciens venimeux suintent de ces poisons-là par les pores de la peau. Eh bien ! Imaginez la puissance de toutes ces substances redoutables concentrée en un élixir qui en contienne la quintessence absolue, vous n'obtiendrez qu'une p le esquisse de ce qu'est la Bonne Mort Croquante, et vous serez encore très loin d'en approximer la létalité. Car en fait, rien ne peut dire, ni donner même une vague idée de toute la nocivité que recouvrent ces trois mots anodins en apparence. C'est quelque chose qui passe littéralement l'entendement. Ce n'est même pas à proprement parler une substance ; bien que c'en soit une également, et même plusieurs substances, dérivées d'une même formule de base. C'est avant tout un principe, une notion abstraite ; une notion qui tue. La Bonne Mort Croquante est bien entendu mortelle par contact, par ingestion, par inhalation, par tout ce qu'on voudra ; mais il serait naïf de croire qu'il suffit, pour s'en protéger, de s'abstenir du moindre contact direct ; c'est de beaucoup insuffisant. On a vu des gens mourir pour avoir approché de trop près une fiole ayant contenu une quantité insignifiante de l'exécrable mixture. Cela n'est rien encore. Dans certains cas, la mention simple de la Bonne Mort Croquante a suffi à ôter des vies. Des armées entières ont été décimées par le simple nom de la Bonne Mort Croquante, et par le lourd remugle d'angoisse et de désolation abyssale qui le nimbe de son aura délétère. Le nom de Dieu donne bien la vie ; pourquoi un autre nom ne tuerait-il pas ? Dans ce dernier cas, cependant, il y a doute, équivoque, car si le nom est bien ce qui a donné la mort, il est prouvé toutefois que des quantités de la substance se trouvaient dans un rayon indéterminé autour du lieu de l'action. C'est pour éviter que des innocents ne soient malencontreusement exposés à la présence de cette substance assassine, que le Signe a été à l'origine inventé. Le Signe est un symbole qui avertit de la présence de la substance ; mais l'on s'est vite rendu compte que le Signe lui-même avait hérité de toute la létalité de son signifié. Il est prouvé que sa vision, prolongée au delà des quelques secondes nécessaire à la prise de conscience qu'il s'agit là du Signe, provoque instantanément la mort. Pire, le fait même de mentionner le Signe, de le décrire, de faire état de son existence - comme je le fais, hélas ! en ce moment - ne sont pas sans danger. Le fait de savoir qu'il existe équivaut à un empoisonnement - oh ! Très lent, qui peut prendre des dizaines d'années ; il n'en pénètre pas moins l'organisme, corps et me, s'insinue lentement, perturbe les fonctions vitales - et finit, à la limite, par entra"ner le trépas. Du moins, dans certaines conditions. Ainsi, j'ai pensé très fort à la Bonne Mort Croquante ; son idée s'est profondément enracinée en moi, je sais que je suis contaminé. Au reste, je ne m'en soucie guère, je crains bien d'autres périls, combien plus immédiats. Il n'empêche que parfois, j'en souffre. Puisse l'idée de la Bonne Mort Croquante, en dépit de ce que j'ai dit, ne pas pousser ses racines en vous ; ne la laissez pas violer le sanctuaire de votre conscience ; ainsi, il se peut que vous en réchappiez. Du reste, vous avez la chance de ne pas conna"tre le Signe, car j'ai eu la prudence d'en laisser la forme dans l'ombre. Estimez-vous heureux ! Vous n'aurez pas à endurer ce que j'endure. Il ne faudrait d'ailleurs pas croire - ce serait à coup sûr bien naïf - que dans leur combat contre les sorciers, Mounir et les autres aient utilisé la totalité du Signe ! C'eût été s'exposer bien inutilement à un bien grand péril. C'est une partie seulement du Signe qu'ils ont mise en oeuvre, et c'est déjà bien assez pour des héros de l'envergure de nos amis. Nous ne parlons même pas ici de gens ordinaires, comme le gentil poète Abdul-Fat , qui entendit une nuit, en songe, parler de la Bonne Mort Croquante, si bien que sa raison déjà fragile en fut affectée pour la vie. Il n'y eut jamais qu'une personne au monde pour oser défier la puissance de la Bonne Mort Croquante, et il nous faut raconter brièvement son histoire ; c'était un jeune garçon de douze ans, nommé Firdaous, qui est un nom du Paradis, ou plutôt du Lieu suprême qui est la quintessence des états paradisiaques. En réalité, Firdaous ne s'appelait pas Firdaous ; à sa naissance, son père, qui était un grand blasphémateur ami du diable maudit et ennemi de toute religion, lui avait donné le nom horrible d'Abdul-Raj"m, qui veut dire Serviteur du Maudit, c'est-à-dire du Diable ; mais sa mère, qui était une douce et sainte créature, l'avait rebaptisé en secret du nom de Firdaous, un nom arabe du Paradis - Pardez en persan, Pardès en hébreu, Firdaous en arabe, toutes les langues saintes se réfèrent identiquement à ce lieu énigmatique - qui est combien plus beau qu'Abdul-Raj"m, et c'est ainsi que nous l'appellerons s'il pla"t à Dieu. Firdaous était beau comme le Paradis ; il avait des cheveux noirs en casque, une peau très blanche, et de petits yeux en amande, très vifs, mais avec quelque chose de trouble dans le regard ; il était attiré par les choses morbides et équivoques. Et il était né avec le Signe sur le sein gauche ; ce qui le protégea, en quelque sorte, du pouvoir de la Bonne Mort Croquante, mais pas de la fascination macabre qu'elle exerce sur certaines mes. Or, il faut savoir que cette substance, si elle est mortelle en quantité infime, provoque, en quantité très importante, des effets étranges, dont il est malaisé de parler ; des effets que seul pouvait supporter sans défaillir celui qui était marqué par le Signe. À douze ans, donc, Firdaous s'enivrait de la Bonne Mort Croquante ; il y en avait partout dans sa chambre, et il y avait aussi le Signe peint en grand sur les murs, avec du sang humain ; et personne ne pouvait en franchir le seuil sans mourir, de sorte qu'il pouvait s'y réfugier pendant des jours sans que nul n'os t le déranger. L'usage intensif de la Bonne Mort Croquante avait fait de cet être hors du commun une espèce de jeune surhomme, une idole que personne ne pouvait approcher sans l'adorer ou mourir, surtout parmi les jeunes de son ge. Dès qu'ils le voyaient, ils étaient tous séduits et fascinés. Et le poison avait aussi permis au jeune Firdaous de développer des capacités érotiques et sexuelles à peu près illimitées, dont il usait sans retenue, au désespoir de ses parents, qui n'osaient cependant rien dire. Tous les adultes étaient terrifiés par la sombre nature de ce garçon séduisant et toxique. C'est pourquoi, lorsqu'il désirait un autre garçon, de son ge ou plus jeune, rien ne pouvait s'opposer à sa soif de possession ; et il ne craignait pas de les toucher ou de les caresser au su et au vu de tous : qui aurait osé élever la voix contre celui qui avait en lui le pouvoir de la Bonne Mort Croquante ? Du reste, le sexe de Firdaous était un organe peu banal. Exceptionnellement long pour son ge, fin, et presque toujours dur, il était d'une beauté à faire p mer l'univers. Les sphères tournaient autour du phallus de Firdaous, et sa volonté était la volonté même de Dieu. Et il n'y avait aucun garçon de son ge, ou plus jeune, qui eût le pouvoir de lui résister ; chaque fois qu'il en voyait un qui lui plaisait, il fallait qu'il le posséd t, qu'il copul t avec lui, que cela lui plût ou non, et d'ailleurs il n'y avait aucun garçon qui eût la force de s'opposer à cette puissance de désir absolument surnaturelle. Tous tombaient sous son emprise. Il les entra"nait à l'écart du chemin, ou bien les traquait jusque chez eux, les acculant dans une pièce, les prenant sur leur lit d'innocence ; et là, sans rencontrer la moindre résistance de leur part, il leur enfonçait son sublime dard, soit dans la bouche, soit dans l'autre orifice ; d'abord lentement, très lentement, il s'immisçait à fond dans leur chair molle, comme un très long poignard affûté pour quelque sanglant sacrifice ; puis, il se mettait à aller et à venir en eux, de plus en plus vite, gagné par une sorte de frénésie, et il riait, d'un rire de possédé - possédé par la Bonne Mort Croquante. Et à la fin, quand il jouissait, cela n'avait rien à voir avec une jouissance ordinaire ; car le corps de Firdaous enfermait des trésors de volupté que l'on ne rencontre pas dans celui d'un garçon normal ; Firdaous n'avait rien d'un garçon normal. Curieusement, il n'était pas possible de ne pas l'aimer, car même s'il avait la mort en lui, il était la force de la vie à l'état brut. Si l'on veut avoir une idée précise de sa mentalité, et de sa manière d'agir, voici une anecdote, puisée parmi tant d'autres du même genre, qui donnera la mesure. Un jour d'été, Firdaous marchait tranquillement dans la rue, vêtu de noir ; comme d'habitude, tout le monde fuyait sur son passage, et cela le réjouissait. Tout à coup, vint à sa rencontre un groupe de très jeunes garçons, vingt-huit garçons, quatorze bruns et quatorze blonds, d'une beauté divinement sensuelle et cosmique à la fois, menés par deux adultes qui étaient les bergers de ce troupeau. Ils ne connaissaient pas Firdaous. Ces garçons étaient de jeunes orphelins, ou des enfants dont les parents étaient trop pauvres pour s'occuper d'eux, et les avaient confiés à une organisation de charité, qui s'occupait de ces enfants défavorisés. Les hommes qui l'accompagnaient étaient des éducateurs, qui les emmenaient visiter la ville. C'était une de leurs premières sorties, et les garçons étaient très excités, et vraiment charmants ; le plus jeune devait avoir huit ans, et le plus gé, dix ans à peu près. Certains étaient des anges, des chérubins à qui on aurait donné le ciel les yeux fermés, d'autres des diablotins, en qui Firdaous se reconnaissait lui-même ; mais tous, ils avaient l'air de très bien s'entendre. Et leur beauté frappa Firdaous, en pleine poitrine, elle le foudroya. Il conçut un dessein mauvais, dans son coeur noir, à l'égard de ces enfants. Comme il passait à leur hauteur, il s'écria insolemment : << - N'est-il pas malheureux que ce soit précisément à cet ge qui semble le plus propice aux jeux de l'amour et aux émois de la chair, que d'impies éducateurs et d'eunuques moralistes nous maintiennent arbitrairement dans une innocence de mauvais aloi et une désolante vertu ? Ah ! Que n'enseigne-t-on le sexe à cet ge qui est sexuel par excellence ! >> Les garçons, qui avaient entendu ce discours sans comprendre, firent une mine consternée. Les sourcilleux pasteurs du troupeau manifestèrent la plus vertueuse indignation. Ils menacèrent Firdaous, ne sachant pas à qui ils avaient affaire. Hélas, ils l'apprirent vite à leur dépens. << - Maudit garnement, dit le plus gé d'entre eux, n'as-tu pas honte de convoiter ouvertement l'innocence de ces tendres petits ? Que t'ont donc enseigné tes parents ? Si tu ne retires pas tes propos blasphématoires, nous n'hésiterons pas à prévenir les gardes du sultan, et ils te feront payer ton impiété ; tu finiras au bagne ! - De quoi ! Répondit Firdaous. Tu vas voir, qui est le plus impie de nous deux, dragon d'innocence ! Tu vas voir, qui va finir au bagne ! >> Et il regarda l'éducateur droit dans les yeux ; au fond de ses prunelles, brillait l'ombre du Signe. C'était assez pour poindre l' me terne du jeune homme d'une terreur métaphysique. Il vit tout l'effroi de l'univers et toute la souffrance se déverser en lui, et il se figea ; il expira sur place dans d'atroces souffrances dues à la Bonne Mort Croquante, dont Firdaous ne se soucia point. L'autre, un grand mou à l'air faux, pris de panique, regarde Firdaous en s'apprêtant à fuir, mais il est fasciné ; et Abdul-Raj"m, un éclat mauvais dans le regard, traça un trait dans l'air avec l'index. Aussitôt, le regard du jeune homme se fige, sa tête se détache et tombe à ses pieds, sur le sol, où elle s'écrase comme un fruit pourri dévoré par les vers, ne laissant qu'un tronc étêté et sans vie qui crache des flots de sang, dont une partie éclabousse un petit brun qui, nullement impressionné, s'empresse, hilare, de plonger la main dans les poches du cadavre encore debout, à la recherche de quelque monnaie ; Firdaous, qui a noté ce geste avec satisfaction, fonde aussitôt de corrupteurs espoirs sur ce garçon admirable. Mais, afin de rassurer les enfants qui avaient un peu peur quand même, et dont il convoitait diaboliquement la chair tendre et savoureuse, il leur fit croire que ce n'était qu'un jeu, et qu'il était leur nouveau berger, et qu'il fallait le suivre gentiment pour que leurs parents, là-haut, soient contents d'eux. Les garçons étaient si jeunes ! De plus, ils ne tenaient pas particulièrement à leurs éducateurs, qui leur enseignaient des principes dont ils n'avaient cure, au lieu de leur enseigner la vie. Aussi crurent-ils Firdaous sans trop de difficulté. Il y en avaient deux en particulier qui étaient conquis et qui entra"nèrent tous les autres, deux amis qui firent les yeux doux à Firdaous et dont la vue le ravageait : un charmant petit diable de neuf ans, aux joues roses, aux cheveux dorés, aux vastes yeux bleus d'opale, et aux traits déjà très m les, très garçon, qui s'appelait Anis, qui semblait enthousiasmé et charmé ; c'était un peu le meneur de la bande et il plaisait beaucoup à Firdaous, qui voyait du mal en lui et s'en réjouissait. Et un petit brun de neuf ans également, plus féminin, plus doux, qui s'appelait Sina, qui était comme l'ombre fidèle d'Anis et son reflet inversé. Il emmena tous les garçons avec lui, non sans piller au passage une confiserie - les garçons prirent le fonds et Firdaous la caisse - après avoir explosé la tête du confiseur sur son comptoir, juste pour le plaisir, car à peine avaient-ils franchi le seuil de la boutique, que, par la puissance du Signe sur le sein de Firdaous, le sang du mercanti était empoisonné, littéralement putréfié dans ses veines, donnant à la tache visqueuse où flottaient les fragments de sa cervelle une affreuse teinte noir tre et une odeur d'ammoniaque démoniaque. Ayant débarrassé la surface du globe de cet adulte encombrant et superflu comme la plupart des autres, Firdaous accueillit les jeunes dans son huis et les mit en lieu sûr dans son placard, qu'il avait aménagé, en prévision d'un tel événement, comme une sorte de grande tanière, avec des meubles, des jeux, de la nourriture, de la lumière mais pas trop. Ce placard était en fait un ancien débarras dont on avait muré les fenêtres, et qui était assez spacieux ; d'autant plus que les effluves de la Bonne Mort Croquante, en creusant les ténèbres, étendent l'espace intérieur sans modifier les limites extérieures, de sorte que le placard paraissait beaucoup plus grand vu du dedans que du dehors, ce qui était bien pratique pour caser toutes ces têtes brunes ou blondes, et remuantes. Son désir charnel pour eux les préservait des miasmes de la Bonne Mort Croquante. Il avait fait de tous ces garçons, si tendres encore, avec leur petite taille, leurs petites épaules, leur toute petite virgule délicieusement mise en avant par le delta provoquant du pubis, leurs formes à peine ébauchées, mais tellement délicates que Firdaous du haut de ses treize ans fondait d'admiration et de concupiscence, il en avait fait sa propriété, ses bibelots, ses joujoux, et il se rengorgeait. Avec douceur, patience, intelligence, il séduisit les garçons, les apprivoisa, apprit à les comprendre et à se faire comprendre d'eux. Ils avaient chacun leur personnalité, bien marquée malgré leur jeune ge - ou peut-être, en raison même de leur jeune ge, car il est possible que les caractères des garçons s'uniformisent et se nivellent avec le temps, et que ce ne soit rien d'autre que cela, devenir adulte. Firdaous, qui était intelligent et lisait beaucoup, observa que les vingt-huit garçons correspondaient chacun à une lettre de l'alphabet - arabe, évidemment, puisqu'ils avaient tous des noms arabes, chacun commençant par une lettre différente, et chaque garçon ayant le naturel et le tempérament correspondant à sa lettre, à la signification symbolique et aux pouvoirs occultes de cette lettre, car chaque lettre arabe est à la fois un nombre, un symbole, une puissance alchimique et cosmique ; et tout l'univers est composé de ces lettres, de sorte que ces vingt-huit garçons, qui étaient dans le placard de Firdaous, résumaient en quelque sorte l'univers. L'alphabet arabe comprend, comme chacun sait, quatorze lettres solaires et quatorze lettres lunaires ; étrangement, ceux dont les noms commençaient par des lettres solaires étaient les blonds, et ceux dont les noms commençaient par des lettres lunaires étaient tous bruns ; on pouvait les apparier, chaque garçon blond solaire ayant son correspondant parmi les bruns lunaires, de sorte qu'ils correspondaient à quatorze principes cosmiques, chacun d'eux ayant son aspect masculin, actif, solaire, et son aspect féminin, passif, lunaire. Les blonds venaient du Khorassan, de Kabylie, de Syrie ou d'Albanie, mais, ayant grandi à Naruq, ils étaient devenus de purs Arabes comme les autres. Les bruns-noirs venaient d'un peu toutes les régions d'Afrique musulmane et du Moyen-Orient. Il y avait Anis, Bakr, Jawhar, Dalil, Hilal, Wijd ne, Zaïn, Hamim, Taha, Yaqût, Kar"m, Loth, Munawwir, N dir, Sina, Urf ne, Fatih, Çamim, Qotb, Rafraf, Chaouq, Tamim, Thamar, Khadim, Dhahab, Diy , Dhahir, Ghaïb. Ensemble ils étaient l'alphabet ; l'alphabet du monde. Pour Firdaous, c'était bien pratique, car tous les types de beauté garçonnière, ou presque, étaient rassemblés dans son placard, et il n'avait qu'à se servir au gré de sa fantaisie. Il assemblait ces garçons entre eux comme des lettres qu'on associe, et il formait avec eux des mots connus ou inconnus, des phrases, des strophes, des stances, toute une épopée amoureuse, à laquelle il se mêlait lui-même. Il éduqua amoureusement ces garçons ; il leur fit découvrir tous les aspects de l'amour, toutes les facettes du plaisir. Leurs corps encore si jeunes, si tendres, enfantins, surgeons printaniers où se lisaient à peine les prémices de leur virilité, étaient délicieux à embrasser, à caresser, à enlacer, il ne s'en lassait pas, ils découvraient la volupté avec un émerveillement sans borne, ils jouissaient avec une rapidité surprenante, ayant la sensibilité à fleur de peau des être immatures. Il s'amusait à former entre eux des combinaisons exquises ; le blond Bakr, qui signifie le Vierge, très pur, avec le noiraud et sensuel Chaouq, qui signifie Désir : << - Bakr, embrasse ton ami Chaouq ; oui, évidemment, sur la bouche ! Comme ça, c'est bien ; ça te pla"t ? Oui ? Coquin, va, j'en étais sûr ! Ah ! Tu aimes ça, hein ? Allez, c'est bien, caressez-vous, oui, comme ça ; mets-lui la main là, tu sens comme il devient dur ? Ça t'épate, hein ? Attends, t'es maladroit, je vais te montrer, moi. Je te prends comme ça, là ; c'est agréable, hein ? Tu en veux encore ? Plus fort ? Pas de problème. Et toi, Dhahir, prends Ghaïb, oui, comme ça, tu vas voir, il va aimer. Dhahir, l'apparent, le manifeste, et Ghaïb, le mystère, l'occulté, vas-y, révèle-le à lui-même, exprime des profondeurs de son corps vierge les trésors d'ivresse qui y sont cachés, prends-le sans barguigner ; mets-lui ton dard microscopique, frétillant, ravissant, dans sa petite fente étroite, entre ses fesses d'alb tre, douces comme des pétales de rose, grandes comme la paume de ma main, qui s'ouvrent comme un écrin de velours pour recevoir ta perle érubescente ! Mets-la lui, pousse ! C'est bien, laisse-toi aller, décha"ne-toi, tu commences à comprendre ; caresse-le en même temps, prends ses petites billes et sa minuscule tige en main, oui, regarde-le qui sourit ! Ah ! Je t'avais dit que ça lui plairait ! Et vous, Anis et Sina, mes préférés, mes chéris, venez un peu par ici, montez sur moi, embrassez votre Firdaous, entrez au Paradis... non, c'est le Paradis qui va entrer en vous, encore mieux ! >> Le très blond et félin Anis, dont les neuf ans sont un Vésuve de sensualité, un torrent écumant d'érotisme impubère, rend fou Firdaous, qui l'accable, se décha"ne sur lui, pour le plus grand plaisir du gosse qui en redemande. Avec son vit d'adolescent, encore charmant, frais, duveteux, mais qui a déjà pris du volume, il le prend sauvagement, lui fait éclater sa précieuse rondelle, un anneau de rubis dans un creux molletonné, il le pulvérise, le garçon gémit au début, puis s'accoutume à cette intrusion dans sa chair, à cette présence m le en lui, il en ressent la suavité après la dureté ; il se laisse pénétrer avec de plus en plus d'aisance : le chemin s'élargit à force d'être parcouru ; Firdaous en lui, Firdaous le pénètre, le visite, le laboure avec son sexe, comme un champ où il cultive l'épeautre de la volupté ou le pavot du stupre, Firdaous l'habite, le hante, il est hanté, et enté, enté sur ce sexe de garçon qui le prend aux tripes, fiché sur lui, enté et entêté, tenté, tant est grande sa volupté, il se cabre, se convulse, se tord d'excitation languide, il ferme les yeux, se mord la lèvre, gémit : << aowh ! Aaowhh ! Aooowhhh ! >> de plus en plus aigu ; s'il pouvait encore articuler des mots ayant un sens, il s'écrierait peut-être : << Je t'aime, Firdaous, je t'aime, mon bourreau adoré, aouch, c'est bon, encore !>>, mais tout se perd dans une plainte inarticulée, plus éloquente que tout langage ; l'effervescence de Firdaous augmente, et son ébriété, ils s'enivrent l'un de l'autre, à l'infini... le corps désarticulé de l'enfant n'est plus qu'une ventouse qui suce avec avidité le sexe de l'adolescent, couché sur le dos, haletant, tirant de temps à autre une bouffée d'un calumet de chanvre et de tabac fruité que les garçons se font passer pour accro"tre l'acuité de leurs sens ; appuyé sur les coudes, son ventre blanc à l'air, Firdaous, p mé, brandit son vit comme un épieu, cabre les reins vers le haut, dans une oscillation rythmique régulière qui déchire le soubassement fragile, irrité du garçon qui geint et sourit, pendant qu'avec ses mains lestes, il le caresse, encore et encore, les flancs, la poitrine, les oreilles et la queue, petite virgule roide et rose qui pointe en l'air et suinte, et que Firdaous aimant fait glisser délicatement entre le pouce et l'index en labourant les flancs de l'enfant, s'efforçant de lui donner autant de plaisir qu'il en reçoit de lui ; extase partagée, spectacle instructif et désopilant pour les autres garçons qui observent, encouragent, imitent ; toute la pièce n'est plus qu'un entrelacs de corps juvéniles, un enchevêtrement lascif de bras, de jambes, de torses, de ventres, de sexes, de langues, qui s'agitent langoureusement, un magma de chair incandescente livrée à une vaste copulation, que l'immaturité des corps ne rend que plus fébrile, et la pureté de leurs lignes, plus splendide. Firdaous adorait Anis comme une image vivante de la divinité enfant, et il adorait autant Sina, son double brun et h lé, qui était comme le Verbe du dieu, le catalogue animé de tous les mystères cosmiques. Il vénérait ce couple exalté. Mais la dichotomie du caractère d'Anis était un mystère dans le mystère qui le captivait encore plus. Quand il ne se faisait pas mettre, Anis était un jeune caïd autoritaire, aux lèvres serrées et au menton volontaire, qui imposait sans difficulté sa loi et ses goûts à ses camarades envoûtés. Quand il se donnait, il n'était plus qu'une jeune pouliche langoureuse, qui fondait dans les bras des hommes comme de la cire au soleil, avec des gargouillis, des gazouillis de plaisir à fendre l' me d'un Commandeur de granit. Dans ces moments-là, ses deux fesses blanches et roses, souples et accueillantes, sa ravissante tête blonde, ses grands yeux d'azur, les deux raisins appétissants qui pendaient au bout de sa jeune tige glabre, étaient les seules sphères célestes que Firdaous voulût contempler. Sina, qui était viscéralement attaché à Anis, venait alors se placer comme un trait d'union supplémentaire entre Anis et son m le partenaire ; il mettait son sexe court, brun et roide dans la bouche de Firdaous, et le sexe lactescent d'Anis dans la sienne, et suçait goulûment, tout en se faisant sucer. Ils formaient ainsi un triangle divin, une sorte de pyramide de chair ayant quelque chose de cosmique et sacré, car ces trois corps entrelacés ne formaient plus qu'une seule entité dont les trois aspects essentiels, les trois degrés, s'aimaient d'un amour infini et se le prouvaient de la façon la plus tendre. Ils étaient comme les trois Hypostases. Toutefois, il fallait à Anis des sensations plus fortes, et Firdaous, avec un subtil mélange de perversité et d'ingénuité, le lui administra. Ayant compris que les entrailles de ce garçon recelaient des possibilités de jouissance exceptionnelles, il s'amusa d'abord à lui introduire dans le canal rectal, au lieu de son dard, divers objets oblongs, de taille de plus en plus superlative, lubrifiés de manière adéquate, qu'il faisait coulisser habilement afin de déclencher chez l'enfant un processus orgasmique d'une violence généralement proportionnelle à la taille de l'objet ; Anis se p mait, et en redemandait, même après que Firdaous lui eût dévasté le fondement avec le poing d'abord, qu'il avait réussi, par un miracle d'assouplissement méthodique, à lui rentrer tout entier, puis avec un énorme lingam en bois poli africain, plus gros que son bras, puis avec un Hermès en ivoire sculpté aussi grand que la jambe du garçon, qui saigna même un peu, mais parvint toutefois à jouir, on ne comprenait pas comment, et ne fut pas découragé. Précisons que pendant ce temps-là, cinq ou six autres garçons, dont Sina évidemment, étaient accrochés aux corps nus de Firdaous et d'Anis, caressant, suçant, tétant tout ce qu'ils pouvaient, et que du vin, du chanvre, de la digitale et de la Bonne Mort Croquante circulaient enfiévrant leur cerveau, de sorte que toute la scène était assez confuse, protéiforme et exubérante. Ensuite, Firdaous et Anis se lassèrent des accessoires inorganiques, et expérimentèrent sur le corps d'Anis des techniques érotiques plus sophistiquées, qui impliquaient la recherche de nouveaux partenaires hommes. On les trouva sans difficulté. Firdaous s'introduisit dans les cercles fermés des amateurs de jeunes garçons, et leurs présentèrent Anis comme une bête de foire, une superfine curiosité, une friandise exotique et raffinée ; il y rencontra un certain succès, se faisant bourrer par tout ce qui avait une trique et plus de dix-huit ans à Naruq. Mais comme généralement, ces garçons féroces ne jugeaient pas ces partenaires d'un soir dignes de survivre à leurs expériences, et qu'une fois leurs bourses vidées - les deux types de bourses - ils expiraient systématiquement dans les affres de la Bonne Mort Croquante, ils passèrent rapidement à la vitesse supérieure, qui consistait à violer sans vergogne et à assassiner ensuite des hommes qui leur plaisaient, sans se soucier qu'ils soient ou non amateurs de jeunes m les. Les ayant repérés au hammam public, et sélectionnés principalement sur trois critères à savoir, par ordre décroissant d'importance : la taille de leur membre viril, leur beauté physique, et leur fortune, ils pénétraient chez eux par effraction, la nuit ; comme ils n'avaient qu'à prononcer le nom de la Bonne Mort Croquante pour que ces m les, terrorisés, se montrassent dociles comme des agneaux, ils se retrouvaient ensuite, le sexe à l'air, couchés en-dessous d'Anis qui les chevauchait frénétiquement sous les encouragements de Firdaous et en se faisant sucer en même temps par Sina, jusqu'au moment où le garçon défaillait. Ensuite, ils subissaient un sort comparable à celui du confiseur, en moins amène généralement, car leurs jeunes bourreaux aimaient faire un peu durer le plaisir, mais pas trop, ils n'étaient pas des tortionnaires acharnés. Juste des brutes qui méprisaient les adultes. Certains faisaient preuve de stoïcisme, et prenaient le parti de la situation ; comprenant qu'ils allaient mourir de toute façon, il s'efforçaient avec une sorte d'auto-dérision cynique de tirer le plus de jouissance possible du corps resplendissant de ce garçon à la beauté surhumaine. Cela donnait lieu à des étreintes furieuses, délirantes, qui plongeaient les deux partenaires dans une extase fulgurante ; Anis, l'arrière-boutique en feu, et l'homme, écumant, éructant, exultant, le défonçant avec rage, et jouissant pour la dernière et la plus sublime fois de sa vie. Puis, il mourrait bravement, et alors, Firdaous, par respect, abrégeait ses souffrances, l'exécutait proprement, lui fermait ensuite les yeux, et quelquefois même, si l'homme avait été vraiment beau joueur, il s'abstenait de le dévaliser après l'avoir occis. Exceptionnellement, certains eurent même la vie sauve, ayant été jugés sympathiques malgré leur ge. Ce fut particulièrement le cas du dernier, un superbe Apollon noir du nom de Bessam, le griot, membre de l'Ordre, que Firdaous et Anis ne connaissaient pas encore, mais dont ils faisaient déjà partie sans le savoir, par leur disposition d'esprit. C'est ce qui sauva Bessam, outre qu'il était extrêmement beau, viril, et noble envers les garçons. Avec lui, Firdaous, Anis et les autres sentirent immédiatement qu'ils avaient rencontré un frère, un des leurs, et il ne fut pas question d'utiliser la Bonne Mort Croquante. Ce n'était pas ce qu'ils recherchaient, n'étant pas soucieux de se faire des amis, mais s'ils en rencontraient un, ils le reconnaissaient. Aussi, l'accouplement d'Anis avec Bessam fut aussi épique que succulent, le vit de Bessam, sorte de gorille africain à la virilité surdéveloppée, étant d'une taille et d'une force absolument hors du commun. Au début, Firdaous même se demanda comment ils allaient pouvoir faire entrer ça dans l'orifice d'Anis, aussi élastique fût-il, et aussi accoutumé fût-il, mais finalement, à force de patience, de persévérance et de graisse de baleine, ils arrivèrent contre toute attente à la faire tenir dans le soubassement du garçon, dont les deux hémisphères fessiers étaient écartés presque à angle droit, et qui, presque écartelé par ce vit emphatique, émit quelques gouttes de sang et des rugissements d'extase. Après cela, ils restèrent amis avec le brave Bessam, qui avait passé des moments savoureux, mais arrêtèrent ces expériences, qui commençaient à les lasser un peu. Du reste, il ne faudrait pas croire que le démon d'Anis le pouss t à se comporter en inverti, car, entre deux prouesses de ce genre, il lui arrivait encore plus fréquemment de copuler activement avec ses camarades, se comportant en principe m le avec toute l'ardeur et l'énergie nécessaire. C'était un garçon réversible et même versatile, non un passif invétéré. C'est cela qui séduisait Firdaous, fasciné par la facilité avec laquelle Anis passait du rôle actif au rôle passif et inversement, et se montrait brillant dans l'un et l'autre. Sina aussi d'ailleurs, mais il n'était que l'imitateur, et Anis le modèle. Plus le temps passait, plus le caractère de Sina fascinait Firdaous. C'était un garçon méridional, hédoniste, contemplatif, rêveur. Il avait un besoin fou d'évasion, d'espace, de s'extirper de l'univers clos du placard ; alors, Firdaous inventa pour lui - et pour les autres garçons aussi, mais d'abord et principalement pour lui - un univers à leur gré et à leur fantaisie, un univers de rêve éveillé, réelle, dans lequel ils voyagèrent sans trêve, avec leur esprit et leur corps. Le pouvoir de la mort qui était en Firdaous, de la Bonne Mort Croquante, lui permettait de s'élever au-dessus de la vie humaine, et de repousser les limites du songe et du réel. Ils entrèrent, gr ce à ce pouvoir mis en commun entre eux, dans les contes, les histoires, les fantasmes de toute l'humanité, les leurs y compris, ceux des autres aussi. Ils entrèrent dans les livres, ils visitèrent Homère, Hésiode, Virgile, le Mahabharata, les contes et légendes de l'Afrique et d'Orient, les Mille nuits et une nuit, et même les Mille garçons et un garçon, s'immiscèrent dans tous ces récits, c'est d'ailleurs comme cela qu'ils firent leur place dans celui-ci, s'invitant par leur volonté. Ils explorèrent ensemble tous les rêves de l'humanité, rencontrèrent les héros mythiques, les dieux grecs, les dieux perses, les dieux hindous, le Dieu musulman, tutoyèrent Ulysse, Oedipe, Zeus, Ganymède, Gilgamesh, Krishna, Arjuna, Hayy ben Yaqdh n, Mounir et tant d'autres. Ils se promenèrent, main dans la main, dans les Illuminations mecquoises, ils virent de leurs yeux la théophanie du Fat , l'Adolescent transcendantal, et en furent illuminés. Ils se promenèrent, bras dessus bras dessous, dans la Bagavad-G"ta, et rencontrèrent le prince Arjuna dans toute sa splendeur ; ils le trouvèrent tellement beau, et réciproquement, car eux aussi étaient beau, qu'un désir puissant naquit entre eux, et ils s'unirent avec lui, dans des transporte fiévreux, sous l'oeil grand ouvert de Shiva. C'est un épisode que la G"ta a oublié de rapporter, mais qui fut gravé dans le coeur des garçons. Et dans les Mille garçons et un garçon, ils rencontrèrent cet éphèbe mystérieux nomme Rayan, qui était un symbole de l'Essence divine ; ils surent que c'était All h, le Seigneur des univers, qui Se manifestait à eux sous sa forme et qui leur parlait ; Il leur révéla le secret en vertu duquel Il Se manifesta à Son Prophète bien-aimé sous les traits d'un jeune garçon, parce qu'Il est Lui-même, dans Son Essence purifiée de toute forme, le Jeune Garçon absolu, et que Son Essence est l'essence propre de chaque garçon vivant, c'est-à-dire la Vie qui se manifeste en lui dans sa pureté et sa spontanéité premières. Mais cela, nul ne peut le comprendre, qui n'est pas passé par la Bonne Mort Croquante, ou par l'initiation au sein de l'Ordre, ou quelque chose d'équivalent. Et ils traversaient tous ces rêves grandioses en laissant derrière eux une tra"née de lumière, de stupre et de sperme, car ils faisaient l'amour, même dans l'antre resplendissant des divinités antiques. Mais partout, ils laissèrent aussi un lointain arôme de Bonne Mort Croquante, et quelque chose de ce poison qui peut être aussi un moyen de voir au delà de la vie, a ensemencé tous ces grands mythes vivaces, comme le mal ensemence l'histoire des hommes et la rend féconde. Finalement, les mois passant, Firdaous se lassa un peu de ces garçons, malgré le bonheur qu'ils lui avaient procuré, et aspira à faire de la place dans son placard pour en inviter d'autres ; alors, il trouva un moyen subtil et commode de se débarrasser d'eux gentiment. Il ouvrit le Livre des Mille garçons et un garçon, et les y fit tous entrer, et ils prirent place dans ce récit merveilleux et sublime, désencombrant le placard, mais continuant néanmoins à vivre et à aimer, dans l'espace infini du conte. Il ne garda près de lui, à titre définitif, qu'Anis et Sina, dont il ne pouvait plus se passer ; ils formaient désormais un trio d'inséparables, et il leur avait communiqué le secret et la puissance de la Bonne Mort Croquante. On conçoit aisément qu'un tel garçon ne pouvait pas ne pas finir par appartenir à l'Ordre ; et il fallait être un homme comme Mounir pour ne pas craindre un être pareil. Mounir, en esthète raffiné qu'il pouvait être quand cela lui plaisait, avait vu toute la beauté du sexe de Firdaous, et elle l'avait conquis, sans l'aliéner. Il avait sucé avec délice ce long, fin membre de garçon, puis il était entré à son tour, avec son propre sexe d'homme, dans cette chair maigre et blanche, complaisamment offerte. Firdaous, le redoutable et redouté Abdul-Raj"m, avait enfin trouvé son ma"tre ; et il s'était abandonné voluptueusement à cette puissance virile qui le dépassait, heureux d'être possédé, lui qui avait tellement possédé. Transporté par le sublime membre de Mounir, il avait fini la tête dans les constellations. Voyage sidéral. Il y a trois choses qui sont grandes en ce monde : la Beauté, la Volupté, et la Bonne Mort Croquante ; trois choses intenses - la beauté est dans l'intensité - et qu'il est plaisant de voir se convertir les unes dans les autres. Firdaous seul avait hérité du pouvoir de convertir la Bonne Mort Croquante en beauté et en volupté ; et à travers lui, ce pouvoir appartenait maintenant à l'Ordre. Et il est une chose vraiment bonne, auguste et vénérable, c'est le sexe de Mounir, le sexe du ma"tre de l'Ordre, cet organe mirobolant, détenteur à lui seul de la véritable Autorité, qui a donné du plaisir à tellement de garçons, qu'il vaudrait mieux compter les vagues de la mer que d'essayer de les dénombrer. Bien entendu, l'homme sombre vénérait son propre phallus, comme les hindous vénèrent celui de Shiva, et d'ailleurs il était une sorte de Shiva, et il l'entourait de toute l'attention due à un esprit pur, car il était conscient que son membre viril était le véritable siège de l'Esprit, devant lequel se prosterne l'univers. Et ce poème entier, qui est une parole de Vie, n'a pas d'autre source d'inspiration. Toutes les histoires captivantes dont se compose cette grande histoire - la plus grande histoire qui ait jamais été racontée - étaient initialement des frissons de volupté engendrés dans le sexe de Mounir par le contact des différents garçons qu'il a possédés. Et ces frissons ont pris corps, se sont matérialisés, et sont devenus des histoires réelles ; mais à l'origine, il n'y a rien d'autre que le membre de l'Homme - par l'Homme, tout simplement, c'est toujours de Mounir que nous voulons parler, car il est le parangon de la virilité, et il n'y a rien de beau, rien de réel en dehors de la virilité - et c'est à cette divine origine que tout fait retour. Ceci dit pour décourager les esprits étroits, que ces propos sibyllins laisseront perplexes à jamais. Apprenez, pauvres mortels, à vénérer le Membre de l'Homme ; l'Homme de l'Ordre, qui est au centre de cette histoire, de ce poème, de cette parole plus que sacrée, car elle dit ce qu'aucun poète - si ce n'est, peut-être, le divin Abu Nuw s - n'a jamais su mieux dire : l'Amour du Garçon ; et en elle - en cette Parole dont moi, la voix qui n'appartient à personne, je suis l'insigne auteur - vient se résorber l'univers. Une chose seulement rivalise en beauté avec le sexe de l'Homme : c'est le sexe de tous les garçons du monde, qui sont tous, même sans le savoir, les enfants de l'Ordre. Et c'est, en particulier, celui de Firdaous, dont nous avons déjà chanté la splendeur. Firdaous, le garçon-paradis, aux possibilités érotiques plus que décuplées par la Bonne Mort Croquante. Ce qui est beau, c'est ce qui est intense. L'orgasme, la mort ; et ce poème, synthèse et aboutissement de toute parole, vaste copulation de l'univers avec l'univers, jouissance, mort, extase du tout, libération rythmique des énergies primordiales. Parole sacrée, à jamais sacrée comme le Membre de l'Homme et son Esprit. 63. Sperme et sang Au sein de l'Ordre, Soufiane a enfin retrouvé Kabir, son compagnon tant désiré. Ce fut un embrasement d'amour, auquel Mounir assista ému ; depuis le début de cette histoire, il avait tant souhaité, tant fait pour que l'homme et le garçon pussent se réunir à nouveau ! Ils passèrent une nuit folle ensemble ; toutes les caresses, toutes les prouesses érotiques auxquelles Soufiane avait rêvé depuis des mois, ils les réalisèrent de concert. Il semble d'ailleurs que ces retrouvailles aient eu d'agréables retombées pour tout le monde ; un vent de passion souffle sur l'Ordre. Mounir et Bachir, le petit théologien, sont en grande conversation métaphysique ; Mounir branle Bachir et Bachir branle Mounir. Ils se livrent conjointement à un échange d'arguments dialectiques et à un échange de caresses génitales. À mesure que les concepts les plus raffinés jaillissent de leurs brillants esprits, le stupre gagne leur corps et dilate leur intelligence ; ils approchent doublement l'infini, par l'idée abstraite et par le canal plus concret des sens et de la jouissance ; jusqu'au moment où les mots expirent dans leur bouche ; silence ; on n'entend plus que leur respiration haletante, vibrante exaltation de la vie absolue. Amoureusement, Mounir caresse le sexe joli du garçon, fleur délicate et tendre, instrument musical dont ses doigts experts tirent des accords de plaisir ; le garçon, ravi, joue avec la colonne monumentale qui s'élève fièrement du bas-ventre de l'homme. Il aime passionnément ce viril appendice qui le fascine ; il voudrait le posséder rien qu'à lui. Il le choie, il le dorlote comme un ami et comme un frère, il l'astique comme un outil phénoménal, il caresse dans des r les de plaisir la toison généreuse de ses boules énormes. Quand il sent que le processus de volupté est près d'arriver à son terme connu, il s'agenouille humblement entre les cuisses de l'homme, prêt à recueillir sa divine semence ; avec une satisfaction manifeste, Mounir s'apprête à la répandre sur le visage délicat et rose de Bachir ; l'ambroisie jaillit ; le garçon s'en asperge comme d'une eau lustrale ; il en a plein la face, plein la bouche, les yeux, le nez ; elle coule, à la fois, dans sa gorge, sur son menton saillant, jusque dans son cou, jusque sur sa poitrine ; et loin d'être dégoûté, il s'enivre de cette blancheur, il l'étale avec les mains, il s'ablutionne avec, comme pour faire la prière. Puis, quand le garçon atteint la jouissance à son tour, Mounir, amusé, guidé par son exemple, accomplit les mêmes gestes, avec sa semence plus pure mais nettement moins abondante. Éjaculation faciale ; quelle beauté dans la chose comme dans l'expression. J'ai vu des hommes et des garçons se livrer sans réserve à ce noble exercice ; j'ai vu un homme couché sur le dos tandis que cinq à six adolescents de douze à quatorze ans se manustupraient en cadence au dessus de lui ; orgasme synchrone ; une pluie chaude et translucide se déverse sur le visage et la poitrine de l'homme ; c'est sans doute un des plus beaux spectacles qu'il m'ait été donné de contempler ; j'aime l'islam, car le sperme y est considéré à juste titre comme une substance noble, contrairement à l'urine ; la moindre goutte d'urine sur les vêtements suffit à annuler la prière, mais le Prophète priait avec des taches de sperme sur les siens, et cette prière était valable. Quoi de plus pur que le sperme d'un prophète ? À part celui d'un jeune garçon... mais, à la réflexion, tous les jeunes garçons sont des prophètes. J'en ai vu plus d'une fois qui se manustupraient tous ensemble, dans une pièce close ; à la fin, le foutre - le jeune foutre luisant, tout chaud, tout frais - coulait à flots, se répandait en pluie de nacre sur les visages congestionnés par le plaisir et sur les jeunes poitrines ; et les garçons étaient heureux, tous grisés de cette laitance. Il y en avait des blancs, des bruns, et des noirs comme l'ébène ; et pourtant, leur semence à tous avait sensiblement la même couleur. C'est fascinant de constater que, si différents que soient les garçons entre eux, une même eau de vie sourd de leurs reins charmants, de même qu'un même sang rouge coule dans leurs veines exquises ; sang et sève, identité des deux fluides vitaux essentiels. J'ai aussi vu des garçons exaltés se battre jusqu'au sang, et, enivrés de violence, lécher entièrement leurs beaux corps couverts de tra"nées écarlates. Puis, la jouissance - ce présent de Dieu aux hommes, comme a dit le Prophète - s'immisçait dans leurs corps ; alors ils buvaient le sperme, comme ils avaient bu le sang. Rien n'était plus beau à voir. Manustupration. Quel beau mot, et quelle jolie chose. En vérité, c'est l'acte d'amour élémentaire ; prière du corps à lui-même, auto-célébration de ses fonctions les plus vitales. Et je n'admire rien tant que le garçon qui peut refermer le cercle à lui tout seul, j'entends, celui qui possède la souplesse et les proportions nécessaires pour pratiquer avec lui-même le coït buccal. L'auto-fellation, phantasme ultime. Certains garçons de l'Ordre s'offraient ainsi en spectacle à leurs camarades ; possibilité à jamais interdite aux femelles, ce qui prouve définitivement leur infériorité. Mais laissons là le phantasme ultime, et revenons à la manustupration. Il appara"t assez clairement, lorsqu'on prend le temps de réfléchir à la question, que les sots moralistes qui la condamne comme plaisir stérile et égoïste - comme si le plaisir n'était pas égoïste par essence, et comme si l'égoïsme n'était pas la forme fondamentale de la charité - négligent, délibérément, un aspect essentiel de la chose, c'est-à-dire la, ou plutôt les multiples possibilités de réciprocité qu'elle implique. Manustupration réciproque. Cha"nes de garçons qui joignent sexes et mains dans une prière collective à la gloire du Plaisir et de la Volupté. Quelle merveilleuse façon de découvrir son corps et d'en explorer les capacités érotiques. Être l'initiateur de semblables pratiques ; quelle joie et quelle gloire pour un homme ; recueillir ainsi la reconnaissance éternelle de tout un cercle de garçons, attablés ensemble à un même festin de la chair, en même temps que l'on recueille leur précieuse semence ; quoi de plus exaltant ? Sur le bord du chemin, une dizaines de garçons, de différents ges et de diverses couleurs, se livrent à un concours de manustupration. Ils concourent à celui qui jouit le plus vite, le moins vite, le plus fort, le plus longtemps, qui éjacule le plus, le plus loin, etc. Il y a un gagnant dans chaque catégorie, de sorte qu'il n'y aura pas de jalousie. Ils sont nus. Ils sont beaux. Ils sentent bon la sueur, la sueur de garçon, dont l'odeur capiteuse ressemble à celle du musc ; le musc que l'on extrait du corps des gazelles. Certains de ces garçons, d'ailleurs, ont vraiment des yeux de gazelle ; yeux plissés par la jouissance, qui détermine sur leurs beaux visages un sourire caractéristique qui les transfigure ; le sourire des anges. L'un de ces garçons, à la voix cristalline, a une idée étrange ; il psalmodie le Coran, pendant que deux de ses camarades le manustuprent ensemble. Deux autres se manustuprent au dessus de sa tête ; bientôt, le sperme l'inonde alors qu'il continue, de sa voix d'or, à réciter le Livre de Dieu ; quintessence de la transgression, qui se fait hommage suprême. Comme ils sont beaux, ces garçons qui jouent, sur le bord du chemin, avec ce que Dieu et la Nature - dans cet ordre - leur ont donné de plus précieux. Iblis, le diable, a visité Hamid cette nuit. Le bel Hamid, l'enfant né d'un viol qui croque la vie à pleines dents ; l'ancien amant devenu le meilleur ami et le bras droit de Mounir, le ma"tre de l'Ordre. Hamid, la virilité même, qui est à la fois un homme pieux, un jouisseur et une fine lame. Pourquoi Satan l'a-t-il choisi lui ? Sans doute pour toutes ces raisons à la fois. Ce fut horrible et beau ; toute sa vie, Hamid se rappellera cette nuit de terreur et de persécution. Car Iblis, cette fois, n'est pas venu en Séducteur, mais en Persécuteur ; c'est plus conforme à sa nature réelle, ignée. Toute la nuit, il a torturé le pauvre Hamid ; il lui a fait endurer les pires souffrances, physiques et morales, dans le but de l'obliger à renier le Créateur et à confesser sa foi en lui, à adorer le Destructeur. Regarde ; Dieu t'a abandonné. Il t'a livré à moi ; crois en moi, et je délivrerai de la Douleur. Ainsi parle Iblis au coeur de Hamid. Comment décrire le tourment qu'il lui fait endurer ? Un ver à soie monstrueux tisse, à une vitesse vertigineuse, son cocon de mort autour du corps de l'homme. Une fine pellicule transparente, presque invisible, mais extrêmement solide, l'enserre de partout ; elle lui comprime les chairs, elle l'étouffe, l'empêche de respirer. Il ne peut presque plus bouger ; il a mal dans tout le corps, et il a mal dans l' me. À grand'peine, il se débarrasse de cette gangue de soie maudite ; il l'arrache comme une peau affreuse et nécrosante ; mais en vain, car l'animal infernal recommence aussitôt son travail. À mesure qu'il tente de se dépêtrer, l'une après l'autre, de ces couches de matière visqueuse et diaphane, il s'empêtre dedans, de plus en plus. Le moindre mouvement lui coûte une peine infinie. C'est alors que le diable lui montre sa vraie face, laide et fascinante. Alors que, au comble de l'impuissance, il ne peut même plus détourner le regard, ni même fermer les yeux - de toute façon, l'image du grand Maudit s'imprimerait sur la face intérieure de ses paupières - c'est alors qu'il l'oblige à contempler son visage d'épouvante, visage caprin, évidemment barbu, déformé par une horrible grimace de douleur - car satan souffre, et c'est pour cela qu'il a besoin de faire souffrir - et de méchanceté, pleine de feu. Une laideur abyssale, obscène, vision déchirante qui torture l' me noble de Hamid en même temps que le ver haïssable torture son beau corps. Peu à peu, l'espérance se retire de lui. Le Tout l'a vraiment abandonné. Moment fatal, où tout bascule dans l'indicible horreur. Il ne pense plus qu'à ne plus souffrir ; son grand courage l'abandonne à son tour. Ses jambes fléchissent insensiblement ; il sent que toute résistance est inutile désormais ; il s'apprête à tendre l'échine pour recevoir le joug immonde. Tout plutôt que de souffrir ainsi. Oui, de toute son me, il aspire maintenant à se perdre pour échapper à l'atroce douleur que le Malin distille en lui ; il veut croire en Iblis, il voudrait bien répondre à son appel ; mais il ne peut pas. Quelque chose en lui, malgré la souffrance et le découragement, lutte encore, continue de dire non. Quelque chose l'informe obscurément que Satan, quoi qu'il dise, est et restera toujours son ennemi. Ô Iblis, où donc est passée ta subtilité légendaire ? Tu as voulu tenter l'épreuve de force avec cette me fière, et tu te l'es aliénée. Non, tu n'as pas gagné. Même s'il ressent douloureusement, en ce moment, l'absence du Dieu qui a permis et sûrement même voulu tout cela, il sent que ce n'est pas par amour qu'Iblis l'a torturé de la sorte. Qui aime bien ne ch tie pas ainsi ; en fin de compte, l' me de Hamid sortira plus libre et plus grande de son combat contre Satan. C'est alors que Hamid prend conscience d'un fait qui lui avait échappé jusque là : Dieu, même s'Il a paru l'abandonner face à la redoutable épreuve, ne l'a pas totalement délaissé. Il ne Le voyait pas, parce qu'il Le cherchait hors de lui ; mais c'est en lui qu'il fallait chercher, et c'est à la lumière de cette réflexion que Hamid se rend compte que, contre Satan, Dieu lui a donné une arme formidable ; tout au long de cette nuit d'épreuve et de souffrance, il n'a cessé d'avoir une érection fantastique. Son sexe, ordinairement de proportions peu ordinaires, s'est dilaté jusqu'à atteindre une taille phénoménale, et il est devenu dur comme le roc, plus dur qu'il n'avait jamais été même en présence des plus beaux garçons. Dans cette bandaison extraordinaire, Hamid reconna"t une gr ce, un signe divin ; car le phallus est un symbole religieux, le plus beau des symboles ; c'est la tour dans laquelle se réfugie l'homme aux abois, c'est le phare qui illumine le monde ; c'est l'alif qui inaugure la série des lettres, fondement de tout langage ; et c'est l'épée flamboyante, par laquelle le viril combattant - oh, la beauté du corps au combat ! - triomphe de son ennemi. Gr ce à ce sabre splendide, Hamid parvient enfin à trouer le cocon affreux dans lequel la petite bête infernale avait réussi à l'emprisonner ; il se libère et il libère son corps du piège satanique où il était censé se prendre ; ô Phallus libérateur ! Toi seul peut nous délivrer du Mal. Hamid se sent heureux d'être délivré ; il aime ce sexe merveilleux que Dieu lui a donné ; presque aussi imposant que celui de Mounir, ce qui n'est pas peu dire ; et aussi beau, certainement. Hamid émerge lentement des brumes du sommeil. Autour de lui, dans le grand lit, de nombreux garçons encore ensommeillés ; Bachir devant, Marw ne derrière. Et puis, un peu partout alentours, pêle-mêle, enchevêtrés, ivres encore des fureurs érotiques de la veille, Khalid, Haydar, Nadir, Asdjad, Sadjid, Karim, Wadid et tant d'autres que nous connaissons - ou pas. Le sexe de Hamid est encore tout tendu de son combat de la nuit. Dans son demi-sommeil, le petit Bachir, qui est tout près de lui, a senti cette érection, et il en a conçu de l'excitation. Lui aussi a maintenant le sexe tuméfié ; il a une grande soif matutinale de volupté, et son derrière charmant aspire à se faire prendre vigoureusement, en même temps qu'il rêve de mains noueuses qui le caressent partout. Jusqu'au bout des tétons, le désir brûle son jeune corps ; le désir de l'homme. Alors il se rapproche encore, et il se frotte langoureusement à l'objet de son appétence. Le contact de cette croupe de garçon dans la tiédeur des draps, le frôlement de cette fente frêle, au centre de laquelle se dissimule l'orifice exquis, soleil noir de la volupté, éveille dans le sexe de l'homme le désir de jouir, de jouir du garçon. Il l'attire contre lui, commence à le caresser ; il le pénètre tout en douceur, couché sur le flanc, les cuisses largement écartées, celles de l'homme et celles du garçon, qui se laisse pénétrer sans la moindre résistance, tout en guidant la main de l'homme qui va et vient sur son sexe petit mais vaillant. Hamid rentre en Bachir comme dans du beurre, et Bachir sourit, il sourit aux anges qui assistent émus à cette scène charmante. Mais c'est alors que Marw ne, qui vient d'avoir quinze ans, se réveille à son tour ; son sexe déjà volumineux se dresse, rigide et affamé. Il rencontre le dos de Hamid, qui est en pleine action ; le garçon, désireux de faire ses armes, d'exercer sa vaillance, entreprend de posséder l'homme, qui l'a jadis possédé. Ceci détermine une nouvelle orientation dans le désir de Hamid ; il décide de se prêter, momentanément, au jeu de l'inversion. À son tour, il se laisse pénétrer par ce jeune sexe de quinze ans ; au comble de la virilité triomphante, c'est un plaisir bien digne de l'élite de se laisser choir au creux de la vague ; de laisser affleurer sa féminité cachée, pour mieux se reprendre ensuite, et affirmer d'autant plus radicalement cette masculinité qui n'a plus peur de son contraire, de son ombre projetée. Dans ces jeux d'inversion entre ma"tre et élève - car Hamid, comme Mounir, est un ma"tre pour Marw ne et pour les autres garçons - il entre beaucoup d'altruisme, beaucoup de charité ; au fond de lui-même, le viril Hamid est heureux de pouvoir rendre à Marw ne un peu du plaisir qu'il lui a procuré. Mais très vite, il revient vers Bachir, qu'il n'avait pas vraiment laissé d'ailleurs. Il se remet à copuler avec lui de plus belle ; il le couche sur le dos, et lui fiche son pieu énorme dans sa fleur dilatée ; au comble du vertige, le garçon ramène les jambes vers la poitrine, et croise ses pieds jolis dans le dos athlétique de l'homme, qui lui assène des coups formidables dans le bassin ; tout l'être de Bachir se contracte maintenant en cadence ; même les battements de son coeur se règlent sur le violent va-et-vient de Hamid. C'est alors qu'une main amicale se pose dans le dos de l'homme ; c'est un autre garçon qui réclame sa part du festin, c'est-à-dire de Bachir ; lequel, trempé de sueur, comprend où le garçon veut en venir ; il saisit intuitivement qu'une opportunité de faire exploser les limites de la jouissance s'offre à lui ; il se remet complaisamment sur le flanc, et lève la jambe aussi haut que possible ; pendant que Hamid rentre en lui par derrière, le garçon l'enlace par devant ; il lui embrasse goulûment la bouche ; et, dans le même temps, on ne sait comment, il trouve le moyen de s'insinuer dans l'infime espace laissé libre par le dard de Hamid. Double pénétration. Le sexe de l'homme et le sexe du garçon se rencontrent et se frôlent dans les tréfonds de Bachir, qui jouit doublement de cette offense conjointe. Pour couronner le tout, un autre garçon introduit son sexe dans la bouche de Bachir, qui le suce avec un plaisir visible. Hamid et le garçon jouissent presque simultanément, sans qu'on sache précisément s'ils jouissent l'un de l'autre, l'un par l'autre, ou chacun de Bachir ; c'est sans doute un peu des deux. Le garçon qui a mis son sexe dans la bouche de Bachir jouit à son tour. Bachir est inondé de semence humaine ; son corps précieux est devenu une éponge à foutre. Cela ne l'incommode nullement ; il en redemande ; d'ailleurs, à son tour, il jouit dans la bouche de Hamid, qui recueille pieusement sa liqueur. À gauche, à droite, à l'est, à l'ouest, un peu partout, des corps enlacés de garçons qui finissent de copuler, à deux ou à plusieurs. C'est une belle matinée qui commence pour l'Ordre. Tout le monde est merveilleusement heureux. Une fois cette gymnastique aurorale achevée, Hamid et les garçons vont se laver rituellement ensemble ; car l'orgasme étant comme la mort, c'est par l'eau que celui qui a joui rentre dans le monde des vivants. Enfin, tous ensemble, ils décident d'accomplir une rapide prière, pour remercier l'Éternel de leur avoir accordé cette victoire sur l'Ennui. Hamid, surtout, est au comble du bonheur, car il a vaincu le Mal ; il l'a doublement vaincu, par sa résistance opini tre de la nuit, et par les caresses du jour au garçon, qui sont la plus belle façon d'invoquer Dieu. Mounir, de loin, a assisté à tous ces ébats, en fumant sa première pipe d'opium ; et il a trouvé cela bon. Sans se presser, en homme qui a tout son temps, il choisit un des garçons, celui qui, sur le moment, lui semble le plus beau ; il l'emmène avec lui, l'embrasse, l'enlace, lui ôte un à un ses habits ; ils font l'amour, sur un parterre de convolvulacées. Mounir adore ces fleurs, dont la forme infundibuliforme évoque irrésistiblement ce soleil noir dont nous avons parlé plus haut, dito l'orifice des garçons. La fleur du garçon est une convolvulacée. Il est des jours où tout n'est que beauté, qu'harmonie ; puisse All h multiplier ces jours, comme Il a multiplié les garçons dans la couche du divin Mounir. 64. Islam Qui dira jamais la beauté de l'islam, religion garçonnière par excellence ? Ce poème touche bientôt à sa fin ; et ce sera certainement une des oeuvres les plus étonnantes jamais composées, une parole définitive, immortelle, une théophanie, une révélation. Moi, la voix qui n'appartient à personne, je me suis, jusqu'à maintenant, effacée derrière mon propre chant. Maintenant que le dénouement approche, souffrez que j'entre un peu plus dans la lumière de ma parole. Un jeune garçon nommé Sohaïl vint un jour trouver Mounir en lui disant : << - Dis Mounir, c'est quoi l'islam ? Pourquoi tu es musulman, toi qui aimes la vie et les garçons ? Elle t'enseigne quoi, cette religion ? - L'islam, répondit Mounir, c'est l'étranger, l'inconnu. Le Prophète a dit : << l'islam a commencé étranger et redeviendra étranger ; heureux les étrangers ! >> Tout le monde croit conna"tre l'islam, mais très peu savent ce qu'il en est réellement ; c'est un peu comme pour moi. Nous nous ressemblons, lui et moi, c'est ce qui nous relie, Sohaïl. Il faut de la finesse et de la patience pour découvrir la vérité, et les gens veulent savoir tout de suite et sans se fatiguer. Mais s'ils entrevoyaient un instant ce que cette religion enseigne réellement, leur étonnement n'aurait pas de fin. L'islam repose tout entier sur l'idée d'unité ; mais pas seulement l'unité numérique ou l'unité de Dieu, toutes les sortes d'unité, tous les aspects de l'unité. Or tu ne peux pas poser l'idée d'unité sans poser l'idée de multiplicité ; ces deux idées vont ensemble, c'est clair pour toi, n'est-ce pas ? - Comme le jour et la nuit ? - En quelque sorte. Donc, il y a la multiplicité et l'unité. La multiplicité est sortie de l'unité, dans le langage des philosophes, on dit qu'elle en a procédé. Et comme elle en est sortie, elle y retourne. L'univers est un mouvement constant, cyclique, de l'un au multiple et du multiple à l'un. Comment le multiple procède de l'un, comment il y retourne, et quel est le rapport entre les deux, tel est l'objet, l'unique objet de l'islam, rien d'autre. Au centre de tout, il y a le tawh"d, la doctrine de l'unité. Tous les types d'unité, tous les types de multiplicité qui sont en face d'eux, et les rapports qui les unissent ; c'est cela, l'islam. Mais il ne s'agit pas seulement de conna"tre, il s'agit de réaliser. Cela veut dire que, dans la doctrine du tawh"d, il y a un aspect créateur. La doctrine de l'unité est en même temps un art sacré. L'homme doit chercher à s'élever du multiple à l'un, voir tout ce qui est dans l'univers, et au delà de l'univers, comme une seule chose, et voir cette chose unique comme lui-même, et devenir cette vision même. Il doit devenir toute chose ; en faisant cela, il s'unit aux différents mondes qu'il traverse, aux réalités transcendantes, à l'Esprit, à l'Être, et finalement à Dieu même. L'islam se propose de dépasser la distinction entre l'homme et Dieu ; et alors l'homme devient créateur de l'univers, sa puissance et sa science n'ont plus de limites. C'est cela, l'islam ; c'est beau, non ? - Oui, mais dis-moi encore, c'est vrai que Dieu est partout, en tout, qu'Il est présent en toute chose et qu'Il est tout ce qui existe, comme le disent certaines personnes. - Bien sûr. Le message de l'islam n'est fait que de variations infinies sur cette idée unique, exprimée de mille manières différentes : Dieu est la réalité unique, tout ce que nous voyons ne sont que Ses masques et Ses déguisements ; l'homme n'atteint la perfection spirituelle que lorsqu'il voit Dieu en chaque chose et voit chaque être comme Lui et non plus comme lui-même. C'est dans ce sens que les sages ont interprété la parole des quatre Califes. Sidn Abu Bakr a dit : << je n'ai jamais vu une chose sans voir All h avant elle >>. Sidn Omar disait : << avec elle >>. Sidn Othmane : << après elle >>. Et quant à Sidn Al", chaque fois qu'il voyait une chose, il voyait All h avant elle, avec elle et après elle ! Car toute chose vient de Lui et retourne à Lui, et entre les deux il n'y a que Lui. C'est l'unité de l'être. - Mais comment parvenir à un tel résultat ? Comment voir Dieu en toute chose, et d'abord, comment un être unique pourrait-il être présent en une infinité de choses, en une infinité d'endroits, sans sortir de lui-même ? Sans se diviser ? Ma raison ne peut admettre cela ! - Ce n'est pas à ta raison de l'admettre, mais à ton coeur. C'est un mystère, et face au mystère, la raison ne peut que déclarer son impuissance. Mais nous pouvons toutefois admettre la possibilité de ramener toutes les choses à l'unité de plusieurs façons différentes. Aucune d'elle ne correspond à la réalité des choses, mais c'est en méditant ces exemples que l'on peut parvenir à une image de plus en plus parfaite de cette réalité, jusqu'à ressentir réellement la façon dont Dieu est présent en toute chose, et toute chose en Lui, quoique Il ne sorte jamais de Lui-même. Et c'est cela le but le plus haut de l'islam et de l'humanité. - Donne-moi des exemples. - J'allais le faire. Le premier et le plus simple, mais aussi le plus trompeur, est celui d'une matière unique dans laquelle on découpe différentes formes. Prend par exemple du bois, dans lequel on sculpte différents objets, ou de l'eau dans laquelle se forment des vagues, ou que l'on répartit en plusieurs récipients. Dans toutes ces formes, la matière est unique, et ses qualités essentielles sont intégralement présentes en chaque parcelle d'elle-même. Ainsi, la réalité du bois est présente tout entière dans chaque objet sculpté, la réalité de l'eau est la même dans chaque goutte, chaque vague, chaque récipient. Elle ne se divise pas, elle ne change pas ; l'eau reste de l'eau, qu'elle soit dans un verre ou dans l'océan. De même l'essence unique de toute chose, Dieu, ou plutôt la lumière de Dieu, car c'est elle qui réellement se manifeste, c'est-à-dire le Prophète, Dieu en Lui-même est non-manifestation. Mais la différence est accidentelle, non essentielle. - Alors Dieu serait comme une matière, et le monde comme des formes découpées dedans ? Ce serait ça le sens de l'unité de l'être ? - Attends, je n'ai pas dit cela ; ce n'est qu'une première façon de voir les choses. Il faut la dépasser. En effet, elle est correcte, à ceci près qu'une matière se divise à l'infini, tandis que Dieu ne Se divise pas. C'est pourquoi nous L'avons comparé non au bois ou à l'eau, mais à la réalité essentielle du bois ou de l'eau, présente intégralement en chaque copeau ou chaque goutte. Cela nous mène à une autre façon de voir les choses : compare maintenant Dieu non plus à une matière, mais à une forme ; par exemple la forme de l'homme, présente tout entière en chaque homme, bien qu'elle ne sorte pas d'elle-même et ne se divise pas. De même la forme du triangle, ou la forme du cercle, etc. Et maintenant, considère la multiplicité de ces formes ; elles ont toutes en commun d'être des formes. Elles participent donc toutes d'une forme absolue, la forme de la forme. C'est ce que les savants musulmans ont appelé l'Intellect : dépourvu de forme déterminée, il est cependant capable de recevoir toutes les formes, car il est la forme en tant que telle. Il est ce qui, en chaque forme, fait qu'elle est une forme ; c'est-à-dire l'unité particulière à une multiplicité déterminée, comme celle des hommes, des cercles ou des triangles. Et l'Intellect serait alors l'unité qui rassemble toutes ces unités particulières, en termes platoniciens l'Idée des Idées. La façon dont cette Idée suprême, cette forme absolue, est présente en chaque forme, ressemble encore plus à la façon dont Dieu est présent en chaque chose ; mais elle est extrêmement difficile à concevoir, et de plus, en partie inexacte, car justement, elle est exacte en ce qui concerne l'Intellect, et l'Intellect n'est pas Dieu. Il vient juste après Lui et Lui ressemble beaucoup - c'est le Prophète qui l'a dit - mais il y a des réalités qui échappent par nature à l'Intellect, et Dieu est présent en elle quand même ; Son mode de présence dans les choses et les êtres est plus général que celui de l'Intellect, plus général que celui d'une forme, bien qu'il lui ressemble. Mais restons pour le moment dans les formes, et revenons à un exemple plus concret ; celui d'une substance, mais plus subtile qu'une substance matérielle comme le bois ou l'eau : la lumière. Considère le soleil, avec ses rayons. Les savants compare souvent Dieu au soleil, et les êtres innombrables qui procèdent de Lui aux rayons qu'il jette dans l'espace. Cette analogie aussi est bien sûre imparfaite, mais peut nous éclairer. D'ailleurs, le Coran nous y invite par la parole célèbre : << All h est la lumière des cieux et de la terre >>. Encore une fois, la réalité de la lumière est présente dans chaque rayon et pourtant ne se divise pas, mais de plus, chaque rayon, bien qu'il possède une sorte d'existence individuelle, est relié au soleil : c'est pourquoi le cheikh Ans r" a dit, en parlant métaphoriquement de Dieu : << qui a jamais vu rayon séparé du soleil ? >>. Il faisait allusion au fait qu'un rayon s'étend dans l'espace, mais que si on le prend à la base, à la source, il se confond entièrement avec le soleil. Il y a donc beaucoup plus dans cette image que dans les précédentes. Si tu considères un rayon en particulier, et que tu le suis dans son trajet à travers l'éther, depuis le soleil jusqu'à nous, tu peux le voir comme le symbole des différents états d'un être donné. Chaque être, en effet, appartient simultanément à plusieurs mondes, à plusieurs plans de l'être. Il a une existence différente dans chacun de ces mondes. Un homme, par exemple, est corps, me et esprit ; dans le monde des mes il existe comme me, dans le monde des corps il existe comme corps, et dans le monde spirituel il est pur esprit. Chacun de ces mondes successifs est plus ou moins différencié. Il y a plus de différence, de distinction entre les êtres dans le monde des corps que dans le monde des mes, et les esprits sont plus unis que les mes. Ainsi, en partant du soleil, les rayons qui au départ étaient unis vont en se différenciant de plus en plus ; mais à la base ils ne font qu'un, leur être ne fait qu'un avec celui du soleil ; on peut donc comparer celui-ci à un état de l'être où tous les êtres ne feraient qu'un, comme tous les rayons, à la source, sont unis. Et puis, tu sais que la lumière est comparable à une onde, comme celles que fait une pierre à la surface de l'eau. Mais dans une onde qui se propage, chaque point se comporte lui-même comme une source d'onde secondaire ; le Cheikh al-Akbar, ibn 'Arab", a développé cette idée en disant que les mondes se multiplient comme des cercles dont chaque point devient le centre d'un nouveau cercle qui émane de lui, et ainsi de suite à l'infini. Il voulait dire que le trajet de la puissance créatrice de Dieu est comme celui d'une onde, dont chaque point est comme une nouvelle source d'ondes. C'est un processus récursif et non linéaire. Ainsi, chaque point d'un rayon est lui-même comme un soleil d'où émaneraient d'autres rayons. Tu peux épurer cette image en la réduisant à celle d'un cercle avec son centre, sa circonférence et ses rayons. Ceux-si sont unis au centre, différenciés à la circonférence, et entre les deux, ils sont constitués de points dont chacun est identique au centre, et peut être celui d'un nouveau cercle ; de sorte que le centre est présent partout, et contient le tout ; chaque rayon (du cercle) représente non pas seulement un être, mais les états multiples et ordonnés d'un être déterminé. Vu de la circonférence, tous ces êtres sont bien distincts, mais vu du centre, ils ne font qu'un ; cet un, c'est le principe, c'est Dieu, c'est l'état dans lequel tous les êtres sont unis. Et chaque point d'un rayon se distingue du centre par sa position, mais non par son essence. Mais toi-même, lorsque tu penses, lorsque tu rêves, tu sens que ton esprit crée un monde dont il est lui-même le centre et le contenant à la fois. Tu ne peux pas situer tes idées dans l'espace, mais pourtant tu sens qu'elles rayonnent de toi, qu'à mesure qu'elles prennent corps à partir d'un germe initial d'impensé, elles se détachent de toi. Et pourtant elles restent en toi. Cette image qui nous ramène à l'Intellect, a quelque chose à voir avec chacune des précédentes, mais elle est bien plus précise. Elle fait appel à une réalité immanente au sujet qui essaie de penser l'unité, à l'expérience de l'acte de penser, expérience concrète, vécue ; pense, pense, pense à ta pensée, ce fourmillement des idées en toi, tellement distinctes, et pourtant non séparées, toutes unies à la base à ta propre substance, toutes ces formes que tu sens s'animer dans ton sein, se présenter en ordre, séparément, puis retourner dans l'unité de ton esprit, si tu diriges ton attention sur cette expérience, tu verras qu'elle te fournit l'exemple type d'une multiplicité unie, d'une unité multiple, d'une variété d'objets qui se différencient sans se séparer, et qui se fondent sans se confondre, d'une chose - ton esprit - une et multiple à la fois. Il n'y a pas une seule religion vraie ; elles le sont toutes, ou plutôt, elles sont toutes vraies et fausses à la fois, elles ne sont que des voies, qui mènent toutes à un même but, une transformation intégrale de l'être, une régénération ; peut importe la voie qu'on emprunte, du moment qu'on la suit avec sincérité. Que ce soit Mounir, Khwadja Sir djudd"ne, Anastase ou n'importe qui d'autre, tout le monde, dans l'Ordre, était de cet avis que chaque grande religion, chaque grande tradition spirituelle, que ce soit l'islam, le christianisme, le brahmanisme ou encore le taoïsme, chacune constitue une expression intégrale et pleinement légitime de la Vérité, car elles procèdent toutes d'une source unique, de sorte qu'il n'en est pas une qui soit plus ou moins vraie qu'une autre. De ce fait, les idéaux de l'Ordre rejetaient catégoriquement toute forme de sectarisme ou de fanatisme religieux ou philosophique. Mais, d'un autre côté, ils admettaient que, sous un rapport particulier, une tradition puisse posséder une excellence relative. Ainsi, nul mieux que les mystiques chrétiens n'ont su exprimer le caractère rédempteur de la souffrance - Die seele ruht in Jesu händen ! Le brahmanisme est la tradition la plus antique, le reliquat de la Tradition primordiale, et, à ce titre, il a droit à une vénération particulière. Le tantrisme a su atteindre la perfection dans l'exploitation du pouvoir opératif, ésotérique, du corps et de la sexualité. Platon est le langage idéal pour parler du monde des Idées, la Cabale, pour parler du Deus absconditus et de l'En-Sof, le Taoïsme représente l'archétype d'une doctrine du Non-Être, du Non-Agir et des correspondances universelles, enfin le soufisme, le taçawwuf islamique, a porté à son degré le plus élevé l'intuition d'une Réalité suprême, impersonnelle, et la dialectique de l'Unité, avec les méthodes de réalisation qui s'y rapportent. Il est, d'une certaine façon, l'équivalent du Yoga primordial - les soufis de l'Inde, chez qui souffle toujours un vent d'inspiration prophétique, ont trouvé une formule absolument parfaite, captivante, pour résumer son enseignement : Hasb" Rabb" JallaLl h M f" qalb" ghayr All h Nûre Muhammad, çallaLl h, Haqq ! L il ha illa-Ll h formule merveilleuse pour qui conna"t l'arabe et un peu l'hindoustani, et qui l'a entendu prononcer selon les formes, définitivement incompréhensible pour tout autre ; mais il concentre aussi, sous une forme récapitulative et unitaire, les vertus essentielles des traditions qui l'ont précédé, sans abroger celles-ci. Il y a, en chaque voie particulière, une excellence particulière pour celui qui est prédestiné à la suivre - et pour celui-là uniquement ; c'est pourquoi le Prophète a dit : << il est autant de voies qu'il est de serviteurs (de Dieu) >>, et c'est une parole pleine de sagesse. Mais, pour les gens de l'Ordre, ce qui était vrai dans le domaine spirituel, l'était tout autant dans le domaine connexe de l'amour et de l'érotisme, qui connaissent des formes multiples. Le message de Mounir s'adressait essentiellement aux amoureux des garçons, de toutes les époques et de toutes les contrées, et à ceux qui veulent les comprendre. Il leur disait : << souvenez-vous d'être des hommes spirituels, car le Garçon est la Forme de Dieu, et l'esprit de Dieu parmi les hommes, en vertu d'un mystère que seuls quelques initiés peuvent comprendre >>. L'érotisme garçonnier traverse comme un nerf, comme une épine dorsale, toute la tradition islamique ; il traverse toute la spiritualité humaine. Qu'on l'accepte ou qu'on le rejette, on le retrouve à tous les niveaux ; c'est ainsi que le mot fameux de futuwwa, d'origine arabe, essentiel dans le soufisme, et que l'on peut rendre par l'expression de chevalerie spirituelle - qui décrit assez bien l'idéal de l'Ordre - ce mot de futuwwa, procède notoirement d'une racine qui a donné le mot al-fat , qui désigne un jeune homme, un adolescent dans sa splendeur, un éphèbe ; pour la très bonne et simple raison que l'idéal viril des anciens initiés à l'origine de la futuwwa, l'être qui symbolisait le mieux la réalisation spirituelle à leurs yeux, n'était pas l'homme mur, mais le jeune homme, voire le jeune garçon, icône de gr ce et de vitalité, proche de l'état primordial d'androgyne qui représente la plénitude de l'Être indéterminé. C'est pourquoi, d'un autre point de vue, sans contredire son universalisme foncier, l'Ordre attribuait à la tradition islamique une excellence particulière, d'ordre purement fonctionnel ; l'islam, à ses yeux, relevait d'une fonctionnalité eschatologique qu'aucun être vraiment spirituel ne pouvait négliger, et qui était liée, d'une manière aussi mystérieuse qu'intrinsèque, à la fonction érotique et symbolique du Garçon absolu. Toutes les traditions forment un grand ensemble, un édifice, une révélation unique, dont Sidn Muhammad est à la fois l'auteur véritable et caché, et la clef de voûte - la pierre qui manquait pour compléter le temple, comme dit le hadith. Par conséquent, l'islam est l'achèvement des autres religions, et le dévoilement de leur vérité cachée. Mais par islam, il faudrait toujours entendre dans ce contexte non pas la religion exotérique, légaliste et formaliste, mais plutôt le soufisme, qui est la part ésotérique de l'islam, son coeur, son véritable nom et son véritable visage. D'après l'enseignement soufi, qui est le plus profond, tout croyant peut atteindre le Paradis, quelle que soit sa religion ; chacun doit suivre la religion qui convient le mieux à sa nature propre : il y en a qui ne sont pas nés pour être musulmans, comme il y en a qui ne sont pas nés pour être chrétiens ; mais comment conna"tre la nature propre d'un être ? Comment l'homme peut-il conna"tre sa propre nature ? En écoutant la voix de son coeur. Une certaine vérité s'est révélée à lui : celle de l'islam, ou celle d'une autre religion ; il lui incombe de suivre cette vérité, et non une autre ; pour lui, les autres vérités n'ont pas encore été révélées ; il lui faut attendre qu'elles le soient. L'islam est la révélation ultime et synthétique, celle qui rassemble toutes les autres ; pour cela, il est dit qu'elle devra rester la dernière intégralement préservée sur terre avant la fin du cycle cosmique, car le temps traditionnel est de nature cyclique, l'idée d'un temps rectilinéaire est une absurdité pour l'Ordre ; mais en attendant, quiconque suit la religion qui lui a été révélée à lui - chrétienne pour un chrétien, bouddhiste pour un bouddhiste, et ainsi de suite - suit en fait l'islam, car toutes les lois particulières sont des aspects de la Loi une et universelle. Aussi, nul n'a le droit de dire que celui qui suit une des révélations antérieures, jusqu'à la fin des temps, sera privé du salut et de la réalisation, et ne verra pas la lumière de Dieu ; ce serait une faute grave que de dire cela, et le plus remarquable est que ceci est conforme à l'enseignement le plus extérieur de l'islam, de sorte que cette religion, à moins que d'être comprise à rebours comme cela arrive hélas trop souvent, ne peut engendrer le fanatisme. Toutes les religions, toutes les traditions, toutes les civilisations authentiques sont belles, au moins par ce qu'elles ont produit comme ésotérisme, et comme gnose, et comme sainteté, et comme formes de l'amour, car la Gnose est l'essence de la vie et la Vie est l'essence de la gnose. Toutes sont des aspects d'une vérité unique ; mais celui à qui la vérité de l'islam s'est révélée dans son coeur et qui la refuserait commettrait, lui, un grave péché - peut-être le seul qui existe. On ne saura jamais à quel point l'islam est une tradition ouverte, en ce sens que la Révélation, quoi qu'on en dise, n'est jamais véritablement close, et l'inspiration prophétique non plus ; il faut toute la subtilité d'un esprit oriental pour comprendre que, même si Sidn Muhammad est le Sceau de la Prophétie, il y aura toujours des prophètes musulmans, des messagers divins, des califes, c'est-à-dire, au sens propres, des successeurs du << Dernier des Prophètes >> ; ils peuvent prendre de multiples formes ; il y a ceux que le Cheikh al-Akbar nomma << anbiy -u al-awliy ' >>, les << prophètes d'entre les saints >>, qui seront toujours là, jusqu'à la fin des temps, pour transmettre la Parole de Dieu. Respectueux de la forme islamique, ils n'en seront pas moins porteurs d'un message renouvelé, car comme dit le Coran lui-même, la Parole de Dieu est inépuisable ; qui aurait l'impudence de fermer une porte qu'All h même a laissée ouverte ? Ceux-là connaissent mal notre tradition. Parmi les choses que chacun devrait savoir sur l'islam et le soufisme, il y a ceci : d'après le témoignage de la tradition, chaque fois que le Prophète Muhammad recevait une révélation divine, il en révélait le sens caché au jeune 'Al", son cousin et gendre bien-aimé, et à nul autre. << Je suis la cité de la connaissance, et 'Al" en est la porte >>, dit le hadith. La relation, si tendre et si forte, qui unit le Prophète et 'Al", est la même que celle qui unit exotérisme et ésotérisme, symbole et signification, lettre et esprit. C'est aussi la signification du prophète Youssef (Joseph) au fond du puits, car chaque lettre, chaque symbole est un puits. Ainsi, en islam, lorsque l'on cherche la vérité ultime des choses, on finit toujours par tomber sur un garçon ; ce n'est pas un hasard ; le Coran lui-même, à la fin des temps, doit prendre l'aspect d'un jeune garçon à la beauté éclatante. Il y a, dans tout cela, une signification profonde et cachée, autour de laquelle notre parole gravite depuis le début. Ceci est un poème à la gloire du Garçon, de ceux qui aiment les garçons, et de la Religion du Garçon, celle de Muhammad et 'Al", devant qui se sont prosternés les mondes. Nul ne peut faire l'éloge de la Pédérastie sans faire l'éloge de l'islam, nul ne peut faire l'éloge de l'islam sans faire l'éloge de la Pédérastie ; les deux sont indissociables. Comme indissociables sont le Coran et l'oeuvre d'Abu Nuw s, prince des poètes et prince des pédérastes, chantre du vin, des garçons et du repentir. Quiconque prétend dissocier - le Coran et Abu Nuw s - est un imposteur, dont il importe qu'il soit démasqué et à jamais couvert de honte ; c'est pour cela que moi, la voix, j'ai été créée. D'ailleurs rien, dans l'islam, n'est dissociable de rien ; l'islam forme un tout et il faut le prendre comme un tout, ou le laisser ; et quiconque le laisse est un ennemi de l'unique Vérité pédérastique. C'est le soleil du Califat qui éclaire et réchauffe le monde ; le Califat passé et celui à venir. Car il n'y a qu'une seule loi, un seul droit, une seule morale, et c'est celle de l'islam, qui ne peut se réaliser pleinement que dans la formule politique d'un Califat hyper pédérastique. La métaphysique est une belle chose, et celle de l'islam est la plus raffinée ; la faire entrer dans les garçons par où je pense et comme je pense, est une plus belle chose encore. Éduquer est le plaisir suprême, et on n'éduque bien que par le fondement ; c'est à la base qu'il faut prendre les choses, et les garçons aussi. C'est par l'arrière que la Science rentre le mieux en eux - et je crois qu'il est inutile à ce stade de préciser de quoi la Science est le nom - ; beaucoup de ma"tres de Coran l'avaient compris, qui appliquaient avec succès cette recette millénaire à leurs disciples. Autrefois, leur réputation était inf me, imméritée, mais non pas usurpée ; en réalité, qui peut mieux enseigner la Parole de Dieu aux garçons que celui pour qui le garçon est Dieu ? Car celui-là l'écoute, le comprend et l'aime. Aussi, les musulmans de l'ère glorieuse avaient au moins le bon goût de tolérer ce qu'ils désapprouvaient, faute de pouvoir le comprendre. Notre seule prétention est de ressusciter cette bonne vieille tradition - et nous savons que le Prophète a fait l'éloge de ceux qui ressuscitaient les traditions. Oui, nous ferons à nouveau pénétrer la Vérité par où elle doit pénétrer ; et ce jour-là, sans doute, le monde extasié nous remerciera pour l'oeuvre salutaire que nous aurons accomplie. D'ici-là, crève, bréneuse humanité, trop basse de plafond pour l'amour noble des éphèbes ; puissé-je te nuire autant que tu nuis aux miens, autant que tu nuis aux garçons, puissent les garçons te conspuer, te compisser, te conspermer. Et surtout, puissent-ils te la mettre profond, bien profond où je pense, jusqu'à ce que tu rendes tes viscères. Si tu as mal, badigeonne-toi de graisse, prends de la thébaïne. Jadis, je pensais avec mon cerveau, et j'étais malheureux ; j'ai noyé mon cerveau dans les opiacés. Maintenant je pense avec mon sexe, et je m'épanouis. Ce que je dis est choquant, certes, mais j'ai vécu trop longtemps dans l'observance ; l'observance est comme la raison, elle mène à tout à condition d'en sortir. Je suis passé de l'observance à la contemplation. Nul n'a contemplé le secret de la Vérité, tant qu'il n'a pas réalisé que la sacralité peut et doit être parfois transgressive autant que respectueuse. Celui qui ose en douter, qu'il pense aux Mille et une nuits, ou plutôt au Livre des mille nuits et une nuit, selon l'élégante tournure d'origine, à Rabelais, Abu Nuw s, à ibn Farid même, le ma"tre du vin, le plus grand des ma"tres après ibn 'Arab" ; nul ne peut nier le caractère transgressif de ces oeuvres, et pourtant, qui oserait remettre en question leur caractère profondément spirituel ? Aujourd'hui, je me concatène à cette tradition-là. Hommes, ne me bl mez pas inconsidérément. Cette oeuvre est une préfiguration du mystérieux Livre du Jafr, qui doit venir à la fin des temps, dit-on, révéler les ultimes secrets de toutes les traditions ; et c'est une grande oeuvre poétique et sacrée qui s'inscrit dans la lignée des oeuvres susmentionnées : c'est un livre qui brûle, que n'importe qui ne peut approcher sans risque, qui contient des secrets colossaux, cachés sous le voile de la transgression, du blasphème et de la parodie ; toujours le merveilleux y voile et révèle le réel, et l'humour le sérieux, et chaque personnage, chaque geste, et chaque parole, doit s'interpréter comme le signe d'une réalité transcendante ; seul celui qui peut passer au travers du voile des apparences, ne sera pas brûlé par ce que ces pages ont de trop ardent pour l'homme ordinaire, et il découvrira, comme le prophète Abraham jeune, le jardin florissant caché au coeur de la fournaise. Tout le secret est que le Prophète a su faire, comme personne, l'éloge de la jouissance, qui est de nature spirituelle et non physique ; et cet éloge restera jusqu'à la fin des temps, quelle que soit la rage de certains religieux - Dieu les maudisse - à empêcher les garçons de jouir. Apprenez encore, mes chers enfants, que Mounir, Hamid, et tous les seigneurs de l'Ordre, chaque fois qu'ils jouissaient dans un garçon, s'écriaient << All hu Akbar >>, << Dieu est grand >> ; grand, non pas selon la quantité, l'espace et le lieu, car Dieu n'est pas soumis à la condition physique, ni à aucune autre d'ailleurs : Il est l'Inconditionné ; ni selon la qualité, morale ou autre, car Il est au delà du bien et du mal, et ne saurait pas même faire l'objet d'un jugement qualitatif - pour Lui la qualité pure est encore trop proche de la quantité. De quelle grandeur alors peut-Il être grand ? En quel sens Le dirons-nous tel, comme Il S'est dit Lui-même ? Dirons-nous que nous croyons sans plus, << bi-l kayf >>, sans interprétation, comme disaient certains anciens ? Ce serait trop facile. Il est grand, non au sens d'une grandeur physique ou morale, quantitative ou qualitative, mais au sens de la Transcendance. Et c'est parce que le Sexe est une incroyable force de transcendance, et le sexe garçonnier, l'érotisme éphébophile, sa forme la plus transcendante entre toutes que, dans l'apex de la volupté, unis corps et me aux garçons qu'ils aimaient, ils proclamaient la grandeur de Celui qui a créé les garçons, c'est-à-dire, Sa Transcendance. Ils ne faisaient par là qu'appliquer une sainte tradition du plus saint des envoyés divins, qui disait << Dieu est grand >> chaque fois qu'il avait un orgasme. Quelle beauté il y a dans une religion qui lie la célébration de la Transcendance divine à la jouissance, et inversement. Car la jouissance est une des plus grandes choses que Dieu ait créé pour l'homme ; et jouir du garçon est la plus noble des activités, l'Activité par excellence. En même temps, il faut savoir que la jouissance est pure immanence ; elle ne se laisse ni décrire, ni expliquer, ni comprendre, si ce n'est par elle-même. En elle, nous faisons l'expérience de l'Un pur, c'est-à-dire, du non-multiple, de l'Immédiat, de l'Immanent. Transcendance implique dépassement, dépassement implique dualité ; mais dans l'amour, la transcendance se dépasse vers son antithèse absolue, vers la non-dualité, vers l'immanence ; elle est à la fois résorbée, supprimée et accomplie. Elle triomphe en s'anéantissant. Dans la jouissance, se révèle à nous la vérité de ce mystère, le mystère de cette vérité : c'est l'Immanence qui est le fondement métaphysique de la Transcendance, ce qui est transcendant dans l'Essence, c'est l'Immanence, c'est vers elle et elle seule que se dépasse le dépassement, c'est en elle que la Transcendance se réalise en se dépassant. Dieu nous transcende, et nous Lui sommes immanents ; comme Il nous est immanent. Tout est immanent à tout, y compris la Transcendance ; la Transcendance divine est dans tout, elle est pure Immanence. Par conséquent, elle est Jouissance. Oui, la Transcendance divine est dans tout, mais surtout dans les garçons, car ils sont beaux, et le Prophète a dit : << Dieu est beau et Il aime le Beau >>, et c'est une belle parole ; mais la beauté des garçons vient de ce qu'ils sont l'image vivante de la non-dualité, l'image de l'Immanence ; l'image de la Jouissance. C'est pourquoi, la plupart des poètes de l'islam, tel Abu Nuw s, ont chanté et pratiqué l'amour des garçons. Image vivante : la vie elle-même est puissance d'unité, non-dualité, lorsqu'on va au fond des choses. Ce qui rend les garçons si merveilleusement vivants, c'est ce quelque chose en eux qui est au delà de la dualité, c'est l'Immanence, c'est la Jouissance. Tout est dans tout, mais selon son mode propre, c'est une des plus importantes maximes de la sagesse hellénique. Le mode d'immanence de Dieu dans le garçon, c'est le garçon même, et c'est sa vie, et le mode d'immanence de Dieu au monde, c'est encore le garçon, et la vie du garçon, et la jouissance du garçon. Garçon ! Jouis d'être, garçon ! Jouis d'être garçon ! Une virgule peut changer bien des choses ; d'ailleurs, la différence entre la fille et le garçon ne tient elle-même qu'à une virgule - virga, virgula, petite verge ! Mais avec ou sans virgule, jouis ! Deviens qui tu aimes ! L'amour, c'est cela. L'amour est Dieu. << Je suis Celui que j'aime, Celui que j'aime est moi ! Nous sommes deux esprits fondus en un seul corps. >> Ainsi parlait le plus célèbre des crucifiés musulmans. Qui ne voit pas de quelle forme ardente d'érotisme fulminent ces vers emblématiques ? Abolir la dualité, se fondre l'un dans l'autre ; l'Amour est le vrai nom de la Gnose, la Jouissance, le vrai nom de la Science. Enfin, on ne va pas perdre son temps à relever tout ce qui, dans cette tradition, atteste que l'islam est bien la Religion du Garçon ; la vie est beaucoup trop courte pour cela, et ce poème en recèle déjà assez d'exemples. Ainsi, la forme du minaret, cet élément architectural essentiel. Nous l'avons déjà dit, il n'échappe à personne qu'un minaret est un lingam immense tendu vers le ciel. Symbole de l'Unité divine et cosmique, c'est le symbole phallique et érectile par excellence, un monument à la gloire du sexe de l'Homme, cet organe hautement, merveilleusement spirituel - nous dirions même : point de départ et d'aboutissement de la spiritualité humaine. Qui ne voit pas, également, qu'en encourageant la non-mixité, en séparant soigneusement les hommes des femmes, en les enfermant chacun dans leur monde particulier - enfermement qui est, en fait, une libération - l'islam encourage subtilement toutes les formes d'homosexualité, et spécialement la plus haute, voire la seule qui soit réellement légitime, car authentiquement traditionnelle : la Pédérastie, l'amour des éphèbes ! Une chose pour laquelle tous les hommes libres devraient être reconnaissants à l'islam d'exister, est d'avoir définitivement récusé le point de vue de certains moralistes du passé qui voyaient dans la sexualité quelque chose de sale, d'impur ; malgré sa haute intelligence, Mounir n'a jamais pu comprendre comment certaines personnes pouvaient relier l'idée de sexualité à celle d'impureté. Le plus étonnant, à ses yeux, est qu'il y ait des pédérastes, des amateurs de garçons, pour relayer cette absurdité, tout en revendiquant leur << impureté >> ; jamais, en dépit des centaines de garçons avec lesquels il a fait l'amour, il ne s'était senti impur ; jamais, en copulant avec un éphèbe, il n'avait eu le sentiment de faire quelque chose de sale ; ni avant, ni pendant, ni même après. Aucun sentiment d'impureté ou d'immoralité ne l'a jamais effleuré. Au contraire ; faire l'amour avec un garçon, le posséder physiquement, lui semblait l'acte le plus pur, le plus sacré, l'adoration par excellence : adoration active de la beauté, de la lumière, de ce que la création recèle de plus divin - puisque, selon les termes mêmes d'une parole prophétique que nous n'allons plus répéter, le garçon est la forme même de la Présence divine au coeur de la manifestation - la Parousie. Peu importe, songeait Mounir ; qu'ils relisent Abu Nuw s, et qu'ils balaient tout cela. Ceux qui rendent le sexe impur n'ont droit à aucune considération. Nous avons tous, nous éprouvons tous, au plus profond de nous, un besoin d'islam ; certains le sentent, d'autre pas ; mais c'est qu'ils ne se connaissent pas encore assez eux-mêmes. Bien sûr, impossible de parler d'islam sans parler de cette réalité élémentaire qui est au coeur de tout : le feu ! L'islam est venu, évidemment, dans le seul but de mettre le feu, d'embraser l'être, de répandre l'incendie sur tout ce qui existe. Feu de l'amour, feu du désir, nature essentiellement ignée de l'Essence divine ; parmi les enseignements les plus fondamentaux et les plus étrangement poétiques de l'islam, il y a l'identité essentielle entre l'Enfer et le Paradis. Identité qui se résume au Feu, synthèse dévorante des ténèbres et de la lumière. Il serait, bien entendu, de la dernière grossièreté d'imaginer l'Enfer et le Paradis comme deux réalités extérieures à l'homme ; car, par ces deux mots, c'est toujours la nature de l'homme qui est au fond désignée ; une nature unique, envisagée sous deux aspects différents, complémentaires, mais qui ne déparent pas son infrangible unité. Le Feu. Enfer. Paradis. Consomption du désir et de la jouissance, jouissance de l'Essence qui dévore tout, qui consume tout, qui proclame éternellement : << seule Je suis ! >> par les mille bouches de la création. Enfer. Paradis. Réalité de l'homme. Une grande sainte a jadis proposé de mettre le feu au Paradis et d'éteindre l'Enfer, pour que Dieu soit adoré pour Lui-même ; c'est beau, rhétoriquement parlant, mais c'est absurde ; car c'est Dieu qui est l'Enfer et le Paradis, et c'est Lui qui est le Feu. Il n'est pas nécessaire d'enflammer le Paradis, car il brûle déjà ; il brûle de tout l'amour et de tout le désir qui sont en lui. Il brûle surtout de la beauté surnaturelle des garçons qui le hantent, et avec lesquels Mounir espère copuler un jour. Quelle tristesse de songer que tant de croyants n'ont jamais rien compris à l'Enfer et au Paradis ; c'est pourtant si simple. Il suffit de penser au Feu. Rappeler que selon la tradition, Enfer et Paradis sont deux êtres vivants ; ils ont un corps, une me, une personnalité ; vivants qui dévorent d'autres vivants. Incandescence pure. La sagesse et la miséricorde de l'islam se voient encore dans cette promesse sublime du pardon de Satan à la fin des temps. Si Dieu peut pardonner même au diable - et Il lui pardonnera, les sages l'ont annoncé - c'est dire qu'Il peut pardonner et pardonnera à n'importe qui ; ainsi est abolie la notion délétère du péché ; confirmée dans le temps, et à titre provisoire, mais abolie dans l'éternité, qui est le Temps des temps, la mesure de toute chose, du mouvement comme du repos. Satan pardonné. Apocatastase, restauration de tout. Le Feu qui consumera tout ; et le Coït de tout avec tous décrété sempiternellement. L'Unité, nom donné à l'universelle copulation du multiple, qui n'est que la reproduction de l'Un avec lui-même ; embrasement d'amour ; l'univers est un jeune garçon qui s'aime lui-même infiniment, et batifole avec son reflet dans un miroir de feu. Le miroir de feu, c'est la sainte Face de Dieu. Rien n'est beau comme la Pédérastie, qui est le seul nom de l'éducation. Et l'islam proclame, à jamais, que toute réalité est pédérastique dans ce qu'elle a de réel ; tout ce qui est vraiment est Garçon ; Garçon au corps enflammé. Enflammé d'un désir pour lui-même qui le pousse à se dédoubler pour s'embrasser lui-même et restaurer sa propre unité ; éternellement et sempiternellement. Très Sainte Hébéphilie, priez pour nous, hommes imparfaits ; imparfaitement pédérastes ! Tous les garçons sont beaux ; tous les garçons sont musulmans ; tous les garçons sont prophètes. Méditez encore cette parole prophétique, << les voies (qui mènent à Dieu) sont aussi nombreuses que les serviteurs >> - entendez les hommes, car tout homme est un serviteur, qu'il en ait conscience ou pas. L'islam est, et n'est pas, une voie unique ; il est beaucoup de voies ; il est autant de voies qu'il y a d'hommes pour les suivre. D'hommes libres, puisque l'islam authentique ne s'adresse qu'aux hommes libres : << qulûb al-ahr r, qubûr al-asr r >> dit l'im m Ghaz l", << les coeurs des hommes libres sont les tombeaux des secrets >>. À chacun de suivre la voie qui parle à son coeur ; << consulte ton coeur >>, dit le Prophète : c'est lui qui te dira où est le Bien. J'ai consulté mon coeur ; et il m'a dit que le Bien était près du Garçon, toujours plus près de lui. Telle est ma voie ; je n'ai pas à en rougir. Un jour, Mounir faisait la prière derrière un jeune garçon de douze ans ; le garçon levait bien haut ses petites fesses devant le visage de l'homme sombre, qui vit dans ce geste une incitation. Alors, il quitta le rang, prit le garçon, l'emmena plus loin, le déshabilla prestement, et lui enfonça son dard dans la fleur, sans donner plus d'explications ; le garçon se laissa faire sans protester, car il était bien élevé, et on lui avait appris à se soumettre au désir des hommes qui veulent son bien comme aux commandements de Dieu. Et il jouit par l'arrière, au moment même où l'homme déversait en lui sa semence abondante et grasse, comme une pluie chaude sur un jardin de printemps, symbole archétypale de la Parole qui donne la Vie. Le Verbe, le Vit et la Vie ; qu'on nous pardonne ce rapprochement aussi juste qu'indécent, aussi jouissif qu'obscène. Après tout, les hindous qui sont des sages, adorent le phallus de leur Dieu ; qui peut les en bl mer ? Par la suite, Mounir compléta tout de même la prière manquée, car c'était un homme respectueux des convenances spirituelles, et amoureux des rites. Un homme noble aime les rites, comme disait Confucius, car ils sont une manifestation de l'ordre universel. Et le plus beau rite à ses yeux était de s'unir avec un garçon. Le grand coeur de Mounir aimait tous les garçons. Et les garçons le lui rendaient. Il est écrit dans le Coran << Seigneur, accorde-nous du bien ici-bas et du bien dans l'Au-delà >>. Par << du bien ici-bas >>, le Prophète a dit qu'il fallait entendre une épouse pieuse. Mais Mounir traduisait naturellement << un garçon pieux >> ; pieux envers l'homme, son ma"tre, et envers le membre de l'homme, symbole vivant de l'unité divine et cosmique. Car le terme d' << épouse >> ne renvoie à rien d'autre, en fait, qu'à l'idée de volupté partagée ; et le comble de la volupté, pour un pieux disciple d'Abu Nuw s, est celle que l'on partage avec un éphèbe. Du reste, dans le Coran, le mot que l'on traduit communément par << épouse >>, << zawj >>, est en fait de genre masculin ; ce fait éminemment suggestif devrait faire comprendre, même aux esprits les plus obtus, que le couple par excellence n'est pas masculin-féminin, mais masculin-masculin, ou mieux, masculin-indéterminé, l'homme parvenu au summum de la virilité trouvant son complémentaire, non dans la femme, qui n'est que le défaut de la virilité, mais dans le garçon, cet être androgyne dans lequel l'homme se lit en devenir. C'est le garçon qui a hérité des possibilités positives de la féminité. (Qu'on ne nous objecte pas le fait d'avoir dit, plus haut, qu'il ne s'agissait pas d'une véritable complémentarité ; les deux points de vues se complètent. L'insaisissable vérité est toujours plus subtile que ses formulations théoriques.) Et disons mieux encore, que dans la sexualité idéale, il n'y a pas complémentarité de deux principes hétérogènes, juste un jeu de miroirs, un développement réciproque entre deux aspects, deux moments du seul Principe M le, le Purusha sanskrit (comment ne pas rapprocher ce mot de l'arabe bachar, qui désigne l'homme, et contient aussi l'idée de bonne nouvelle, de félicité), qui comprend tout en lui à un niveau éminent, éminemment supérieur à celui du principe femelle. Car en métaphysique, le Plus est capable du Moins, mais le Moins n'est pas capable du Plus. Une religion est grande si elle inspire de grandes oeuvres ; or, envisagé dans cette perspective, quelle religion est plus grande que l'islam ? Il a inspiré ce poème, qui est une très grande chose, un monument à la gloire de la virilité, physique et spirituelle, comme personne n'en érigera plus jamais ; un moment unique dans l'histoire du développement de l'esprit humain ; un bijou d'éloquence, d'érudition et de sagesse  ; un chant d'amour au divin Garçon, que les générations futures méditeront et essayeront en vain d'égaler, comme le Coran. Le Coran est un livre qui a inspiré beaucoup d'autres livres, en particulier celui-ci. À toutes les époques, il a su stimuler l'esprit des hommes, les incitant à composer des oeuvres inimitables à la gloire de Dieu, de l'Esprit, de la Vie, des garçons. Ces oeuvres resteront jusqu'à la fin des temps, pour témoigner de l'exceptionnelle fertilité de la Religion garçonnière par excellence. Ceci est un témoignage de plus, qui s'ajoute à tant d'autres, certes, mais dont le mérite n'est pas moindre que le leur. Une des richesses de l'islam tient à la variété de ses langues ; c'est une chose à laquelle peu d'hommes ont pensé, ce qui prouve assez la petitesse et la misère des apologistes ordinaires de l'islam ; moi, je suis un apologiste extraordinaire, et je dirai ceci : au départ, il y a l'arabe, bien sûr, qui est et restera la plus belle des langues, la langue sacrée par excellence, et la matrice de toute éloquence, de tout épanchement du Verbe. Mais ensuite, la sacralité débordante de l'arabe s'est répandue sur toute une série de langages plus ou moins issus de lui, à commencer par le persan ; si l'islam est né de l'arabe - né des possibilités naturelles et surnaturelles d'éloquence de la langue arabe - le persan est né de l'islam. Après, sont venus le turc, l'hindoustani, et d'autres langages de moindre importance, mais non de moindre beauté. Chacune de ces langues a son propre charme, son propre mystère ; chacune est taillée spécialement pour dire un aspect de l'islam, et chacune a son grand poète, sa grande oeuvre inspirée ; comme l'arabe a le Coran, le persan a le Masnavi de Rûmi, et le turc, qui est une des plus belles langues du monde, a le diwan de Yunus Emre, cet autre Abu Nuw s, ce grand Pédéraste et ce grand ma"tre soufi, qui chantait la camaraderie amoureuse, les joies et les blessures d'un amour à la fois divin et humain. Mounir parlait très couramment toutes les langues de l'islam : il parlait l'arabe, le persan, l'hindoustani et le turc. Sans compter diverses langues asiatiques ou africaines, du peul au malayalam, qui n'a pas grand'chose à voir avec l'islam, mais dont il adorait l'écriture tarabiscotée. Il avait séduit des garçons dans toutes ces langues, et il se délectait de les faire jouir dans leur propre idiome - car un soupir arabe ne ressemble pas à un soupir persan. Il ambitionnait de parler toutes les langues de la terre, afin de pouvoir séduire tous les garçons par son verbe flamboyant. Parler leur langue pour pouvoir la sucer ! Noble ambition. Toutefois, il revenait toujours à l'arabe, la plus belle des langues à son avis, et celle, surtout, qui a produit les plus beaux garçons ; car il n'y a rien de plus beau qu'un jeune Arabe à la taille élancée - muhafhaf comme on dit dans la langue d'Abu Nuw s -, au visage caprin et cheveux noirs bouclés ; rien que d'y penser, pour le blond Mounir, c'était l'érection assurée. Enfin, que dire de plus ? Nous avons fait l'apologie de l'islam comme personne ne l'avait fait avant et comme personne ne le fera plus après ; nous avons accompli cela par la force de Dieu - une des plus belles paroles de l'islam, une parole qui, d'après le Prophète, est un jardin du Paradis (et il faut beaucoup de métaphysique pour pouvoir comprendre comment une parole peut être un jardin, ou comment un Livre peut être un garçon) est : il n'est de force et de puissance qu'en All h - ou plutôt, c'est Dieu qui a accompli cela à travers nous ; car il n'est pas une ligne de ce poème qui n'ait été directement inspirée par Dieu. Certains esprits chagrins, certains moralistes bornés, nous reprocherons sans doute d'avoir utilisé l'islam pour faire l'éloge de notre passion ; c'est un usage qui en vaut bien un autre, et surtout, qui vaut bien l'éloge de leur tiédeur et de leur déplorable absence de passion, d'enthousiasme et de folie. Et puis, que serait la vie sans le scandale ? Les fanatiques sectaires furent, de tout temps et sous tous les climats, les pires ennemis de la foi qu'ils prétendent défendre ; d'ailleurs, qu'ils essaient donc d'accomplir la dixième, la centième partie de ce que nous avons accompli pour l'islam ; même en s'y mettant tous ensemble, ils n'y arriveront pas. Notre parole est un météore ; elle bouleverse les constellations. On y trouvera un improbable mélange d'aventure, de passion, de merveilleux, de savoir, de raffinement, de fantaisie, de profondeur, et bien sûr, avant tout, d'érotisme garçonnier ; une fusion des genres, une combinaison des styles, comme personne n'en avait tenté auparavant. Que les bonnes mes d'ici-bas se détournent avec dégoût d'un tel monument de débauche et de perversité ; quand l'Ordre régnera à nouveau - et ce règne est peut-être plus proche qu'ils ne le pensent - ils reconna"tront que nous sommes la Vérité, ou ils mourront. Un jour, peu après d'être revenu d'Inde, Mounir sentait qu'il venait d'accomplir un immense voyage, un des plus grands et des plus beaux qu'un homme ait jamais accompli, un voyage digne d'Ulysse ou d'Énée. Mais il sentait qu'un autre voyage, plus grand encore, l'attendait ici même, sans sortir de chez lui, de son désert, un voyage d'une autre sorte. Comme le Prophète, lors de sa très sainte Ascension, avait d'abord parcouru l'immensité des espaces, horizontalement, de Médine à al-Qods (Jérusalem), avant de pouvoir s'élever au delà de l'espace, verticalement ; la translation horizontale s'appelle al-Isra', le Voyage nocturne, et l'élévation verticale s'appelle al-Mi'raj, l'Ascension, et l'un ne va jamais sans l'autre, tout Mi'raj a son Isra' et réciproquement. Mounir avait accompli son voyage nocturne : il l'avait mené jusqu'aux confins des siècles, à Sidra, où il avait participé à la grande geste de Namir Shah, dont l'aboutissement ultime est dans la naissance de Kam l le Nègre aux yeux bleus, fils d'Aïram et Maria, et de Namir Shah et d'Ayhan. Maintenant, il était revenu à son point de départ mais, avant la conclusion de l'histoire, il lui restait à accomplir son ascension, comme tout héros prophétique et muhammadien. Au retour d'Inde, Najib lui avait montré avec fierté le butin qu'ils avaient amassé lors de l'attaque de la caravane, et Mounir l'avait chaudement félicité pour cette belle action. C'est ainsi qu'ilfit la connaissance du jeune Fouad, ce bel éphèbe arabe de douze ans qu'ils avaient délivré de la caravane, qui l'emmenait auprès du sultan de Naruq, dont il devait rejoindre la cohorte de mignons. Mounir l'avait immédiatement intégré au sein de l'Ordre, mais il sentait qu'il y avait dans ce garçon un mystère qui l'empêchait de s'en approcher trop, quelque chose d'obscur, d'indéfini, qui le rendait irréductiblement différent des autres garçons. Il aurait voulu savoir quoi, mais il ne pouvait pas le dire ; et cela l'empêchait d'avoir avec Fouad le commerce qu'il aurait voulu avoir, et de lui apporter ce qu'il aurait aimé lui apporter ; pourtant, Fouad et Mounir s'aimaient bien, une profonde amitié s'était établie entre le jeune garçon et le ma"tre de l'Ordre. Mais il n'était pas question qu'ils devinssent amants, une force indéfinie les en empêchait, et cela troublait Mounir, bien qu'il ne manqu t pas de garçons avec qui satisfaire ses désirs. Ce n'était pas qu'il lui fallût à tout prix celui-là... Quoique, en fait, si, à bien y réfléchir ; oui, Fouad était trop beau, il le lui fallait, mais surtout, Fouad attendait quelque chose de lui, Fouad avait besoin de lui, et pour le moment, il ne pouvait pas le lui apporter. Mounir consulta son coeur ; il consulta le Khwadja Sir djudd"ne, il consulta tous les sages de l'Ordre, les vieux, comme le Khwadja, et les jeunes, comme Bachir et Kam l. Ils lui dirent tous en choeur ceci : << - Mounir, tu es un homme du désert, tu es l'Homme du Désert, tu es le ma"tre des sauterelles, tu es le ma"tre de l'Ordre, tu sais mieux que quiconque ce que tu as à faire en pareille circonstance. Que fait l'homme du désert quand il rencontre une difficulté insoluble ? Il recourt au désert. Il consulte le désert. Il se retire dans son désert, et c'est lui qui lui insuffle la solution. Tu sais ce que tu as à faire, Mounir. >> C'était vrai, il le savait. Il partit seul au fond du désert, là où il était sûr de ne rencontrer me qui vive ; il partit méditer, sûr de trouver la solution. Il était parti au crépuscule, et avait marché toute la nuit, pour profiter des heures de fra"cheur, comme font les courriers et les caravaniers, et il avait marché en pensant à Fouad, à la beauté de Fouad. Après une journée de marche encore, en fin d'après-midi, il aperçut quelque chose d'élevé à l'horizon, avec trois grandes sphères luminescentes qu'il reconnut : Némis, Thétys et Mèrhésis ; il s'approcha. Il arriva jusqu'au pied de la tour des tempêtes, à nouveau, dans ce lieu qu'il connaissait bien. En réalité, l'endroit n'était plus tout à fait le même ; la tour ne se déplaçait pas, mais elle surgissait où elle veut. On la rencontrait rarement deux fois au même endroit, car c'était elle qui décidait. Mais ce jour-là, Mounir avait appelé la tour, comme les garçons l'appelaient parfois, et elle avait répondu. Et là commença son ascension. Au pied de la tour, il y avait un garçon, tout à fait semblable à Fouad, son frère jumeau, à ceci près qu'il était immense, démesuré, il remplissait l'horizon. << - Fouad, dit-il, c'est toi ? - Mounir, je suis et ne suis pas Fouad. Je suis un peu lui, mais je suis tous les autres garçons aussi. Je suis le Garçon, et je suis la Beauté. Depuis toujours, tu cherches mon secret, tu cherches à me posséder, et tu y es presque arrivé ; tu connais une partie du secret du garçon, l'énigmatique cristal bleu de Q f dont Dieu a mis un éclat dans le coeur de chacun de nous. Il ne te manque plus qu'un petit élément pour compléter le tableau, pour entrer au coeur du mystère, et cet élément, tu le trouveras en moi, Fouad, parce que je suis le Coeur : Fouad veut dire le coeur, non dans le sens de l'organe charnel, qu'on appelle qalb, mais al-fouad, c'est le centre subtil de l'être, le for intérieur ; l'im m Ghaz l", dans son livre des Merveilles du Coeur, cite cette belle parole d'un poète : Certes, la Parole véritable est dans le coeur (al-fouad) ; quant à la langue, De la Parole, Dieu en a seulement fait le moyen de manifestation qui rappelle que la Parole véritable est essentiellement inarticulée, et unitaire, indifférenciée. Elle réside dans le coeur et seulement là, et le coeur est en nous le siège du Verbe divin ; tu sais tout cela. Il te manque un seul élément, que tu trouveras en moi, mais tu dois d'abord savoir qui Je suis. << - Et qui es-tu ? - Tu le vois, je suis Fouad ; et je suis aussi Marw ne, Mokhtar, Haydar, Bachir, Erwann, Nawfel, Nuhad, Kam l, Narjis, Mady ne... tous les garçons que tu as aimés, que tu aimeras, que tu as croisés, ceux que tu ne croiseras jamais, tous ; regarde. >> Et l'apparence du Fouad géant changea ; il vit soudain que tous les garçons qu'il connaissait, et aussi ceux qu'il ne connaissait pas, étaient présents en lui, tous, mélangés, mêlés et séparés à la fois, il les voyait, et il les contemplait, alternativement et simultanément, fusionnés, en une ineffable synthèse de toutes les beautés garçonnières, et en même temps distincts, égrenés comme les perles d'un chapelet qui ne cessait de se dérouler à l'infini, en cercles concentriques, comme une grande procession dont tous les moments étaient à la fois unis, intérieurs les uns aux autres, et distingués. Il voyait ou revoyait tous leurs visages, tous leurs corps, leurs membres gracieux qu'il avait tant de fois embrassés et caressés, il se plongeait dans l'océan de tous leurs yeux, brun, verts, bleus, même le garçon aux yeux verrons... Il aurait pu les embrasser tous à la fois, s'il avait eu la taille nécessaire. Et justement, il se sentait grandir. << - Oui, Mounir, élève-toi jusqu'à moi, prends ma taille, tu peux le faire, puisque dans un conte tout est permis, et de plus, tu es déjà grand, il ne te reste plus qu'à le réaliser en mode extérieur. Grandis jusqu'à moi, et unissons-nous ; alors tu pourras contempler les merveilles qui sont en moi et en tous ces garçons. >> Et Mounir crut jusqu'à la taille du Fouad géant. Alors il l'embrassa et se mêla à lui, il l'enlaça de tous son être, et sentit sa substance se mêler à la sienne, et il se sentit devenir réellement un avec la garçon géant - deux géants accouplés et fondus l'un dans l'autre. Et il se souvenait d'avoir déjà vécu cela autrefois, au terme d'une pénible ascension. << - Thétys ! >> dit-il. Tous ces garçons qui composaient l'unique Garçon, il ne cessa pas de les voir, tous en même temps et successivement, unis et distingués ; il les voyait maintenant en lui, et en toute chose, partout, mêlés, entremêlés selon des combinaisons diverses, qui composaient les formes de toutes choses, remplissaient toutes choses, et, comme si l'on avait grossi l'univers avec une loupe immense, il lui semblait distinguer chaque atome de l'univers, et que chaque atome était un garçon, de sorte que tout était composé de garçons, il n'y avait plus que des garçons, il nageait dans un océan de garçons. Et il entendit encore la voix de Fouad qui disait : << - Vois ; maintenant la nature garçonnière de toute chose t'est révélée ; le Garçon est la Beauté, et la Beauté est à l'origine de l'ordre cosmique, et à l'origine de toute chose. C'est par là que tu entreras, que tu es déjà entré, dans le monde des Réalités. Mais ce ne sont encore que vos réalités. Les réalités du monde, qui sont les Actes et les Paroles de Dieu, Sa manifestation, non en Lui-même et pour Lui-même, mais en vous et pour vous. Maintenant, tu en connais la vraie nature, mais il faut t'élever plus haut, Mounir. >> Et à ce moment, il vit tous les garçons fusionner plus intimement, et redevenir le monde tel qu'il avait l'habitude de le voir, sauf qu'il comprenait qu'il était entré dans un élément supérieur, plus subtil, et qu'il était dans une dimension du monde plus élevée, au-dessus de la manifestation ordinaire, déjà beaucoup plus proche de la vraie Réalité, au seuil même de l'Essence. Mais apparemment, il était dans un désert tout pareil au sien. Et là l'attendait une créature étrange, gracieuse et mystérieuse, mi-garçon mi-cheval, une sorte de centaure adolescent. Le haut de son corps était un jeune garçon de douze ans environ, très joli, de type arabe, avec des cheveux bruns soyeux et un grain de beauté près de la lèvre supérieure, et il était torse nu, avec une jolie poitrine fine et musclée, mais point trop, et deux tétons d'un brun-rose exquis, comme deux boutons de rose, qu'il embrassa pieusement. La moitié inférieure de son corps était un cheval de bonne race arabe également, bien proportionné, noir avec une patte blanche, comme le sien. Et cette créature était, de plus, ailée ; elle possédait deux ailes de lumière. Et elle lui dit : << - Que la Paix soit sur toi, Mounir. Je suis al-Bouraq, cette créature ailée qui emmena un jour ton seigneur Muhammad jusqu'à la Présence sanctifiée, et je suis aussi al-Barq, l'Éclair resplendissant de Sa Majesté transcendante, et c'est moi qui vais t'emmener, au delà de toute condition de manifestation, jusqu'au coeur de l'Ineffable, où nul n'est jamais allé à part quelques très rares initiés. - Que la Paix soit sur toi aussi, répondit Mounir. J'avais entendu parler de toi dans les Textes sacrés de l'islam, mais je ne savais pas que ta forme était aussi belle. - Je n'ai pas toujours cette forme-là. J'avais une autre forme quand j'ai emmené votre Prophète, et chaque fois que j'emmène un homme à travers l'immensité de l'Invisible, je prends une forme différente, adaptée au regard de cet homme particulier, une forme agréable à ses yeux et compatible avec mon essence. Mais seul Dieu, dont je suis la Majesté foudroyante et l'Éclair, conna"t ma forme véritable. >> Mounir monta le garçon-cheval ailé, et ils s'élevèrent à travers l'éther, à une vitesse fulgurante. Après une longue ascension, au cours de laquelle Mounir contempla des merveilles sans nombre qui avaient toujours la forme d'un jeune garçon, al-Bouraq le déposa quelque part, dans un autre désert, avec des formes et des couleurs plus étranges que celles qu'on voit sur terre, et qui surplombait toute la manifestation. << - Voilà, Mounir, dit l'animal-garçon, tu es ici au seuil des réalités les plus hautes, à présent, tu dois continuer seul ta route ; je ne peux t'emmener plus loin. >> Et il prit congé de lui et retourna dans la nue à tire-d'ailes, et Mounir poursuivit seul. Il marchait dans ce désert aux formes et aux couleurs insolites, qui l'intriguait. Il avait l'impression d'être déjà venu en ce lieu, mais il ne le reconnaissait pas ; c'était un peu comme de voir, de jour, un endroit que l'on n'a jamais vu que de nuit. Ses pas ne laissaient aucune trace dans le sable très fin, presque liquide. Tout à coup, il vit au loin un porche immense qui se dressait dans le désert - les cintres pleins d'azur des grands arcs triomphaux - et sous ce porche, il y avait... la lampe ! Mais oui, cette fameuse lampe qu'il connaissait bien. Il était revenu à Mèrhésis, la porte des Réalités suressentielles. Il s'approcha. Sous la lampe, entre les quatre pilastres qui soutenaient le porche, il y avait un tertre, et sur ce tertre, deux garçons, dos à dos, qui embrassaient ensemble du regard la totalité de l'horizon. Ces deux garçons, qui étaient comme deux frères jumeaux, comme deux aspects d'un même principe, il les reconnut parfaitement ; c'étaient Amr et Am , le Verbe et les Ténèbres. Il était heureux de les revoir. Eux aussi. Ils le saluèrent ensemble, et Am dit : << - Je t'avais dit qu'on se reverrait. - En effet, tu n'avais pas menti. Louange à Dieu ! - Tu sais maintenant pourquoi tu n'étais pas prêt, la fois précédente. - Oui, je n'avais pas le coeur au bon endroit. J'avais encore trop de choses à accomplir. - Et maintenant ? Tu es prêt à reprendre où tu étais arrivé ? - Tout ce qu'il y a de prêt. - Ici tu es au delà de l'Être, au delà des symboles et du Verbe, au seuil des Réalités essentielles à Dieu, suressentielles à l'homme. Nous, nous sommes la Borne. Tu as déjà vu, dans Thétys, comment le monde des Formes et des Archétypes procédait de nous deux et revenait à nous. Nous pouvons aussi te mener au delà des Formes, à travers les degrés d'une réalité plus vaste et plus unie, non pas informe, mais informelle. Pour cela, il faut nous réunir et entrer en nous deux. Viens, approche, Mounir, tu sais à quel point nous t'aimons, et Dieu aussi. Fonds-toi en nous deux, fondons-nous tous les trois ; il est l'heure de te faire découvrir Mèrhésis et ses environs, le monde de l'Unité, après ceux des songes et des Idées. >> Mounir prit contre lui les deux jumeaux réunis, radieux, qui se tenaient embrassés, d'un bras, tandis qu'ils l'enlaçaient de l'autre, et il les enlaça tous les deux à son tour. Ils se tenaient ainsi sur le tertre, groupés en triangle, serrés, sous la lampe qui brillait. Il vit à ce moment que les deux garçons, qui n'étaient pas de vrais jumeaux - Amr était blanc, Am était noir - mais qui se ressemblaient beaucoup, étaient reliés par l'ombilic. Il y avait en effet un cordon ombilical qui allait de l'un à l'autre, comme s'ils n'étaient jamais nés, mais qu'ils se nourrissaient perpétuellement l'un de l'autre, partageant leur substance. La Lumière se nourrissant des Ténèbres essentielles, et vice-versa. D'ailleurs, à ce moment, ils prirent le cordon et, de manière touchante, le passèrent autour de Mounir. Le viscère rose et bleu était extensible, et il se trouva rapidement pris dans ce lien charmant. Les deux garçons, en riant, se mirent alors à tourner autour de lui, dans des sens différents, et le cordon ne cessait de s'allonger, et faisait autour de lui des spires de plus en plus denses. Il se trouva bientôt complètement pris dans une sorte de gaine solénoïdale extrêmement serrée, mais il n'était ni inquiet ni angoissé, car il comprenait très bien que les jumeaux étaient en train de le faire passer vers le monde des Réalités. Il ne les voyait plus, mais les sentait encore en lui et autour de lui, partout ; ils étaient profondément unis tous les trois, et il serait volontiers resté dans cet état pour l'éternité, mais ce n'était pas la fin, juste le début. Amr et Am appartenaient à Thétys, le monde des Formes, mais à l'intérieur d'eux-mêmes, il y avait Mèrhésis, qui était l'Ineffable, et aussi l'armature cachée de la Parole. Il était toujours dans le désert, et il lui fallait avancer. Il alla où son coeur le portait ; de toute façon, c'étaient les jumeaux qui guidaient ses pas. Bientôt, il aperçut de nouveau une forme au loin, plus petite que lui, mais en s'approchant, il vit que c'était encore un jeune garçon, très beau, au teint fort h lé mais aux cheveux clairs, aux yeux verrons comme Dalil, l'un bleu azur, l'autre vert émeraude, lumineux et profonds tous les deux. Il flottait un peu au-dessus du sol, dans une espèce de bulle iridescente, assis en tailleur. Il s'approcha de lui et le salua poliment, impressionné par la majesté silencieuse de ce très jeune garçon. << - Qui es-tu ? Lui demanda-t-il. Dis-le moi, que je sache qui j'ai l'honneur de rencontrer dans ce lieu étrange et subtil. - Je suis la Prière, dit le garçon, qui le fixait intensément de ses beaux yeux dépareillés. La Prière rituelle, la Çal t, qu'All h en Personne, dans un lieu plus subtil encore, révéla à Sidn Muhammad, et je suis son legs le plus précieux à sa communauté, car mon symbolisme est d'une profondeur sans borne, et c'est par moi que chaque homme rattaché à l'ultime Forme traditionnelle, accomplit pour lui-même cette Ascension que Sidn Muhammad a accompli pour tous, et c'est par moi que l'homme s'unit symboliquement au Divin. Tu m'as d'ailleurs un peu négligé ces derniers temps, Mounir ; quand tu m'accomplis, tu penses à tes garçons, et à mille choses qui te détournent de l'essentiel. Ça me fait de la peine, tu sais ? - Je le regrette sincèrement, dit Mounir, mais que veux-tu ? Si je te voyais sous cette forme magnifique qui es ta vraie forme, je suppose, je te jure bien que je t'accomplirais avec autant d'ardeur que tous les saints réunis. - Je n'en doute pas, mais tu sais bien que cela est impossible. Oui, ceci est ma vraie forme, visible uniquement ici. T che, quand tu seras revenu sur terre, de t'élever intérieurement comme tu t'es élevé extérieurement aujourd'hui, et tu me verras de nouveau tel que je suis réellement. Ainsi tu ne me négligeras plus ; et à chaque fois que tu m'accomplis, nous nous unirons, comme je sens que tu rêves de le faire en ce moment, car oui, c'est vrai, ma forme est belle. Cependant, tu ne sais pas pourquoi je me manifeste ici alors que je n'ai apparemment rien à voir avec ton histoire. - J'attends que tu me le dises. - Mais tu sais bien que la Prière, que Sidn Muhammad a enseignée à sa communauté, c'est-à-dire moi, n'est pas seulement un des piliers de sa religion et un acte d'adoration, elle recèle de nombreux secrets, d'ordre métaphysique et ésotérique purs ; des secrets tellement profonds que celui qui les détiendrait tous n'aurait même plus besoin de m'accomplir, car je serais en permanence uni à lui ; mais ceci est à peu près impossible. Et parmi ces secrets, il y a celui-ci : la Çal t n'est pas seulement un acte humain, elle est aussi un Acte divin. Comme tu le sais, tous les musulmans, dans leurs prières, répètent constamment ces paroles : << All humma, çall" 'al Seyyidin Muhammad... >>, << Notre divin Seigneur, prie sur notre seigneur Muhammad... >>, etc. On ne réfléchit jamais à la signification transcendante de ces paroles ; que peut bien signifiera prière de Dieu ? Qui Dieu prierait-il, et pourquoi, et comment ? Se prie-t-il lui-même, ou bien prie-t-il Sa propre création, ou bien quelque réalité supérieure à la sienne ? Les sages ont répondu depuis longtemps à ces questions, en partie du moins, mais personne ne s'en soucie. Or, la prière de Dieu sur Son Prophète et sur Sa création en générale, c'est la Gr ce unitive qu'Il répand sur eux, en leur permettant de s'élever jusqu'à Lui. À la prière de l'homme, répond ainsi la prière de Dieu, et les deux s'interpénètrent constamment, et c'est celle-ci qui donne à celle-là, c'est-à-dire à moi, son efficacité opérative. Et il y a autre chose. La vérité, c'est que la Réalité divine elle-même contient plusieurs niveaux de réalité, et lorsque tu demandes à Dieu de prier sur le Prophète, tu demandes à la Personne divine, au Dieu créateur qui est tout ce que la plupart des hommes peuvent comprendre du divin, d'invoquer cette réalité plus haute de l'Essence ineffable, qui est Lui, mais qui Le transcende en même temps, et que seul Lui peut atteindre. Et nous ne pouvons, je veux dire, vous ne pouvez, atteindre l'Essence impersonnelle, incréatrice car au-dessus de l'acte de créer, qu'à travers la Personne suprême et créatrice ; voilà pourquoi votre prière est encha"née à la Sienne, de même que, dans un autre ordre d'idées, comme l'enseigne la tradition, l'amour des créatures pour Lui, et les unes pour les autres, n'est possible qu'en raison de Son amour pour elles, et celui-ci n'est possible qu'en raison de Son amour pour Lui-même. Tout amour est un reflet et un aspect de l'Amour de l'Un pour l'Un, en celui-ci réside la possibilité ultime de tout amour, et de toute réalité par conséquent, et celle de la Çal t, ma réalité, qui est acte d'amour par excellence. D'ailleurs mon nom même, étymologiquement, évoque l'idée de jonction, d'union ; comme le verbe waçala, qui signifie unir, joindre ou atteindre. Ou le mot Ittiç l, dans la langue des soufis, qui désigne la Jonction avec l'Un. Les choses résident ultimement dans l'Amour ; l'Amour maternel de Dieu, la Rahma, est le lieu de résidence des êtres en Lui, le réceptacle qu'Il S'ouvre en Lui-même pour les recevoir. Voilà pourquoi la Prière commence également par l'évocation de la Rahma. Comprends-tu, Mounir, toi l'amoureux éternel, à quel point toutes ces choses sont liées, et pourquoi il a fallu qu'elles te fussent révélées, à toi, ici, en ce jour ? - À moi ! C'est bien étonnant, en effet ; moi qui ai aimé charnellement, jusqu'à la folie, tous les jeunes garçons, moi qui ai enfreint toutes les règles du jeu, moi qui ai combattu avec acharnement Mourad, le défenseur du Bien, et tous ces religieux avec leur morale d'esclaves... - C'est ce que Dieu aime en toi, justement ! Tu t'en doutais un peu, non ? Oui, c'est vrai, ton combat n'est pas celui du Bien contre le Mal, ni du Mal contre le Bien, il est plus haut ; il est celui de l'Unité contre la Division, du Garçon contre la Vieillesse aussi, c'est ce qui t'a amené jusqu'ici ; et c'est pourquoi toi seul, parce que tu as aimé jusqu'au délire, et jusqu'au meurtre, la quintessence de la création, le Créateur t'a aimé, et tu découvriras les secrets des choses sacrées et profanes, ceux qui sont à jamais fermés à tous ces dévots que Dieu méprise, ces libertins qu'Il ne voit pas, ces philosophe dont Il se joue. Allons, Mounir, héros de cette histoire, approche-toi de moi ; je vais te révéler les ultimes secrets des Mille garçons et un garçon ! >> Mais tout à coup, Mounir se rebiffa : << - Et puis non, ça ne va pas ! Tout ce passage ne va pas. C'est trop, tu n'as rien à faire dans cette histoire. La séance de stupre avec le fils mystérieux en lisant le Coran, à la limite, sous le couvert d'une sacralité transgressive, cela pouvait passer ; mais pas la Prière ! Les valeurs que je défends, que je représente, sont à l'opposé de ce que tu incarnes ; on m'a fait musulman pour des raisons contingentes, qui tiennent à l'histoire personnelle de l'auteur de cette histoire, à sa fascination idiote pour la beauté orientale ; peut-être bien que l'islam, c'est aussi Abu Nuw s, Majnûn et Leyl , l'érotisme brûlant des Mille nuits et une nuit. Mais ce n'est pas une raison pour profaner la Prière. Je ne marche plus ! Puisqu'on m'a fait musulman, je dois aller jusqu'au bout de cette logique, penser comme un transgresseur musulman et non comme un transgresseur païen ou autre. Sinon ce serait trop facile, et je déteste la facilité. Le récit n'aurait plus aucune cohérence - il n'en a déjà pas beaucoup. Je suis un dépravé, un suborneur de jeunes garçons, un détrousseur de grands chemins, un lion du désert, je suis le ma"tre des sauterelles, cet animal minuscule mais capable de bonds immenses et qui sème la dévastation ; je ne suis pas un mystique, un Hallaj, un Hassan el-Basri ! Va-t'en, disparais de mon histoire ; au nom de Dieu, je t'en conjure ! - Mounir, ce n'est pas au héros de l'histoire de la critiquer ; toi, tu dois seulement la vivre. Laisse les autres l'interpréter et la discuter. - Je te l'ai dit : moi, je suis un hors-la-loi, je ne respecte pas les règles du jeu ; j'invente mes propres règles, au fur et à mesure, je ne suis même pas tenu d'être en continuité avec moi-même, et je ne suis jamais là où l'on m'attend ! C'est un principe. C'est pourquoi nous n'avons rien à faire ensemble. - Nous avons pourtant quelque chose en commun : les gens croient nous conna"tre, alors qu'ils ne savent réellement rien de nous ; ils nous jugent, alors que nous seuls sommes en mesure de juger. - Là tu marques un point ; mais tout de même, je ne suis pas un héros mystique, même s'il m'arrive de dire des choses métaphysiques, s'il m'en prend la fantaisie. C'est parce qu'on a voulu faire de moi un homme cultivé ; c'est normal, je vis dans un temps où même les malandrins étaient plus ou moins cultivés, où les poètes étaient des sorciers. Mais je suis tout de même un aventurier, un jouisseur, pas un dévot. C'est vrai, je ne respecte pas les règles, mais je respecte l'adab. Je suis de mon temps. - Mounir, tu te connais mal, et tu me connais mal. Tu sais pourtant que les traditions sacrées ne sont pas ce que la plupart des gens croient, qu'ils en pensent bien ou mal. Elles ont des profondeurs ténébreuses où se cachent des secrets, sur la nature humaine, que seul un homme comme toi, impudent et licencieux, mais intelligent, peut comprendre, parce que tu connais la puissance de la chair comme les subtilités de l'esprit. Un fin esprit musulman, al-Ma r", réputé à tort athée, a dit une parole subtile mais généralement mal comprise : << il y a deux sortes d'hommes : ceux qui ont de la religion, mais pas d'esprit, et ceux qui ont de l'esprit, mais pas de religion >>. On y voit généralement une attaque contre la religion, au nom de l'esprit, mais pourquoi pas le contraire ? - Je sais ; en fait, ce qu'il voulait dire, c'est que ceux qui ont à la fois l'esprit et la religion sont une infime minorité, une élite. Ce sont ceux qui ne cherchent pas ou pas seulement à pratiquer la religion, mais à la comprendre, et qui la comprennent. - Tout juste. La gloire de l'islam est d'avoir produit, en tout temps, des esprits comme al-Ma r" ou ibn Arab", libres, pas libertins, capables de penser les choses sacrées - la chair en fait partie, car c'est dans sa chair que l'homme m'accomplit. Des esprits pareils s'expliquent par ce verbe qui revient constamment dans le Coran : << réfléchissez ! >>. Mais peu nombreux sont ceux qui sont capables d'obtempérer à cette injonction divine. Comme disait le Prophète, lorsque Dieu - pour des raisons qui Le regardent - veut faire dispara"tre la science d'un peuple, il ôte les savants. C'est dire que la science véritable est dans les coeurs de ceux qui savent, non dans les livres. Comme a dit un sage, << les coeurs des hommes libres sont les tombeaux des secrets >>. Depuis des siècles, les hommes m'accomplissent d'une façon absurde, mécanique, comme si la question était de sauver son me et de se << rapprocher de Dieu >>. Mais tout cela ne veut rien dire ! Crois-tu que je l'ignore, moi ? - Tu n'es pas censé le savoir, il me semble. Toi, tu laves les péchés de l'homme, tandis que moi, je suis l'Éloge du Péché, qu'avons-nous en commun ? - Il t'arrive de prier, pourtant. - Cela fait partie du monde où je vis ; un monde et un temps où même les brigands prient parfois. Parce qu'ils se disent que, vivant dans le péché, ils en ont peut-être plus besoin que les honnêtes gens, et qu'ainsi Dieu effacera s'Il le veut une partie de leurs mauvaises actions ; ce qui leur permettra d'en accomplir d'autres. Ou bien, c'est une habitude acquise, ils espèrent garder en eux un petit espace de pureté, ça leur donne de la force. Ou bien encore, ils ont une foi mystique ; ils croient que Dieu est puissance pure, qu'ils peuvent L'invoquer pour faire ce qu'ils veulent, imposer leur propre loi. C'est souvent un peu des trois. C'est la logique de mon monde, une logique orientale, non aristotélicienne ; mais bientôt, ce monde façonné par Aristote et Euclide ne comprendra plus du tout ces choses, alors à quoi bon tout ceci ? - Qui sait ? Chez vous, en Orient, même Aristote se révèle plus irrationnel que l'homme de la fin des temps, qui a frappé les cieux d'alignement, ne le croit. Le Cheikh al-Akbar, ibn 'Arab", qui me connaissait mieux que tous ces bigots, ces rustres, ces cagots hypocrites dont tes aventures se moquent, avait du syllogisme aristotélicien une interprétation beaucoup plus vivante, organique presque, alchimique ; la majeure et la mineure représentaient le principe masculin et le principe féminin, le Ciel et la Terre, et la conclusion, leur union ; et le fruit de leur union, représentait l'Homme transcendant, ce pont jeté entre les deux extrêmes. Il a ainsi rendu à la froide logique ce qu'il y avait d'originellement créateur dans le langage, dans le Verbe. Qui pouvait accomplir cela sinon un Oriental, un musulman ? Les hommes que tu côtoies ne comprennent déjà plus cela, et les premiers qui liront tes exploits ne le comprendront pas encore, mais après ? Qui peut dire ? Amateur de garçons, amoureux de la Jeunesse, les garçons ne sont qu'une promesse ; si tu es capable de les aimer, c'est que tu peux croire aux promesses, ton me n'est pas gagnée par la lassitude, tu ne méprises pas encore l'espérance. Alors, tu es bien placé pour comprendre que ce que je t'ai dit sur la logique, quelqu'un pourrait le dire aussi sur moi, ou quelque chose de cet ordre. - Développe cette idée, s'il te pla"t. - Eh bien ! Comme je t'ai dit, les hommes croient m'accomplir pour sauver leur me, se rapprocher d'un Dieu qu'ils imaginent très distant, et malgré moi, je les conforte jour après jour dans cette idée. Mais tu sais bien que d'après tous les livres saints, même le Coran, surtout le Coran en fait, qui est le plus mal compris de tous les livres, si l'on va jusqu'au bout de leur logique cachée, l' me individuelle, l'ego, n'est qu'une illusion promise à l'évanescence, et Dieu est déjà << plus proche de l'homme que sa veine jugulaire >> comme il est dit dans la sourate Q f. C'est-à-dire qu'Il est déjà l'essence et la substance de toute chose. De plus, le Coran ajoute : << les regards ne peuvent L'atteindre, mais c'est Lui qui atteint les regards >>. On ne L'atteint pas en Le visant, mais en renonçant à viser, en le laissant venir. L'essence individuelle, al-aïn, est aussi l'oeil, qui vise, et la source, le puits, qui est une percée vers les profondeurs où se trouve l'eau de la Réalité. Il produit la détermination ontologique, ta'ayyun, et la signification, ma'n , qui est aussi le Concept, mais ce n'est qu'une percée vers les profondeurs. Souviens-toi le hadith : << l'excellence consiste à adorer Dieu comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Il te voit >>, ou selon une autre lecture : << si tu n'es pas, tu Le vois, et dès lors Il te voit >>, c'est-à-dire que tu es véritablement. Éteins-toi, tu brilleras, meurs, tu vivras, ne Le cherche pas avec ta raison, tu Le verras partout autour de toi. - Et alors ? Que viens-tu faire là-dedans, toi ? - Ne penses-tu pas que ma vraie fonction soit de révéler cela à l'homme, de le lui faire intégrer dans sa chair ? Une de mes fonctions, je veux dire, car j'en ai plusieurs ; une autre est d'introduire dans sa vie un certain rythme, une pulsation, de la modeler et de la moduler selon les cycles cosmiques, mais je ne te parlerai pas de cela. Je te dirai seulement que, si tu étudies ma forme, tu verras qu'il y a dedans une symbolique qui ressemble à celle de tes aventures, de toute aventure épique d'ailleurs. L'homme me commence debout, vertical, et me finit prosterné, replié, comme le foetus qu'il était au départ ; il revient ainsi à l'origine, à l'état primordial, quand il était uni à l'Absolu, à l'Universel ; c'est par là qu'il est régénéré. Non pas moralement, mais ontologiquement. L'origine véritable de mon symbolisme est à chercher dans la dialectique transcendantale de l'Un, dans l'idée d'émanation, de procession cyclique et de conversion terminale, proodos et épistrophè, fayd et fan '. Et dans celle de manence qui est l'union synthétique et le germe des deux : manè en grec, baq , en arabe, permanence unitive. L'essence même de ma signification est ésotérique, hermétique, théophanique. Comprends-tu à quel point elle échappe à ces prédicaqueteurs sans flamme et sans panache qui prétendent m'imposer aux autres sans même avoir essayé de me comprendre ? Allons, tu as compris que l'essence même de ton épopée est d'extraire de toute chose, jusqu'à la plus banale, ou la plus horrible, ses possibilités créatrices les plus cachées ; oui, nous sommes l'antithèse l'un de l'autre, toi et moi, nous représentons des aspects antinomiques de la vérité ; c'est pour cela qu'il faut que nous nous unissions, pour que tu puisses continuer ton chemin et remplir ta fonction. >> Mounir consentit à faire ce que le garçon disait, et ses sens et son esprit en furent dilatés. Alors il continua son chemin ; un peu plus loin, il rencontra un autre garçon, très beau lui aussi, mais d'un type plus clair, qui flottait dans un autre bulle. Il le salua, le garçon lui rendit son salut, et lui dit : << - Tu veux savoir qui je suis, Mounir ? Je suis la Zak t, l'Aumône, et je suis le troisième pilier de l'islam, ceci est ma vraie forme, qui n'est visible qu'ici. C'est par moi que les hommes apprennent à se défaire d'une partie de ce qui est précieux pour eux et à le donner aux autres, et c'est de là que vient ma beauté sans pareil, qui fait na"tre en toi le désir, je le vois. Oui, je suis désirable, car je suis le Don, et dans votre monde, rien n'est plus beau que le Don. Le monde même sais-tu, est un Don, un Don de Dieu, un Aumône sublime qu'Il a fait au néant d'une partie, d'un éclat, d'un reflet de Sa propre Existence. Ainsi, chaque fois que vous donnez, sans le savoir, vous reproduisez ce geste divin gr ce auquel vous êtes, et c'est pour cela qu'il y a dans l'Aumône des secrets illimités, que bien peu d'hommes peuvent entendre. Et tu es de ceux-là, Mounir, parce que tu es un amoureux éternel ; or, tu sais très bien que le Prophète a comparé l'acte de chair à une aumône, parce qu'il est vraiment le Don par excellence ; et cela, seul un homme comme toi, charnel et spirituel à la fois, peut le comprendre. >> Et Mounir rencontra ainsi, successivement, cinq garçons, qui étaient les cinq piliers de l'islam ; il rencontra l'Attestation de foi en dernier, bien que ce soit le premier pilier, parce qu'il résume tous les autres, et toutes les vérités, et qu'il est le plus beau et le plus sublime à cause de cela. Mais le pèlerinage lui plus beaucoup, parce qu'il ressemblait un peu à Fouad ; car le pèlerinage à la Mecque, et la Kaaba en elle-même, sont liés au symbolisme du Coeur universel, comme Fouad. Après cela, il rencontra six autres garçons, qui étaient les six piliers de la foi ; car l'islam comprend trois degrés : l'islam proprement dit, l'"m ne ou la Foi, et l'ihs ne ou excellence spirituelle, et chacun comprend ses << piliers >> et ses conditions. Mais après cela, il marcha longtemps sans voir personne, et il devenait de plus en plus léger, de sorte qu'il parcourait des étendues de plus en plus immenses en un temps plus bref. Enfin il aperçut un douzième garçon, beaucoup plus beau que tous les précédents réunis, tout de lumière, qui était sur un trône de lumière également. Pourtant, il arrivait à le regarder sans trop de difficulté, parce que ses yeux s'étaient adapatés, et il fut envoûté par la beauté de ce garçon-là, qui ressemblait un peu à Kam l, le Noir, sauf qu'il était lumineux. Il le salua, et lui demanda : << - Qui es-tu, ô la plus noble des créatures ? - Erreur, Mounir, je ne suis pas la plus noble des créatures, car je n'ai pas été créé. Moi, je suis le Coran. Tu sais, les Textes de l'islam annoncent que je prendrai l'aspect d'un jeune garçon à la fin des temps ; or cet aspect est mon aspect véritable, et il t'est dévoilé aujourd'hui. Je suis le Livre des livres, la synthèse de toutes les vérités révélées ; et personne sur terre ne me conna"t. Tu le sais mieux que quiconque, Mounir, c'est pourquoi je me montre à toi aujourd'hui : il est dit en moi, à propos de moi, << seuls les purifiés le touchent >> ; pourtant, tous ces religieux qui me lisent à longueur de journées, ne font que purifier leurs corps, et leurs esprits restent impur, et j'ai honte qu'ils me touchent, qu'ils tournent mes pages comme ils le font. L'interprétation de moi qu'ils veulent imposer aux humains n'est qu'une supercherie, et cette religion sans grandeur et sans mystère qu'ils ont tiré de leurs misérables cervelles de porcs et appelée islam, comme la vraie, est une parodie dont ils se mordront un jour les doigts ; mais là-dessus je ne t'apprends rien. Oui, Dieu à l'origine m'avait donné cette forme d'un garçon de lumière, infiniment désirable, car c'est la forme la plus parfaite, celle qui résume toutes les perfections créées et incréées ; et Je suis à la fois la Parole de Dieu, Sa Présence et Son Trône, Son Intellect, Son symbole le plus excellent, le contenu secret de Son Coeur, tout cela et bien d'autres choses, le Livre est le modèle transcendant de toute chose. Et en fait, je vais te révéler mon secret : je suis Dieu même en réalité, du moins, je ne suis pas autre que Lui, car la Parole de Dieu n'est pas séparée de Dieu. Et comme le Trône, j'ai quatre aspects fondamentaux : un aspect non-qualifié, infini, et trois aspects qualifiés, qui correspondent aux trois déterminations primordiales de l'Un, procession, conversion, et manence, ou Jam l, Jal l et Kam l, quand on les voit en Dieu, ou Fayd, Fan et Baq quand on les voit dans le serviteur, ou enfin Majd, Idhma et Karm quand on les voit dans la Parole qui unit les deux. En tant que Coran qualifié, par les trois déterminations primordiales, je suis tout le cycle de la manifestation, sa circonférence, son rayon et son centre. En tant que Coran non-qualifié, je suis la Réalité immuable, dont rien ne procède ni ne s'écarte jamais. Et par les trois caractères fondamentaux, comme par les trois branches du trépied, le qualifié en moi prend appui sur le non-qualifié. - En fait, dit Mounir, je t'ai toujours vu sous cette forme, je crois, et je t'ai toujours aimé sous cette forme. En te regardant bien, tu me rappelles Fouad, mais aussi un peu Nuhad, Narjis, et même Dalil, et bien d'autres garçons, qui avaient tous en eux quelque chose de la Réalité suprême, quelque chose du Livre, oui. Curieusement, cela dépend de la façon dont je te regarde ; tu changes d'aspect selon le regard que je porte sur toi. - C'est normal, car mon contenu change selon la façon dont tu m'interprètes ; le Livre ne fait jamais que révéler au lecteur ce qu'il y a en lui-même. Allons, approche, ô le plus noble des hommes de ce temps ; j'ai envie de m'unir à toi, oui ; j'ai envie de t'accorder cette faveur que nul n'a mieux mérité que toi, amoureux des garçons, amoureux du Garçon. >> Et Mounir approcha, l'embrassa, puis l'enlaça, voluptueusement, et le garçon fit de même, et ils s'unirent, brûlant de désirs tous les deux. Interprétant le Livre avec la totalité de son être, Mounir s'unit au Coran, et à partir de ce moment-là, il traversa le dernier voile du manifesté, et entra dans un élément encore plus subtil, qui était de la substance même du divin, et il sut qu'il était entré dans la Présence divine, qu'il avait complètement quitté le domaine de la manifestation. Il y avait là une oasis immense, avec des sources et des jardins fleuris où jouaient des jeunes garçons, des milliers de jeunes garçons, tous magnifiques, resplendissants, nus ou habillés très légèrement ; dans un jardin au centre, plus verdoyant que tous les autres, il y en avait quatre-vingt-dix-neuf plus beaux que les autres, qui jouaient entre eux, alors il sut que ces garçons-là étaient les Noms divins, et que ceux du jardin central étaient les quatre-vingt-dix-neuf Noms excellents, qui sont l'élite, la quintessence des Noms divins. Comme les garçons l'invitaient à se joindre à eux, à se mêler à eux, il alla jusqu'au jardin central, et un garçon, qui était le Nom divin al-J mi', le Rassembleur, le prit par la main, et l'emmena auprès de ses camarades. Et il parla avec eux, joua avec eux, et se mêla à eux, et il en éprouva un bonheur immense. Puis, al-J mi' siffla dans ses doigts, et soudain, sous les yeux étonnés de Mounir, tous les garçons s'arrêtèrent de jouer, se figèrent, et il les vit tous se rassembler en un seul, le plus éclatant, le plus sublime de tous, et c'était le Nom suprême All h. Et la beauté de celui-là l'envoûta plus encore que celle du Coran ; et le Nom suprême lui dit : << - Ô Mounir ! Je suis le Premier Père, c'est de Moi que tout procède et c'est vers Moi que tout retourne, et Je t'attendais ; tu verras encore d'autres réalités après Moi, mais sache que rien n'est au-dessus de Moi ; tout est compris en Moi. Mes lettres sont les caractères fondamentaux de Ma création ; Je suis à l'image du cycle éternel de la vie et de la mort qui procède et retourne à Moi. Viens, pour toi aussi il est temps de te retrouver en Moi. >> Et il le prit par la main, et l'emmena par une échelle d'or jusqu'à un lit de lumière qui flottait dans l'air, et il reconnut la lumière du Coran, et sur que ces deux êtres étaient un dans la Réalité. Mais il s'allongea sur le lit avec le Nom suprême, qui l'enlaça amoureusement, et il se sentit infiniment mieux qu'au Paradis ; et il s'unit avec le Nom suprême. Il fut absorbé en lui, il disparut en lui, et tout à coup, l'acuité de ses sens fut décuplée, et le lit prit des proportions immenses, et devint un nouveau désert, au-dessus du précédent. Il sut qu'il était entré dans un état plus subtil encore. Il marcha longuement dans ce désert, qui était plus lumineux que le précédent, et où l'air était plus pur, parfumé comme le musc, mais un musc d'une qualité infiniment supérieure. Au bout d'un long temps de marche, il arriva jusqu'à une colline sablonneuse sur laquelle se tenaient sept garçons magnifiques, six en cercle et un au centre, qui contemplaient l'infini. Il grimpa au sommet de la colline par un chemin en spirale qui en faisait sept fois le tour. Quand il fut au sommet, il salua les sept garçons, et leur demanda qui ils étaient, bien qu'il s'en dout t déjà. Ils lui dirent qu'ils étaient les sept Attributs divins principaux, qu'on pourrait appeler hypostatiques, entitatifs ou << subsistents >>, à savoir : la Vie, la Science, la Puissance, la Volonté, la Vue, l'Ouïe, la Parole. Et ces sept Attributs, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler, sont un des grands mystères de la théologie musulmane, ils sont les Attributs de la Personne divine, résument et synthétisent tous les autres, à part ceux qui procèdent directement de l'Essence, et ce sont eux qui sont les Causes premières de la Création. Le premier et le plus auguste d'entre eux, la Vie, al-Hay t, celui qui était au centre, le plus beau et le plus lumineux des sept, les réunit tous en lui-même, et il est au-dessus d'eux tous, car il représente la projection de l'Essence même sur le plan des Attributs. Dans son essence, il est Unité pure et puissance d'unité, et dans sa forme, il est un pouvoir subtil qui circule à travers toute chose, dans l'univers et au delà de l'univers, dans les réalités transcendantes et dans les autres, dans les Idées et dans les atomes de l'univers, il circule en tout cela comme le sang dans le corps, irrigue tout et lui donne vie, mais tout en restant en lui-même. Et Mounir, en même temps qu'il voyait le garçon, observait cette circulation infinie. Il le voyait se répandre partout, courir en tout, et même en lui, tout en restant là, en lui-même, au sommet de la colline. C'était quelque chose de beau, inexplicable et fascinant. Après la Vie vient la Science, qui lui ressemble le plus et qui est au point le plus haut du cercle, tout au Nord, et après la Science, viennent la Puissance et la Volonté, et c'est par ces trois Attributs qu'All h a créé l'univers. Et par les trois derniers, la Vue, l'Ouïe et la Parole, Il S'est rapproché de l'univers et est entré en relation avec lui ; il y a donc trois Attributs pour la création, trois autres pour la relation, et un qui les unit et les résume tous. Et chacun d'eux est, naturellement, présent en tous les autres. Et ces sept Attributs peuvent être mis en relation avec le centre et les six directions de l'espace, qu'on peut représenter par sept points formant une croix tridimensionnelle, et avec les sept planètes, et avec certaines parties du corps humain, et bien d'autres choses ; toutes ces choses qui vont par sept s'éclairent les unes les autres, et les sept Attributs sont au sommet de tout. Et Mounir voyait tout cela de ses yeux charnels, et il n'en revenait pas. Les sept Attributs étaient vraiment d'une beauté parfaite. Mounir les désira ardemment, et ils ne le repoussèrent pas. Au contraire, ils l'invitèrent à commercer avec eux, et il se mêla à eux, au sommet de la colline. Il éprouva une volupté si intense qu'il sombra un moment dans le coma, et lorsqu'il se réveilla, il était à nouveau seul, dans une étendue plus vaste et plus lumineuse encore que la précédente. Il marcha longtemps sans voir personne, et puis il aperçut une sorte de pagode, de belvédère, qui rappelait la tour des tempêtes mais avec des dimensions plus réduites. Il l'escalada, et au sommet, il découvrit trois garçons qui ressemblaient un peu à Arslan, Adn ne et Kam l, et il comprit qu'ils étaient encore trois Attributs, mais supérieurs aux Attributs de la Personne, car ils relèvent de la perfection impersonnelle : c'étaient la Majesté transcendante, la Beauté radieuse et la Perfection universelle, al-Djal l, al-Djam l et al-Kam l. Ces Attributs dominent tous les autres, sauf ceux qui appartiennent à l'Essence pure, comme l'Unité, l'Unicité, la Permanence, etc. Il commerça avec eux, et alors le belvédère s'allongea, s'étira vers le haut, et le transporta à une vitesse vertigineuse, qui lui fit à nouveau perdre connaissance, jusque dans une autre étendue désertique, plus vaste encore, avec un air plus pur et plus embaumé, mais là, il faisait complètement sombre, c'était la nuit intégrale, la Ténèbre ; Amr s'était résorbé en Am . Or ce qui était troublant, c'est que dans ces Ténèbres, il y voyait mieux qu'en plein jour, comme s'il était devenu totalement nyctalope, ou plutôt, comme si ces Ténèbres étaient d'une nature plus lumineuse que la lumière même, et permettaient de voir des choses qu'aucune lumière ne révèle. En effet, il distinguait là, comme dans un songe, une multitude de réalités sublimes et transcendantes qui avaient l'aspect de jeunes garçons noirs, tous noirs comme Kam l, mais d'une beauté infiniment plus lumineuse que toute lumière, et c'étaient eux qui composaient ces Ténèbres matricielles, bienfaisantes, où il avançait à présent. Ces Ténèbres étaient les aspects fondamentaux de l'Essence, ceux qui La définissent en Elle-même, négativement, et sans réellement La définir, tels que l'Ipséité, l'Haeccéité, l'Aséité, etc. Il contempla tous ces aspects, << Ténèbres sur Ténèbres >> comme dit le Coran, et fut subjugué par le ténébreux resplendissement de leur beauté noire. Et finalement, il arriva dans un lieu où les Ténèbres étaient tellement denses qu'on ne pouvait plus distinguer entre le haut, le bas, l'avant, l'arrière, la droite et la gauche, ni décider si l'on se tenait sur du dur où si l'on flottait dans le vide, et pourtant, de là, on distinguait l'essence de toute chose, c'est-à-dire, de tout ce qui était en dessous, tous les niveaux qu'il avait traversés, et le monde même. Et là se tenait un jeune garçon d'une beauté sublime et plus envoûtante encore que le Nom suprême, et celui-là était la Miséricorde divine, al-Rahma, d'où procèdent tous les autres Nom et Attributs, tous les aspects connaissables du divin et de la création, tout procédait de la Miséricorde, et il voyait cela : il voyait toute chose procéder, par ordre, de ce garçon magnifique qui le saluait avec gr ce, mais de façon unie, sans sortir les unes des autres, à jamais ; une immense procession dont toutes les parties sont totalement intérieures les unes aux autres, mais qui contient tous les degrés de la procession à venir, tel était l'ultime secret. Lui-même faisait partie de cette procession, il était produit par elle. Et à chaque instant, le garçon qui était la Rahma se divisait en deux autres garçons, jumeaux, sauf que l'un était blanc et l'autre noir, comme Amr et Am , mais ce n'étaient pas eux ; c'étaient les deux Noms divins al-Rahm n, le Tout-miséricordieux, et al-Rah"m, le Très-miséricordieux. Ils émanaient de la Miséricorde, et tout émanait d'eux, en commençant par les trois Attributs Djal l, Djam l et Kam l, puis les sept Attributs personnels, puis tous les autres Noms et Attributs divins, puis l'Intellect, et les Idées, par ordre, et ainsi de suite jusqu'aux réalités les plus inférieures, soumises au temps et à l'espace ; puis tout rentrait en eux, et eux-mêmes rentraient dans la Miséricorde-Rahma, et ainsi de suite à l'infini, tout cela simultanément, en dehors du temps, sans que la nature et l'aspect de la Miséricorde en soient affectés, de sorte que Mounir pouvait parler tranquillement avec le garçon pendant que ce processus continuait. Et il parla avec lui, le trouva merveilleusement beau et spirituel, alors il le prit dans ses bras, et la Miséricorde l'embrassa, et il fut transporté ; transporté dans un état encore plus subtil, au delà de tout ce qu'il avait vu et traversé jusque là. Les ténèbres lumineuses de la Miséricorde, avec laquelle il s'unit, l'enveloppèrent, il se perdit en elles, et quand elles se dissipèrent, et qu'il se retrouva, il vit qu'il était dans une étendue désertique encore incommensurablement plus vaste et plus pure que les précédentes, mais là, il était impossible de dire s'il faisait sombre ou lumineux, si c'était la nuit ou le jour ; il était dans un lieu où ces distinctions n'avaient plus de sens. Il pouvait voir très loin, mais il n'y avait plus rien à voir, c'était le vide absolu. Le monde même n'existait plus. Il avança longtemps dans cette étendue, mais tout était tellement uni, tellement semblable, que c'était comme s'il faisait du sur place ; réellement, il n'aurait pas si dire s'il avançait ou pas. Mais finalement, il aperçut tout de même une silhouette qui s'avançait vers lui, et c'était un autre garçon, qu'il n'avait jamais vu, mais qui avait un aspect vaguement familier. Il était très beau lui aussi, rayonnant, avec des yeux très doux et des cheveux parfaitement blancs, comme de la neige, ce qui était assez surprenant, mais très seyant sur ce garçon. Ils se saluèrent mutuellement, avec componction, et le garçon dit : << - Que la Paix soit sur toi, ô Mounir ; tu as déjà entendu parler de moi : je m'appelle Rayan. - Rayan ? Le Rayan qui appara"t au début de cette histoire, dans l'initiation des sept garçons ? - C'est cela. C'est moi. Que ce soit là ou ailleurs, on peut me rencontrer en de multiples endroits, je suis toujours le même, je suis toujours Moi, c'est-à-dire Lui, c'est-à-dire Elle. - Elle, l'Essence ? - Oui, naturellement, l'Essence. L'Essence divine, l'Essence de toute chose, l'Essence absolue, l'Ineffable, le Fond du Fond ; l'En Sof des cabalistes, la Am des soufis, la Ténèbre primordiale et sans fond, c'est Moi, mais Je suis aussi la Lumière, le Verbe, Amr, je suis toi, je suis tout. Je n'ai ni commencement ni fin. - Et tu es tellement beau ! - Oui, évidemment, Je suis beau, mais toi aussi tu es beau ; tu es Moi, ta beauté est ma beauté. Ici, il n'y a plus de distinctions, plus jamais. C'est la fin de toute limite et de toute détermination. Et Je suis à la fois l'Unité et la Multiplicité la plus abondante. Mon nom est celui d'une porte du Paradis, mais en fait Je n'ai pas de nom. J'ai pris celui-là, symboliquement, car Je suis la Porte des portes, celle qui ouvre le Paradis de l'Essence. Tout ce que tu as vu jusqu'à présent, dans Némis, Thétys et Mèrhésis, depuis le début de ton ascension, tout cela n'est rien, strictement rien, par rapport à ce qu'il y a en moi. Allons viens, Mounir, entre dans Mon Paradis, il est temps ; franchis la Porte ! >> Mounir s'approcha de Rayan, avec précaution, le toucha, l'embrassa, et ils s'enlacèrent également, et il entra en lui, il pénétra en Rayan, il franchit la porte de l'Essence. Et alors il put contempler la réalité de toute chose du point de vue de l'Essence. Il revit tout ce qu'il avait vu auparavant, mais avec les yeux de l'Essence, infiniment plus pénétrants, et vit d'autres choses encore, qu'il est impossible de décrire. Tous les secrets lui furent révélés, tous sans exception, mais il ne put en embrasser qu'une partie infime, car ses capacités n'étaient pas illimitées comme celles de Rayan. Mais il comprit le secret du coeur de Fouad, ce coeur mystérieux, le coeur de toute chose ; il pouvait maintenant revenir vers lui en sachant comment accéder à ce coeur étrange et singulier, singulièrement beau. Mais là où il était maintenant, dans les bras de Rayan, la Porte suprême, il était au sommet et au coeur de tout, il ne pouvait aller plus haut, et là, il se perdait lui-même, là, il n'était plus, il n'existait plus, plus rien n'existait à part Lui. Il s'évanouit en Rayan. Quand il se réveilla, il était à nouveau dans son désert ; le voyage était fini. Il avait contemplé les secrets de la Tradition, sa Tradition, comme il ne les avait jamais contemplés, comme personne peut-être ne les avait jamais contemplés, et il le devait aux jeunes garçons. Il était sous son arbre préféré, où il avait l'habitude de faire la sieste, et Fouad était près de lui, contre lui, dans ses bras, endormi et souriant. Il pensa << à présent, nous allons peut-être pouvoir nous comprendre, toi et moi. >> Mais malgré ce qu'il savait, il lui fallut encore plusieurs jours pour apprivoiser l'énigmatique garçon. 65. Comme une chienne << Oh ! Émir, Émir... j'ai soif de toi, Émir ; tu es mon infini, je t'aime à l'infini... ensemble, nous avons vécu une expérience ; une expérience qui nous a changés, qui nous a transcendés, nous a rendus plus grands, plus fiers, plus forts... plus libres aussi... qui nous a élevés au niveau de l'univers. Nous avons pu regarder l'univers dans les yeux, et lui parler d'égal à égal ; nous étions beaux... nous le serons toujours ; surtout toi, Émir, avec ton corps d'Adonis brun... Je suis ta prostituée blanche et tu es mon seigneur bédouin... je t'ai dans la peau, Émir, à jamais ; autant qu'en cette minute où tu es entré dans mon corps ; je suis pénétré de toi, Émir... il y avait toi, l'Apollon arabe, et puis Bessam, l'enfant noir, l'enfant des savanes africaines, au sourire ravageur, comme son nom l'indique : Bessam, le souriant... et enfin moi, avec ma peau d'alb tre qui te rendait fou, et mes boucles blondes. Je n'avais pas la m choire carrée ni les muscles que j'ai aujourd'hui... j'entretenais ma beauté équivoque... nous formions un trio explosif, nous nous complétions parfaitement, pour le mal comme pour le bien, moi qui sous mes airs d'archange, dissimulait habilement ma nature vicieuse, toi, le jeune m le fringant, h bleur et dominateur, et lui, discret, effacé, serviable, entièrement dévoué aux copains, et toujours prêt à prêter main forte pour un bon ou un mauvais coup. Notre amitié était sans faille, notre complicité aussi, même si parfois nous nous battions à coups de poings ; l'instant d'après on se réconciliait, la main de l'un dans le pantalon de l'autre... Il y avait de l'envoûtement entre nous, il y avait la puissance de la foudre entre nous, elle ne demandait qu'à éclater ; depuis le début, nous étions troublés l'un par l'autre, il fallait trouver un moyen de faire retomber la tension. On l'a trouvé un jour, dans la cave du collège ; nous nous étions éclipsés ensemble, d'un cours de grammaire ennuyeux à mourir... un cours sur la déclinaison arabe ; nous l'avons décliné... pour aller conjuguer ensemble quelques verbes fort irréguliers... Bref, à un moment, tu m'as entra"né dans un coin, et tu m'as lancé sans façon, en manière de défi : << - eh, toi, la pute blanche, tu veux me sucer ? >> C'était pas dit méchamment ; on se donnait souvent des noms d'oiseaux, pour rigoler... enfin, je ne me fis pas prier ; depuis le temps que j'attendais quelque chose de ce genre... Je me suis agenouillé pieusement, tu as défait fébrilement ta ceinture, ouvert ton pantalon ; quel moment de gr ce ! Ton dard a jailli, presque à la verticale, droit comme un alif, déjà tendu depuis longtemps, et frétillant d'impatience ; pas très grand, mais ma bouche non plus n'était pas très grande, et tellement fier pourtant... je l'ai mis en bouche d'un coup, et tu as exhalé un grand << awh ! >> d'aise ; on ne te l'avais jamais fait, tu ne t'attendais pas toi-même à une sensation si douce ; moi non plus d'ailleurs ; j'étais étonné de la façon dont tu réagissais, étonné et excité à la fois ; dans un premier temps, un tel vertige t'a pris qu'on a cru que tu allais tourner de l'oeil, puis tu t'es ressaisi... Pendant ce temps, Bessam, qui se tordait de rire, faisait le guet à l'angle du mur. Tout à coup, il nous a fait signe de nous taire ; quelqu'un passait... on s'est figés tous les deux, on devait se retenir pour ne pas pouffer tant la situation était comique, bien que dangereuse, mais j'avais toujours ton dard en bouche ; le temps que l'intrus se soit suffisamment éloigné, je jouais avec ma langue sur ta plus noble extrémité, dont la présence en moi m'irradiait de bonheur, et tu me disais << mais arrête imbécile >>, en poussant des soupirs étouffés. << C'est bon, il s'est tiré >> a dit Bessam ; et tu as dit : << ouais, maintenant, vas-y ! ouais ! Ouais, vas-y, c'est bon ! >> Moi : << - Vraiment, c'est bon ? - Ouaaais ! Mais t'arrête pas, continue ! Ouais ! C'est ça, continue ! C'est trop bon ! Eh, Bessam ! Il fait ça trop bien, le salaud ; faudra que t'essaies après ! - Ben dépêche-toi alors >>, a répondu Bessam, que le spectacle excitait, et qui crevait déjà d'impatience de faire la même chose. << - C'est vraiment bien ? A dit Bessam - Raah, ouais, vraiment bien ! vraiment bieeen, ouaaais ! >> Tu as répondu. Moi j'étais fier, et excité. J'inventais toute sorte de tours avec ma langue, pour te rendre fou ; tu me prenais la tête à deux mains, et tu la pressais vers toi, pour me la mettre plus profond, et j'adorais ça ; tu la faisais sans arrêt entrer et sortir dans ma gorge, et moi j'avais du mal à respirer, mais je n'y faisais même pas attention, je m'activais de plus en plus ; entre deux r les de plaisir, tu ne cessais pas de répéter des choses du genre : << - Aaah ! Ouais, vas-y, qahba, plus fort, suce ! Suce-moi fort ! Ouah, fils de pute, ce qu'il suce bien ! Ouah, ouah ! Continue, donne tout ce que t'as, donne tout, j'te dis ! >> Et tu me serrais la tête à la faire éclater, tu me tirais les cheveux mais je ne sentais même pas la douleur ; et encore : << - Ah ! Nom de Dieu, j'suis bien, là ! Ah ouais, ouais, j'suis bien, là... yah... j'vais jouir... j'vais jouir... j'vais éjaculer dans ta bouche... t'aimes ça, hein ? Mon sperme dans ta bouche ! T'aimes ça, hein, chienne blanche ? >> Moi je répondais en pompant davantage. Et Bessam, qui n'en pouvait plus : << - Bon, ça y est maintenant ? Et toi : - Ta gueule, toi, le nègre ! Presque ! Oui, ça y est, ça y est, ah ! Putain, aaaaahhh ! Ah, fils de pute !>> Tu t'es écroulé contre le mur derrière, le pantalon sur les chevilles, le dard encore tendu mais plus horizontal, un sourire béatifique aux lèvres et une main sur la poitrine, pour comprimer ton coeur qui battait trop fort ; tu as encore dit, d'une voix étranglée : << - Ah la vache ! C'était bon ! À ton tour maintenant, le nègre ! >> Et Bessam : << - C'est ça ! Allez, pousse-toi ! >> Et, te poussant du coude, pendant que moi je me remettais à peine, essayant de définir le goût doucereux que j'avais dans la bouche, Bessam a défait son pantalon avec gr ce, tandis que tu remettais le tien. Sa tige était plus grosse, impressionnante, toute noire, toute gonflée de sève, il me l'a présentée gentiment, en souriant. << - Tu me fais aussi bien qu'à lui, hein ! - Ouais, ouais, t'inquiète pas ! >> Moi ça m'avait plu, et je ne demandais qu'à recommencer. Mais moins pressé. Je prends plus mon temps. Je joue avec. Je suçote voluptueusement le gland, avec le bout des lèvres. Je le lèche, de bas en haut, de haut en bas, en spirale, de tous les côtés ; je mets ses testicules en bouche, je les suce l'un après l'autre, comme des bonbons. Bessam ronronne, roucoule. Les mains sur les hanches, il se cambre, le pubis en avant. Je la mets en bouche. Il caresse amicalement ma crinière blonde, retient un peu son souffle... il se met à faire des << ah ! >> à son tour. << - Ah ! Ah ! Ah ! >> Sur un ton aigu, mélodieux. Il ne dit rien d'autre ; il para"t sérieux, extrêmement concentré. Le plaisir a l'air de le mettre en transe. Tout son corps noir se tend, réagit, subit des ondes, des vagues de plaisir et d'excitation. Il bafouille dans sa langue, des mots que nous ne comprenons pas, mais qui ont l'air de vouloir dire qu'il est plutôt heureux. Il se décha"ne de plus en plus, met ses bras autour de ma tête, sa cuisse noire sur mon épaule, plisse les yeux, ouvre grand la bouche - on peut voir ses dents éclatantes - et la referme en << O >> tout en renversant la tête : << - Aoh ! C'est bon, dis ! Oh ! Ouaoh ! Continue ! Suce ! >> Moi je suce. << - Ouaoooooh ! C'est bon, ça, ouaaais ! Ha ! Ha ! >> Un liquide chaud et visqueux me remplit la bouche. J'avale tout jusqu'à la dernière goutte. Bessam à Émir : << - Putain, eh ! T'avais raison ! Il suce bien, notre copain ! >> Et il me donne une tape amicale sur la nuque. << Qu'est-ce qu'ils en savent après tout ? >> Je me dis en moi-même. Ils ne se sont jamais fait sucer avant... mais enfin, ils sont contents, moi ça me fait plaisir. << - Ben ouais, j'te l'avais dit ! Mais la vache, elle est grosse, la tienne. Elles sont toutes comme ça, chez les nègres ? - Ben, j'sais pas ; je connais que la mienne... et puis arrête de me traiter de nègre, ou je t'en colle une. - Oh ça va, le nègre, j'te charrie. - Espèce de... attends, tu vas voir ! - Allez, les gars, - je dis - on va pas se disputer. On a passé un bon moment. - Ah ouais, ça tu peux le dire ! >> Vous riez tous les deux ; Émir passe son bras sur le cou de Bessam, et moi je me mets entre vous deux ; on rentre tous les trois comme ça, vos deux bras sur mes épaules, enlacés. Je me sens bien. Chemin faisant, tu l ches : << - Eh ! Dis-moi, c'est lequel de nous deux qui avait la meilleure ? - C'est moi bien sûr, dit Bessam ; t'as vu ce que je lui ai mis ? - Ouais, mais moi, c'était avant ! Laisse-le répondre, de toute façon ! Et moi : - Bah, j'sais pas moi... c'était les deux... - On r'commencera, hein ? - Ouais, quand vous voulez. >> Après ça, c'était géométrie. On a écouté distraitement, la tête dans les nuages. Mais ensuite, on a recommencé. Souvent. Presque tous les jours, à une certaine époque. Les cours qui nous ennuyaient - et la liste était longue - on les passait au sous-sol, ou ailleurs, on connaissait toutes les cachettes. Parfois, il y avait des cours qu'on ne pouvait pas manquer, pourtant on était chauds, alors on s'impatientait. On était tous les trois au fond de la classe, évidemment ; avec mon intelligence, j'aurais facilement pu être au premier rang, mais je m'en foutais. Un jour, j'ai passé tout le cours la main sur la queue d'Émir, qui bandait comme un fou. C'était un cours de morale. Approprié. Émir faisait ce qu'il pouvait pour prendre un air dégagé, mais en fait il se p mait ; il devait suinter à mort. À un moment, j'ai retiré ma main, par peur de le déranger, mais il l'a prise dans les siennes et il l'a remise doucement. J'ai murmuré : << - T'aimes ça hein ? - Ouais ! Mais tais-toi, il va nous entendre. >> Le professeur parlait des mérites de la chasteté chez les jeunes. Bessam, qui écoutait en nous regardant du coin de l'oeil, s'efforçait de ne pas éclater de rire. Moi, je devais me retenir pour ne pas trop en faire, mais de temps en temps j'exerçais une légère pression ; Émir poussait un petit << Ah ! >> discret et s'affalait un peu plus sur sa chaise, la tête renversée et les yeux plissés. De temps en temps, il se passait discrètement la langue sur les lèvres, dans un geste très expressif. Enfin, le cours s'est terminé. En sortant de la classe, il m'a dit : << - Putain ! Encore un peu plus et j'allais jouir dans mon froc ! Moi : - Bah, excuse-moi ; je voulais pas t'embêter. - Mais non, c'est rien, j'avais envie de toute façon. >> On a séché l'heure suivante, et on est allés directement dans un de nos coins habituels - un endroit parfait, découvert par Bessam, qui fouinait souvent, un peu partout dans le collège ; un débarras, derrière la bibliothèque, où ne passait jamais personne, Dieu sait pourquoi ; comme si cet endroit nous avait été réservé. On y a même planqué parfois de la nourriture et de la gnôle. Enfin bref, cette fois-là, on était particulièrement chauds ; tu dois t'en souvenir, Émir... à peine entrés, je t'ai quasi sauté dessus ; j'ai baissé ton pantalon, je l'ai presque arraché. Ton dard brillait comme une étoile. J'ai commencé à te sucer comme d'habitude, avec passion, et tu as dis : << - Ouah, enfin, il était temps, j'en pouvais plus. - Moi non plus, j'ai dit. - Ouais ben suce, maintenant. >> Moi je suce. << - C'est ce que tu voulais, hein, qahba ? Elle est bonne ma queue ? >> Je réponds en suçant plus fort. << - Ouais, c'est ça ! Elle est bonne, elle est bonne ! Ah oui ! C'est bon ! >> Bessam, juste à côté, s'impatientait aussi. Pour le calmer, j'ai pris son dard dans ma main, et j'ai commencé à l'astiquer un peu, tout en continuant de te sucer. Il avait la bouche entrouverte, un peu de salive au coin, les yeux levés au plafond. Il était très excité. Tout à coup il a fait quelque chose de bizarre. Il a commencé à te toucher. Tu lui as touché le sexe à ton tour ; et vous vous êtes embrassés sur la bouche, pendant que je suçais toujours. Et puis Bessam s'est baissé à son tour, et il a commencé à embrasser tes fesses, qui étaient petites, fermes, bien rondes et très jolies. Toi tu as écarté les jambes, tu t'es penché un peu en avant, et il a commencé à te sucer les boules, par derrière, pendant que je suçais ta tige, par devant. Tu as dit : << - Ouais, c'est ça, allez-y les gars ! À deux c't'encore mieux. >> Et tu t'es mis à faire des << ah ! Oui, aaah ! >> enthousiastes. Bessam n'arrêtait pas de mettre sa langue dans ta fente, je ne savais pas ce qui lui prenait, il te léchait, et toi, ondulant du bassin, tu te frottais à sa langue pendant que j'étais pendu à ta verge, tu semblais prendre un plaisir extrême. Tout à coup tu as l ché ta semence, j'en ai eu plein la face, je me délectais ; à cette époque, tu étais, pour moi, la meilleure friandise. Décidément, la chasteté ne nous inspirait pas trop. Après ça, Bessam s'est fait sucer à son tour ; tu ne l'as pas imité, mais tu lui a mis un doigt dans le trou, pendant qu'il se faisait sucer. Ça avait l'air de lui plaire aussi. C'était la première fois qu'on faisait ce genre de choses. Bessam a joui dans ma bouche, une fois de plus, c'était bon. Après ça, cours de littérature. On étudie Abu Nuw s. Tout à coup, je demande au ma"tre : << - C'est vrai qu'il aimait les garçons, Abu Nuw s ? - Oui, répond le ma"tre, mais ceci ne doit pas vous choquer ; car sa vie dissolue ne l'a pas empêché d'être un de nos meilleurs poètes. Vous devez le respecter, même si vous le désapprouvez. Vous comprendrez cela quand vous aurez de la sagesse et de l'expérience. >> Moi je n'ai pas de sagesse, mais j'ai déjà pas mal d'expérience, et il me semble que je comprends. Et puis, je ne désapprouve pas, mais je me garde de le dire au ma"tre. On s'appréciait de plus en plus. Ce n'était pas la routine, mais une création permanente, on réinventait la vie, l'amour, la jeunesse. Ce n'était pas à proprement parler de l'amour, d'ailleurs, sauf peut-être pour moi. Souvent, on parlait de filles, on évoquait celles qu'on aurait bien aimé posséder, on faisait des comparaisons. Bessam et toi surtout. Moi j'étais un peu plus hésitant. D'un côté, je rêvais d'une lointaine princesse, une beauté chaste et éthérée que j'aurais conquise à la pointe de l'épée, mais plus tard, quand je serais devenu un homme, quand je me serais débarrassé de cette gangue de féminité. Pour le moment, tu étais mon dieu, mon idole ; je me sentais plus attiré par toi que par n'importe qui, homme ou femme. Et puis il y a eu cette fois où nous étions remontés dans le débarras, après la leçon de gymnastique. Nous étions tous les trois excités au plus haut point. J'ai commencé à te sucer ; tu étais chaud-brûlant, tu avais la fièvre ; tout à coup, tu m'as dit : << - Eh, tu voudrais pas que je te la mette par derrière, pour changer ? Moi : - Par... par derrière ? - Ben ouais, dans le cul, si tu préfères. Il est beau, ton cul. On dirait celui d'une fille ; j'ai envie de le défoncer. >> Je réfléchis. En fait, j'y avais déjà pensé, mais pas très sérieusement. J'étudie la proposition, mais pas longtemps. << - D'accord, vas-y, mais fais-moi pas trop mal. - Si ça fait mal, tu cries, c'est tout. - Et tu t'arrêtes alors ? - Ben, euh... j'sais pas, on verra ; allez, mais donne ton cul, Nom de Dieu ! - Ouais, bon, ça va. >> Je me déshabille ; j'ai un peu d'appréhension, mais en fait je suis très chaud. J'ai envie de sentir ton dard dans ma chair. Je me penche en avant, debout, mais jambes écartées, les mains appuyées sur les genoux. Tu commences à me prendre, elle est dure et ça entre sans problème, j'ai un peu mal au début mais je me détends vite, je respire ; toi, décha"né, tu me la mets en criant : << - Oooh ! Ouah, oh, eh ! C'est bon, ça aussi, hein ! Hein, t'aimes ça, qahba, t'aimes ça ! T'aimes ça ! Et ça, et ça ! >> Tu me la mets plus fort à chaque fois. Et moi, qui sens tes coups de boutoir sur ma prostate virginale et qui ai le cul en feu : << - Ouais, j'aime ça, ouais ! Vas-y, Nom de Dieu, Émir, vas-y, prends-moi ! Encule-moi ! Insulte-moi ! - Tu veux que je t'insulte, hein, qahba ! Tu sais que t'es une qahba, hein ! Une chienne ! - Ouais, ouais, je le sais ! Vas-y, c'est bon, continue ! Je suis une chienne, traite-moi encore de chienne ! - Alors t'aimes ça, chienne ! Eh bien j'te baise, moi ! J'vais te faire jouir, moi, tu vas voir ! Dans ton cul, salope ! Tiens, regarde, le nègre, j'vais la faire jouir cette kalba ! >> Bessam, que ce spectacle rend fou d'envie, défait aussi son pantalon, et me dit : << - Tu veux la mienne aussi, peut-être ? Tu la veux dans ta bouche ? Tu veux les deux à la fois ? - Oh ouais, les deux à la fois, c'est bien ! >> Et il me la met dans la bouche. Je me mets à sucer Bessam pendant qu'Émir me prend. Émir gémit, soupire et crie, il fait des << aaaah ! >> de plus en plus grands, avec des intonations bizarres, cassées et chantantes à la fois, et me caresse les fesses ; je sens en même temps la douceur de ses mains et la dureté de son dard ; il me prend par la taille, pour me mettre plus fort encore. Bessam me la met dans la gorge, elle ne m'a jamais paru aussi grosse, je l'adore. Je voudrais que ça ne s'arrête pas. Il transpire ; je vois la sueur perler sur son beau front noir, large et bombé, et sur ses tempes noires, pendant qu'il passe sa langue sur ses lèvres charnues, comme les lèvres des Noirs. Il fait chaud. On transpire tous les trois, eux surtout, j'aime leur odeur, l'odeur de leur sueur, l'Arabe ne sent pas comme l'Africain, je pourrais les distinguer les yeux fermés. Et puis, voilà Bessam qui fait : << - Eh ! Et si on échangeait ? J'ai envie d'essayer, moi aussi. - T'as envie d'essayer son cul, le nègre, à cette chienne ? Allez, c'est bon, viens. >> Et ils échangent, sans penser à me consulter, mais moi je m'en fous. Émir vient se remettre devant moi, tremblant, titubant, transpirant, mais souriant ; il me remet son dard en bouche. Son dard, maintenant, sent ma propre odeur, l'odeur de mes entrailles, mais ça ne me dérange pas, ça m'excite. Je recommence à le sucer pendant que Bessam entre en moi à son tour. Elle est plus grosse, donc ça fait plus mal, logique. Ça déchire plus. Oh ! Nom de Dieu, ça déchire ! Elle est bonne, ouais, elle est bonne, la queue de l'Africain. Je m'empale dessus avec volupté ; ma prostate est défoncée, je sens que je vais jouir comme une chienne, comme une chatte langoureuse. Je m'entends pousser de lascifs gémissements, qui se mêlent harmonieusement aux << aaahhh ! >> d'Émir et aux << ouaoh ! >> de Bessam. Bessam s'excite de plus en plus ; c'est un lion. Il me la met profond, profond, et fort, on dirait un homme, un vrai m le, pourtant il n'a que douze ans, comme moi. Mais il est à fond dans ce qu'il fait - à fond dans moi. Je sens son plaisir, je sens la volupté qui envahit son beau corps noir, à chaque fois qu'il s'enfonce dans ma chair. Je suis pantelant, il est magistral. Ils sont magnifiques tous les deux. Et Bessam, entre deux rugissements de plaisir, crie : << - Regarde, Émir ; moi aussi je la prends, la qahba blanche ; ouah, té, qu'elle aime ça - han - tu vas voir, je vais te la faire jouir, moi ; hein, tu vas jouir, chienne ! >> Et moi : << - Oui, oui, aaah ! Je vais... aahh ! Je vais mourir... je vais jouir... mourir, jouir... yaaah ! Ouaaahhh ! >> Tout à coup, je sens tout mon être se détendre, se rel cher brutalement ; une explosion de lumière, de couleur, de suavité à l'intérieur de moi ; une déflagration énorme, et puis plus rien, le vide, l'anéantissement, al-fan '. J'ai joui ; le monde n'existe plus. La souffrance n'existe plus. Je n'existe plus. Bessam aussi a joui. Son sperme me dégouline le long des jambes. Celui d'Émir, qui l'avait précédé, macule mon visage angélique. Il y en a partout ; ça nous fait rigoler. Je cherche quelque chose pour m'essuyer ; à terre, g"t un vieux bouquin d'ibn Taymiyya, le théologien rigoriste ; c'est pas très propre, mais ça fera l'affaire. Les idées sont grossières mais le papier est fin, heureusement. Ce fut notre premier vrai coït ; il y en aura d'autres, mais celui-là était vraiment bon. Je me souviens d'une autre fois. Bessam était assis sur une chaise, entièrement nu ; les cuisses largement écartées, son dard énorme se dressait fièrement, comme un épieu. Moi, nu également, à genoux devant lui, les mains sur ses genoux, je commençai par le sucer dans cette position pour le rendre plus dur. Sa tête renversée en arrière oscillait de droite et de gauche, sa respiration était profonde, sonore, un soupir, un << ouaoh >> étouffé, de temps en temps, soulevait sa superbe poitrine sombre, musclée. Et puis Émir, qui dirigeait les opérations, a dit : << c'est bon, il est assez dur maintenant, mets-toi sur lui, qahba >> ; il savait que ce mot m'excitait. Je me suis assis sur Bessam, en contractant les muscle du visage, et je me suis enfilé son dard jusqu'à la garde ; il a eu comme un spasme dans tout son corps et a poussé un très grand << ouaïoooh ! >>, ses yeux d'ivoire exorbités, puis il a commencé à me prendre, sauvagement, mais gentiment, avec art. Je m'étais soulevé un peu ; lui, les deux mains derrière le dos, appuyé sur ses bras tendus, le corps rejeté en arrière et le bassin propulsé en avant, il me donnait des grands coups par en-dessous, comme une sorte de pilon - moi j'étais le mortier - en émettant des << han ! >>, des interjections diverses, des r les d'agonie. Pendant ce temps Émir, à genoux sur la table derrière, avait sorti sa queue et me la mettait en bouche, avec un sourire béat. Je le suçais énergiquement en chevauchant l'Africain ; quelle cavalcade ! Ça a duré quelques minutes ; à la fin, Bessam s'est mis à me caresser le dos de ses larges mains aux paumes presque blanches, à m'embrasser la poitrine, à me sucer les tétons, ce qui me faisait des drôles de frissons dans tout le corps. À la fin, il a joui en s'exclamant : << ouaoh ! Putain, la chienne ! >> et il s'est rassis, exténué. Presque en même temps, Émir a éjaculé sur ma face, et son sperme tout blanc a coulé sur l'épaule noire de Bessam, qui s'est écrié : << eh ! Fous pas ta merde sur moi, Bédouin ! >> Et moi je l'ai léché, ce qui l'a fait marrer. J'ai toujours aimé le goût de leur sperme, ça me fait vraiment penser au lait, mais en meilleur, je pourrais en boire des litres, j'aimais en avoir partout, les copains le savaient, ils ne se gênaient pas, ça les excitait. Une fois même, ils se sont tous branlés sur moi, à plusieurs ; c'est la seule fois qu'on a fait participer d'autres garçons, c'était exceptionnel, mais je ne l'ai pas regretté. On était chez Bessam, en visite Émir et moi, ça nous arrivait parfois. Il y avait ses deux grands frères, de quatorze et seize ans, son cousin, de onze ans, et un autre garçon du quartier, qui, d'après ce que j'ai compris, avait une relation particulière avec le cousin. Tous ces garçons étaient complices, Bessam adorait ses frangins, on leur a tout raconté, ça les excitait, Bessam leur a proposé de leur faire voir comment j'aimais le foutre ; je me suis mis à poil et je me suis couché par terre, les mains derrière la tête ; ils ont tous commencé à se branler au-dessus de moi, je jouissais à fond du spectacle, ils étaient tous noirs, tous beaux, tous bien membrés, à part Émir et l'autre garçon, qui avait la peau plus sombre que l'Arabe, mais moins que les autres, mais ils étaient très beaux quand même. Parfois ils s'aidaient les uns les autres, c'était comique. Ils ont tous l ché le jus, presque en même temps, sauf Émir qui a mis un peu plus de temps ; les deux grands frères en avaient beaucoup, ils se sont mélangés sur mon ventre, j'en avais vraiment partout, j'étais comblé ; j'ai essayé d'en avaler le plus possibles, tous leurs foutres mélangés, mais y'avait des endroits où j'arrivais pas. Alors l'autre garçon, qui n'était pas trop dégoûté - moi j'ai jamais trouvé ça dégoûtant, vraiment jamais, mais y'en a, oui - il m'aidait avec ses mains, c'était gentil. Mais on n'a pas recommencé, parce que les deux grands frères, ils étaient plutôt pour les filles. Dommage, j'aurais aimé qu'ils m'enculassent, ils ressemblaient à Bessam en plus viril. On a quand même fini par s'enfiler à trois ; un jour que j'étais seul à la maison, les copains sont venus ; étendu sur le ventre, Émir est monté sur moi, et a commencé à me prendre avec volupté, sans violence, tout en caressant mon propre dard ; en même temps, il offrait son joli cul, brun et viril, à l'Africain, qui lui mettait son dard considérable en riant : << - alors, Bédouin ; toi aussi tu l'aimes, ma queue de nègre ! - Ouais, c'est ça, vas-y ; aah !>>. Ce fut une des rares fois où je vis Émir jouer le rôle passif. On s'amusait bien, mais malgré les mots vaches qu'on s'envoyait à la tête, on s'adorait tous les trois ; celui qui se serait risqué à me manquer de respect devant eux l'aurait appris à ses dépens. Ça durera des années. On a arrêté vers quatorze ans, on s'est perdus de vue. Bessam, son père est mort cette année-là, et l'année suivante, sa mère est partie en l'emmenant. On a pleuré tous les trois. Moi je suis Perse, Aryen, blond aux yeux verts ; mon père, qui était ambassadeur à Naruq, est rentré en Perse, et m'a mis dans un autre collège là-bas ; j'ai connu d'autres garçons, mais ça n'avait rien à voir. Je pensais sans cesse à Émir et à Bessam. J'y penserai jusqu'à la fin de ma vie. Émir, lui, est resté. Il s'est mis à travailler dur, à ce qu'il para"t. C'est devenu un savant ; et puis il s'est marié, et il a eu des enfants, des filles et des fils ; mais parfois, il lui arrive encore de prendre un garçon ; quand on y a goûté, on y revient toujours. Moi, je suis revenu à Naruq, des années après, pour faire des affaires. J'y étais à peine depuis trois jours, qu'en faisant mon marché, j'ai fait la rencontre d'un garçon arabe de douze ans, d'allure fière et aux cheveux frisés comme un mouton noir, qui me rappelait un garçon que j'avais aimé bien des années avant. Je lui ai dit que sa beauté m'avait ému, et que mon me ne serait pas apaisée tant que je n'aurais pas fait sa connaissance ; il a eu l'air flatté, et un peu gêné, mais il m'a quand même suivi chez moi. Nous avons mangé et bu, et discuté. Puis nous sommes allés dans ma chambre, et là, nous nous sommes jetés l'un sur l'autre, comme des tigres voraces. Je l'ai déshabillé ; il avait un corps superbe, flamboyant. Je l'ai pris entre mes bras puissants, et il s'est laissé faire ; je l'ai pris contre moi ; nous nous sommes embrassés. Puis, je suis descendu en l'embrassant, le long de son cou, de sa poitrine, de son ventre, jusqu'à son sexe, et je l'ai sucé. Il était en transe ; je lui ai proposé de faire davantage, alors il s'est renversé sur le dos et m'a dit : << Viens ! Prends-moi, baise-moi, encule-moi, fais-moi jouir comme une chienne ! >> Et nous avons tout fait. Comme je le prenais, il se tortillait sous moi en m'enlaçant de ses magnifiques bras bruns, me couvrait de baisers ardents, et, lorsque la tension fut à son paroxysme, il renversa la tête en arrière en émettant de petits cris langoureux : << ah ! Ah ! Oui ! Aah ! >>, au rythme de mes coups de reins, de plus en plus fort, de plus en plus aigus, puis enfin - << ouaaaah !>> - dans un dernier souffle, sur mon épaule, il a exhalé en jouissant : << comme une chienne ! >> avant de retomber en arrière, brisé mais apparemment heureux. De la rue, nous parvenaient les échos d'une mélodie orientale, lancinante et douce. Alors j'ai allumé un narguilé de tabac et de chanvre, que nous avons fumé ensemble, et je lui ai frotté de musc sa merveilleuse poitrine d'ambre, avant qu'il se rhabille mollement. Puis nous avons encore mangé et bavardé un bon moment. Finalement, il m'a demandé de le raccompagner chez lui ; il voulait me présenter à son père ; c'était, disait-il, un homme très bon ; << mais ne lui dis pas ce que nous avons fait ensemble >>. Je promis le silence. Nous sommes arrivés devant sa maison ; une belle maison, riche. << Tu vas voir mon père, m'a dit le garçon >>. La porte s'est ouverte, et j'ai vu... Émir ! C'était devenu un véritable Émir, manifestement. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre, en nous demandant comment nous avions fait pour vivre l'un sans l'autre pendant toutes ces années. Le garçon était étonné. Plus tard, quand nous nous sommes retrouvés seuls, il m'a dit : << - Ainsi, tu as fait la connaissance de mon fils ! - Oui ; ainsi en a décidé le Destin. - Et il te pla"t ? - Beaucoup. - Je ne te demanderai pas ce que vous avez fait ensemble, ami ; je te connais trop bien. Mais laisse-moi te dire que je suis heureux que ce soit avec toi plutôt qu'avec quelqu'un d'autre. >> Cette parole m'a fait plaisir. Ainsi, ce que j'avais prêté au père, le fils me l'a rendu. Je suis resté à Naruq, et j'ai revu le garçon, et son père aussi, souvent. Puis je suis parti, mes affaires m'appelant ailleurs ; aujourd'hui je suis revenu ; le garçon a dix-huit ans, et il s'est marié. J'étais parmi les invités d'honneurs. Il m'a choisi comme témoin, ce qui m'a ému. Il se peut que je reparte un jour, mais je reviendrai toujours à Naruq, s'il pla"t à Dieu. >> Mounir avait écouté avec attention le récit du voyageur persan. << - Votre histoire est belle, dit-il, mais elle n'est pas terminée. Moi je peux la terminer. - Comment cela ? - Toi ; va nous chercher ton père >>, dit-il à un très joli garçon noir dont il caressait les cheveux crépus. Quelques instants plus tard, le garçon revint accompagné d'un homme, noir lui aussi, de haute stature, fort et d'allure vénérable. L'homme resta un moment à dévisager le voyageur, puis son visage s'éclaira. << - Mais tu es... - Oui, c'est moi ! Et toi tu es Bessam. - Gloire à Dieu ! Mais tu es devenu un homme, ma parole ! - Toi aussi, apparemment. - Moi, je suis homme, je suis griot, et je suis un gardien de l'Ordre. Les gens, ici, me respectent. Mais comment avons-nous fait pour vivre aussi loin l'un de l'autre pendant toutes ces années ? - C'est ce que j'étais en train de me demander. - Allons voir ce cher vieil Émir, il aura peut-être la réponse. - Oui, nous irons. - Allons-y de ce pas. >> Et Mounir regarda s'éloigner les deux amis, accompagnés du garçon, qui marchait avec la gr ce exquise des peuples des savanes, et la sensualité d'un enfant de l'Ordre. 66. Le coeur à droite La fin de cette histoire approche ; lecteur, tu en devines déjà partiellement la conclusion : le triomphe de l'Ordre, dont seules les modalités t'échappent provisoirement - tout est provisoire dans ce monde. Avant cela, laisse-moi te convier, moi la voix qui n'appartient à personne, à un ultime voyage aux limites du possible. L'histoire la plus longue et la plus compliquée de toute cette singulière mosaïque, un conte dans le conte, roman dans le roman, fresque dans la fresque - et aussi une énigme dans l'énigme, qui te révélera, si tu y prends garde, la clef de certains des mystères que j'ai disséminés dans les replis de ce long récit exprès pour te surprendre et t'inciter à réfléchir. Excuse-moi si la longueur extravagante de ce chapitre bouleverse en apparence la structure bien ordonnée de cet ouvrage. Chapitre marqué du numéro soixante-six qui est un nombre divin, puisque il correspond à la somme des lettres visibles dans le nom All h. Si tu rajoutes le deuxième Alif, lettre cachée, tu obtiens soixante-sept, qui est le dix-neuvième nombre premier, dix-neuf étant un des nombres sacrés de l'islam, une des clefs du Coran, et la somme des lettres de W hid, Un, qui est le nom divin exprimant le caractère totalisateur et synthétique de Son Essence. Et si tu rajoutes le W w final, qui est une autre des trois lettres invisibles, et qui représente l'Homme transcendant caché en Dieu, tu obtiens le nombre soixante-treize, qui correspond entre autres au nombre des sectes de l'islam, dont une seule est le << groupe sauvé >> - et tu n'ignores plus que c'est là une désignation de l'Ordre. Il serait superfétatoire de développer davantage ces considérations, que les gens raisonnables engoncés dans leur mépris du mystère décrieront de toute manière. Sache, donc, que ce n'est pas une simple coïncidence si ce monstrueux chapitre est marqué de ce nombre redoutable de soixante-six. Quand le deuxième six aura été renversé, l'histoire sera terminée, nous serons de l'autre côté du miroir. En attendant, arme-toi de patience pour découvrir l'histoire de ce garçon mystérieux qui s'appelait Fouad, et de quelques autres plus étranges encore. Fouad avait le coeur à droite ! Tel était le secret de ce miraculeux garçon, sa singularité physiologique, invisible à l'oeil nu, mais perceptible quand on mettait l'oreille sur sa délicate poitrine, ce que Mounir faisait toujours avec beaucoup de plaisir. Inutile de préciser que cette différence essentielle dans sa conformation, entra"nait toute sorte de modifications subtiles dans sa façon d'être, de sentir, de fonctionner, qui expliquaient ce sentiment d'étrangeté, d'altérité ineffable qui se dégageait de sa charmante personne. Fouad était différent, on le sentait dès l'abord, on le percevait à tout instant, et on ne pouvait qu'être fasciné par lui, par ce qu'il avait de plus subtil, de plus aérien que les autres garçons ; quelque chose d'auguste, de sacral, mais aussi d'indiciblement gracieux. Car il avait un excellent caractère, facile, enjoué, sensuel à ses heures ; et il était d'une beauté à fendre les pierres ; il était l'adolescent arabe, le ch b, dans toute sa splendeur, le teint cuivré, doré, brun-beige étincelant, superbe, boucles brun-noir sur la coupole parfaitement proportionnée de son cr ne, la taille fine, élancée, gr ce et vivacité dans tous ses mouvements. Il n'y avait rien à reprendre ni à ajouter ; sans parler de ses admirables yeux d'un brun velouté, en amandes, un peu candides, un peu espiègles, avec juste ce qu'il faut de feu et de flou dans le regard. Mais l'origine de son exceptionnel rayonnement intérieur, l'espèce d'énergie suave qu'il dégageait inconsciemment, venait de cette rarissime particularité physique : Fouad avait le coeur du côté droit. À part cela, son coeur et ses organes internes comme externes étaient tout ce qu'il y avait de normaux, ils étaient en parfaite santé et fonctionnaient à la perfection. Cela n'avait rien d'une anomalie ou d'une malformation ; c'était sa conformation normale. Il appartenait simplement à une espèce de garçons différente, au-dessus de l'humanité courante, qui se distingue notamment par une santé supérieure, une forme plus éclatante, et par la localisation du coeur, dans la partie droite et non gauche du thorax. Ce qui implique une façon différente de percevoir, d'éprouver toute sorte de choses, une propension à développer davantage l'intuition intellectuelle. Une fois que Mounir eut percé le secret de Fouad, celui-ci lui expliqua : << - Oui, tu vois, Mounir, autrefois, il y a très longtemps, nous étions très nombreux, et nous étions l'élite de l'humanité. Ceux à qui Dieu avait fait le coeur à droite, parce que c'est le côté de la Bénédiction, le côté de la Volonté créatrice, de l'amour, de l'élection. Parfois, en grandissant, ils perdaient la B raka spéciale de l'enfance, et alors leur coeur passait à gauche, comme chez les hommes normaux. Chez les meilleurs, il restait toujours à droite, ce qui leur permettait de contempler spontanément, avec l'oeil du coeur, des réalités voilées à tous les autres, et leur donnait un caractère plus intuitif, plus seigneurial. Leur existence était un secret, mais ils étaient l'élite. En réalité, tous les garçons naissent avec le coeur à droite, symboliquement ; l'organe de chair - al-qalb - est à gauche, mais le véritable coeur, l'organe subtil, le centre fonctionnel de l'être, est à droite. Cela change en grandissant, chez la plupart des hommes, c'est ce qu'ils appellent devenir adultes ; comme tu sais, c'est la façon pompeuse de dire déchoir, puisqu'un véritable adulte n'est qu'un enfant déchu. Chez les meilleurs, le coeur, le vrai, reste à droite ; mais chez nous, chez ceux de mon espèce, les deux organes, matériel et subtil, coïncident réellement, de sorte que notre coeur est à droite, et cela nous confère toute sorte d'aptitudes spéciales - de pouvoirs, si tu veux, quoiqu'il soit préférable de ne pas utiliser ce mot. Peut-être que l'humanité primordiale était tout entière ainsi ; en tout cas, il est certain qu'à l'origine, nous étions beaucoup plus nombreux, mais nous nous sommes raréfiés avec le temps. C'est venu très progressivement, comme si toute l'humanité, peu à peu, s'était rapprochée du côté gauche. Depuis plusieurs siècles, nous sommes devenus très, très peu nombreux. La naissance de l'un de nous est un événement extrêmement rare désormais. Cela n'arrive pas dans n'importe quelle famille ; ce sont toujours les mêmes - il y en a sûrement eu dans la tienne. Mais même dans ces familles-là, c'est très peu fréquent aujourd'hui. Je suis le seul sur terre en ce moment, et cela depuis des dizaines d'années - presque un siècle. Une de nos particularités, c'est que nous nous connaissons tous entre nous. Ceux qui ont le coeur à droite communiquent, par le coeur, de façon totale et permanente, à travers le temps et l'espace, comme s'ils n'avaient qu'un seul coeur en fait. De sorte que je connais les histoires de tous les miens, depuis le commencement des temps jusqu'à maintenant - mais non celles de ceux qui viendront après moi. Et ceux-là conna"tront mon histoire, et celles de mes prédécesseurs, de manière innée, comme si c'était une partie de la leur. D'ailleurs c'est une partie de la leur. Si tu veux, je vais te raconter l'histoire du dernier d'entre nous, avant moi, celui qui m'a immédiatement précédé. C'est une belle histoire, elle te montrera les avantages et les difficultés d'être des nôtres. Donc, le dernier avant moi à na"tre avec le coeur à droite, vivait, il y a environ soixante-dix ans, ici à Naruq, et s'appelait Mahdi, ou Mehdi, le Bien-Guidé. C'était un très joli garçon, de type arabe pur lui aussi, avec la peau et les yeux plus clairs que les miens - ses yeux tiraient plus sur le vert que sur le brun - et des cheveux ch tain très clair, un peu moins ondulés que les miens, qui plaisaient beaucoup. Son histoire commence quand il avait neuf ans environ, et c'était déjà un garçon rayonnant, très éveillé. Comme nous tous, Mehdi savait qu'il avait le coeur à droite, et qu'il était différent, mais personne d'autre ne le savait à part lui, et il ne le disait à personne. Cependant, tout le monde sentait qu'il était différent, et il faisait un peu peur. Il était tout de même apprécié, en raison de son bon caractère, et puis parce que tu sais bien, ceux qui ont le coeur à droite ont des pouvoirs psychiques particuliers - enfin je veux dire, des aptitudes - et une intelligence généralement supérieure à la moyenne ; mais tout de même, il était souvent très seul. Pour essayer de se faire mieux voir de ses camarades, à l'école, il lui arrivait souvent de faire leurs devoirs ; en raison de son intelligence sur-développée, cela lui était facile, et puis il était travailleur, donc cela ne le dérangeait pas trop ; et puis, tu sais aussi, quand on est très jeune, on a tellement besoin de se sentir accepté... Enfin, bref, du coup, Mehdi, depuis quelque temps, avait gagné en popularité auprès des jeunes de sa génération qu'il fréquentait, mais on continuait de l'éviter bien souvent, de sorte qu'il se sentait encore assez seul. Il compensait comme il pouvait, par l'imagination... Mais il ne se décourageait pas. Comme je te l'ai dit, il avait bon caractère ; il avait de la curiosité pour les autres garçons, rêvait de mieux les conna"tre, de les comprendre et d'en être compris. C'est souvent une caractéristique des nôtres ; nous avons soif d'empathie. Mehdi était très fort comme cela. Néanmoins, ses deux seuls vrais amis étaient deux autres garçons de son ge à peu près, enfin, six mois plus gés, disons ; deux jumeaux qui s'appelaient Samir et Asmar, qui étaient ses grands amis d'enfance. Tous les trois, ils s'adoraient ; mais Mehdi aurait quand même aimé avoir plus d'amis. En attendant, il observait attentivement les garçons et les filles qui l'entouraient. En raison de son intelligence exceptionnelle, il avait pris de l'avance à l'école, et il était dans une classe composée de garçons nettement plus gés que lui. Ils avaient en moyenne douze ou treize ans, alors que lui n'en avait que neuf-dix, ce qui compliquait encore sa situation. Samir et Asmar, ses deux meilleurs amis, n'étaient pas avec lui, ce qui le contrariait un peu. Mais il y avait dans sa classe une bande de jeunes gaillards très remuants qui le fascinaient. Les trois principaux lascars, les trois têtes de la bande, disons, s'appelaient Sinan, Aïssar et Tamim. Sinan lui ressemblait un peu, en plus vieux et plus extraverti, et c'était lui qui le fascinait le plus. Il était de type arabe comme Mehdi, avec la peau à peine h lée, presque blanche, et des cheveux ch tain clair, presque blonds, comme lui, avec une mèche folle, et il avait les yeux verts, vifs et durs comme deux billes d'acier, le menton pointu, les lèvres fines et serrées ; nerveux, h bleur, mais pas vraiment méchant, il était pur dynamisme. Aïssar était noir, pas noir comme du charbon, mais brun très foncé, africain ; Tamim était plus brun que Sinan, son père était arabe mais sa mère indienne, intéressant mélange ; c'était le plus intelligent et le plus réservé de la bande, mais il était toujours fourré avec les autres, dans les bons comme dans les mauvais coups. Ce n'étaient pas vraiment des mauvais garçons, mais ils faisaient beaucoup de bruits, d'agitation, ils étaient très beaux et très fiers d'eux, se comportaient de manière arrogante - mais pas violente, remarque. Ils manifestaient peu de goût pour le travail ou les études, mais beaucoup de goût pour les beaux habits, les soins qu'ils apportaient à leur beauté et à leur corps, l'activité physique en général... et les filles. Sinan surtout ; il allait sur ses treize ans, et affichait un intérêt exacerbé pour la gent féminine, c'est-à-dire pour les jeunes adolescentes de son ge et de son quartier, en gros. Ne croie pas qu'il ne faisait que se vanter ; il pouvait déjà arborer de nombreuses conquêtes, parmi les jeunes filles de douze à seize ans des environs, et la plupart des garçons l'enviaient énormément ; sauf Mehdi, qui ne comprenait rien à cet intérêt pour les jeunes filles, mais qui était tout de même subjugué par le charisme de Sinan. Conquérir était facile pour Sinan, en raison de sa beauté physique, de sa vivacité d'esprit, et de l'aisance dans laquelle vivaient ses parents, qui lui donnaient pas mal d'argent. Il partageait d'ailleurs généreusement avec ses amis moins aisés, surtout Aïssar, qui était descendant d'esclaves, et ce n'était pas facile tous les jours pour lui ; mais il y avait une profonde solidarité entre ces trois-là, qui s'étendait également à d'autres membres de la bande. Mehdi, lui, restait en dehors de tout cela et observait. Des sentiments de toute sorte s'éveillaient confusément dans son for intérieur, auxquels il ne pouvait encore donner un nom. D'un côté, il y avait la tendre complicité qui le liait aux jumeaux Samir et Asmar. Mais de l'autre, il y avait la curiosité exaltée, mêlée d'admiration, qu'il éprouvait pour Sinan et sa bande - curiosité, admiration d'ailleurs partagées par les autres garçons de son ge, qui lui enviaient le privilège de les côtoyer quotidiennement. Aussi, il faisait tout son possible pour se rapprocher d'eux tout en restant discret. De toute façon, personne ne faisait vraiment attention à lui, sauf quand on avait besoin de lui pour une composition ou un travail de géométrie. Si les jumeaux étaient des frères, des alter ego, le beau Sinan, le fier Sinan, lui, était une sorte de modèle idéal, mais enveloppé d'un nimbe de mystère. Qui étaient-il réellement, lui et les garçons de sa bande ? Quel était le vrai visage de Sinan, Aïssar, Tamim et les autres ? Mehdi se le demandait avec un trouble croissant. Étant plus intuitif que les autres, plus sensible, il soupçonnait un secret derrière cette façade pimpante et dorée ; il se disait, de plus en plus fort, que ces garçons pétulants, bravaches, indomptés, qui étalaient leurs conquêtes féminines tout en prenant un soin excessif de leur corps, mais vivaient en réalité en vase clos, dans une camaraderie virile hermétique et quasi symbiotique, cachaient leur jeu, leur véritable nature ; comme lui, Mehdi, avec son coeur à droite dont il ne pouvait parler à personne. Et il se jura de percer à jour leur secret. Les mois passait. Il grandissait, sortait lentement des brumes confuses de l'enfance, et apprenait à se conna"tre lui-même, son affectivité, ses possibilités, sa vie. Et il s'éveillait à cette chose mystérieuse qui s'appelle le désir, continent encore inconnu pour lui. Parfois, quand il allait se baigner avec Asmar et Samir à la rivière, il se rendait compte que le spectacle de leurs membres souples et bruns gesticulant dans l'eau ou se déployant au soleil, leur gr ce virile et juvénile à la fois, et puis cette étrange dualité, tout en double, deux paires de bras, de jambes, d'épaules et d'yeux rigoureusement identiques, mystérieusement dupliquées comme si la nature exaltée n'avait pu se contenter d'un seul exemplaire d'une pareille beauté, car ils étaient vraiment l'image l'un de l'autre, et quelle délicieuse image ! - tout cela, provoquait en lui un trouble nouveau, inédit, croissant, dont il ne s'expliquait pas encore bien la nature. Et puis, parfois, quand ils se trouvaient subitement réunis sur la berge, face à face, à se reluquer, ou quand, dans le flux et le reflux du fleuve, ils luttaient pour rire, et se voyaient en train de s'empoigner dans des positions insolites, qui inspiraient à Mehdi de vagues idées, et que leurs regards tout à coup se croisaient, il croyait lire en eux une confusion similaire à la sienne, et des questions identiques. Comme la plupart des jumeaux sur terre, Samir et Asmar étaient très proches, très complices. Ils étaient très beaux, prenaient grand soin d'eux, et ils aimaient jouer sur leur équivoque ressemblance, en rajouter ; eux aussi, quelle était leur relation réelle ? Que se passait-il entre eux, le soir, quand ils étaient seuls dans l'intimité de leur chambre à se regarder, à regarder ces membres h lés, nerveux, qui leur appartenaient et qui troublaient si fort Mehdi ; ou quand ces corps étonnamment similaires se frôlaient dans l'obscurité ? Mehdi brûlait de le savoir ; en attendant, il ne pouvait qu'imaginer, et il imaginait des choses encore fort imprécises, mais de moins en moins ; quelque chose, une représentation, une suggestion lancinante qu'il discernait encore mal prenait forme dans son esprit enfiévré. Un jour, il eut la joie de pouvoir rendre à Sinan un service dont il espérait, non sans raison, qu'il serait l'occasion pour lui, gamin insignifiant, de se rapprocher du fascinant adolescent. En fait, il attendait cela avec impatience, et il l'avait fait savoir avec plus ou moins d'habileté. C'était un devoir d'écriture, que Sinan, qui n'avait guère de patience, n'avait aucune envie de faire, d'autant plus, expliqua-t-il à Mehdi, qu'il avait rendez-vous avec une fille dans la soirée, et il avait mieux à faire que de tremper son roseau dans l'encrier pour gratter le papier. Mehdi était excellent en calligraphie, comme dans presque toutes les disciplines, aussi il offrit volontiers ses services. Ils devaient recopier un fragment d'une poésie de leur choix, et la calligraphier en style koufique. Mehdi se sentit subitement inspiré ; il choisit, sans trop savoir pourquoi, un fragment d'une poésie d'Abu Nuw s qui parlait de la beauté d'un éphèbe, et la description enflammée qu'il en faisait évoquait l'apparence de Sinan, du moins aux yeux de Mehdi, qui traça patiemment les lettres, mot après mot, bayt après bayt, sans cesser de penser à Sinan, à son corps svelte, à ses cheveux au vent, à ses beaux yeux durs et vifs, et à l'énigme qu'il représentait pour lui. Son coeur battait, il était excité, il sentait même un peu raide à un certain endroit, il devait faire un effort pour empêcher sa main de trembler. Mais il exécuta son oeuvre magistralement ; Sinan obtint une bonne note et fut très satisfait du travail de Mehdi, ce qui combla d'aise celui-ci ; il ne parut pas accorder d'attention particulière au choix de la poésie opéré par Mehdi, en tout cas, apparemment, il ne se reconnut pas. Sans pouvoir expliquer pourquoi, Mehdi se sentit partagé entre la déception et le soulagement ; il n'avait pas vraiment agi intentionnellement ; de toute façon, ce n'était qu'un début. Naturellement, Sinan trouva d'autres occasions de solliciter l'aide de Mehdi, ayant compris que cet étrange gamin lui était totalement dévoué. Il semblait presque avoir remarqué son existence, du coup, et Mehdi en était très flatté. Pendant ce temps, il passait le plus clair de son temps à faire la fête avec ses amis de la bande, à hanter les lieux de plaisir où l'on voulait bien d'eux, à courir la campagne. Il y avait un endroit, aux portes de Naruq, dans les beaux jardins royaux qui entourent la grande ville, où, régulièrement, l'après-midi, se réunissaient toute une clique de vieillards lettrés - enfin, ce que Mehdi appelait des vieillards, pour lui on était vieux à partir de quarante ans, et croulant à partir de cinquante ans environ - qui venaient là pour boire et ripailler ensemble, mais aussi jouer du luth, chanter des chansons et déclamer des vers, parler de la situation politique, échanger des idées, bref, c'était une sorte de salon littéraire en plein air. L'endroit était connu de tous, idéalement situé pour se donner rendez-vous, retrouver des amis venus des quatre coins de la ville. Sinan et ses amis avaient l'habitude, eux aussi, par une imitation un peu prétentieuse des anciens, de s'y réunir à la tombée de la nuit, avec des filles, des instruments de musique et des bouteilles de vin. Ces réunions étaient assez inoffensives, mais elles avaient mauvaise réputation ; elles faisaient grincer des dents certains honnêtes citoyens, en particulier ceux qui avaient des jeunes filles de moins de dix-sept ans, qui traitaient déjà les jeunes gens de graines de voyous. Mais les garçons plus jeunes, tel Mehdi, qui n'y étaient pas invités, étaient piqués par la curiosité. Parfois, le soir, avec Samir et Asmar, ils s'échappaient de chez eux pour aller les observer de loin ; à la lumière du feu, ils les voyaient qui dansaient, buvaient, embrassaient des filles, et cela leur paressait diablement excitant, bien que ce fût, en réalité, assez innocent. Néanmoins, ils auraient bien aimé faire la même chose, sauf que pour les filles, Mehdi n'était pas vraiment emballé ; il sentait de plus en plus que la proximité physique des jumeaux, surtout lorsqu'il était serré entre eux deux, si forts, si gracieux, si identiques, le troublait davantage ; parfois, il allait jusqu'à se dire qu'il aurait bien aimé savoir ce que cela ferait d'embrasser un des deux, au choix, comme Sinan, ou parfois même Aïssar, embrassaient les filles. L'étrangeté de cette pensée, dans le même temps, l'étonnait ; il s'empressait de penser à autre chose, mais il ne pouvait pas vraiment la chasser. Cela le travaillait, le perturbait. D'ailleurs, il n'aurait pas été étonné que les deux frères eussent les mêmes idées que lui ; il le sentait dans son coeur, son intuition le lui disait, et puis, il observait, jour après jour, ces petits gestes, ces regards qui attestaient d'une tendresse fusionnelle croissante entre les jumeaux, et il devinait aussi, à leur manière de le regarder, qu'il ne les laissait pas de marbre non plus ; mais ils étaient loin d'oser aborder tout cela. Parfois, ils ramassaient des bouteilles de vin laissées par Sinan et sa bande, et ils essayaient d'en laper le fond. Puis ils rentraient chez eux se coucher, un peu plus gais, en chantant ; et Mehdi s'endormait en pensant aux longs corps bruns de Samir et Asmar allongés dans l'herbe, de chaque côté du sien, ou au beau Sinan embrassant une fille - malgré lui, il ne pouvait s'empêcher de s'imaginer à la place de la fille, immanquablement, plutôt que de Sinan, et il ne comprenait pas pourquoi. Ou plutôt, il ne comprenait pas pourquoi Sinan... << oh ! Et puis zut, il faut dormir >>. Mais il se sentait fiévreux ; il se tournait et se retournait à plusieurs reprises, en tournant tout cela dans sa tête, avant de trouver le sommeil. Mais finalement, il se rappelait qu'il avait le coeur à droite, et que cela le protégeait contre les démons ; et il retrouvait sa sérénité. Mehdi avait la chance d'être, dans l'ensemble, un caractère serein - et patient. Non, décidément, quelque chose n'allait pas, il s'en aperçut le lendemain en classe, en méditant à tout cela... Sinan, le fringant Sinan ; les copains, toujours les mêmes, et puis ces filles qui tournaient sans cesse autour, jamais deux fois la même... Et Tamim, le discret Tamim ? Tiens, c'est vrai, pourquoi on ne le voyait jamais avec une fille, lui ? Pourtant il était toujours collé aux deux autres, Sinan et Aïssar, on ne les voyait jamais l'un sans les autres. Quelque chose ne cadrait pas, un élément lui échappait. Il fallait qu'il découvr"t la clef de cette énigme, la clef de Sinan ; Sinan le lancinait... Un jour, il se passa quelque chose, un petit événement qui allait permettre à Mehdi de se rapprocher de façon décisive du mystère qui l'intriguait. Sinan avait des problèmes en mathématiques, en trigonométrie surtout ; vous savez que la trigonométrie est une invention des Arabes, et Naruq avait alors les plus grands géomètres du monde musulman. Aussi, les fils de bonnes familles, comme Mehdi et Sinan, recevaient une formation poussée, et naturellement Sinan avait horreur de cela, tandis que Mehdi jonglait avec aisance avec les angles et les sinus. Alors Sinan lui a demandé devenir chez lui, lui donner des leçons particulières. Évidemment, Mehdi était très excité à l'idée de pénétrer dans la chambre du << monstre >>, monstre sacré pour lui bien sûr. Il fut frappé par son apparence, assez différente de ce qu'il imaginait. La chambre de Sinan était très sobre, presque vide, presque une cellule de z hid, de soufi. En réalité, Sinan n'y vivait pas beaucoup ; à part son lit, il y avait, dans un coin près de fenêtre, un petit pupitre en bois sur lequel ils s'installèrent pour travailler. Parmi les papiers éparpillés, Mehdi remarqua un cadre, retourné contre le mur. Il se demanda ce que ce cadre pouvait contenir : une image ? Un verset du Coran ? Pourquoi Sinan l'avait-il retourné ? Il n'osait pas poser la question. Il commença sa leçon ; Sinan faisait de son mieux pour se concentrer tandis que Mehdi t chait de lui faire comprendre, avec des mots simples, les subtilités des relations entre les angles, les arcs de cercle, etc. Et puis, il se passa une chose qui troubla énormément Mehdi ; à un moment, ils étaient plongés dans l'étude d'un théorème compliqué, et ils étaient tout près l'un de l'autre ; Mheid pouvait sentir la respiration de Sinan, entendre presque les battements de son coeur, et cela le plongeait dans un émoi difficile à décrire. Mais soudain, alors qu'il discourait brillamment du théorème et de ses applications, depuis cinq bonnes minutes au moins, il s'aperçut que la main de Sinan était posée sur sa cuisse ; il n'y avait pas fait attention d'abord, et ne savait pas depuis combien de temps elle était là ; l'adolescent, qui avait l'air de suivre ses explications attentivement, était penché sur la feuille de papier où Mehdi avait tracé un tas de lignes enchevêtrées, l'air concentré ; ils faisaient tous les deux semblant de rien, mais cette main sur la cuisse de Mehdi lui semblait peser des tonnes, et sa main à lui se mit à trembler ; tout à coup, il s'arrêta, se tourna vers Sinan, et le fixa droit dans les yeux d'un air interrogateur. Mais aussitôt, Sinan retira sa main, comme si de rien n'était, prit son air le plus glacial et dit : << - Tes explications m'ont donné soif ; je vais aller boire de l'eau, tu en veux aussi ? - Euh, non, ça ira, merci >> répondit Mehdi, bien qu'il eût la gorge épouvantablement sèche. Pendant que Sinan était allé boire, il en profita pour retourner discrètement le cadre qui l'avait intrigué, et reconnut le travail d'écriture qu'il avait naguère effectué pour Sinan, le calligramme d'une stance d'Abu Nuw s à un éphèbe ; Sinan, oui, Sinan l'avait encadré et mis sur son pupitre ! Et il l'avait ensuite retourné pour ne pas que Mehdi le v"t ! Cela voulait dire tant de choses à la fois, que l'esprit de Mehdi se brouilla complètement ; ses tempes bourdonnaient, il eut bien du mal à terminer la leçon. Il termina quand même, rapidement, et, avant de prendre congé de lui, Sinan lui remercia en lui donnant un baiser sur la joue, légèrement appuyé, qui acheva de le déstabiliser complètement. Il rentra chez lui en titubant presque. Il commençait à mieux cerner la personnalité de Sinan, et à deviner une partie de ce qu'ils cachaient, lui et ses amis. Par la suite, il les observa mieux, et nota une foule de choses qui ne l'avaient pas frappé avant, mais qui maintenant lui paraissaient très significative ; toute sorte de petits gestes qui n'avaient l'air de rien, mais qui, placés en perspective avec la main sur la cuisse et l'histoire du cadre, prenaient une autre dimension. Des façons de se tenir la main, de se prendre par l'épaule, de se frapper le ventre en rigolant, des attitudes qui pouvaient n'être que familière, mais qui, aux yeux bien ouverts de Mehdi, révélaient en fait une tendresse bien plus qu'amicale. Il commença à avoir des soupçons précis sur les moeurs secrètes de cette bande, et il s'en ouvrit aux jumeaux. Asmar dit : << - Alors, tu crois qu'ils se... - Ben, dit Samir, ils doivent se faire des trucs, quoi, ça ne m'étonnerait pas. - Si t'avais vu, dans sa chambre, comme il me serrait la cuisse, en prenant son air détaché ! Encha"na Mehdi. Ils sont pas nets, ces types-là, moi je te le dis. - Ça te ferait plaisir, hein ? Lui lança Asmar. - Eh ! Cria Samir, je suis Sinan ; viens par ici, Mehdi, mon chou ; viens que je te la mette là, habibi ! >> En disant cela, il avait attrapé Mehdi par derrière, en lui enlaçant la taille, et le soulevait légèrement en faisant des gestes suggestifs avec son bassin. Asmar se tordait de rire. << - Repose-moi, imbécile ! >> cria Mehdi ; cependant il riait aussi. << - Il faudrait en avoir le coeur net, dit-il finalement. - Ouais, t'as raison, reprirent en choeur les deux frères. >> L'après-midi suivant, il y avait du soleil, et il n'y avait pas classe, alors la plupart des jeunes de Naruq en profitaient pour aller se baigner en différents endroits de l'oued qui traverse la ville. Mehdi, Samir et Asmar savaient où allaient généralement les grands, dont Sinan, Aïssar et Tamim. Ils étaient bien là, avec plusieurs de leurs amis et avec des filles aussi. Tout ce beau monde frayait joyeusement dans l'eau claire ou sur la berge, se poursuivait, s'attrapait, riait ; on se faisait un brin de cour, aussi, parfois, entre garçons et filles. Mehdi observa le manège de quelques femelles plus gées que lui qui tournaient autour du beau Sinan, dont les muscles fermes sous la peau mouillée étincelaient au soleil, et dont les atours transparaissaient au travers du pagne qu'il avait mis pour nager. Il ne semblait leur prêter qu'une attention distraite, prenant son air blasé des grands jours. Puis il piqua une tête dans l'oued, effectuant un magnifique plongeon athlétique qui impressionna Mehdi, et éclaboussa quelques-unes des filles, tandis que les autres riaient. Sinan nageait avec aisance, disparaissait sous l'eau, reparaissait, pinçait au passage les fesses d'une fille, tournait autour d'un garçon, se faufilait entre des rochers... il semblait le faire exprès pour semer le regard de Mehdi et l'éblouir en même temps. Mehdi se mit à sauter de rocher en rocher ; à cet endroit, la rivière se divisait en une branche principale et plusieurs petites branches sinueuses, qui se rejoignaient plus bas. Il y avait des sortes d'"lots, des bassins, de petites cascades, des buissons, des fourrés, toute sorte de recoins où l'on pouvait s'abriter pour faire toute sorte de chose ; Mehdi traversa plusieurs de ces "lots, des mini-plages où divers corps alanguis se faisaient dorer au soleil ; les garçons surtout, les filles étaient plus habillées, bien que les tenues fussent en général plus légères qu'à la ville. Il retrouva finalement Sinan : il était dans l'un des bassins inférieurs d'un des bras du fleuve, alimenté par une petite cascade ; il avait de l'eau jusqu'aux hanches, un gros rocher en face de lui cachait la moitié inférieure de son corps. Il faisait la conversation avec une fille blonde située, comme Mehdi, de l'autre côté du rocher, dans un autre bassin. D'où il était, il ne distinguait que son torse et sa figure, fendue par un drôle de sourire, malgré les efforts qu'il faisait pour afficher un air détaché tout en poursuivant la conversation. Cette attitude équivoque intrigua Mehdi. Il contourna discrètement un autre rocher, qui surplombait celui derrière lequel se tenait Sinan, et alla se poster à un endroit un peu plus élevé, d'où il pouvait clairement apercevoir le bassin où se trouvait l'adolescent, avec quelques autres garçons qui nageaient derrière sans faire attention à lui. Il vit alors une chose qui le stupéfia : Tamim, qu'il n'avait pas vu tout d'abord, était là aussi. Il était dans l'eau, le dos appuyé contre le rocher derrière lequel était planté Sinan, debout, les jambes un tout petit peu écartées. Tamim, lui, avec son visage d'ange, ses cheveux noirs et ses beaux muscles bruns, était assis, au pied de son ami, la tête et les épaules émergeant seules de l'eau, mais l'eau à cet endroit était assez claire pour que Mehdi pût voir que les mains fines et brunes de Tamim caressaient les jambes de Sinan, non seulement ses jambes, mais ses cuisses, qu'elles remontaient même sous son pagne, et qu'en fait, à tout prendre, il était clair que là, elles s'activaient lascivement à un travail qui devait être très agréable pour Sinan. Oui, il n'y avait aucun doute possible ; les mains de Tamim étaient sous le pagne de Sinan, et il lui caressait le... << Ah ! Par exemple ! Voilà à quoi ils s'amusent, ceux-là >> se dit Mehdi. << Mais alors, toutes ces filles ? Bon sang, quels coquins ! >> Il y voyait maintenant beaucoup plus clair dans leur jeu, mais il n'arrivait pas à décider, à propos des filles, si ce n'était qu'une façade, ou, pire encore, s'ils mangeaient à tous les r teliers - enfin, aux deux, s'ils étaient à la fois << sucre et sel >>. Il n'avait pas encore assez d'information ; mais il n'était pas au bout de ses surprises. À ce moment là, plusieurs filles et garçons se rapprochèrent d'eux, et Mehdi vit que Sinan prenait attrapait gentiment les poignets de Tamim, et poussait ses mains hors de son pagne, en l'invitant à déguerpir. Tamim plongea dans l'eau, comme si de rien n'était. Il nagea un peu plus loin, et alla rejoindre Aïssar, qui lui faisait de l'oeil, à l'entrée d'un autre bassin qui communiquait avec celui-ci. << Quoi, ils ne vont pas, eux aussi... ? >> pensa Mehdi. Pendant que Sinan, absorbé par autre chose, suivait ses nouveaux camarades en plaisantant et en riant, toujours au centre comme le phénix de son cénacle, il suivit discrètement Tamim et Aïssar, qui s'étaient retirés, derrière de gros rochers, dans un coin tout à fait désert, enfin presque ; il n'y avait que Mehdi qui, au-dessus d'eux, abrité derrière des buissons plus que vraiment caché, les espionnait. Cette fois, c'était très, très clair. Ce qu'il vit le confondit, mais il n'y avait plus de place pour l'équivoque ou le doute. Le bel Aïssar, son corps presque noir, fin et musclé, rutilant sous le soleil, était appuyé contre un rocher, les jambes légèrement fléchies, le pagne baissé et le dard au vent ; un dard d'une taille impressionnante et d'une forme élégante, une superbe flèche noire terminée par une gracieuse ogive brun-mauve, généreuse, qui disparaissait par intervalles réguliers dans la bouche de Tamim, agenouillé devant lui et lui palpant les bourses - noires et gonflées elles aussi - avec amour. Spectacle pittoresque, mais bouleversant pour le gamin sensible qu'était Mehdi, qui avait déjà imaginé bien des choses de ce genre mais ne s'attendait nullement à le voir en vrai. Toutefois, il devait s'avouer que, passé l'effet de surprise, ce spectacle lui plaisait, et il n'en perdit pas une miette, pas une seconde. Tamim, fiévreux, caressait à deux mains le sceptre flamboyant d'Aïssar, qui se tenait fièrement, les mains sur les hanches, comme un roi nègre en majesté ; ils étaient assez beaux dans cette attitude, on discernait à la fois entre eux la tendresse, la passion et l'habitude de ce genre d'exercices, c'était tout un monde de relations secrètes qui se révélait à Mehdi médusé. Les deux partenaires, puisqu'il faut les appeler comme ça, s'enflammaient de plus en plus - Mehdi lui-même d'ailleurs sentait comme une brûlure croissante du côté de l'entrejambe - et ils émettaient des soupirs langoureux, qui se mêlaient en une étrange mélopée à deux voix ; d'une voix haletante, Aïsar disait : << - Ouais, aowh ! T'es une bonne suceuse, dis ; tu progresses, Tamim... mon Tamim... ouais, ouaaoh ! Tu l'aimes, hein, ma bonne trique noire, hein qu'elle te pla"t ? Elle pour toi, tiens ! Han ! Et tiens ! Allez oui suce, aaaouwhhh ! Oui ! >> Tamim répondait de façon lapidaire, sans cesser de sucer : << - Oui... je l'aime... slurp... oui... oui... c'est bon... - Suce, suce ! Je t'ai pas dit de t'arrêter ! - Attends... slurp... je vais te faire un truc qu'on t'a jamais fait. >> << On ? >> se dit Mehdi. Tamim se mit à le sucer avec plus de fièvre encore, mais de façon quasi artistique ; il faisait toute sorte de fioritures avec sa langue, l'enroulait autour du manche d'Aïssar et le caressait en tournant, d'une façon extraordinairement intense et lascive, il mettait ses lèvres en ventouse et le suçait de côté, en biais, par en-dessous, dans tous les sens possibles, avec la tendresse d'une mère berçant son bébé, il semblait, en ce moment, l'amant du sexe d'Aïssar plus encore qu'Aïssar lui-même, et d'ailleurs Aïssar était tout entier dans son sexe prodigieux, le reste n'était plus qu'un bloc de volupté frissonnant, presque inconscient, de la cire noire fondue au soleil des caresses brûlantes de Tamim qui paraissait l'adorer vraiment, de façon religieuse. L'intensité de leur rapport fascinait Mehdi. Le Noir se p mait de plus en plus, faisait des << ouaaowh >> extatiques, Mehdi contemplait son beau ventre sombre et ferme qui se creusait par endroits, comme une mer agitée par des vagues de volupté incontrôlables. Enfin, Tamim fit une chose plus incroyable encore. Les genoux par terre, appuyé avec ses mains sur les tibias d'Aïssar, il se pencha en avant, les lèvres en anneau autour de son dard, il coulissa sur lui, lentement, et l'enfourna entièrement, le fit dispara"tre au fond de sa gorge, comme par magie ; ses lèvres touchaient maintenant le pubis de son ami, leurs yeux à tous deux exprimaient une béatitude infinie, et Mehdi contempla avec étonnement la tête de Tamim qui oscillait légèrement de droite et de gauche, en tournant, le pieu d'Aïssar toujours vissé dans son larynx, tandis que ses joues enflaient et se creusaient alternativement ; sa langue, à l'intérieur, continuait de caresser le membre d'Aïssar, on se demandait vraiment où elle trouvait la place, mais il avait manifestement de l'entra"nement. En tout cas, Aïssar lui était loin, il écarta un peu plus encore les jambes, mit sa main à ses oeufs pendant que Tamim le suçait de la sorte, il se tripotait nerveusement lui-même et se déhanchait en même temps, comme pour mieux faire circuler l'influx nerveux : << - Oui, aowh, comme ça ! Owh, Tamim, Tamim... c'est bon, ouaaaowhhh ! >> Mehdi pensait : << ah, les pourris ! Eh bien ! Il ne manque plus que Sinan et ce sera vraiment complet. >> Justement, Sinan arrivait : << - Eh bien, les gars ! Vous ne m'avez pas attendu ? - Mais t'étais où ? Hummmf, a répondu Aïssar (Tamim, lui, pouvait difficilement parler, vu qu'il avait la bouche pleine et bien pleine). - Il y avait la fille du boulanger qui me collait ; tu sais, celle avec les grosses miches... pas moyen de m'en débarrasser ! - Elle a envie de toi, eh ! Ouaaowhh... - Elles ont toutes envie ! Mais celle-là, elle peut rêver, t'as vu comme elle est moche ? - De toute façon, je sais bien qui tu préfères, moi ! - Ouais, t'as bien raison ! Allez, toi, écarte les jambes et donne ton cul ! >> Il avait lancé cette élégante formule à l'intention de Tamim qui, toujours en pleine action, cambra les reins et ouvrit ses longues cuisses brun-doré pour livrer passage à son ma"tre. Sinan, qui, comparé à ses deux amis, était blanc, presque lactescent, s'engouffra fiévreusement dans ce passage ; il posa ses mains sur les hanches de Tamim, et son pieu enflé, pas aussi considérable que celui d'Aïssar, mais presque, disparut entre les fesses marron clair de Tamim, arrachant aux adolescents deux soupirs de volupté harmonieusement mêlés, qui firent envie à Mehdi, lequel ne perdait rien du spectacle ; Sinan, en pénétrant Tamim, disait : << - Ah ! Yaaowh ! La vache ! Il y a pas à dire, c'est ça qui est bon, hanhhh ! - Ouais, répondit Aïssar, mmmhhh, si toutes ces petites tra"nées, qui croient nous ensorceler, savaient ce qu'on pense d'elles en fait ! - C'est vrai, han ! Si elles savaient comment on se sert d'elles... ha ha ! Mais c'est qu'entre nous qu'on s'amuse vraiment, hummf, pas vrai mon Tamim ? Allez, ouais, vas-y ma grosse, suce-moi avec ton cul ! Ouaowh ! >> Et il le prenait de plus en plus vivement, en lui donnant des claques sur ses fesses brunes avec ses mains blanches. Tamim ne pouvait rien dire, mais il avait plutôt l'air d'apprécier. Mehdi, qui comprenait de mieux en mieux, observa tout, nota tout, jusqu'au dernier soupir de Sinan, qui dans un dernier spasme, se déversa avec délectation dans les flancs de Tamim, qui bondit aussitôt sur ses pieds, l'enlaça, et commença à l'embrasser sur la bouche ; Aïssar aussi, un peu engourdit il est vrai, vint se joindre à eux ; il s'approcha de Tamim par derrière, lui mit les mains sur la taille, et l'embrassa dans le cou, un peu, en riant, pendant que Sinan lui embrassait la bouche ; à trois, comme ça, ils avaient presque l'air de fusionner, d'être un seul être ; oui, ils étaient les trois faces d'un seul être en fait, maintenant Mehdi comprenait... il était attendri. Il aurait bien aimé se joindre à eux, les embrasser, tous les trois, lui aussi, mais il avait peur de se faire massacrer s'il osait se montrer. À un moment, tout de même, il faut dire que, pendant que Tamim se faisait prendre par devant et par derrière par ses deux comparses, il s'était passé quelque chose de singulier ; levant les yeux au ciel, il avait soudain crois le regard de Mehdi, qui avait un peu tendu le cou pour mieux voir. Mehdi avait reculé aussitôt, mais c'était trop tard, Tamim savait qu'ils étaient observés. Il n'avait cependant rien dit aux deux autres. Avait-il eu le temps de reconna"tre précisément Mehdi ? Celui-ci ne savait pas trop. Il était vaguement inquiet, bien qu'avec ce qu'il savait maintenant sur ces étranges garçons... un peu plus tard, en revenant de la rivière avec les autres jeunes qui s'en allaient par groupes, il avait de nouveau croisé Tamim et les autres. Il lui sembla que l'adolescent le regardait bizarrement, l'air de dire << je sais que tu sais >> ; mais ce n'était peut-être qu'une impression. En tout cas, il ne dit toujours rien, ni ce jour-là ni les autres. Bien sûr, le premier soin de Mehdi fut de rapporter consciencieusement tout ce qu'il avait vu - et entendu - à Samir et Asmar : << - Non, il a vraiment dit ça ?! S'écria Asmar. - Mais ouais, comme je te le dis ! Et l'autre, là, le Tamim, il se p mait, je te jure! T'aurais dû voir ça, on aurait dit une chatte alanguie ! - Ça veut dire quoi << alanguie >> ? Demanda Samir. - T'as qu'à faire Tamim, animal ; je ferai Sinan, tu verras bien ce que ça veut dire << alangui >> ! - Ça, tu peux toujours courir ! >> Et ils se mirent à se poursuivre en riant ; c'est vrai que Mehdi, qui ne cessait de repenser avec envie à la scène près de la rivière, était diablement excité par le corps des deux frères, surtout celui de Samir qui, bien qu'identique physiquement à Asmar, était un peu plus candide, plus spontané. Les jumeaux, souvent, se complètent par le caractère ; c'est un de leurs mystères, qui fascinait Mehdi. Il n'osait cependant pas encore s'aventurer jusqu'à proposer réellement à ses deux amis d'imiter Sinan et sa bande ; il ne savait pas comment leur en parler, et cela le cuisait, bien qu'il sent"t que l'envie était partagée. La jeunesse est souvent plus compliquée qu'on ne pense, surtout un garçon sensible et intelligent comme Mehdi. Cela dit, dans les jours et les semaines qui suivirent, il se mit à observer plus attentivement que jamais Sinan et ses amis. Ils remuaient et brillaient toujours autant, mais maintenant Mehdi savait ce qu'ils cachaient. Il les suivait parfois quand ils s'éclipsaient discrètement dans des coins obscurs ; il embarquait avec lui les jumeaux, qui étaient de la partie, et ils assistèrent ensemble à des gestes vraiment explicites, voire à une ou deux scènes pas tout à fait aussi croustillantes que celle de la rivière, mais dans le même goût ; ils remarquèrent que c'était presque toujours Tamim qui s'offrait passivement, mais lascivement, aux assauts des deux autres ; il devait aimer ça. Manifestement, c'était un rituel bien rôdé entre eux. Cela commençait à leur donner furieusement des idées à tous les trois. Pourtant, l'intuition supérieure de Mehdi lui disait que ce n'était pas tout, il n'avait pas vraiment percé le mystère de Sinan, comme il l'avait cru dans un premier temps ; il y avait autre chose derrière tout cela, un voile opaque continuait à envelopper ce garçon ; il ne savait toujours pas qui était le vrai Sinan : celui qui séduisait ostensiblement les filles, celui qui fascinait et ensorcelait toute la jeunesse de Naruq avec son dur regard de caïd, celui qui déchargeait violemment ses pulsions libidinales dans les flancs bruns du beau Tamim, celui qui retournait pudiquement le cadre sur son pupitre et retirait prestement sa main quand Mehdi le regardait en face ? Ou un autre encore ? Les multiples facettes de Sinan ne cessaient de l'étonner. Avec ses fidèles compagnons, Samir et Asmar, il était maintenant constamment sur les pas de l'adolescent. Il ne s'était pas écoulé beaucoup de temps, depuis l'épisode de la rivière, quand un après-midi, Mehdi révéla aux deux frères qu'il avait surpris Sinan donnant rendez-vous à Aïssar chez Tamim, dans la soirée. << - Il va se passer quelque chose, il faut y aller ! - Tu es sûr ? demanda Samir - Il a raison, dit Asmar, c'est l'occasion ou jamais de les observer à notre aise. - À leur aise, tu veux dire ! - Ouais, ça, ils vont prendre leur aise, c'est sûr. - Alors il faut y aller. - La maison de Tamim, dit Mehdi, tu sais où c'est, Asmar ? - Oui, c'est dans le quartier des orfèvres, près de chez notre cousine, à l'Ouest de Naruq. -Tu sais comment y aller alors ? - Par les toits c'est facile ; on n'a qu'à aller chez mon oncle, et on s'éclipsera par en haut dès qu'il aura le dos tourné. >> Le soir venu, ils mirent ce plan à exécution. Comme dans toutes les villes d'Orient, les maisons de Naruq, groupées en "lots, avaient des toits plats qui communiquaient, et auxquels on accédait facilement, formant au-dessus de la ville un grand réseau de corniches, de terrasses, de balustrades, à travers lesquelles on pouvait déambuler, en faisant attention aux différences de niveaux, aux trappes qui s'ouvraient soudain, aux précipices béants des cours d'immeubles qu'il fallait longer avec précautions. Bien que ce fût en principe interdit, tous les jeunes de Naruq, sans exception, avaient l'habitude d'emprunter ces chemins dans les airs, pour se rendre visite les uns aux autres, surtout quand ils étaient confinés dans leurs chambres par leurs parents mécontents ; les plus malicieux s'en servaient aussi pour aller espionner les voisins, voire pour s'introduire dans les maisons et chaparder, mais cela n'était pas dans les moeurs de Mehdi et de ses amis. Toutefois, ils savaient parfaitement se repérer dans ce labyrinthe suspendu, et trouvèrent sans peine la maison de Tamim. C'était une grande maison que son père, bien qu'il ne fût pas très riche, avait hérité de ses propres parents ; il en louait une partie à des artisans, ce qui lui procurait un petit revenu, et occupait le reste avec ses enfants, sa mère et ses deux femmes, une Arabe, et une Indienne, c'était la mère de Tamim, de qui il tenait ses yeux un peu bridés, cette pointe de safran dans le teint, ce mystérieux côté asiate dont ses amis devaient raffoler. La maison avait deux cours. Une grande, qui donnait sur les pièces principales, notamment sur le grand salon dans lequel on pouvait voir le père de Tamim, son gros ventre et sa poitrine velue à l'air, fumait le narghilé entouré de ses deux femmes, l'air indolent, complètement indifférent à ce qui se passait ailleurs dans sa maison. << Parfait >>, se dirent nos jeunes amis. Plus loin, l'autre cour, plus petite, donnait entre autres sur la chambre de Tamim même, plutôt une sorte de salon, tendu d'un brocart de bon goût mais passablement usé, et encombré de cadres, de bibelots divers ; Mehdi était frappé par le contraste qu'elle offrait avec la cellule sobre et nue de Sinan. Il est certain que le caractère de chaque garçon se révèle assez bien à sa chambre. De là où ils étaient, sur la corniche en face, Mehdi, Asmar et Samir voyaient parfaitement tout ce qui se passait dans la pièce. << - En avant pour le spectacle >>, dit Mehdi. Tamim était étendu sur son lit, et sur le flanc, jambes croisées, torse nu avec un pantalon blanc-beige bouffant qui lui allait admirablement, rehaussant son teint safran. Aïssar était déjà là aussi ; à moitié nu également, il déambulait nonchalamment avec une bouteille de vin qu'il buvait au goulot. << - Mais qu'est-ce qu'il fait, Sinan ? Dit-il. - Attends, écoute ; le voilà qui arrive, je crois, répliqua Tamim en prenant la bouteille qu'Aïssar lui passait. >> En effet, Sinan arrivait, mais il n'était pas seul ; il était accompagné d'un autre garçon de la bande, que Mehdi avait aperçu quelquefois, du même ge que les deux autres, c'est-à-dire douze-treize ans également, et d'un autre garçon plus petit, de l' ge de Mehdi et des jumeaux à peu près. Ils étaient de type bédouin tous les deux, assez brun. << - C'est qui ceux-là ? Demanda Samir. - Le grand là, il s'appelle Akhtal ; je le connais pas bien. Le petit, je sais pas ; ça doit être son frère, on dirait. >> Effectivement, Aïssar lança : << - Y Akhtal ! Sahbi ! Entre, marhabb  ; alors, tu nous l'as enfin amené, ton petit frère ! - Oui, répondit Akhtal, je vous avais dit qu'il était prêt ; je l'ai bien dressé, vous allez voir. >> Sur la terrasse, Mehdi, Samir et Asmar, serrés l'un contre l'autre, commençaient à s'agiter sérieusement ; ils étaient impatientes de voir ça, eux aussi. Sinan, assis sur le bord du lit où Tamim était toujours étendu, avait attiré le petit contre lui, et, l'ayant fait boire un peu - ce qui amusait fort ses compagnons, il lui dit : << - Alors, Abbas, ton frère t'a bien expliqué au moins ? - T'inquiète, répondit avec dédain le petit Abbas, fais pas ta pucelle avec moi, je suis pas begueule, qu'est-ce que tu crois ? - On va voir ça tout de suite ! >> Les trois autres garçons s'esclaffaient. Cependant, tandis que Sinan s'occupait d'Abbas, Aïssar s'était allongé à côté de Tamim, et tout en buvant à tour de rôle à la fameuse bouteille, ils commençaient à se caresser ; la main d'Aïssar pénétra dans la culotte bouffante de Tamim à peu près au même moment où celles de Sinan entraient dans le joli pantalon bleu serré d'Abbas, caressant ses petites fesses satinées, admirablement moulées. Sinan et Abbas s'embrassaient, le petit avait l'air d'aimer ça et Sinan, qui l'étrennait, l'étreignait, en avait l'air satisfait ; parfois on voyait le bout de leurs langues qui roulaient l'un sur l'autre, se caressaient avec délices. Les trois garçons, sur le toit, observaient de tous leurs yeux, un peu moites ; Mehdi commençait à avoir l'intérieur de la cuisse un peu mouillé ; il ne put s'empêcher de poser la main sur le dos de Samir qui était à côté de lui, enfin, au bas du dos ; tout en bas... Asmar, de l'autre côté, faisait la même chose avec Mehdi, l'air de rien ; ils observaient toujours... Maintenant, Sinan avait complètement baissé le pantalon du petit Abbas, et celui-ci exhibait fièrement son petit dard brun et glabre, orgueilleux, frétillant ; Sinan le tenait entre le pouce et l'index, et le caressait en tournant délicatement avec ses doigts mouillés de salive au préalable ; Abbas riait, ses petites mains posées sur les épaules de Sinan. << - T'aimes bien ça, hein, petite vermine ? Disait tendrement celui-ci. - Ouais, ouais, vas-y c'est bon aowh ! Répondait le petit Abbas. >> Sinan le caressait de plus en plus fort, il lui avait mis toute la main entre les jambes, petites, brunes et musclées, que le garçon écartait de plus en plus, et en même temps il avait mis sa propre menotte dans le pantalon de Sinan, et il le caressait de la même façon, avec beaucoup d'entrain. Les trois garçons, sur la terrasse, commençaient à s'échauffer. Sinan, maintenant, les mains dans le dos bronzé, doux et osseux d'Abbas, lui embrassait frénétiquement la poitrine, le ventre, le pubis, puis il commença à lui lécher l'appareil génital, sans faire dans le détail, la tige, les raisins, il semblait se régaler, et le petit encore plus, naturellement. Sinan se mit à le sucer proprement, en pinçant sa petite tige avec ses doigts, et pendant ce temps, Akhtal son frère s'était assis à côté de Sinan, et avait sorti la sienne, raide, marron, violacée au bout, battant le pouls, en disant : << - Alors ça va ? Il te pla"t mon petit frère ? - Ouais, pas mal, slurp ! Répondit Sinan qui était complètement absorbé par ce qu'il faisait. >> Pendant que Sinan le suçait comme ça, assis, le petit debout entre ses longues cuisses laiteuses, Abbas avait commencé à caresser la tige que son frère à côté lui tendait. Il tenait celle de Sinan dans une main et celle d'Akhtal dans l'autre, et ce n'était pas très pratique ; pendant ce temps, derrière, Aïssar couché sur le flanc était en train de prendre violemment Tamim, qui se p mait et riait en même temps, et ils gesticulaient si fort tous les deux que le genoux de Tamim finit par heurter le dos de Sinan ; il se retourna : << - Eh ! Calmez-vous, vous deux. >> Mais il en profita pour changer lui-même de position ; il se laissa tomber en arrière sur le lit, obligeant ses deux amis qui étaient en train de coïter à reculer un peu, et attirant contre lui le petit Abbas, qu'il tenait par les flancs ; il le fit pivoter, posa les mains sur ses petites fesses brunes qu'il malaxait avec ardeur, pendant que le petit garçon trempait sa petite plume dans la bouche goulue de Sinan comme dans un encrier, pour écrire les sons inarticulés d'un étrange cantique d'amour ; le petit se trémoussait, les yeux révulsés, Sinan lui pétrissant toujours le dos les muscles postérieurs, un doigt glissé dans son propre << encrier >>, pour mettre en action les nerfs les plus intimes ; Abbas, en même temps, étirant lascivement ses flancs souples d'enfant et son petit ventre adorable, d'un velouté sublime, s'agrippait des deux mais à la tige blanche de Sinan, dressée, que Mehdi contemplait de loin avec une indéfinissable envie, et la suçait délicatement avec sa petite bouche tendre, la couvrant de baisers ardents, y tra"nant sa petite langue rose avec une ferveur inouïe, on aurait dit un mystique qui apercevait la face de son Dieu. Son bassin se cabrait, son abdomen s'incurvait, tout son corps de petit oiseau oscillait fébrilement, ondulait avec une gr ce exquise pendant qu'il explorait la bouche de Sinan avec la plus délicieuse extrémité de sa personne, en émettant des gémissements de bonheur que Mehdi et les jumeaux pouvaient entendre du toit. Cependant, le doigt de Sinan n'était plus dans l'orifice au bord duquel s'épanouissaient les deux noisettes charmantes du petit garçon, parce que maintenant, c'était son frère Akhtal qui, à genoux sur le lit, y avait introduit son propre dard ; et il prenait fraternellement Abbas en haletant et en lui serrant les flancs, de sorte que l'oscillation de ses reins avait une double régularité parfaite : un coup il enfonçait sa petite queue entre les lèvres de Sinan, un coup il la ressortait, en engloutissant du même coup celle de son grand frère qui disparaissait voluptueusement entre ses fesses dilatées. Et il ne cessait, ce faisant, d'embrasser et de lécher, avec des couinements extatiques de plus en plus aigus et touchants, le dard de Sinan qui, de sa main devenue libre maintenant qu'Akhtal s'occupait du cul de son petit frère, avait attrapé celui de Tamim qui se faisait toujours mettre par Aïssar, et le caressait amicalement. Sinan, qui donnait de grands coups de reins dans la gorge d'Abbas, finit par jaillir sur sa figure brun-rose et se répandre sur lui-même, en une liqueur épaisse et nacrée que le petit garçon lapa comme du lait ; les autres aussi défaillirent chacun à son tour, se déversant les uns dans les autres ; mais c'est Abbas qui en recueillit le plus, dans son excitation novice et sa rage de bien faire. Ensuite on fit circuler une autre bouteille, car Tamim et Aïssar avaient vidé la première, et aussi un calumet où brûlait probablement du chanvre et des herbes diverses. Ils étaient tous plus ou moins étourdis, surtout le petit, qui n'avait pas l'habitude. Sinan lui lança : << - Alors, gamin, ça t'a plu. - Ouais, pas mal, répondit Abbas, le coeur encore battant, en prenant un faux air blasé qui ne trompa personne ; mais, ajouta-t-il, tu sais, c'était pas la première fois... avec mon frère... - Ferme-là, Abbas ! Cria son frère. - Ferme-la toi même ! Laisse-le raconter ; qu'est-ce que tu fais avec ton frère ? - Eh bien, un jour je l'ai surpris, dans sa chambre, en train de se la secouer ; je me suis approché en lui demandant ce qu'il faisait ; il m'a répondu << ben, ça se voit pas non ? Viens plutôt par ici, je suis presque au bout >>. - C'est vrai, il t'a dit ça ? Ha ha ! T'es un vicieux, hein, Akhtal ! - Suce le Diable ! - Bon, et qu'est-ce que t'as fait alors ? - Ben je me suis approché, je l'ai mise en bouche et je l'ai sucé, comme je t'ai fait aujourd'hui ; à la fin ça avait un drôle de goût, mi-salé mi-sucré, j'aimais bien. Après il m'a fait la même chose. Je lui ai dit << c'est ça que tu fais avec tes copains, chez qui tu veux jamais m'emmener >> ? Il m'a dit << ouais, ça arrive >> ; j'ai dit << génial, emmène-moi la prochaine fois, que je voie ça ! >> ; il m'a dit << non, toi je te garde pour moi, t'es mon petit frère à moi ! >> - Ha ha ! C'est pour ça qu'il voulait pas que tu racontes ! T'es une belle salope, Akhtal ! - Bah ça va, je vous l'ai amené finalement, de quoi vous vous plaignez ? - Je plaisantais, ganache ! - Bref, continua Abbas, j'ai insisté, je lui ai un peu cassé les... euh... pieds, finalement il a dit qu'il m'emmènerait un jour, si j'étais sage. - Et alors, t'as été sage ? - Oh ouais, très sage ! On a recommencé tous les soirs depuis, je faisais tout ce qu'il me disait ; il m'a tout appris. J'étais bien, non ? - Ouais, t'étais bonne ; attends que je fume un peu, après je vais te la mettre aussi, tu vas voir, plus profond que ton frère même ! - Quand tu veux, pas de problème ! >> Abbas, en disant cela, avait roulé les reins d'une façon charmante, mais Akhtal, qui n'avait pas apprécié la dernière allusion de Sinan, se jeta sur lui en criant : << - Attends, je vais te la faire bouffer, moi ! >> Ils commencèrent à se battre sur le lit, tous les deux, nus, en riant, spectacle délicieux. Les autres s'en mêlèrent aussi ; ils commencèrent à se jeter les uns sur les autres sans ordre, et comme ils étaient encore excités, et sous l'effet du chanvre et du vin, cela tourna vite en copulation générale, toutes les tiges s'embo"tant au petit bonheur dans les orifices qu'elles trouvaient. Toute cette m le agitation, cette frénésie charnelle, commençait à échauffer sérieusement les trois petits espions sur leur coin de terrasse. Ils n'avaient tous plus qu'une seule idée en tête, et l'on devine aisément laquelle : c'était d'imiter aussi fidèlement que possible la joyeuse chambrée dont ils contemplaient les exploits en salivant. Depuis un bon moment déjà, la main de Mehdi s'était glissée insensiblement dans le pantalon de Samir, et celle d'Asmar dans celui de Mehdi ; et toutes ces mains s'agitaient nerveusement, touchant, timidement au début, palpant, caressant, s'enflammant peu à peu ; bientôt, ils se détournèrent carrément du spectacle qui continuait devant eux, pour se consacrer à leurs propres essais de copulation. Mehdi, dont la main s'enfonçait de plus en plus profondément entre les cuisses de Samir, et qui sentait celle d'Asmar glisser très intimement sur ses propres rondeurs, se retourna franchement vers le premier, en laissant le second le travailler à sa guise, et dit : << - Eh, tu penses à la même chose que moi, Samir ? - Ben, qu'est-ce que t'en penses toi ? - J'en pense que tu brûles de faire comme eux ! - T'as gagné ! - On le fait alors ? - On a déjà commencé ! >> Disant cela, il poussa vivement Mehdi sur le dos, et grimpa sur lui en l'embrassant sur la bouche, à tire-larigot, comme un fou, lui baissa d'un coup le pantalon, et vit jaillir son dard tout frétillant, droit comme l'alif, qu'il contemplait pour la première fois, avec un ravissement extrême. << - Tu vas voir que je vais te sucer comme eux ! - Allez vas-y ! Je parie que t'oses pas ! >> Samir avait baissé son pantalon aussi, exhibant son propre dard, plus épais et plus brun que celui de Mehdi ; ils n'avaient pas plus de poil l'un que l'autre. Tout en continuant d'embrasser Mehdi partout sur le visage et la poitrine, il tenait sa petite tige en main, et la frottait voluptueusement contre celle de Mehdi qui tenait la sienne ; ils faisaient rouler leurs extrémités turgescentes l'une sur l'autre, en savourant les premiers frissons exquis que cet exercice nouveau pour eux diffusait un peu partout dans leurs corps ; ils riaient. Soudain, ils changèrent de main. C'était encore plus amusant comme ça ; Mehdi tenait celle de Samir, et vice-versa, et ils se la frottaient l'une sur l'autre avec la plus suave volupté ; leurs suintements respectifs se mélangeaient. En même temps, ils avaient roulé sur le côté, et Mehdi était maintenant au-dessus, ce qui permettait à Asmar d'explorer à la fois avec ses mains, ses yeux, son nez et sa langue, les recoins intime de son ami, dont il convoitait la chair tendre avec une réjouissante absence de vergogne. Il lui léchait l'intérieur des cuisses avec la langue, et ses deux jolis raisins qui brillaient au clair de lune pendant qu'il continuait à se mélanger la tige avec Samir, il lui suça même les parois de l'infundibulum, pareilles à deux cotylédons charmants qui se joignaient en un mince conduit s'enfonçant dans des profondeurs envoûtantes qu'Asmar ressentait une furieuse envie de sonder avec l'ustensile qui se dressait entre ses cuisses, et qui lui faisait presque mal tant il était gorgé de sang chaud - très chaud. << - Eh, Mehdi ! Je peux te la mettre là ? - Te gêne pas, fais comme chez toi ! - Ben salut alors ! Attention j'arrive! Yaaah ! >> Pendant ce temps, Samir continuait à caresser langoureusement le dard de Mehdi, mais plus avec le sien, avec sa langue, comme il l'avait annoncé au début. Il le suçait, en effet, avec délice, et Mehdi se mit à le sucer aussi, histoire de rendre la politesse, et aussi parce que cela faisait, mine de rien, des mois qu'il en rêvait ; simultanément donc, Asmar essayait de le prendre ; c'était difficile au début, ça ne voulait pas rentrer, mais Mehdi l'aida avec sa propre main, et puis il lui appuya gentiment sur les fesses pour l'inviter à s'introduire plus franchement dans son intimité ; cela finit par glisser assez bien, Asmar commençait à s'agiter fiévreusement, à être comme possédé ; de le sentir ainsi, bien qu'il ne v"t pas la singulière expression de béatitude dont le stupre illuminait son doux visage empourpré par l'excitation, Mehdi eut très envie soudain de faire la même chose avec Samir. Il l'attrapa par en-dessous des aisselles et le releva gentiment en le faisant passer sous ses petites jambes arquées, lui releva les cuisses, et commença à le prendre à son tour, mais par devant ; il eut quelque peine aussi à trouver le bon itinéraire au début, mais Samir, en riant, le guida amicalement avec la main. Mehdi se trouva alors pris en sandwiche entre les deux jumeaux, mais il avait complètement quitté la terre, il avait l'impression de batifoler parmi les étoiles qui brillaient autour de lui, beaucoup plus nombreuses et plus scintillantes qu'à l'accoutumée. Pour une première expérience de coït, il trouvait que c'était, en somme, le Paradis, ou pas loin, et ce sentiment avait l'air d'être partagé par ses deux acolytes ; tout en lui trifouillant le soubassement, Mehdi ne cessait d'embrasser Samir un peu partout, et Samir l'embrassait avec la même énergie ; Asmar aussi, de temps en temps, se penchait sur lui et l'embrassait, sur la bouche ou dans le cou, en lui pinçant les tétons, ce qui l'excitait encore plus. Ainsi, pendant que, dans la chambre éclairée par plusieurs luminaires, les cinq garçons du cercle de Sinan achevaient mollement de copuler sur le lit de Tamim, trois autres garçons, dans l'obscurité de la terrasse, les imitaient, et s'adonnaient avec passion au premier stupre de leur vie. Les premiers ignoraient qu'ils avaient suscité cette sensuelle émulation. Quant aux seconds, à présent, ils étaient tout à leur propre jouissance, inventaient leurs propres figures, découvraient leur propre style, et ne se souciaient plus du tout de leur modèle. Après avoir joui l'un dans l'autre, avec une ivresse et une exaltation qu'il leur sera, hélas ! difficile de retrouver à l'avenir, Mehdi, Samir et Asmar restèrent un moment encore à paresser sur la terrasse, un peu engourdis dans la nuit chaude du désert. En face d'eux, les autres avaient fini depuis longtemps aussi, et commençaient à se retirer ; Akhtal dut porter son petit frère qui dodelinait, éreinté ; pour lui aussi, la soirée avait été riche en émotion. En voyant cela, les trois comparses sur le toit songèrent à déguerpir discrètement eux aussi. En chemin, ils se tenaient affectueusement par l'épaule ou par la main, ils avaient le coeur léger, sautillaient presque. << - Eh ! Faudra recommencer, hein ! Disait Samir. - Mais ouais, t'inquiète, qu'est-ce que tu crois ? Répondit Mehdi. - Oui, mais la prochaine fois c'est moi qui prend ta place, hein ? - Celle de ton frère tu veux dire ! Tu vas pas te la mettre toi-même ? - C'est malin ! >> Ils éclatèrent de rire en se poussant du coude. Ils se sentaient incroyablement heureux, délivrés d'un poids immense ; maintenant, enfin, ils pouvaient rivaliser avec la bande de Sinan ! Ils étaient des grands ! Mais pour le très intuitif Mehdi, tout ne faisait encore que commencer ; le fringant Sinan n'avait perdu qu'une toute petite part de son mystère ; il n'arrivait pas encore à cerner ce garçon, qui l'intriguait plus que jamais. >> Ici, une interruption s'impose ; il ne faudrait pas croire que Mounir rest t de marbre pendant que Fouad lui racontait tout cela. Fouad lui-même était loin d'être figé, d'ailleurs. À mesure qu'il progressait dans son récit, ils s'enflammaient tous les deux ; Mehdi, d'un côté, faisait la découverte de lui-même et de Sinan ; mais de l'autre, simultanément en quelque sorte, Mounir faisait la découverte de Fouad, et le révélait à lui-même. Allongé sur sa couche, il avait attiré contre lui le magnifique jeune Bédouin aux boucles brun-noir scintillantes qui l'ensorcelaient, et lui avait passé son bras musclé dans le dos. Ils s'étaient peu à peu dévêtus, et leurs peaux nues, chaudement, glissaient l'une sur l'autre en palpitant ; échange de chaleur, échange d'énergie. L'ivresse des sens les gagnait cependant que le récit de Fouad, dont l'intrigue compliquée se nouait peu à peu, enivrait leurs esprits. Ils sentaient tous ces personnages, tous ces garçons qui appartenaient au passé, Mehdi, Samir, Asmar, Sinan et les autres, tous proches d'eux ; en fait, ils étaient parmi eux, leurs deux réalités étaient de plain-pied, pour ainsi dire ; ils étaient dans la tente de Mounir, et Mounir et Fouad, enlacés de plus en plus lascivement, étaient sur la terrasse, dans l'ancien quartier des orfèvres, avec Mehdi et les jumeaux. Tout se mélangeait, se brouillait, les sens de Mounir surtout se brouillaient au contact enivrant de Fouad, dont il avait longtemps langui de ne pouvoir posséder la beauté ; et maintenant qu'il le pouvait, il était hors de question qu'il s'en priv t davantage ; d'ailleurs Fouad aspirait à se fondre, à se perdre dans ce bloc de sensualité virile qu'était Mounir, dont il écoutait le grand coeur battre à tout rompre, sa tête angélique posée amoureusement sur la poitrine du ma"tre. Il s'arrêta un moment de parler pour embrasser Mounir sur la bouche, tout en frottant son sexe au sien, comme Mehdi et Samir, avec volupté. Ils firent donc une pause et se laissèrent gagner par une intense béatitude qui montait de leur bas-ventre. Puis Fouad reprit son récit, mais toujours enlacé à Mounir, qui tirait sur un narghilé rempli de gomme de papaver, en passant de temps en temps le tuyau au garçon, pour l'inspiration. << - Mounir, tu sais, jusqu'à présent, cette histoire est toute simple, charmante, légère ; mais ne te fie pas aux apparences, tout cela n'est que le cadre, où les vrais péripéties vont commencer. La vie de Mehdi a été riche en événements dramatiques, mais il faut bien commencer par le commencement, alors sois patient. - Mais je suis plus que patient, mon cher Fouad, je bois tes paroles ! Jusqu'à présent ton histoire me pla"t presque autant que toi, et je souhaite qu'elle ne s'arrête jamais. Ce Mehdi était un garçon adorable, j'aurais aimé le compter dans l'Ordre. - Il y est, d'une certaine façon ; Mehdi est en moi, Mounir, les garçons comme nous, comme lui et moi, je veux dire... - Le coeur à droite, oui, j'ai compris. - Eh bien, ils sont tous intérieurs les uns aux autres d'une certaine façon. - C'est vrai pour tout ce qui est, ça, Fouad. Regarde ; le prince Mourad est mon ennemi juré : pourtant, ne suis-je pas un peu en lui, et lui en moi ? Et même la Tête de Sanglier ? Et même Dieu, n'est-Il pas un peu en nous, et dans le Diable même, et le Diable en Dieu, et nous aussi, à jamais ? - Mais c'est encore plus vrai pour nous ; moi, je peux vraiment sentir Mehdi vivre en moi, au moment où je te parle, et lui aussi il me sent vivre en lui. - Et ça alors, il le sent ? - Je... mmhhh, c'est bon, continue... oui, il le sent ! Ça t'étonne ? Eh bien, oui, c'est à ce point-là ; c'est un grand mystère. Mais laisse-moi continuer. Tu vas voir, ça devient passionnant après. - Pour moi ça l'est déjà, habibi. Mais continue, je t'en prie. - Après ça, quelques semaines merveilleuses passèrent, pendant lesquelles Mehdi, Asmar et Samir revinrent de temps en temps se poster sur le toit de la maison de Tamim, pour espionner les réunions de Sinan et sa bande. À part ces deux-là et Aïssar, leur inséparable compagnon, ils faisaient souvent venir d'autres garçons plus ou moins jeunes, gravitant dans leur entourage, qu'ils initiaient à leurs jeux. Une ou deux fois ils revirent Akhtal et Abbas, de plus en plus déluré ; il n'y avait jamais de filles. Les trois garçons, sur le toit, observaient, et puis ils se mettaient à se caresser à leur tour, et finissaient en copulant sous les étoiles, en essayant de ne pas trop se faire remarquer. Ils se voyaient aussi les uns chez les autres, ou à la rivière, essayant de trouver des coins isolés, où ils pouvaient donner libre cours à leur fantaisie érotique. Ils se découvraient, découvraient leur corps, leurs sensations, à trois, unis par une complicité et une tendresse qui remontait à la petite enfance, et qui s'épanouissait maintenant en désir. Comme ils étaient beaux tous les trois ! Et comme ils s'entendaient bien ! Samir et Asmar émerveillaient Mehdi ; au physique, ils étaient vraiment l'image fidèle l'un de l'autre, de sorte qu'il en avait << deux pour le prix d'un >>, disait-il, mais au moral, quelle différence ! Ils étaient à la fois opposés, soudés, inséparables et complémentaires. À deux, ils formaient un être complet, et c'était cet être que Mehdi aimait passionnément. Quand ils se mélangeaient à trois, dans sa chambre ou dans la leur, il avait l'impression que le temps s'arrêtait, il nageait dans un pur bonheur garçonnier. Mais il continuait à être attiré par Sinan, et à essayer de se rapprocher de lui. Il en eut bientôt l'occasion, et de façon décisive cette fois. Un jour, Sinan eut de nouveau des difficultés en mathématiques, en algèbre cette fois ; alors il fit de nouveau appel à Mehdi, sans se douter de tout ce que ce dernier avait appris sur lui. En allant pour la deuxième fois dans la chambre de Sinan, Mehdi était au comble de l'excitation. Il repensait à la main de l'adolescent sur sa cuisse, et se disait que si une pareille chose se reproduisait, il ne laisserait pas passer l'occasion. Ils s'installèrent devant le pupitre, sur lequel il y avait toujours le cadre retourné. Ils commencèrent la leçon. Mehdi était nerveux, il avait du mal à rassembler ses idées, il s'emmêlait un peu dans ses explications. Il attendait le moment où Sinan mettrait sa main sur sa cuisse de nouveau : << mais allez, imbécile, fais-le ! >>, et ce moment ne venait pas : Sinan s'appliquait à comprendre les subtilités des équations. Mehdi commença à le provoquer un peu ; il se colla à lui avec insistance, cuisse contre cuisse, il pouvait sentir la consistance ferme de ses muscles et la chaleur de son sang ; le sang de Sinan commença à s'échauffer un peu, d'autant plus que les explications alambiquées de Mehdi, qui devenait fou, le fatiguaient ; pour couronner le tout, Mehdi s'arrangeait pour lui toucher sans cesse le bras ou la main, d'un geste caressant, qui ressemblait à s'y méprendre à une sollicitation. Finalement, ils étaient vraiment tout près l'un de l'autre, et embarqués dans une explication sans fin, quand enfin, Sinan, n'y tenant plus, refit le fameux geste que Mehdi attendait. Il posa sa main sur la cuisse du petit garçon, mais prudemment, en prenant l'air le plus absorbé possible dans le galimatias où s'embourbait Mehdi, qui ne pensait plus qu'à ce qu'il avait vu du haut de la terrasse dans la chambre de Tamim, et à la rivière. C'était un bon début, mais manifestement il hésitait à aller plus loin. Alors Mehdi l'aida un peu : tout en continuant son explication, qui devenait totalement décousue, il posa la main sur celle de Sinan, délicatement, et l'incita à aller plus haut. Cette fois, Sinan avait mordu, il se laissa entra"ner volontiers dans un genre d'exercice qu'il goûtait sans doute plus que l'algèbre. Il commença à caresser Mehdi, très doucement, sans exagérer au début. Le coeur de Mehdi se mit à battre très fort - dans son sein droit - son débit devint plus rapide, au point de rendre ses explications incompréhensibles, mais cela n'avait plus beaucoup d'importance vu que Sinan ne faisait même plus semblant de suive. Les deux garçons ne se regardaient même pas ; ils continuaient à jouer la comédie, mais en sachant tous les deux que l'autre n'était pas dupe ; la situation était assez instable. Elle devint franchement intenable. Sinan caressait Mehdi, de plus en plus intensément et de plus en plus haut, il était presque à l'entrejambe, et Mehdi, qui se sentait gagné par une immense sensation de volupté languide, s'arrêta brusquement de parler. Du coup, Sinan devint rouge et arrêta également de le caresser, mais sans retirer sa main du haut de sa cuisse. Les deux garçons se regardèrent, légèrement embarrassés, et Sinan dit, en essayant de para"tre froid (mais c'était plutôt raté pour le coup) : << - Eh ben ! Qu'est-ce que t'as ? - T'es gonflé de me le demander ! - C'est ma main qui te gêne ? Tu veux que je la retire, c'est ça ? C'est pas ce que tu crois... - Et ma queue, c'est du nougat ! Allez, qu'est-ce que t'attends, plus haut, idiot ! - Hein ? Quoi ? - Plus haut ! Là : comme ça. >> Il lui prit de nouveau la main, et cette fois la posa franchement sur son entrejambe, en prenant un air naturellement lascif, même pas affecté ; Sinan sentit bien qu'il était dur et raide, et s'échauffa enfin pour de bon : << - D'accord ! C'est ça que tu veux... t'es un vicieux, hein, toi ! - Sacrebleu, il t'a fallu le temps pour t'en apercevoir ! - Oui, mais là, tu m'as trop excité... attends, je vais te montrer ! - Ouais, c'est ça, vas-y ! Owh, Sinan, il était temps, vas-y ! >> Et là Sinan attaqua franchement, en arrachant presque le pantalon de Mehdi, dont le dard tendu, frais, alléchant, jaillit comme un diable de sa bo"te, à la figure de Sinan, qui ne fit ni une ni deux, et l'enfourna voluptueusement, en jouant avec les deux noisettes qui pendaient délicatement en dessous. Bientôt, tout le corps de Mehdi fut couvert de ses caresses ; il lui mettait le feu à la peau. Jamais Mehdi n'avait réalisé à quel point il avait envie des mains de Sinan sur sa peau ; il aurait voulu qu'elles ne s'arrêtassent jamais de lui courir dessus ainsi, comme deux gazelles dans un pré. Sinan s'y connaissait vraiment en caresses ; ah, le bougre ! On sentait qu'il aimait ça, les garçons ! Mehdi éprouva des sensations suaves, qu'il n'avait jamais senties même avec les jumeaux. Il attrapa Sinan par le col, le tira vers lui, l'attira, la bouche contre la sienne, l'embrassa, et ils roulèrent ensemble, fiévreusement, sur le tapis. Tous leurs vêtements sautèrent en un instant. << - Ah ! T'as envie de moi, hein ! Disait Sinan ; t'as envie, ouais, tu brûles ! T'en avais envie depuis longtemps, et tu m'avais rien dit ! Depuis combien de temps t'en avais envie, petite fouine vicieuse ? - Depuis toujours, depuis l'éternité ! Ouais, j'ai envie de toi, je brûle, Sinan, t'es trop beau, fais-moi jouir, prends-moi ! Je suis à toi, décha"ne-toi, régale-toi, vas-y ! - Ouais, tu vas voir, je vais te défoncer, la vicieuse, ça va être chaud, ça va être bon ! Tu vas bouffer du Sinan par le cul ! Tu vas en redemander, moi aussi j'ai envie de toi ! Han ! T'es bon, ouais, t'es bon ! - Ouais, ouais, je sais que t'as envie - aaowh ! Oui! - je sais qui tu es, je t'ai vu à la rivière, avec tes amis ; et chez Tamim aussi, avec tes amis, je sais tout ! - Alors tu m'espionnais, petite roulure ! C'est du propre ! Attends, mais je vais te corriger, moi ! - Oh ! Oui ! C'est ça, corrige-moi ! Frappe fort ! Fort ! Oui ! Yaaowhhh ! Vas-y, dans le trou ! Ooowhh ! Je t'aime, Sinan, je t'aime, owh ! Nom de Dieu ! - Ah ! C'est bon, hein ! Alors comme ça, tu crois que tu sais tout sur moi - han ! Hummpf ! - et t'as rien dit à personne, j'espère... r owh ! - Non, t'inquiète, à personne ! Aowh, c'est bon ! - C'est bien, han ! Oui... c'est bien... moi aussi... je... han ! Je t'aime... tu sais que t'es beau ? T'as un beau petit cul ! - Je sais, ouais ! T'en avais envie hein ! Aaowh ! T'en avais envie aussi, avoue ! >> Ils étaient complètement enlacés, très tendrement, de tous leurs membres, sur le tapis ; ils s'agitaient dans toutes les directions, se déchiraient, se défonçaient, s'embrassaient, se couvraient de baisers, se dévoraient, se consumaient ; Sinan, dont le corps blanc, musclé et juvénile resplendissait au-dessus de celui de Mehdi, roulait les reins avec une souplesse divine, et rentrait dans Mehdi comme la lumière dans l'éther, comme la chaleur dans la cire, il le faisait fondre, il n'était plus qu'une p te incandescente qu'il pétrissait avec son sexe, comme un démiurge adolescent. << - Ouais, ouais, j'en avais envie ! Ouaowh ! Mehdi ! T'es bon, ton cul c'est de la crème ! C'est une vulve, c'est une bouche, vas-y, suce-moi avec ! Ouais, j'en avais envie depuis longtemps ; tu - han ! - le savais ? - Je m'en doutais - aowh! Plus fort ! - oui, je m'en doutais ! La première fois déjà, quand t'avais mis ta main... aaoowhh ! - Tu me... han ! Tu me donnais la trique ! T'étais trop beau, hummf ! Ouoah ! - Pourquoi... ouiiii ! Pourquoi tu m'avais rien dit ? Pourquoi t'as pas essayé, comme avec les autres ? - Je sais pas... toi, c'est différent, hmmf ! T'es différent... tu m'intimidais. - Différent ? Je suis moins bien, c'est ça ? - Non ! Non, t'es mieux ! Beaucoup mieux, aowh ! Oh, Mehdi ! T'es bon, oui, visse-toi à moi, comme ça, han ! - Ah ! Oui, aaawh ! - Hummf ! Rrraaowh ! Han ! - Yaaaooowhhh ! >> Mehdi était, en effet, vissé à lui, tout frémissant, brûlant de fièvre, et il était tellement en transe qu'il lui enfonçait les ongles dans le dos, jusqu'au sang ; Sinan ne le sentait même pas. Il continuait à travailler Mehdi de l'intérieur, avec un talent d'orfèvre de la volupté, il le labourait pour semer en lui la jouissance. Mehdi avait le sentiment de posséder enfin une chose rare et précieuse qu'il convoitait depuis longtemps. Après avoir joui en lui, Sinan le termina en le suçant de nouveau, cela ne dura pas bien longtemps car Mehdi était brisé, et il déversa dans la bouche de Sinan un peu de sa semence aussi claire et fluide que la rosée, dont l'adolescent se délecta. Quand ils eurent fini, ils reprirent leur discussion à tête reposée, assis au bas du lit : << - Alors, t'avais envie de moi depuis longtemps ! Et tu disais rien ! Tu m'as laissé, comme un idiot, hésiter, faire ma timide... - Excuse-moi, Sinan ; je savais pas comment te dire... j'étais pas sûr... de toute façon, toi c'est pareil ; t'avais envie et t'osais rien dire. - Tu m'intimidais, je te l'ai dit. Je sais pas ce qu'il y a en toi... - C'est mon coeur ; j'ai le coeur à droite, c'est pour ça que les gens ont peur ; enfin, pas directement, mais ça vient de là. - Le coeur à droite ? C'est quoi ce délire ? - C'est rien, un jour je t'expliquerai. Mais dis-moi, il y a quoi dans ce cadre, là ? - Je parie que tu le sais ! >> Mehdi rougit, mais plus de plaisir que de gêne ; enfin, un peu des deux. Il sourit. << - C'est vrai, j'ai regardé l'autre jour ; ça m'a troublé... pourquoi tu l'as encadré, ce machin ? - Et toi, pourquoi t'as choisi ce poème-là ? On dirait que ça parle de moi ! - Ah bon ! Tu l'avais remarqué ! - Bien sûr ! Je suis pas si bête ! Mais j'osais rien te dire. - Mais ça t'a fait plaisir au moins ? - Oh oui ! Tu peux pas savoir ! Je pensais à toi tout le temps. C'est pour ça que, quand le professeur m'a rendu ce travail, je l'ai fait encadrer et je l'ai mis là. - Après, je suis sûr que t'as dû te la secouer en pensant à moi ! - T'es vraiment un sale vicelard ! >> En disant cela, il lui chatouilla le ventre, et ils se mirent tous les deux à rire très fort. Une forte et belle amitié était en train de na"tre entre ces deux garçons, qui depuis longtemps se désiraient obscurément sans oser tenter l'ouverture. Ils parlèrent ensuite des amis, de la bande, de ses secrets que Mehdi ignorait encore. << - Tu me présenteras à eux ? Dit Mehdi. - Bien sûr ! T'es des nôtres maintenant, on est frères. - De sang ? - Non, de foutre, c'est mieux ! - Et c'est toi qui me traites de vicelard ! - Ouais, mais maintenant que t'es des nôtres, je vais pouvoir te charrier comme les autres ! - Je m'en fiche ! Du moment que tu m'acceptes dans ta bande. J'espère que les autres aussi vont m'accepter. - Tu crois qu'ils auront le choix, eh ? C'est encore moi qui décide ! - Génial ! Mais quand même, je voudrais pas m'imposer... - Mais non, ma belle, ils t'apprécieront, tu verras... mais il faudra que tu sois patient avec eux, parce qu'ils sont gentils, mais parfois lents à la détente. - C'est pas grave, j'aime les garçons qui prennent leur temps. - Je parlais pas de ça, eh, vicieuse ! Ça y est, tu recommences ? - Je le fais exprès, eh ! - J'avais compris, t'inquiète. >> Ils rirent de nouveau. Mehdi aurait aimé poser encore beaucoup de questions à son nouvel ami, mais il commençait à se faire tard ; alors ils prirent congé l'un de l'autre, et Mehdi rentra chez lui, très satisfait de cette leçon d'algèbre. Il avait enfin trouvé l'inconnue de plusieurs équations délicates. Le lendemain, il fut présenté au reste de la bande, c'est-à-dire à Aïssar et Tamim. Ça se passait dans la maison de ce dernier, dans le fameux salon de brocart, où il avait assisté à l' << initiation >> du petit Abbas. Il fut assez bien accueilli ; cela tenait sans doute au fait qu'il était somme toute mignon, avec son petit corps félin de dix ans, ses cheveux ch tains ondulés, ses yeux de faon et ses jolies fesses rondelettes, enfin, qu'il avait tout pour plaire à une bande d'adolescents perpétuellement en rut, amateurs de garçonnets. Il fut heureux de pouvoir enfin converser avec Tamim de ce qui s'était passé le jour de la rivière. << - Je me doutais un peu que c'était toi, lui dit l'adolescent, mais je n'étais pas vraiment sûr. J'ai rien dit sur le moment, parce que je trouvais ça amusant de penser qu'un jeune garçon nous voyait. - Tu as vu ? Dit Sinan, il est aussi vicieux que toi, celui-là ! Vous allez bien vous entendre. >> Rires. Enfin, Mehdi posa la question qui lui brûlait la langue depuis le début : << - Bon, votre bande, ça va, je commence à comprendre ; mais... et les filles dans tout ça ? - Oh ! Ça ? Dit Sinan, c'est rien... juste un peu de piment si tu veux. - Et puis, encha"na Aïssar, ça a des avantages aussi, on lui expliquera, hein, Sinan ! - Mais quand même, tu les... enfin, je veux dire, comment tu fais si c'est les garçons que tu aimes ? - Non, répondit Sinan, c'est pas aussi simple, on aime bien les deux... enfin, ça dépend qui, hein Tamim ? - Dans ton cul ! Dit Tamim, qui était habitué aux provocations de son ami. - C'est vrai, reprit Aïssar, Tamim il les aime pas du tout... - Tu parles, dit Sinan hilare, lui tout ce qu'il aime c'est sucer, avec le cul ou avec la bouche ! - Et avec des tenailles, tu veux pas essayer ? Dit Tamim. - Du calme, ma grosse, je te charrie c'est tout. - Viens plutôt montrer au petit comment tu suces, toi ! - Il le sait déjà ! - T'en as pas marre d'avoir réponse à tout ? - T'en as pas marre d'être débile ? >> Sinan et Tamim se chamaillaient toujours, mais sans méchanceté ; et ça finissait souvent par des caresses. Ils commencèrent à se poursuivre et à se bagarrer en riant, et pendant ce temps Aïssar continuait à l'intention de Mehdi : << - Bref, tu vois, contrairement à Tamim, Sinan et moi on déteste pas mettre une fille de temps en temps ; c'est bon pour la santé, c'est pratique pour vider ses boules... - Ben, cria Sinan, les tiennes elles doivent pas souvent être pleines, au rythme où tu les vides ! - Gamin ! >> Rétorqua Aïssar en affectant le mépris. Mais Sinan ne l'écoutait pas, il continuait à se battre avec Tamim. Ou plus exactement, il faisait mine de vouloir le prendre de force, et Tamim faisait mine de se débattre. Aïssar continua : << - Et puis, elles sont toutes folles de nous ; qu'est-ce que tu veux, c'est normal, on est les plus beaux jeunes m les de Naruq. >> Mehdi approuva ; il partageait assez ce point de vue. << - Alors, quand il y en a une pas trop moche qui se présente, on l'attrape... c'est pas méchant, ça fait plaisir quoi ; et puis, il y a d'autres avantages, on t'expliquera. Mais les garçons, c'est autre chose ; il y a qu'entre nous qu'on peut vraiment s'amuser, parce qu'il y a qu'entre nous qu'on se comprend vraiment. - Ouais, c'est ce que je me suis toujours dit. - Mais tout le monde peut pas comprendre ça, alors on reste discrets. - Autrement dit, vous avez peur, quoi ! - Dis pas ça, Mehdi... un jour, tu comprendras. C'est pas toujours la peine de tout étaler au grand jour. Tiens, ma famille, en Afrique... c'était des Initiés ; ils détenaient de grands secrets... ils étaient très puissants, communiquaient avec les arbres, le soleil, les esprits ; mais ils n'avaient pas besoin d'en faire étalage. Tu saisis ? - Plus ou moins... je suis pas sûr que ce soit comparable. En attendant, si tu me parlais un peu des << autres avantages >> ? - Attends, je vais t'expliquer, moi, dit Sinan qui s'était un peu calmé, mais sans vraiment l cher Tamim. Tu sais, les femmes, elles ont toujours eu de la puissance, de l'influence ; elles sont une force de la nature, une force occulte... un jour, tu comprendras à quel point elles sont puissantes. Elles l'ont toujours été. Entre les sexes, ça a toujours été la guerre, et ce sera toujours la guerre. Les femmes ont beaucoup d'avantages, parce qu'elles sont plus proches de la nature, de la matière ; tandis que nous, les m les, on est plus proches de Dieu, de l'Intelligence et des Idées ; c'est notre grandeur, et aussi notre faiblesse. >> Sinan était devenu beaucoup plus sérieux tout à coup, et la maturité de son langage étonna Mehdi. Sinan dut le voir, car il encha"na : << - Eh oui, tu vois, il y a pas que toi qui es une grosse tête. Je sais pas mal de choses, mais je ne le montre pas toujours, tu vois. Tu n'es pas au bout de tes surprises parmi nous, tu sais. Enfin, bref, pour en revenir aux filles, elles sont puissantes, elles gouvernent beaucoup de choses dans la société, donc c'est souvent utiles d'avoir de bonnes relations avec elles ; et comme elles aiment presque toutes la trique, si tu peux les tringler, tringles ; c'est ça la règle, mon ami. Si tu y trouves du plaisir en plus, tant mieux... - Mais rien de tel qu'un bon coup de trique entre garçons, hein Sisi ? Cria Tamim, qui prenait sa revanche. - Attends, je vais t'en mettre un fameux, moi, tu vas voir ! - Quand tu veux, ma grosse ! >> Et ils recommencèrent à se bagarrer en riant. Aïssar encha"na : << - Bah, n'empêche, il a raison ; je te le dis, petit frère, il y a qu'entre garçons qu'on se comprend vraiment ; entre m les, quoi... d'ailleurs les garçons, c'est plus excitant, non ? Ça fait pas des manières tout le temps comme les filles, c'est mieux balancé, sans ces masses de graisses bizarres à des endroits qui n'ont pas de sens... tu vois ce que je veux dire ? - Oh oui ! Moi je vois très bien, dit Mehdi ; mais je suis peut-être un peu du genre Tamim. - Mais c'est pas grave, allez ! On l'adore tous, Tamim ; c'est notre cerveau. Sinan le charrie tout le temps, parce que ça l'amuse, mais c'est une façon de dire qu'il l'aime bien ; enfin t'es un garçon, je vais pas t'expliquer comment ça marche... - C'est vrai, t'as raison. - Eh bien ! Tu vois, c'est ça la différence avec les filles... mais bon, tant qu'elles sont utiles, nous on crache pas dessus. - Parle pour toi ! Cria Tamim. - Tais-toi et suce ! Rétorqua Sinan. >> En effet, la bagarre s'était finalement dénouée par le dard de Sinan dans la bouche de Tamim ; moyen de réconciliation fréquent dans cette joyeuse bande ; Mehdi eut d'ailleurs l'impression qu'il devait leur arriver de se brouiller exprès pour ça. Il eut soudain très envie de se joindre à eux, et se mit à son tour à sucer le joli b ton safran de Tamim. Pour finir, Aïssar vint prendre place entre le sexe de Mehdi et la bouche de Sinan, complétant ce qui devint une espèce de tétragone irrégulier - très irrégulier - mais voluptueux. Mehdi n'avait pas tout de suite confié aux jumeaux ses dernières aventures ; mais comme, depuis plusieurs jours, ils ne s'étaient pas beaucoup vus, et que Samir et Asmar commençaient à s'inquiéter, il leur révéla finalement le fin mot de l'histoire. << - Alors ça y est ? Tu fais partie de leur bande ? J'arrive pas à y croire ! Dit Samir. - Mais ne vous inquiétez pas, répliqua Mehdi, vous aussi vous en ferez bientôt partie, si vous voulez. - T'en es sûr ? - Je vous en donne ma parole. >> En fait, Mehdi n'était pas aussi sûr de lui, mais il avait bon espoir ; Sinan lui inspirait confiance. Le soir même il lui parla des deux frères, et lui révéla qu'il avait menti en disant qu'il n'avait rien dit à personne ; Sinan ne s'en offusqua pas : << - T'inquiète ! T'es notre frère, et eux sont comme tes frères ? Le frère de notre frère est aussi notre frère. Si tu as confiance en eux, moi aussi. - Oui, ajouta Tamim, et puis plus on est de fous... - Merci les gars, vous êtes vraiment chics ! - Ils ont les fesses aussi bien fendues que toi au moins, ces garçons ? Demanda quand même Aïssar qui tenait une bouteille en main et qui était légèrement gai. - Ouais, répondit Mehdi, surtout Samir ; il a la rondelle élastique, il ira bien sur ton lingam ! - Ha ha ! T'as entendu ça, Tamim ? De la concurrence pour toi ! >> Tamim était très patient ; les deux autres le charriaient toujours à cause de son penchant pour les rôles passifs, mais en réalité, il était aussi brillant dans les emplois actifs, et avait la tête aussi solide que le dard. Peu à peu, Mehdi prenait conscience du fait que, derrière ce rôle de tête de Turc qu'il semblait accepter, se cachait en fait un garçon prodigieusement sensible et intelligent, respecté de ses camarades et indispensable à l'équilibre de la bande. Dès le lendemain, Mehdi présenta donc les jumeaux à ses trois nouveaux amis. Sinan l'avait tellement pris en amitié que tout ce qui venait de lui était le bienvenu, de plus, il aurait fallu être très difficile pour ne pas agréer ces deux charmants garçons de dix ans, que leur ressemblance parfaite rendait encore plus fascinants, avec leur type bédouin parfait, leurs cheveux bouclés, leurs petites croupes dont l'oscillation était une promesse de volupté. Et puis, la nuit était chaude et parfumée, quelque chose de joyeux flottait dans l'air, l'heure était à la fête. Ils firent donc la fête, dans la chambre de Tamim. Et cette fois, les trois petits amis réunis, Mehdi, Asmar et Samir, n'étaient plus sur le toit en train de regarder de loin, ils participaient aux ébats généraux, et ils en étaient bien contents. On commença par faire circuler le chanvre et le vin. Puis on laissa progressivement tomber les vêtements. Samir, qui avait bu et fumé, était totalement pompette, il avait mis son caleçon sur la tête et dansait nu en chantant des obscénités, mais en vers, Dieu sait où il les avait apprises, et cela réjouit énormément l'assemblée. Aïssar était si excité par cet espèce de petit faune lubrique, qu'il le prit par la taille, et se l'enfila littéralement sur le dard, comme pour vérifier la prédiction de Mehdi, qui s'avéra assez exacte ; Samir, qui était trop ivre et trop excité pour faire attention au fait qu'il avait le soubassement dévasté par un pieu aussi gros que son bras, dansait toujours, mais sur le Priape d'Aïssar, qui, renversé sur le lit, l'encourageait en faisant des bonds avec le bassin et en grognant de volupté. Sinan, pour l'imiter, prit Asmar, qui se donnait avec vaillance et avec plus de dignité que son frère, mais non moins d'appétence, et Mehdi, pendant ce temps, entreprit un coïtus per os réciproque avec Tamim. Puis, on fit à nouveau circuler la boisson, la fumée et des nourritures diverses, y compris des g teaux au haschisch. Un peu plus tard dans la soirée, surprise, les six garçons furent rejoints par les deux frères Akhtal et Abbas, qu'ils avaient déjà aperçus de loin ; ils étaient maintenant huit, éméchés, surexcités, joyeux comme des diables au Paradis. Ils se livrèrent la moitié de la nuit à des réjouissances orgiaques d'une intensité peu commune ; vin, chanvre et stupre alternaient continuellement, les garçons les plus jeunes chevauchaient les a"nés à tour de rôle, puis s'amusaient à leur rendre la pareille en s'excitant les uns les autres ; à un moment, Mehdi commença même à prendre Sinan, qui riait de son audace, mais il finit par aller décharger entre les flancs de Tamim, qui se montra doux et accueillant ; les différents types de liqueurs se mêlaient dans les gorges toujours altérées. Finalement, Samir et Asmar rentrèrent chez eux par les toits, en se soutenant l'un l'autre pour ne pas tomber dans une trappe ou une cour de maison, et Mehdi resta dormir chez Tamim ; il avait prévenu ses parents qu'il dormirait chez un ami ; de toute façon, ils lui faisaient confiance : que pouvait-on craindre d'un garçon qui a le coeur à droite ? Sinan, trop éreinté pour rentrer chez lui, était resté chez Tamim également ; Mehdi dormit sur le lit au milieu d'eux, blotti entre leurs flancs chauds à tous les deux, et il fit des rêves agréables. Au petit matin, il se réveilla avec le pieu de Sinan dans la guérite ; son propriétaire n'était qu'à demi-éveillé, il devait vaguement croire qu'il rêvait qu'il était en train de copuler avec un ange, ce qui correspondait à peu près à la réalité sauf qu'il ne rêvait pas, et que Mehdi n'était plus vraiment un ange depuis quelque temps, bien qu'il eût toujours le coeur à droite, et une beauté paradisiaque. Loin de se dégager, il se vissa voluptueusement à ce piton marmoréen qui lui labourait les flancs, en attrapant la main de Sinan qu'il posa sur son coeur - du côté droit ! Sinan émergea un peu plus, sentit une agréable chaleur qui lui montait du bas de l'abdomen, et commença à caresser la poitrine de Mehdi en s'activant un peu au niveau du bassin, mais doucement parce qu'il était encore engourdi. Les mains de Mehdi, qui ne savaient pas quoi faire, rencontrèrent alors le dard de Tamim qui, étendu sur le dos, une main sur la poitrine, les cuisses écartées, arborait nonchalamment son érection matinale ; lui aussi commençait à émerger du sommeil ; Mehdi commença à le caresser méticuleusement de haut en bas, avec tendresse, pendant que Sinan, tout à fait réveillé maintenant, était occupé à le prendre, sa main blanche posée sur sa propre petite tige toute gonflée de sève. Ils commencèrent ainsi la journée par un triple orgasme, à peine réveillés, qui les replongea pour une heure dans un état languide et comateux. En fait, il n'y avait pas école ce jour-là, et, après cette nuit endiablée, ils n'étaient pas du tout pressés de s'extirper du lit de Tamim, où ils étaient aussi bien que les oiseaux dans leur nid. Ils y restèrent donc jusque tard dans la matinée, réitérant trois ou quatre fois leurs prouesses du premier réveil : ils coïtaient à trois, selon des combinaisons variées, jouissaient chacun à son tour, polluant un peu la literie au passage, retombaient dans les bras de Morphée, émergeaient un peu plus tard, recommençaient, et ainsi de suite, jusqu'au moment où ils furent tout à fait réveillés ; ils étaient tous les trois un peu vaseux, mais merveilleusement détendus. << - Ouaow ! Dit Mehdi, on a joui combien de fois ce matin ? J'ai même pas compté ; regarde mes burnes, elles sont plates comme des abricots secs ! - Moi non plus j'ai pas compté, dit Sinan, mais sapristi, j'ai rarement passé une matinée aussi bonne ! J'aimerais me réveiller comme ça tous les jours. - Moi aussi, répondit Mehdi. - Bah, on se lasserait vite, dit Tamim. - Ouais, faut pas abuser des bonnes choses, concéda Mehdi. - Ben n'empêche, ça fait du bien ! >> conclut quand même Sinan en s'étirant béatement. Puis ils se décidèrent enfin à petit-déjeuner ; il était près de midi. Une belle journée s'annonçait. Des semaines passèrent encore ; Mehdi, et, à un moindre degré, Samir et Asmar, étaient tout à fait intégrés dans la bande de Sinan. Ils étaient devenus inséparables, et partageaient tous leurs secrets. Mehdi avait expliqué à Sinan l'histoire du coeur à droite. En retour, Sinan, Aïssar et Tamim lui avaient montré quelques-unes de leurs coutumes secrètes, qu'il ignorait encore. Un jour, les trois a"nés entra"nèrent Mehdi par les toits, et ce fut Tamim qui lui expliqua : << - Viens, on va te montrer un truc à nous pour se faire un peu d'argent ou d'avantages en nature. - Quels genres d'avantages ? Demanda Mehdi. - Eh bien, le marchand de vin, par exemple, il nous passe toujours des bouteilles gratuites ; tu crois qu'on aurait les moyens de se payer tout ce qu'on boit dans nos réunions à dix, vingt garçons enragés comme l'autre jour ? De toute façon, pourquoi payer avec de l'argent quand on peut payer avec de l'or ? - Ouais, parce que le silence est d'or, encha"na Sinan, hilare. - Voilà, on paie avec notre silence, dit Tamim exultant ; tu vas comprendre. >> Ils arrivèrent sur le toit d'une maison élevée d'où l'on avait une vue plongeante sur la cour d'une autre maison, vaste et cossue, située juste à côté ; Mehdi comprit que c'était celle du marchand de vin. D'abord, il ne distinguait pas bien ce que lui montrait Tamim ; il fallait se pencher un peu, tordre le cou. Mais ensuite, par une fenêtre sombre dans l'angle de la cour, il aperçut un spectacle étrange : c'était le marchand de vin, un gros homme velu comme un singe, d'une cinquantaine d'années, qui était en train de prendre un tout petit garçon, de sept ou huit ans ; il le tenait sur ses genoux et le faisait glisser délicatement sur son dard gras et suintant, tout en triturant la petite tige du garçonnet, qui n'avait pas l'air de trouver cela désagréable. << - C'est le fils de son comptable, un homme qui est entièrement sous sa coupe depuis qu'il a racheté ses dettes de jeu, car c'est un joueur invétéré ! Expliqua Tamim. T'inquiète pas pour le gamin, il aime ça ; c'est un petit vicieux, il m'a déjà sucé, une fois, dans le hammam. Un jour on l'invitera, tu vas voir. Ce gros porc de marchand de vin nous le prêtera bien ! - Ouais, mais faudra bien le nettoyer, dit Tamim, parce que je voudrais pas attraper les maladies et les pustules de ce chimpanzé dégueulasse. >> Les trois garçons rirent. Tamim reprit : << - Bon, l'essentiel, c'est que nous on le sait, mais sa femme le sait pas ; or, sa femme, tu vois, c'est elle qui tient les cordons de la bourse en réalité ; c'est-à-dire que c'est lui qui dirige l'affaire, mais c'est à elle qu'elle appartient en fait : elle l'a hérité de ses parents, lui se contente de la faire fonctionner. De sorte que si elle le flanque dehors, il n'a plus rien, tu comprends ? - Et si sa femme apprenait comment il fait mumuse avec le fiston à son comptable... tu vois ce que je veux dire ? Dit Sinan. - Alors, reprit Tamim, nous, tu vois, on lui a fait gentiment comprendre... - Oh ! Très gentiment ! Pouffa Sinan. - ... que s'il voulait qu'on la boucle, il avait intérêt à être généreux avec nous et à casser les prix ! Et c'est comme ça, depuis, qu'on peut boire quasi à l'oeil ! Pas mal, hein ? Et regarde : du coup, ce gros sagouin, il se cache même plus ! De toute façon, il sait qu'on sait, alors pourquoi prendre ses précautions ? >> En fait, ce n'était qu'à moitié vrai : il fallait tout de même regarder attentivement par cette fenêtre obscure pour voir ce qui se passait dans son encadrement. Mais hélas pour le marchand, Sinan et ses amis, à qui peu de choses échappaient à Naruq, l'avaient tout de même remarqué ; peut-être le gamin lui-même leur avait-il mis la puce à l'oreille. Mehdi, un peu interloqué, n'avait pas vraiment envie de conna"tre les détails graveleux de cette affaire. Mais il réfléchit que, somme toute, il avait bu avec eux, les jumeaux aussi, et que l'astuce était payante ; et puis c'était une bonne leçon pour ces adultes hypocrites qui se donnent des airs moraux alors qu'ils sont aussi vicieux que des adolescents en rut comme Sinan, Aïssar et Tamim. Eux aussi, d'ailleurs, étaient un peu hypocrites, mais ils étaient sympathiques... tout n'est peut-être qu'une question de point de vue ; une question d'affinités électives... Oh ! Et puis après tout, se disait Mehdi, on n'a pas toujours besoin d'étaler nos moeurs et nos passions au grand jour ; ni de dire tout ce qu'on fait... l'essentiel est de ne pas dire ce qu'on ne fait pas... et encore ! Non, décidément, c'est vrai, parfois pour vivre bien il faut vivre caché ; mais alors, il faut être bien caché, et surtout il faut être le plus malin, le plus fort. Sinan et ses amis s'étaient montrés plus forts, plus malins que le marchand ; tant pis pour lui ! Ainsi va le monde. Oui, tout bien réfléchi, Mehdi comprenait et approuvait ses amis. Leur procédé n'était pas très honnête, mais il avait du bon ; et puis, c'était amusant. << - Les gars, vous êtes épatants ! >> dit-il. Les trois adolescents furent satisfaits du compliment. Dans un monde où tout le monde triche plus ou moins, ils estimaient que le mérite revient non pas à celui qui respecte scrupuleusement et stérilement les règles, mais à celui qui triche avec élégance et audace. Mehdi était de leur avis. - J'aime la mentalité de ces jeunes, dit Mounir, qui avait la main amoureusement posée sur l'entrejambe de Fouad. - Je savais que ça te plairait, répondit le jeune garçon. Mais écoute la suite. Dans les semaines qui suivirent, leur amitié ne cessa de se renforcer. Mehdi découvrit toutes les astuces de la bande, ses petites et grandes combines, ses chantages sordides mais avantageux, la façon dont ils s'y prenaient pour capter les enfants m les qui leur plaisaient, toutes leurs prédations et déprédations, mais aussi leur code de l'honneur, leur profonde solidarité. << - Autre avantage des filles, expliqua un jour Tamim à Mehdi, que les deux autres ne s'empresseront pas de te révéler : elles ont souvent des petits frères, soigneusement gardés à l'abri du cocon familial ; séduire la grande soeur peut être - pour ceux qui en sont capables, moi je suis hors jeu - un bon moyen de les approcher. On attend qu'elle soit suffisamment intoxiquée ; alors on se sert d'elle pour pénétrer dans la place en l'absence des parents ; on l'étourdit par un mélange bien dosé de douces paroles, de stupre et d'alcool, ou par tout autre moyen, et puis, dès qu'elle a le dos tournée, on saute sur le petit frère. Voilà comment ils procèdent ; oh ! Ne t'inquiète pas, un jour ils t'en feront profiter ! >> Ensemble, ils pouvaient se l cher, s'évader, rêver ; ils refaisaient le monde, ils en créaient un à leur convenance, clandestinement, selon leurs propres règles. Ils avaient inventé, à deux, un salut particulier, qu'ils appelaient << salut des braves >>, ou parfois << salut du conspirateur >>, parce qu'ils se considéraient comme des << conspirateurs >>. Cela se faisait à deux - deux garçons, c'était réservé aux garçons : ils commençaient par se toucher avec la pointe du coude, le poing replié vers la poitrine ; puis, le premier donnait une sorte de coup du lapin à un ennemi imaginaire, la main ouverte, paume vers le haut, en faisant pivoter l'avant-bras au bout du bras tendu, dans le sens anti-horlogique ; l'autre venait frapper cette main tendue en faisant deux tours avec le bras, d'abord d'arrière en avant, en déployant devant eux le poing qui était sur le plexus, puis dans le même mouvement, ramenant le bras tendu vers l'intérieur du corps et vers l'arrière, et terminant de nouveau vers l'avant, la paume vers le bas ; le tout exécuté rapidement, et de manière très fluide. - Un peu compliqué, dit Mounir. - Mais non, répondit Fouad, c'est très simple, je te montrerai. Le tout était d'exécuter les deux mouvements de manière parfaitement coordonnée ; de plus, on ne décidait jamais à l'avance qui exécuterait lequel ; ça se décidait sur le moment de manière intuitive et spontanée, il fallait être très bien accordés pour cela ; d'où le terme de << salut du conspirateur >>, bien que pour des conspirateurs, ce ne fût pas très discret ! Mais cette petite incohérence ne les gênait pas. Ils étaient jeunes. Il y avait plusieurs variantes de ce salut ; l'une d'elle consistait, pour celui qui tend la paume vers le haut, à partir de la position << poing replié sur la poitrine >>, en enroulant le bras autour de la tête, dans le sens anti-horlogique toujours, avant de donner le coup du lapin. Il y avait moyen, en plus, de donner à ce geste une expression un peu sensuelle, pleine de sous-entendus, qui les faisait beaucoup rire. - On essaie ? - D'accord. Prêt ? - Prêt. - Mais non, pas comme ça ! - Zut, raté ! >> Après quelques essais infructueux, ils parvinrent à exécuter le double mouvement avec une précision et une fluidité parfaites. << - C'est bien, dit Fouad, t'es doué ! - Eh ! Qu'est-ce que tu crois ? Je suis un vrai conspirateur, moi ! - Et un brave ! - Bon allez, continue. - Oui. Donc, ils inventaient toute sorte de trucs dans ce genre-là, et naturellement, ils ne cessaient pas de festoyer, de boire, de fumer et de copuler. Bref, ils s'amusaient bien. Mehdi passait régulièrement la nuit avec Sinan ; il y avait de la tendresse entre ces deux garçons, qui se ressemblaient d'une certaine manière. Mehdi en plus doux, Sinan en plus dur. Cependant, son intuition disait à Mehdi qu'il n'avait toujours pas la réponse à ses questions. Après des mois de << vie commune >>, si l'on peut dire, de vie au sein de la bande, il ne savait toujours pas vraiment qui était ce garçon ; son mystère restait entier. Sinan était le garçon aux soixante-dix mille voiles, comme la Face de Dieu dans notre tradition. Chaque fois qu'il soulevait un voile, un autre mystère se profilait derrière ; plus il pénétrait dans son intimité, plus il se dérobait à lui. Une seule chose était certaine : Sinan était plus tourmenté, moins sûr de lui qu'il ne voulait le laisser para"tre. Au fond de ce caractère frondeur, dominateur et enjoué, capable sans effort d'entra"ner toute la jeunesse du pays derrière que ce soit pour danser, faire l'amour ou faire la guerre aux << grands >> et à l'univers, se cachait une blessure secrète, une souffrance qui ne pouvait pas s'exprimer, une hantise que Mehdi ne connaissait pas mais dont il ressentait la présence à tout instant. Il n'en avait rien dit à personne, pas même aux jumeaux avec lesquels il partageait tout ; mais il avait décidé qu'il serait celui qui découvrirait la clef du mystère, la plaie secrète de Sinan et qui le guérirait. Pour le moment, il n'était pas très avancé, mais il sentait que cela devait avoir un rapport avec la famille de Sinan ; on la voyait très peu, et Sinan n'en parlait jamais, comme s'il avait honte de quelque chose. Aussi, que voulait dire cette chambre presque nue, où la seule touche un peu personnelle était ce cadre avec une calligraphie offerte par un petit garçon, posée sur le pupitre, et qu'autrefois il prenait soin de retourner pudiquement (geste auquel il avait évidemment renoncé, vu la tournure qu'avaient prises ses relations avec Mehdi !) ? Quel obscur besoin de fuir son milieu d'origine éprouvait-il pour agir de la sorte ? Un jour, enfin, après des mois de fréquentation, Mehdi aperçut le père de Sinan. C'était une sorte de seigneurie à la mine austère, allongée, avec une barbe noire taillée en pointe et du kohol sur les paupières. Il parlait peu, et d'une voix impérieuse. Sinan lui embrassait la main et tremblait devant lui, mais il n'en parlait pas. Le haïssait-il ? L'adulait-il ? C'était impossible à savoir. Quelque chose disait à Mehdi que c'était de ce côté-là que se trouvait la clef de l'énigme, mais il était encore beaucoup trop tôt pour en avoir le coeur net. Alors il s'arma de patience. En attendant, il entreprit de dévergonder davantage Sinan, dont les moeurs lui plaisait, mais pas la façon de les garder secrètes, de les envelopper d'un nimbe de faux-semblants et de cachotteries. Lui, il n'aurait vu aucune objection à crier sur les toits son amour pour Sinan, et aussi pour Samir et Asmar, et même pour Aïssar et Tamim, dont il découvrait les qualités cachées. Bien sûr il n'en faisait rien, car cela aurait indisposé inutilement trop de gens, mais si ça n'avait tenu qu'à lui... Il trouvait Sinan, et ses amis qu'il influençait, trop timorés, trop réservés sur ce sujet. Il les provoquait, Sinan en particulier, il l'incitait à se révéler, à se donner plus de liberté, à être moins prudent ; et Sinan se révéla vite plus influençable qu'il ne l'aurait paru, en tout cas vis-à-vis de Mehdi, qui exerçait sur tout le monde, et sur lui en particulier, une certaine fascination - le coeur à droite ! Lui qui avait subverti beaucoup de garçons - et de filles - de son ge, il se laissait subvertir à son tour par un garçon plus jeune et plus entreprenant que lui, du moins pour certaines choses. Ainsi, parfois, il se débrouillait pour être à côté de lui en classe, au dernier rang, dans le coin le plus sombre de la salle, où était la place habituelle du jeune caïd. Là, quand la leçon tirait en longueur et que tout le monde somnolait plus ou moins - sauf le professeur qui dissertait abondamment pour lui-même - il commençait à le toucher sous son pupitre, à l'exciter, il laissait tra"ner sa main nonchalamment sur sa cuisse, se rapprochait de son entrejambe, et Sinan n'osait pas protester, cette main et toute la personne du petit garçon l'hypnotisaient, l'envie de stupre le gagnait. Alors Mehdi posait l'audace jusqu'à glisser discrètement la main dans son pantalon, et à caresser son dard brûlant, tendu et suintant. Les premières fois, Sinan se mettait alors à chuchoter : << - Mehdi, sale gamine vicieuse ! Arrête tout de suite, on va se faire repérer ! - Pas si tu fais semblant de dormir, imbécile ! De toute façon, c'est ce que tu fais toujours ! - C'est pas vrai ! D'habitude je fais pas semblant ! - C'est ce que je voulais dire ! Allez, ferme les yeux, fais semblant d'être concentré, je sais pas moi. Tu vas voir, je vais te faire faire luire la queue moi ! - Mehdiiii... aouwh ! - Allez mais fais la même chose, quoi ! Tu vois pas qu'elle est dure ? >> Il désignait son pantalon, son joli pantalon bleu un peu serrant, qui allait jusqu'à mi-mollets seulement, et qu'il s'amusait à faire se soulever de manière éloquente. << - Bon allez d'accord, t'as gagné sale gosse ! >> Et il lui mettait la main à son tour, aussi discrètement que possible. À la fin, il ne protestait même plus, c'était devenu un jeu entre eux, surtout quand la leçon était vraiment ennuyeuse (ce n'était aps ça qui manquait). Il lui arrivait même d'inviter Mehdi à venir s'asseoir près de lui et à prendre l'initiative. Seuls Aïssar et Tamim, qui étaient assis juste à côté de Sinan et Mehdi, et un nommé Fahd qui était aussi de la bande et qui était devant eux, se rendaient compte de ce manège ; quand ça devenait un peu trop chaud, ils s'arrangeaient pour détourner l'attention du ma"tre et des autres élèves par des questions soudaines, inopinées et aussi tordues que hors sujet. Cela leur donna des idées, et eux aussi commencèrent à inviter Mehdi à s'asseoir à côté d'eux de temps en temps ; si bien qu'à la fin, on put assister à un manège étrange : plusieurs de ces lubriques chérubins allant à tour de rôle se faire masturber par le petit Mehdi au cours d'une même leçon ! Ils changeaient subrepticement de place, sous un prétexte quelconque ou même sans raison apparente, en essayant de ne pas trop se faire voir du ma"tre ; pendant qu'un deux se retirait, languide et béat, l'autre accourait fiévreux, la langue pendante et le pantalon boursouflé. C'était risqué, mais charmant ; la leçon entière devenait une partie de plaisir, et à la fin Mehdi avait les mains collantes d'avoir tra"né dans plusieurs culottes successives, sur plusieurs tiges et plusieurs paires de burnes, mais il était fier de lui. Il était fier des moeurs qu'il avait instituées, et sous son influence, d'ailleurs, Sinan, et les autres à sa suite, commençaient à changer de mentalité. Ils devenaient moins prudents, moins dissimulateurs - moins << conspirateurs >> et plus << braves >>. Ils en étaient tous reconnaissants envers Mehdi ; la bande n'avait jamais été aussi joyeuse ni aussi soudée - l'unité se faisait maintenant autour du couple << diabolique >>, fusionnel, formé par Mehdi et Sinan. Mehdi la mascotte et Sinan le meneur. Cependant, durant les heures langoureuses que les deux garçons passaient dans la chambre de Sinan, pleines de stupre, de folie et d'onirisme, il arrivait que Sinan, après le sexe, rest t des heures taciturne, absorbé dans une sombre rêverie dont Mehdi n'osait pas le distraire. Il restait alors simplement allongé près de lui, la joue contre sa poitrine, essayant de lui communiquer un peu de chaleur. C'était dans ces moments, plus que dans tout autre, que Mehdi sentait au fond de son viril camarade une secrète fragilité qui le touchait, le lui rendait plus attirant encore, mais dont il brûlait de découvrir la cause. Parfois, pas souvent heureusement, le père mystérieux appelait Sinan pour une t che quelconque à laquelle il ne pouvait se défiler. Alors il fallait se rhabiller prestement, accourir, en priant pour qu'on ne remarque pas trop l'haleine avinée ou chanvrée, et Mehdi savait qu'il était l'heure de se retirer discrètement, par le chemin des toits que ces jeunes avaient coutume d'emprunter. Mais ils se retrouvaient plus tard, quand la corvée était finie, et alors les agapes et les embrassements reprenaient de plus belle. Parfois aussi ils allaient ensemble à la rivière, nager ou s'adonner à des jeux moins << innocents >>, dans des coins abrités ; ou bien ils faisaient de longues courses dans le désert, qui était un peu leur résidence secondaire, la page blanche où ils rêvaient d'écrire leur épopée. Il y eut, comme ça, un jour fameux où Sinan, Aïssar et Tamim révélèrent à Mehdi le dernier secret qu'ils gardaient pour lui en réserve, le plus grand secret de la bande. Ils l'entra"nèrent, à une heure de marche dans le désert, dans un endroit connu seulement d'eux trois, où jamais une fille n'aurait pu pénétrer, même pas un autre garçon - à part Mehdi et les jumeaux. C'était une caverne dont l'entrée était masquée par une pierre qu'on pouvait faire rouler au moyen d'un mécanisme rudimentaire, à condition de conna"tre l'endroit exact où exercer la pression adéquate ; seuls Sinan, Aïssar et Tamim le connaissaient - et maintenant Mehdi. << - C'est quoi, ça ? Demanda le petit garçon en pénétrant dans l'antre obscur, qui fut bientôt éclairé d'un flambeau, puis d'un autre, que Sinan et Tamim allumèrent. - Ça, tu vois, dit Sinan, c'est notre repaire à nous ; un endroit où on vient quand on a vraiment envie d'être seuls, entre nous, et où on peut faire ce qu'on veut, notre royaume, quoi ! - Vous aviez un repaire secret ! Comme des vrais conspirateurs ! J'en reviens pas ! - Ben oui, qu'est-ce que tu croyais ? - Eh ! Mais attends ; c'est quoi qui brille, là ? Mais il y a un trésor là-dedans... des... des perles, de l'or, des bijoux, je sais pas quoi ; c'est à vous, ça ? C'est pas des faux ? - Mais non, c'est des vrais ; et oui, c'est à nous, mais on le garde pour plus tard, pour réaliser nos rêves quand on en aura. Maintenant on sait pas encore vraiment quoi en faire. - Mais ça vient d'où ? Vous avez trouvé ça comment ? - Je vais t'expliquer, dit Tamim. Il y a un siècle environ, il y avait une bande de terribles brigands qui écumait Naruq et les cités avoisinantes, et ce désert tout entier était leur tanière ; et c'est ici qu'ils cachaient leur butin. Personne n'a jamais pu trouver l'emplacement de leur cachette. - Personne, sauf nous ! Dit Sinan. - Mais comment vous avez fait ? Demanda Mehdi. - Eh bien ! Dit Tamim, c'est parce qu'on est très intelligents... - Et on a beaucoup de chance ! Ajouta Aïssar. - Oui, on l'a trouvé un peu par hasard, il y a des années, quand on était petits, expliqua Sinan. Mais c'est pas vraiment un hasard ; ce trésor nous attendait, et cette cachette surtout ; elle était faite pour nous, parce qu'on est des rois, des braves... il n'y avait que nous qui pouvions découvrir ça ! On s'est jurés de ne rien dire à personne, jamais ; mais toi, c'est pas pareil. - Merci, dit Mehdi avec une émotion visible. - Mais tu sais, ça c'est pas le vrai trésor ; ça c'est celui que tout le monde cherche, depuis des dizaines d'années, mais qu'ils trouveront jamais. Cependant, le vrai trésor des voleurs, il est plus loin, là-bas, et personne n'en conna"t l'existence, à part nous. - Comment ? Il y a une autre caverne ? - Oui, plus ou moins ; il y a une autre salle, là-bas, dans le fond de la caverne, fermée par un passage secret ; c'est Tamim qui l'a découvert, Tamim, notre cerveau ! >> Il était rare que Sinan compliment t ouvertement Tamim, pour autre chose que pour ça façon de sucer en tout cas, mais on sentait que c'était sincère. Les trois garçons entra"nèrent Mehdi dans le fond de la caverne et firent jouer un ressort caché dans la pierre ; le passage s'ouvrit, et ils pénétrèrent dans une autre salle, plus vaste, profondément creusée dans la roche. On alluma un autre flambeau, et un spectacle insolite s'offrit à Mehdi. La salle était en effet très vaste et très poussiéreuse, et surtout, elle était encombrée de livres de toute sorte, de toute taille, de livres très anciens ; et aussi d'instruments de musique. - Quoi, c'est ça le trésor des brigands ?! S'écria Mehdi. - Oui, expliqua Sinan. Tu vois, ces brigands, c'étaient pas des brigands ordinaires, comme les gens pensaient et croient toujours. Ils savaient beaucoup de choses, plus que ces imbéciles au collège qui pérorent pendant qu'on se branle l'un l'autre. C'étaient des seigneurs, des brigands cultivés, tu vois ; ils avaient choisi le métier de hors-la-loi pour l'amour de l'aventure, du risque et de la liberté, c'est tout. Ils brigandaient pas mal, c'est vrai, mais ils ne faisaient pas que ça ; ils aimaient séduire aussi, certains les filles, d'autres les garçons ; et ils faisaient de la poésie, ils mettaient leurs propres exploits en vers ; on en a retrouvé des volumes, c'est comme ça qu'on conna"t leur histoire. On l'a étudiée au fil des années, tous les trois ; on a eu envie de leur ressembler, de faire comme eux. Le plus terrible d'entre eux, leur chef, c'était un sacré séducteur de jeunes garçons ; il n'avait aucun scrupule, aucune moralité. Mais il était intelligent, et généreux. Il volait les riches pour aider les pauvres. À la fin de son journal, peu avant de mourir, il a écrit qu'il espérait que des jeunes gens intrépides trouveraient la cachette de son trésor - c'était de ce trésor-ci qu'il parlait - et reprendraient le flambeau de ses aventures ; ainsi, il pourrait en quelque sorte rena"tre en eux. C'est pour ça que je te disais que cet endroit nous attendait ; c'est son esprit qui nous a guidés jusqu'ici, tu peux en être sûr. - Je veux bien le croire, dit Mehdi. Mais ça ne me dit toujours pas ce que font ici tous ces livres. Ils voulaient ouvrir une bibliothèque dans le désert ? - Mais non ! Un jour, ils se sont aperçus que le savoir, et le bel esprit, étaient en train de décliner parmi les hommes. À leur époque, il y a eu une sorte de << renouveau religieux >> comme il y en a un tous les siècles à peu près, enfin le genre de mouvement que ces adeptes appellent comme ça, si tu vois ce que je veux dire. Des gens obtus, rigoristes, sans imagination, qui incitaient les autres à brûler les livres qu'ils jugeaient hérétiques ou inutiles, c'est-à-dire la plupart des livres. Les livres d'histoires, de philosophie, d'astrologie, d'alchimie, de magie, en furent victimes, mais aussi d'autres plus marrants ; des traités sur l'amour, des recueils de poésie érotiques, des manuels qui t'expliquent comment séduire les filles ou les garçons... je te jure, on a trouvé des perles ici, tu croirais pas ! Il y en a même qui nous ont donné des idées ! Alors, ils ont décider de commencer à voler des livres, des livres qui risquaient d'être perdus, condamnés ou détruits ; des ouvrages précieux... ils les ont entreposés ici pour les sauver de la barbarie. Tu comprends maintenant ce que c'est, le vrai trésor des brigands ? Le trésor de l'esprit, mon gars ! C'est ça notre trésor, Mehdi. Les gens nous prennent pour des sales gamins, et ils ont raison, on fait tout pour l'être, mais... - Mais l'esprit de Dieu, c'est nous ! Dit Tamim. - La puissance de l'imaginaire, c'est nous ! Ajouta Aïssar. - Tu comprends Mehdi ? Voilà qui on est vraiment, voilà notre royaume. Mais les gens ne doivent pas savoir ça ; il faut que ça reste entre nous, on est d'accord ? - Tu peux compter sur moi ! Dit Mehdi. - J'en étais sûr. Viens, on va te montrer quelques perles du << trésor >>. - Volontiers. Je suis curieux de voir. - Regarde ; ça, c'est un bouquin d'érotologie indien. Une sorte de Kama-Sutra, comme ils disent, mais garçonnier ; ils expliquent tout sur l'art de l'amour entre garçons, les positions, les techniques... il y en a qu'on est pas encore arrivés à faire. - Me dit pas que vous avez essayé ? - Bah, si. - Vous êtes frappés ! Vous aviez vraiment besoin d'un livre pour ça ? - C'est pour rigoler ! Tu verras, ça peut être marrant. Mais ce qui est fort dans ce bouquin, c'est que chaque position a, si tu veux, une espèce de sens caché, une interprétation symbolique ; c'est pas seulement une position sexuelle, c'est une sorte de rituel... pour mettre en oeuvre uneénergie particulière, qui est un aspect de l'énergie universelle, le principe de la vie si tu veux ; ils ont des théories très compliquées là-dessus. On les a un peu étudiées. Tu vois, il y a environ cinquante positions ; chacune d'elle correspond à une lettre de leur écriture, qui est plus compliquée que la nôtre mais il y a des similitudes ; l'origine serait la même à ce qu'on dit... chacune de leurs lettres est aussi une entité, une puissance invisible ; elle a une signification et un pouvoir occulte, qu'on peut mettre en oeuvre, notamment par le sexe. - Et vous y croyez ? - Un peu... au début on comprenait pas très bien, c'est compliqué. Mais tu sais ce qui nous pla"t là-dedans ? - Dis toujours. - C'est que tout le monde s'en fout ! Tous ces adultes débiles, qui croient nous apprendre quelque chose... installés confortablement dans ce qu'ils prennent pour de la science, dans leur arrogance douillette. Mais ces trucs-là, les mystères, les secrets, les puissances cachées, ils s'en soucient comme de leurs premières babouches ; c'est bon pour les rêveurs... eh bien nous, tu vois, on est des rêveurs. - Je te trouve pas si rêveur, moi. Moi, oui ; Tamim peut-être un peu... toi, j'aurais plutôt dit que t'étais un séducteur ; ça oui. - Tu sais pas, Mehdi ; tu sais pas... >> Tout à coup, il prit une expression singulière, évasive, que Mehdi ne lui connaissait pas ; cela l'aurait déconcerté, s'il n'avait pas été habitué aux visages changeants de Sinan. << - Mais comment vous faites pour le lire, ce bouquin ? Il y a les images, d'accord ; ça, c'est assez clair. C'est même très... euh... suggestif. Mais le texte ? Me dit pas que tu comprends leur écriture bizarre ? - Moi, non. Mais Tamim oui. Il peut lire leur écriture et comprendre leur langue ; c'est sa mère qui lui a appris. N'oublie pas qu'elle est indienne. - Ah bon ! Alors c'est à ça que ça sert d'avoir une mère indienne : à lire des livres de cul écrits en charabia ! - T'as tout compris ! Dit Tamim. - Il y en a des tas, dit Sinan ; des plus bizarres encore, des bouquins de toute sorte sur l'amour, sur le sexe, sur l'art de séduire, il y a une monographie d'un médecin arabe sur les lubrifiants, il y a des livres de magie, qui t'expliquent comment jeter des sorts, composer un philtre d'amour... - Vous avez essayé ? - Penses-tu ! On n'en a pas besoin ! Quand on sera vieux, peut-être... mais ça nous fait rire... et un peu rêver aussi... c'est un vrai trésor. - Oui... oui, je le crois. Montre-moi autre chose. - Tiens ! Regarde ce diw n de poésie érotique. C'est un recueil collectif, il y a un peu d'Abu Nuw s, et plein d'autres moins connus. C'est en le lisant que j'ai appris à aimer la poésie, tu sais ; avant ça me barbait. Mais cette poésie-là, je la respecte. - Lis-m'en une que t'aimes bien. - Je sais pas... attends, ouais, celle-là elle est pas mal ; je te dis pas de quoi ça parle, tu vas vite le comprendre. >> Et Sinan lut, d'une voix enflammée que Mehdi ne lui connaissait pas : << Ô signe flamboyant de l'Unité divine Qui te caches, honteux, dans ces replis obscurs Où, candide, Adonis, dédaignant les azurs Que tu devrais crever fièrement, te confine ; Je chante ta vertu méprisée des impurs Je chante ta valeur, symbole de puissance Et de gr ce virile, à qui pourtant l'enfance Confère un charme exquis, plus que les ges mûrs. Ô source d'où jaillit toute la jouissance Du monde, et qui produis la fascination, Quand tu te dresses, fier sans ostentation, Triomphant sans vindicte, oint de ta transcendance ! Fanal de force vive et d' pre passion, Dont la pénombre, éprise, implore la clémence Quand il jette en ses flancs comblés de sa présence L'éclat qu'elle recueille avec dévotion ! Je t'aime et je le dis ! Qu'importe la décence Lorsqu'il s'agit de dire enfin la vérité Que la prude sottise a l chement compté Occulter à jamais d'un pudique silence. Mais c'est fini ! J'érige à ta m le beauté Roide et chaude pourtant le monument qu'exige Tant de douceur unie à tant d'humble prestige Ardent m t de cocagne où pend la volupté ! Si la vie était fleur, toi tu serais la tige ! Divin quand, t'immisçant chez les jeunes garçons, Par leur corolle offerte, avec de bleus frissons, Tu leur fais découvrir le sublime vertige. On ne t'avait jamais dédié de chansons Dignes de ta splendeur ! J'ai réglé ce problème. Que le vent, jusqu'aux cieux, apporte mon poème Aux élus alanguis parmi les échansons Éternellement beaux et jeunes, qu'Amour sème En ce lieu pour servir la céleste liqueur ! Ô sceptre étincelant, ô glaive du vainqueur, De la félicité, majestueux emblème ! De ceux et celles dont l'envie étreint le coeur, Ne redoute jamais la morne sarabande ! Pour que la flèche parte, il faut que l'arc se bande ; C'est ton tourment caché ; honni soit le moqueur ! Tiens bon ! Je te dédie une immortelle offrande, Vaillant outil qui m'as permis d'ensemencer Les sillons les plus durs sans jamais renoncer ! À ta gloire, mes mots tressent une guirlande ! Ce que chacun devine, à quoi bon l'énoncer ? C'est pourquoi, dans ces vers, jamais ton nom n'émerge Toi vers qui cependant chaque regard converge ! À le dire tout haut, voudrais-tu me forcer ? Je ne le dirai pas, non, vénérable cierge Illuminant le monde ! Ains ne suis à bl mer ; En cette ode, il n'est pas besoin de te nommer : D'un mot trop explicite elle restera vierge ! Si le doute t'habite et ne veut désarmer Malgré tout, ô lecteur patient, imagine Ce qui secrètement te trouble et te fascine, Cette épine en ta chair ! Oh ! Tu vas te p mer ! >> << - Une ode au zob ! Pas mal, dit Mehdi. J'y avais déjà pensé, mais je savais pas que quelqu'un l'avait fait. J'aime bien << l'éclat qu'elle recueille avec dévotion >>... ça sonne bien, et puis le double sens n'est pas trop perceptible, juste ce qu'il faut. - Moi, dit Aïssar, j'aime bien << divin quand t'immisçant chez les jeunes garçons... >>, et puis aussi << les sillons les plus durs >>. Ha ha ! Je sais de quels sillons il parle, moi ! - Toi, dit Sinan, pas la peine de nous dire ce que tu aimes ; dans tout Naruq, il y a pas un << sillon >> de moins de treize ans qui l'ignore ! - Enfoiré ! >> Et il se jeta sur Sinan en riant. << - Bah, moi, dit Tamim, j'aime bien << si le doute t'habite >>... - Euh... ouais, elle est bien bonne, dit Mehdi pas très convaincu par le jeu de mots un peu vaseux. - Mais non, je te fais marcher, idiot ! ce que j'aime en fait, c'est le dessin des rimes, je veux dire sa circularité symbolique. Il est cyclique, ce poème ; parce que, quand tu parles de la tige, forcément, l'anneau n'est pas loin, mais aussi parce que la vie est cyclique... les deux sont liés d'ailleurs. - Oui, dit Mehdi, je comprends ce que tu veux dire. C'est un curieux schéma ; des rimes ench ssées, qui s'ouvrent l'une après l'autre, comme une paire de fesses si on veut rester dans l'allusion subtile, mais aussi comme un livre, comme un passage qui révèle un autre passage, un voile qui cache un autre voile... - Comme cette caverne ! Dit Sinan. - C'est vrai, c'est l'antre de la trique ici, eh ! >> Les garçons rirent. Ils formaient maintenant un improbable cénacle littéraire ; Mehdi n'avait jamais vu ses amis aussi sérieux, aussi enflammés aussi, cette nouvelle facette lui plaisait assez. Cependant, un doute l'étreignit soudain sur la pertinence de cette discussion : << - Dites-donc, c'est pas un peu idiot de la part du type qui écrit cette histoire de faire faire par ses personnages l'analyse de sa propre oeuvre ? Il devrait pas laisser au lecteur le soin de savourer ses trouvailles au lieu de les souligner bêtement comme ça ? On dirait que ça l'amuse de casser ses propres effets ! - Mais bien sûr ! dit Tamim. C'est pour montrer à quel point il s'en fout, de son oeuvre, et de la littérature en général ; c'est qu'un mensonge tout ça ; mais un mensonge qui a le pouvoir de nous tromper et d'enchanter la vie, de transformer son sordide en poésie ! Seulement, pour faire ressortir ce pouvoir mystérieux du verbe, il doit en montrer la faiblesse et la fragilité ; c'est pourquoi il nous fait dire toutes ces neries. T'as jamais remarqué que c'est quand le magicien montre ses trucs que le public est le plus fasciné ? Il se dit : << c'était que ça ! Et pourtant j'ai marché quand même ! >> Après il en redemande, il veut de nouveau être abusé de la même façon : << qu'est-ce qu'il va bien pouvoir trouver cette fois ? >> S'il est intelligent, il comprend que c'est ça la vraie magie. La puissance de l'illusion ne se révèle que quand on prend conscience qu'elle est illusion ; alors il y a une opération véritablement alchimique, un processus d'échange entre l'illusion et la réalité, par lequel elles se fécondent l'une l'autre ! - Ouais, ben, il serait peut-être temps qu'on redevienne des personnages crédibles, parce que là il en fait quand même un peu trop. - T'as raison, mon perdreau ! Tu sais que t'es mignon quand tu joues au critique littéraire ? Viens chez moi ce soir, je vais te bouffer les noisettes comme on t'a jamais fait. - Voilà qui est mieux. Au fait, c'est qui le gugusse qui a écrit ça ? - Un certain Ghulam Abdul-Fat , pas l'Abdul-Fat actuel, le poète connu (enfin, surtout pour ses gaffes avec les jeunes garçons) ; un de ses aïeux qui devait avoir les mêmes goûts. - Dis-donc, quelle famille ! - Bah, les poètes c'est comme ça. Ils se démultiplient et se métastasent, comme le cancer. - Et ces instruments de musique, c'est quoi ? - Pareil ; certains enquiquineurs influents, à leur époque, condamnaient les instruments de musique comme ils condamnaient les livres scandaleux. Alors ils ont volé des instruments pour les sauver, et ils les ont entreposés ici. Regarde ce luth... d'une facture comme on en fait plus ; t'as envie d'apprendre à en jouer rien que pour ça. Quand ils avaient assez volé, pour se reposer, ils organisaient des concerts monstrueux avec des jeunes garçons, du vin, de la poésie érotique, et ça finissait en orgies. On savait vivre dans le désert, en ce temps-là ! - On fera la même chose quand on sera grands, dit Aïssar. - Toi, quand tu seras grand, ta queue elle sera tellement usée qu'elle pourra prendre sa retraite ! Dit Sinan. - En attendant, tu vas voir où je vais te la mettre ! >> Et il se jeta sur lui en riant. Les deux autres s'en mêlèrent, et il y eut une joyeuse agitation dans la caverne. Quand ils se furent calmés, Sinan reprit : << - Mais le vrai de vrai trésor, en fait, tu le connais pas encore ; et nous non plus. On cherche depuis des années, mais on n'a pas encore trouvés. On sait pas ce que c'est. - Tu veux dire qu'il y aurait encore une autre salle ? Demanda Mehdi. - Oui, sans aucun doute. Regarde, je cogne sur ce mur : tu entends ? Ça résonne : bom, bom, bom ! Il doit y a voir un autre passage, là dans le fond, mais il est vraiment bien caché ; on n'a pas trouvé le mécanisme. - Ils n'ont pas laissé une indication ou quelque chose ? - Si, plein d'indications... dans le journal du chef des brigands. Mais c'est codé, allusif, volontairement embrouillé ; on n'a pas encore su déchiffrer ça. Mais au fait, toi t'es intelligent ; tu devrais essayer ! - Je suis pas plus intelligent que Tamim, répondit modestement Mehdi ; s'il n'a pas réussi, je crois pas que moi... - T'inquiète, dit Tamim, on a déjà parlé de tout ça entre nous ; c'est vrai que je suis intelligent, mais c'est pas ça le problème, te crois pas obligé de ménager ma susceptibilité, Mehdi. Justement, ça a été codé pour déjouer l'indiscrétion même de quelqu'un d'intelligent. Mais ce que Sinan veut dire, c'est que toi t'as autre chose, un sixième sens, de l'intuition ; il est possible que tu réussisses là où même moi j'ai échoué. Si on met nos efforts en commun, on y gagnera tous, alors prends ce journal chez toi et étudie-le. - Si c'est comme ça, d'accord. Je veux bien essayer, mais je vous promets rien. - Fais ton possible. >> Et Mehdi prit le livre. Un cahier épais et poussiéreux, couvert d'écriture dans tous les sens, de symboles et d'annotations bizarres. Cela promettait du travail, mais Mehdi était prêt à tout pour faire plaisir à ses amis. De retour chez lui, il commença à l'étudier ; au milieu, sur un ensemble de feuillets séparés, il trouva des indications étranges qui lui firent penser que le secret de la caverne avait un rapport avec sa propre particularité physique - des allusions au coeur, au côté droit, des choses comme ça - mais la solution, il ne la trouva pas. Au bout de quelques semaines, il se lassa, et mit le livre de côté en se promettant d'y revenir plus tard, à tête reposée. Entre-temps, la vie continuait ; les garçons, les agapes, les cours, les promenades à la rivière, les virées dans le désert, et les longues heures de rêverie commune dans la chambre de Sinan, lovés l'un contre l'autre ; leur vie de clan avait trouvé son rythme de croisière, et cela avait son charme. Mehdi n'avait pas le temps de s'ennuyer ; il ne pensait plus trop au problème de la caverne, mais il pensait toujours au problème Sinan. Au fond de lui il sentait d'ailleurs que les deux étaient liés, mais il ne savait pas comment. Un jour, dans la chambre de Sinan, comme celui-ci était dans cet état de rêverie mélancolique dont nous avons parlé, Mehdi risqua une timide ouverture. Il lui dit : << - Sinan, parfois je sens qu'il y a quelque chose en toi qui fait mal ; une ombre, une douleur dont tu ne veux pas me parler. Qu'est-ce que tu caches au fond de ton coeur, Sinan ; le mien est à droite, le tien, où est-il ? Quel est ce visage d'entre tes visages que tu ne veux pas me montrer. - T'occupe pas de ça, Mehdi, répondit Sinan en caressant amoureusement les cheveux du petit garçon. Ça sert à rien... c'est pas ce qui nous torture qui nous rend intéressants. On apprend plus du bonheur que de la peine ; regarde-moi quand je souris, me regarde pas quand je pleure. >> Mehdi n'insista pas. Il aurait pourtant aimé lui demander si cela avait un rapport avec ce père mystérieux qu'on voyait rarement et dont il ne parlait jamais, mais il n'osait pas ; il sentait que le moment n'était pas venu. C'est dans ces circonstances qu'arriva encore un événement nouveau, qui vint bouleverser la vie de cette jeune communauté qui s'était formée autour de Mehdi, Sinan et leurs amis. Du temps s'était écoulé depuis le début de cette histoire ; Mehdi avait maintenant onze ans passés, Sinan quatorze. La chambre de Mehdi, à l'arrière de sa maison, donnait sur un terrain vague, un jardin public en friche, guère entretenu, plus long que large, de sorte que Mehdi pouvait facilement voir ce qui se passait dans la vieille b tisse de l'autre côté. C'était une sorte de pension pour jeunes gens pauvres, venus des campagnes, des petites villes ou de l'étranger, de passage à Naruq pour travailler ou pour étudier. Il y avait beaucoup de chambres, où logeaient toujours des jeunes de tous horizons et de condition modeste en général, et elles avaient de larges fenêtres qui donnaient sur le terrain vague et qui étaient souvent ouvertes. Mehdi aimait se cacher derrière ses rideaux et observer la vie de ces jeunes mystérieux. Ils avaient souvent des allures exotiques qui le faisaient rêver, lui qui aimait l'inconnu. Il jouait à deviner de quelle région ils pouvaient être. Un jour, dans la chambre juste en face de la sienne, il vint un groupe particulièrement insolite qui le fascina. Ceux-là étaient différents des autres. Ce n'étaient pas vraiment des pauvres, mais sûrement des provinciaux, des étudiants. Ils étaient cinq ; trois d'entre eux devaient avoir l' ge de Sinan, Aïssar et Tamim, quatorze ans à peu près, peut-être quinze pour le plus gé, un jeune noir, mais d'un autre type qu'Aïssar, qui était très longiligne, tandis que lui était plus massif, plus trapu, et d'une autre couleur, beaucoup plus sombre et plus mat ; il était cependant d'une grande beauté, une beauté africaine typique. Les deux garçons restant avaient l' ge de Mehdi, environ onze ans, et c'étaient des jumeaux comme Samir et Asmar, mais plus clairs, d'un type syrien, avec des cheveux blonds et des yeux verts. Ceux-là joueront un rôle important par la suite. Ils s'appelaient Lutfi et Altaf, et Mehdi, bien qu'il ne les eût jamais vus, les connaissait déjà ; il sut qui ils étaient à la seconde où il les aperçut, tu devines pourquoi ? - Je pense, dit Mounir, mais tu t'es un peu moqué de moi ; tu m'avais dit que Mehdi était le dernier avant toi, et voilà que tu en fais appara"tre deux autres ! - Ce n'est pas de ma faute, l'histoire est comme ça ! Mais Mehdi fut vraiment le dernier, en ce sens que de tout ce groupe, c'est lui qui est resté le dernier en vie. Tu comprendras à la fin. Enfin bref, la présence de ce groupe, et surtout de ces jumeaux particuliers, changeait son existence. Il observa avec attention, et aussi avec une obscure convoitise, cette troublante troupe. Ils étaient tous très beaux, surtout le jeune Noir. Ils étaient très remuants, un peu comme Sinan et ses amis, et paraissaient très soudés eux aussi. En outre, Mehdi s'aperçut vite qu'entre eux, ils avaient des moeurs assez libres. Ce n'étaient pas des parangons de vertu, c'est le moins qu'on puisse dire. D'abord Mehdi observa que, la saison étant assez chaude, le soir surtout, quand ils étaient entre eux dans leur chambre, ils avaient l'habitude de se pavaner presque entièrement dévêtus, ne gardant qu'un linge autour de la taille pour cacher leurs parties intimes, et encore ! Bien vite, il leur arriva de laisser tomber même le linge, et alors Mehdi se régala. Ensuite, quand venait le soir, immanquablement, avec une régularité parfaite, ils commençaient à s'animer de plus en plus, à boire, à fumer le narghilé - on ne savait pas très bien ce qu'ils mettaient dedans mais ça n'engendrait pas la tristesse en tout cas - et de plus, ils ne se contentaient pas alors d'étaler leurs avantages physiques mais ils en faisaient usage sans vergogne, sans frein ni modération, et sans être gênés apparemment par l'absence d'élément féminin dans leur troupe ; ils se débrouillaient très bien entre jeunes m les, comme Mehdi et ses amis, ce qui donna quelques espoirs à celui-ci. Le premier soir, il n'observa encore que de timides attouchements, des gestes suggestifs sans plus, qui promettaient, mais les jeunes gens, qui venaient d'arriver, étaient sans doute fatigués de leur voyage et, au moment où le spectacle commençait à devenir intéressant, la lumière brusquement s'éteignit dans leur chambre, si bien que Mehdi ne distingua plus que de vagues frémissements dans l'obscurité, et il en fut réduit à de vertigineuses conjectures. Mais il espéra parvenir à en voir plus par la suite, et, le lendemain, il ne fut pas déçu. Tout le jour, il avait attendu avec impatience que les jeunes revinssent pour pouvoir les étudier à l'aise. Il est difficile de décrire le tumulte intérieur dont il était l'objet, ce bouillonnement d'espérance anxieuse ; allait-il enfin se passer quelque chose ? La lumière n'allait-elle pas de nouveau s'éteindre au moment le plus palpitant ? Il était si excité qu'il ne pensait même pas à se réprimander lui-même pour ce rôle de voyeur qu'il se faisait jouer ; ces jeunes avaient piqué la part la plus exquisement sensuelle de sa curiosité ! Le soir venu, il se posta donc à sa fenêtre, dans le noir, derrière ses rideaux entr'ouverts, le coeur battant. Alors, il vit, et il est peu de dire que ce qu'il vit l'enchanta. Au début de la soirée, comme les dernières lueurs du crépuscule brillaient encore dans le ciel sombre, les jeunes allaient et venaient dans la chambre, plaisantaient, se taquinaient, buvaient, chantaient des chansons ; ils étaient joyeux et légèrement excités. Mehdi admira leur beauté ; à part le jeune Noir et les deux jumeaux dont nous avons parlé, il y avait un jeune Arabe, de douze ou treize ans à peu près, au teint légèrement h lé et aux cheveux bruns foncé, ondulés, un peu comme Mehdi ; il avait une silhouette longiligne, un visage ouvert, des yeux riants, il paraissait assez déluré et dégageait une profonde sensualité ; celui-là faisait beaucoup saliver Mehdi ; en fait, ils le faisaient tous saluer. Le dernier, gé de treize ou quatorze ans, devait être arabe ou africain, avec une peau brune, cuivrée, très basanée, mais pas noire, les cheveux noirs en revanche, des traits assez anguleux, mais harmonieux cependant, une carrure d'athlète, des jambes surtout, puissantes, au galbe exquis, mais sans un poil, qu'on aurait bien eu envie de mordre tellement elles étaient appétissantes. Tout ce beau monde, donc, s'agitait, pétillait, plein de vie, c'était un spectacle déjà assez charmant. De temps en temps, l'un d'eux disparaissait dans un angle de la chambre, et Mehdi le perdait de vue, car par cette fenêtre, il ne distinguait pas l'ensemble de la pièce ; il se demandait alors avec angoisse si et quand il allait repara"tre, et ce qu'il pouvait bien faire, et naturellement son imagination surchauffée se perdait dans les plus folles conjectures. Il faut bien se mettre à sa place pour comprendre ; il était là, dans le noir, à espionner une bande de jeunes et jolis inconnus dans leur intimité, en espérant surprendre des choses croustillantes, sans aucune garantie de ne pas être déçu au moment crucial, avec la redoutable menace de cette lumière qui pouvait s'éteindre à tout moment, plongeant la chambre dans le noir et Mehdi dans un trouble plus noir encore. On imagine donc le tourbillon décha"né des idées qui se bousculaient dans la tête du pauvre garçon. Heureusement, il n'eut pas longtemps à languir dans cet état, car très vite, les jeunes commencèrent à s'échauffer. L'air étant très chaud, ils s'étaient tous mis en tenue plus que légère, arborant ostensiblement l'élégant fuselage des jambes, à la peau lisse et satinée, la délicate et virile complexion des torses, des poitrines chaudes et palpitantes, les teintes variées de toutes ces peaux qui se frôlaient, formant un dansant arc-en-ciel de bruns nuancés, qui n'excitait pas seulement la convoitise de Mehdi : il était clair, et d'ailleurs aisément prédictible, connaissant la jeunesse, qu'ils s'excitaient aussi les uns les autres et y prenaient plaisir. Ils se provoquaient, se cherchaient, se t taient - au propre comme au figuré d'ailleurs - s'embusquaient, s'attendaient au tournant - les bourses ou le vit ? Bref, dès le début, cela sentait à plein nez la sexualité difficilement contenue et le jeune m le en rut cherchant un exutoire à ses pulsions les plus basiques ; et le résultat de cette prévisible alchimie ne se fit pas attendre. Au bout d'un premier cycle d'observations, Mehdi commençait à démêler le complexe écheveau des rapports, à cerner la structure des relations qui régissaient cet intéressant groupe, à deviner le rôle de chacun ; exercice passionnant, car cinq jeunes qui se connaissent bien, livrés à eux-mêmes, forment une micro-société d'une richesse déjà considérable, surtout si la magie du désir vient féconder ce champ de possibles en attente de réalisation. Chacun avait son rôle bien défini, que Mehdi comprenait : les deux jumeaux, les plus jeunes, devaient être un peu la mascotte de ce groupe, ses enfants chéris, la cible privilégiée du désir des a"nés, et en même temps, en raison de ce qu'ils représentaient, ils en étaient un peu la tête pensante. Le jeune Arabe au teint clair était le bout-en-train, il excitait les autres, attisait la flamme du désir au cas où elle viendrait à flancher ; celui-là avait toute la sympathie de Mehdi. L'autre, le jeunes Arabe ou Africain au teint plus foncé, on ne savait pas très bien, il était plus décoratif, mais vraiment très décoratif, avec son corps d'Apollon brun. Mais le plus intéressant était l'a"né, le Noir d'ébène de quatorze-quinze ans qui, manifestement, canalisait toute l'énergie sexuelle du groupe. Il était, au début en tout cas, le centre de l'attention générale et de l'activité de cette petite ruche enfiévrée. C'était lui que Mehdi regardait le plus, car son corps absolument parfait, aux muscles puissants et admirablement proportionnés, sombre comme la nuit et vraiment taillé pour le plaisir, dégageait comme des ondes de sensualité qui traversaient l'espace, et touchait directement Mehdi à l'endroit le plus sensible, du côté de la sous-ventrière. Mais il n'y avait pas que Mehdi ; tout le monde, à peu près, parmi les jeunes qui l'entouraient, était dans les mêmes dispositions, en particulier le jeune Arabe clair et les deux jumeaux. C'est vrai qu'il était fascinant ; il devait décha"ner en eux, en permanence, les pulsions érotiques les plus viscérales et les plus incontrôlables ; en clair, il les rendait fou, et cela se voyait de plus en plus, surtout les deux petits, qui gravitaient autour de lui comme deux moustiques attirés par la flamme d'une bougie, et rêvant de s'y consumer. Une bougie noire qui irradiait non pas de la lumière, mais du désir. Mehdi observait plus avidement que jamais. Le jeune Noir était assis sur une chaise, par chance, juste au milieu de la pièce, face à Mehdi, petit voyeur lubrique, qui ne perdait donc pas une miette du spectacle. Il avait encore les parties couvertes d'un linge blanc serré, mais c'était le seul vêtement qu'il portait, et il se tenait, légèrement déhanché, la tête un peu inclinée, et les cuisses largement écartées, dans une position incroyablement obscène qui faillit déjà faire défaillir Mehdi ; lequel attendait la suite avec une impatience cuisante. Les petits, aussi excités que lui manifestement, tournaient autour de lui, l'émoustillaient, lui caressaient le torse, presque nus également - ils étaient tous, absolument tous, dans la même tenue, étant apparemment habitués à se voir ainsi et nullement gênés du regard des autres - et le jeune Arabe les aiguillonnait, les taquinait, en permanence, en les enlaçant furtivement, ou en leur mettant la main aux fesses ou même ailleurs, en riant. À un moment, l'un des deux frères, Altaf pour être précis, posa sa jolie petite joue sur la cuisse du Noir et commença à la caresser avec sa petite main, tendrement, à l'intérieur et l'extérieur alternativement, tandis que l'autre, Lutfi, embrassait frénétiquement son torse puissant. Lui se laissait simplement faire, posant de temps en temps une main sur sa poitrine ou sur la tête d'Altaf, nonchalamment, complètement passif ; mais il y avait au moins un de ses organes qui, lui n'était pas passif du tout, et trahissait même un ardent désir d'activité. Le linge immaculé dont il avait enrobé le haut de ses cuisses, en effet, était un peu étroit pour ce qu'il s'agissait de contenir, et il commençait à se soulever tellement fort que Mehdi s'attendait à ce qu'il se déchir t. << Mais, allez, enlève-le nom de Dieu ! >> pensait-il en piaffant d'impatience. C'est un lieu commun éculé que le vêtement, en cachant, renforce la convoitise, rend plus attirant et fascinant encore ce qu'il révèle malgré lui ; mais, dans ce cas, cette scie, cette rengaine, était loin d'être contredite par les faits. Sous ce très minimal << vêtement >> que portait le jeune Noir, sa tige énorme dont la forme se dessinait parfaitement dans les plis obscènes du tissu, était presque plus provocante encore que si elle se fût dressée droite et fière. Ce qu'elle n'allait pas tarder à faire de toute façon, mais en attendant, Mehdi savourait avec délices le spectacle de ce large pli cylindrique qui barrait toute la cuisse du jeune Noir, dans sa largeur et même au delà, tant elle était considérable ; lancinante promesse, à peine dissimulée, d'une tempête de stupre à venir. En outre, il s'amusait à la faire bouger pour amuser et exciter les autres garçons, et en effet, ça les faisait rire, mais pas seulement. Comme Mehdi, ils étaient tous de plus en plus excités, et d'ailleurs, le jeune Noir n'était pas le seul dont le linge se soulev t de manière explicite ; ils étaient à peu près tous dans le même état, touchante unisson, même si les proportions variaient fort d'un garçon à l'autre ; chaque calibre, comme chaque couleur, a son charme. Maintenant, Lutfi, présentant à Mehdi une descente de rein d'une cambrure vraiment exquise, embrassait avec fièvre, non seulement la poitrine du Noir, mais aussi sa bouche ; il lui suçait alternativement les tétons, les lèvres, la langue, avec une égale délectation, une égale passion. Cela devenait sérieux, la respiration de Mehdi, ainsi que son pouls, s'accélérait, et il commençait à avoir la jambe mouillée. En même temps que son frère embrassait le Noir, Altaf avait commencé à jouer avec son dard, à travers les plis de son espèce de caleçon ; il l'attrapait d'une main, le caressait d'une autre, dans un geste délicieusement tendre. Le jeune Noir affectait un certain détachement, mais on voyait bien que son corps commençait à ressentir les feux de la plus vive soif de plaisir. Il faut dire qu'il était dans une situation assez enviable, entre ces deux ravissant petits qui le flattaient amoureusement, sans compter le jeune Arabe, derrière, qui les encourageait tous. Une espèce de dialogue parut s'engager entre Altaf et l'Adonis africain ; Mehdi ne put en saisir un mot, car il était trop loin, mais on aurait dit qu'il lui demandait la permission de faire ce que de toute évidence il s'apprêtait à faire, et qu'il fit. Le Noir donna son approbation, et Altaf fit lentement glisser, de ses petites mains, son espèce de caleçon blanc le long de ses cuisses noires. Aussitôt, son dard plantureux se dressa avec arrogance ; Mehdi avait l'impression que son coeur allait crever sa poitrine. Le vit du jeune Noir était superbe, il s'élevait entre ses cuisses comme un pic sombre, large comme le bras de Mehdi, terminé par une ogive brun-pourpre qui lui touchait presque le plexus ; il donnait envie de l'escalader à mains nues. C'était ce que faisait Altaf ; il le caressait, sur toute sa longueur - il y en avait - avec ses deux mains agiles qui n'arrivaient pas à en faire le tour ; il l'astiquait avec amour, avec tendresse, dans un mouvement ample et fluide, en même temps qu'il l'embrassait, le taquinait avec la langue, mettait sa tête en bouche et le suçait avec ardeur, la main du Noir nonchalamment posée sur ses propres parties, car il avait lui aussi laissé choir l'ultime morceau d'étoffe qui tempérait la nudité ravissante de son corps de gazelle m le, merveilleusement mince et juvénile. Pendant ce temps, son frère Lutfi, aussi nu et rayonnant que lui, s'était mis à genoux entre les cuisses du jeune Africain, et il suçait les deux grosses prunes noires qui pendaient au bas de sa tige splendide ; il s'occupait du bas tandis que son frère s'occupait du haut ; c'est vrai qu'il ne fallait pas être moins de deux pour faire reluire un tel m t. L'Africain avait posé l'autre main sur la tête de Lutfi, il caressait ses cheveux, il avait les yeux plissés, dodelinait, et sa langue se promenait sur ses lèvres entr'ouvertes : on voyait qu'il se p mait, les caresses buccales et manuelles conjuguées des deux jumeaux sur l'excroissance démesurée qui lui servait de sexe, le comblaient de volupté. À trois, il formaient un groupe charmant, l'image même du plaisir. Derrière eux, les deux autres garçons se divertissaient entre eux. Leur sensualité émergeait à fleur de peau. Le jeune Arabe, qui était le plus déluré de ces garçons, s'était approché du garçon brun aux corps anguleux, athlétique ; il s'était collé derrière lui, il adhérait à lui, lui embrassait la nuque, le caressait avec ses mains fines et nerveuses, et le garçon souriait de toutes ses dents, d'une blancheur éclatante comme le blanc de ses yeux qui pétillaient. Le sexe du jeune Arabe, gracieux, fin, élancé, comme une flèche d'amour, était compressé entre son pubis et les fesses brunes et rebondies de l'autre garçon, dont il effleurait le torse viril mais glabre avec une tendresse infinie. Une de ses mains alla se poser sur le sexe protubérant, oblong, du garçon brun, qui pointait en avant, recouvert à la base d'un très fin duvet noir et bouclé. Il commença à l'astiquer fiévreusement, les lèvres collées au cou de son ami, bouche ouverte, léchant sa peau chaude dorée, qui devait avoir un goût légèrement aigre et salé, capiteux. Mais le garçon, dont le sexe coulissait voluptueusement entre ses doigts, tourna la tête, et sa bouche chercha celle du jeune Arabe, la trouva, l'embrassa ; ils échangèrent un long et ardent baiser, et Mehdi n'aurait pas su dire à la place duquel il aurait le mieux aimé être, des deux sans doute, car ils étaient tous deux aussi attirants, dans des styles si différents ; mais il aurait surtout aimé être à la place des jumeaux, Lutfi et Altaf, qui pendant ce temps, continuaient de butiner le sexe du jeune Noir, avec frénésie, comme deux grosses abeilles butinant une rose pourpre vibrant au bout de sa tige vigoureuse. Après le baiser, le garçon brun s'était retourné, lui et le jeune Arabe se faisaient maintenant face, et ils continuaient à s'embrasser en se caressant, tandis que leurs sexes se frôlaient, s'écrasaient l'un sur l'autre, imitaient à leur échelle l'ensemble de leur corps, s'embrassaient et se caressaient eux aussi, comme mus par leur propre impulsion ; deux serpents amoureux dansant une langoureuse sarabande. Ils roulèrent ensemble sur le lit derrière eux, et sur le flanc, enlacés, sans cesser de s'embrasser ; leurs mains erraient sur les courbes gracieuses de leurs corps, leurs poitrines se touchaient, leurs jambes fines se croisaient, celles de l'Arabe plus fuselées, celles de l'autre plus musclées, leurs sexes glissaient toujours l'un sur l'autre, comme deux b tons dont on essaie de faire jaillir le feu ; le garçon brun tournait le dos à Mehdi, et la main plus claire de l'Arabe lui pétrissait les fesses lisses et galbées, que Mehdi aurait aimé embrasser ; ses doigts longs et fins pénétraient au creux de leur fissure exquise et le fouillaient, comme s'ils espéraient y trouver de l'or - l'or du frisson partagé. Ils étaient charmants, divins. Cependant, les deux jumeaux s'excitaient de plus en plus sur le sexe tendu du jeune Noir, dont les cuisses faisaient presque le grand écart sur la chaise, dont la tête était renversée en arrière avec un irrépressible sourire béat, et dont le cors s'animait de temps à autres de spasmes violents sous le feu de leurs caresses. À un moment, Lutfi fit une chose incroyable qui épata Mehdi : debout à côté du bel Africain, les mains sur les genoux, il se pencha sur son dard et l'enfourna presque en entier ; c'était un spectacle étonnant, presque un tour de magie, que de voir ce pieu énorme dispara"tre dans la gorge de cet enfant, qui, nullement gêné apparemment, faisait pivoter sa tête à gauche et à droite pour lui donner plus de plaisir. En même temps, Altaf s'était levé et, le dos tendu, mais les reins gracieusement arqués, les bras autour des épaules du Noir qui avait posé les siennes sur sa taille, il l'embrassait sur la bouche, goulûment. Il lui léchait avec tendresse et délectation l'intérieur de ses joues. Ce baiser attisa en lui, en eux deux, la consomption du désir ; le Noir attira Altaf plus près de lui, ou bien ce fut lui qui, mû par une impulsion irrésistible, se décida enfin à monter à l'assaut de ce pic formidable qui décha"nait la convoitise des deux frères. Et pendant que Lutfi, cédant humblement sa place, se laissait de nouveau couler en bas, flattant du bout de la langue les deux pruneaux pendants de son noir ami, Altaf, en s'appuyant sur ses épaules fortes, escaladait lascivement cette masse de muscles rutilants tendus d'une peau d'ébène incandescente d'appétence charnelle ; retenu par les mains amicales du jeune Noir, il se laissa descendre mollement, en coulissant sur ce piton agressif qui lui rentrait dans le soupirail. Il soupirait de volupté languide. Le Noir, la tête complètement renversée, la gorge déployée, pomme d'Adam saillante, et son apollinienne figure fendue d'un sourire immense qui semblait un croissant de lune scintillant dans la nuit noire, le prenait joyeusement, de bas en haut, il lui éclatait l'anneau, lui pilonnait frénétiquement le plus intime de ses organes reproducteurs, et le garçon, qui se laissait faire, fesses écartées, se cabrait, se cambrait, enveloppant de tout son être ce membre redoutable sur lequel il s'empalait avec délices, savourant son agression comme une épiphanie de la Virilité dans ses flancs androgynes, riait, l'encourageait de ses cris énamourés à le prendre plus fort encore, et tous deux paraissaient près de succomber à l'excès de la jouissance qui les envahissait, par vagues progressives, au rythme des coups de bélier du Noir dans l'adorable cul d'Altaf qui béait comme une gueule de sangsue vorace pompant avidement la substance et la force vitale de ce noir corps étranger qui lui dilatait le tube. L'ivresse des sens leur affolait le gouvernail ; Altaf chevauchait son ami noir comme un étalon fou dans les steppes sans fin du délire orgasmique, et Lutfi, pour s'occuper les mains, manustuprait gentiment son frère pendant qu'il se faisait bourrer le fondement, et se manustuprait lui-même de l'autre main. Mehdi, que ce spectacle faisait chavirer, se disait qu'il aurait bien pris la place d'Altaf, tout en se demandant s'il aurait pu monter le bel étalon noir avec autant de panache. Pendant ce temps, le jeune Arabe et le garçon brun, sur la couche derrière eux, avaient pivoté, et procédaient à un échange courtois de caresses buccales sur leurs dards turgescents, en clair ils faisaient un coïtus per os réciproque. La tête de l'un reposait mollement sur la cuisse de l'autre, et ils suçaient chacun avec la même ferveur, mais pas de la même façon, adaptant instinctivement leur technique à la sensibilité de l'autre ; l'un était plus fébrile, l'autre plus caressant, ils étaient tous les deux attentifs aux réactions de l'autre, ils écoutaient son corps, c'était touchant ; d'ailleurs on voyait qu'ils étaient tous les deux très touchés. De temps en temps ils marquaient une pause, tige en main, échangeaient quelques mots, riaient, puis reprenaient. L'effervescence du plaisir dilatait leurs sens et faisait frémir leur chair. Altaf, atteint de petite mort, s'effondra en bavant sur le torse haletant de son ami, qui en profita pour lui jouir dedans, en ondoyant son cratère de lave blanche et brûlante. Lutfi en nettoya les éclaboussures sur la peau noire de ses cuisses drues avec la langue. Puis il manifesta le désir évident de prendre la place de son frère qui descendait lentement de son trône de chair, complètement cassé, recru, languissant mais ravi. Le vit du jeune Noir n'avait pas besoin d'attendre pour être de nouveau dur ; sa vitalité était aussi remarquable que sa taille. Altaf escalada à son tour cette montagne de chair noire, et, sans hésiter, s'empala joyeusement sur ce pic vertigineux qui lui lacéra les chairs avec autant de frénésie que son frère l'instant d'avant. La pointe de ses petits pieds touchant à peine le sol, enlaçant de ses cuisses frêles la taille puissante de son partenaire, il allait et venait, de bas en haut et de haut en bas, engloutissant et recrachant alternativement, dans ses profondeurs avides, le sexe délicieux de son viril camarade, qui embrassait et suçait en le prenant sa merveilleuse poitrine d'enfant, délicate et haletante de plaisir. Lutfi, qui s'était un peu remis de ses émotions, se mit en même temps à sucer fraternellement son petit dard tendu, assoiffé de jouissance. Derrière eux, les deux autres garçons étaient toujours étendus sur le lit, la tête de l'un enfouie entre les cuisses de l'autre, leur quatre mains errant un peu partout sur leurs corps palpitants ; leurs deux bouches vissées autour de leurs deux sexes, un même courant de volupté les parcourait en boucle, ils semblaient ne former plus qu'une seule chair, un étrange animal mythologique, un hiéroglyphe indéchiffrable de la félicité sensuelle et éternelle. Ils finirent par s'épancher l'un dans l'autre, avec des soupirs extatiques, à peu près au même moment où Altaf et leur ami noir finissaient leur copulation dans un orgasme phénoménal qui leur arracha presque des rugissements, qui caressaient agréablement les oreilles de Mehdi. Celui-ci, dans son coin sombre, de l'autre côté du terrain vague - à une distance qui lui paraissait infinie - se serait bien laissé pousser des ailes pour voler tout droit se joindre à la partie. Il croyait celle-ci terminée, mais en fait elle ne faisait que commencer ; il n'en croyait pas ses yeux. Après avoir copulé successivement avec les deux jumeaux, le jeune Noir, le front à peine mouillé de quelques perles de sueur malgré la chaleur de la nuit, commençait tout juste à s'exciter ; son dard magnifique et superlatif était plus tendu que jamais, et semblait demander << à qui le tour ? >>. Medhi, qui se serait bien proposé lui, se disait << il ne va quand même pas prendre les deux autres en prime ? >>. Il était très curieux de voir ce qui allait arriver. Les deux autres, justement, étaient en train de se démêler l'un de l'autre, avec langueur, un sourire béat sur les lèvres ; ils s'assirent sur le bord du lit, se poussant du coude, ils se taquinaient en riant, quand ils avisèrent les trois autres, qui revenaient à peu près des mêmes contrées lointaines du ravissement orgasmique ; ils semblaient tout à coup s'apercevoir de l'existence les uns des autres. Ils se mirent à plaisanter tous ensemble ; Mehdi n'entendait pas ce qu'il disait, mais il voyait que l'ambiance était toujours pleine de tension joyeuse. Le jeune Noir, les mains sur les hanches, tout en montrant à Mehdi un dos superbement sculpté, exhibait aux deux autres, sur le lit, son vit arrogant, comme un trophée destiné à exciter leur convoitise. Les deux jumeaux, enthousiastes, sautillaient de part et d'autre en s'envoyant amicalement des piques, comme deux puces excitées ; l'ensemble était charmant à voir. Cela dura un petit moment ; Mehdi avait l'impression qu'il n'allait rien se passer, quand tout à coup, le jeune Arabe, en riant, donna un coup avec le plat de la main sur le dard tendu du jeune Noir, qui partit osciller de droite et de gauche ; tout le monde riait, l'Apollon africain, en guise de représailles, se jeta sur l'Arabe, l'empoigna à bras-le-corps, et se mirent à lutter comme cela, nus, sous les cris et les encouragements des autres. En fait, ils ne luttaient pas vraiment ; Mehdi voyait bien qu'ils étaient plutôt en train de se frotter l'un à l'autre, avides de stupre encore, cherchant à éprouver la force et le corps de l'autre. Puis le jeune Arabe envoya valdinguer le Noir en le poussant des mains, et il y eut un moment de grande agitation dans la chambre, tous ces corps nus, resplendissants, érectiles, courant en tous sens, fous d'excitation, superbes de virilité juvénile, la variété de leurs ges, de leurs formes et de leurs couleurs formant une chatoyante harmonie qui appelait la sensualité exclusivement m le comme la foudre. Et la foudre ne tarda pas à tomber. Au bout d'un moment, le calme revint un peu, et Mehdi vit le jeune Arabe et le garçon brun faire une chose extraordinaire : ardant de s'épanouir au feu de ce noir brasier rutilant, incandescent de sensualité juvénile, de ce lingam fébrile gorgé de sève en ébullition, ils rivalisaient cordialement pour offrir leur postérieur divin à l'assaut effroyable de ce jeune colosse ithyphallique. Ils étaient tous les deux cabrés, cuisses écartées, devant le lit sur lequel les jumeaux sautaient en riant, s'embrassant et se caressant à l'occasion ; Mehdi voyait bien que c'était le jeune Arabe qui jouait le rôle d'incitateur, étant suffisamment ambigu pour prendre un plaisir trouble à jouer le rôle passif sans se poser de questions, et défiant son camarade de l'imiter. Apparemment, il savait se montrer suffisamment convaincant pour que le défi fût relevé. C'est néanmoins le joli Bédouin, svelte, à la descente de reins parfaite, aux ensorcelantes boucles noires, que le jeune Africain choisit. Il vint prestement s'agenouiller derrière lui et commença à le prendre, avec la même énergie que les deux petits, en lui enlaçant la taille de ses puissants bras de jais. Le jeune Arabe riait, et répondait à ses violents coups de reins par un mouvement oscillant, d'avant en arrière, qui obligea son partenaire à reculer ; ils se retrouvèrent en train de s'accoupler comme ça, au milieu de la pièce, se tournant le dos, en suspension tous les deux sur leurs genoux et sur leurs mains, les bras derrière le corps, la poitrine haletante et tendue vers le haut ; le corps de l'Arabe aspirait le sexe de l'Africain dans une succion frénétique, et ils se p maient tous les deux, en même temps que les jumeaux improvisaient avec leurs bouches des ornements inédits sur ce thème de pénétration anale déjà assez hardi ; Altaf suçait le dard du jeune Arabe, en gorge profonde, en calquant son rythme sur celui des deux sodomites, tandis que Lutfi, par en-dessous, suçait les boules du jeune Noir, et la base de sa tige, à l'endroit même où elle s'enfonçait dans le soubassement de sa très consentante victime. Il parsemait un peu tout cela de sa salive scintillante et visqueuse, du bout de sa petite langue rose et gourmande, histoire sans doute de faciliter le mouvement. Le jeune Noir, dans le feu de l'action, embrassait le cou et les épaules gracieuses, au galbe impeccable, de son partenaire qui de temps en temps se retournait et l'embrassait aussi ; parfois leurs langues se rencontraient, et le dernier des garçons, le brun athlétique et carré, pour ne pas rester à ne rien faire, vint s'en mêler aussi : il caressait un peu partout les corps superbes de ses deux acolytes, et il les embrassait, chacun à tour de rôle, et parfois en même temps ; les cinq étaient ainsi rassemblés au centre de la pièce, et tout cela ne formait plus qu'un amas compliqué de chair brûlante, embrasée, aux nuances délicates et variées, animé d'un même mouvement de coït généralisé, ivre de volupté et de stupre. Dans son coin sombre, Mehdi tremblait des pieds à la tête ; il se serait joint à cette frénétique orgie adolescente avec une joie inconditionnelle, mais il devait pour le moment se contenter de cette place de spectateur clandestin, et il en souffrait. Quand le jeune Noir eut fini de copuler avec l'Arabe, qui se laissa choir en titubant sur le lit et alluma un narghilé que Mehdi n'avait pas vu, mais dont les effluves de chanvre lui parvinrent, ce fut au tour du dernier, du garçon brun, qui fit mine d'hésiter un peu, pour la forme, mais en fait ne tarda pas à se jeter dans les bras lascifs et sur le dard tendu du jeune Noir qui ne débandait toujours pas - Mehdi se demandait comment il faisait, mais il parvint sans problème à s'accoupler avec le jeune athlète brun comme il l'avait fait avec ses camarades avant lui, sous leurs encouragements, et au milieu des vapeurs du narghilé que les cinq garçons se passaient en continuant leurs ébats. Car le jeune Arabe et les deux jumeaux avaient recommencé à se caresser à trois sur le lit, en fumant, pendant que le garçon brun, haletant, les yeux plissés et la gorge déployée, sa belle gorge marron à la pomme saillante que le Noir embrassait avec fougue, se faisait mettre par lui avec une sensualité débordante, presque féminine, qui étonna Mehdi, de la part d'un garçon aussi garçon d'allure. Après cela, l'activité diminua peu à peu. Les cinq complices, savourant l'impression de langueur suave que le plaisir partagé avait versé dans leurs corps palpitants, s'étaient éparpillés dans la chambre, et s'apprêtaient mollement à glisser dans les brumes du sommeil, en échangeant des paroles plaisantes dont Mehdi ne percevait que des bribes. La pipe à eau continuait à fumer, emplissant la pièce d'un brouillard capiteux et parfumé ; au bout d'un moment, la lumière s'éteint. Seul un point rouge, le charbon du narghilé, brillait encore dans l'obscurité, et à cette faible lueur, Mehdi avait l'impression de distinguer encore deux corps, probablement ceux du jeune Noir et du jeune Arabe, qui se frôlait dans la tiédeur du lit, mais ce n'était qu'une impression. << Ils ne s'arrêtent donc jamais ? >> se demanda-t-il, dévoré d'une curiosité anxieuse. Le manège de ces garçons étranges, dont la familiarité n'avait d'égale que la soif de jouissance, l'avait excité à un degré difficilement exprimable. Dès le lendemain, il alla tout raconter aux jumeaux, Samir et Asmar, ainsi qu'à Sinan, qui n'en crurent pas leurs oreilles, se demandant s'il n'en rajoutait pas un peu, s'il avait vraiment vu tout ce qu'il disait avoir vu ; mais Mehdi était sûr de lui. << - Alors, on n'est pas les seuls, dit Sinan ; on a de la concurrence. - Tu parles, répondit Mehdi ; ceux-là, ils sont plus loin que nous ! - Pas possible ! - Mais si, je te jure ! - Attends, on va bien voir ! - Non, eh ! Sinan, arrête, pas maintenant... Sinan ! - Allez, allez... tu m'as rendu fou avec tes histoires. - Bon, si tu insistes. >> Et Mehdi, excité à son tour, laissa Sinan l'embrasser dans le cou en mettant les mains sur ses hanches de jeune garçon. À travers l'épaisseur de leurs vêtements, il sentit le dard gonflé de Sinan qui l'invitait à la fête, et instinctivement, il se frotta à lui en signe d'acquiescement amical. C'est ainsi qu'ils se donnèrent gentiment l'un à l'autre, en pensant aux cinq garçons dans la pension obscure. Quand Mehdi et Sinan eurent fini de copuler, ce dernier dit : << - Tu les observes encore ce soir, hein ; et tu nous avertis s'ils recommencent. - Compte sur moi. >> Précisons qu'il y avait une chose que Mehdi avait prudemment omis de signaler à ses amis, c'était la particularité des deux jumeaux inconnus dont il connaissait les noms. Le soir même, il se remit à son poste d'observation, espérant assister à la même cérémonie que la veille. Il ne fut pas déçu. Ni ce jour-là, ni les suivants ; les cinq garçons étrangers étaient fidèles à leurs sybaritiques habitudes. C'étaient des jouisseurs imaginatifs, qui s'en donnaient à coeur joie, tous les soirs, dans la plus complète insouciance. Les festivités commençaient presque toujours de la même façon ; après un long moment de badinerie et d'excitation réciproque, le jeune Noir s'asseyait sur sa chaise, dans cette attitude provocante que Mehdi avait observée la première fois : en tenue plus que légère, cuisses largement écartées, le dard dilaté gonflant les plis du linge blanc, avant de se dresser fièrement contre son abdomen, sous les assauts des deux jumeaux, ou parfois des autres garçons, qui se mettaient à plusieurs pour le couvrir de coups de langues fiévreux - il faut dire qu'il y avait largement la place. Les proportions formidables et néanmoins harmonieuses de cet organe constamment tumescent semblaient rallier toute la chambrée dans une même fascination ; il était le centre de leur fantasmagorie commune, il les mettait tous en transe, et c'est à partir de là, invariablement, que tout s'enflammait, pour partir ensuite dans des directions variées ; mais le sexe du jeune Noir était pour ainsi dire le totem de la bande. Son point de ralliement. Son possesseur en était conscient, et il jouait avec le charme érotique qu'il exerçait sur ses comparses, bien que tout cela se déroul t dans une ambiance d'évidente camaraderie. Il n'y avait pas de chef, mais le jeune Arabe, qui était le plus déluré et le plus fantasque, jouait consciencieusement son rôle de suborneur des autres, et la présence des jumeaux, plus jeunes, qui étaient l'esprit de la troupe, apportait son nimbe de fra"cheur enfantine. Tout cela était bien rôdé, et Mehdi était captivé. Le troisième soir, cependant, il y eut un événement imprévu, bien qu'assez prévisible. Les jeunes de la pension durent se rendre compte qu'ils étaient observés ; Mehdi, involontairement, avait éternué, et bien que le bruit pût difficilement franchir l'espace du terrain vague, un imperceptible frémissement des rideaux, un éclat de lueur dans les yeux de Mehdi peut-être, joint à tout ce qu'ils avaient en commun, ce qu'ils savaient ou devinaient les uns des autres, avait mis la puce à l'oreille de Lutfi et Altaf. Ils avertirent aussitôt le jeune Noir, qui se leva, la trique à l'air, et avança vers Mehdi, précédé de son engin agressif, l'air de sonder l'obscurité pour tenter de démasquer l'intrus. Mehdi recula instinctivement ; ce faisant, il provoqua un déplacement d'air qui fit frémir encore plus les rideaux. Cette fois, les cinq garçons n'eurent plus aucun doute : ils savaient que quelqu'un, derrière la fenêtre en face, les observait. Mehdi, se voyant repéré, s'attendit avec douleur à ce que les jeunes fermassent leurs volets ou éteignissent leur lumière, pour continuer leurs ébats dans l'intimité. Mais, à sa grande stupéfaction, ce fut le contraire qui se produisit. Armés d'un culot inouï, les cinq comparses montèrent la flamme de leur lampe, inondant la pièce de lumière, et se rapprochèrent tous ensemble de la fenêtre ; et ils s'adonnèrent à la copulation la plus frénétique, là, dans l'encadrement de cette fenêtre, où ils étaient sûrs que leur espion ne ratait rien du spectacle. Avec des gestes et des attitudes encore plus provocants, et des regards de défi en direction de Mehdi, ils déployèrent à son intention un luxe de débauche, rivalisant de lascivité sous les yeux éberlués du voyeur, qui se tassait dans son coin sombre, un peu honteux d'avoir été découvert de la sorte. Mais il se rendit vite compte que ce jeu amusait énormément les cinq étonnants complices ; se savoir observés de la sorte redoublait clairement leur excitation. Ils se comportaient en exhibitionnistes effrontés. Ce fut pareil le lendemain ; alors Mehdi ne prit même plus la peine de se cacher ; il ouvrit grand ses rideaux, et alluma une petite lumière derrière lui, juste assez pour qu'ils pussent distinguer sa silhouette et les traits de son visage. Et il osa les fixer droit dans les yeux, d'un air hautain et impassible (en dépit du bouillonnement intérieur qui l'habitait), pendant qu'ils exhibaient, dans l'embrasure de la fenêtre, la parade impudique de leur frénésie charnelle. Un étrange jeu s'organisa alors entre eux. Le petit voyeur exhibait son voyeurisme, et les cinq jeunes exhibitionnistes, tout en s'adonnant à leurs accouplements tumultueux, se faisaient voyeurs à leur tour ; c'était à qui se montrerait le plus impudent. Naturellement, cela devait finir par une prise de contact plus formelle ; celle-ci eut lieu quand, timidement, Mehdi se décida à adresser quelque signe explicite en direction des garçons d'en face ; rien qu'un humble salut, un petit geste amicale destiné à manifester son absence de sentiments hostiles ou agressifs. Un moment, le camp adverse sembla se t ter - au propre comme au figuré -, s'interroger, chercher la réaction adéquate. Ils choisirent de répondre au salut de Mehdi, mais sur un ton mi-figue mi-raisin, à la fois thé tral et ironique, comme pour parer à toute éventualité, ne sachant encore jusqu'à quel degré d'ouverture réelle ils pouvaient s'aventurer. Un curieux dialogue gestuel s'ouvrit alors, entre les cinq garçons d'un côté et Mehdi de l'autre. Ils se disaient beaucoup de choses sans rien se dire vraiment, t chant de prendre la mesure des intentions de l'autre. Ils devaient réaliser progressivement, se disait Mehdi, que nous ne sommes pas si différents, que nos deux mondes peuvent communiquer. C'était ce qu'il souhaitait ardemment, depuis le début. Finalement, les cinq garçons se concertèrent à voix basses, et ce fut des deux jumeaux, Lutfi et Altaf, que vint l'ouverture décisive. Ils firent ensemble à Mehdi un geste très explicite qui voulait dire quelque chose comme << viens nous rejoindre... si tu l'oses ! >>. Mehdi ne demandait pas mieux, mais il ne pouvait pas traverser l'espace obscur du terrain vague, qu'une hauteur d'homme au moins séparait du sol ; il ne pouvait voler jusqu'à la fenêtre en face. Alors, il éteignit sa lumière, et se décida à tenter la grande aventure : faire le tour du p té de maison et entrer dans l'auberge mystérieuse. Jamais il n'avait réalisé à quel point, sur un trajet aussi court qu'une rue ou un quartier, on peut se retrouver projeté dans des univers complètement inconnus ; quel étrange monde ! Il entra dans la pension, en essayant de se donner des airs de voyageurs en quête d'un g"te, mais de toute façon, à cette heure du soir, il n'y avait personne pour monter réellement la garde. Il se mit à errer dans les couloirs déserts, ou parcourus d'étrangers qui ne faisaient pas attention à lui, de vagues ombres qui se livraient à des conciliabules feutrés sans se soucier d'une éventuelle présence intruse. Il cherchait où pouvait se trouver la chambre dont la fenêtre donnait juste en face de la sienne ; il dut t tonner un peu dans ces couloirs obscurs, essayant de calculer par rapport à la géométrie des lieux, à l'emplacement de la chaussée dont le bruissement étouffé lui parvenait de loin. Il parvint enfin à une porte qu'il pensait devoir être la bonne ; il n'osait pas cogner. Il s'arrêta un moment, le coeur battant, ne sachant pas très bien ce qu'il allait trouver de l'autre côté ; il essayait de démêler le murmure confus des voix derrière le panneau amovible. Il faillit faire demi-tour mais, tout de même, rassemblant son courage, la gorge nouée, il se décida à frapper, trois petits coups furtifs. Il attendit un long moment. Il allait renoncer, quand la fatale porte grinça et s'entrouvrit, laissant passer un filet de lumière dans le couloir. Il se savait observé, mais il ne distinguait encore rien. La porte s'ouvrit un peu plus, assez pour le laisser passer. D'un pas hésitant, il s'avança dans la pièce, qui lui parut plus grande que vue du dehors, et vide. Où étaient passés ses cinq hôtes inquiétants ? Tout à coup, il eut un soupçon : et s'il s'était trompé d'endroit ? Où était-il réellement tombé ? Mais pour montrer sa bravoure, il osa lancer d'une voix un peu tremblante : << - Allez, Lutfi, Altaf ! Arrêtez de faire les idiots et montrez-vous ; je sais que vous savez tout sur moi, de toute façon ! >> Des rires étouffés lui répondirent. Les deux jumeaux jaillirent, Altaf de derrière la porte, Lutfi de sous un lit, et se mirent à danser autour de lui en lui lançant des piques : << - Alors, le voyeur, disait l'un, tu t'es décidé à sortir de ton trou ? T'es venu voir les monstres en vrai ? T'as pas peur d'être dévoré ? - Non mais, regarde-le trembler, disait l'autre ; eh, c'est vrai qu'il est pas si mal finalement ; Mohand avait raison, il a un joli cul... je le prendrais bien, moi ! - Attends qu'Imad le mette avec son gros machin, ça lui fera plus de place ; depuis des jours qu'il en bave en nous voyant ! - Mais oui, c'est vrai, le pauvre, oh ! C'est qu'il doit aimer se faire défoncer la rondelle, hein mon chaton ? >> En disant cela, Altaf caressait insolemment le menton de Mehdi qui n'osait pas bouger. Ils étaient en train de le tester, c'était de bonne guerre. Il allait leur montrer qu'il était plus fort que cela. << - N'y vas pas trop fort, dit encore Lutfi, il va s'enfuir en pleurant ! - C'est vrai ? Tu crois qu'on lui fait peur à ce point ? Il a pris un risque en venant ici. - Tu rêves ! >> lança arrogamment Mehdi. Un peu interloqué, mais amusé, Altaf reprit : << - Quoi ? Qu'est-ce qu'il a dit ? - J'ai dit : tu rêves ! Faites longtemps les marioles comme ça et je vais déguerpir, pas de peur mais d'ennui ! Tu crois pas qu'on en a vu d'autres par ici ? - C'est vrai, éclata Lutfi, hilare ; c'est pas pour ça que t'es venu, hein ? Mais t'en fais pas ma belle, on sait tous pourquoi t'es là ; et surtout pour qui ! Le beau Noir, hein ; t'en avais jamais vu une pareille ! Ton joli petit cul il a faim, c'est ça ? - Allez, les vers de terre, arrêtez d'embêter notre hôte ! Vous croyez qu'il va écouter vos pitreries toute la soirée ? >> La voix qui avait dit cela venait d'une petite pièce sur le côté, qui servait de salle d'eau, que Mehdi venait à peine de remarquer. Ce serait mentir de nier qu'il en ressentit un certain soulagement. La voix s'approcha en prononçant diverses paroles qui se voulaient rassurantes ; elle émanait d'un corps long et gracieux, très légèrement vêtu, que Mehdi reconnut comme celui du jeune Arabe à l'esprit gouailleur, qui devait être le Mohand dont avaient parlé Lutfi et Altaf au début. Effectivement, il se présenta, très courtoisement, excusa rapidement l'impolitesse sûrement très calculée des jumeaux, et tendit la main à Mehdi, mais au moment où celui-ci voulut s'en saisir, il la retira - Mehdi à ce moment perçut des éclats de rire venant d'un peu partout - et s'écria : << - Eh ! Non, pas comme ça, ça porte malheur par ici ! Je vais te montrer comment on salue, nous ; tiens regarde, je te tends la main, frappe-la. - Comme ça ? - Oui ; et maintenant, avec le poing fermé, comme ça, et comme ça. - Tiens ? Vous aussi vous avez une façon de vous saluer ? - Ben oui, pour pas faire comme les vieux et les empotés, quoi ; pourquoi tu dis << vous aussi >>, d'ailleurs ? - Ben c'est parce que... bah, je t'expliquerai. Alors, c'est toi que je voyais de là-bas en face ? Tu, euh... t'es encore mieux en vrai... enfin, je veux dire... Tiens, c'est ma fenêtre, ça ? C'est bizarre... ça para"t étrange, vu d'ici... pourtant, c'est qu'une chambre comme la vôtre. >> Mehdi cherchait ses mots ; il était ému, et pensait à juste titre que cela se voyait. C'était une expérience étrange que cette rencontre, après s'être observés silencieusement pendant tout ce temps. Mohand, qui percevait son trouble, chercha à l'apaiser tout en attisant sa curiosité : << - Oui, tu nous as intrigués au début... mais t'as pas l'air bien méchant, bienvenue dans notre monde. Bon, allez, sortez vous autres ; vous attendez le déluge, ou quoi ? >> Les deux autres garçons sortirent à leur tour de leur cachette respective ; le jeune Noir, qui s'appelait Imad, Mehdi l'avait déjà compris, surgit de derrière une tenture, et le garçon brun de dessous un autre lit. Ils avaient l'air de s'amuser beaucoup de la situation, et ils étaient vêtus, enfin si l'on peut dire, de ces tenues plus que légères dans lesquelles Mehdi les avait vus évoluer les jours précédents, mais vu de près, l'étalage de leurs formes gracieusement viriles, sous leurs dermes lisses, fins et h lés, le troublait encore plus qu'auparavant, et il commençait à s'en rendre compte. << - Dites-donc, il fait chaud ici, vous ne trouvez pas, dit-il de son air le plus équivoque. - Mais oui, c'est ça, mets-toi à l'aise ! >> l'encouragea Mohand, qui ne perdait visiblement pas le nord. Mehdi ôté prudemment le haut de son habillement, puis le bas, avec plus d'assurance, et il se retrouva à peu près dans la même tenue que ses hôtes, en caleçon, exhibant sans vergogne ses propres charmes garçonniers ; il avait conscience qu'on était en train de l'examiner de près, et sous toutes les coutures, avec une curiosité parfaitement intéressée. Lui-même examinait ses emphytrions, qu'il voyait pour la première fois d'aussi près. Ils sentaient, les uns comme les autres, qu'ils étaient en train de s'étudier minutieusement, et une certaine tension commençait à devenir perceptible. Mais maintenant, Mehdi paradait devant les cinq garçons avec son torse nu et ses fines jambes de gamin adorablement fuselées, fier de montrer qu'il savait se montrer aussi impudique qu'eux, et eux, en battant des mains, acclamaient son audace avec des rires et des cris joyeux. << - Celui-là, pas de doute, il est des nôtres ! Lança Altaf >> Mais en disant cela, il jetait en direction de Mehdi un regard en biais qui soulignait bien la double signification de ces paroles. C'est à voix basse, d'un air rêveur, que Mehdi répondit, en regardant les jumeaux qui se tenaient appuyés l'un sur l'autre : << - Oui ; tu le sais bien, que je suis des vôtres... >> Un regard entendu entre Mehdi et les jumeaux leur prouva qu'ils se comprenaient ; mais la particularité de cet échange avait échappé aux trois autres, qui commençaient à s'animer. << - Bon, si on achevait les présentations ? Dit Mohand. Comme ça, ce sera fait, une fois pour toutes. - Ben moi, c'est Mehdi, dit Mehdi. - Enchanté, Mehdi ; dit << le Voyeur >>, dit << Fesses de nymphe >>... railla Mohand, en ajoutant aussitôt : fais pas attention, je te charrie. - Celui-là, expliqua alors Imad, le Noir, il a toujours besoin de casser les noisettes à tout le monde, mais t'en fais pas, tu t'y feras vite ; je te présente Mohand, dit << le Raseur >>, dit << Double gueule >>. - Parce que j'ai deux fois plus de répartie que tout le monde, pavoisa Mohand. - Mais non ! Parce que t'en as une au-dessus et une en-dessous ! S'esclaffa Altaf. - D'ailleurs c'est pas << Double gueule >> qu'on devrait dire en fait, surenchérit Lutfi, c'est... - C'est moi qui vais te mettre sur la tienne si tu la boucles pas ! >> le coupa Mohand en l'attrapant par la taille et en le soulevant. Un brouhaha général de rires et de plaisanteries confuses qui se répondaient, s'installa. Quand le calme fut à peu près revenu, le garçon brun, le seul qui n'ait pas encore parlé, reprit : << - Enfin, bref, tu connais déjà Imad, le plus gé d'entre nous ; il a quatorze ans. Moi j'en ai treize ; je suis à moitié africain par ma mère, et arabe par mon père, et je m'appelle Nazim. >> Un beau nom évocateur d'ordre et d'harmonie, qui convenait parfaitement à ce jeune athlète aux traits légèrement anguleux, mais doux, surtout les yeux, dont Mehdi remarquait seulement à ce moment combien ils étaient larges et profonds. Il était de plus en plus charmé par ce garçon singulier, si viril dans son apparence, si caressant dans ses manières ; le plus discret et le plus angélique de la bande, qui ne brillait pas par ces deux qualités. Cependant, Mehdi leur en découvrait beaucoup d'autres, à mesure que les voiles tombaient - au propre comme au figuré d'ailleurs. On continua les présentations ; chaque garçon raconta brièvement son histoire ; il n'y avait pas grand-chose à dire en fait. Ils venaient tous d'une province différente ; ils s'étaient connus quelques mois plus tôt, dans une autre pension plus miteuse encore, sauf Mohand et Nazim, qui se connaissaient depuis l'enfance. Ils venaient de familles relativement aisées, mais de basse extraction, qui les avaient envoyés à Naruq pour étudier, comme le pensait Mehdi. Ils ne travaillaient donc pas, contrairement à beaucoup de jeunes de leur ge, ils avaient la chance d'aller au collège comme lui, mais dans une institution plus populaire, de moins bonne qualité. C'était un monde que Mehdi ne connaissait pas et qui l'intriguait. Cependant, comme Sinan et les amis de Mehdi, ils manifestaient peu de goût pour l'étude, et peu de tendresse pour leur famille et le monde des grands en général ; à part bien sûr Lutfi et Altaf, qui, comme Mehdi, voyaient les choses d'un autre oeil, et de plus haut ; mais, comme lui, ils se sentaient totalement solidaires de leurs amis. Mehdi, à son tour, leur parla de sa vie, de ses amis, de Sinan, Aïssar et Tamim en particulier, de l'espèce de comité qu'ils formaient, des << conspirateurs >>, bref, de tout ce qui constituait son monde d'adolescent. Ces explications passionnèrent les cinq garçons, en particulier Mohand ; ils découvraient avec enchantement qu'ils n'étaient pas les seuls jeunes à Naruq à avoir créé, entre eux, leur propre monde de rêves et de conventions secrètes, à l'abri du regard et du jugement des adultes. Peu à peu, ils prenaient ainsi conscience de ce qui les rapprochait et les différenciait. Cependant, la soirée avançait, et le moment commençait à poindre, attendu par tous mais surtout par Mehdi, où, vu leurs moeurs à tous, il était à peu près inévitable qu'ils fissent connaissance de façon plus particulière et plus intime. En effet, l'atmosphère devenait de plus en plus pesante, chargée d'érotisme latent. Tous ces corps de garçons, jeunes, resplendissants, suant de désir potentiel dans la nuit chaude, qui évoluaient ensemble depuis des heures, interagissaient, se contemplaient mutuellement, se frôlaient, devaient finir par se rencontrer. En effet, à mesure qu'il parlait, au milieu de la chambre, Mehdi prenait conscience que Mohand, qui n'avait pas ses désirs en poche, l'observait avec une envie croissante. Le linge ténu dont il recouvrait ses parties les plus intimes commençait d'ailleurs à s'enfler de façon inquiétante. Mais en même temps, Mehdi commençait à être franchement titillé par le désir de se rapprocher d'Imad, l'Apollon noir, qui trônait à sa place habituelle, sur sa chaise, mais tourné vers Mehdi cette fois. Il avait une main posée sur sa belle poitrine sombre et veloutée, qu'il caressait de façon très impudique, et l'autre qui tra"nait nonchalamment entre ses cuisses écartées, et il était assez clair qu'il observait Mehdi par en-dessous, avec un regard chargé de sous-entendus. Les jumeaux, Lutfi et Altaf, eux, regardaient Mehdi d'un air résolument complice ; ils ne perdaient rien de la situation, et détaillaient son trouble avec une évidente délectation. À tort ou à raison, Mehdi pensa tout à coup qu'ils guettaient tous une ouverture de sa part, pour lancer le début des réjouissances ; il prit sur lui de lancer, impavide au milieu du petit cercle dont tous les regards convergeaient vers lui : << - Bon, allez, je suppose que vous pensez tous à la même chose que moi ! - Si tu penses à ce que je pense, fit Imad, provocant, ça se pourrait bien. - Ben, vous attendez quoi, alors ? On dirait des statues ! Il faut que je donne le coup d'envoi ? - C'est à toi de voir, dit Imad. T'es venu ici pour quoi ? On peut parler comme ça toute la nuit si tu veux, nous ça nous dérange pas. >> En disant cela, il avait négligemment glissé les mains sous le court pagne blanc qui lui ceignait la taille. << - Ou bien ? Dit Mehdi. - Ou bien ? repartit Imad, c'est à toi de voir, je te l'ai dit. - Alors, c'est tout vu ; tu sais bien pour quoi je suis venu. - Pour quoi ? Pour ça, peut-être ? >> Disant cela, il avait fait lentement glisser son pagne sur ses cuisses, exhibant son sexe noir et redondant, droit et tendu comme le m t d'un navire. Les jumeaux commençaient à voltiger autour de lui, comme deux abeilles excitées par la vue d'une grosse fleur gorgée de nectar. Mehdi sentit une émotion trouble mais sans équivoque l'étreindre ; oui, il était venu pour ça ! L'objet tant désiré, intriguant et connu pourtant, se dressait enfin devant lui ; c'était l'épiphanie, la Parousie ! Le sexe noir ; énorme, emphatique, et pourtant aussi fragile qu'un autre, nu, dévoilé, sans mystère, mais concentrant en lui tous les mystères de la création, l'axe du monde, le tronc formidable de l'arbre cosmique ! << - Oui, c'est ça que tu veux, hein ? >> ajouta Imad, qui tenait son vit en main sans arriver lui-même à en faire le tour. << - Approche, allez ; ils en sont tous fous ! Mais aujourd'hui, c'est ton tour. Viens près de moi, allez viens, prends-le, suce-le, tant que tu veux, c'est rien que pour toi, sahb" ! - Oui, oui, répondit Mehdi, c'est vrai, c'est pour ça que je suis venu ; y Lat"f, j'en pouvais plus ! >> D'un pas décidé, ayant fait tomber lui-même l'ultime écran de tissu qui recouvrait ses nudités charmantes, glissant comme dans un songe au milieu de cet entrelacs de corps de garçons qui s'exhibaient sans pudeur et sans honte les uns devant les autres, il s'approcha de l'objet, l'agrippa de ses fines mains tremblantes de désir, et y apposa le sceau brûlant de ses lèvres gourmandes. Il sentit avec délices ce dard fébrile qui s'immisçait entre ses joues rosies par l'appétence charnelle, et l'engloutit jusqu'au fond de la gorge, pendant que le petit Lutfi, aussi excité que lui, faisait pareil avec le sien. La chaude et douce moiteur intérieure de cette bouche de petit garçon, langue et joues, ces muqueuses ardentes enveloppant son sexe frétillant, le remplissait d'une volupté enivrante, douce et capiteuse, pendant qu'Imad, s'étirant comme un gros chat noir sur sa chaise, son beau visage barré d'un sourire éclatant et libidinal, encourageait ses stoïques efforts de succion en poussant doucement vers le bas son joli cr ne un peu ébouriffé qu'il tenait amicalement entre ses larges paumes rose-brun. Même ainsi, Mehdi n'arrivait pas plus loin que la moitié de cette tige monumentale, vertigineuse, mais cela n'avait pas beaucoup d'importance, car Altaf s'occupait très bien de la partie inférieure. Ils se répartissaient le travail à plusieurs, pendant que Mohand et Nazim, sur le lit à côté, s'occupaient entre eux, langoureusement enchevêtrés dans un nouveau coïtus per os mutuel. D'une voix rauque et un peu altérée par le plaisir, que Mehdi sur le moment eut du mal à identifier, Imad complimenta ainsi les deux garçons qui s'acharnaient sur son excroissance virile avec une énergie débordante et dévorante : << - Ouaïoooh ! Toi tu sais ce que ça veut dire sucer, toi ! Tudieu, où est-ce que tu as appris ? Woaah ! Vas-y, comme ça oui, c'est bon ! >> Mehdi et Altaf répondaient comme on fait en général dans ces cas, en suçant plus fort ; quelquefois, leurs langues se rencontraient en un point quelconque de ce noir pilier turgescent qu'ils repeignaient ensemble de leur salive, et ils se regardaient d'un oeil empli de connivence amusée, trouvant la situation savoureusement cocasse. S'escrimer ainsi, à deux, sur un seul sexe de garçon, d'une taille assez prodigieuse certes, comme deux adorateurs d'une même divinité tutélaire rivalisant de ferveur dans l'offrande de leur corps et de leur me, de leur dévotion caressante, était une expérience singulière que Mehdi ressentait au fond de sa chair comme un vrai moment de gr ce partagée. Enfin, dans un dernier << ouaaaowh ! >> extatique, le dos voluptueusement arqué, Imad jouit en déversant sur le visage empourpré des deux garçons dont les joues se frôlaient un flot d'ambroisie ardente et visqueuse jaillie des profondeurs bénies de ses beaux reins d'ébène. Une onde orgasmique parcourut, à peu près simultanément, tous ces corps lascivement enchevêtrés, comme un océan de beauté garçonnière aux nuances diverses, frémissant d'un même alizée d'érotisme nocturne. Mais Mehdi, à peine émoustillé par l'ondée qu'il venait de prendre sur sa face rayonnante que léchait amoureusement Altaf, était en pleine poussée de fièvre érotique ; et comme le pieu d'Imad était encore dur, plus dur que jamais, il se proposa, comme il l'avait vu faire aux jumeaux pré-pubères les jours précédents, d'escalader cette noire montagne de muscles rutilants. Les deux mains appuyées sur les marches tranquilles de ses épaules splendides, il colla sensuellement sa poitrine étroite, douce, liliale, d'une pureté presque enfantine, au torse enfiévré, à la m le et ténébreuse beauté, de l'éphèbe africain qui l'enlaçait de ses bras virils et caressants, et l'attirait contre lui dans une rage de copulation effrénée ; et, sans hésitation ni retenue d'aucune sorte, mû par une impulsion viscérale qui le poussait à se consumer de volupté dans ce soleil d'onyx comme un éphémère à la flamme d'une bougie, il offrit son calice délicat, frémissant, à la pénétration délicieuse de l'engin faramineux qui s'élevait avec arrogance entre les cuisses de son partenaire. Une deuxième vague de plaisir vénérien s'empara des six garçons, groupés selon des dispositions diverses inspirées par leur fantaisie sexuelle débridée. Mehdi se faisait prendre avec véhémence par le pilier transcendant d'Imad qui lui lacérait les chairs et il en redemandait ; à califourchon sur ce trône de chair pointu, il sentit la jouissance le poindre de l'intérieur comme un raz-de-marée fulgurant, si bien que, réunis dans une étreinte fusionnelle, ils explosèrent ensemble comme une flamboyante fusée bicolore dans le ciel infini de la béatitude cosmique. Il y eut encore une troisième vague, une quatrième peut-être, puis la tension se rel cha peu à peu, et les surfaces du sol et des lits tout froissés se jonchèrent de corps languissants de garçons brisés par le plaisir, qui s'évanouissaient peu à peu dans les brumes du narghilé dispensateur de visions oniriques. Mehdi était bien ; il resta un long moment à moitié assoupi dans cette chaude ambiance garçonnière qui lui convenait à merveille, rêvant ou délirant tout haut avec ses nouveaux partenaires et amis, dont il apprenait à comprendre et à apprécier la tournure d'esprit particulière. Ces garçons avaient leurs propres codes et rituels ; ils vivaient dans une intimité et une complicité extraordinaires, en symbiose pour ainsi dire, ayant appris au fil des mois non seulement à penser, mais à sentir en commun. Comme si un seul coeur battait dans leurs cinq poitrines - et Mehdi sentait que ce coeur était du même côté que le sien, globalement, peut-être à cause de la présence de Lutfi et Altaf. Il y avait d'évidents points de convergence entre cette bande et celle de Sinan, mais ce n'était pas tout à fait le même esprit, la même atmosphère ; ces garçons-là étaient d'un milieu plus populaire, en outre ils étaient loin de leurs familles, livrés à eux-mêmes dans un univers potentiellement hostile où ils devaient se débrouiller pour trouver leur chemin, ce qui créait entre eux une solidarité particulière ; et Mehdi sentait que le sexe, la sensualité et le plaisir partagés, au même titre que la nourriture et le peu de ressources qu'ils avaient, n'étaient pas seulement un moyen de s'affirmer tout en s'évadant, comme pour Sinan, Aïssar et Tamim, - et lui-même finalement - mais aussi de renforcer cette solidarité essentielle. Mais pour tous, c'était aussi un moyen de se conna"tre soi-même, en faisant l'épreuve de son corps et de celui de l'autre, un incessant jeu de miroir de l'être garçonnier avec lui-même, au niveau à la fois affectif, sensitif et psychique. Par là, les deux groupes se ressemblaient et pouvaient se comprendre - du moins, à ce moment-là, Mehdi le pensait-il. La nuit était déjà bien avancée quand il prit mollement congé d'Imad, Mohand, Nazim et des jumeaux et s'en retourna chez lui, dans un état vaporeux, la tête pleine de pensées exaltées et de sensations exquises. Les jours suivants, il rendit de fréquentes visites aux cinq garçons d'en face, qui l'avaient plus ou moins adoptés, trop heureux d'avoir un ami dans la place - c'est-à-dire, parmi la jeunesse autochtone - eux qui avaient jusque là vécu de manière plus ou moins autarcique, unis par leur déracinement. Il y avait du respect et de l'admiration réciproques entre Mehdi et le groupe des cinq, bien qu'ils sentissent qu'ils n'étaient pas du même monde. Naturellement, il s'empressa aussi de relater cette rencontre, dans tous ses détails, surtout les plus savoureux, à Sinan et à leurs amis. Il brûlait d'organiser la rencontre et, pourquoi pas, la fusion des deux univers garçonniers, mais, à sa grande surprise, il rencontra une certaine réticence de part et d'autre, qu'il mit du temps à s'expliquer. Les deux groupes, celui de Sinan et celui des garçons d'en face, éprouvaient certainement de la curiosité et de l'intérêt l'un pour l'autre, mais ils sentaient trop qu'ils vivaient dans des sphères distinctes, qu'ils obéissaient à des règles et à des impulsions différentes. Ils n'étaient pas vraiment impatients de se rencontrer, et Mehdi dut en prendre son parti. Alors, pendant longtemps - des semaines, voire des mois - il resta le seul trait d'union entre les deux clans, volant de l'un à l'autre, copulant alternativement, et avec autant de plaisir, avec les uns et les autres. Il faut dire qu'ils représentaient, ensemble, un éventail assez large de types différents de beauté garçonnière dont le chatoiement subtil le ravissait, l'émerveillait sans cesse, et il s'épanouissait assez bien dans cet équilibre fragile qu'il avait trouvé en faisant la navette entre les deux bandes ; fragile cependant, car, malgré ses louables efforts de conciliations, qui prenaient leur source dans le fond même de sa nature paisible et solaire, il ne put éviter une certaine rivalité rampante de s'établir insidieusement entre les deux au fil des jours. Il en souffrait quelque peu, mais il sentait que la chose était presque fatale. Les deux bandes avaient à la fois trop de différences et trop de points communs pour ne pas finir par s'affronter, sur ce terrain délicat et explosif : la vie secrète de la jeunesse d'une grande ville à la recherche de sa propre me, emportée dans les remous d'un temps agité. Car la situation politique de Naruq, à cette époque, était compliquée, potentiellement instable, et cela ne manquait pas, comme toujours et sous tous les climats, d'avoir des répercussions sur l'état d'esprit, les préoccupations et les aspirations de la jeunesse, qui ne vit jamais en vase clos et ressent les choses au même titre que les a"nés - parfois même de façon plus profonde. Nous savons déjà que le sultan de ce temps, le grand-père de l'actuel, était déclinant ; gé, faible et malade, il avait perdu de son influence au profit de grands féodaux d'une part, de guildes de marchands et d'affairistes en tout genre d'autre part ; au nombre des premiers, mais entretenant des rapports complexes avec les seconds, se trouvait le grand vizir Al-Mu'tassim Abdul-Bass"r El-Laouaïer" El-Haqq n", un homme d'une quarantaine d'années, ombrageux, très savant, mais ambitieux. Ce n'était pas un homme foncièrement mauvais ; il introduisait, en politique, nombre d'idées audacieuses inspirées par les réflexions des plus brillants savants du siècle, mais il était autoritaire, plus confiant dans le génie d'un seul homme inspiré, qu'il croyait être, que dans le dialogue et la concertation. Et naturellement, plus il croissait en puissance, plus il devenait avide. Mais il avait en face de lui plusieurs autres partis assez puissants contre lesquels il devait batailler ferme : celui des nobles et propriétaires terriens, celui des marchands, celui des savants, sans oublier celui des hors-la-loi qui, écumant en bande le désert, formaient une véritable puissance occulte avec laquelle il fallait tout de même compter. Au milieu de tout cela, Abdul-Bass"r se voulait le pôle de l'ordre et de la raison d'État, et il ne manquait pas d'arguments valables, bien qu'il se montr t par trop inflexible et autocratique. Tout cela ne présente apparemment aucun rapport avec l'histoire de nos jeunes gens, et leurs préoccupations beaucoup plus légères. En fait, nous allons voir qu'il y en a un, et même plus d'un ; à commencer par le fait, important pour la suite, que l'homme austère que Mehdi avait entrevu quelquefois chez Sinan et identifié comme son père, était un haut fonctionnaire de la cour qui était sous les ordres directs du vizir Abdul-Bass"r, et accomplissait ses quatre volontés. De sorte qu'à travers lui, et Sinan, toute la situation politique de ce temps façonnait l'état d'esprit de nos jeunes gens, à un degré dont ils n'étaient pas conscients eux-mêmes. Par un effet de mimétisme complexe, par réaction aussi peut-être, les rapports entre les deux bandes finirent assez vite par refléter l'ambiguïté sulfureuse de cette situation. Le clan de Sinan d'un côté, celui de Mohand de l'autre, avaient en commun une énergie fantastique, une soif de s'affirmer qui ne se mesurait qu'à leur désir de séduire et d'être désiré, du reste de la jeunesse, des filles et surtout des garçons ; ce dernier trait était un peu plus accusé, plus affiché, du côté de Mohand que du côté de Sinan, comme on le sait, en dépit des efforts de Mehdi pour inciter ce dernier à sortir de sa réserve et à se défaire de ce qu'il percevait comme des faux-semblants - bien que la réalité fût peut-être plus complexe, plus sincèrement équivoque. En tout cas, il était certain que la bande de Mohand, qui était à peu près aussi remuante que l'autre, commençait à faire parler d'elle auprès de la jeunesse m le de Naruq, celle des couches populaires surtout, qu'elle dévergondait à tour de bras. C'est-à-dire que beaucoup de ces garçons, séduits par le panache et le bagout de Mohand, Imad et Nazim, étaient attirés dans leur cercle d'influence ; la nuit, par les toits, ou les chemins du désert, ils se donnaient rendez-vous, à l'abri du regard sévère des grandes personnes, pour boire, copuler, faire la fête, exprimer leur énergie latente ; Mehdi était souvent de la partie, il prenait un plaisir certain à se mêler à ces réunions secrètes, mais il en profitait aussi pour suivre, en observateur attentif, les progrès de cette bande dans la conquête de son identité. Malgré les efforts de Mehdi - assisté de Lutfi et Altaf, qui le comprenaient - pour établir la concorde, la tension montait entre les deux bandes. L'affrontement devenait inévitable. Il arriva un jour, et, au grand dam de Mehdi, qui aurait tout donné pour éviter cela, ce fut le fait de Sinan, qui, au fil des mois, s'était pris d'aversion pour Mohand, le chef de la bande rivale. Sinan n'avait jamais rencontré Mohand ; malgré l'insistance de Mehdi, il s'y était toujours refusé, par orgueil, ou pour d'autres raisons plus obscures. Mais il entendait souvent parler de lui par les garçons qu'il tentait de séduire, et cela commençait à l'irriter sérieusement. << - Mais qu'est-ce qu'ils lui trouvent tous, à ce provincial empoté ? Dit-il un jour à Mehdi, alors qu'ils étaient tous les deux allongés dans sa chambre. Il n'a rien de plus que moi ; et puis moi au moins, je viens d'une famille noble ! >> Mehdi fut un peu étonné d'entendre Sinan parler ainsi de sa famille ; depuis le temps qu'ils se fréquentaient, c'était la première fois qu'une mention de ce genre lui échappait. Il brûlait de lui en demander davantage, mais il se retint. Au lieu de cela, il tenta de défendre Mohand : << - Mais tu sais, ils sont chouettes, dans leur genre je veux dire... tu ne devrais pas les haïr comme ça. - J'y peux rien, c'est plus fort que moi ; mais t'inquiète pas, ils ne nous dérangeront plus longtemps. On va leur montrer, à ces étrangers, de quel bois on se chauffe, ici à Naruq. >> Mehdi était sincèrement peiné d'entendre Sinan parler ainsi ; il lui était très attaché, mais il aimait bien aussi Mohand et ses amis. Cependant, il voyait bien qu'il n'y avait rien à faire ; les deux clans étaient décidés à en découdre. Un rendez-vous avait été fixé le lendemain, dans le désert, pour se battre, jusqu'à ce qu'une des deux bandes cède le terrain, et reconnaisse la supériorité de l'autre. Mehdi seul refusait de se battre ; il espérait qu'au moins, il n'y aurait pas de sang versé. Il savait jusqu'où pouvait aller parfois la violence des jeunes ; c'était ce qu'il aimait en eux, leur intransigeance ; mais en ce moment, il la redoutait plutôt. Le jour dit, en fin d'après-midi, les deux groupes se retrouvèrent donc face à face, parmi les rochers et la poussière, à l'écart de la ville. Un vingtaine de garçons de chaque côté, qui se toisaient avec hargne. Mohand, gr ce à son charisme et à son physique avenant, avait réussi à enrôler un certain nombre de jeunes voyous des quartiers populaires de Naruq, qui fréquentaient épisodiquement son lit ; Sinan avait amené les plus fiers et les plus bagarreurs de sa bande, et Mehdi, plein d'appréhension, était venu avec eux. Même Lutfi et Altaf avaient décidé de se battre ; bien qu'au fond, ils déplorassent cette issue comme Mehdi, ils se sentaient trop liés à leurs camarades pour les abandonner en cette circonstance ; Mehdi les comprenait. Les deux autres jumeaux, Samir et Asmar, se battaient du côté de Sinan. Ils n'étaient pas très belliqueux, mais ils tenaient à montrer leur courage ; Mehdi n'avait pas réussi à les en dissuader. Le soleil commençait à décro"tre à l'horizon, mais il faisait encore clair ; les ombres s'allongeaient de façon menaçante. Ce n'était qu'une bataille de gamins, somme toute, mais Mehdi avait l'impression d'assister à un combat aux dimensions de l'univers. Il aurait tellement aimé pouvoir réconcilier les deux bandes, auxquelles il se sentait presque autant lié ! On resta d'abord un long moment à se jauger, à se défier, à se lancer des piques et des invectives. Puis, les divers belligérants commencèrent à prendre des attitudes plus menaçantes ; il n'y avait plus de doute, on allait en venir aux mains. Quelques pierres, des bouts de bois, une bouteille vide fusèrent. Les deux chefs, Sinan et Mohand, qui se voyaient pour la première fois, s'approchèrent l'un de l'autre, escortés de leur meute respective. Ils se faisaient front, épaule contre épaule, se lançaient des éclairs avec le regard. C'était un moment épique, qui fit trembler Mehdi. Autour d'eux, pareillement, les deux bandes se mirent en position de combat, les garçons des deux camps s'apparièrent en se menaçant, chacun se choisit spontanément un adversaire de sa taille et de sa force. Les deux couples de jumeaux, Lutfi et Altaf d'un côté, Samir et Asmar de l'autre, prêts à s'affronter, formaient un étrange quatuor, une image vertigineusement redoublée de l'hostilité juvénile et virile. Mehdi seul restait à l'écart, prêt à compter les coups. Sinan et Mohand, les premiers, s'empoignèrent en soufflant comme deux fauves en colère. Ils se prirent à bras-le-corps, cherchant à se déstabiliser mutuellement, et roulèrent ensemble dans la poussière, en échangeant des coups qui, parés avec habileté de chaque côté, renforçaient l'animosité réciproque. Les autres imitèrent aussitôt les chefs, et un immense tumulte de jeunes corps luttant opini trement souleva la poussière du désert en tourbillons furieux. Mais tout à coup, il se produisit une sorte de basculement, un événement que Mehdi n'avait pas prévu, mais qu'il avait peut-être inconsciemment appelé. Toute cette tension nerveuse, cette énergie bouillonnante, toute cette rage, cette animadversion, dans ces corps de garçons qui luttaient au corps à corps, dans cette chaleur d'après-midi désertique, changea brusquement de nature ; tout l'érotisme latent contenu dans ces corps habitués à d'autres formes d'étreinte, affleura naturellement à la surface. Tous ces adolescents m les qui croyaient se haïr alors qu'ils ne se connaissaient pas vraiment, se rendirent collectivement compte qu'ils étaient beaux, et la haine se mua en désir. L'impulsion vint des deux paires de jumeaux, qui étaient à la fois les plus jeunes, les plus tendres, et les moins fondamentalement hostiles dans les deux camps. Ils ne mirent pas longtemps à s'apercevoir qu'ils se renvoyaient les uns aux autres, en un double jeu de miroir, une image troublante, de beauté enfantine et lascive à la fois, qui attisait plus la convoitise que la haine. Ils formaient, à quatre, un amas confus de membres enchevêtrés et luttant dans le sable chaud, mais un vague sentiment de volupté sensuelle s'empara d'eux dans cette posture ; une même pensée dut éclore à la fois dans leurs quatre encéphales, à savoir qu'il serait plus doux de s'affronter ainsi dans la recherche commune du plaisir que dans la recherche d'une victoire un peu vaine. Au bout d'un moment, ils ne savaient plus très bien eux-mêmes s'ils se battaient ou s'ils faisaient l'amour ; Samir et Altaf, sentaient, à travers leurs vêtements, leurs sexe gonflés qui frottaient l'un sur l'autre, leur procurant malgré eux du plaisir, et c'eut vite fait de devenir une recherche complice de la jouissance ; mais juste à côté d'eux, leurs frères, leurs doubles, Lutfi et Asmar, en étaient arrivés parallèlement au même point, et ils étaient si proches, si semblables, qu'ils se rendaient parfaitement compte qu'ils éprouvaient la même chose, le même revirement aussi imprévu qu'agréable, et, en se regardant tous les quatre, ils en conçurent un immense amusement qui les détourna complètement du but premier de la confrontation. Toute inimitié avait déjà cessé entre eux ; mais les deux chefs si fiers et si déterminés, Sinan et Mohand, étaient en train d'en arriver à peu près au même stade, par un chemin différent. Dans leur corps à corps, alors qu'ils avaient déployé toute leur force et leur énergie dans l'espoir de vaincre, ils s'étaient soudain rendu compte qu'en fait, ils étaient aussi beaux l'un que l'autre, et qu'ils se plaisaient assez. S'ils n'avaient pas été ennemis, ils se seraient trouvés fort désirables ; alors pourquoi ne pas se désirer franchement, au lieu de chercher à se nuire ? En fait, enlacés comme ça dans la poussière, ils formaient un assez beau couple déjà ; Sinan avec ses traits plus pointus, son visage plus carré, sa m choire en triangle, son front altier, avait quelque chose d'un oiseau rapace, mais avec la gr ce juvénile en plus, et il avait la peau blanche et satinée ; Mohand était plus brun, plus h lé, et il était tout en courbes, avec un visage rond, des traits délicats et fluides, un air presque angélique, démenti par une lueur d'ironie enfantine dans ses grands yeux noisette. Vraiment, ils étaient très séduisants tous les deux, et ils s'en rendaient compte de plus en plus. Le frôlement appuyé de leurs deux corps dans le sable provoqua en chacun d'eux une montée de libido absolument irrépressible. Au bout d'un moment, les insultes qu'ils s'adressaient en se battant devinrent moins méchantes et plus plaisantes, presque des noms gentils ; une sensation de volupté ardente s'empara d'eux. Il devint bientôt évident qu'ils ne luttaient plus du tout, mais qu'ils cherchaient plutôt à retirer un plaisir physique du corps de l'autre. C'était même si évident qu'ils se défirent tout à coup de leurs vêtements et se mirent à faire l'amour pour de bon. Ces deux bouches qui s'insultaient l'instant d'avant s'embrassaient maintenant, leurs mains nerveuses erraient sur leurs corps splendides, non pour se faire du mal, mais pour se caresser, leur sexes tendus luttaient d'une certaine façon, mais pas vraiment comme deux épées farouches, plutôt comme deux serpents langoureux en train de s'accoupler ; il n'y avait plus la moindre hostilité entre eux, mais plutôt un immense désir qui cherchait à se satisfaire. Autour d'eux, tous les autres garçons en avaient fait autant, ou à peu près. D'un même mouvement, ils avaient glissé de la haine à l'amour, en passant par la concupiscence, la convoitise animale qui enflammait les corps. Tous les vêtements avaient tombé, et s'étaient mélangés un peu partout comme les corps qu'ils habillaient la minute précédente, et qui resplendissaient maintenant nus, brûlants de fièvre sous le soleil mourant, enchevêtrés à l'infini, ondulant lascivement ; ce qui devait être une féroce bataille était devenu une immense orgie, un stupre garçonnier effréné et joyeux. Mehdi était ravi et, sans hésiter, il ôta à son tour ses habits, et se mêla avec fougue au combat qu'il se félicitait maintenant de n'avoir pu empêcher. Une fois les corps repus de stupre, on discuta. Il était clair que la haine, entre les clans, n'avait plus de sens, mais il était hors de question que les deux bandes se confondissent, ou qu'elles renonçassent à une certaine forme de rivalité, indispensable à la dynamique globale. L'animosité entre les deux parties devait donc se changer en émulation. Chacun des groupes conserverait sa structure et sa propre zone d'influence, tant géographique qu'humaine, et chercherait à l'étendre. Mais les différends éventuels se régleraient dorénavant, non par la violence brutale, mais par des sortes de joutes plus amicales, codifiées, arbitrées de préférence par Mehdi, Lutfi et Altaf, qui étaient les plus sages et les plus << neutres >> de tous ces garçons. Il serait malaisé de décrire précisément ces joutes ; elles pouvaient prendre différentes formes, plus ou moins d'importance, être plus ou moins plaisantes selon l'état d'esprit du moment ; mais elles étaient toujours plus festives que conflictuelles. C'étaient des sortes de démonstrations rituelles, de concours, où la danse, la lutte stylisée, se mêlait au sexe, en sollicitant l'imagination. Il s'agissait d'impressionner l'autre par une chorégraphie plus ou moins improvisée, faite d'acrobatie et de performance érotique, sexuelle, accompagnée éventuellement de paroles et de musique, selon les circonstances. Cela se passait toujours dans le désert, à des moments convenus, et c'était un moyen commode d'évacuer l'agressivité réciproque en la dépassant. Ainsi les deux bandes gardaient leur distance, entretenaient une rivalité stimulante et créatrice, et se respectaient. C'était un moyen, pour la jeunesse de Naruq, d'apprendre à s'organiser, à se découvrir elle-même, à s'entre-aider tout en acquérant une relative autonomie par rapport au monde des adultes, qui d'ailleurs était tout à ses propres affaires, lui laissant une marge assez importante, selon les principes de liberté qui sont à la base de l'islam, et qui, en ce temps-là, prévalaient encore assez largement dans nos contrées. Les particularité de cette intense vie adolescente, en partie clandestine, échappaient aux anciens, comme dans la plupart des civilisations complexes, cependant que ceux-ci gardaient, à titre privé, un contrôle approprié - ou qu'ils jugeaient tel - sur leurs propres enfants ; de la sorte, un équilibre subtil s'était établi, qui réglait la vie trépidante de ces diverses communautés qui formaient ensemble la communauté des gens de Naruq. Mehdi, qui croissait en sagesse et en beauté, était le trait d'union entre les deux grandes factions de la jeunesse de cette ville ; il était le seul, avec Samir et Asmar de temps en temps, à fréquenter à la fois la bande de Mohand et celle de Sinan, qui étaient de plus en plus populaires l'une et l'autre, mais pas auprès des mêmes jeunes. Cependant, il se sentait quand même plus proche de Sinan, à qui il devait ses premiers émois sensuels ; et puis il y avait, chez ce garçon, une profondeur cachée, un mystère persistant qui l'émouvait, et qu'il n'avait pas renoncé à élucider. D'ailleurs il se sentait proche de la solution, bien qu'il ne discern t pas encore de laquelle. Mais il était maintenant certain que cela avait un rapport avec le père de Sinan, cet homme étrange et froid qu'il ne voyait presque jamais, serviteur et ami d'un grand vizir qui était au centre de toutes les intrigues politiques du temps, ce père dont l'impérieuse et troublante présence flottait constamment autour de son ami, quels que fussent les efforts qu'il faisait pour s'évader de cette prison nébuleuse qui le suivait à la trace. Un fait particulier lui confirma un jour cette impression : Mehdi, ayant repris l'étude du journal du chef des brigands, où devait se trouver la clef qui ouvrait la dernière salle de la caverne, l'énigmatique salle au trésor dont tout le monde ignorait la nature, il avait amené chez Sinan quelques feuillets trouvés dans le carnet, afin de les étudier avec lui et de lui faire part de ses intuitions et de ses découvertes. Après quoi, joyeux, ils avaient un peu fumé, et, pris d'un désir impérieux, ils avaient dérivé ensemble dans les limbes de la félicité sensuelle. Ils s'étaient caressés, embrassés, étreints, ils avaient fait l'amour comme des garçons, longuement, passionnément, et en partant, Mehdi avait oublié les feuillets. Le lendemain, quand il était revenu chez Sinan, celui-ci lui confia une chose étrange : ayant passé une partie de la soirée, et même de la nuit chez Tamim, quand il était revenu, il avait trouvé les feuillets dérangés ; il était sûr de l'endroit où il les avait laissés, or il les avait retrouvé ailleurs, et disposés autrement. Et puis, il sentait toujours une intrusion étrangère dans sa chambre, surtout quand il s'agissait de << l'autre >>, le père. Oui, pas de doute possible, il était venu et avait consulté les fameux papiers, sans doute sur l'ordre de son ma"tre le vizir Abdul-Bass"r. Cela voulait dire que celui-ci était au courant de leur existence, donc certainement de celle de la caverne, et de bien d'autres choses ; peut-être même des choses que les garçons ignoraient. Il allait donc falloir faire preuve de plus de vigilance, et sécuriser la caverne. Gr ce à l'intelligence de Mehdi, ils renforcèrent le mécanisme primitif de la première entrée, et décidèrent que chaque jour, l'un d'entre eux au moins - c'est-à-dire Sinan, Aïssar, Tamim ou Mehdi - se rendrait au repaire pour vérifier que tout était en ordre, en faisant preuve de discrétion, car il s'agissait de ne pas être repérés ou suivis. Ce dispositif permettait à Mehdi de se donner un peu de temps encore pour trouver la clef du journal, et donc celle de la dernière salle, dont ils cherchaient toujours l'entrée, sans savoir ce qu'elle contenait réellement. Ce qu'il avait découvert sur les trois feuillets oubliés chez Sinan, était une sorte de code assez simple en fait, qui lui avait révélé... juste quelques mots, une expression étrange, qui revenait constamment comme un refrain : << les "les du désert >> ; dans un langage confus, métaphorique et poétique, il était question de marcher, ou plutôt de voler vers << les "les du désert >>. C'était une locution symbolique qui désignait un lieu secret, évidemment mythique, à la fois intérieur et extérieur. Cela faisait penser aux oasis, qui sont communément désignées par cette expression << les "les du désert >>, ce dernier étant comparé à un océan de sable ou de feu ; mais on pouvait également songer à la caverne elle-même, ou à ses différentes salles au trésor, qui étaient pour les garçons comme des sortes d'"les, de petits coins de paradis dans un océan de difficultés. Mehdi pensait aussi à son coeur, qui était un peu comme une "le dans sa poitrine. La question était vaste et complexe, et ne cessait de l'intriguer ; il ne savait pas encore qu'elle le hanterait toute sa vie, et déterminerait entièrement le cours de celle-ci. Son étude approfondie des documents lui avait permis de comprendre qu'il existait un deuxième code, plus subtil, qui révélait le moyen d'accéder à ces << "les du désert >>. mais, après des semaines de travail, il n'avait pu encore déchiffrer qu'un seul mot : << désir >>. Le désir et le désert... les "les du désert... les "les étaient le but, et il comprenait vaguement que le désir était la clef, mais il n'était pas plus avancé. Cependant, les garçons avaient entrepris une exploration méthodique du fond de la caverne, et ils avaient découvert qu'à droite, au bout de la deuxième salle, le mur était couvert de dessins mystérieux, faits avec un pigment spécial, qui n'apparaissait qu'éclairé par une lumière violette très intense. C'était un entrelacs assez compliqué de symboles hiéroglyphiques qui rappelaient les signes alchimiques, ou bien les lettres de ce curieux alphabet indien que Tamim connaissait, mélangé avec d'autres caractères qui faisaient penser à l'arabe. Mehdi avait déjà vu certains de ces signes dans le carnet ; en les étudiant de près, il put déterminer qu'un groupe d'entre eux, au centre, voulait certainement dire << les "les du désert >> ; il eut alors la conviction qu'il approchait de très près de la solution. Ce qui était singulier, c'est qu'il avait en même temps le sentiment que l'énigme de la caverne, une fois résolue, lui fournirait la clef du << problème Sinan >>, mais il ne voyait pas la connexion entre les deux. Il se contentait de sonder l'une et l'autre. En même temps, il voyait toujours Mohand et sa bande, dont le joyeux caractère lui plaisait, et il entretenait avec eux des rapports variés, y compris érotiques. Quand il était chez lui, il continuait le soir à les apercevoir à la fenêtre, et ils échangeaient toute sorte de signes ; parfois il les voyait faire la fête, alors qu'il était seul, et eux, sachant qu'il les observait, l'invitaient à les rejoindre. Pour simplifier cette opération, ils avaient trouvé une solution peu prudente, mais avantageuse : ils avaient construit une sorte de passerelle amovible qui joignait les deux fenêtres. C'était remarquablement bien conçu, avec un système de c bles et de poulies qui permettait de replier et de déployer à volonté, dans l'espace, ce pont suspendu entre les deux mondes, à la fois si proches et si différents. Aucun adulte ne se doutait de quoi que ce fût ; c'était un secret entre adolescents, dont il n'avait parlé qu'à Sinan, Samir et Asmar. De la sorte, il pouvait, chaque fois qu'il en ressentait le désir, voler vers ses amis de la pension d'en face ; il volait vers eux comme vers une oasis de gr ce et de plénitude, vers une "le paradisiaque pleine de beaux et aimables garçons avec qui il pouvait rêver, faire l'amour et refaire le monde... une "le du désert ! Le désir et le désert, toujours ; ces rapprochements obsédants le laissaient songeur. >> À ce moment du récit, Mounir fit observer à Fouad que cette expression, << les "les du désert >>, lui rappelait quelque chose ; quelque chose qui le hantait lui-même depuis fort longtemps, ainsi que son ancien amant, Hamid, qui était le second de l'Ordre. On se souvient en effet qu'au début de cette histoire, cette parole était apparue, comme les derniers mots prononcés par le sombre et redoutable Salahedd"ne, ce fameux chef brigand, entouré de mystère, dont la chute brutale avait eu pour conséquence indirecte le triomphe de l'Ordre. Personne n'avait jamais pu déterminer avec exactitude ce que ces mots signifiaient. Mounir ne put s'empêcher de se demander, et de demander à Fouad, si cela avait un rapport quelconque avec l'histoire de Mehdi. << - Précisément, oui, dit Fouad, il y a un rapport, et il n'est pas quelconque, crois-moi ; mais nous en sommes encore loin pour le moment. Mehdi n'est encore qu'un enfant ; il a un long chemin à parcourir devant lui. Pour cela, je dois poursuivre cette histoire. - Je t'écoute, habibi >>, répondit Mounir, tout en continuant de caresser l'entrejambe du jeune et beau Fouad qu'il serrait sur son coeur en tirant de temps à autre une bouffée d'opium. Il faut dire que l'histoire le passionnait réellement ; plus que cela, il avait l'impression d'y participer ; les personnages de Mehdi, redevenu vivant, et de Fouad, qui semblait vivre ce qu'il racontait, se confondaient dans les spires du temps et les brumes du papaver. Fouad continua : << - Bref, le temps passait, et la vie de ces garçons se déroulait sur le même rythme, intense, pleine d'expériences et de découvertes. En ce temps-là, il faisait bon être jeune à Naruq. - Il fait toujours bon être jeune n'importe où ! - Certes. Mais c'était, un peu comme aujourd'hui, une époque pleine de grandeur, d'aventure et de danger, et ces adolescents entreprenants, à l'esprit large, qui n'avaient pas peur de leurs désirs, mettaient une singulière animation dans les rangs de la jeunesse naruqie. Ils remuaient, sans le vouloir et presque inconsciemment, des profondeurs de vie, des strates d'univers insoupçonnées ; ils mettaient en branle, avec une insouciance enfantine, des forces dormantes dont ils ne connaissaient pas la portée, sans deviner à quel point elles les submergeraient un jour. Ils entraient, avec la violence d'un désir, dans le tissu vivant de cette ville comme le soc d'une charrue dans la terre, et y creusaient un sillon rouge et large, comme une plaie vive, dans lequel ils semaient le germe d'une effervescence qui allait tout balayer. Comme des ombres à la tombée de la nuit, dans leurs moments de liberté, ils se glissaient dans les recoins, les replis serpentins ce cette ville aux cent palais et aux mille facettes, découvraient des passages ensevelis dans les épaisseurs des murailles, en créaient de nouveaux en se faufilant par les interstices, les pores du réseau urbain, par les chemins labyrinthiques et escarpés des toits qu'ils connaissaient bien, ils pénétraient dans de jeunes vies jusque là paisibles qu'ils subvertissaient, convertissaient, affranchissaient des entraves qui les protégeaient de la violence de leur propre désir, plus fort, plus brut parce qu'encore immature. Ils attiraient sans cesse dans leurs filets, dans leur mouvance, de nouvelles figures de garçons, d'adolescents secrètement assoiffés d'aventure et de liberté, et de tous les plaisirs défendus qu'ils pouvaient leur faire miroiter. Les deux bandes se livraient, dans cet exercice qui était devenu pour elles un art de haute voltige, une guerre joyeuse et fraternelle, une concurrence euphorique qui finissait toujours par des joutes érotico-artistico-martiales dans le désert. Mehdi, entre les deux, était un ambassadeur, un émissaire qui faisait constamment la navette entre les deux mondes, une sorte de solvant, de corps subtil qui facilitait le jeu entre les parties mobiles d'un mécanisme savamment articulé. Sa relation privilégiée avec Sinan donnait à celui-ci, et à la jeunesse aristocratique qu'il représentait, un léger avantage qui faisait de lui l'idole par excellence, le meneur naturel de sa génération. Cependant, le monde des adultes ignorait superbement cette agitation juvénile à la fois grandiose et dérisoire ; à part une personne peut-être, dont nous aurons à reparler. Il faut se rendre compte à quel point, comme dans toute société complexe, les rapports entre jeunesse et maturité, dans le Naruq de cette époque, consistait en un dispositif que l'on pourrait qualifier de << mimétisme dialectique >> ; il y avait assurément chez ces jeunes, qui voulaient à la fois assurer leur avenir et jouir du présent, une tendance à refléter les luttes et les inquiétudes des adultes, et à les rejeter en bloc pour imposer leurs propres préoccupation et vision du monde. Ainsi, pendant que la société des hommes mûrs gérait comme elle pouvait ses problèmes politiques, ses luttes de clans, d'intérêts ou de partis, les jeunes à leur échelle s'adonnaient à leurs propres luttes de titans, version tantôt parodique et décalée, tantôt pre et passionnée de celles des a"nés. Tout ceci, finalement, revient à peu près à dire que Naruq était une société humaine, ce dont on se doutait déjà quelque peu. Encore que ces considération élémentaires n'aient pas souvent trouvé place dans la littérature, qui, étant faite par et pour des adultes, reflète généralement le point de vue faussement essentiel et faussement autonome du seul monde adulte, comme si celui des jeunes n'était pas infiniment aussi riche et aussi vivant. Crevez crevures ! Enfin, ceci était une parenthèse. - Dis-donc, Fouad, intervint Mounir, la main sur le sexe du jeune garçon, c'est toi qui parle, là, ou c'est l'auteur de cette histoire qui confond narration et polémique ? - Ben, un peu des deux, va savoir... de toute façon, c'est lui qui nous fais dire ce qu'il veut, alors... - Tu as raison, continue. - Toi aussi continue, c'est booon. - Oui, mais il ne faut pas que ça te distraie, hein ? - Non, non, t'inquiète, ça m'inspire au contraire ; je peux raconter et jouir en même temps, tu sais ? - Tu as plus d'une corde à ton arc, dis-donc. - T'imagines pas à quel point... mmh, oui, comme ça, j'aime ta bouche et tes mains... bon ; mais donc, je disais ? Oui ; si je raconte tout cela, ce n'est pas juste pour le plaisir, c'est parce que ce préambule était nécessaire pour faire comprendre un événement dont l'importance extrême se révélera par la suite. Régulièrement, Mehdi faisait de nouvelles connaissances, découvrait de nouveau garçons, qu'il orientait selon les cas vers la bande de Sinan ou celle de Mohand ; sa perversité naturelle se développait dans une sorte d'innocence inversée, mais plus lumineuse, car il n'y avait que lui qui pût, de cette façon, incarner à la perfection l'union improbable de la pureté et du désir, comme s'il appartenait à une race primordiale d'avant le péché, d'avant la chute, pour laquelle le plaisir était encore une manière de louer l'auteur du monde et de ses plaisirs. C'est ton idéal, Mounir, celui que l'Ordre tente depuis des années de réaliser, et qu'il réalisera à sa manière, si Dieu lui accorde la pérennité ; mais Mehdi le réalisait spontanément, naturellement, de façon ineffable ; ce garçon incroyable était tout à la fois la jouissance et la sagesse, le péché et la gr ce, et les autres garçons le suivaient fascinés. Mais lui ne se lassait pas de les apprendre, de les comprendre, de découvrir de nouveaux visages, et pas seulement des visages ; des corps ; de nouveaux corps de garçons, nouvelles couleurs, nouvelles saveurs, nouvelles formes de sexes de garçons qu'il s'amusait à exciter, à éveiller, à mettre en transe ; il se délectait sans fin de découvrir ce qu'ils aimaient, leurs palpitations les plus secrètes, leur façon particulière, individuelle, de jouir, jamais pareille à celle d'un autre ; il s'exaltait dans la contemplation fiévreuse de cette variété kaléidoscopique vivante, brûlante et chatoyante. Il entrait dans la vie de tous ces garçons, différents de lui et semblables à la fois, comme la flamme du désir entre dans la pinède asséchée de l' me solitaire, comme la maladie entre dans le corps, une maladie dévorante mais voluptueuse qui donnerait à la beauté de ce corps l'aura d'une gr ce soudain plus languide. C'est dans ce cadre que s'inscrit l'événement que nous allons maintenant raconter. C'était un jeudi après-midi pareil à beaucoup de jeudis après-midi ; Sinan et Mehdi erraient dans les méandres de la ville bourdonnante, à la recherche d'expériences nouvelles, jouissant du spectacle coloré de cette grande ruche pleine de mystères. Et voilà que soudain, Mehdi eut la fantaisie d'entra"ner Sinan dans un lieu où il ne serait jamais aventuré de lui-même. Ce n'était pas un lieu ordinaire ; c'était un lieu sacré, une zaouia, un khandaq, bref une sorte de clo"tre soufi, lieu de pratiques ésotériques et méditatives destinées à aviver la présence du surhumain dans l'homme. Les soufis, dans la société musulmane, jouent un peu le rôle de l'esprit dans le corps, discret et essentiel, ou du coeur, dont le battement monotone et répétitif rythme le mouvement de chaque membre et sa vie intérieure. Ceux qui essaient ou font semblant d'essayer de nous comprendre en les négligeant se condamnent eux-mêmes à l'ignorance ; ils s'infligent le ch timent qu'ils méritent. Ces soufis formaient une majestueuse assemblée, détachement de quelque confrérie plus vaste et très auguste qui poussait ses ramifications d'Est en Ouest, dans les villes et dans les campagnes ; comme tous les jeudis après-midi, ils s'étaient réunis pour pratiquer le dhikr, le rappel, invoquer sous forme d'une envoûtante litanie la procession des noms du divin, psalmodier des chants traditionnels à la gloire du Prophète, des saints et de Dieu. Mehdi, fasciné par le côté obsédant de ces pratiques, eut l'idée de se mêler à eux - comme tout le monde était le bienvenu pourvu qu'il respect t les convenances et la sacralité du lieu - afin d'observer et d'écouter. Sinan le suivit avec un peu d'appréhension, mais la curiosité prit bientôt le pas sur la crainte religieuse. Or, la présence à ses côtés de Sinan, avec lequel il entretenait une relation si passionnément charnelle, modifiait irréparablement le regard de Mehdi, orientait sa sensibilité vers des détails fort éloignés de toute cette spiritualité ostensible, sinon ostentatoire, des détails plus troubles, mais non moins significatifs si l'on veut bien leur donner leur signification réelle, à savoir que l'homme, même au seuil de la sacro-sainte Parousie, reste tragiquement homme - et même souvent garçon. Mais là réside la gr ce occulte de sa condition. Dans l'assemblée, ils eurent la surprise de retrouver des têtes qu'ils connaissaient : les jumeaux Lutfi et Altaf, et le beau et noir Imad ; ils apprirent par la suite qu'ils venaient là régulièrement, car leurs parents étaient liés à la même confrérie, et ils avaient été initiés dès leur jeune ge, de sorte qu'ils participaient à ces réunions, même à Naruq, pour ne pas perdre leurs racines. Mais c'était singulier de les voir là, auréolés de spiritualité, vêtus de probité candide et de lin blanc, en tout cas bien vêtus, bien plus que Mehdi n'était accoutumé à les voir, si différents de l'image d'eux-mêmes qu'ils offraient le soir dans la permissive intimité de leur chambre. Ce contraste entre l'image des jumeaux agenouillés devant le sexe flamboyant, impérieusement obscène du jeune étalon noir, p més dans le culte mystique de cette divinité sensuelle, et leur image présente, miniature pieuse, image de la dévotion juvénile, enluminée de ferveur enfantine, séduisit Mehdi et le troubla ; il lui rappela combien ce monde était fait d'un mélange capiteux, vertigineux, d'apparence et de mystère, un trompe-l'oeil dans un trompe-l'oeil, qui révèle le vrai en le cachant, et le prépara à ce qu'il allait voir. Au début, il observait la cérémonie, les faces ab"mées dans la contemplation, les chants hypnotiques, il s'apprêtait à basculer dans une rêverie métaphysique, une délectation transcendantale ; quand tout à coup, il fut rappelé à l'implacable, à l'immanente réalité, celle de son me passionnelle et passionnée, de son corps plein de désirs. Tout à coup, toute la pieuse assemblée bascula dans le néant, Sinan même cessa d'exister, et il ne vit plus que deux êtres, mimant un drame obscur dont tout ce décor de mystagogie hiératique, de dévotion exaltée, n'était que le thé tre secret, et lui l'unique spectateur, complice par son silence impudique. Deux êtres, deux garçons ; deux garçons de l' ge de Mehdi, douze treize ans environ, manifestement liés par un indissoluble et invisible lien, mais si différents ! Si radicalement, abyssalement opposés ! Le premier était bien en vue, au centre de l'assemblée, protagoniste principal vers lequel se dirigeaient tous les regards. D'une beauté angélique, le teint de rose et les cheveux ch tain clair, avec des reflets d'or, il psalmodiait d'une voix cristalline, sous la surveillance austère de l'im m, des chants liturgiques, des vers symboliques à la gloire du Prophète intemporel. Tout le monde l'écoutait avec une émotion contenue ; les murs saints de cette enceinte, imprégnés du murmure silencieux de toutes les prières que des générations d'hommes pieux y avaient débitées, résonnaient de son chant aux envoûtantes modulations, qui suscitait la présence obsidionale d'immatérielles entités. Mais, d'une réalité infiniment plus matérielle, plus trouble et plus troublante, l'autre garçon, dans l'ombre, dérobé à tous les regards sauf à celui de Mehdi qui ne perdait pas une miette de ses expressions, l'écoutait avec une émotion aussi irrépressible qu'inconvenante. Il était clair que pour lui seul, ce chant aux accents sacramentaux revêtait une signification sacrée, infiniment plus charnelle et plus profonde peut-être, une signification connue d'eux seuls et devinée par Mehdi. Cet autre garçon était brun, le front cerné de boucles serpentines faites pour accrocher le regard, h lé, beau comme le péché, avec des traits un peu féminin, ambigus, qui dénotaient une nature pre et passionnée, confirmée par une flamme sombre dans le regard, que Mehdi voyait danser au rythme des chants. Il portait des habits de brocart d'une couleur sombre, aux dessins raffinés, à la coupe élégante, dont la richesse dénotait une origine sociale élevée et un goût précoce pour le masque et la parure. Il n'y avait qu'à le voir pour comprendre, si l'on voulait bien s'en donner la peine, qu'il était amoureux du premier, mais de quel amour sauvage, irrationnel et potentiellement meurtrier ! Tout en lui disait : il est à moi, n'y touchez pas ! Mais aussi, sur un ton plus étouffé : si seulement tu pouvais me voir ! Car le premier garçon, en dépit de sa beauté édénique, d'une perfection plastique presque irréelle, souffrait d'un pénible handicap : il était aveugle ; ce qui donnait à la recherche vestimentaire du second, à son souci évident de bien para"tre, une connotation tragiquement émouvante ; le seul être qui compt t à ses yeux, celui pour qui il soignait sa précieuse apparence, ne pouvait pas le voir ! Mehdi les contemplait alternativement, l'un et l'autre, avec envie, trouble et admiration ; des milliers de questions se bousculaient dans sa tête : qui étaient ces garçons, et, au delà de la passion absolue qui les réunissait, quels étaient les rapports exacts entre eux ? Autant de mystères qui, loin des litanies pieuses qui résonnaient vainement autour de lui, captivaient son attention. Enfin, la séance s'acheva, et la foule se retira, s'étira en une solennelle procession, tout imprégnée de mystères sacrés, tandis que Mehdi suivait du regard les deux garçons qui s'éloignaient eux aussi, à bonne distance l'un de l'autre, mais sans que le second perd"t des yeux un seul geste du premier, qui s'en allait devant, guidé par le vieillard vénérable que Mehdi avait identifié comme l'im m, et qui était de plus son garde du corps et son accompagnateur. C'était un spectacle singulier que ce jeune garçon non voyant guidé par ce vieil homme, comme si la vision appartenait à l' ge mûr, la beauté solaire et la sagesse pieuse à l'enfance, étonnante inversion du poncif habituel. << - Ils vont toujours ensemble, dit Altaf, qui seul, avec son frère Lutfi, devinait les pensées de Mehdi. Le vieil homme n'est pas seulement le cheikh de cette confrérie ; c'est un savant respecté, et il est im m au palais du sultan. Le vizir Abdul-Bass"r l'apprécie ; il a fait des dons importants à cette zaouia. Le jeune garçon s'appelle Issam M -el-Aïn"ne, ou simplement Issam, et il est son élève ; mais on raconte aussi des choses... sur ses liens particuliers avec le vizir, qui le couvre de ses présents et de son attention très appuyée. - Et l'autre ? - Lequel ? Ah ! Lui, dans le fond ? C'est Zeynul-Abid"ne Assim ben Abdirrazz q, dit simplement Assim, le fils d'Abdul-Bass"r. - Le vizir, lui-même ? - Mais oui ; tu ne vois pas les deux colosses, qui l'encadrent discrètement ? Ce sont ses gardes du corps. - Alors le fils et le père... - Oui, mais chut... les rares qui sont au courant, ou qui devinent l'invisible, ne parlent pas de cette rivalité qui les divise. - J'aimerais bien parler à ce Assim. Il m'intéresse. >> Mehdi eut très vite l'occasion de réaliser ce souhait, car, guidé par Lutfi et Altaf, qui avaient déjà approché cet intriguant confrère, il l'aperçut le soir, dans un des jardins labyrinthiques qui entourent le palais, où les amants et les philosophes, amants de la sagesse, viennent se promener à la tombée du jour. C'était une vision lointaine et indescriptible, qui paralysa d'abord Mehdi dans une contemplation fiévreuse. Assim se tenait là, splendide, sous les rameaux d'orangers, parmi les lys et les jasmins, comme une miniature persane d'éphèbe langoureux destinée à illustrer la poésie d'Omar Khayyam, Hafez, ou d'un autre poète sensuel et courtois. Il était, dans la clarté vacillante des luminaires publiques, d'une beauté vaporeuse, sélénique et presque inquiétante, qui, bien plus que dans le lieu saint où il avait fait sa connaissance, secoua Mehdi jusqu'au fond de son me, car il se rendait compte seulement alors combien il aurait aimé être un instant, à la place d'Issam, l'objet de toute la convoitise passionnée de cette me ardente enveloppée d'un corps qui était une incitation permanente à la volupté. Vêtu d'une chemise ample qui laissait voir le grain doré de la poitrine, dont Mehdi essayait d'imaginer le goût aigre, épicé très certainement, relevé par l'éclat d'une cha"ne d'or qui faisait ressortir de façon absolument criante la nudité bouleversante de cette peau ambrée, Assim pinçait les cordes d'un luth dont les notes grêles s'élevaient jusqu'à un petite fenêtre, très haut, dans la muraille. << - La fenêtre de Issam, expliqua Altaf. Il vient ici tous les soirs, ou presque. Issam ne peut pas le voir, mais il l'entend ; les aveugles ont l'ouïe fine ; un aveugle chanteur encore plus. Et chanteur aveugle amoureux... - Alors c'est réciproque entre eux ? demanda Mehdi avec une pointe de déception face à une histoire moins dramatique et moins corsée qu'il n'avait imaginé. - C'est plus compliqué que ça, répondit mystérieusement Altaf. Mais il t'expliquera lui-même, s'il en a envie. >> Mehdi s'approcha sans crainte de l'adolescent, fit une révérence polie et dit : << - Que la Paix soit sur toi. - Et que sur toi aussi soit la Paix. Qu'est-ce que tu veux, toi ? Répondit Assim avec une pointe de dédain dont le seul effet sur Mehdi fut de l'exciter encore plus. >> Mehdi chercha ses mots, essaya différentes approche ; il t tonna un moment, jusqu'à ce qu'il eut trouvé le moyen d'attiser la curiosité de Assim. Alors celui-ci devint moins hautain, plus plaisant, et retrouva le rôle du charmeur conscient de son pouvoir d'attraction qu'il était habitué à jouer. Les deux adolescents discutèrent de choses et d'autres, échangèrent des bribes d'information sur leurs mondes respectifs, juste ce qu'il faut pour éveiller l'intérêt de l'autre sans tuer le mystère. Bref, ils firent connaissance, et, au bout d'un moment, Assim était aussi séduit par Mehdi que celui-ci l'avait été en l'observant. Ils commençaient à se rapprocher dangereusement l'un de l'autre, l'atmosphère se chargeait d'un érotisme encore latent qui ne demandait qu'à laisser éclater ses foudres. Quand il fut certain que Assim était ferré, et qu'il le désirait encore plus que lui, Mehdi décida de le faire languir afin de lui arracher les confidences qu'il convoitait à propos de Issam et de son père. << - Et lui, là-haut ? Demanda-t-il ingénument. Je vous ai observés à la séance de dhikr, tu sais ? J'ai vu ce qu'il y avait entre vous ; comme tu le désirais ! Même en ce lieu saint, tu ne pouvais pas te cacher de moi ; je me disais qu'il avait de la chance. - Tu crois ? Tu ne sais pas ! Issam est l'amant de mon père ! Il l'a recueilli, aimé, élevé, il est complètement fou de lui ; son infirmité même le rend plus touchant pour cet homme habitué au pouvoir et à la séduction facile. - On dit qu'il est très beau, en effet. - Très ; à l'extérieur du moins. Mais c'est une beauté toxique, crois-moi, je sais de quoi je parle. Mon père n'a jamais aimé ma mère ; il l'a rendue folle de chagrin. Il ne l'a épousée que pour avoir une << descendance >>, comme ils disent. En fait, il n'a jamais aimé que les garçons ; ou plutôt, la science, le pouvoir, et les garçons. C'est comme ça, il n'y a rien à faire. - Et toi ? Tu es son fils, tu es beau... - Oh non ! Il ne faut même pas y penser. Je lui ressemble beaucoup trop ; je n'ai pas assez de mystère pour lui, ce serait comme aimer sa propre image. Et de toute façon, je n'aurais jamais voulu de mon père comme amant, et il le sait ! Il est beau, oui, mais il a le coeur noir ! - Et toi ? Répéta insolemment Mehdi. - Là tu marques un point ! Répliqua Assim en riant. Mais fais gaffe quand même ; tu pourrais prendre le mien, de poing, dans ta jolie frimousse. Je suis plus fort que j'en ai l'air, tu sais ; je suis champion de lutte. - Eh bien, frappe-moi si t'as envie. - Mais non, c'était pour rire ; je ne veux pas démolir cette jolie frimousse. Tu prendras peut-être des coups si tu viens plus près, mais d'une autre sorte. - Attends ; tu ne m'as pas encore dit, pour Issam. - Diable de gosse ! Tu veux vraiment tout savoir. Eh bien, oui ! Malgré l'interdiction qui m'est faite d'approcher Issam, à moi comme à quiconque en dehors de mon père, nous nous voyons en secret ; parce qu'il m'aime, qu'il me pla"t et que j'aime défier mon père. Malgré sa passion dévorante pour ce gamin, il ne sait pas vraiment ce que c'est d'aimer ; d'ailleurs il le sent, et son vilain coeur en souffre. Je m'en amuse énormément. Du coup, j'apporte à Issam ce que lui ne peut pas lui donner ; je compense, quoi. Mais je viens le voir au milieu de la nuit, par un passage secret du palais que m'a révélé un très vieil esclave qui a assisté à sa construction. Il ne sait pas que c'est moi. Comme il ne peut de toute façon pas me voir, je suis juste, pour lui, l'amant mystérieux, une présence surgie de la nuit - la nuit extérieure, et la nuit éternelle dans laquelle il est plongé depuis la naissance. - Mais pourquoi ? - Tu ne comprends pas ? Tu ne vois pas ? - Peut-être, mais encore ? - Je ne veux pas qu'il souffre trop, je ne veux pas qu'il culpabilise par rapport à mon père. Je suis le fils de son bienfaiteur, de son mentor, son amant officiel en quelque sorte ; il vaut mieux que je reste pour lui ce spectre forcément invisible, ce souffle mystérieux qui passe dans la nuit, presque une hallucination de son esprit travaillé par le besoin de tendresse et de compréhension. - Il ne se doute pas un peu, quand même ? - Sûrement, oui, mais il ne sait pas, il n'est pas obligé de s'avouer à lui-même qu'il soupçonne... c'est mieux ainsi. Il vaut mieux pour lui ne pas savoir la vérité, même s'il y a des jours où j'ai envie de tout dire, tout révéler, à la face de mon père. - Je ne t'aurais pas cru aussi délicat. - Qu'est-ce que tu croyais ? Je tiens mon rang, c'est tout, mais on n'est pas des brutes... allez viens, approche, je vais t'en donner de la délicatesse. - T'as envie de moi ? Et Issam alors ? Repartit Mehdi avec ironie. - Mais ce sera pas pareil ; tu m'excites c'est tout... quand je vois comme tu l'as dure depuis une demi-heure ! J'ai de la compassion pour toi... On va faire ça tranquilles, ni vu ni connu, pas vu pas pris ! - T'es un sacré pervers, en fait. - Ben comme toi, quoi. - Un partout. >> Cette fois, la gorge sèche et les tempes bourdonnantes de désir, Mehdi s'approcha résolument de Assim, qui recula contre la muraille et l'attira vers lui, les mains sur ses flancs. Dans l'ombre parfumée par les orangers, les lys et les jasmins, à l'écart du halo indiscret des lampadaires à huile, ils se frôlaient, se lutinaient voluptueusement en anticipant la jouissance future. Assim posa délicatement ses lèvres dans le cou de Mehdi, confirmant sa promesse ; Mehdi eut l'enivrante surprise de le découvrir soudain sous un jour qu'il n'aurait pas imaginé, tendre et caressant comme une fille, offrant un contraste saisissant avec l'image de jeune dogue hautain prêt à mordre qu'il se plaisait à donner l'instant d'avant. Tout à coup, il n'était plus que la proie languissante de son propre désir. En même temps, palpant enfin ce corps désirable qu'il n'avait fait que contempler jusque là, il put se rendre compte qu'il était en effet plus fort qu'on pouvait croire en le voyant, que sa silhouette gracieuse et fluide cachait des muscles d'aciers, des membres nerveux qui devaient en faire un combattant redoutable. Mehdi prit l'initiative de poser la main sur son ventre, qu'il sentit se contracter un peu, puis se détendre et palpiter. Il caressait avec délectation cette surface ferme et douce, lisse et chaude, descendit plus bas, vers le pubis, tout ses sens en éveil ; il franchit avec une ferveur exaltée la barrière de la ceinture, s'engagea dans les plis du pantalon, sentit d'abord une sorte de duvet très fin et doux comme du velours, et peu étendu, puis à nouveau de la peau lisse, mais enveloppant quelque chose de flaccide, un corps allongé qu'il étudia au toucher, dévora du bout des doigts, comme un aveugle à qui ses mains servent d'yeux ; le sexe de Assim, pensa-t-il ; et en écho à lui-même : son sexe ; le sien ; il cherchait à en deviner la forme, en estimer la grandeur, tout en jouant avec ; il le faisait rouler entre ses doigts, le prenait au creux de sa paume, chaud et vivant, le caressait affectueusement ; il le sentit cro"tre et durcir dans sa main, et son esprit chavirer en même temps, cependant que Assim, gagné par le plaisir comme un gros chat qui ronronne d'aise sous les flatteries du ma"tre, laissait reposer sa tête avec langueur sur l'épaule de Mehdi, les yeux fermés, le souffle long et brûlant, comme une brise de feu dans son cou frémissant ; et cette tête lui semblait poser une tonne, et les lèvres de Assim sur sa nuque, tandis qu'il caressait son sexe maintenant gonflé, était comme un sceau de feu. Alors il s'agenouilla pieusement dans l'herbe tendre, et tandis que Assim, calé contre le mur, cambrait le bassin en avant, il défit sa ceinture, ouvrit le tabernacle auguste du pantalon, et le dieu de chair qui hantait ce tabernacle, l'objet de sa convoitise dévorante, lui jaillit au visage, fièrement et fiévreusement tendu, presque vertical ; il en admira un moment la forme parfaite, les proportions admirables, la couleur chaude et raffinée ; il le caressa du regard comme il l'avait contemplé des mains ; tous ses sens se mêlaient dans cette épiphanie. Un coup de langue cauteleux sur son long corps satiné, un autre sur les deux gousses exquises qui pendaient à la base, tout le corps de Assim frémit, se tendit et se délia en même temps, parcouru par un courant de volupté qui lui arracha un demi-soupir enfiévré ; puis Mehdi referma ses lèvres autour, fermant les yeux pour mieux apprécier la saveur de ce moment de gr ce, et le suça avec ferveur, au milieu des jasmins, des lys et des orangers, jusqu'à en faire jaillir l'ambroisie qu'il but jusqu'à la dernière goutte. Ensuite Assim lui rendit la pareille, avec une égale dextérité, attestant d'une expérience certaine. Ce fut un moment de pur bonheur, avec la lune et les étoiles pour témoin - et Lutfi et Altaf qui montaient la garde, complices. Maintenant, les deux garçons se sentaient liés à vie par un tendre secret. Une ardente amitié était née entre eux ; Assim avait vaguement compris le caractère hors du commun de Mehdi, qui, sous les dehors précieux et aristocratiques de Assim l'impétueux, le fier, devinait une me subtile, profonde et légèrement tourmentée. Ils devaient par la suite se revoir régulièrement, dans ce jardin déjà imbibé de souvenirs heureux, ou ailleurs, et échanger souvent leurs idées sur la vie, ou les nouvelles de leur vie. Inutile de dire que ces discussions s'accompagnaient d'échanges érotiques variés, toujours aussi délicieux qu'au premier jour. Mehdi appliqua à Assim une méthode qui avait déjà fait ses preuves sur d'autres garçons : explorer son beau corps et sa sensualité ardente, forcément singulière comme tout ce qui en nous relève de la chair mystérieuse, était un moyen d'explorer les replis de son me complexe et fascinante. - J'ai souvent éprouvé cela avec des garçons comme toi, dit Mounir ; l' me, c'est cela qui compte, chez le garçon surtout ; mais c'est à travers le corps, à travers la sexualité surtout qu'on y accède avec le plus de facilité - et le plus de plaisir. - C'est bien ce que pensait Mehdi, et moi aussi. Tu penses comme si tu avais le coeur à droite, Mounir. Enfin, je te raconte tout cela car Assim, par la suite, sera appelé à jouer un rôle crucial dans la vie de Mehdi, et aussi pour te donner une idée de ce qu'était sa vie en ce moment. Elle se déroulait comme un grand fleuve brillant et mouvementé, entre aventure, plaisir et découverte. Il y eut bien d'autres rencontres de ce type, que je ne te conterai pas car elle ne jouent pas un rôle aussi essentiel ; l'un dans l'autre, Mehdi, Sinan et leurs amis ne s'embêtaient pas. - Je vois ça. - Mais avançons un peu. Des semaines, des mois, environ deux mois peut-être ont passé. Depuis quelque temps, Mehdi s'était renfermé chez lui ; il ne sortait plus qu'un jour sur deux, voire sur trois, le soir, gr ce à la passerelle amovible, pour aller rendre visite aux garçons d'en face, et surtout aux jumeaux Lutfi et Altaf, qu'il consultait en secret pour l'aider à résoudre son problème. Il s'était penché à fond sur l'étude du journal du brigand ; il était sûr de trouver bientôt la solution. Il avait déchiffré une grande partie du code, qui s'avérait de plus en plus ardu à mesure que l'on progressait ; car il y avait plusieurs codes imbriqués : c'était chaque fois un code dans un code, si tu veux, et lorsqu'on avait déchiffré complètement un niveau - ce qui n'arrivait jamais en fait, parce qu'il manquait toujours des données - on se retrouvait confronté à un niveau plus profond et plus secret encore. C'était un peu comme le caractère de Sinan, qu'il n'arrivait jamais à cerner totalement. Mais en tout cas, avec l'aide des jumeaux qui étaient de la même espèce que lui, il avait pu déchiffrer une grande partie du texte, sans toutefois y trouver toutes l'information qu'il cherchait ; il y était beaucoup question du coeur, et il était maintenant certain qu'il y avait un rapport entre cet organe et les "les. Il était aussi question d' << ailes >> à présent, et ce détail intéressait beaucoup Mehdi, qui pensait que la solution se trouvait là. Il sentait qu'il brûlait, et s'en ouvrit à Sinan, qui le complimenta. Mais il fallait faire vite, car de sérieux indices tendaient à prouver que le vizir Abdul-Bass"r, lui aussi, s'intéressait à la caverne et au trésor qu'elle contenait, et qu'il savait, via le père de Sinan, que les jeunes étaient sur la piste de ce trésor. C'était une sorte de course, ou de duel masqué, inégal, entre eux et ce vizir qu'ils ne connaissaient pas ; c'était d'autant plus oppressant qu'ils ne voyaient pas l'adversaire, qui agissait complètement dans l'ombre, et qu'il fallait parer à ses coups sans pouvoir jamais les anticiper, ni savoir d'où ils venaient. C'est dans ce contexte que Mehdi eut enfin, un jour, la révélation providentielle du secret de Sinan, qu'il convoitait depuis deux ans. Il avait alors douze ans et Sinan quatorze, et ils étaient plus intimes que jamais, ayant construit, au fil des années, un monde à eux, b ti sur leurs rêves et leur désir partagé. Mais avant de décrire les circonstances précises de cette révélation, il faut dire un mot sur l'évolution du rapport entre ces deux intéressants garçons, si différents et si complémentaires. Comme on le sait, Mehdi avait une personnalité solaire, souple et aimante ; il donnait extérieurement une impression de simplicité rayonnante, alors que dans le fond, il cachait une grande sagesse, et une curiosité insatiable pour le monde des autres, des autres garçons surtout. Il s'était attaché à Sinan d'abord comme à un modèle, qui le subjuguait par son charisme, sa force de caractère, la facilité apparente avec laquelle il séduisait et menait les autres, comme si cela eût été une chose tout à fait naturelle. Mais après, il était devenu un peu son confident et son ange gardien, qui ne cessait de découvrir en lui, à mesure qu'il s'attachait au fringant Sinan, une complexité, et même plusieurs niveaux de complexité cachée, un monde de non-dit, d'impensé, d'ombres inquiétantes et de fragilités secrètes. Percevant tout cela, il t chait de protéger Sinan contre lui-même, plus exactement contre une partie de lui-même, la partie la plus sombre, la plus violente et la plus tourmentée ; il arrivait de plus en plus souvent, comme Sinan grandissait, que cette part cachée remont t à la surface, dans ces moments de rêverie morose où il s'ab"mait quand ils étaient seuls, et que Mehdi, par sa douce présence enfantine, s'efforçait de le réconforter tout en sachant qu'il était vain d'essayer de le soustraire à cet état, dont il finissait par émerger de lui-même, souvent sous l'effet du désir que lui inspirait ce garçon plus jeune qui le comprenait, et le ramenait affectueusement à la vraie vie. Quand le spectre ou la blessure qui le hantait prenait trop le pas sur sa joie de vivre naturelle, Sinan avait pris l'habitude d'aller se réfugier, seul, dans la caverne, leur petit empire secret convoité par le sinistre vizir, ma"tre et ami de ce père avec qui ses relations devenaient toujours plus orageuses. C'est là que Mehdi venait le rejoindre, pour l'écouter parler, lui changer les idées, le ramener à des choses plus douces, le plaisir, le désir, l'amitié passionnée qui les unissait. Un jour, il le trouva dans un état de trouble et d'inquiétude extraordinaire, en train de pleurer, ce qui ne lui ressemblait guère. Jamais il n'aurait imaginé voir le m le et hautain visage de Sinan perlé de larmes, et cela l'ému profondément. Il s'approcha de lui, mit sa joue sur son épaule, lui prit la main, essaya de lui arracher un sourire, une parole, mais Sinan se renfermait complètement, ce qui était encore plus inhabituel. Mehdi sentait qu'il se passait, qu'il s'était passé quelque chose. À cours d'idées, il risqua l'interrogation fatale : << - C'est à cause de ton père ? Vous vous êtes encore disputés ? >> Tout à coup, Sinan éclata : << - C'est pas mon père ! >> La violence soudaine de son ami étonna Mehdi, mais pas autant que le contenu de ses paroles. Quelque chose dans son esprit s'effondrait, et en même temps il commençait à y voir clair. Ainsi, le père de Sinan n'était pas son père, ou plutôt, cet homme rude et hermétique que Mehdi avait pris pour son père ne l'était pas. Mais pourquoi tant de mystère autour de ce fait somme toute banal ? Pourquoi ne lui en avait-il pas parlé plus tôt ? Cette fois, Sinan avait commencé à se livrer, il devrait aller jusqu'au bout s'il voulait retrouver un semblant de paix ; il le sentait aussi bien que Mehdi. Celui-ci emprunta le tact et l'agilité d'une sage-femme pour tenter de faire accoucher sans trop de douleur son frère de charité : << - Sinan, fais-moi confiance, joue pas l'enfant ; c'est moi, Mehdi, on se conna"t. Tu sais que ce que tu me dis, ça restera entre nous, mais reste pas comme ça, tu vas te fiche en l'air, et je veux pas que ça arrive. Que ce soit ton père ou pas, il t'a frappé, c'est ça ? - Il veut que je livre le secret de la caverne, pour son ordure de vizir ; mais je le livrerai pas. Ici, c'est à nous, c'est notre domaine. C'est ici qu'on s'est aimés, qu'on a rêvé ensemble, qu'on a créé le monde, qu'il aille au diable. Il a aucun droit sur moi. - Mais si c'est pas ton père, qui c'est ? Et il est où ton père ? - Mehdi, je t'aime bien, tu sais ? C'est pour ça que je vais te dire, il y a franchement des choses que tu fais mieux de pas savoir. - Dis pas ça, idiot ! Toi ou moi, c'est pareil. Mets-moi au parfum, comme ça au moins on sera deux à souffrir, ça fera moins mal. Tu sais que je suis pas comme les autres, de toute façon. - Ouais, ouais, je sais... mais si tu veux vraiment que je te dise, c'est une longue histoire. - On a tout le temps. - Bon, bah, comme tu voudras. >> Ils étaient assis par terre, dans la caverne, côte à côte ; Mehdi tenait amicalement le bras de Sinan, et sa joue reposait contre son épaule. Il l'enveloppait de sa compassion humble, sans condescendance, et le réchauffait de sa présence, tout en l'écoutant parler : << - D'abord, mon vrai père, je sais pas qui c'est ; je l'ai jamais connu. - Vraiment jamais ? Tu n'as aucun souvenir de lui ? Ça a dû être dur. - Oui, jamais, il est parti avant ma naissance. Mon père, c'est une absence ; et cet homme qui le remplace auprès de ma mère, je ne l'aime pas ; il ne m'aime pas non plus. Il veut prendre mon secret, c'est tout, mais c'est un homme mauvais. - C'est pas la première fois qu'il... - Ne parle jamais de ça ! Je suis assez fort pour me défendre ; un jour de toute façon, je lui ferai la peau, mais c'est pas ça le problème. - C'est quoi alors ? - J'ai eu un père, tu sais, Mehdi... un vrai père... - Quoi ? Mais tu viens de me dire que tu ne l'avais jamais connu... - Non, c'était pas le vrai dans ce sens-là ; c'est vrai, le vrai je le connais pas, je sais pas qui il est ; ma mère m'a jamais parlé de lui... - Vraiment jamais ? - Non, rien, pas une parole. - Mais elle te défend au moins ? Contre l'autre, je veux dire... >> Sinan devint tout à coup sarcastique : << - Elle ? Penses-tu ! C'est pire ! Je vais te dire une chose, Mehdi : on dit chez nous, les musulmans, que << le Paradis est sous les pas des mères >> ; tu sais pourquoi ? - Ben oui ; parce que si tu obéis à ta mère, tu es sûr d'aller au Paradis. À moins bien sûr que tu aies une méchante mère, mais c'est rare... - Moins rare que tu ne crois, mais c'est pas ça du tout ! Je vais te dire, moi : si le Paradis est sous le pas des mères, c'est parce que le Paradis, c'est elles qui le piétinent, qui l'écrasent ! C'est quand elles retirent leurs pieds que le jardin peut fleurir ; notre jardin à nous, les m les ! >> Mehdi convenait en lui-même qu'il n'avait jamais pensé à cette interprétation, qui flattait son goût pour la dialectique. Mais il était un peu triste d'entendre son ami prononcer des paroles si amères. Il tenta de l'adoucir, mais ne fit que jeter de l'huile sur le feu : << - Oui mais quand même, elle t'aime ; je sais pas moi, elle t'a mis au monde... - Oui eh bien ! Elle aurait mieux fait de s'abstenir, cette garce ! >> Cette fois Mehdi eut un moment d'exaspération, presque de colère ; il mit sa main sur la bouche de Sinan, et le réprimanda doucement, comme un mauvais élève : << - Non là tu vas trop loin, dis pas ça ! Je veux pas que tu dises ça ! Garce ou pas, tu es là, je suis là, t'as pensé à moi, à nous ? Qu'est-ce que je ferais sans toi, moi ? - T'as raison, Mehdi, excuse-moi. Ça va pas dans ma tête, aujourd'hui, tu sais... mais je parlerais pas comme ça si elle m'avait pas pris mon père. - Mais je croyais que tu l'avais pas connu ? Comment elle a pu te le prendre ? - Je parle pas du vrai, l'inconnu ; je parle de mon premier beau-père. Lui m'aimait vraiment ; c'est ça qu'elle n'a pas supporté, et elle m'a imposé l'autre, l'actuel, comme punition. Tu comprends ? - Je crois que je commence, mais si tu m'expliquais tout ? - Tu as raison ; autant commencer par le commencement. Ça remonte à quand j'avais neuf ans, bien avant qu'on se connaisse. Tu veux vraiment entendre ça ? - Tu es allé trop loin maintenant. De toute façon, est-ce qu'on est pas des plus-que-frères ? - Tu as raison. Eh bien donc, tu vois, elle avait épousé cet homme, après le départ de mon père... il s'appelait Hudhayfa. Oh ! Je pourrais jamais l'oublier, tu sais. - Je sais, Sinan. >> Mehdi avait répondu cela en obéissant à une impulsion spontanée, et il se demanda pourquoi il avait dit ça ; en cherchant au fond de lui-même, il y trouva l'impression que Sinan lui parlait de quelque chose qu'il avait lui-même vécu. Sinan le regarda avec une nuance d'étonnement et continua : << - Pour ne rien te cacher, Mehdi, c'était un homme merveilleux, et jusqu'à aujourd'hui, c'est lui mon modèle ; j'essaie toujours de l'imiter, mais je sais que j'y arriverai jamais. - Tu fais de ton mieux. - Oui, mais lui c'était un homme ! Tu peux pas t'imaginer. >> Mehdi pouvait très bien imaginer, mais il était attendri par cette expression naïve d'une admiration sincère de la part d'un garçon qu'il admirait lui-même comme un modèle. << - Ce que je veux dire, c'est qu'il était... enfin, je sais pas comment te dire... - Il était beau, c'est ça que tu veux dire ? - Eh bien, oui ; oui, pas comme toi bien sûr, mais je le trouvais beau, j'y pouvais rien. C'était un homme du désert, tu comprends ? Un homme des tribus. Il savait ce que c'était, lui, les "les du désert ! Il disait tout le temps qu'il m'y emmènerait, un jour. Mais il m'emmènera plus jamais nulle part, maintenant. À cause d'elle... à cause de ces deux... - Chhht ! T'énerve pas, Sinan, tu vas te faire du mal pour rien. Raconte plutôt la suite. Il était beau, donc, et après ? La beauté, ça court les rues, et les tribus, ça fait beaucoup de monde. - Oui, mais lui, waoh ! C'était différent. T'as pas idée, Mehdi, t'as pas idée... eux, c'était des hommes vraiment nobles. Des princes, des vrais, pas seulement par le titre, mais par... par le coeur, voilà. Ils étaient deux frères ; l'a"né s'appelait Fawzi, de la tribu des Ban" Hakam - Fawzi ben Fawzi, car ils se passaient ce prénom de père en fils, depuis des générations, c'était une tradition de leur clan, et encore maintenant - et le cadet s'appelait Huhdayfa. Il avait environ trente ans, et il n'était pas seulement beau, non, c'était un vrai héros. Il avait gagné des tas de batailles ; tout le monde, tous les gens du désert, craignaient son sabre - comme celui de son frère - et puis en plus il connaissait un tas de choses. Il faisait de la poésie, il avait écrit des livres. Sa parole était sucrée, je sais pas comment te dire. Quand j'étais petit, il me racontait des histoires, des histoires du désert, je m'en souviens, c'est comme si elles étaient réelles ; comme si un génie, à côté de nous, les faisait exister en même temps qu'il les racontait. Quand j'étais petit, le soir, j'avais peur des goules, des créatures du désert, des esprits qui reviennent pour faire du mal aux vivants ; lui il venait me voir dans ma chambre, il s'asseyait sur le bord de mon lit, et me racontait ses histoires ; toujours les mêmes, et chaque fois différentes ; il était toujours question d'un jeune garçon intrépide, qui triomphait des mauvais esprits et des créatures les plus fortes, rien que par son intelligence et son courage. Après ça j'avais plus peur, j'avais l'impression d'être plus fort que tout, de pouvoir vaincre l'univers, c'était merveilleux. Il n'y avait que lui qui pouvait faire ça, c'était... de la magie. Après ça il me prenait dans ses bras, et j'étais bien... j'ai jamais dit ça à personne, tu sais, pas même à Aïssar et Tamim. >> Mehdi était touché de cette confidence. << - J'étais pas le seul à aimer Hudhayfa. Tout le monde l'aimait, surtout les gens simples, ceux qui n'avaient pas beaucoup d'argent... ils venaient le voir pour régler leurs problèmes, il jugeait avec sagesse, comme Sulaïm ne. Mais il était populaire, aussi, parce qu'il faisait des poèmes satyriques, des chansons, sur les puissants, les gens importants ; il n'avait pas peur de parler d'eux, de révéler leurs hypocrisies, de dire ce que tout le monde savait... il était courageux en actes comme en paroles. Moi, bien sûr, je comprenais pas tout ça, j'étais trop petit... mais je devinais. Les qualités de Hudhayfa étaient aussi son problème, tu vois. Il avait été trop remuant dans sa jeunesse ; il avait fait parler de lui. Il ne voulait pas se marier, en fait. C'était son père qui l'y avait poussé, pour le calmer. Alors il avait épousé ma mère, quand j'avais huit ans. Mais ce n'était pas elle qu'il aimait. Non, il donnait le change, il la cajolait, jouait la comédie, il ne s'en tirait pas mal, au début en tout cas, mais ce n'était qu'un rôle. Je n'ai pas mis longtemps à comprendre qui il aimait vraiment. - J'imagine. - Oui, c'est vrai, je vais pas te faire un dessin... on se comprend... enfin bref, j'ai vite compris. C'est-à-dire que je ne pouvais pas l'exprimer, mettre des mots sur ce sentiment étourdissant et fort qui nous réunissait secrètement, sur ce fil invisible, ténu, mais solide comme l'acier, brûlant comme tes lèvres le soir... non, je ne comprenais pas, mais je sentais, c'était mieux. J'imaginais que c'était normal, je ne pouvais même pas concevoir qu'on puisse exiger de moi que je résistasse à cette force qui me poussait vers lui, ou plutôt, qui nous poussait l'un vers l'autre, parce que c'était une même force, tu comprends ? - Tu m'étonnes, que je comprends ! >> Pour la première fois depuis le début de cette conversation, Sinan sourit un peu, à la grande satisfaction de Mehdi. << - Enfin, je ne songeais pas à résister ; tout ce que voulait Hudhayfa, j'étais prêt à le lui accorder, je voulais ce qu'il voulait, et puis je ne pouvais pas imaginer que quelque chose de mal puisse venir de cet homme. Encore maintenant, je ne peux pas ! Non, Hudhayfa, c'était mon père, et plus que mon père, c'était la lumière dans le désert, c'était le buisson ardent... je l'aurais suivi sur n'importe quel chemin, et crois-moi, des chemins, on en a fait ensemble ! Et si c'était à refaire... Mais au fond de moi, je sentais tout de même qu'il ne fallait rien dire à personne, que cela devait rester secret. C'était trop intime, trop précieux, il fallait protéger cela, comme... - Comme ce trésor ! - Exactement ! Pareil. C'était mon trésor, notre trésor. J'ai compris beaucoup plus vite que ma mère que c'était moi, petit garçon, que Hudhayfa aimait, désirait, que c'était quelque chose de bien, mais qu'il ne fallait le dire à personne, parce que personne ne comprendrait. Je sentais cela, encore une fois, je ne pouvais pas l'exprimer avec des mots... Il n'y avait pas d'équivoque entre nous. Nous nous comprenions parfaitement, instinctivement ; je n'ai jamais retrouvé cela depuis, sauf avec une personne... - Merci. >> Il lui avait serré la main un peu plus fort en disant cela, et Mehdi était ému. << - Nous n'avions pas besoin de nous dire les choses franchement, d'ailleurs ça aurait tout g ché... nous nous comprenions simplement, avec notre propre langage. Un jour il m'avait raconté une histoire très symbolique, avec un homme et un jeune garçon... tout le monde voulait les séparer, parce qu'ils ne pouvaient pas comprendre ce qu'il y avait entre eux, mais eux voulaient rester unis. Alors ils sont partis ensemble vers les "les du désert, tu comprends ? - Les "les du désert ! Bien sûr... - Dans cette histoire, telle qu'il la racontait, rien n'était dit en toutes lettres, mais je comprenais instinctivement de quoi il s'agissait, et je comprenais pourquoi il me la racontait. Il m'interrogeait du regard ; je comprenais qu'il voulait savoir ce que j'en pensais. - Et tu lui as dit quoi ? - Comme dans un rêve, je m'entends encore lui répondre : << je comprends ton langage >>. Je ne sais pas où j'avais été chercher ces mots, mais pour moi ils voulaient tout dire. C'est ce que je pouvais lui dire de plus clair, et il a parfaitement compris. Son visage s'est soudain éclairé d'une joie immense, il m'a paru transfiguré, il a fermé les yeux, et alors... - Alors ? - Il... s'est penché sur moi, et il m'a embrassé... il a mis ses lèvres sur les miennes ; c'était délicieux, c'était fou, j'avais l'impression de boire une coupe de feu, mais un feu qui aurait eu le goût du miel, qui t'illumine à l'intérieur. Je lui ai mis mon bras autour du cou et je l'ai attiré vers moi, plus fort, comme dans un rêve ; pendant qu'il m'embrassait, que nous nous embrassions, je buvais la lumière. Sa bouche était jeune, fra"che, elle n'avais aucun goût, aucun parfum, mais pour moi elle avait le goût de la passion, et c'était le meilleur... j'avais neuf ans, et c'était la première fois que je ressentais la force du désir. Un désir immense, que rien n'aurait pu satisfaire ; s'il avait été un feu, il aurait tout brûlé. Il s'est étendu près de moi, sur mon lit à peine assez grand pour lui ; nous nous sommes collés l'un à l'autre ; en continuant de m'embrasser, il me caressait le dos avec ses longues mains fines et nerveuses. C'était... impossible à décrire. À ce moment-là, nous n'étions déjà plus sur terre ; nous nous sommes envolés... c'était comme si le désir nous avait fait pousser des ailes. Les ailes du désir. - Tu peux répéter ?! S'écria Mehdi. - J'ai dit : << les ailes du désir >>, pourquoi ? - Non, pour rien... les ailes du désir, évidemment ! Sinan, tu es génial. - Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce que j'ai dit ? - Il y a... que j'ai compris le code ! Le code du chef brigand, la clef de la troisième salle... enfin, je crois que j'ai compris, il faudra vérifier, mais c'est gr ce à toi... et à ton Hudhayfa ! - Tu en es sûr ? - Presque, mais continue ! Je veux conna"tre la suite. - Eh bien, nous nous sommes enlacés, lui et moi, sur ce lit d'enfant qui pouvait à peine nous contenir mais qui paraissait grand comme l'univers, le lit du fleuve Amour ! Il me caressait, je le caressais ; nos vêtements sont tombés tout seuls, comme des feuilles mortes, et j'ai senti la chaleur de sa peau contre la mienne. J'avais l'impression de griller, et lui encore plus sans doute. J'ai senti son lingam, énorme et brûlant, doux et dur à la fois, se glisser entre mes cuisses, ramper contre le mien, si tendu que j'avais l'impression qu'il allait éclater. T'imagines comment il était à l'époque ? Si petit... tu l'aurais même pas cru ! Petit, mignon, et tellement sensible... c'était ça que Hudhayfa aimait, sûrement, pas besoin de m'expliquer, j'avais bien compris ; je comprenais qu'il aimait en moi l'opposé de ce que j'aimais en lui : j'aimais sa force, il aimait ma fragilité, tout était parfait... ce frôlement de sa longue tige dure contre mon dard minuscule et ravissant me causait une sensation inconnue, d'une suavité absolument indescriptible ; il faudrait qu'à chaque fois, ce soit comme cette première fois... ça, ce serait vraiment bien... oui, c'était trop bien. Il m'a demandé, à ce moment-là, si j'étais bien, j'ai juste dit : << trop bien >>, et après ça, jusqu'à la fin, je crois que je n'ai plus prononcé une parole, juste des r les ou des soupirs, et lui non plus, mais il n'y avait plus besoin de parler. On était bien, c'est tout... la suite, j'ai même pas besoin de te la raconter, tu l'imagines je crois... - Oh oui ! - Donc, ça, c'était la première fois ; c'est comme ça que j'ai connu le plaisir... Je te jure que même si je devais revivre mille vies, je ne voudrais pas une seule fois le conna"tre autrement. Je ne regrette rien ; sauf peut-être la suite... - La suite ? - Oui ; au début c'était bien, comme la première fois, enfin presque... c'est jamais tout à fait comme, mais tu me comprends. Chaque soir, il venait me voir dans ma chambre, sous le prétexte de me raconter une histoire ; d'ailleurs il le faisait toujours, même avant, donc ma mère n'avait pas de soupçon, sauf que les histoires rallongeaient... mais je grandissais, alors forcément... ça commençait toujours par une histoire ; une histoire pleine de suggestions... c'était toujours lui et moi, sous des déguisements divers. Mais, malgré le plaisir que j'avais à l'écouter, je finissais toujours par le presser d'écourter la fin de l'histoire, parce que j'étais trop impatient... de ce qui venait après ! Après, on recommençait comme le premier soir, mais en variant... c'était jamais deux fois la même chose ; de l'imagination, il en avait ! Et moi aussi, enfin tu me connais... bref, on a tout fait, tout essayé, en un an à peu près, il m'a tout appris ; c'est de là que vient mon amour pour les garçons ; encore aujourd'hui, j'applique ce qu'il m'a enseigné. C'était merveilleux... dix mois de bonheur ; non, onze... et puis il y a eu ce jour, ce jour détestable... - Où vous avez été... - Découverts, oui... ah, ça devait arriver ! Mais quel jour, ou plutôt quel soir ! Je m'en souviendrai toujours ; le pire soir de ma vie... Nous étions dans ma chambre. L'histoire était finie depuis longtemps ; on était particulièrement chauds ce jour-là ; on voulait tout essayer en une fois... on a été trop gourmands peut-être. Hudhayfa était sur moi ; sur moi et en moi à la fois. Il me travaillait... en profondeur, tu vois, et moi je l'encourageais, je l'excitais, je voulais qu'il aille plus loin, plus loin, j'étais comme de la cire au soleil, mais aussi, j'avais les jambes écartées, toutes grandes, repliées, mes pieds touchaient le dos de Hudhayfa, et je criais ; enfin, j'essayais que ça ne s'entende pas trop, je criais tout bas, si tu vois ce que je veux dire : << encore, oui, c'est bon, je t'aime >>, ce genre de trucs, enfin ce qu'on dit dans ces cas-là. Et c'est alors que j'ai aperçu le visage de ma mère, dans le cadre de la porte, derrière l'épaule de Hudhafa ; elle avait les yeux hagards, on lisait la consternation sur son visage ; je n'oublierai jamais l'expression qu'elle avait à ce moment-là. Essaie d'imaginer... - Son fils et son mari ; oui, ça a dû lui faire un choc... - Ah ça, tu peux le dire ! Je me suis arrêté de crier, de bouger, je me suis mordu la lèvre, et je l'ai regardée d'un air stupide. Il n'y avait absolument rien à dire, rien à expliquer. Il n'y avait pas moyen de se méprendre sur ce que nous étions en train de faire. Moins équivoque, on ne peut imaginer... C'était ce qui s'appelle être pris la main dans le sac, sauf que c'était pas vraiment un sac et la main n'était pas une main. - C'était pire, tu veux dire. >> Cette fois les garçons rirent de bon coeur ; la catharsis opérait, Sinan vidait son amertume. << - Bien pire, en effet. Hudhayfa remarqua que j'étais figé comme une statue, il se douta que quelque chose n'allait pas. Il s'immobilisa à son tour, remarqua mon regard fixe qui visait quelque chose dans son dos... il avala sa salive ; je pense qu'il eut un très, très mauvais pressentiment. À ce moment, il s'est retourné et a aperçu ma mère, sa femme, qui se tenait dans la rectangle lumineux de la porte, les poings sur les hanches, sourcils froncés, l'air pas content du tout... Il a essayé de sourire, de prendre un air détaché, pendant que je me cachais sous mes couvertures. Je pense qu'à ce moment il a ouvert la bouche pour parler, qu'il cherchait un mensonge quelconque, une explication, fût-elle grotesque... mais il n'y avait vraiment rien à expliquer, rien du tout ; tout était clair, limpide, comme de l'eau de roche, beaucoup trop clair pour ma mère. Elle s'est avancée d'un pas solennel, et a envoyé une énorme gifle dans la figure de son époux ; si fort que fût Hudhayfa, qui n'était pas du genre à craindre les coups d'une femme, fût-ce la sienne, il vacilla tout de même tant le coup était énorme. À ce moment, je me révoltai, et je giflai ma mère à mon tour. Je ne pouvais admettre qu'elle ait fait cela ; j'aimais trop Hudhayfa, je ne pouvais pas accepter de le voir humilié comme ça ; qu'elle me punisse moi, à la rigueur, mais pas lui ; je sais que je n'aurais pas dû faire ça, mais sur le moment, ça m'a échappé comme un cri du coeur, j'étais furieux contre ma mère. Ce coup l'a abasourdie. Elle est restée un moment à me dévisager, stupide à son tour, ne sachant plus quoi penser. Elle s'est retirée à reculons, drapée dans sa dignité outragée, tandis que Hudhayfa, qui s'était rhabillé à la h te et en partie ressaisi, tentait maintenant de l'apaiser. Depuis cet instant, elle m'en veut, tu comprends ? Elle aurait pu, à l'extrême limite, me pardonner de lui avoir pris son mari, mais cette gifle, elle ne me la pardonnera jamais. Une telle humiliation... en une telle circonstance... je crois qu'elle me déteste à jamais. - Tu exagères, je suis sûr qu'au fond elle t'aime encore. - J'aimerais bien, Mehdi, mais tu connais les femmes... enfin, moi je les connais ; non, elle ne me pardonnera pas. De toute façon, moi non plus je ne peux pas lui pardonner ce qu'elle a fait après. - Vous êtes à égalité alors. - Oui, mais ça ne change rien. Elle m'en veut toujours, et moi aussi, il n'y a plus rien à faire. Depuis ce jour, elle ne m'adresse presque plus la parole ; seulement quand c'est absolument nécessaire, et toujours avec dédain. Mais je m'en moque... j'ai l'amour de Hudhayfa, à jamais, elle n'a rien. - Et qu'a-t-elle fait alors ? - Sur le moment ? Strictement rien. Elle ne pouvait rien faire. Un scandale l'aurait automatiquement éclaboussé elle ; tu imagines un peu ? Elle aurait été la risée de toutes les femmes de la contrée ; trompée par son fils de dix ans ! Non mais tu te rends compte ? La honte pour elle ! Hudhayfa le savait, et il ne manqua pas de bien le lui faire sentir, par des allusions cruelles enveloppées dans des formules fleuries. Je riais sous cape, mais mon rire était amer. En tout cas, sur le coup, rien n'a changé, sauf qu'on ne devait plus se cacher à la maison, Hudhayfa et moi ; en un sens, c'était même plus pratique ! Ma mère semblait accepter la situation, se résigner ; elle m'avait laissé Hudhayfa, je pouvais en faire ce que je voulais. Un moment, j'y ai presque cru. Nous avons vécu quelques mois, tous les trois, dans cette ambiance burlesque. Aux yeux du monde extérieur, nous étions toujours une famille normale, mais entre nous, il n'y avait plus de secret. Hudhayfa couchait avec moi, et je connus même la satisfaction de pouvoir m'endormir près de lui après l'amour, et le piquant plaisir des nuits chaudes où l'on se réveille soudain excités sans savoir pourquoi, où l'on s'embrasse, où l'on s'étreint comme dans un songe ; on épanche le désir au moment où il vient. - Comme cette fameuse nuit avec Tamim et moi... - Exactement ; tiens, tu t'en souviens... - Comment pourrais-je oublier, Sinan ? - Oui, c'est vrai. >> Sinan l'embrassa. >> Mounir, ému également, embrassa Fouad. Fouad reprit : << - Sinan reprit : << - Donc, cela dura quelques mois ; des mois excitants pour moi - une liberté totale ! - incertains pour Hudhayfa, horribles pour ma mère. Essaie d'imaginer ce que c'est, pour une femme, d'être en compétition avec son propre fils pour son époux légitime. - Je crois que je peux pas imaginer, dit Mehdi. - Tu as raison, moi non plus. Je pense qu'il n'y a rien de pire, pour une femme... mais nous, on est des hommes ; qu'elles se soumettent ou qu'elles crèvent ! Pas vrai ? - Ouais, bien parlé. - Ouais, bon, mais c'est pas ce qui s'est passé en tout cas... Après quelques mois comme ça, pendant lesquels on a été assez heureux Hudhayfa et moi, ma mère qui n'en pouvait plus, a rencontré cet autre, ce tyran détestable... - Celui que j'avais pris pour ton père ! - Précisément. Oh ! Celui-là... Elle ne pouvait pas mieux tomber. Déjà ami de cet affreux vizir, il commençait à monter en puissance. Il était plus vieux qu'elle, mais avait de l'éducation, de l'argent, une belle place... il pouvait aisément contrebalancer l'influence de Hudhayfa. Il la séduisit, l'écouta, elle se confia à lui ; il promit de l'aider. Ensemble, ils ourdirent un plan pour se débarrasser de Hudhayfa. Ils voulaient le compromettre aux yeux de sa tribu, de telle manière qu'il ne puisse pas feindre, se défendre ; il aurait été immédiatement fini, déchu, déshonoré, exilé, peut-être pire. Mais Hudhayfa a pu les prendre de vitesse. Il avait des amis, il avait son frère... ils ont éventé la conspiration et l'ont prévenu discrètement, alors... - Alors ? >> Mehdi constata avec stupéfaction que Sinan pleurait de nouveau, bien qu'il f"t un effort pour se dominer. Il avait les lèvres bleues et serrées ; il continua néanmoins : << - Alors, il est parti ! - Parti ? Comme ça ? - Que voulais-tu qu'il f"t d'autre ? Il devait partir. Fuir. Il n'y avait pas d'autre moyen. - Il aurait pu t'emmener avec lui ! - Impossible ! Ma mère ne l'aurait jamais permis. Même si elle me déteste... ou plutôt, justement parce qu'elle me déteste... tu ne sais pas comme cet homme-là est puissant ; il a le vizir avec lui... si j'étais parti avec Hudhayfa, ils nous auraient retrouvés, n'importe où. Lui, elle s'en moquait désormais, il pouvait aller au diable. Mais moi... non, il y avait trop d'obstacles. Il fallait nous séparer, il n'y avait rien d'autre à faire. En partant, il m'a laissé une lettre... une lettre magnifique, déchirante, où il m'expliquait qu'il devait s'en aller, qu'il le regrettait mais qu'il n'avait pas le choix, ce que je savais du reste ; il me disait qu'il... qu'il... >> Sinan était très ému. << - Qu'il ? - Qu'il avait... passé avec moi... les... les plus beaux moments de sa vie ; oui, vraiment les plus beaux, les seuls qui comptassent, que tout le reste n'était rien ; il écrivait qu'avant cela, il n'aurait jamais pensé qu'on pouvait aimer autant, et qu'il ne pensait pas pouvoir encore aimer un jour de cette façon. Je résume, mais il me disait tout cela avec des mots, à la fois simples et recherchés, des accents d'une vérité poignante. On voyait qu'il avait pleuré en l'écrivant, tu sais ; et pourtant, je ne l'avais jamais vu pleurer, je n'aurais pas cru que ce fût possible... - Moi non plus... >> Mehdi avait laissé échapper cela spontanément, de telle sorte qu'on pouvait se méprendre sur la personne à qui il pensait, mais Sinan comprenait très bien. Il encha"na : << - À la fin de la lettre, il me demandait pardon de m'abandonner ainsi ; il se jugeait misérable, mais il tenait trop à la vie. Il disait qu'il espérait, non pas que je le comprendrais, mais que je lui pardonnerais... un jour ! Et pourtant, je le comprends ! Je ne lui en ai jamais voulu, mais je l'ai toujours regretté ; je le regrette jusqu'à ce jour. Je ne sais même pas où il est parti ; très loin, sans doute, dans un autre pays. Il a dû refaire sa vie, je n'ai jamais eu de nouvelles. - Tu ne voudrais pas aller le retrouver un jour ? - À quoi bon, Mehdi ? J'ai grandi... je ne suis plus le même, et lui non plus sans doute ; c'est comme ça... autant garder un bon souvenir de lui ; et puis, j'ai trouvé quelqu'un d'autre. >> Mehdi rougit ; naïvement, il n'était pas sûr d'être digne de la comparaison, mais il acceptait volontiers d'être << l'autre >> de Sinan. << - En tout cas, j'ai gardé cette lettre ; je la garderai toujours, s'il pla"t à Dieu. Je la garde dans un endroit secret, où personne ne pourra jamais la trouver. Un jour je te la montrerai si tu veux. Mais quand je l'ai lue, sur le moment, j'ai été furieux... non contre lui, qui avait fait ce que j'aurais fait à sa place, mais contre ma mère. En cette minute, je l'ai vraiment haïe comme jamais. Et pendant des semaines, je lui en ai fait voir de toutes les couleurs. Mais vraiment de toutes les couleurs ! J'ai été infect, infernal, c'est vrai ; mais elle l'avait bien cherché ; non ? - C'est sûr. - Bref, je pleurais sans cesse, je criais, je me mettais en colère pour un oui ou pour un non ; je ne mangeais rien, ou alors comme un porc, je cassais tout, je la frappai même parfois. Elle supporta tout, patiemment, soutenue par... eh bien, par son espèce de souteneur justement, par l'autre, l'intrus, qui n'avait pas attendu davantage pour nous faire emménager chez lui ; humiliation suprême pour moi ! - Chez lui, c'est-à-dire... - Oui, là où nous habitons maintenant, là où tu m'as connu. Maintenant, tu comprends pourquoi ma chambre est comme ça. Je la déteste, cette chambre ; c'est pas chez moi... enfin, je la détestais jusqu'à ton arrivée. Maintenant un peu moins, à cause de ce qu'on a vécu ensemble... mais quand même, c'est pas vraiment ma chambre, pas plus qu'il n'est mon père. Je suis plus chez moi ici, dans cette caverne. - Oui, je comprends. - Merci, Mehdi ; toi au moins, t'es un vrai frère. Enfin, Aïssar et Tamim aussi, mais... - Je sais... je sais ce que tu veux dire, mais que tu sais pas comment dire... dis rien, Sinan, il n'y a rien à dire. On est tous des frères, tous les quatre ; et même les autres aussi... mais toi et moi... - Ouais, t'as raison, il y a rien à dire... Enfin, bref, voilà, tu sais tout maintenant. Tu sais pourquoi je les hais, tous les deux, et pourquoi ils me haïssent. Enfin, elle ; lui, il me hait pas, il se contrefiche juste de moi. Je suis rien pour lui, juste un sale mioche à dresser, et un moyen d'arriver à ses fins. Tu imagines comme il serait heureux de mettre la main sur cet endroit ? Et elle... ah ! Les salauds... mais ça n'arrivera pas, hein ? - Non, Sinan, ça n'arrivera pas ; sauf si All h l'a décidé, mais je crois pas... on fera tout pour que ça n'arrive pas. Tu as ma parole, je suis avec toi. Maintenant plus que jamais ; maintenant, toi et moi c'est vraiment pareil. T'aurais pu me dire tout ça plus tôt, mais c'est rien... l'essentiel c'est que tu l'aie dit. Tu m'as fait confiance ; je t'abandonnerai jamais. Je défendrai notre endroit avec toi. - Je sais, Mehdi, je sais que j'aurais pu te le dire plus tôt, mais... - Tu pouvais pas ; oui, je sais... - Quand je pense à lui, tu sais, même maintenant... - Ça va, Sinan, c'est bon, n'ajoute rien... j'ai compris je te dis. Tu vas te faire du mal pour rien, tu m'as dit ce qu'il y avait à dire. - Ouais, tu sais tout maintenant. Surtout... - T'as ma parole. - Tu sais ce que j'allais dire ? - << Ne dis rien aux autres >>. - Oui, mais c'est pas que... - Mais non, t'inquiète ; j'ai compris. J'ai tout compris, Sinan ; maintenant, c'est comme si je t'avais fait... c'est comme si... - Oui, comme si toi... - C'était moi... - Non, moi ! - C'est ce que je voulais dire. - Oui, enfin, toi, moi... - C'est plus qu'un. - Oui, un. >> Sinan prit Mehdi dans ses bras. Si ce n'est le premier jour peut-être, il ne l'avait jamais tant désiré. Il s'étreignirent avec une ardeur lumineuse dans la douce pénombre de cette caverne ; ce fut comme un moment de gr ce ; comme si, penchés sur eux, les anges retenaient leur souffle, les sphères suspendaient leur course. Plus que jamais, leur émoi avait quelque chose de saint, quelque chose qui aurait ému, jusqu'au tréfonds des cieux, celle qui est la mère de la Miséricorde elle-même - la vraie Mère universelle, qui comprend, bénit et ne juge pas. Mehdi accueillit Sinan en lui comme celui-ci, auparavant, avait accueilli Hudhayfa ; comme l'étable de Bethléem avait accueilli, jadis, l'enfant divin qui était le Verbe du Père ; comme le puits avait accueilli le prophète Joseph, comme la caverne - encore une caverne - avait accueilli Sidn Muhammad, comme la face de la lune, toujours, accueille les rayons du soleil, comme la terre accueille l'ondée vivifiante. La force de leur jouissance aurait fait penser à l'apocatastase, ce moment fulgurant où, à la fin de chaque cycle, tout est réintégré dans l'unité première - l'unité de leurs deux chairs et de leurs deux esprits. Quand ils eurent accompli cette chose belle et sacrée qu'ils avaient à accomplir - le plaisir est toujours beau quand il est partagé, mais de préférence entre garçons - ils comprirent que les événements étaient en train de se précipiter, un peu comme leur respiration quand ils faisaient l'amour, et qu'un curieux orgasme cosmique se préparait. En effet, ils étaient à peine remis de leurs embrasements mutuels, qu'Aïssar et Tamim arrivaient, accompagnés de Samir et Asmar, dont ils n'avaient pu se débarrasser, tant ils étaient inquiets, tous, de ce qui était en train d'arriver. Ils parlaient tous en même temps, et Mehdi mit un peu de temps à les calmer afin d'obtenir un compte-rendu précis de la situation. C'est Samir et Asmar qui lui résumèrent les récents événements : par Assim - qui, entre-temps, avait évidemment été présenté aux autres garçons de la bande - ils avaient appris que son père, le vizir Abdul-Bass"r, lassé d'attendre, avait décidé avec ses hommes de venir envahir la caverne ; et, s'ils attrapaient quelques-uns des garçons, il leur ferait cracher le secret des différentes salles. << - Mais comment conna"t-il l'emplacement ? demanda Sinan inquiet. - Quelle importance ? Répondit Mehdi, il le conna"t, c'est tout. Cet homme est puissant, rusé, a des espions dans tous les coins, trafique certainement avec des puissances occultes. Bref, il a des yeux partout, c'est un démon. Il conna"t déjà une partie de notre secret, qu'il convoite. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'il connaisse le reste. - C'est le trésor qui l'intéresse ! Ce n'est pas juste, il est déjà si riche ! - Il veut l'être encore plus, répondit Tamim. La soif de l'or, comme la soif du pouvoir, n'a pas de limite chez l'homme ; quand elle a été satisfaite, elle ne fait que cro"tre. Avec le trésor des brigands, il pourra s'acheter les deux tiers du royaume. Mais il y a autre chose aussi, d'après ce que nous a dit son fils. Il conna"t l'existence de la deuxième salle, du << vrai trésor >>, des livres. - Et alors ? Dit Sinan. En quoi ces vieux bouquins peuvent-ils bien l'intéresser ? Il a décidé d'ouvrir une bibliothèque ? - Non, mais ils l'intéressent au plus haut point, surtout l'un d'entre eux. Un ouvrage d'alchimie très rare, dont tous les exemplaires son perdus, sauf un qui se trouverait ici. Il espère y trouver quelque chose qu'il recherche ardemment. - Quoi ? - Une formule, une technique alchimique qui permettrait de rendre la vue à son bien-aimé, Issam, afin qu'il puisse le voir. Il rêve de lui faire ce présent inestimable, lui rendre la lumière du jour. C'est un rêve absurde ; ce garçon est aveugle depuis toujours, il vit très bien comme ça, dans son monde d'ombres et de sensations ; mais cet homme, qui hélas pour lui n'entend rien à l'amour, s'est persuadé que ce serait là le don suprême qui lui prouverait son affection et sa déférence, et l'attacherait à lui pour toujours. Cette idée délirante s'est vraiment incrustée en lui, avec toute la force d'une obsession, son me en est devenue malade. En plus de la fortune des voleurs, plus qu'elle encore même, il convoite cet ouvrage rarissime qui lui permettrait de réaliser ce projet fou. - Il ne faut pas le laisser faire. - Non, c'est vrai, dit Mehdi, il faut agir vite. J'ai une idée. Nous allons créer une diversion. - Une diversion ? Répéta Sinan. - Oui ; il suffit que Mohand et sa bande sèment la pagaille en ville. Toute la jeunesse populaire le suivra, ils mettront tout sens-dessus-dessous. Ça occupera l'armée, les autorités, le vizir, et ça nous laissera bien le temps. - Le temps de quoi ? - De découvrir la troisième salle ; je t'avais dis que j'avais trouvé la clef de l'énigme. - Tu en es sûr ? - Quasi. En tout cas, il faut essayer. Après, on n'aura qu'à mettre le trésor en lieu sûr, ailleurs, chez nous, sous la terre, on verra. De toute façon, je suis à peu près certain que quand on saura ce qu'il y a dans cette troisième salle, la solution appara"tra d'elle-même ; nous aurons la puissance. - Je te crois. Mais alors il faut prévenir rapidement Mohand ; tu penses qu'on a le temps ? - Pas la peine. Tu sais que je suis relié à Lutfi et Altaf, puisqu'ils sont comme moi ; ils savent déjà ce que j'attends d'eux. À l'heure qu'il est, ils sont en train de prévenir Mohand. La machine est en marche, il va y avoir du grabuge ; maintenant c'est à nous de jouer. >> Mais soudain, Sinan fronça les sourcils et dit : << - Tout de même, il y a quelque chose qui me tracasse. - Je vois ce que tu veux dire, dit Mehdi. Mais tu ne crois pas qu'il est temps d'accepter l'inévitable ? Cette guerre de clans n'a pas assez duré ? - Mais cette caverne était à nous ; c'était notre endroit ! Maintenant, il va falloir la partager avec Mohand et les siens. On ne pourra pas leur refuser ça après un tel service. Rien ne sera plus comme avant. Unifier nos deux tribus, à la rigueur, je veux bien ; mais partager la caverne... - Sinan, sois raisonnable. Tu sais bien, de toute façon, que le vrai trésor, il est là-dedans. >> En disant cela, Mehdi avait touché de l'index la poitrine de Sinan... du côté droit. Il avait fait cela spontanément, voulant viser le coeur. Mais peut-être voulait-il en même temps indiquer, implicitement, que désormais il considérait Sinan comme un des siens... je veux dire des nôtres. En tout cas, Sinan reçut le message et se rangea aux arguments de Mehdi. Il faut dire qu'il ne voyait pas d'autre issue possible. Averti immédiatement par Lutfi et Altaf, Mohand ameuta ses amis, ses relations, fit jouer son réseau, qui étendait ses ramifications dans presque tous les quartiers, en tout cas les quartiers populaires. En quelques heures, les rues de Naruq s'emplirent d'adolescents et d'enfants en colère, qui s'attaquaient violemment au monde des adultes, vandalisaient, dévalisaient, pillaient, saccageaient ; on ne savait trop ce qu'ils revendiquaient - il n'y avait pas moyen, pour le moment, de discuter avec eux - mais ils paraissaient déterminés. Mohand avait bien fait passer le mot d'ordre. On n'avait jamais vu cela. - J'ai entendu parler de cet événement, qui a fait beaucoup de bruit à l'époque, observa Mounir. Mais les causes exactes en demeuraient un peu floues. Maintenant je comprends mieux ce qui s'est passé. C'était comme une répétition générale, à des années d'intervalle, de ce que nous nous apprêtons à faire avec l'Ordre. - Exactement, mais à une moindre échelle, et seuls les jeunes étaient impliqués. Et le but véritable était uniquement de détourner l'attention du vizir, ce qui fonctionna à merveille. En effet, l'armée elle-même fut très vite débordée par ces mutins d'un genre nouveau, ces gamins qui se faufilaient partout et cassaient tout, sans même qu'on puisse leur couper la tête, puisque c'étaient parfois les propres fils des braves soldats chargés de maintenir l'ordre public, et qui étaient issus du peuple ; ou sinon, leurs neveux, etc. Bref, la situation était inextricable. La présence de la plus haute autorité intérieure était requise, de sorte qu'Abdul-Bass"r fut contraint de remettre à plus tard ses projets de marche vers la caverne. Pendant ce temps, Mehdi, sous les yeux attentifs et émerveillés de Sinan, mit en application ce qu'il avait compris pendant leur dernier et si fécond échange. Il s'approcha des dessins qui étaient au fond de la caverne, et posa les mains sur certains d'entre eux en expliquant : << - Les ailes du désir et les "les du désert ; tout est là ! Dire que nous avions la solution sous les yeux depuis le début ! C'était trop simple. Tu vas voir, je parie que certains de ces symboles sont mobiles et actionnent un mécanisme. - Ce n'est pas possible dit Sinan ; nous y avons déjà pensé, tu sais bien. Mais aucun de ces dessins ne bouge. Ce sont de simples dessins. - Parce que vous avez essayé de les faire bouger séparément ! C'est là toute l'astuce. Il faut les actionner ensemble, sinon ça ne fonctionne pas. << Sur les ailes du désir vers les "les du désert >>, tu comprends ? - Pas trop. C'est juste un jeu de mots. - Non, c'est plus que cela. Cette parole indique à la fois les symboles à mettre en oeuvre, et le mouvement à effectuer. Elle révèle en même temps quelque chose de la nature du trésor ; c'est la clef de notre liberté, Sinan. Nous qui sommes portés par les ailes du désir, nous irons ensemble vers les "les du désert, là où tous nos rêves deviendront possibles. C'est ça l'idée. Et ce que nous allons trouver là va sûrement nous y aider. C'est quelque chose... de merveilleux et fou, dont nous n'avons pas encore idée. Mais tu vas voir. Regarde. Je pose ma main sur ce groupe de symbole qui signifie le mot << ailes >>, et sur cet autre qui signifie le mot << "les >>. Et maintenant... là ! Tu vois, j'avais raison. - Incroyable. >> Mehdi, après avoir t tonné un peu, fit mouvoir ses mains selon un demi-cercle de diamètre fixe, et les dessins glissèrent le long de la muraille. Plus que de simples dessins, c'étaient des formes encastrées dans la paroi, et qui, en permutant, actionnaient un mécanisme discret, infiniment plus sophistiqué que ceux des deux premières salles. << - Et maintenant, je fais la même chose avec les mots << désir >> et << désert >>. Tu vois ? Les << ailes >> se changent en << "les >> et le << désir >> en << désert >>. Et alors... oh, la vache ! Je veux dire, oh, mon Dieu ! - Tu l'as dit ! >> Mehdi lui-même ne s'attendait pas à un pareil spectacle. Ce n'était pas un simple passage ; toute la muraille soudain s'ébranla, le sol trembla, tourna comme un immense plateau circulaire, et ils se retrouvèrent dans un tout autre monde, une salle immense, composée en fait de quatre nefs disposées en carré, inondée de lumière et richement ornée. Au centre, une sorte de cour comme celles des mosquées, mais plus grande, avec des arbres fruitiers qui poussaient sans problème à cette lumière artificielle. C'était à la fois magnifique et très surprenant. Mehdi et Sinan s'avancèrent précautionneusement, suivis des autres qui n'en croyaient pas leurs yeux. C'était une véritable oasis souterraine, avec même un bassin en cristal bleu luminescent où jaillissait une fontaine d'eau cristalline, extrêmement pure et fra"che, qui disparaissait sous la terre pour aller on ne sait où. << - Les "les du désert, murmura Mehdi. En voici une, assurément ! >> Cependant, à mesure qu'ils avançaient, ils constataient qu'à part la décoration somptueuse, les meubles très anciens de style et pourtant flambants neufs, la fontaine et le verger, il n'y avait rien dans cette salle. Ils commençaient presque à être déçus, quoique intrigués, quand ils aperçurent quelque chose d'encore plus incroyable, dans une sorte de choeur au fond de la plus grande nef. C'était une présence, une présence humaine ! Là, tout au bout, dans la clarté de deux grands cierges noirs, une homme d'allure massive et probablement très vieux leur tournait le dos, dans une chaire en bois sculpté. Quand, d'une voix chaude et vibrante, sans se retourner, il les accueillit d'un << bienvenue, mon fils >>, qui résonna dans les voûtes profondes, une invisible force paralysa tous les garçons, qui refusèrent d'avancer davantage, sauf Sinan et Mehdi, qui s'approchèrent de l'homme avec crainte et fascination. Quand ils furent assez proche pour bien le voir, l'homme se retourna lentement vers eux, et il leur parut, bien qu' gé, beaucoup plus jeune qu'ils ne l'avaient imaginé ; ou plutôt, il était difficile de lui assigner un ge précis, avec ses petites ridules sur le coin des yeux qui leur donnaient une singulière expression de douceur, et sa barbe encore fauve, lisse et bien taillée. Pour un homme vivant depuis de nombreuses années sous la terre, il paraissait extraordinairement soigné, dans son bel habit ample de velours pourpre quasi neuf. Il avait un visage m le, peu souriant, mais calme et rayonnant, qui exprimait une émotion contenue. << - Sinan, mon cher fils, approche, articula-t-il de sa belle voix chaleureuse. Et toi aussi, Mehdi, ami fidèle. - Vous êtes vraiment mon père ? Demanda simplement Sinan. - Mais oui, répondit l'homme. Et je suis aussi le chef des prétendus brigands, auteur du journal qui vous a conduit ici. Je m'appelle H jib, le Gardien du Voile. C'est moi qui t'ai appelé ici, Sinan. J'ai fait en sorte que tu trouves cette caverne, avec tes amis, quand tu étais très jeune, puisque tu lises ce journal. Et j'ai suivi pas à pas toutes vos déductions. Vous avez été brillants ; je suis fier de toi. - Non, c'est impossible ! Vous ne pouvez pas être mon père, ou alors vous n'êtes pas l'auteur de ce journal... il est bien trop ancien ! - Je suis encore bien plus ancien ! En fait, je n'ai plus d' ge ; j'ai traversé le temps, je suis déjà dans l'éternité. Et je voulais que tu découvrisses mon trésor : cette source qui coule ici, et qui est une source de vie, et sagesse, qui permet à un homme au coeur pur de vivre aussi longtemps qu'il lui est nécessaire pour accomplir son oeuvre, mais elle a aussi bien d'autres vertus. Elle peut redonner la vie aux aveugles, la parole aux muets, et guérir bien des maladies. Tu as vu ce bassin ? Il est fait d'une substance minérale très particulière, qu'on ne trouve qu'en de très rares endroits de la terre. Plus tard, s'il pla"t à Dieu, je te conterai son histoire ; mais d'abord approche, plus près que je t'embrasse. >> Sinan, les yeux embués de larmes qu'il ne cherchait plus à dissimuler, accourut vers H jib et se jeta dans ses bras. L'homme vénérable aussitôt l'enlaça et lui baisa le front, en passant la main dans ses cheveux abondants. Mais Sinan s'écria alors : << - Mais pourquoi ? Pourquoi m'as-tu abandonné ? Pourquoi m'as-tu laissé te chercher en vain pendant toutes ces années, et pourquoi tous ces mystères ? Il faut que tu t'expliques à présent ! - Ah ! Répondit H jib, je reconnais là le caractère de mon fils ; ardent comme son père ! Tu veux des explications ? Tu vas en avoir. Mais d'abord, laisse-moi te dire que je n'ai connu ta mère qu'une seule nuit ; une nuit d'aventure et de tempête. Elle m'apparut soudain, au détour d'un chemin, si jeune, et belle comme la nuit ; et dans cette nuit magnifique, je voyais briller la pleine lune, c'est-à-dire toi, Sinan. Je savais, en la voyant, que de ses flancs sortirait le fils dont je pourrais être fier, qui me ressemblerait et continuerait mon oeuvre. C'est pour cela que je l'ai aimée ; sincèrement, mais juste pour cela, essaie de me comprendre. Car à part elle, j'ai connu comme toi bien d'autres filles qui valaient à peine d'être mentionnées, mais je n'ai jamais véritablement aimé que les garçons. Pour un homme vraiment libre, pour une me vraiment m le, est-il un autre amour que celui-là ? Je sais que tu me comprends, car tu es comme moi. Malheureusement, je n'ai pu te voir grandir, car j'étais un homme traqué ; de toute façon, j'étais comme le vent, je ne faisais jamais que passer. Jusqu'à ce que je trouve refuge dans cette caverne, mes pas ne pouvaient s'arrêter ; telle était ma nature. Autrefois, les gens nous traitaient de brigands, mes compagnons et moi ; mais en fait, nous n'avons jamais été des brigands : nous étions des hommes libres, et des justiciers, et des amoureux de la vie, c'est tout. Nous avons fait ce que nous avions à faire ; nous avons repris à des riches indignes ce qu'ils avaient volé aux pauvres, et sauvé des ouvrages pleins de sagesse d'une destruction probable. Et nous avons ri, aimé, et défié la mort ; comme tu le feras à ton tour, Sinan. Mais la mort, que nous avions bravée mainte fois ensemble, et regardée en face, a fini par rattraper mes compagnons. Alors je me suis retrouvé seul. Pour échapper à la mort, je me suis fait passer pour mort ; et pendant quelques années - plus que le temps normal d'une vie d'homme - j'ai encore eu le courage de continuer ma vie aventureuse, mais de façon plus discrète, en me cachant. Pour la première fois de ma vie, je me suis vraiment caché, je me suis déguisé, j'ai utilisé des masques, des ruses de toute sorte. Mais à ce jeu trouble, mon coeur, qui était du bon côté, a fini par passer de celui des gens ordinaires. Toutefois, il m'en est toujours resté quelque chose, un don, un sixième sens qui me permettait de communiquer avec toi sans que tu en aies conscience. J'étais toujours avec toi alors que tu me croyais loin, et je te protégeais. Et sache que telle était la volonté de Dieu, car s'il n'en avais pas été ainsi, tu n'aurais pas rencontré ce brave Hudhayfa, qui fut plus qu'un père pour toi, et t'a apporté plus que je n'aurais su t'apporter moi-même. D'ailleurs, c'est moi en quelque sorte qui te l'avais envoyé. S'il n'avait pas été irréprochable envers toi, s'il t'avait déçu, je l'aurais durement ch tié ! J'aurais voulu que tu naquisses toi aussi avec le coeur du côté béni, mais c'est ainsi que le destin a sanctionné mon abandon. Cependant, si ton coeur est à gauche en fait, il est à droite en droit. C'est pour cela que j'ai mis sur ta route Mehdi, et qu'un lien si fort est né entre vous. Gr ce à Dieu, tu peux faire le chemin inverse du mien, et ton coeur peut passer à droite, si tu te montres plus fort que toi-même. - Est-ce vrai tout ce que vous me racontez, mon père ? Je n'arrive pas à y croire ! - Mais oui, tout cela est vrai, et bien d'autres choses encore. Cette grotte, cette source et ce bassin, qui est mon vrai trésor, par exemple, il faut que je t'explique ce qu'il s'est passé. Cette caverne, ancien lieu d'influences bénéfiques, était notre repaire depuis longtemps, et nous avions nous-mêmes fait agrandir cette dernière salle, par les meilleurs ouvriers du pays que nous payions généreusement en leur faisant jurer de garder le secret ; les parjures étaient tués, c'était notre règle, dure mais juste. Comme l'a dit très justement ton ami Mehdi, nous en avons fait une véritable "le du désert, une "le sous la terre. Portés par les ailes du désir, nous y venions la nuit avec les jeunes garçons que nous aimions, tenir d'interminables réunions au cours desquelles le chanvre circulait, et les plus beaux des garçons dansaient pour nous, tandis que les poètes les plus doués récitaient des vers mystiques et érotiques, au son du luth et du nay. Nous préservions ainsi le trésor le plus inestimable, celui d'une vie intense et raffinée, à la fois totalement libre et infiniment spirituelle, menacée, dans un temps de médiocrité croissante, aussi bien par le mercantilisme sordide que par la morale étriquée de pseudo-savants qui voudraient réduire la flamboyante Parole de Dieu à un ensemble de règles pratiques de salut pour leurs mes obscures, que l'éternité lumineuse méprise royalement. En fait, loin d'être de quelconques brigands, nous étions une véritable confrérie gnostique, des sages d'une espèce disparue, cultivant une sainte folie, oeuvrant dans un but bien supérieur à ce que peuvent concevoir les esprits bornés qui confondent l'esprit avec un code de morale - de morale marchande qui plus est ! Pour nous, il n'y avait pas de frontières, pas de distinction entre l'amour des jeunes garçons, l'amour de la Beauté sous toutes ses formes et l'amour de Dieu, ni entre l'aventure et la contemplation. Nous étions des élus. D'erratiques hérétiques, mais des élus. C'était à nous que s'appliquait la parole fameuse et bien peu comprise du Prophète - Paix et Salut sur lui - : << l'islam a commencé étranger et il redeviendra étranger ; heureux les étrangers ! >>. Des étrangers absolus à la bêtise, à la bassesse et à la servilité de ce monde, voilà ce que nous étions ; et voilà ce que vous êtes vous aussi, toi et tes amis. Puissiez-vous toujours le rester ! - Et la source ? - Cette source, c'est toi, Sinan ! Je veux dire, cette source était, et est toujours en fait, un garçon comme toi, et puisses-tu lui ressembler ! C'est une longue histoire, que je vais t cher de te résumer. J'étais autrefois, avant de devenir un aventurier du désert, j'étais un grand seigneur, héritier d'un domaine, au sud du pays, qui était à lui seul une province, un État dans l'État. Le domaine de Laouaï-Er. Le palais dominical était presque une ville, et le gouvernement de cette province était presque indépendant du sultan de Naruq, bien qu'il fût traditionnellement à son service. Laouaï-Er était une des plus riches et des plus fertiles provinces de Naruq, et elle a aussi donné naissance à beaucoup de ses plus grands esprits, saints et savants. C'est dire si son gouvernement faisait régulièrement l'objet d' pres luttes entre les différentes branches des deux ou trois familles - dont la mienne - qui pouvait prétendre avoir un droit dessus. Il était de tradition que le seigneur de Laouaï-Er fût fréquemment appelé par le sultan à jouer le rôle de grand vizir, ou à occuper d'autres charges importantes - ambassadeur, ministre des finances, etc. Et quand ce n'était pas lui qui héritait du principal poste de vizir, c'était souvent l'a"né d'une des autres grandes famille prétendant au titre de seigneur de Laouaï-Er, de manière à calmer un peu les jalousies entre elles. Notre famille était la plus légitime - bien sûr, les autres te diront la même chose, mais historiquement, ce sont les diverses branches de cette famille - la tienne, Sinan - qui ont régné le plus longtemps. Notre principale, sinon unique rivale, était la famille du grand vizir actuel, Abdul-Bass"r. C'étaient des hommes de grande valeur intellectuelle, physique et morale, mais beaucoup plus hautains et autoritaires que nous, et donc moins appréciés du peuple en général. Mais pendant des siècles, nulle autre famille ne nous a plus prement disputé le trône qu'elle. Finalement, tu vois, c'est elle qui l'a emporté, et c'est entièrement ma faute. Normalement, en tant qu'a"né, j'aurais dû, à la mort de mon père, occuper sa place de seigneur, et sans doute aurais-je été appelé à jouer le rôle de grand vizir un jour ou l'autre, car j'en avais toutes les qualités. Toutes les qualités sauf une : la docilité. Je n'étais pas de nature à courber l'échine devant un ma"tre quel qu'il soit, à part Dieu, et encore. En fait, c'est faux : il y avait un ma"tre plus impitoyable que tout autre devant lequel je courbais l'échine bien volontiers : c'était l'amour. Tu sais déjà de quel amour je parle. Donc, à mes vingt ans, lorsque mon père s'éteignit, pour aller prendre sa place dans l'invisible parmi les ombres de nos aïeux, j'aurais dû normalement prendre mes responsabilités pour lui succéder, en acceptant toutes les contraintes qu'impliquent une haute charge. Au lieu de cela, je m'abandonnai à ma nature indépendante et passionnée ; je préférai renoncer aux privilèges de l'autorité que d'en supporter les inconvénients. Je dédaignai le faste de la cour, des deux cours, celle des seigneurs de Laouaï-Er comme celle du sultan, pour ne pas avoir à en subir les servitudes. Tous mes ancêtres, et mon père, avant moi, avaient été confrontés au même choix angoissant ; moi seul eus le courage ou la faiblesse d'opter pour le mauvais parti, c'est-à-dire le bon. Un garçon m'avait fasciné au point de me faire perdre la raison, en me donnant la force d'écouter mon coeur. Il était bien plus jeune que moi ; il avait douze ans, s'appelait Mahjub, le Voilé, et il était issu justement de la branche principale de cette famille rivale depuis toujours qui était celle du vizir actuel, Abdul-Bass"r. Par la force des choses, celui-ci ne descend que d'une branche secondaire de cette même famille. Tu penses si les divers intrigants de nos deux familles ennemies voyaient d'un mauvais oeil notre amitié particulière. Mes oncles et mes puissants cousins, qui rêvaient tous plus ou moins secrètement de m'évincer pour prendre la place de l'héritier légitime - vain rêve dérisoire de tous les cadets des grandes familles de la terre - se saisirent évidemment de l'occasion pour intriguer contre moi, et l'on chanta à peu près la même antienne dans le camp rival, avec en plus l'espoir de profiter des divisions et du désordre engendrés par ma défection dans la famille dominante pour reprendre la main sur elle. C'est d'ailleurs ce qui arriva, mais longtemps après, et au terme de luttes aussi absurdes qu'épuisantes, aussi sanglantes qu'inutiles, dont je te passe le détail, qui me confirmèrent que j'avais bien fait de quitter ce monde du pouvoir et de ses servitudes pour la liberté du désert. Sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! Tel fut mon mot d'ordre, mon credo, mon dhikr depuis ce temps. Avec toute la passion de mes vingt ans, je misai sur la seule chose qui compt t alors à mes yeux : mon amour pour Mahjub, qui était une nature secrète, intérieurement ardente, aussi passionnée que moi sous des dehors rêveurs. Vraiment, il était la nuit et moi le jour, il était aussi lunaire que j'étais solaire, et nous nous complétions parfaitement, mais qui pouvait comprendre cela à part nous ? - Moi je le comprends, dit bravement Sinan. - Je sais, mon fils, je sais. Mais avant que tu visses le jour, il a fallu encore bien des souffrances dont tu n'as pas idée, dont tu n'aurais jamais rien su si tu n'avais pas eu le cran de parvenir jusqu'à moi. Tu sais, depuis ce jour fatal où, dans une réception organisée par le sultan, je fis la connaissance de ce garçon mystérieux qui rêvait dans un coin, dissimulant à peine son ennui, son image me hantait ; je n'avais jamais ressenti quelque chose d'aussi fort auparavant, et je te fais gr ce des efforts que j'ai dû fournir pour parvenir jusqu'à son coeur, avant de découvrir que je l'avais troublé presque aussi profondément que vice-versa, si tu me passes l'expression. Lui enfermé dans sa seigneurie et moi dans la mienne, nous avons longtemps rêvé ensemble d'un moment de possession totale, d'enivrement réciproque ; c'est à la faveur du tumulte causé par la disparition de mon père, qui arriva à point nommé - presque comme s'il l'avait fait exprès, d'ailleurs je ne saurai jamais si ce n'était pas un peu le cas - que ce moment put advenir enfin. Je n'oublierai jamais ce jour où la beauté de Mahjub s'est dévoilée intégralement à moi, et où je l'ai aimé intégralement aussi, dans la fra"che intimité de cette caverne, à l'endroit même où vous vous êtes mélangés Mehdi et toi, peu avant que vous découvrissiez le secret de cette dernière salle. Vois-tu, mon fils, comme, à travers le temps, les événements se répondent, toujours analogues et jamais identiques, mêlant leurs mystères comme les ramures d'une grande forêt où erre l' me humaine, pareille à elle-même au fil des générations ? Toi, moi, mon père, tous nos aïeux jusqu'au premier homme, et avant lui les créatures mystérieuses que Dieu a successivement produites et restituées au néant, selon des cycles innombrables et oubliés, et tes enfants après toi, jusqu'au confins des éternités, << il abadi-l- b d >> (jusqu'à l'éternité des éternités) selon la belle formule classique, arabe, clef de sa propre énigme, répétée par les grands initiés ; l'esprit vacille dans cette pluralité d'infinis qui s'encha"nent et se correspondent sans cesse avant de se rassembler dans la grande synthèse finale, la réintégration apocatastatique souvent entrevue et rejetée dans les limbes, et au fond de cette trame, il n'y a jamais eu, du moins pour ceux de notre espèce, qu'un seul fil conducteur, une seule cha"ne d'or à laquelle se raccrocher même si elle te brûle les doigts : sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! N'oublie jamais cela, mon fils. - Non, Ab" (mon Père). - Après cela, nous nous aimions encore plus, Mahjub et moi ; nos destins étaient scellés à jamais. Mais dans l'ombre, les cousins et les oncles des deux familles, enivrés par leur vaine quête du pouvoir, se déchirant déjà pour les honneurs que moi je dédaignais, avaient ourdi un complot pour m'écarter définitivement. Ayant eu vent de leurs machinations, je compris que je n'avais d'autre choix que de prendre la tangente. Je mis en scène ma propre perte afin de me sauver ; sous le prétexte d'un crime quelconque inventé par eux de toute pièce, je me laissai prendre et juger, et mener aux galères, qui devaient m'emmener, tel un vulgaire forçat, vers des "les lointaines qui n'étaient pas celles du désert, pleines de périls et de maladies inconnues. Ce n'était qu'une ruse pour dispara"tre le temps de m'organiser, avec mes compagnons, du fond de ce désert qui serait le thé tre de nos exploits futurs. Le capitaine de la galère était un de mes amis, avec lequel je m'étais entendu à l'avance. À peine le navire avait-il franchi l'horizon, qu'il me déposa sur un "lot tout proche, où m'attendaient des vivres et une petite embarcation pour gagner Rahoz, et de là le désert, d'où je pourrais rena"tre tel le phénix. Malheureusement, je n'avais pas eu le temps de prévenir Mahjub ; tout s'était décidé trop rapidement. Avant de me laisser arrêter, je lui avais bien écrit une lettre que j'avais confiée à un serviteur fidèle, mais pour des raisons obscures, elle n'est jamais arrivée à destination ; mon serviteur est tombé dans une embuscade organisée par mes ennemis, et il a juste eu le temps de détruire la lettre avant d'être torturé et assassiné sans avoir parlé - Dieu lui fasse miséricorde à jamais. Ainsi, l'ironie du sort voulut que Mahjub crût à cette mise en scène destinée à tromper mes ennemis. Il assista même, de loin, à mon arrestation et à ma déchéance. Le coeur déchiré, il vit son ami et son amant transformé en forçat de la mer ; vous savez que les galères sont la pire forme d'esclavage ; ceux qui en sont victimes ne vivent pas longtemps, les galères sont pires que la mort. Alors Mahjub, fou de douleur et de colère, se réfugia dans cette caverne où nous nous étions aimés. Et là, seul dans la pénombre, il s'abandonna à sa désespérance ; il pleura. Les larmes, seul recours, ultime refuge de l'homme qui a tout perdu ; vous savez combien l'islam exalte la vertu des larmes, celles de l'homme, qui manifeste par là sa sensibilité de créature fragile, celles des prophètes, devant l'égarement sans retour de ce monde qu'ils voudraient sauver, celles des anges mêmes, plus mystérieuses. Eh bien ! Mahjub pleura, à la fois comme un homme, comme un prophète et comme un ange, et comme on n'avait jamais pleuré. Il pleura tant qu'il ne pouvait plus s'arrêter. En même temps, son coeur se révoltait contre l'inacceptable fatalité ; bien que persuadé de ma perte irrévocable, il voulut s'accrocher à l'idée que je trouverais un jour - dans un mois, dans dix ans, voire dans cent ans - le moyen de m'évader des galères, et qu'alors je reviendrais me venger et le chercher. S'il avait connu la vérité ! Mais non, il était dans la confusion, entre le désespoir absolu et cette espérance impossible. Fidèle comme un enfant, mais souffrant comme un homme, il résolut de m'attendre là, dût-il attendre l'éternité, sans pouvoir réprimer ses larmes. Et alors, la puissance occulte de ce lieu anciennement sacré, lieu où, comme je te l'ai dit, se mêlent depuis la nuit des temps toute sorte d'influences spirituelles, celles qui montent des profondeurs de la terre, qui est un être vivant, corps, me et esprit, celles de tous les saints qui sont venus prier et méditer ici et qui y ont laissé tra"ner à jamais une partie de leur me - toutes ces forces secrètes qui agissent ici, dont tu peux sentir les vibrations en ce moment même, ont opéré sans bruit. Elle ont comblé le voeu intérieur, informulé, de Mahjub, d'être délivré de son enveloppe charnelle, et de cette vie physique devenue un inutile encombrement, tout en ayant la force de défier le passage du temps jusqu'à mon improbable retour. Il fut donc transformé en fontaine ; cette source et ce bassin, c'est lui, et cette eau si pure qui coule à jamais, et qui, à travers les profondeurs de la terre, part désormais alimenter toutes les fontaines de Naruq, ce sont ses larmes qui continuent de jaillir de son me blessée par la bêtise humaine. C'est sous cette forme qu'il subsiste désormais. - Je veux bien admettre ce prodige, en ce lieu extraordinaire, dit Sinan, mais pourquoi n'a-t-il pas encore retrouvé sa vraie forme, depuis le temps que vous êtes revenu ? - C'est une bonne question, Sinan. Peut-être devrais-tu la lui poser à lui-même, mais je ne suis pas sûr qu'il te répondrait ; et c'est là peut-être que se trouve la réponse... Tu vois, au moment même où il a été persuadé qu'on m'emmenait aux galères, Mahjub a cessé en réalité d'appartenir à ce monde. Il s'est ab"mé dans sa douleur, et c'est un voyage dont il est difficile de revenir. Pour lui, le temps s'est en quelque sorte arrêté... Il faudrait qu'il puisse sortir de lui-même, voir à nouveau la vit qui danse autour de lui, mais il ne peut pas ; il ne peut pas briser le sortilège. Peut-être s'est-il accoutumé à cette forme... Jusqu'au fond des quartiers de Naruq, les enfants insouciants boivent son eau ; les couples d'amoureux, le soir, s'assoient au bord des bassins qu'elle ondoie, mêlée à d'autres eaux, et se tiennent les mains en murmurant des serments dont il est le confident discret. Il a trouvé, de la sorte, sa place dans le monde ; il est un élément du décor, et peut-être qu'il aime cette place, qui lui permet de participer en quelque sorte à tous les drames qui se jouent dans le monde, en restant un témoin impassible et muet. N'est-ce pas un rôle enviable, d'un certain point de vue ? Et puis, tu sais, nous nous sommes retrouvés en fait ; depuis bien des années, je m'abreuve de cette eau dont les vertus sont miraculeuses quand elle est bue à la source - son pouvoir s'atténue et se dissipe en traversant les profondeurs interstitielles des strates souterraines. Mais ici, elle agit pleinement, et c'est elle qui m'a procuré cette longue vie et cette force qui m'a permis d'accomplir de grandes actions. Et souvent, je me suis baigné nu dans ce bassin où je retrouve quelque chose de l'ancienne beauté de Mahjub ; et c'était comme si, immergé dans ce flot de lumière et de vie, je retrouvais les sensations de notre ancienne union ; Mahjub alors m'environne de partout, et nous nous mêlons de nouveau l'un à l'autre. Garde-toi de jamais m'imiter ; personne à part moi ne peut se baigner dans ce bassin miraculeux, qui deviendrait alors pour lui un piège, un océan furieux où il se perdrait à jamais. Ainsi, Mahjub est devenu une force de la nature, une présence occulte qui m'a accompagné tout au long de ma vie, et a contribué à mes hautes réalisations ; et maintenant, depuis que je t'attends ici en silence, il est devenu l'ultime compagnon, le confident des mes méditations solitaires et de ma contemplation. Comme je ne peux pas mourir tant qu'il coulera pour moi, il est convenu entre nous deux, et aussi entre nous et Dieu, et toutes les forces cachées qui agissent ici, qu'un jour, quand je serai bien las et que je n'aurai plus rien à faire dans ce monde, je me perdrai à mon tour dans l'eau de ce bassin qui n'a pas de fond. Alors nous serons définitivement réunis, lui, que j'ai toujours aimé, et moi qui t'ai engendré pour poursuivre mon oeuvre à ma place. Dans un autre monde, plus subtil, dont ce bassin est une des portes, nous recouvrirons chacun l'apparence que nous avions quand nous nous sommes aimés la première fois, et nous vivrons d'une vie supérieure, heureux et comblés à jamais ; rien n'aura plus de limites pour nous, s'il pla"t à Dieu. - Sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! Commenta Sinan. - Je vois que tu as tout compris ; oui, tu es bien le fils de ton père, al-hamdu lill h ! Ainsi, nous serons à la fois ici et là-bas ; là-bas sous notre forme première, distincts mais non séparés, unis par le coeur ; et ici, mélangés, sous l'apparence de cette eau qui continuera de couler jusqu'à la fin des temps. De cette fontaine de vie, c'est toi, Sinan, qui seras le gardien, comme je l'ai été, jusqu'au jour où tu y entreras à ton tour, parce que tu te seras réalisé. Sans perdre tes caractéristiques propres, tu quitteras le monde de la séparativité pour entrer dans la lumière de tes ancêtres, qui t'attendront tous là, moi y compris ; cette idée te rebute un peu car elle n'a pas encore fait son chemin dans ton esprit, mais quand tu seras au point où j'en suis, tu verras combien tu convoiteras cette gr ce unitive, qui ressemble un peu à celle de la Prière quand elle est accomplie par les initiés. - Mais ô Sid" H jib, mon père, mon vrai père, je ne veux pas vous perdre alors que je viens juste de vous retrouver ! - Rassure-toi Sinan. D'abord tu ne me perdras jamais, à moins que tu ne te perdes toi-même en renonçant à ton idéal, et cela, Dieu t'en préserve ! D'ailleurs, souviens-toi que je n'ai jamais été séparé de toi, même s'il a fallu que tu le crusses afin de me chercher comme tu l'as fait, preuve de ta valeur. Ensuite, le moment dont je parle n'est pas encore venu, bien qu'il approche à grands pas. J'ai encore quelque chose à faire parmi vous ; je ne me retirerai pour de bon que lorsque je t'aurai transmis tout ce que je n'ai pu te transmettre jusqu'à présent. Mais laisse-moi terminer mon histoire. Donc, après être revenu comme prévu et avoir constaté ce qui était arrivé à mon ami Mahjub, j'étais définitivement révolté contre ce monde à la fois cruel et futile, contre le pouvoir officiel, ses pompes illusoires, sa vanité hypocrite ; j'aspirais à plus de grandeur et plus de liberté en même temps. Avec les vaillants compagnons que j'avais réunis autour de moi, je fondai cet ordre secret dont je t'ai parlé tout à l'heure. Et pendant des années, nous avons mené une vie dangereuse et exaltante, combattant pour ce qui nous paraissait digne d'être défendu, pourfendant la sottise, le blasphème contre la vie drapé dans la piété du pharisien triomphant. Tout cela, je n'ai pas besoin de te le raconter ; tu connais déjà la plupart de nos aventures, que j'ai notées dans mon journal. Maintenant tu sais en plus comment l'histoire a commencé, et je t'ai déjà dit comment elle s'est achevée, mes compagnons un à un disparus, et moi seul qui, à la fin, fatigué de cette vie, me suis retranché dans cet antre où tu m'as trouvé finalement. Tout cela pour aboutir au moment présent, car l'histoire n'est jamais complètement achevée ; au moment même où nous la racontons, elle continue à rebondir, et la voici qui nous rattrape et nous enveloppe à son tour. Nous nous rendons compte que nous ne sommes plus témoins, mais de nouveau acteurs. Voilà où nous en sommes maintenant ; cette histoire que je te raconte est autant la tienne que la mienne ; cela va être à ton tour d'agir, à toi et à tes amis. Abdul-Bass"r et ses hommes, que vous avez habilement retardés, sont déjà en train de réaliser qu'ils ont été joués par une bande de gamins. Le temps qu'ils comprennent tout à fait, et ils vont venir ici, essayer de s'emparer de ce qui vous revient de droit. Que vas-tu faire, Sinan ? - Ce que je vais faire ? Par Dieu, que feriez-vous à ma place ?! Je vais me défendre ! Maintenant que je sais qui je suis, je n'ai plus peur de rien ; je vais tailler ce maudit vizir en pièces, même sa chienne de mère ne le reconna"tra plus ! - Moi je crois, dit Mehdi, qu'on devrait protéger le trésor avant tout. Le mécanisme est-il solide ? Ramenons les bijoux les plus précieux et les livres les plus importants dans la dernière salle ; provoquons un éboulement dans la première, en introduisant un levier entre les pierres mal jointes, ça les ralentira d'autant. On laissera juste quelques caisses d'or et quelques livres pour les tromper. - Vous avez raison tous les deux, dit H jib. Le mécanisme de la dernière salle est solide et particulièrement complexe, comme vous avez pu vous en apercevoir. C'est un ingénieur indien, très savant, rencontré au cours de mes pérégrinations, qui l'a conçu. Ils n'en découvriront jamais la clef ; vous-mêmes n'auriez pas pu trouver si je ne vous avais pas secrètement aidés. Vos amis vous aideront à ramener l'essentiel du trésor par ici. Mais d'abord, il y a une chose que je dois faire ; car il importe de rappeler au lecteur le caractère véritable de cette histoire. Il ne faudrait pas en effet que tout ce symbolisme et cette spiritualité lui fasse perdre de vue ce qui compte avant tout pour des hommes comme nous : la vie, le sexe, la liberté. - C'est vrai, convint Mehdi ; il faut préserver nos valeurs. - Alors approche, Sinan, mon cher petit. Car je ne t'ai conçu qu'en vue de ce moment suprême que j'attends depuis des années avec une impatience que tu n'imagines pas ; et maintenant, nous allons réunir nos fluides, et je vais te donner le meilleur de ce qu'un père puisse donner à un fils, et vice-versa. >> Alors, à l'ombre protectrice de la fontaine de vie, H jib posa les mains sur les hanches délicates et juvéniles de Sinan, qui offrit son dard plein de sève aux caresses de la bouche paternelle. C'était d'autant moins difficile qu'ayant été longtemps séparés, ce père merveilleux et fascinant était encore comme un étranger pour le jeune garçon ; le désir qu'il ressentait pour lui n'était pas tempéré par le dégoût qu'engendre la promiscuité. Donc il put se laisser sucer avec une volupté complète, qui jaillit dans la gorge comblée de H jib, presque aussi fra"che et pure que la source bruissant à côté d'eux ; ensuite il lui rendit la pareille avec une égale ferveur. Mehdi pendant ce temps, malgré l'intimité qui l'unissait à Sinan, détourna pudiquement les yeux, car il avait le sentiment d'assister malgré lui à un moment de gr ce exceptionnel entre deux êtres qui partageaient quelque chose de sacré à laquelle lui, pour une fois, n'avait aucune part ; et il ne voulait pas troubler cet instant par sa curiosité importune. Mais dans son dos, il entendait le murmure léger de la respiration de Sinan, accélérée par le plaisir, qui lui rappelait quelques bons moments passés ensemble, et il ne put s'empêcher de sourire. Quand il se retourna, il put voir à leur air radieux que cet échange avait été bénéfique au rapprochement des générations. Mais le temps pressait ; ils se dépêchèrent de mettre en lieu sûr, dans la dernière salle, les joyaux les plus précieux et les livres les plus importants. Pour plus de sécurité, ils condamnèrent même l'entrée de cette salle, en détruisant le mécanisme. Désormais, on ne pouvait plus y accéder que par un puits relié à une ancienne galerie d'aération, qui donnait plus loin dans le désert. Abdul-Bass"r et ses hommes arrivèrent trop tard ; ils ne trouvèrent que quelques coffres remplis d'or et d'autres biens précieux qui satisfirent les hommes de paille du vizir, mais celui-ci comprit que l'essentiel du trésor venait de lui échapper. Il dissimula sa colère, mais jura intérieurement de reprendre les recherches et de se venger. Cependant, il n'en eut pas l'occasion, car les troubles politiques dans le pays s'accentuaient, et de plus, son jeune amant, Issam, contracta une grave maladie, qui l'obligea à garder le lit pendant longtemps et fit craindre pour sa vie. Cet état de langueur qui s'ajoutait à son handicap naturel le rendait plus pathétique et plus désirable encore, aussi bien pour Al-Mu'tassim que pour Assim, qui s'affrontait avec son père en une sournoise mais de plus en plus pre rivalité. Toutes ces circonstances mobilisèrent l'énergie d'Abdul-Bass"r, et le détournèrent de Sinan et Mehdi ; mais son amertume et son courroux demeurèrent vivants dans son coeur. Quant aux deux clans, celui de Mohand et celui de Sinan, bien sûr cet événement qui les avait obligés à surmonter la leur, de rivalité, leur fut bénéfique en ce que, comme Mehdi l'avait prévu et Sinan redouté, ils les avaient définitivement rapprochés. Ils apprirent à remplacer l'émulation par la solidarité, partagèrent leurs secrets, et se découvrirent plus de choses en commun qu'ils ne l'avaient pensé. Et ils se trouvèrent aussi plus forts pour porter ensemble les aspirations et les rêves de leur génération. D'ailleurs, ils grandissaient, prenaient conscience de leur force et de leurs devoirs, et les petits affrontements puérils cédèrent le pas au sentiment d'avoir un rôle à jouer dans le monde - d'avoir à changer le monde. Les années qui suivirent furent donc plus calmes, partagées entre le plaisir, auquel ils n'avaient bien sûr pas renoncé, et l'apprentissage du métier d'homme. H jib, dans la caverne, complétait l'éducation de Sinan et aussi de ses amis, en leur transmettant son savoir et son influence spirituelle. Il leur apprenait surtout à ne plus avoir du tout peur des hommes. Le jour où il jugea qu'il avait tout donné, et que son rôle sur terre était terminé, il embrassa une dernière fois Sinan, qui ne versa qu'une seul larme aperçue de Mehdi, et disparut, comme il l'avait annoncé, dans les profondeurs du puits, qui devait le conduire dans un autre monde, définitivement uni à celui qu'il n'avait jamais cessé d'aimer et qui attendait ce moment avec impatience depuis plus d'un siècle. Il ne laissa derrière lui aucun regret, juste le sentiment qu'il avait été le meilleur des pères, nonobstant sa longue absence. Sinan avait alors seize ans et Mehdi quatorze. Ils étaient encore très beaux, mais pour ce qui était du premier, sous l'adolescent on commençait à apercevoir vraiment le jeune homme. C'est la même année qu'arriva le terrible événement qui frappa de plein fouet Abdul-Bass"r, et signala le début de son déclin. On sait que son projet, autrefois, avait été de guérir son bien-aimé Issam de sa cécité. Il n'avait jamais vraiment renoncé à cette idée un peu folle, mais surtout, il avait réussi à contaminer par elle l'esprit de son fils Assim, qui aimait également le jeune aveugle. Or Assim était dans l'intimité de Mehdi, de Sinan et de sa bande, à qui il avait rendu un inestimable service en les prévenant des projets de son père. Il connut par conséquent l'emplacement de la caverne. Donc, quand cette idée de guérir Issam eut pris en lui les proportions d'une obsession, il se chargea d'accomplir ce dont son père avait rêvé. Entre-temps, Issam était guéri de sa maladie, dont il lui restait toutefois des séquelles, une faiblesse chronique qui n'avait pas entamé sa beauté, l'avait presque renforcée même. En le portant presque, Assim, que son amour rendait encore plus fort, réussit un jour à l'emmener jusqu'à la caverne, et là, il lava son doux visage dans l'eau miraculeuse de la fontaine qui avait été Mahjub. Et ô miracle, Issam recouvra effectivement la vue. Dans un premier temps, ce fut quelque chose de merveilleux, d'inouï ; il découvrit la possibilité de s'extasier devant la beauté des couleurs, des formes, devant un clair de lune ou un lever de soleil. Il découvrit aussi la beauté des deux personnes qu'il aimait le plus, l'homme et le garçon ; et c'est là que le b t commença à blesser. Les ruses de la destinée pour faire comprendre à l'homme sa débilité native sont impitoyables. Ce garçon qui, aveugle presque de naissance, avait jusque là vécu très heureux dans son univers de sons, de parfums et de vibrations, se retrouva perdu dans ce monde de sensations nouvelles qui l'agressaient ; il découvrit aussi le spectacle de la laideur, le lépreux, l'estropié, la crasse, la vermine, et puis l'obscurité, qui, jusque là normale et familière, devenait tout à coup une cause d'angoisse et de perplexité. Sans parler de la tra"trise permanente des apparences, le masque séduisant de l'hypocrite, du félon ; la vision lui apparut désormais un fléau, et il en souffrait d'autant plus qu'il n'osait pas le montrer à son bien-aimé, qui lui avait fait ce cadeau empoisonné par amour sincère. Mais le pire n'était pas là ; désormais, bien entendu, il connaissait clairement l'identité de l'amant mystérieux qui venait le cajoler la nuit, et son amant en titre, le redoutable Abdul-Bass"r, ne put ignorer davantage la double trahison de son fils et de son ami. La trahison de l'ami l'affligeait - il eut la délicatesse de ne pas accabler le garçon - mais celle du fils le rendait fou furieux, l'outrageait, l'humiliait effroyablement. Issam découvrit tout cela, ce qui évidemment le tourmenta, et en outre, ces deux êtres qui jusque là, n'avaient été pour lui que douceur et prévenance, se révélaient maintenant être deux fauves prêts à se déchirer pour lui - malgré le lien filial et paternel qui les unissait ! Cette terrible déconvenue acheva de le miner. Lui dont les lèvres n'avaient jamais prononcé que des bénédictions, il maudit soudain la vie et la vue - la seconde surtout. Il choisit de redevenir aveugle, de replonger dans la nuit. Pour cela, il regarda le soleil en face, en plein midi, jusqu'à ce que ses pauvres yeux fussent brûlés. Mais c'était trop tard, il en avait déjà trop vu, et il ne pouvait rien faire pour effacer le souvenir de tant d'impressions désagréables - aucun soleil de la mémoire ne pouvait aveugler son regard intérieur, édifié par toute la laideur et la violence que ses yeux avaient contemplées. De plus, ce geste, dans ce qu'il avait à la fois d'incompréhensible et de trop compréhensible, consterna Abdul-Bass"r aussi bien que Assim, et les affligea profondément ; et ils se haïrent encore plus, et plus ouvertement, se rejetant mutuellement la faute (quoiqu'une même lancinante culpabilité les dévor t de l'intérieur). Abdul-Bass"r devint, en quelques mois à peine, un vieil homme aigri, rongé par le remords, l'amertume et la haine de tout et de tous. Assim, qui avait été un garçon charmant, beau et insouciant, ne perdit rien de sa beauté, mais devint un être sombre et violent comme son père, triste fatalité. Mehdi, qui comprenait son tourment, lui conserva longtemps son amitié, essayant de l'adoucir et de le faire revenir à de meilleurs sentiments, mais il n'y avait rien à faire, l'atavisme était trop fort. Et pourtant, il éprouva toute sa vie une profonde compassion pour cet écorché vif, qui l'avait autrefois ému par sa beauté nocturne et sensuelle. Maintenant, nous allons faire un bond dans le temps, et avancer de quelques années, car il n'y a rien de particulier à noter durant cette période que l'on pourrait qualifier de calme avant la tempête, où tous ces garçons que nous avons connus jeunes négociaient diversement le grand virage de la fin de l'adolescence et du début de l' ge d'homme. Sinan avait maintenant vingt ans et Mehdi dix-huit, et c'étaient vraiment devenus de jeunes hommes, jouant un rôle dans la société. Il en va de même, naturellement, pour tous les autres garçons qui les entouraient, et avec lesquels ils étaient restés très liés. Ils n'avaient pas sensiblement changé intérieurement ; ils étaient, fort heureusement, restés fidèles à leurs rêves et aux enfants qu'ils avaient été, étant seulement devenus plus conscients de leurs limites comme de leurs possibilités, en tant qu'hommes. Ils avaient gardé toute leur beauté aussi, mais cette beauté juvénile, enfantine, adolescente, dont ils avaient si largement profité, s'était muée en une beauté virile, propre à émouvoir davantage les jeunes que les adultes, comme cela est naturel puisque ce sont généralement les contraires qui s'attirent, selon l'universelle législature. Et comme ils avaient aussi conservé les mêmes goûts heureux, ils s'intéressaient volontiers aux jeunes garçons comme ceux qu'ils avaient été, les séduisaient facilement gr ce à leurs avantages naturels et extra-naturels et à leur totale absence de crainte ou de vains scrupules moraux. Et ils faisaient tous les deux de forts bons et très complices précepteurs dans les choses de l'amour et de la chair pour les jeunes garçons de Naruq et des environs, auprès desquels ils étaient populaires. Le plus intéressant dans leur évolution concerne la bande, qui avait conservé et même renforcé sa structure et son organisation ; mais, de simple troupe d'amis, c'était devenu une véritable coterie, une sorte d'Ordre, et surtout un efficace instrument pour défendre ensemble leurs intérêts face à cette société d'adultes vieillissants dans laquelle eux, en tant que jeunes adultes, avaient à se faire leur place. En somme, comme toutes les générations de jeunes m les d'une certaine intelligence et d'une certaine condition, ils utilisaient les précieuses relations amicales nouées pendant la jeunesse pour s'entraider et réussir dans leur ge mûr. C'est logique et naturel, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ils commençaient, en effet, à faire vraiment parler d'eux, à tous les niveaux de la société, qu'ils voulaient changer. Car ces luttes politiques qui déchiraient le pays depuis des années, avaient épuisé la population, qui ne croyait plus beaucoup en ses dirigeants actuels ; les plus éclairés réclamaient du sang neuf, les autres étaient sensibles aux promesses de renouveaux faites par ces jeunes gens entreprenants qui avaient le verbe haut, et clair, dénonçaient sans concession les problèmes et les errements de la génération précédente. Ils avaient l'avantage d'être intelligents, et mus non pas par des intérêts sordides, ce qui eut été dommage à leur ge, mais par un réel idéal. Donc on les écoutait, et de plus en plus de gens les suivaient. Conscient de sa haute origine, puisqu'il descendait directement des nobles seigneurs de Laouaï-Er, Sinan, soutenu par un Mehdi toujours avisé, osait revendiquer un pouvoir et des responsabilités qui lui auraient permis de changer beaucoup de choses, de remédier à de nombreuses tares, comme la pauvreté de certaines parties de la population, le délabrement de certains quartiers, l'extravagance de certains religieux qui voyaient le vice partout, pour ne citer que ces problèmes-là. En fait, c'était plutôt Mehdi qui était à la tête du mouvement, et Sinan qui le soutenait, lui apportant la caution de son origine. Sinan, bien qu'il partage t les vues de son ami, était surtout intéressé par l'amour et par les garçons en vérité ; Mehdi, lui, était devenu un orateur brillant, un tribun qui n'hésitait pas à haranguer la foule et à prendre les puissants à partie, pointant du doigt les injustices et les déséquilibres. Mais son discours était essentiellement pacifique, tendant à la réconciliation, car Mehdi, qui avait toujours été un être aimant et sage, ne comprenait pas pourquoi la plupart du temps les hommes se divisent sur ce qui devrait au contraire les rassembler. C'était d'ailleurs ce qui le rendait redoutable à certains puissants pontes, dont la maxime avait toujours été << diviser pour régner >>, diviser un maximum pour régner sans partage et avec un minimum de risque. Il ne supportait pas cela ; lui rêvait au contraire d'un monde fondé sur l'amour, le partage et la compréhension réciproque ; c'était ce que lui reprochaient ses ennemis, qui demeuraient puissants et nombreux. Précisons que Mehdi, Sinan et leurs amis avaient poursuivi brillamment leurs études ; en plus de leurs autres qualités, ils étaient devenus fort savants, et allaient le devenir encore plus, de sorte qu'ils étaient tout à fait capables d'occuper des postes importants. Mais dans leur intransigeance méritoire, ils étaient résolus à n'accepter aucun poste qui les oblige t à trahir la moindre de leurs idées. Cela les rendait encore plus dangereux. Parallèlement, mû par une obscure fatalité, Assim, dont l'ardent caractère s'était fort aigri pour les raisons que nous connaissons, commençait à marcher sur les traces de son père détesté ; en dépit de toute la haine qui les séparait, de leur ancienne rivalité, il ne pouvait s'empêcher de l'imiter en quelque sorte. Il se préparait à lui succéder ; ses déboires amoureux l'avaient fait se retourner vers la soif du pouvoir. Il devenait un intrigant, le jeune espoir d'un parti proche des gens en place, d'intérêts opposés à ceux que représentaient Mehdi et Sinan. Il profitait du lent et irréversible déclin d'Abdul-Bass"r. Celui-ci, en effet, était fort diminué par ce qui était arrivé avec Issam et par son échec dans l'affaire de la caverne ; il avait indubitablement pressenti la nature du vrai trésor, la source de vie constituée par les larmes du divin Mahjub. Sans conna"tre les détails, il savait que là se trouvait le secret d'une puissance illimitée, la jeunesse éternelle ; au delà même de la guérison de son bien-aimé (si mal aimé d'ailleurs), dont on a vu l'issue tragique, c'était cette puissance qu'il convoitait. S'il en eût été digne, il se serait donné moins de peine ; il aurait su que c'était en lui-même qu'il fallait rechercher la vraie source, car il y a une caverne en chacun de nous. C'est comme les "les du désert, si tu veux ; les vraies "les du désert sont en nous, mais ce genre de considération est hors de portée de gens comme Abdul-Bass"r, aveuglés par le prestige et la puissance, en dépit de leur intelligence. Suite à tout cela, l'ab"me appelant l'ab"me, la finesse politique légendaire du grand vizir s'était un peu émoussée, et il avait accumulé les échecs dans ses entreprises politiques et cabales diverses, ce qui l'avait finalement épuisé et vieilli prématurément. Il songeait de plus en plus à se retirer dans sa seigneurie de Laouaï-Er, pour se consacrer à sa passion première, les sciences occultes, l'alchimie, la recherche de la puissance toujours mais d'un autre type de puissance (qu'il avait fort peu de chance de trouver au demeurant, mais laissons ce pauvre homme à ses illusions amères). Il abandonnait la responsabilité de sa charge à son fils, qui se montrait soudain conciliant, profitait habilement de la faiblesse paternelle, tout en continuant de le haïr dans son coeur. Triste famille ! Mehdi, qui avait beaucoup aimé Assim, et conservait éternellement de lui l'image de l'éphèbe passionné jouant du luth sous les orangers à la tombée de la nuit, se désolait de cette évolution, qu'il avait mainte fois tenté d'enrayer, mais en vain. Il n'y avait rien à faire, la rupture était consommée. Mehdi et Sinan d'un côté, Assim et un certain nombre de gens de la cour de l'autre, constituaient désormais deux clans rivaux, deux partis ennemis, autrement plus ennemis que l'avaient été autrefois les deux joyeuses bandes, celle de Sinan et celle de Mohand, lequel restait tout dévoué à Mehdi. Il s'agissait ici d'une inimitié bien plus sérieuse, forcément, car plus adulte. Mehdi, toutefois, était trop fin pour ne pas deviner que dans son for intérieur, Assim regrettait quelque peu cette situation et en souffrait. C'est qu'il n'était pas tout à fait comme son père ; lui avait connu le véritable amour, pur, désintéressé, il avait été vraiment jeune ; et quelque part, il aurait aimé rester fidèle à l'adolescent amoureux qu'il avait été, mais voilà, il était emporté par des forces qui le dépassaient. Il sentait bien que c'était lui-même qu'il trahissait, et que ce faisant c'était lui-même qu'il outrageait, mais il ne pouvait s'y soustraire ; le vertige de la puissance l'obnubilait comme son père. Au fil des années, il devint le représentant d'un parti puissant, constitué de gens proches de son père et du sultan, qui n'avaient de la noblesse que le titre, arc-butés sur leurs privilèges, les mêmes gens que le noble H jib avait jadis combattu, et qu'il avait appris à son fils Sinan à combattre. En face, Mehdi, Sinan et ceux de leurs amis qui leur étaient restés fidèles, représentaient la jeunesse du coeur et de l'esprit, ils représentaient tous ceux qui, dans Naruq, aspiraient à la fois à un redressement spirituel, un retour aux sources, et à une vie plus libre et plus intense. Il faut dire que les gens étaient fatigués du pouvoir d'Abdul-Bass"r et du parti qu'il représentait, ils aspiraient tous à un changement. Sinan et Mehdi, ce dernier surtout, malgré leur jeune ge, étaient devenus les champions de cet espoir de changement, car ils avaient la sagesse et l'intelligence qui leur permettaient de comprendre et de porter les aspirations de leur génération. À côté de leur activité politique, ils étaient d'ailleurs restés de bons vivants, et devenus de sacrés gaillards ; ils ne se privaient pas de séduire les garçons qui leur plaisaient, profitant de leur facile popularité auprès des jeunes qui voyaient en eux un modèle à imiter. Pour te donner une idée du genre de vie qu'ils menaient à l'époque, voici une anecdote qui advint lorsque Mehdi avait vingt ans à peu près. Revenant de la caverne, ils marchait avec Sinan, dans le désert, aux abords de la ville, quand ils aperçurent une bande de jeunes garçons de dix à douze ans environ qui jouait dans les rochers. Quelques-uns d'entre eux leur plaisaient énormément, et ils se poussaient du coude en les regardant ; les garçons les aperçurent également, et certains les reconnurent. Deux en particulier vinrent à eux, visiblement très excités, un au teint h lé, mais avec de beaux cheveux dorés, un peu gras mais pas trop, des rondeurs pulpeuses qui semblaient appeler les caresses ; l'autre plus fin, la peau plus claire mais les cheveux noirs, et de grand yeux noirs veloutés, troublants comme la nuit. Ils tournaient autour d'eux en leur lançant d'enfantines provocations. Ils renvoyaient à Sinan et Mehdi une image limpide de leur propre désir. Mais les deux jeunes gens ne se laissaient pas facilement déstabiliser ; ils faisaient semblant de ne pas entendre. Finalement, le premier garçon dit carrément à Mehdi : << - Je suis beau, dis ? Tu me trouves pas beau ? Regarde, j'ai une tache de naissance ici, tu veux la voir ? >> Et tirant sur le col de sa chemise, il découvrit son sein gauche, sur lequel on pouvait effectivement voir, en regardant bien, une zone un peu plus foncée, ayant à peu près la grandeur d'une drachme et la forme d'un coeur renversé. << - Tu veux toucher ? >> Mehdi toucha du revers de la main ; malgré ses efforts pour garder la tête froide, la peau de cette poitrine de garçon sous la main mettait son esprit sous tension, comme l'atmosphère juste avant que l'orage éclate. << - T'aimes les garçons, hein, toi ? Et toi aussi ! Je suis sûr que tu veux faire quelque chose avec moi. Regarde, j'ai pas un beau cul ? - Je suis sûr qu'ils sucent, renchérit l'autre garçon. Hein, tu suces ? Tu veux pas me sucer ? Allez, juste un peu. - Dites-donc, sales mioches, fit Sinan en riant, si vous nous cherchez, vous allez nous trouver ! - En même temps, précisa Mehdi, il faut dire que l'occasion est belle ; je le sucerais bien, moi, s'il y tient... je prends le noir et toi le blond ? Remarque, si tu préfères l'inverse... - Mon cher Mehdi, c'est comme il te plaira ; tu sais combien je suis éclectique. - Ouais, mais si vous nous voulez, faudra d'abord nous attraper, dit le premier garçon. >> Et ils prirent tous les deux leurs jambes à leur cou. Mais ils ne couraient pas vite. En fait, ils cherchaient seulement à attirer Mehdi et Sinan dans un coin plus tranquille, à l'ombre des rochers. Là, Sinan rattrapa facilement le gros brun-blond aguicheur qui se laissa caresser et embrasser en roucoulant, avant de se dévêtir avec empressement ; il exhiba une paire de fesses d'une rondeur parfaite, cependant que Sinan, ayant défait prestement sa ceinture, dégainait son dard tendu, qui était près de crever la toile de ses braies. Le garçon h lé posa ses mains sur la paroi rocheuse et se pencha légèrement en avant, en écartant les jambes ; Sinan pénétra en lui comme la plume dans l'encrier, mais ce n'était pas pour écrire des paroles pieuses. Sous le regard hilare de ses compagnons complices, le garçon se laissait prendre avec une complaisance qui ravit Sinan et l'étonna presque, en dépit de sa connaissance des garçons et de leurs désirs secrets. << - Oui, oui, aowh ! Soupirait le garçons, t'es bien là, hein ? Oui, tu l'aimes mon cul ! Allez, plus fort nom de Dieu ! Mets-moi ça, oui, raaaowhhh ! - Oui - han ! - oui, répondait Sinan, c'est vrai qu'il est bon, ton petit trou ; hummph ! Toi aussi, tu l'aimes hein ma trique ? Une bonne trique de jeune gars, c'est ça qu'il te fallait hein, morveux ? - Oui, Oui, c'est ça ; yaaowh ! Waoh, Sinan, elle est bonne ta queue ! Ouais, j'suis un morveux, corrige-moi mais vite ! Bourre, allez, aowh ! - Attends - owh ! - tu vas voir comme je vais te corriger, woowh ! Je vais te la faire éclater, moi, ta rondelle ! - C'est ça oui, la faire - aowh, Sinan, owh ! - éclater, aaaouch ! Oui, fais-la éclater, mais vite, bon Dieu, aaaowh ! J'en peux plus, je bous, vite, vas-y, nom de... aowh, waohw, oui ! C'est bon ! >> Pendant ce temps, Mehdi suçait voluptueusement le petit noiraud qui souriait aux anges, appuyé contre la muraille. Il jouit assez rapidement, le visage convulsé dans une grimace indescriptible qui rendait sa beauté plus sublime encore. Après quoi le garçon, très spontanément, lui rendit la pareille avec une ferveur et une inventivité telle que Mehdi se demanda où ce garçon si jeune avait appris à sucer ainsi. Avec des sortes de grognements d'ourson se délectant d'un rayon de miel, il agonisait son sexe des caresses buccales les plus folles, sous tous les angles et toutes les coutures, si bien que Mehdi eut l'impression de fondre dans la bouche de cet enfant, comme un bloc de pierre dans un cratère en ébullition. Cette petite séance de stupre aussi rafra"chissante qu'impromptue terminée, ils prirent congé des deux garçons, qui les avaient bien servis, en leur promettant de se revoir bientôt ; ce fut le début d'une amitié tendre qui dura des années, et contribua à faire comprendre à ces jeunes gens qu'étaient devenus Sinan et Mehdi, le rôle positif qu'ils pouvaient jouer auprès des jeunes générations, pour lesquelles ils étaient autant un modèle qu'un objet de désir. Ainsi, Mehdi, Sinan et leurs amis faisaient tranquillement leur chemin dans le monde ; enfin, disons qu'ils auraient pu être tranquilles s'ils avaient été plus opportunistes et moins idéalistes. Mais il leur tenait à coeur de laisser leur marque dans le siècle, de changer ce monde dont ils avaient hérité en mieux. Ils avaient la foi - en la vie et en eux-mêmes. Et le parti d'en face, mené par Assim qui avait fini par succéder à son père, ne le leur pardonnait pas. C'est quand Mehdi eut atteint sa vingt-quatrième année que le drame éclata. À cette époque, Tamim, par l'entremise de son diplomate de père, avait trouvé une place de secrétaire auprès d'un haut fonctionnaire du palais, fin lettré et érudit aux idées audacieuses, qui défendait une conception de la vie, de la religion et du pouvoir temporel opposée à celle du parti dominant représenté par Assim ben Abdil-Bass"r. Cela avait permis à Sinan également de trouver un poste à responsabilité dans l'administration du sultan. De là, ils fréquentaient le grand monde, et, gr ce à leur esprit et à leur charme naturel, ils étendaient leur influence, au détriment de celle du fils de l'ancien vizir et de son entourage. Mehdi, lui, étant devenu très savant, gagnait sa vie en écrivant - des livres, des pamphlets, mais aussi des discours pour différentes personnalités en vue, et des chansons populaires qui incitaient les gens à remettre en cause l'ordre établi - et en donnant des leçons. C'est cette année là qu'Abdul-Bass"r, qui avait déjà renoncé à la vie publique, se retira définitivement dans sa seigneurie de Laouaï-Er, transférant toute sa responsabilité à son fils. Un des premiers soins de Assim fut de promulguer un édit renforçant les pouvoirs du premier vizir au détriment de ceux du sultan, qui était politiquement faible, bien qu'aimé du peuple. Il avait l'appui des riches marchands récemment établis à Naruq et des grands financiers, dont il flattait les intérêts ; ils étaient favorables à une intervention militaire à Adebgir, pour contraindre le sultan de ce petit état ami à ouvrir davantage ses frontières au commerce venu de Naruq, alors que le peuple n'en avait que faire. Pour pallier certains déséquilibres, certaines injustices persistantes de la société naruqie de l'époque, la bande de Mohand, qui était resté fidèle à ses origines populaires, avait évolué en organisation semi-clandestine, qui défendait les intérêts des plus démunis et régnait sur une partie du désert. Ils étaient les faisceaux du désert ; Mehdi, qui était resté proche d'eux, les soutenait ouvertement, allant jusqu'à prendre leur défense dans des écrits que Assim avait fait interdire. - J'ai entendu parler de ces << faisceaux du désert >>, dit Mounir. Ils étaient un peu des précurseurs de l'Ordre... ils avaient un idéal, mais le long règne du sanguinaire Salahedd"ne l'a étouffé dans l'oeuf. Alors, si ce Mehdi avait un lien avec les faisceaux, j'ai dû entendre parler de lui aussi ; en effet, ça me dit quelque chose... mais oui ! Si c'est bien celui auquel je pense... je l'ai connu, ce Mehdi-là ! Enfin, de nom, mais je ne connaissais pas son histoire. C'est tout-à-fait fascinant. - En effet, l'organisation de Mohand, Lutfi et Altaf, qui étaient toujours derrière lui, étaient un ancêtre de ton Ordre. Quant à Salahedd"ne, tu sauras bientôt ce qu'il en est réellement. Mais nous en étions à l'année où Assim a promulgué son fameux édit, qui de fait ouvrait la voie à une guerre avec Adebgir et à une sorte d'état d'urgence. Naturellement, Mehdi s'est empressé de dénoncer cet édit avec véhémence ; tout le peuple était avec lui. Et Mohand déclara que les faisceaux prélèveraient une d"me sur toutes les caravanes qui entreraient à Naruq si cet édit n'était pas amendé. Officiellement, Mehdi, qui redoutait l'escalade, dénonça cet excès, mais en termes suffisamment ambigus pour que chacun comprenne qu'il était d'accord sur le fond. C'était beaucoup plus que Assim n'en pouvait supporter. Mehdi, ce Mehdi qu'il avait tant aimé autrefois, dans les jardins parfumés qui entouraient les hauts murs du palais, était devenu trop encombrant pour lui. Le fond de leur désaccord, c'est qu'à travers Assim, c'était encore son père, et tout ce qu'il représentait, que Mehdi et Sinan visait ; et à travers eux, c'était le farouche H jib qui poursuivait son combat éternel. Derrière les trop limpides guerres d'intérêts, de partis, se cachait une lutte beaucoup plus épique, de forces occultes, de principes, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Mehdi le savait bien, et il avait déjà prédit son destin tragique. Dès lors qu'il s'était élevé contre son édit, Assim avait juré sa perte. Il avait prévu de le faire assassiner ; Dieu sait si cette décision lui en coûta ; ne croit pas qu'il la prit à la légère ! Ce pauvre Assim, entra"né par la sombre fatalité de son destin, resta toute une nuit prostré à peser et repeser sa décision. Il sentait bien qu'en assassinant Mehdi, c'était une partie de sa propre jeunesse qu'il assassinait, et il était encore trop sensible pour n'en pas souffrir. Mais il ne voyait pas d'autre issue. Il confia donc ce travail à un jeune garçon de quinze ans, nommé Nafis, aussi beau qu'ambitieux, et aussi sensuel que corrompu. Chose étrange, ce Nafis présentait une ressemblance frappante avec Assim lui-même au même ge. Il le chargea de séduire Mehdi, ce qui fut facile, et de l'assassiner d'un coup de couteau dans le coeur une fois qu'ils seraient seuls, ce qui l'était moins a priori, mais Nafis était fort, et entra"né tant au combat que dans les choses de l'amour. Oh ! Certes, Mehdi se méfiait bien un peu de lui ; il sentait que quelque chose n'était pas clair chez ce garçon ; mais il était résolu à tenter l'aventure, confiant dans sa destinée. Il lui rappelait tellement un autre garçon qui l'avait ensorcelé il y a fort longtemps... Un soir, donc, il emmena Nafis dans la caverne, qui avait été aménagée en garçonnière douillette, endroit idéal pour ce genre d'escapades amoureuses. Là, Nafis prit tout son temps ; Mehdi lui plaisait, et il était tellement corrompu qu'il ne rechignait pas à jouir au maximum de sa victime avant d'exécuter sa sinistre besogne. Ils passèrent donc une nuit de frénésie sensuelle, torride et délectable ; ils s'unirent au moins trois fois, et le corps de Nafis, sous ses mains tremblantes, semblait à Mehdi être de feu ou de sucre. Ils s'enivrèrent de leurs caresses respectives aux limites de la folie. Enfin, un peu avant l'aube, comme Mehdi dormait paisiblement à ses côtés, Nafis le contempla amoureusement une dernière fois, pensa qu'il était dommage de devoir détruire quelque chose d'aussi beau, mais n'hésita pas le moins du monde. Visant le coeur, il lui planta violemment son poignard dans la poitrine... du côté gauche ! Puis il s'enfuit, satisfait de son oeuvre. Hélas pour lui, Assim n'avait pas pensé à prévenir Nafis que sa victime avait le coeur de l'autre côté... Mehdi souffrit le martyre, perdit énormément de sang, mais aucun organe vital n'avait été touché. Il lava donc la plaie, se fit un garrot à la poitrine, et reprit lentement le chemin de Naruq, appuyé sur un b ton fourchu qui lui servait de béquille. Il arriva en ville sur les genoux, se fit soigner par un bon médecin, mais sans trop se montrer, car le bruit de sa mort s'était déjà répandu, et il ne tenait pas à le démentir. Le soir même, dans sa chambre du palais, le vizir Assim eut la frayeur de sa vie en voyant para"tre le spectre de Mehdi, extrêmement p le, qui lui promettait de revenir le tourmenter pour le restant de ses jours s'il ne cédait pas le pouvoir à Sinan. Assim, qui déjà s'en voulait d'avoir fait assassiner Mehdi, ne se le fit pas dire deux fois ; il tomba à genoux, se prosterna en demandant pardon à Dieu, et le lendemain même, Sinan, qui n'y comprenait rien, fut promu vizir à la place de Assim. Il eut l'explication dans la soirée, quand Mehdi, empruntant un des couloirs secrets du palais qu'il connaissait bien, vint lui faire ses adieux en lui révélant ce qui s'était passé. Ils rirent de bon coeur, mais en fait, ce fut un moment émouvant entre ces deux amis dont les destins, pour la première fois, allaient se séparer ; car Mehdi, après le tour joué à Assim, qui donnait les pleins pouvoirs à Sinan, ne pouvait pas rester à Naruq, au vu et au su de tous. Il fallait qu'on le crût mort pour un bon moment encore. C'était le plus grand sacrifice qu'un homme pût faire aux idéaux et aux rêves de sa jeunesse, et il était résolu à le faire ; il était résolu à passer pour mort, à mourir vraiment aux yeux du monde dans lequel il avait toujours vécu. Il devait donc quitter Naruq, partir, partir loin, se faire oublier, et c'est ce qu'il fit. Après avoir embrassé Sinan une dernière fois, il s'embarqua discrètement pour une destination lointaine et encore inconnue. Pendant des années et des années, il voyagea autour du monde. Il voyagea, observa, apprit ; sa connaissance des hommes, du monde, de la sagesse, s'accrut encore au delà de tout ce qu'il aurait pu imaginer. En Inde, un ma"tre auprès duquel il resta plusieurs années l'initia à une très ancienne doctrine secrète qui renforça encore le côté surhumain de son être. Et pareillement en Afrique. Et il consigna ses observations de voyage dans de nombreux carnets qui furent publiés longtemps après, que l'on peut considérer comme un sommet du genre, car il avait l'oeil acéré, l'esprit pénétrant et bien organisé. Finalement, cet exil fut une bonne chose pour lui, et pour les nombreux garçons qu'il aima à travers le monde et à qui il laissa chaque fois un souvenir inoubliable. Mais il ne cessa jamais de penser à Naruq et à tous ces amis, qui, là-bas, le croyaient mort et le pleuraient - à part Sinan, Lutfi et Altaf qui bien sûr étaient au courant, ainsi que ses amis d'enfance Samir et Asmar ; à part ces cinq personnes, qui s'étaient juré de garder le secret, aux yeux de tous, il était bel et bien mort, et souvent il avait l'impression qu'une partie de lui-même était vraiment morte, ce jour fatal où le beau Nafis l'avait l chement poignardé. Néanmoins, après des années de silence, Sinan prit l'habitude de lui écrire une ou deux fois par an pour le tenir au courant de l'évolution des choses à Naruq. Il avait apaisé les relations avec Adebgir, réformé complètement l'État, amélioré la condition des humbles, fait souffler un vent de liberté, réalisé beaucoup de bonnes choses. Quant à Assim, après avoir été évincé du pouvoir, il avait eu un destin singulier : il s'était tourné entièrement vers la voie soufie, avec Issam dont il s'occupait toujours, et, dans un effort héroïque pour dominer les aspects ténébreux de son être, il s'était détourné du monde et réfugié dans le désert, le dhikr et la méditation. C'était peut-être sa vraie vocation, mais cela avait entra"né une rupture définitive avec son père, qui comptait sur lui pour garder une main sur le pouvoir. Désormais, Abdul-Bass"r était plus amer et plus isolé que jamais, dans son fief reculé où il régnait en ma"tre sur quelques arpents de désert en regrettant les ors de la capitale. En somme, d'une certaine façon, chacun de ces personnages avait émigré vers les "les du désert, avec des significations et des fortunes diverses. Quand Mehdi revint à Naruq après son périple autour du monde, il avait environ quarante-cinq ans, mais il en paraissait beaucoup plus. Sa vie avait été bien remplie, mais il était fatigué, de plus, dans un de ses voyages aux confins de l'Inde, il avait contracté le paludisme, ce qui donnait lieu chez lui à d'épuisants accès de fièvre. Il aspirait au repos, peut-être même au repos éternel, mais avant cela, il souhaitait trouver un garçon, un garçon de Naruq, son pays natal, qu'il pourrait aimer, et à qui il pourrait transmettre un peu de son immense savoir. Aimer une dernière fois avant de s'éteindre, perpétuer sa sagesse, telles étaient les idées qui l'obsédaient. Il rencontra et aima plusieurs garçons de Naruq, mais aucun ne lui parut suffisamment intéressant pour le former comme il le désirait, en faire son héritier spirituel. Il allait renoncer, quand il fit la connaissance du jeune Salahedd"ne. C'était un très joli garçon de dix ans, petit, avec une toute petite bouche pincée, des cheveux blonds en baguettes et des yeux en feuilles d'oranger, bruns et profonds, insondables, interrogateurs. Ce garçon le fascinait, et réciproquement. Or, ce n'était pas n'importe qui, c'était, tiens-toi bien, le petit-fils de l'ex-vizir Mu'tassim Abdul-Bass"r en personne ! Non pas le fils de Assim, mais d'un autre de ses enfants, sa fille bien-aimée, qui était morte en couche dix ans auparavant. Depuis, il élevait seul ce petit-fils miraculeux au fond de sa seigneurie, et il était devenu l'espoir et la lumière de ses vieux jours ; exclu du pouvoir, de la politique à laquelle il avait consacré son existence, exclu du siècle, de la vie et de tout, ayant échoué en presque tout, mais ayant conservé son savoir et son orgueil démesuré, il avait reporté tous ses soins et tous ses rêves de grandeur sur cet enfant délicat dont il espérait faire un futur vizir et le vengeur de sa race. Inutile de dire qu'il veillait sur lui plus jalousement qu'une lionne sur sa progéniture. Aussi, quand il apprit qu'au cours d'une réception au palais du sultan, à laquelle lui-même n'était pas allé, son petit-fils, emmené par un de ses oncles, avait fait la connaissance de Mehdi, qui y assistait en tant que noble étranger (mais dont l'identité, après toutes ces années, n'était plus un secret), et qu'ils s'étaient attachés l'un à l'autre, tu peux imaginer sa colère. Il fit tout pour s'opposer à cette relation ; mais l'enfant, à cette occasion, manifesta tout à coup une force de caractère déconcertante, qu'Abdul-Bass"r aurait accueillie avec satisfaction comme un signe qu'il était bien du sang de ses aïeux, si elle ne l'avait pas incité à faire tout le contraire de ce qu'il attendait de lui. Quel paradoxe ! L'enfant n'en démordait pas : il aimait profondément Mehdi, il revendiquait le droit de le fréquenter, sinon il ferait un scandale ; Abdul-Bass"r ne pouvait s'empêcher de se reconna"tre dans cette volonté inflexible et opini tre, et même d'en être secrètement fier, mais il ne pouvait que bl mer le choix déplorable de celui qu'il considérait véritablement comme son fils, plus que comme son petit-fils. Ce fut l'ultime trahison qu'eut à déplorer cet homme malheureux et maudit. Et elle le blessa plus que tout autre. Cependant, l'enfant cruel et passionné n'en avait cure. Il n'aimait guère son grand-père en vérité, quoiqu'il fût conscient de lui devoir beaucoup, et de lui ressembler énormément. Il était d'ailleurs effrayé de cette ressemblance, et s'en ouvrait à son nouvel ami, qui t chait de le rassurer. Une amitié fusionnelle s'était établie entre Mehdi et Salahedd"ne, enfant gracieux, généreux, aussi sensuel qu'intelligent ; Mehdi pouvait lui parler de tout, de ses voyages, de sa vie, il écoutait tout, enregistrait tout, comprenait beaucoup. Et l'enfant lui confiait ses rêves et ses attentes, et il s'éveillait en sa compagnie, comme une fleur s'ouvre au soleil. Mehdi avait eu le front de louer une maison dans Laouaï-Er, sur le propre territoire d'Abdul-Bass"r, pour être près de son nouvel ami. Et il lui avait enseigné sa devise, qui était restée la même au fil des années : << sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! >>, devise que l'enfant avait faite sienne. Un jour il lui dit : << - Tu sais, Salahedd"ne, il y a toujours des "les du désert. Le monde est un désert, bien souvent décevant à vrai dire, mais quelle que soit sa sécheresse, il y a toujours une "le quelque part qui t'attend. Trouve-la, et sinon, cherche-la, ne te fatigue jamais, ne renonce jamais ; cherche-les en toi même, si tu ne peux les chercher ailleurs, car les "les du désert sont en toi aussi : ce sont des endroits secrets, hors du temps, où jaillit une eau très pure qui lave tout, le rêve et le réel. Les "les du désert, ce sont tes rêves, et c'est aussi ce qu'il y a de plus pur, de plus réel en toi. Mais, en toi ou hors de toi, peu importe, c'est toujours les ailes du désir qui t'y conduiront ; l'homme, Salahedd"ne, n'est pas un être de raison, comme on le dit bêtement, mais un être de désir ; la raison même n'est qu'un désir de savoir. Sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! Que cette devise soit toujours la tienne, mon bien-aimé. Ne la perds jamais de vue, grave-la dans ton coeur ; si je venais à dispara"tre un jour, ne me pleure pas, mais rejoins-moi sur ces ailes ; je serai toujours à t'attendre, dans quelque "le du désert. Et si tu souffres, si tu es dans les ténèbres, accroche-toi à elles ; les ailes du désir... elles te conduiront où tu veux, vers la lumière, si tu gardes confiance... confiance dans les "les du désert... - Mehdi, c'est toi mon "le du désert, c'est là où tu es... je ne veux pas que tu ne sois plus là, je ne le supporterais pas ; je perdrais mes ailes, je perdrais mes yeux, mon coeur et tout. Mon grand-père veut faire de moi un homme de pouvoir, un tyran comme lui, mais je ne veux pas lui ressembler, non, plutôt mourir ! Il a régné, mais n'a jamais vécu ; moi je veux vivre, je veux aimer... je veux t'aimer, Mehdi. Sur les ailes du désir, vers les "les du désert, oui... mais avec toi ! - Comme tu es charmant, Salah ! Tu es si beau, si pur... qui croirait, en ce moment, que tu descends d'une telle lignée... pourtant, il y a quelque chose de dur, d'impitoyable en toi qui pourrait être ta force ou ta faiblesse... Le monde est si cruel ; ô Salahedd"ne, tu es si lumineux, si diaphane, mais je vois des ombres autour de toi, des ombres terrifiantes, qui rôdent, convoite ton fragile coeur... Hélas, je ne suis pas éternel ; je ne serai pas toujours là pour veiller sur toi... je redoute pour toi quelque chose de terrible ; oui, je crains qu'un destin tragique ne t'attende, que les ténèbres ne triomphent de cette lumière qui brille en toi aujourd'hui ; mais je ne t'en aime que plus... Le danger qui t'environne te rend touchant, bien-aimé. Quoi qu'il advienne, quoi que tu deviennes, je ne saurais m'empêcher de t'aimer ; puisses-tu rester fort, Salahedd"ne ; puisses-tu ne jamais laisser la haine et le ressentiment triompher, c'est tout ce que je te souhaite. Sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! Écoute... écoute bien ceci, et retiens-le surtout : si jamais, un jour, tu venais à oublier... à m'oublier... si le mal triomphait, si la nuit l'emportait... si un jour, tu était dans les ténèbres, si les ténèbres étaient en toi surtout... souviens-toi des "les du désert, tu pourras encore rena"tre, tu pourras tout recommencer ; rien ne sera jamais perdu pour un être comme toi, un être qui m'a choisi moi... et si même tu sens que ta fin approche, s'il ne te reste plus qu'un souffle de vie, une parole à prononcer, que cette parole soit notre devise : sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! Oh ! Oui, crois-moi, Salahedd"ne, quoi que tu aies fait, quoi que tu sois devenu ; si au dernier moment, tu as encore la force et la présence d'esprit de te souvenir de cette parole, tout sera effacé ; tu pourras redevenir un être de lumière, tu pourras me rejoindre, dans la lumière... et alors, ensemble, nous irons vers les "les du désert, ensemble à jamais, portés par les ailes de notre désir. Un souffle, une parole, Salahedd"ne ! Si tu te souviens... et je sais que tu te souviendras... alors, tout pourra recommencer ; tu me retrouveras, et tu seras réintégré dans ton harmonie initiale, dans ta pureté foncière... près de moi, Salah, ensemble à jamais, oui, fais-moi confiance ; et souviens-toi quoi qu'il arrive... je t'attendrai toujours ! - Oui, Oui, je te fais confiance, Mehdi... je ne sais pas de quoi tu parles, je ne vois pas ces ombres autour de moi, la seule ombre, mon grand-père, je l'ai chassée ; mais enfin, je te crois, et je te fais confiance, car je t'aime. Non, je n'oublierai pas notre devise ; et même si je l'oubliais, je te promets que, s'il me reste un seul souffle de vie, une seule parole à dire, ce sera celle-là ! - Qu'il en soit ainsi, Salah, qu'il en soit ainsi ! >> Et Mehdi l'embrassa de tout son amour. Cependant, l'odieux Abdul-Bass"r, vieillard rongé par l'aigreur et le ressentiment de l'orgueil déçu, tolérait de plus en plus mal l'amour entre son petit-fils chéri et son ennemi de toujours, Mehdi. Il résolut donc à son tour de le faire assassiner. Il chargea un serviteur de s'introduire chez lui et de le frapper en plein coeur, pendant son sommeil. Mais ce serviteur stupide commit la même erreur que Nafis autrefois - lequel, entre-temps, s'était d'ailleurs repenti et avait rejoint Sinan. Il frappa donc Mehdi du côté gauche, et notre ami, une fois de plus, s'en tira indemne quoique affaibli : pour la deuxième fois de son existence, sa conformation anormale lui avait sauvé la vie. Salahedd"ne l'aida à se soigner, et à gagner discrètement la fameuse caverne, qui existait toujours, et où il passa les dernières années de sa vie, caché de tous, comme H jib autrefois. Seul Salahedd"ne, cette-fois, savait qu'il était toujours vivant, car il savait que, si la nouvelle de son assassina manqué s'ébruitait, les hommes d'Abdul-Bass"r, seigneur féodal puissant que même le sultan ménageait, le traqueraient sans répit. Il n'y avait de salut pour lui qu'à rester sous la terre, exactement comme pour H jib en son temps, et c'est ce qu'il fit. Mais c'est à partir de là que Salahedd"ne, qui se mit à haïr son grand-père de toutes ses forces, commença à nourrir du ressentiment à l'égard de la terre entière. Tant que Mehdi demeura vivant dans la caverne, il continua toutefois à l'aimer et à le servir de tout son coeur. À présent, la nouvelle de la mort de Mehdi s'était une nouvelle fois répandue dans tout le pays. Sinan se doutait de quelque chose, et bien sûr Lutfi et Altaf connaissaient la vérité, mais ils gardaient le secret. Assim, quant à lui, ne songea pas que son père avait pu commettre la même erreur que lui autrefois. Il vivait depuis longtemps retiré du monde, dans la lumière de la spiritualité, et cette lumière l'empêcha de discerner ce qui aurait dû lui crever les yeux. Il crut donc comme tous les autres à la fausse nouvelles, et, malgré la sérénité qu'il avait acquise, en conçut une haine effroyable contre son père, car le nom de Mehdi était lié pour lui à ce qu'il y avait de plus sacré sur terre. Or, il avait acquis par la méditation et l'initiation une puissance occulte redoutable ; il utilisa cette puissance pour venger Mehdi : dans la nuit, il prononça des invocations mortelles contre son père ; le vieil Abdul-Bass"r fut frappé par les puissances invisibles, les anges exterminateurs. Il expira dans d'atroces convulsions, sous le regard éberlué de ses serviteurs et de ses médecins impuissants. Telle fut l'horrible fin de cet homme sinistre. Hélas, la fin de ce grand seigneur, qui était resté puissant malgré tout, fut le signal déclencheur d'une série de troubles dans le pays. D'abord, les serviteurs les plus proches et les amis - ou plutôt alliés politiques - d'Abdul-Bass"r, voulurent le venger à son tour, et ils firent exécuter le responsable, son fils Assim, qui mourut en saint et en martyre dans son clo"tre soufi, sous la main des sicaires. Un meurtre dans un khandaq soufi, c'est rare, et c'est une chose grave, car c'est non seulement un crime, mais une profanation. Les puissances invisibles qui veillent sur ces lieux saints se décha"nèrent alors, et le pays sombra vraiment dans une période de troubles profonds. Le grand vizir Sinan, apprenant la nouvelle du meurtre de Assim, fut tellement ému et furieux qu'il lança une expédition guerrière contre la province de Laouaï-Er, pour punir les responsables. Mais ceux-ci, qui étaient les ennemis de Sinan depuis toujours, avaient vu venir le coup, et ils étaient résolus à se défendre. Il s'ensuivit des batailles épouvantables, sanglantes, au cours desquelles beaucoup de nos amis, notamment Lutfi et Altaf, perdirent la vie ; on était bien loin, cette fois, des pacifiques batailles de gamins dans le désert ! Finalement, au prix de pertes humaines considérables, la sédition fut matée, le calme revint en partie, la seigneurie de Laouaï-Er échut à Tamim, que Sinan récompensa ainsi pour une vie d'amitié loyale. Mais il ne faudrait pas croire que les anciens amis d'Abdul-Bass"r s'en tinrent quitte pour autant. Ils continuèrent à fomenter des troubles, et, pour calmer les esprits, le sultan fut obligé de les faire revenir à la cour, et confia à plusieurs d'entre eux des postes importants. Ils avaient perdu militairement, mais gagné politiquement. C'en fut fini de la belle époque où Sinan régnait, imposant ses valeurs d'amour, de justice et de partage. Naruq connut de nouveau des heures plus sombres. Avec le retour des iniquités et de la corruption, les faisceaux du désert, que Mohand avait seulement mis en veilleuse, reprirent leur activité. Cela affaiblit d'autant la position de Sinan, qui était pourtant de coeur avec eux. Mais voici maintenant le pire : il y avait, dans Naruq, un homme, un seul, qui haïssait suffisamment Mehdi pour le conna"tre bien, et qui se doutait qu'il était toujours en vie. Cet homme, ce n'était autre que l'ancien serviteur féal d'Abdul-Bass"r, le propre beau-père de Sinan ! Cet horrible vieillard, à qui la haine avait conservé un semblant de jeunesse, avait une double raison de haïr Mehdi : d'abord, la disgr ce d'Abdul-Bass"r avait entra"né la sienne, et il n'avait jamais pardonné le tort causé par Mehdi et Sinan à son ma"tre bien-aimé et à son fils. Mais il y avait encore une autre raison, ignorée de tous jusque-là : qu'on se figure que cet homme sinistre, lui aussi, avait aimé Sinan jeune ! Mais d'un amour douloureux, sans espoir, car il savait qu'il n'en serait jamais aimé. Il avait rêvé, en effet, de prendre la place de Hudhayfa, et c'était en partie dans ce but qu'il avait comploté contre lui, mais ensuite, il s'était très vite rendu compte qu'il n'avait fait que comploter contre lui-même, car, en perdant Hudhayfa, il avait ruiné toute ses chances d'être un jour l'ami du beau Sinan. Il l'avait donc aimé en secret et sans aucun espoir pendant toutes ces années, et la place que Mehdi tenait dans le coeur de Sinan le rendait fou de jalousie. Et les derniers événements, naturellement, avaient encore décuplé, et même pire, sa haine contre Mehdi. Or, lui connaissait bien la spécificité de Mehdi, qui avait longtemps hanté sa maison. Patiemment, il s'était renseigné, avait mené son enquête ; il avait ainsi appris, notamment, que Sinan n'avait jamais fait la prière des morts en l'honneur de Mehdi, ce qui conforta grandement ses soupçons. Ayant acquis la certitude que Mehdi était toujours vivant, et se doutant qu'il se cachait dans la caverne dont lui-même avait jadis révélé l'emplacement à Abdul-Bass"r, il se dit en son for intérieur : << tu auras échappé deux fois au poignard, mais pas trois ; par ma barbe, la troisième fois sera la bonne ! >> Il chargea donc un serviteur d'aller jusqu'à la caverne, de trouver Mehdi, et de le frapper d'un coup de poignard, mais cette fois, il lui ordonna expressément de frapper du côté droit, sans quoi il se chargerait lui-même de lui arracher les yeux et la langue, et de donner son coeur à manger aux chiens. Le serviteur ne se le fit pas répéter deux fois. Mais il faut dire, par ailleurs, que Mehdi, dans son coeur, avait eu vent de ce complot, il en avait humé les effluves, il sentait que quelque chose se tramait contre lui. Mais il était fatigué de cette vie, affaibli, beaucoup de ses amis étaient morts, Lutfi et Altaf étaient mort, et de l'au-delà ils lui parlaient encore, ils lui parlaient de la beauté du Ciel, et des "les du désert qu'on trouve là-bas ; et il aspirait à les rejoindre. Alors, il était résolu à laisser advenir ce qui devait advenir, à ne pas s'opposer au bras du destin. Quand le serviteur vint dans la caverne, il le regarda en face et lui dit : << - Jeune homme, tu viens me tuer n'est-ce pas ? - Ce sont mes ordres, S"d", répondit le garçon, qui ne devait pas avoir plus de dix-neuf ans. - On t'a bien recommandé de viser le côté droit, n'est-ce pas ? - En effet, S"d". Avez-vous une dernière prière ou une recommandation à faire ? - Oui ; je vais prier All h de te pardonner, car tu es jeune, et surtout tu es beau ; je ne voudrais pas qu'une si belle forme aille brûler en Enfer. >> Et Mehdi fit une rapide prière pour l' me de son assassin, après quoi il offrit bravement sa poitrine à la dague du jeune homme, qui hésitait devant tant de courage ; Mehdi dut l'exhorter à faire son devoir, et le jeune homme finalement s'exécuta, mais par la suite il s'en voulut tellement qu'il entra à son tour dans la voie soufie pour faire pénitence ; et il eut pour ma"tre Issam, un Issam vieillissant, mais plein de lumière, qui était devenu le cheikh de cette confrérie. Ainsi finit Mehdi, qui avait eu une vie magnifiquement remplie et exemplaire à tout point de vue. Mais sa mort, crime impardonnable aux yeux des puissances invisibles, décha"na de nouveaux troubles dans le pays. D'abord, pour Salahedd"ne, ce fut une tragédie personnelle dont il ne se remit jamais ; il en voulut à la terre entière, même à Mehdi, par qui il se sentait abandonné, trahi en quelque sorte. Il commença par vouloir le venger ; il insista auprès de Sinan pour qu'il lui donn t le nom du tra"tre ; d'abord Sinan refusa fermement, car il trouvait que trop de sang avait déjà coulé, et puis il craignait pour la vie de ce jeune garçon. Mais ensuite, de le voir si bouleversé et si déterminé, le fit changer d'avis ; il décida au contraire de se servir de lui pour se débarrasser d'un homme qu'il haïssait depuis toujours, et qui avait tué l'être qui lui était le plus cher au monde. Il lui donna donc le nom de son beau-père, et aussi deux forts serviteurs pour l'assister dans cette t che. Flanqué de ces deux sbires, qui allaient devenir plus tard ses complices, Salahedd"ne mit la main sur l'inf me vieillard qui avait commandité la mort de son bien-aimé, et s'acharna sur lui toute une après-midi, ce qui lui donna le goût du sang. Et après, il ne put plus s'arrêter ; en rage contre la société tout entière, il commença par rejoindre les faisceaux du désert, dont il devint un des chefs les plus redoutés. Mais il fut bientôt exclu des faisceaux eux-mêmes, car jugé trop sanguinaire. Alors commença véritablement pour lui la descente aux enfers. Il fonda sa propre organisation, dédiée au crime et à la destruction. Tu sais ce qu'il en est advenu. Salahedd"ne était un homme intelligent, et un chef redoutable, qui savait se faire obéir. Pendant des années et des années, il régna en ma"tre sur les hordes de hors-la-loi qui écumaient le désert. Sa cruauté était légendaire, mais personne n'en connaissait la véritable cause. - Jusqu'à maintenant, dit Mounir. - Eh oui ! Dit Fouad. J'avais ce secret enfoui en moi, étant un peu l'ombre de Mehdi si tu veux. Maintenant je te le confie, fais-en ce que tu veux. - Ainsi s'expliquent les derniers mots de Salahedd"ne ! Mehdi avait donc raison : au dernier moment, il a trouvé la force de se souvenir des bonnes paroles, il est donc revenu dans la lumière. Quel tragique destin que celui de ce Salahedd"ne ; c'était un homme remarquable, et d'abord un garçon valeureux, il aurait pu faire quelque chose de bon ; mais les hommes l'ont détruit prématurément, du coup il a versé dans la destruction pure, il n'a pas su construire... que de talents g chés... Mais je suis soulagé de savoir qu'à la toute fin, il est revenu du bon côté. Je suis sûr qu'il est redevenu le garçon qu'il avait été, et qu'ils sont toujours ensemble, dans quelque "le du désert... dans la lumière... tu vois Fouad : sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! C'est vrai, c'est une belle parole ; nous non plus, n'oublions pas. - Oh ! Pour moi, je crois qu'il n'y a pas de risque. - Pour moi non plus, je ne suis pas Salahedd"ne. Quoique... l'histoire montre bien qu'il n'avait pas vraiment oublié, en fait. De plus, il a laissé derrière lui un garçon qui a hérité de toute la lumière qu'il avait eue en lui, qui est devenu mon amant puis mon meilleur ami, et l'un des piliers de l'Ordre. Ce cher Hamid, il faudra lui annoncer la bonne nouvelle ! Il sera heureux de savoir qu'il n'a plus à rougir de ses origines. - Oui, écoute la fin maintenant. Après la mort de Mehdi, la révolte de Salahedd"ne, le meurtre de son beau-père, Sinan était très affaibli, fatigué et écoeuré ; c'en était trop pour lui. À son tour, il tourna le dos au monde ; il se réfugia dans la caverne, là même où son père avait passé la fin de sa vie. Il s'y retira avec un jeune garçon qui fut le dernier amour de sa vie, et à qui il enseigna le plus qu'il put de sa science ; ce jeune garçon l'aima et le servit dans ce havre pendant des années, des années de solitude et de nostalgie, tempérée par la présence lumineuse de cet éphèbe qui l'aida à finir sa vie dans la sérénité. Quand il fut tout à fait las de vivre, et sentant que sa fin était proche, il fit ses adieux au jeune garçon, au monde et à tout ce qu'il aimait, et entra dans l'éternité par le même chemin que son père, par la source Mahjub. Il entra et disparut dans cette eau dont l'emplacement est perdu depuis, car le garçon a fait sa vie ailleurs et n'en a jamais révélé le secret à personne. - Mais il y a tout de même quelqu'un qui le conna"t, n'est-ce pas ? - Eh ! À quoi servirait-il d'avoir le coeur du bon côté ? Si tu veux, un jour... enfin bref ; depuis, Sinan repose là, en paix, son me a rejoint celle de Mahjub et de H jib, et de tous ses aïeux. Aïssar, qui était resté son fidèle collaborateur pendant toutes ces années, lui succéda d'abord en tant que vizir, mais il était également vieux et usé, et faible politiquement. Il ne régna pas longtemps et s'éteignit dans la solitude, mais convaincu d'avoir toujours fait les bons choix. Quant au reste de leurs amis, Mohand, etc., ils eurent des fortunes diverses et des fins itou. Dans l'ensemble, ils ont eu des vies bien remplies. Mais l'histoire des faisceaux du désert, comme tu le sais, se solde par la victoire de l'organisation de Salahedd"ne, et celle-ci... - Par la chute du criminel abominable qu'il était devenu, et par le triomphe de l'Ordre qui s'en est suivi. Oui, Fouad, ainsi tout s'encha"ne ; leur histoire et la nôtre... - Ne font qu'une finalement. - Ce sont les prémices de ma propre histoire que tu m'as racontées, comme on ne me les avait jamais racontées, et je t'en suis reconnaissant. >> Sur ce, Mounir embrassa Fouad ; il avait eu autant de plaisir à l'écouter que celui-ci à raconter cette incroyable histoire, mais ils étaient satisfaits tous les deux d'en avoir fini afin de pouvoir passer à des plaisirs plus substantiels. Ils s'ab"mèrent donc ensemble dans le stupre le plus phénoménal, le plus abyssal, le plus sublime, et s'agonirent mutuellement des caresses les plus folles pendant un long moment de jouissance pure. Le corps de Fouad enchantait Mounir autant que son esprit ; il lui racontait de bien autres histoires, plus enivrantes encore. Quand ce moment fut consommé, ils restèrent encore un certain temps à rêver l'un contre l'autre, respirant ensemble, Mounir fumant l'opium en caressant la tête de Fouad. Tout à coup, Mounir dit : << - Au fond, je sais maintenant ce que c'est d'avoir le coeur à droite. - Ben oui, répondit Fouad, tu es des nôtres maintenant. - Oui, mais c'est pas ça que je voulais dire ; je comprends ; mieux que toi, mieux que Mehdi peut-être, bien qu'il me parle, à moi aussi, maintenant. Ce que je veux dire, c'est que ce qui compte, ce n'est pas ce morceau de chair qui est à droite ; c'est l'autre côté. C'est ce vide qui est à gauche. Ce creux, cet espace dans la poitrine, cette excavation, là où les autres hommes ont l'organe de chair. C'est toujours dans ce vide que réside l'organe véritable, subtil ; c'est lui qui peut accueillir les vibrations de l'invisible, tu comprends ? - Continue. - La plupart des hommes l'ont à droite, du côté de la lumière et de l'intelligence, nous l'avons du côté de la nuit et de l'intuition. Les facultés sensibles et intelligibles sont juste inversées chez nous ; nous sentons ce que les autres saisissent par la pensée, et concevons distinctement ce qu'ils perçoivent par l'intuition. Nous percevons l'invisible et comprenons le visible, tandis qu'eux c'est l'inverse. C'est en cela que nos deux humanités sont complémentaires. - C'est tout ? - Non, j'ai compris encore autre chose. All h, d'après la tradition, a deux mains droites ; parce qu'en Lui, sentir et comprendre sont une même chose. L'homme seul a une main gauche, et un côté gauche par conséquent... la gauche est le propre de l'homme. Je veux dire que c'est la distinction entre la gauche et la droite, entre le sentir et le conna"tre, qui fait l'homme, qui est le propre de l'humain. C'est elle qui le distingue de Dieu, c'est elle qui nous rendait nécessaires à Lui ! C'est un peu comme, pour le soleil, il n'y a ni Occident ni Orient ; ces distinctions n'existent que vues de la terre, et sans elle le soleil ne serait pas le soleil, juste une étoile ordinaire. Avant, j'aurais pu tout au plus concevoir cela ; mais maintenant, je le sens. Cela et bien d'autres choses encore. - Cette fois, tu as tout compris... Mehdi serait fier de toi. - C'est lui le vrai ma"tre de l'Ordre ! - Sur les ailes du désir, vers les "les du désert ! - Ainsi soit-il ! >> Mounir caressa de plus belle les cheveux de Fouad, et des cheveux il passa rapidement à sa frêle tige frémissante, avide de plaisir ; et ils se mêlèrent de nouveau l'un à l'autre, emplis d'une infinie compréhension réciproque. 67. Chambardement Enfin, il est venu, ce jour, ce grand jour, où l'Ordre doit triompher de Naruq effondrée. Le jour du grand chambardement, tant attendu de ceux qui aiment les garçons. Toute la cité de toile est en effervescence. La veille, Mounir a employé la journée à passer ses troupes en revue, comme un bon général. Il a accordé une attention spéciale à chaque garçon ; il en a éprouvé la force et le courage à tous, et il les a enhardis en rentrant dans la plupart ; quand il était fatigué de les assaillir par l'arrière - car même un surhomme a ses limites - il les suçait ; et cela procurait autant de plaisir aux garçons qu'à lui, et cela renforçait la vaillance des garçons. Et il leur annonça que l'attaque était pour le lendemain ; la grande bataille qui devait décider définitivement du sort des habitants de Naruq, bataille ultime, que l'Ordre ne pouvait que gagner. Mounir sentait que sa virilité avait atteint son paroxysme, et que la cité qu'il convoitait devrait nécessairement tomber dans sa puissance ; c'est beau de se sentir le Ma"tre, c'est beau de se savoir sur le point de gagner le plus grand des combats, d'accomplir sa Destinée. Aux petites heures de la nuit, le ma"tre de l'Ordre s'était réuni une dernière fois avec Hamid, le père Anastase et quelques-uns de ses généraux, pour arrêter les dernières dispositions de leur plan de bataille. Il fallait notamment décider si l'on entrerait dans la ville par l'est ou par l'ouest ; après bien des hésitations, bien des discussions, la décision fut prise, sur base des renseignements dont on disposait concernant l'état des forces du sultan, et des hypothèses raisonnables que l'on pouvait faire pour compléter ces informations. À l'aurore, les plus intelligents et les plus méritants des garçons furent mis au courant des résolutions prises dans la nuit par les chefs ; les autres furent simplement prévenus que quelque chose de grand se préparait, et qu'ils auraient à donner le meilleur d'eux-mêmes. L'enthousiasme de tous ces jeunes gens était à son comble. D'autre part, la partie féminine de l'Ordre ne fut pas oubliée ; la belle et noble Fatima et ses jeunes amazones étaient mises à contribution. Il avait fallu environ une semaine pour tout préparer ; une semaine entre la décision de passer à l'attaque et sa mise en oeuvre effective ; pendant ces sept jours fatidiques, Mounir avait mûri presque seul le plan de l'action ; mais il avait pris conscience qu'avant d'en découdre avec le monde, il devait d'abord vaincre son ennemi personnel, l'homme à la tête de sanglier. Cela, c'était son affaire à lui ; personne d'autre ne devait s'en mêler. Et justement, pour la première fois de sa vie, il se sentait assez fort pour affronter directement le Mal absolu, l'entité mauvaise qui, aussi loin qu'il remonte dans ses souvenirs, lui avait voué une haine absolue. Désormais, il se sentait invincible ; il l'était. Lui, l'Homme, avant de mener les siens à la conquête de l'univers, devait affronter la Hure - et l'abolir, définitivement. Il partit seul, n'emportant que son courage et la tête de bélier. Il marcha jusqu'au repaire de la Tête ; ce fut la dernière fois qu'il utilisa le principe d'invisibilité que lui avait communiqué l'alchimiste Azzeddine. Gr ce à ce stratagème, il pénétra sans peine jusqu'au coeur du repaire, dans le cloaque fétide où la Tête de sanglier régnait seule sur ses misérable troupes. Quand il fut seul à seul avec son ennemi de toujours, il le regarda au fond des yeux, de son beau regard m le ; la stupéfaction, puis l'épouvante, gagna alors l'adversaire. Mounir sentit qu'il avait déjà gagné ; en cette minute, la Tête de cauchemar, qui avait répandu la terreur sur le monde, n'était plus rien ; rien qu'un vieil homme malade, méchant, impuissant, incapable d'amour pour un beau garçon - l'être le plus vil et le plus méprisable de l'univers. Alors, suivant les conseils que lui avait donnés la tête de bélier, Mounir prit cette dernière à deux mains, la leva très haut, et la jeta violemment contre la Tête de sanglier, qui n'eut pas le temps d'esquiver le coup. Une conflagration magnifique s'ensuivit ; une débauche de couleurs, de feux et de lumières embrasa toute la bauge sinistre. La Tête de sanglier disparut dans ce déluge de flammes polychromes ; l'Enfer ravala cet être qu'il avait jadis vomi sur la face de la terre. Ô surprise ! Là où se tenait, il y a quelques instants à peine, la Hure infernale, à l'endroit précis où s'étaient rencontrées et mutuellement annihilées les deux têtes, il y avait maintenant un tout petit bout d'homme, de dix ou onze ans, beau comme un coeur, qui regardait Mounir avec reconnaissance. << - Merci, dit le jeune garçon ; vous m'avez délivré de cette Tête de Sanglier immonde, dont j'étais prisonnier depuis des lustres. - Comment, dit Mounir, c'était donc toi, la Tête de Sanglier ? - Oui, c'était moi ; je ne sais plus comment ce sortilège a commencé, mais vous m'en avez délivré ; je ne saurai jamais assez vous en remercier. - Mais tu n'as pas à m'en remercier ; je suis là pour libérer les garçons, quelle que soit la forme de leur servitude. Même dans le plus vil, le plus abominable des êtres, il y a un garçon blessé qui sommeille ; moi, j'ai voulu libérer le monde de la Tête de Sanglier, et sans le savoir, c'est le jeune garçon en elle que je libérais, c'est-à-dire toi. Je ne sais pas ton nom ; peut-être n'en as-tu pas encore. Aujourd'hui, je t'ai libéré de la Hure affreuse sous laquelle tu te cachais ; tu es beau, tu es un enfant, à toi de grandir et de faire ton chemin. - Je voudrais le faire avec vous, seigneur Mounir ; vous que j'ai si longtemps combattu, sans savoir ce que je faisais. - Bon, d'accord, dit l'homme sombre en souriant, mais alors juste un bout. - Oui, juste un bout ; ce sera un merveilleux bout de chemin. >> Disant cela, le garçon prit Mounir par la main ; et celui-ci prit le garçon sous son aile. Sans ajouter un mot, il l'emmena avec lui jusque dans son propre repaire ; là, il lui fit boire la coupe du Plaisir ; et le garçon aima ce breuvage. Ainsi finit, dans d'exquises libations, la sombre histoire de la Tête de sanglier. Une fois le monde débarrassé de ce fléau, Mounir put songer à son aise à la façon dont il prendrait Naruq. Il imaginait la ville comme un immense garçon, sur lequel il comptait pratiquer une sodomie colossale ; l'Ordre tout entier devenait le prolongement de son appendice caudal ; et la guerre qu'il s'apprêtait à livrer devenait une copulation fantastique - un acte d'amour dévastateur et barbare. C'est dans ces circonstances que le retour d'Aymane apparut à Mounir comme un heureux présage. Aymane, et son inséparable compagnon Ad"l, revenaient du désert où les avait provisoirement confinés Mounir ; Aymane avait enfin appris à ma"triser son pouvoir. Il n'était plus le jouet de ses propres émotions. Il pouvait désormais commander au climat quand il le désirait, mais la plupart du temps, ses états d' me n'avaient plus d'incidence sur le temps qu'il faisait. C'était une grande victoire que le garçon, à force de concentration, avait remportée sur lui-même. Du coup, Aymane et Ad"l avaient décidé de partir en voyage autour du globe, afin d'aider les peuples des régions arides, aux prises avec la dureté du climat. Mais auparavant, ils étaient venu saluer Mounir et les gens de l'Ordre ; ils les trouvèrent en plein préparatifs de guerre, comme nous l'avons vu. Ils comprirent qu'ils arrivaient au bon moment ; tandis que la joyeuse cohorte garçonnière de l'Ordre déboulerait sur Naruq comme une nuée de sauterelles affamées, Aymane décha"nerait la tempête. Ce serait un spectacle à ne pas manquer. Mounir accueillit donc ce garçon miraculeux avec beaucoup de déférence ; afin d'exciter au maximum son courage, il le suça avec application, et avec un art consommé. Jamais encore il n'avait pratiqué autant de coïts oraux en une seule journée ; presque tous les garçons de l'Ordre y étaient passés ; c'était sa façon de battre le grand rassemblement de ses forces. Cependant, Marzouk, qui, ayant su gagner la confiance de Mounir, avait réussi à conna"tre les détails du plan de bataille, se souvint de la promesse faite à Mokhtar. Son amour parla plus fort que son inquiétude ; il écrivit donc à son ami une lettre dans laquelle il décrivait avec précision le projet de l'attaque. C'est ainsi que, deux jours avant le jour fatal, le prince Mourad reçut la visite du jeune espion. Tra"tre jusqu'au bout, Mokhtar allait-il compromettre la réussite des projets de Mounir ? << - Seigneur Mourad, dit Mokhtar, voici quels sont les plans subtils de Mounir : il ne prendra pas tout de suite la capitale ; il a arrêté quelque chose de plus diabolique. Il prendra d'abord les deux villes portuaires, aux confins du royaume : Lijni à l'Est, et Rahoz au Sud. - En es-tu bien sûr ? Dit Mourad. Je pensais qu'il attaquerait au coeur. - Non, je vous le dis, il est plus subtil que cela. Il veut d'abord prendre les deux grands ports du royaume, de manière à contrôler sa puissance maritime. Ainsi, il pourra l'isoler du monde extérieur, et préparer tranquillement sa venue vers la capitale. Il s'emparera des réserves de poudre et des armes entreposées dans les forts de ces villes, ce qui le rendra plus puissant pour marcher sur Naruq ; il aura le pouvoir sur les colonies maritimes dont votre État tire sa principale subsistance et sa richesse, de sorte qu'il pourra l'étouffer économiquement pour mieux l'affaiblir ; c'est un plan diabolique. Mais il y a encore autre chose. Vous savez que Mounir est très ami avec le sultan Amru Ziyad, dont le jeune État, au delà des mers, est une puissance montante. Cet allié précieux a des troupes redoutables qu'il a mises à la disposition de Mounir, qui lui a promis une partie de l'État de Naruq en échange. Gouvernant les ports, Mounir leur ouvrira toutes grandes les portes du royaume, et alors, c'est toute la puissance du pays d'Amru, en plus de celle de l'Ordre, qui fondra sur vous. Vous voyez quel est le péril. Faites ce que vous avez à faire. - Mon Dieu, ce plan me para"t étrange, mais c'est vrai qu'il est subtil. Mounir est vraiment un homme satanique. Heureusement, tu as suffisamment montré, dans le passé, que nous pouvions te faire confiance. Tu as plusieurs fois trahi Mounir, d'une manière qui aurait pu lui être fatale. Cette fois, gr ce à toi, je suis sûr que le Bien va triompher de son Ordre maudit. - Tawakkal 'ala-Ll h, S"d" ! (Remettez-vous en à Dieu, Seigneur !) - Tu es un brave petit. >> Cet élément créa une situation nouvelle ; le fait est qu'à présent, Mourad savait. Il connaissait les projets secrets de Mounir, et connaissait le moyen d'en découdre définitivement avec l'Ordre. Il fit donc ce qu'il avait à faire. Sans attendre, il envoya le gros de ses troupes, c'est-à-dire la quasi-totalité de l'armée, à part une faible garnison qui resta à Naruq pour parer à toute éventualité, vers les deux cités portuaires de Lijni et Rahoz. Dans la première, les garnisons étaient commandées par le fidèle bras droit de Mourad, le rusé Taqiedd"ne. Dans la seconde, les opérations étaient dirigées par le chef de la garde du sultan, le vaillant Abdul-Q hir en personne. Tous deux avaient les sens en alerte, l'esprit en éveil, prêts à parer à l'attaque la plus redoutable du ma"tre de l'Ordre et de ses alliés étrangers. Au passage, Mourad récompensa royalement Mokhtar pour ses bons et loyaux services. L'Ordre attaqua le mardi, à l'aube, en plein coeur du pays, à Naruq même. Les villes de Lijni et Rahoz n'avaient jamais été si tranquilles ; Mourad, qui était resté seul à Naruq, privé de ses deux principaux lieutenants, et de la quasi-totalité de son armée, vit qu'il s'était fait jouer sur toute la ligne. Il s'était fait avoir dans les grandes largeurs. Le temps de rappeler les troupes qui étaient sur la côte, à deux journées de marche au moins, Naruq ne put livrer aucune résistance efficace. La déconfiture fut totale. Des milliers de garçons enragés prirent d'assaut cette ville qui avait les dimensions d'un pays. Ils renversèrent tout, ne laissant quasi rien debout. Ils portaient avec eux l'incendie. La plupart étaient nus, ne voulant pas s'embarrasser de vêtements qui gêneraient leurs mouvements ; ils attaquèrent donc nus comme des vers, et armés jusqu'aux dents. En moins d'une demi-heure, la plupart furent couverts de sang - le leur ou celui de l'ennemi ; et c'était un spectacle terrifiant que ces corps de jeunes guerriers écarlates qui se répandaient en hurlant dans les rues de Naruq. Ils semèrent la désolation. Partout, on voyait maintenant des décombres fumants à la place de ce qui avait été une cité calme et prospère. À la tête de la sanglante procession, Mounir et Hamid - qui étaient habillés, eux, tout en noir, couleur de la guerre sainte - caracolaient, triomphants, fiers de leurs hommes et de leurs garçons. Najib, Arslan, Marw ne, Haydar, Chakir, Nadir, Bachir, Fayruz, Nuhad et tous les autres les suivaient de peu, le sabre ou la torche à la main. Au milieu du tumulte, Aymane, calme, implacable, décha"nait le sirocco, faisait tonner l'orage et resplendir la foudre. Tawfiq et Abdul-Hakim se battaient côte à côte et s'en donnaient à coeur joie. Un gorille noir nommé Bessam se battait à mains nues, démolissant des têtes à coups de ses énormes poings, son jeune fils, juché sur ses épaules, l'encourageant et applaudissant. Abdul-Maj"d avait amené avec lui la jeune garde des génies marins, et même d'autres espèces de génies, qui s'étaient jointes à eux pour l'occasion ; le jeune Idriss et ses brigands, et les jeunes malandrins de la branche indienne de l'Ordre, et même le sultan Amru Ziyad, ancien matelot, avec le beau Dalil et une ribambelle de garçons étrangers qui les accompagnaient, accoururent également, gr ce au charmeur de fenêtres qui déploya toute la puissance de son art pour les faire venir ; jaillissant des profondeurs de la terre, Rostom, à la tête des garçons d'Atraga, vint prêter main forte à leurs alliés de l'Ordre ; même Fatima et ses amazones étaient là. Et l'on apercevait, ici et là, de jeunes squelettes avec un cristal bleu à la place du coeur, qui se battaient comme des humains et terrorisaient l'adversaire. Toutes les forces naturelles et surnaturelles étaient de leur côté. Toutes les énergies positives évoquées, rencontrées au cours de ce récit, toutes ces figures emblématiques de la vie et de la jeunesse éternelle étaient réunies, rassemblées, en une grande synthèse bariolée, fulminante et décha"née. C'était l'apothéose. C'était horrible et beau. Il y avait aussi ceux qui ne prenaient pas part aux combats, mais qui étaient là quand même, apportant leur soutien, participant indirectement ou symboliquement. Le père Anastase, le Khwadja Sir djudd"ne et tous les anciens de l'Ordre, trop vieux ou trop sages pour combattre, assistaient de leurs prières ou de leur influence occulte les combattants qu'ils encourageaient. Le poète Abdul-Fat , dont le courage physique n'était pas la principale qualité, et qui avait un peu peur de salir ses beaux habits à la mode, regardait, et prenait des notes en vue d'une ode future consacrée à la grandiose bataille. Il pensait ainsi contribuer, à sa modeste façon, à la gloire de l'Ordre ; pourtant la modestie, en général, ne l'étouffait pas. Mounir avait choisi le mardi pour attaquer, car c'était son jour fétiche, le jour de sa naissance, et de la création des fléaux selon la tradition islamique. C'était aussi, bien sûr, le jour de Mars, dieu antique de la guerre. Il n'avait pas choisi le mercredi, jour de la création de la lumière. Et il avait choisi d'attaquer par l'ouest, car c'est de l'occident que viennent la nuit et la destruction. Mais il ne s'attendait pas à rencontrer si peu de résistance de la part des hommes de Mourad ; il ne s'attendait pas à trouver la cité à peine défendue par un bataillon de réserve, et se demanda où était le reste de l'armée. Nous le savons, elle était dans les deux villes côtières, loin de la capitale, en train d'attendre une attaque d'Amru Ziyad qui ne viendrait jamais. Tout cela, c'était une invention du rusé Mokhtar. Mokhhtar qui, depuis des mois, à force de petites trahisons, avait progressivement gagné la confiance aveugle de Mourad, pour mieux le jouer et l'abuser quand viendrait le jour de la grande bataille. Mokhtar n'avait jamais trahi l'Ordre ! Lorsque Mounir avait fait ses présents aux autres garçons, et l'avait oublié, lui, il s'était senti abandonné et mésestimé par son ma"tre bien-aimé, il est vrai ; c'est alors qu'avait germé dans son esprit l'idée, non pas de se venger, comme on aurait pu le croire, mais d'accomplir une action d'éclat, qui rehausserait son mérite aux yeux de Mounir. Patiemment, il avait donc tendu le piège dans lequel devait tomber Mourad ; ses trahisons partielles n'avaient jamais eu d'autre but. Et c'est ainsi que, finalement, il avait trompé Mourad, sur le plan de l'attaque, et l'avait malignement incité à dégarnir sa capitale, pour envoyer ses troupes au loin, parer à une attaque totalement imaginaire. Et lorsque la bataille battit son plein, Mounir trouva Mokhtar en première ligne, plus nu et plus beau que n'importe lequel des autres garçons, dégoulinant de sueur et de sang, ivre de destruction, bataillant résolument du côté de l'Ordre. Il le trouva admirable, et il l'aima en cette minute ; alors, sur les ruines fumantes de Naruq, au milieu du carnage, il échangea avec ce tra"tre magnifique et féal un très long et très profond baiser sur la bouche. Bien plus tard, dans la première trêve qui suivit l'éclatante victoire de l'Ordre, Mounir prit Mokhtar à part, et le couvrit d'éloges pour sa conduite héroïque des derniers mois. Mais il voulut savoir pourquoi le garçon, au lieu de lui faire part de son plan et de ses intentions, l'avait laissé croire à sa trahison. << - D'une part, dit Mokhtar, il était nécessaire que vous ne connussiez pas mes intentions, pour que votre surprise fût sincère lorsque Mourad vous attaqua au marché aux esclaves, et à Penjava entre autres. Si vous vous étiez douté de quelque chose, il l'aurait senti, et ne m'aurait plus fait confiance. Il était nécessaire de vous trahir vraiment, de vous faire encourir quelque risque - mais je savais que votre force viendrait à bout de ces épreuves - cela afin que Mourad fût vraiment persuadé de ma trahison, et disposé à se laisser abuser, le jour où je le trahirais, lui ! Tel était mon projet, et si je vous en avais fait part, vous auriez été moins spontané, et les choses ne se seraient pas déroulées aussi bien. Ensuite, ne vous rappelez-vous pas une circonstance où, avec tout le respect que je vous dois, mon vénéré ma"tre, j'aurais eu des raisons de concevoir du dépit à votre égard ? >> Il lui rappela les cadeaux qu'il avait offerts aux autres garçons, et pas à lui. Mounir éclata alors de rire, et fit signe à un jeune serviteur, qui attendait non loin de là. Le jeune homme s'approcha aussitôt, tenant par la bride un superbe cheval de race, tout harnaché d'or et de pierreries. << - Tel était, dit Mounir, le présent que je voulais vous faire ; car en vérité, je vous estimais plus que les autres, et j'avais résolu de vous offrir ce pur-sang, qui vaut beaucoup plus à lui seul qu'un simple diamant ; mais j'attendais le moment propice, et puis, à l'époque où je fis ces présents à vos camarades, il était encore à l'entra"nement, près de Rubaz, dans les écuries d'un mien ami qui a les plus beaux chevaux du monde. Ainsi, voyez, je ne vous avais pas négligé, mon cher Mokhtar ! Je regrette que vous ayez pu croire cela. Mais au moins, cette méprise nous aura permis de jouer un bon tour à ce cher Mourad ! >> Mokhtar, en entendant cela, fut partagé entre le rire et l'émerveillement. Oui, il s'était bien trompé sur le compte de son ami, et lui aussi s'était mépris lourdement sur son compte ; mais finalement, cette double méprise n'avait eu que des conséquences heureuses pour l'Ordre. L'homme et le garçon, fous de joie, s'embrassèrent plus voluptueusement encore qu'au milieu de la bataille. Et, pris d'un violent désir l'un pour l'autre, ils laissèrent tomber leurs habits, se rapprochèrent, et firent sauvagement l'amour, sur le champ de bataille encore tiède. Cependant, lorsqu'ils eurent satisfait leur désir, Mokhtar et Mounir sentirent une présence amie et souriante à leurs côtés. Ils n'eurent pas de mal à deviner le nom de cette présence. Deux magnifiques yeux bleus, comme des fenêtres de ciel dans une belle figure de jais, noire comme la nuit, les observaient nonchalamment, et cette face souriait ; et le corps dont elle était le plus bel ornement était assis à côté d'eux, épiant leurs faits et gestes avec sérénité. À son sourire entendu, Mounir devina les pensées les plus secrètes de Kam l, et dit : << - Bien sûr, toi, tu savais tout cela depuis le début ? - Quoi, que Mokhtar ne vous trahirait jamais ? Qu'il préparait seulement un plan pour abuser Mourad ? - Et que Mokhtar s'était mépris sur mon compte, en croyant que j'avais oublié de récompenser sa fidélité à l'Ordre, comme j'avais récompensé celle des autres garçons. - Je le savais, bien sûr, dit Kam l sans cesser de sourire de son désarmant sourire. Je sais tout. Je suis parfait, je suis la Perfection venue d'Issicénulpar, du village des Anciens, au coeur du coeur de l'Afrique, ne l'oubliez pas ! >> Il avait dit cela très simplement, sans vanité, sans fausse modestie, sans émotion particulière, avec sa nonchalance habituelle et en clignant de ses yeux merveilleux. << - Et tu n'aurais rien dit à personne ! Reprirent en choeur Mounir et Mokhtar. - Bien sûr que non ! D'abord, je n'en avais pas le droit ; cela aurait faussé le cours de l'histoire. Et puis, il fallait bien que vous demeurassiez chacun dans votre méprise, le temps nécessaire pour que le plan de Mokhtar fonctionn t, et que Mourad fût abusé et Naruq libérée, n'est-ce pas ? Tout n'est-il pas pour le mieux ainsi ? Vous savez mieux que quiconque, seigneur Mounir, qu'un véritable initié sait toujours quand il doit parler et quand il doit se taire. C'est le premier pilier de l'initiation. - Bien sûr >> dit Mounir en souriant à son tour. Il comprenait Kam l, et approuvait ses paroles. Et il l'embrassa avec tendresse sur ses extraordinaires yeux bleus, qui avaient vu tant de choses. Telle fut l'heureuse conclusion de ce jour héroïque. 68. L'Ordre change de ma"tre Les jours qui suivirent la grande bataille furent particulièrement troubles. Bien que vaincue, Naruq résistait encore çà et là. De nombreux adolescents, dès les premières heures du chambardement, avaient spontanément rejoint l'Ordre ; ils ôtaient leurs habits, en signe de rébellion contre le sultan, le vizir, leurs parents et tout le reste, et d'adhésion aux principes et aux valeurs de l'Ordre ; et ils partaient combattre nus, avec Mounir, Mokhtar, Hamid et tous les autres. En fait, au bout de quelques heures, presque toute la jeunesse de Naruq était passée du côté de l'homme sombre. On les voyait défiler par grappes, dans les rues, les armes à la main, et faire l'amour ensemble au milieu des ruines. Beaucoup d'adultes en avaient fait autant. Mais ceux qui résistaient encore étaient les plus braves et les plus opini tres. Les familles étaient divisées. Il était malaisé de reconna"tre qui appartenait à quel camp ; les conversions s'opéraient parfois brusquement. Au final, il y avait eu beaucoup de destruction, mais peu de morts, ce qui était plutôt heureux. Le chaos régnait partout. Et la bataille continuait, avec des paroxysmes et des moments de répit. Le palais, surtout, avait tenu bon ; cette ville dans la ville était devenue le refuge des derniers braves qui tenaient tête à l'Ordre. Le sultan, maussade, résigné, s'était cantonné dans son sanctuaire, avec les quelques éphèbes qui lui étaient restés fidèles ; il trompait l'ennui en commerçant avec eux. Mais Mourad, lui, défiait héroïquement Mounir. Il était le ma"tre de la place ; il était entouré de quelques centaines de preux, parfaitement dévoués et prêts à mourir avec lui, qui étaient tout ce qui restait de l'ancienne garde. Au bout de quelques jours de siège, alors que toute la ville ou presque était partie en fumée, Mounir décida de donner l'assaut contre le palais. On fit un grand cercle autour de l'enceinte sacrée, sanctuaire de l'Autorité ; Mounir, superbe, lança une imprécation ; alors, par chacune des sept portes, des cohortes de garçons et de jeunes hommes flamboyants déboulèrent à travers les couloirs, les galeries voûtées, les grandes salles d'apparat, les cours et les jardins. Il renversèrent tout ce qu'ils trouvèrent sur leur chemin ; ils arrachèrent les beaux rideaux de soie, burent le vin de la victoire dans les coupes en or, se vautrèrent en copulant dans les divans sertis de pierreries. Ils grimpèrent aux arbres et mangèrent tous les fruits. Ils libérèrent les garçons du sanctuaire, qui se joignirent à eux.Tout le palais flamba. Pendant des jours, ce fut une grande fête, une orgie de destruction créatrice. Cependant, Mourad, confiné dans l'aile nord avec ses derniers fidèles, livrait encore une résistance tenace. Les preux n'étaient plus que quelques dizaines, mais ils tenaient bon. Ils représentaient à eux seuls l'ordre, la loi, la morale ; ils n'allaient pas fléchir. Ils étaient presque beaux, dans leur refus héroïque d'accepter l'inévitable, c'est-à-dire le triomphe de l'Ordre. Taqiedd"ne, l' me damnée de Mourad, revenu à Naruq avec ses troupes, mais trop tard, beaucoup trop tard, avait été tué, et l'on avait promené sa tête au bout d'une pique dans les rues de Naruq ; ce dont Mourad avait été secrètement soulagé, car au fond de lui-même, il n'aimait pas cet homme froid et cynique, qui commençait à lui faire de l'ombre. Mourad était seul, dans ce qui lui tenait désormais lieu d'appartements, avec le beau Soheïb ; Soheïb, ce garçon lumineux, qui représentait tous ses espoirs ; espoirs de faire à nouveau régner l'ordre, le bien, la vérité. Mais on sait que Soheïb avait été contaminé par l'Ordre et son esprit de rébellion. Malgré tout l'amour qu'il portait encore à Mourad, et le désir qu'il avait de ne point le décevoir, son coeur penchait vers l'Ordre. Il aurait aimé rejoindre ces garçons exaltés qui faisaient la fête au dehors ; il aurait aimé que son ami l'accompagn t, quitt t son poste et sa posture de champion de la Vérité, pour savourer ensemble le nectar de la Liberté. Il aurait surtout aimé pourvoir l'aimer, et être aimé de lui sans limites, comme aimaient les gens de l'Ordre. Mourad, de son côté, était las, bien las. Il n'en pouvait plus de lutter seul, de plus en plus seul face à l'implacable. Il en venait presque à douter ; à penser que, puisque le triomphe de l'Ordre était inéluctable, son combat n'avait plus de sens. Il avait parfois furieusement envie de tout jeter aux orties - les valeurs, les principes et le reste, tout ce en quoi il avait toujours cru. Mais aussitôt, il se ressaisissait, se reprochait ces pensées indignes, retrouvait sa fierté : il ne fallait surtout pas se laisser gagner par le doute et le découragement, car c'était là, précisément, ce que l'ennemi attendait. Non, il ne lui offrirait pas cette victoire facile ; il vendrait chèrement son honneur et sa peau. Il tiendrait jusqu'au bout, dût-il demeurer le dernier. S'il n'en restait qu'un, il serait celui-là. Et pourtant, il était las. Et puis, il y avait ce garçon, Soheïb, qui le subjuguait ; sa beauté, sa jeunesse, sa vitalité ; tout cela lui donnait d'étranges idées, parlait à son être intime et à son instinct un langage qui n'avait rien à voir avec celui de la chaste et pure Vérité. Ah ! Les garçons... Comme il comprenait Mounir, au fond ; et si cela eût été permis, que n'aurait-il pas accompli, lui aussi ; non. Son être se raidissait à ces pensées horribles. Il ne fallait pas qu'il s'abandonne aux suggestions du Tentateur ; pas lui ! Il était Mourad, le prince Mourad, le champion du Bien et de la Vérité ! Et pourtant... il se sentait si seul, si abandonné ; quérir un peu de réconfort auprès de ce garçon si pur, qu'il aimait de tout son chaste coeur, après tout, ce n'était pas un péché ; il eut soudain une envie folle d'attirer Soheïb à lui, contre lui, contre son coeur, de le sentir tout près de lui ; ce qu'il fit. Le garçon se méprit-il sur l'intention de Mourad ? A-t-il cru que celui-ci, enfin, basculait du mauvais côté, c'est-à-dire du bon, selon son coeur ? Soudain le jeune vizir regretta son geste ; il eut envie de redire à Soheïb combien le droit chemin était plus beau que les voies d'égarement, la chasteté désirable, et que le Bien était le Bien, le Mal le Mal, etc. Il ouvrit la bouche pour parler ; mais le garçon ne lui en laissa pas le temps ; sur ses lèvres entrouvertes, il posa ses lèvres brûlantes ; et il plongea sa langue tout au fond de sa bouche. Cette fois, Mourad bascula ; en un instant, tout fut consommé. Le Bien, le Mal, le Péché... tout s'effondra, tout vola en éclats ; les idoles outragées délaissèrent la Kaaba de l'Amour ; il ne resta plus que le garçon, la beauté du garçon, le goût et l'odeur du garçon, sa passion pour le garçon. Rien d'autre ; rien ne demeura plus que lui, Soheïb, immense, superbe, divin, Soheïb l'aimé, Soheïb l'adoré, et sa volonté de ne plus faire qu'un avec lui, à jamais. Il ôta ses habits avec fougue, tandis que le garçon ôtait les siens. Tout à coup, il apparut, lui, Mourad, lui, l'Homme, dans toute sa splendeur, tel que le garçon avait toujours rêvé de le contempler ; ses cheveux noirs comme l'ébène ; ses yeux verts, ardents et profonds ; une légère toison noire également, fine et bouclée, sur son torse large et musclé ; tout son corps, son beau corps de dix-huit ans - car il continuait de rajeunir à mesure que l'enseignement du grave Khidr s'effaçait de sa conscience submergée par le désir -, son corps vigoureux, plein de santé ; et son dard énorme, magnifique, encore chaste mais prêt à prendre du service ; tout cela apparut à Soheïb, plus beau, plus désirable encore qu'il ne l'avait rêvé, épiphanie de la Virilité. C'est bien Mourad qui, en ce moment, était l'Homme. Et le garçon adora cette vision ; il lui passa les bras autour de la taille, et commença à l'embrasser partout, fiévreusement ; on eût dit que sa bouche allait dévorer l'Ami, le compagnon désiré. Ils roulèrent sur le côté, tendrement enlacés ; Mourad baisa la gorge d'alb tre de Soheïb qui riait ; puis il le plaqua sur le dos, se plaça entre ses longues cuisses blanches, immaculées, ouvertes comme un livre, et il le prit, rageusement, fougueusement, amoureusement. Soheïb poussa un soupir de satisfaction, et appuya de toutes ses forces sur le dos musclé du jeune prince, pour l'inviter à entrer plus profondément en lui. Ainsi unis, ils se consumèrent ensemble, consommèrent une passion si longtemps réprimée ; ils se donnèrent l'un à l'autre, ils jouirent à fond l'un de l'autre. Enfin, quand ils furent rassasiés, ils reposèrent longtemps côte à côte, brisés, haletants, le corps en feu ; ils souriaient ; ils parlèrent de choses et d'autres, tinrent des propos décousus. Mourad s'attendait vaguement à des remords, à des regrets pour son innocence perdue et celle du garçon ; il fut surpris de constater qu'il n'en était rien. Il ne regrettait pas ce qu'il avait fait. Il se sentait soulagé d'un immense fardeau. Il était heureux, simplement heureux. Il se sentait aussi plus jeune qu'avant, de plus en plus jeune. Il se regarda dans un grand miroir ovale, où l'on pouvait se voir en pieds ; il constata que ce n'était pas qu'une impression. Il paraissait vraiment plus jeune qu'avant ; il n'avait plus l'allure d'un jeune homme de vingt-cinq ans, mais celle d'un garçon de dix-sept ou dix-huit ans ; comme si les années passées dans le désert commençaient à s'effacer, à redevenir des jours. Il rentrait dans la vraie vie, qu'il avait quittée à l' ge de quinze ans. Il se souvint que quinze ans était son ge véritable, l' ge qu'il aurait dû avoir quand il était entré dans sa guerre contre l'Ordre. Depuis ce jour-là, il n'avait pas vraiment vécu, il avait renié la vie ; mais la vie l'avait rattrapé. Il pensa à Mounir ; et il constata qu'il le haïssait toujours, qu'il le haïssait plus que jamais. Aimer les garçons, pourquoi pas ? Puisque tel était son destin, il les aimerait ; mais se donner à l'Ordre, jamais ! L'Ordre était le Mal, l'Ordre était son ennemi. En un éclair, tout son courage afflua dans sa poitrine ; il se leva, s'habilla, et alla voir au dehors. Il aperçut Mounir, seul, à l'autre bout de la cour du pavillon, qui conversait avec des garçons penchés à une fenêtre. Il ne put s'empêcher de remarquer, malgré sa haine, que c'était un bel homme ; il avait le port altier, la démarche fière, le sourire enjôleur et les cheveux très blonds, ainsi que la barbe, courte, qui semblait au soleil une crinière de feu. À son corps défendant, il le comprenait ; il le détestait, mais le comprenait. Il admirait son courage. Il lui faisait penser à cet Amir Saddam, qu'il avait aimé jadis ; il luttait contre ce rapprochement, qui s'imposait à lui malgré tout. De vieux démons, qu'il croyait vaincus à jamais - péché d'orgueil ! - se réveillaient en lui. Il se souvint de l'avertissement d'al-Khidr, jadis, et de son étrange sourire ; sans doute savait-il que sa prédiction se réaliserait un jour, et lui ne l'avait pas écouté. Il se maudissait de n'être pas resté dans le désert - et puis non, tout compte fait, il ne regrettait rien ; il n'en avait déjà plus la force. Il n'avait plus rien à voir avec l'homme qu'il avait été ; une nouvelle jeunesse s'offrait à lui. Il se prit les pieds dans les pans de son habit, devenu trop grand pour lui ; il constata avec dépit que sa taille avait diminué ; il passa sa main sur son visage ; sa peau était devenue plus douce, comme du satin, le crin rêche de la barbe avait disparu. Une nouvelle jeunesse. Malédiction ! Il se sentait vraiment redevenir l'adolescent amoureux qu'il avait renié. Il se retourna, le coeur serré, se regarda une dernière fois dans une des glaces du palais ; quel ge pouvait-il avoir désormais ? Non plus dix-sept, mais quatorze ou quinze ans tout au plus ; et il était très beau. L'enseignement du pieux Khidr était vraiment très loin, la jouissance qu'il avait ressentie en se mêlant au jeune et beau Soheïb était encore tout près, trop près, elle le brûlait. Dans un dernier sursaut de haine, il jeta son abaya trop ample, prit son arc, et la flèche du sorcier, la fameuse flèche magique, qui ne manquait jamais sa cible, à condition qu'on eût le coeur pur. Mourad était sûr de son coeur. Un peu trop sûr peut-être. Il tira. La flèche partit en sifflant. Mounir se retourna, et vit avec stupéfaction le projectile qui arriva vers lui, freina, sembla hésiter un moment, puis obliqua vers la droite. La flèche contourna Mounir, et revint vers Mourad, que l'étonnement clouait sur place. Elle fonça droit vers lui ; mais avant d'atteindre sa cible, elle vira de bord, comme elle l'avait fait un instant avant devant le ma"tre de l'Ordre. Elle évita Mourad comme elle avait évité Mounir, revint vers ce dernier, et recommença le même manège. C'était clair, la flèche n'arrivait pas à se décider entre les deux. Qui avait le coeur le plus sombre ? Ou le plus clair ? Désormais, c'était difficile à déterminer. Les deux beaux-frères étaient devenus frères ennemis. Ennemis, mais frères tout de même. La flèche, maintenant, tournait autour des deux hommes, comme un satellite menaçant. Aucun des deux n'osait bouger, de peur de devenir la cible du redoutable projectile. Cette situation était vraiment curieuse. Mounir et Mourad se regardaient comme ils ne s'étaient jamais regardés. Et les jeunes garçons avec lesquels Mounir, l'instant d'avant, discutait, les regardaient avec effarement. L'homme sombre, maintenant, dévorait du regard cet adolescent gracieux qui avait été son plus farouche adversaire. Il était vraiment très beau, avec la haine qui enflammait son regard. Mounir pensait que cette haine ne tarderait pas à se changer en amour, si la flèche leur en laissait le temps. Derrière Mourad, à bonne distance pour ne pas risquer de rencontrer la trajectoire de la flèche, se tenait Soheïb, qui couvait son amant d'un regard inquiet. Dans ce regard, Mounir, pour qui le coeur des garçons avait peu de secrets, devina beaucoup de choses ; il devina d'autant mieux que Mourad, ayant compris ce que Mounir regardait, baissa les yeux et rougit. Il était encore plus charmant, avec ses joues d'éphèbe roses d'embarras. Mounir sourit. Il avait compris ce qui s'était passé ; il avait reconstitué mentalement toute la scène, et cela lui plut. Cependant, la flèche décrivait autour des deux hommes des cercles de plus en plus serrés. Ils étaient obligés de se rapprocher l'un de l'autre pour ne pas devenir la cible. À mesure qu'ils se rapprochaient, Mounir distinguait mieux Mourad. Il le contemplait. Il le cernait. Dans l'odieux adversaire de la veille, il voyait maintenant un familier, un comparse ; dans le fougueux défenseur de la morale et du droit, un homme, un jeune homme désarmé, comme lui, face à la beauté. L'amour de Soheïb avait rayé d'un trait ses années de piété et de moralité, le séjour dans le désert, tout le temps et les efforts déployés à lutter contre l'Ordre et les valeurs qu'il représentait. Un tout jeune homme, presque un enfant ; encore très beau, avec ses boucles noires qui encadraient son front p le. Mounir était tout proche de lui, il sentait sur son visage l'effluve de son haleine pure. Le désir fou de le posséder le prit. Ils n'étaient plus, maintenant, qu'à un cheveu l'un de l'autre. Mounir sentait le magnétisme viril de ce jeune corps moins chaste qu'il ne le croyait s'exercer sur lui. << C'est bien, Mourad, pensait-il ; il faut parfois revenir en arrière pour avancer ; tu commences à comprendre ; tu conna"tras bientôt la puissance de l'Ordre ; oublie al-Khidr, oublie le Bien et la Sagesse, souviens-toi de Soheïb, laisse-toi aller ; redeviens enfant, redeviens l'enfant que tu es, que je puisse enfin t'aimer >>. La flèche tournait toujours autour d'eux, de plus en plus vite. Soudain, en un éclair, Mounir leva la main, attrapa le projectile au vol et le brisa net. En même temps, il posa ses lèvres sur celles de Mourad, et l'embrassa fougueusement. Mourad ne pensa pas à résister. Contre qui ou contre quoi résister désormais ? Il avait perdu, définitivement perdu, et c'était aussi bien ainsi. Comme dans un songe, il suivit Mounir à l'intérieur du pavillon. Il subissait l'influence de cette virilité supérieure. Mounir lui fit boire du vin, puis il lui glissa sa pipe à opium dans la bouche, et Mourad fuma. L'esprit du papaver pénétra en lui ; il se sentit soudain léger, très léger. Il n'était plus qu'un enfant de dix ans entre les mains de Mounir ; il eut à son tour envie d'être possédé, comme il avait possédé. Il se ramentevait toujours plus fort Amir Saddam ; que ne l'avait-il, autrefois, emmené loin d'Adebgir, au lieu de se détourner de lui, soumis à des lois imbéciles ! Sa remembrance se mêlait à l'image conquérante de Mounir. Les deux hommes ne faisaient plus qu'un ; et lui, il était redevenu le jeune garçon de jadis, épris des deux à la fois. Al-Khidr n'était plus ; la sagesse et la science n'étaient plus, sa vaine piété, sa crainte de la vie, la haute vertu dont il tirait orgueil, tout cela n'était plus même l'ombre d'un souvenir, il revivait dans la consomption d'un désir plus grand que l'univers. Il allait enfin terminer, avec Mounir, ce qu'il avait commencé jadis avec Amir. Son corps brûlait d'appartenir à celui qu'il avait toujours combattu. Et les deux adversaires acharnés, les deux frères ennemis, oubliant leur inimitié, ne firent plus qu'une seule me, qu'une seule chair, ne furent plus que deux amants. Les Ténèbres possédèrent la Lumière, et la Lumière posséda les Ténèbres. Désormais, la distance ontologique entre les deux principes fut abolie ; la différence demeura, mais l'opposition fut levée. << - Pardon, pardon mon ma"tre, dit Mourad quand ils furent revenus à eux. Je t'avais mal jugé. Mais tu m'as libéré de moi-même ; je sais maintenant où est le Bien : il est partout, mais surtout en toi. Ténèbres plus que lumineuses, vous êtes l'Aurore véritable. Je marcherai droit désormais ; je t'appartiens, ô Mounir, ô porteur de lumière, et j'appartiens à l'Ordre. - Non, Mourad, mon frère ; tu n'appartiens pas à l'Ordre. C'est l'Ordre qui t'appartient désormais. Car je dois céder ma place ; et tu es bien le plus digne de me remplacer, toi qui m'as combattu avec vaillance, toi qui as failli plus d'une fois me battre, et qui, ayant finalement reconnu son erreur, est venu à moi repentant et soumis. Oui, mon beau-frère, toi seul est digne d'être après moi le ma"tre de l'Ordre. - Mais, mon cher Mounir, ce que tu dis est impossible. Tu ne peux pas partir ; tu ne peux pas nous quitter, toi, l'Homme, notre ma"tre à tous. Le monde a besoin de toi ; nous avons besoin de toi ; j'ai besoin de toi ! - Mourad, tu ne comprends pas. Je serai toujours parmi vous, je ne partirai pas loin. Mais je dois céder ma place ; il le faut, c'est ainsi. Il y a à cela des raisons qui nous dépassent, toi et moi. - Et quelles sont ces raisons ? Peut-on les conna"tre ? - Tu le peux. Elles tiennent à mon histoire, dont tu ne connais pas encore tous les détails. - Raconte-les moi, alors. - Mais certainement. Tu te souviens, quand mon père, le sultan, m'a chassé, suite à une prédiction de son astrologue d'après laquelle je tournerais mal, et porterais le malheur et la destruction dans la maison de mes pères ? - Je m'en souviens fort bien ; tu es parti en jurant de revenir te venger, ce que tu as fait. - Oui. Tu te souviens aussi que cet astrologue maudit, ce sorcier impudent, avait essayé de me séduire, et que sa prédiction n'était qu'une vengeance à mon refus ; tu te souviens qu'à dix-huit ans, je me vengeai à mon tour, et je l'occis, débarrassant le monde d'un bien grand fléau. - Je l'ai su en effet. - Mais ce que tu ne sais pas, ce que personne encore ne sait à part moi, c'est qu'avant de mourir, ce chien de l'Enfer a eu le temps de me jeter un sort ; c'est ce sort qui a fait de moi l'amant de tous les garçons, et l'esclave de leur beauté. À cause de lui, j'ai été forcé de vivre dans l'ombre, en marge de la société, de gagner ma vie à la pointe de mon sabre, et de posséder tous les garçons que je rencontrais. Je ne pouvais vivre qu'ainsi ; dès que j'essayais de changer, de mener une vie simple et modeste, des tourments atroces s'emparaient de mon me, à cause du sort qu'on m'avait jeté. Je voyais des choses horribles, des flammes où dansaient des faces infernales qui me poursuivaient ; elles ne disparaissaient que lorsque je reprenais la vie qui te poussait à me combattre. Je ne pouvais être délivré de ce sort qu'après avoir séduit et possédé mille et un garçons - mille garçons plus un garçon. Et encore ; je ne pouvais me plaindre ni en parler à personne, car alors il serait devenu éternel. - Par exemple ! - Oui, mais je ne regrette rien ; je me suis bien amusé. J'ai accompli mon destin. J'ai compris qu'il y avait, dans ce sort démoniaque, une sagesse divine cachée ; il m'a permis de découvrir des vérités profondément occultées, et j'ai apporté de la joie à tous ces jeunes qui s'ennuyaient. Mais maintenant, c'est terminé. J'ai séduit tous les garçons que je pouvais ; avant toi, j'en avais eu mille exactement. Tu fus le mille et unième. - De sorte qu'à présent... - À présent, je suis las ; et le sort n'agit plus sur moi. Je veux me retirer, mener une autre vie. Tu sais que depuis toujours, j'aime passionnément Fatima, ta noble soeur. Quand je l'ai épousée, tu m'as haï, car tu croyais qu'étant maudit, je la souillerais. Maintenant, tu connais la vérité. Je veux vivre pieusement, avec la femme que j'aime. Mais je ne veux pas que l'oeuvre de l'Ordre soit détruite. L'Ordre est foncièrement lumineux, tu sais ; le monde a besoin de lui, comme il a besoin de rêve, de folie, d'opium. Comme il a besoin de garçons. Et les garçons ont besoin de l'Ordre ; ils ont besoin d'hommes qui les aiment et qui leur apprennent à aimer. C'est ce que j'ai appris au cours de ces années. Toi, tu as vocation à aimer les garçons. Tu es jeune, tu es beau, fort, courageux, intelligent. Dirige l'Ordre, Mourad ! Dirige l'Ordre et Naruq en même temps ! N'oublie pas ; je suis, après tout, le fils du sultan, l'héritier naturel du trône. Aujourd'hui, j'ai déposé mon père ; il est trop vieux, trop las pour régner, et j'aspire moi-même à une vie plus calme. Mais cette autorité que je possède, je puis te la confier. Un destin exceptionnel s'ouvre à toi ; une ère nouvelle commence pour Naruq. Fais de cet État l'État de l'Ordre. Désormais, finie la clandestinité ; le bon temps où l'Ordre était persécuté, traqué, n'est plus, ne le regrettons pas. Pensons à l'avenir. L'avenir, c'est nous. La loi, le droit, l'autorité, c'est nous aussi. Que nos principes règnent sans partage ! Que l'amour - l'amour des garçons -, le plaisir, la liberté, deviennent des maximes d'État ! Ce sera beau ; et c'est à toi, Mourad, que reviendra l'honneur d'avoir mis cela en oeuvre. - Eh bien ! Si c'est ainsi, j'accepte l'honneur qui m'est fait. Mais je veux, Mounir, que nous restions amis. Pars, retire-toi, renonce à l'autorité, c'est ton droit ; mais ne t'éloigne pas. Tu as des amis qui t'aiment et qui ont besoin de toi. Reste, pour me guider et me conseiller. De temps en temps, nous jouerons aux échecs, et nous évoquerons en riant les bons souvenirs du temps où nous étions les pires ennemis de la terre ! - Qu'il en soit ainsi, mon cher Mourad ; vive l'Ordre nouveau ! Vive toi ! Que ton règne soit long et prospère, et que Dieu veille sur nos amours ! >> En disant cela, Mounir frappa amicalement l'épaule de Mourad, qui s'aperçut avec satisfaction qu'il était redevenu un homme. Il avait recouvré sa haute taille et son allure virile ; car maintenant, il pouvait enfin vivre comme un homme, assumant ses désirs, ses passions, un homme libre. Ce que lui avait enseigné al-Khidr, dans le désert, lui était revenu, mais transcendé par une signification nouvelle, plus élevée, qui lui avait échappé autrefois ; il comprit que, comme Moïse autrefois lorsqu'il rencontra lui-même al-Khidr, il avait dû revenir en arrière, rajeunir, se mêler à Soheïb, puis à Mounir, au garçon et à l'homme, assumer enfin ses désirs, tous ses désirs, pour que le vrai sens de la science sacrée et de la sagesse qu'il avait accumulées se révél t à lui. Il était enfin devenu un homme complet. Il jeta encore sur Mounir un regard reconnaissant. Puis, ils se séparèrent ; Mounir alla retrouver Fatima, et Mourad alla retrouver Soheïb. Chacun vogua vers ses amours, vers son destin. Leur amitié, scellée dans leur chair, ne connut jamais d'éclipse. Jusqu'à la fin de ses jours, Mourad fut un ma"tre de l'Ordre aimé et respecté, dont la gloire illumina l'univers. Mounir arrêta-t-il vraiment de fréquenter les garçons ? On ne saurait catégoriquement l'affirmer ; les bonnes habitudes sont parfois dures à perdre... ce qui est certain, c'est qu'il mena une vie calme et méditative ; il aima la belle Fatima, et eut d'elle beaucoup de garçons très beaux, dont Mourad fut l'éducateur et sans doute beaucoup plus. Mais on dit que par ailleurs, quand les faveurs d'un bel éphèbe s'offraient à lui, il ne disait jamais non ; comment pourrait-il en aller autrement ? Celui qui a aimé les garçons y revient toujours. Mais désormais, il n'était plus l'esclave de cet amour, il en était le ma"tre ; il ne faisait plus d'ombre à l'amour qu'il portait à Fatima, la Femme éternelle. Et celle-ci n'était plus jalouse, n'ayant plus de raison de l'être. Mounir, enfin, se partageait équitablement entre elle et les garçons qui avaient besoin de lui, et vivait dans la quiétude, la sérénité, à proximité de ses amis, écoutant et conseillant ceux qui étaient dans la vie active. Voilà ce qu'on raconte. On raconte tellement de choses à leur sujet... ce qui est certain, c'est qu'ils vécurent heureux ; leur bonheur fut à la mesure de leur vertu. Et, entre nous, ils l'avaient bien mérité. 69. Le mille et unième garçon Cette histoire est maintenant terminée ; la grande histoire de Mounir, de Mourad et de l'Ordre, tragique, épique, sublime. C'est le millième garçon, un joli petit brun aux yeux noisette et au regard intelligent, qui a apporté la conclusion à l'aurore, après s'être donné au calife toute la nuit. Mille garçons ; mille garçons de toutes les couleurs, de tous les horizons et de tous types de beauté, mais tous plus beaux les uns que les autres, se sont succédé dans la couche du monarque, et dans son coeur royal ; ils ont exploré ensemble toutes les facettes du plus noble amour, qui n'a plus de secret pour eux maintenant. Et jour après jour, ou plutôt nuit après nuit, ils ont composé cette histoire extraordinaire, qui, par la puissance de Djinno-le-djinn, se réalisait au fur et à mesure. Ainsi, aux plaisirs de la chair, succédaient celui de l'esprit, car cette histoire était une grande fête de l'esprit. L'esprit dont Dieu avait comblé ces garçons, choisis avec soin par le vizir Abdussamad et ses hommes de confiance. Le calife était satisfait, et en même temps ne l'était pas. Il avait écouté toute l'histoire avec beaucoup d'attention ; il avait joui à fond de tous ces garçons, de leur corps et de leur esprit ; mais quelque chose lui manquait encore. Non, l'histoire n'était pas tout à fait terminée ; celle du calife ne l'était point. Il repensait à ce magnifique garçon qu'il avait entrevu un jour dans les rues de sa ville, et qui était à l'origine de toute cette histoire. Comme il était beau ! Certes, il avait connu depuis de très beaux garçons ; mais celui-là était spécial ; il le fascinait. Car c'était le premier qu'il avait aperçu, et il lui avait ravi son coeur. Il aurait aimé le revoir, rien qu'une fois. Avec dépit, le vizir Abdussamad vit que son plan avait échoué ; il n'avait pas réussi, avec ses mille garçons, à chasser de l'esprit de son ma"tre la charmante vision qui avait bouleversé son me, un jour, dans le marché. Il voyait bien que le calife était toujours rongé par la même obsession. Alors, il soupira, et glissa un ordre à l'oreille d'un serviteur. Quelques instants plus tard, entrait dans la pièce un magnifique garçon d'environ quatorze ans, aux cheveux d'or, aux yeux turquoise, à la peau ambrée ; il avait un somptueux habit de brocard dont la coupe élégante soulignait sa taille effilée, le port altier d'un jeune aristocrate et le regard de braise de l'éromène qui cherche son éraste ; un garçon taillé pour l'amour, que tout homme normalement constitué eût rêvé de posséder. Dans un ravissement extatique, le calife reconnut ce garçon qu'il avait un jour aperçu au souk, alors qu'il n'était guère gé de plus de onze ans. Déjà, à cette époque, il lui avait paru la plus belle des merveilles que ses yeux eussent contemplé ; mais à présent, il avait en face de lui la Beauté même. Toute la beauté du monde, faite garçon, et soumise à ses désirs, offerte, prête à être possédée. Le calife n'en croyait pas ses yeux ; son noble coeur battait à tout rompre. << - Mais, dit-il, mon bon Abdussamad ! Ne me diras-tu pas, enfin, quel est ce garçon mystérieux? - Seigneur, c'est mon fils. - Ton fils ? Impénétrable serviteur de l'Impénétrable, tu cachais bien ton jeu. J'ignorais que tu eusses un fils, et un fils aussi beau ! - Pardonnez-moi de l'avoir caché à votre majesté ; c'est bien mon fils, mon fils unique, la chair de ma chair, mon espérance et ma fierté. Il s'appelle Ibrahim, et il vous est entièrement dévoué. J'ai voulu, jusqu'à présent, le protéger du désir des hommes, afin de le garder pur. Mais je vois bien que c'est inutile. Ce garçon est trop désirable pour que je puisse le soustraire à la convoitise des hommes. J'ai essayé, gr ce au stratagème des mille garçons, de satisfaire vos désirs tout en préservant ma descendance. Mais puisque c'est Ibrahim que vous désirez, qu'Ibrahim soit à vous. Il est vain de comploter contre la destinée. Puisse du moins cette offrande assurer le bien de l'État ! - Mon bon Abdussamad, je comprends ton dépit ; mais que ton me fière se rassure ; je ne souillerai pas ta descendance. Je l'aimerai dignement, et je le posséderai comme j'ai possédé tous les autres, avec amour, miséricorde, respect pour ces êtres de lumière que sont les jeunes garçons. J'aurai soin de lui donner du plaisir et de lui éviter tout ce qui pourrait lui causer de la peine. Et nous nous unirons, en tout bien tout honneur. Car il n'y a rien de déshonorant, pour un garçon pur, à être aimé par un homme pur. Il faut que tu le saches, Abdussamad ; j'ai beaucoup appris en faisant l'amour avec tous ces garçons, et en écoutant leur histoire. Je suis convaincu aujourd'hui que la pédérastie n'est pas un mal, qu'elle est même le Bien suprême. Les Grecs, dont nous louons la profonde sagesse, l'avaient bien compris, et nos propres poètes, à nous, Arabes et Perses, également. Le Prophète lui-même a vu son Seigneur sous la forme d'un jeune garçon, n'est-ce pas là un signe évident ? Je me réjouis d'avance d'aimer et d'être aimé par le fils d'un homme aussi noble que toi. Tu es intelligent ; et je voudrais que tu réfléchisses, et que tu partages mon point de vue. - Seigneur, vos désirs sont des ordres. Puisque vous voulez que je sois convaincu, je le suis. D'ailleurs, j'ai toujours pensé au fond de moi que l'amour des garçons n'était pas un mal ; mais j'ai voulu, père trop scrupuleux, préserver mon seul fils de ce qui n'était peut-être pas un bien. Cependant, je me range à votre avis, et je crois aujourd'hui qu'être aimé de votre Grandeur est ce qui peut arriver de mieux à cet enfant. S'il doit aimer un homme, j'aime autant que ce soit vous, qui êtes le premier et le meilleur de tous dans notre époque. Prenez bien soin de lui ; et que Dieu vous ait en Sa sainte garde, et bénisse vos amours. - Allons, tu as sagement parlé. Tu es un bon serviteur, et tu auras ta récompense. Tu étais déjà bien haut dans ma faveur ; désormais, tout ce que tu désires, tu n'auras qu'à me le demander, je te l'accorderai sur le champ ; car rien n'est trop beau pour le père d'Ibrahim ! - Je ne désire rien que je n'aie déjà, sauf l'honneur de vous servir jusqu'à la mort. Puissiez-vous enfin être heureux et rendre mon enfant heureux ; car je crois que lui aussi vous désire ardemment. Ne le faites donc pas attendre inutilement ! Et permettez-moi de me retirer dans mon oratoire ; je voudrais, par des invocations au grand Dieu qui a permis toute cette histoire, conclure dans la beauté cette oeuvre de beauté, de sainteté et de grandeur. Afin que les générations futures, émues, redisent haut et fort cette parole de vie et d'éveil. - À merveille ! Mon cher Abdussamad, que tes voeux soient exaucés ! Je vais maintenant me retirer avec Ibrahim, le Bien-aimé, l'élu. Retire-toi de ton côté ; nous nous reverrons plus tard. Que Dieu nous bénisse ! Lui qui est tout amour, miséricorde et compassion. C'est Lui qui a inspiré chaque ligne de ce Poème, et ce que je vais faire maintenant avec ton fils, c'est Lui aussi qui me l'inspirera ; car Il est tout, Il fait tout et Il sait tout. C'est Lui qui S'aime en nous, qui Se donne à Lui-même, toujours, partout et à jamais. Nous sommes Sa parole ; et Sa parole est grande. Gloire à nous ! Gloire à Lui ! Gloire à toi, Ibrahim, et Gloire à ce poème, en lequel Dieu a versé toute la beauté du monde ! Que Son nom soit sanctifié dans l'Éternité des éternités ! - Ainsi soit-il. >> Ainsi finit cette histoire ; ainsi s'achève ce poème. Moi, la voix qui n'appartient à personne, je vais me taire pour l'éternité ; je vais retourner au Silence, dont je procède. J'ai accompli une grande oeuvre, si vous pouviez savoir ! Pourtant, je ne suis qu'une voix, parmi tant d'autres voix. Mais j'ai bien du mérite ; j'ai érigé, à la gloire du Garçon, un monument immortel. Les siècles passeront ; les hommes, tristes, butés, stupides, défileront. Peu d'entre eux laisseront quelque chose derrière eux, mais ma parole restera. Car Dieu a parlé à travers moi. Je demande pardon aux grands poètes, dont j'ai éclipsé la gloire à jamais ; c'est cruel, mais il le fallait. Ainsi seulement, mon oeuvre accomplie, je pourrai jouir de la paix, la grande paix du Non-Être, auquel l'Être doit faire retour, car il est tension vers le Non-Être. La conclusion de tout ceci, car il y en a une, c'est que tout est réellement un, et c'est que tout est réellement Lui ; mais l'Un vrai ne s'oppose pas au Multiple, il le subsume et le fonde, et l'Identité vraie ne s'oppose pas à l'Altérité : elles reposent l'une sur l'autre, c'est la vraie signification du Tawh"d. La Multiplicité est réelle, et sa Réalité est l'Un, il faut saisir cela au vol, comme Mounir a saisi la flèche du sorcier, qui tournoyait sans cesse entre les deux principes apparemment inconciliables. Le tout, ce n'est que Dieu qui a voulu Se multiplier et Se diviser Lui-même à l'infini, du seul fait qu'Il en avait le pouvoir, afin de vivre avec Lui-même de passionnantes aventures, et de jouir de Lui-même à travers ceux qui jouissent, et de souffrir à travers ceux qui souffrent. Toute cette histoire en est la preuve. Il a voulu être à la fois le saint et le pécheur, le juge et le criminel, la victime et le sacrificateur, le poids et la balance, pour que Son nom fût exalté, et être le témoin ébahi de Sa propre abondance d'être. Et celui qui, comme Mounir, a saisi l'unité cachée derrière cette multiplicité, celui qui est devenu cette unité et cette multiplicité, a réellement gagné : il s'est réalisé.